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Au-delà du burn out

Charlotte Lemaire – Février 2024

« Un nouveau mot est toujours une bénédiction pour croire éviter les redites. »
Paul-Laurent Assoun

Edvard Munch, Le cri, 1893-1910, ©Munchmuseet, Oslo

Résumé

Saisir les enjeux psychiques de ce que recouvre un burn out nécessite de passer outre les stéréotypes et autres conceptions populaires, pour voir tout ce qu’il n’est pas, à commencer par un seul syndrome d’épuisement professionnel. Pas plus que la cause directe d’une quantité trop importante de travail, ou d’un seul souci de performance et de productivité, un burn out n’est pas provoqué uniquement par les demandes incessantes et surréalistes d’un ou plusieurs supérieurs hiérarchiques. Il s’agit ici de démontrer que le burn out, au-delà de ce qu’il désigne vaguement, est avant tout un effondrement dépressif pressenti par la réactualisation d’un lien spécifique et non élaboré.

Plan :

Introduction

  1. Le mot n’est pas la chose
    1. L’effondrement dépression
    2. La thèse du burn out : un agrippement au manifeste
  2. Enjeux narcissiques
    1. Causes manifestes du burn out
    2. Illusion de toute-puissance et registre narcissique
  3. Au-delà du burn out
    1. Répétition et type de choix d’objet
    2. L’échec de la mission

    Conclusion

Introduction

Le burn out, énième anglicisme communément admis, fait parler de lui. À contresens, certes, de l’esprit d’immédiateté et d’hyper-productivité actuel, il ne s’agira pas ici de proposer de solutions pour l’éviter, ni de conseils pour passer à autre chose – énième expression aussi courante qu’illusoire. Peut-être serait-il pertinent, sinon moins dommageable, d’interroger ce que recouvre un burn out, à commencer par l’identification de ce qu’il n’est pas. En effet, la méthode psychanalytique consistant en une investigation de ce qui ne se dit et ne se voit pas, nul n’est surpris lorsque la clinique vient démontrer qu’un burn out ne se résume pas au seul « syndrome d’épuisement professionnel » que désigne sommairement le concept.

I. Le mot n’est pas la chose

1. L’effondrement dépressif

L’on parle aujourd’hui de burn out pour désigner un état d’épuisement physique et psychique, provoqué par une charge excessive de travail. La clinique démontre que pendant une période plus ou moins longue, le sujet investit presque exclusivement ses tâches professionnelles, au détriment du moi, le tout sur fond d’anxiété. La frustration grandit à mesure que le sujet redouble d’efforts sans jamais que le résultat s’avère celui escompté. Porté par l’espoir que l’intensification de son investissement change la donne, il va, au contraire, développer des sentiments mêlés d’inaccomplissement et d’impuissance grandissants. À mesure que l’autodépréciation s’installe, l’humeur se trouve altérée. L’énergie psychique et celle physique s’amenuisent progressivement, jusqu’à s’épuiser tout à fait, constituant par-là le point d’acmé du burn out.

Le Larousse définit le burn out par un « syndrome d’épuisement professionnel caractérisé par une fatigue physique et psychique intense, générée par des sentiments d’impuissance et de désespoir »[1].
D’après le Guide d’aide à la prévention intitulé Le syndrome d’épuisement professionnel ou burnout[2], fruit de la collaboration de l’INRS, de l’Anact, et d’enseignants chercheurs et experts de terrain, un burn-out se traduirait par un « état d’épuisement professionnel (à la fois émotionnel, physique et psychique) ressenti face à des situations de travail ”émotionnellement” exigeantes ». Plus loin, on lit que « [s’]il existe une diversité de situations vécues par des travailleurs, toutes sont à analyser au regard du travail, des conditions de son exercice et des multiples relations (relation client, relations entre collègues, relations avec la hiérarchie, etc.) qui se nouent et se dénouent en milieu professionnel ».
Quelles que soient les autres sources consultées – qu’il s’agisse, pour n’en citer qu’une poignée, du Robert, du site de l’Académie Française, ou de celui de l’INRS – ou qu’il s’agisse de ce que l’on entend et lit à ce propos, les définitions du burn out mettent en évidence deux caractéristiques particulières : d’une part, il s’agit d’un état de fatigue, tout au plus d’un épuisement, et d’autre part, celui-ci serait inhérent au champ professionnel. 

Souvenons-nous toutefois des mots de Diderot : « Un mot n’est pas la chose, mais un éclair à la lueur duquel on l’aperçoit »[3].
En effet, l’humeur triste, la fatigue, le repli sur soi, l’anxiété, la perte d’intérêt, de plaisir et de désir, sont autant de manifestations qui permettent raisonnablement d’avancer que le sujet dont on dit aujourd’hui qu’il a « fait un burn out », est déprimé. Si l’on renonce à se cantonner au manifeste pour prendre le parti de chercher du côté des enjeux psychiques inconscients, l’on s’aperçoit, dans un premier temps, que le sujet en proie au burn out est un sujet dont le moi s’est effondré, parce que l’équilibre narcissique – précaire – a rompu, que l’énergie psychique a chuté, de même que les mécanismes de défense se sont affaissés. Dans certains cas, l’effondrement peut être même physiquement observable, à en juger par la peine qu’éprouve le sujet ne serait-ce qu’à « tenir debout ». En d’autres termes, un burn out, plus qu’un seul syndrome d’épuisement professionnel, n’est en rien différent d’un effondrement dépressif.

Celui-ci, dans ce cas précis, voit l’une de ses particularités éclairée par la théorie de la crainte de l’effondrement de Winnicott[4]. Angoisse agonique, massive, et archaïque, que l’auteur désigne par « breakdown », la crainte de l’effondrement renvoie à l’échec de l’organisation d’une défense, à une époque de dépendance totale du sujet à son environnement, devant « l’état de chose impensable » rencontré par un moi qui n’est alors que prémices du moi. La crainte de l’effondrement, telle qu’elle se manifeste ensuite, est donc celle de quelque chose qui a déjà eu lieu, mais qui, n’ayant trouvé de lieu d’inscription psychique, reste tout à fait méconnue du sujet et impensable par lui. Dans ce cas, c’est contre « l’effondrement de l’institution du Self unitaire » que s’érigent les défenses. Autrement dit, le moi, dont toute l’organisation se voit menacée, met en place des défenses contre son propre effondrement. C’est précisément cette lutte menée contre l’effondrement du moi qui semble faire écho à ce qui est observable dans le burn out, notamment lorsque le sujet redouble d’efforts et intensifie son investissement dans les tâches professionnelles, comme pour se défendre activement contre ce qui va advenir – bien que ce soit alors ce qui va précipiter la chute. 
Mais « il n’y a pas de fin que l’on ait touché le fond, et que l’on n’ait fait l’épreuve de la chose redoutée », écrit Winnicott. Pour lui, autant que la remémoration et la levée du refoulement incarnent l’un des enjeux de l’analyse des patients névrosés, le sujet en proie à la crainte de l’effondrement doit faire l’expérience de cette chose passée, dans le présent et dans le transfert. Dans ce cadre, l’effondrement tant redouté se produisant finalement, offrirait alors une issue salvatrice. Sur ce dernier point, peut-il en être de même pour le sujet dont le burn out a mené à l’entreprise d’une analyse ?

2. La thèse du burn out : un agrippement au manifeste

Il est clair que le concept de burn out, tel qu’il est défini aujourd’hui, exclut sans ménagement ce qui est de l’histoire personnelle et de la réalité psychique du sujet. Au contraire, ce concept, duquel toute analyse semble bannie, repose sur une description sommaire promue par un agrippement au manifeste. Précisément parce qu’il est question de s’en tenir à ce qui est observable, désigner par « burn out » cette situation si particulière et si profondément source de souffrance, revient à prendre le mot pour la chose. Ainsi, maigres sont les chances, pour le sujet invité à ne prêter attention qu’à un plan – manifeste, qui plus est – de sa vie, de tirer davantage qu’une compréhension partielle et imprécise de ce qu’il traverse.
Dans le guide d’aide précédemment évoqué, dans la rubrique intitulée « Après la phase ”d’arrêt maladie” et de retrait : la préparation du retour à l’emploi », des solutions, toujours inhérentes au champ professionnel, sont proposées parce qu’ « il faut pouvoir éviter tout risque de rechute »[5]. Projet ambitieux sinon utopique, et qui, tant que persistera cet agrippement au champ du manifeste, n’aura d’efficacité que dans la précipitation de ladite rechute.

Une dépression, pour Juan David Nasio, « ne peut être déclenchée par un événement douloureux que chez une personne déjà vulnérable à la souffrance dépressive »[6]. Il distingue en effet deux types de causes psychiques de la dépression : celles déclenchantes et celles latentes. Les premières correspondent à l’événement douloureux, et les deuxièmes, plus « difficilement repérables », constituent la « fragilité affective du sujet », c’est-à-dire le terrain de prédisposition à la dépression. Ainsi, la dépression prend racine dans « un choc émotionnel souvent difficile à repérer », renforçant par-là notre intuition quant à l’insuffisance de la thèse du burn out lorsqu’il s’agit d’appréhender le sens et les origines de la souffrance en cause.
Par ailleurs, J. D. Nasio le précise, et la clinique n’a de cesse de le démontrer : la cause déclenchante d’une dépression peut être de tout ordre. Il peut s’agir d’un événement grave (un décès, par exemple), autant que d’un événement manifestement moins grave (avoir égaré ses clés). De fait, adhérer à la thèse du burn out comme seule cause de la souffrance du sujet, s’avère aussi absurde que de s’en tenir à la conclusion selon laquelle un patient est en dépression parce qu’il a égaré ses clés.

II. Enjeux narcissiques

1. Causes manifestes du burn out

L’expérience clinique, autant que les récits informels entendus au quotidien, démontrent que, selon l’opinion populaire, les causes qui ont mené à l’installation d’un burn out coïncident systématiquement avec la responsabilité – exclusive, de nouveau – des supérieurs hiérarchiques et du cadre de travail.
D’une part, en effet, dans les tout premiers temps d’une psychothérapie ou d’une analyse dont l’entreprise fut motivée par l’installation d’un burn out, le patient met l’accent, bien souvent, sur deux points : la place prise dans sa vie par le travail, et le rôle d’un ou plusieurs supérieurs hiérarchiques dans la situation qu’il traverse. Il insiste sur le poids des demandes incessantes, surréalistes et souvent incohérentes de son supérieur, auxquelles il a tenté, en vain, de se plier.
Dans un premier temps, le patient est convaincu que ce qui l’a conduit au burn out – non encore perçu et nommé par lui comme un effondrement dépressif à ce moment – réside uniquement dans les demandes incohérentes et irréalisables que le supérieur hiérarchique, tenu pour responsable, lui a adressées.
D’autre part, notons à propos du guide d’aide à la prévention cité plus haut, que les recommandations qui y figurent sont adressées « à l’employeur, aux directions des ressources humaines, aux organisations syndicales et aux autres acteurs de l’entreprise »[7]. D’autres sites internet tels que celui du gouvernement ou celui de l’INRS proposent des guides et articles destinés à prévenir les risques d’épuisement professionnel des employés, et sont, eux aussi, adressés à l’employeur. Nous n’avons rien trouvé de semblable qui fut adressé à l’employé ; cependant, l’on est facilement redirigé vers la liste des lois supposées le protéger, et vers des listes d’obligations incombant à son employeur.

Dès lors, ce qui est nettement perceptible, c’est qu’avoir « fait un burn out » semble tout naturellement s’accompagner d’une responsabilisation de l’autre et d’une victimisation du sujet concerné. Ce dernier, déjà largement mis à mal par ce qui s’apparente à une déferlante d’injonctions paradoxales, est désormais infantilisé sinon nié dans sa singularité et sa souffrance, par l’incontestable déresponsabilisation que lui prête l’opinion publique qui, au profit du renforcement d’une idéologie, achève de le passiver.
Non seulement le sujet se voit coupé de son expérience propre, mais le risque de la répétition se voit alors accentué, en ceci que cette déresponsabilisation induit de négliger un élément central et déjà sous-entendu par le type d’investissement du sujet pour son objet : l’illusion de toute-puissance qui l’a mené à se croire capable de réaliser l’impossible – nous y reviendrons.

Que des employeurs et des supérieurs hiérarchiques abusent de leur pouvoir, tyrannisent leurs employés, emploient ce qu’il faut d’effort pour rendre l’autre fou[8], n’est plus à prouver. Il ne s’agit pas de le contester, pas même de le remettre en question. En revanche, expliquer l’effondrement dépressif du sujet qui a manifestement surinvesti ses tâches au travail, par la seule demande exagérée d’un chef, est aussi illusoire et dangereux – nous insistons sur le caractère dangereux – que de l’expliquer par un seul souci du travail bien fait et/ou de performance accru. À ce propos, Paul Laurent Assoun, mettant le burn out à l’épreuve de la psychanalyse[9], démontre méticuleusement le « caractère foncièrement insuffisant de la thèse du surmenage ». En effet, d’après lui, « ce n’est en aucun cas l’excès de travail qui mécaniquement ferait que le sujet tombe malade », au contraire. Nous pouvons, à ce propos, nous souvenir des mots de Voltaire : « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice, le besoin »[10].

2. Illusion de toute-puissance et registre narcissique

Pour P. -L. Assoun, qui invite à chercher « du côté de la fonction idéalmoïque », le burn out est « une pathologie surmoïque » qui se traduit par un épuisement provoqué par l’acharnement avec lequel le sujet s’applique à tenter de répondre à la demande l’autre. Pour tenter de saisir ce qui, en amont, aurait provoqué l’effondrement relatif au burn out, il nous faut, en effet, partir du thème de la demande de l’autre.

En séance, dans un premier temps du moins, il arrive que le patient justifie son acharnement au travail par des « craintes » spécifiques : celle d’accroître la charge de travail de tel collègue s’il ne fait pas telle tâche à sa place, celle de décevoir tel autre collègue, celle de peiner ou irriter autrui, etc… Il est clair que nous ne pouvons raisonnablement pas considérer ces craintes, autant que le souci de performance et de productivité, ou encore la pression de l’employeur, comme motifs à même de rendre compte, à eux seuls, du surinvestissement observé. Toutefois, ces craintes tiennent leur importance, en ceci qu’elles esquissent déjà des angoisses de perte.

L’on s’aperçoit, à travers le récit du patient, que le regard, la considération, la perception que l’autre aurait de lui, jouent un rôle déterminant pour le narcissisme. Plus précisément, tout se passe comme si la survivance du narcissisme tenait à la capacité du sujet à répondre à la demande de l’autre – du moins, à ce qu’il prend comme tel. Il est clair que s’investir de cette mission repose sur une illusion : celle d’être à même de réaliser l’impossible. Et c’est bien cette illusion, qui n’est pas sans évoquer celle de toute-puissance infantile, qui constitue le terreau de la problématique. D’une part, elle indique que l’investissement est d’ordre narcissique. D’autre part, elle révèle que le surinvestissement n’est pas tant porté sur le travail, comme on pourrait le supposer au premier abord, mais sur la demande de l’autre.

C’est précisément lorsque cette illusion se transforme en désillusion, que l’effondrement surgit.
Pour J. D. Nasio, la dépression est une réaction à la perte d’une illusion[11], et exprime, quel que soit l’élément déclencheur, une perte d’amour. Pour cause, « le Moi […], se sentant amputé d’un objet d’amour qu’il vivait comme une partie vitale de lui-même, se déconstruit et s’effondre ». Dans le cas du burn out, le sujet se heurte donc à une double désillusion : celle selon laquelle il serait à même de répondre à la demande de l’autre, et celle selon laquelle il lui est donc indispensable – tel que cet objet lui est narcissiquement indispensable. Pour J. D. Nasio, « tout le problème est là, dans l’idéalisation de soi ».

III. Au-delà du burn out

1. Répétition et type de choix d’objet

De cette insistance avec laquelle l’on tend à associer les causes d’un burn out au seul champ professionnel, transparaît une volonté de les isoler radicalement de tout élément biographique, voire de tout ce qui, de près ou de loin, impliquerait le sujet. Mais qu’elle appartienne au discours du patient ou à celui populaire, cette démarche de désolidarisation n’est pas sans évoquer une forme de résistance, voire un recours au clivage. Ces derniers ne s’érigeant que face à un sentiment de menace caractéristique de l’angoisse, la seule manifestation de cette stratégie défensive laisse alors entendre le contraire de ce qu’elle prétend.

D’une part, le burn out étant, comme nous avons tenté de le démontrer, un effondrement dépressif provoqué par la perte d’une illusion dont le socle est l’investissement narcissique à l’objet, l’on devine déjà que cet épisode douloureux n’est pas un élément isolé, indépendant, et imprévisible dans la vie du sujet – contrairement à ce qu’indique la théorie du burn out.
D’autre part, nous évoquions précédemment le rôle, dans ce qui a mené à cet effondrement dépressif, de l’investissement de la demande de l’autre. Dès lors que nous consentons à « rechercher, plutôt que patauger dans l’affect »[12], que l’on s’emploie donc à décoller progressivement le patient des thèmes du burn out et du travail, celui-ci fait le récit d’autres plans de sa vie (la famille, l’enfance, les relations amoureuses, etc…), et l’on s’aperçoit de la prédominance, à nouveau, de la demande de l’autre.
Que les demandes soient explicites ou supposées, le récit fait apparaître un dévouement du patient à son entourage, soit par le biais de réponses systématiques aux sollicitations aussi nombreuses qu’exagérées de la part de certains proches avec lesquels il entretient une relation basée sur la dépendance, soit par le biais de services que le patient propose de rendre à autrui, même quand il n’a pas été sollicité. Et bien que parfois conscient du caractère inadapté des demandes explicites de l’autre, le patient s’investit pourtant tout naturellement de la mission d’y répondre. Il fait en fonction d’autrui, à ses dépens.
En d’autres termes, le dévouement et l’agrippement à la demande explicite ou supposée de l’autre, mécanismes clés dans ce qui a mené le sujet au prétendu burn out, n’est définitivement pas inhérent à cette situation douloureuse et donc à la sphère professionnelle, étant donné qu’ils sont également observables dans les relations d’ordre personnelles. Et ce, probablement parce que les pôles professionnel et personnel sont moins dissociables que la tendance ne le prétend.

Il n’est pas rare, nous le disions, d’observer, dans l’histoire et dans l’entourage du sujet, une ou plusieurs personnes requérant d’innombrables services, le sollicitant en permanence, et ce, sans forme apparente de réciprocité. Probablement le thérapeute, l’ami, ou « l’accompagnant », partisans de la thèse du burn out formuleraient-ils, ici, une critique sévère quant à cet entourage qui, sans scrupule, profite de la profonde gentillesse et de l’immense empathie du sujet concerné. Dans les registres du sommaire et de l’apparent, il faut bien des fautifs, et ce sont forcément les autres.

D’un point de vue analytique, c’est l’expression d’un au-delà du principe de plaisir qui est à considérer dans cette configuration où le rôle du type de choix d’objet et de la répétition semblent largement en cause. En effet, comment se fait-il que le patient se trouve ainsi sollicité par ses proches, ou encore, par son employeur ? L’argument du hasard étant bien entendu exclu, l’analyse doit s’orienter sur le type de choix d’objet. Pour cause, l’existence-même de ces sollicitations, aussi nombreuses que grotesques, semblent traduire une grande sensibilité du sujet à la demande de l’autre, certes, mais aussi une forme « d’autorisation » donnée à ce que celle-ci lui soit adressée. Plus exactement, au-delà de l’autoriser et de tenter d’y répondre, le sujet semble agrippé à la demande au point de chercher inconsciemment à la susciter, le conduisant alors à favoriser les relations (personnelles comme professionnelles) basées sur le besoin et donc, la dépendance. Dès lors, l’appui narcissique étant non seulement trouvé mais aussi recherché dans l’agrippement à la demande de l’autre, l’absence de réciprocité évoqué plus haut n’est qu’apparent.
Pour ce qui est de la répétition, ou compulsion de répétition, celle-ci se définit, d’après le Vocabulaire de la psychanalyse[13], comme le « processus incoercible et d’origine inconsciente, par lequel le sujet se place activement dans des situations pénibles, répétant ainsi des expériences anciennes sans se souvenir du prototype et avec au contraire l’impression très vive qu’il s’agit de quelque chose qui est pleinement motivé dans l’actuel ». Dans le cas qui nous intéresse ici, la répétition réside dans le lien à l’objet – le lien reposant, d’emblée, sur la répétition de modalités relationnelles anciennes. Ainsi, le sujet qui a fait un burn out réédite un type de relation à l’objet, un lien à l’autre beaucoup plus ancien, dans ses relations « personnelles » autant que dans celles professionnelles.

2. L’échec de la mission

D’après Nasio, « il n’est de dépression que sur fond d’un amour narcissique exacerbé », où le narcissisme exacerbé, ici, est celui, primaire, et traduit l’atrophie de celui secondaire. Ainsi, le narcissisme, tributaire de la demande de l’autre, se maintient à peu près tant que le sujet est entretenu, sur fond de différenciation moi/non-moi incomplète, dans l’illusion toute-puissante de pouvoir y répondre.
Dans le cas du burn out, la désillusion est brutale. Pourtant, nous savons bien, grâce aux travaux de Winnicott[14] notamment, la nécessité pour le développement psycho-affectif et pour le moi, que la désillusion s’effectue progressivement. Dans le cas qui nous intéresse ici, ni la créativité – la pulsion reste inemployée – ni la solidité des objets internes, ne sont à même de soutenir la frustration et l’élaboration de l’absence, inhérentes à la désillusion. Plus que la seule perte de l’illusion, la radicalité de celle-ci semble donc participer au déclenchement de l’effondrement dépressif.

Ainsi, bien qu’il souffre manifestement de cette situation, le patient qui a « fait un burn out » semble, inconsciemment, et par le biais du type de choix d’objet et de la répétition qu’il agit, avoir alimenté activement sa propre souffrance. Le burn out apparaît alors comme un épiphénomène, qui, dans l’histoire du sujet concerné, n’a d’inédit que l’effondrement dépressif, lequel coïncide donc avec le moment où la mission dont s’était investi le sujet – mission reposant sur la capacité à répondre au désir de l’autre – s’avère un échec. Par-là, et en tenant compte du rôle central de la répétition et du type de choix d’objet, n’apparaît-il pas qu’un burn out s’installe précisément parce qu’un terrain de prédisposition le permettait ? 
Par ailleurs, ce mode d’investissement n’étant pas inhérent à l’objet-travail – sauf, bien sûr, si l’on persiste à parler de burn out –, peut-on supposer que si l’effondrement dépressif n’avait pas été déclenché dans le cadre professionnel, il l’aurait été, de toute façon, à une autre occasion ?  Compte tenu du fait que l’objet est investi en tant que prothèse narcissique, mais que cette dernière ne peut jouer son rôle que dans le cas où le sujet parvient à combler le désir de l’autre – ce qui, bien entendu, s’avère impossible –, la chute semble, en effet, d’ores et déjà annoncée.

Si l’on veut conduire le patient reçu à cette occasion en psychothérapie, à donner sens à ce qu’il vit et à saisir la potentialité subjectivante de l’effondrement dépressif qu’il traverse, il semble nécessaire d’abandonner l’hypothèse d’après laquelle cet événement douloureux serait indépendant du reste de son histoire. Pour cause, en regardant au-delà de ce que ce concept donne à voir, l’on s’aperçoit qu’il est avant tout le fruit de la réactualisation d’un lien du passé, dans le présent.
N’étant ni plus ni moins qu’une incitation au déni, le burn out s’avère, in fine, un concept dangereux, en ceci qu’il alimente, à lui seul, les mécanismes psychiques qui l’ont provoqué. En effet, en éloignant le sujet de tout ce qui pourrait lui permettre de penser et se penser, prolongeant par-là l’impossible individuation-subjectivation, il permettra, tout au plus, d’offrir à la répétition de beaux jours devant elle. En effet, l’analyse du concept de burn out, autant que celle du processus qui a conduit le sujet à cet effondrement dépressif, posent toutes deux la même question : où est le sujet ?

Conclusion

Le concept de « burn out » a vu le jour dans le courant des années 70. Bien que les informations diffèrent selon la source consultée lorsqu’il s’agit de désigner celui qui en fût le précurseur, se démarquent presque systématiquement les travaux du psychiatre et psychanalyste américain Herbert J. Freudunberger, lesquels furent élaborés à partir de ses observations des soignants de la free clinic qu’il dirigeait à l’époque. À sa suite, la psychologie sociale se saisit du concept et en poursuivit l’exploration, par le biais de Christina Maslach notamment, qui publia une étude et proposa une méthode (le Maslach Burnout Inventory) permettant, via un questionnaire, de mesurer l’épuisement professionnel – lequel questionnaire, à l’époque, s’adressait aux professionnels de santé. Depuis, nombreux sont ceux qui se sont emparés du concept, et aujourd’hui, « burn out » est entré dans le langage courant.

Abréger ce qui est de la genèse et de l’histoire du burn out est ici un choix délibéré. Celles-ci font déjà l’objet d’un grand nombre d’articles, et il ne serait pas pertinent de s’y consacrer davantage, dans un développement consistant précisément à se distancier de ce concept. Toutefois, l’histoire de l’apparition du burn out a ceci d’intéressant qu’à l’époque, le trouble fût observé et décelé en premier chez des professionnels du secteur de la santé (éducateurs, infirmiers, etc…). Les symptômes, parmi lesquels l’épuisement physique et celui psychique, se manifestaient particulièrement chez des personnes dont le travail consistait à accompagner, à venir en aide, à porter assistance, à un autre dans le besoin. Il est clair que le choix d’un métier dont les principales fonctions sont celles-ci n’est, là non plus, pas le fruit du hasard, et témoigne déjà d’une certaine préoccupation pour l’autre, d’une place particulière accordée à la demande de l’autre, qui surpassent la seule empathie.

La théorie du burn out – qui, poussée à l’extrême, prend des allures de théorie du complot – s’illustre ici par les assertions aussi dangereuses que tristement populaires sur lesquelles elle repose. Une patiente reçue en psychothérapie – dont l’entreprise fût motivée par cette problématique – semble l’avoir saisi, lorsqu’à la fin d’une séance, elle a exprimé le souhait de « ne plus nommer ce qui [m’est] arrivé par “burn out“ », estimant que « c’est bien plus que ça ». Souhait que l’on conçoit aisément, compte tenu de l’euphémisation de la souffrance du sujet, associée au déni de l’histoire personnelle et de la réalité psychique, qu’induit automatiquement cet énième concept aléatoire qui, à lui seul, achève de déposséder le sujet en l’invitant à s’abstraire de toute élaboration.

Charlotte Lemaire – Février 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Dictionnaire Larousse. En ligne :
[https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/burn_out/10910385#:~:text=et%20de%20désespoir.-,burn%20out%20n.m.%20inv.,fatigue%20physique%20et%20psychique]

[2] DGT, Anact, INRS, « Le syndrome d’épuisement professionnel ou burnout », Guide d’aide à la prévention, mai 2015. En ligne : [https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Exe_Burnout_21-05-2015_version_internet.pdf]

[3] Denis Diderot, Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau, volume X des Œuvres Complètes, Paris, Garnier, 1876.

[4] Donald Woods Winnicott, (non-daté), « La crainte de l’effondrement », La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Nouvelle Revue Française, Gallimard (2002), p. 205 à 216.

[5] DGT, Anact, INRS, op. cit.

[6] Juan David Nasio, « La dépression est une réaction à la perte d’une illusion », Cliniques, 2012/2, n°4, p. 100-113.

[7] DGT, Anact, INRS, op. cit.

[8] Harold Searles, L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1997.

[9] Paul-Laurent Assoun, « Le burn out à l’épreuve de la psychanalyse », Corps et Psychisme, 2020/2, n°77, p. 9-26.

[10] Voltaire, Candide ou l’optimisme, Paris, Gallimard, 2003, (1759).

[11] J. D. Nasio, art. cité.

[12] P. -L. Assoun, art. cité.

[13] Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, coll. « dictionnaires Quadriges », 2007.

[14] Donald Woods Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1976.

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Les passions essentielles

Charlotte Lemaire – Juin 2023

Johannes Vermeer, L’art de la peinture, 1666-1669, ©Kunsthistorisches Museum, Vienne

Sommaire

Introduction

I Devenir sujet
1. Individuation et subjectivation
2. Réinvestissement du Moi

II La sublimation
1. Définitions et histoire du concept chez Freud
2. Travaux de S. de Mijolla-Mellor
3. Sublimation et idéalisation

III Les passions essentielles
1. Passions essentielles et état passionnel
2. Choix des termes
3. Fonctions des passions essentielles (ou sublimatoires)

Conclusions

« Elle se dit que la guérison passait forcément par la curiosité […] »
David Foenkinos[1]

Introduction

Tant à travers la clinique qu’au quotidien, s’est récemment imposé à nous le constat d’un fréquent manque de passion(s) – au sens d’enthousiasme, d’inclination, de désir – lequel semble régulièrement accompagné d’un état dépressif plus ou moins marqué, qui n’est pas sans évoquer une forme d’effondrement. Les passions désignées étant, nous le verrons, intrinsèquement liées aux notions de subjectivation et d’individuation, ce constat s’est avéré questionnant, certes, mais finalement peu surprenant, compte tenu du « vide identitaire, où se sont engouffrées toutes les identités singulières[2] », actuellement proéminent, et incessamment alimenté par notre société.

Aborder la problématique du sans-passion nécessite de définir le type de passions désigné ici en étudiant les mécanismes qui y sont à l’œuvre, mais aussi d’en souligner la fonction essentielle pour le Moi – et surtout pour le je. Parallèlement, nous verrons que ce manque de passion(s) n’est pas sans lien avec l’actuelle prédominance des passions illusoires, d’ordre psychopathologique.

I Devenir sujet

1. Individuation et subjectivation

L’accession à l’individuation, telle que nous l’entendons ici, témoigne d’un travail d’autoreconnaissance, de réflexivité, reposant sur une sécurité interne suffisante qui préside la capacité d’être seul en présence de l’autre[3].
« Individuation » se définit par la « distinction d’un individu des autres de la même espèce ou du groupe, de la société dont il fait partie[4] », définition qui souligne, d’emblée, un processus de différenciation préalable. 
Afin d’en saisir plus précisément les enjeux, nous proposons d’articuler la notion d’individuation à celle d’identité, telle que décrite par Alain Ferrant[5] notamment. Celui-ci l’associe à « la constance d’une organisation psychique qui reste semblable à elle-même et se reconnaît à travers la flèche du temps ». Mais ce qui fonde le point commun – et crucial – de ces deux concepts, c’est qu’ « il y a un soi-même parce qu’il y a les ”autres” qui se distinguent de chaque sujet ». En d’autres termes, l’on peut raisonnablement avancer que le sentiment de constance de soi repose sur la différence, et donc, sur l’altérité. Le processus d’individuation, autant que le déploiement du sentiment d’identité, reposeraient donc sur les sentiments simultanés d’être et ne pas être.

La subjectivation, éminemment liée à l’individuation, désigne les opérations indispensables au devenir sujet. Parmi les auteurs qui se sont attachés à définir cette notion, nous proposons de nous référer à Steven Wainrib[6], pour qui la subjectivation est un « processus, en partie inconscient, par lequel un individu se reconnaît dans sa manière de donner sens au réel, au moyen de son activité de symbolisation » – opération dont l’émergence se situe dans l’enfance, lors de la phase de latence qui succède à l’Œdipe, et qui se répètera et jalonnera la vie du sujet. Processus permettant l’émergence d’un « fonctionnement psychique […] devenu subjectif », la subjectivation est donc indissociable d’un travail de différenciation préalable, et donc, de la prise en compte de l’altérité.

2. Réinvestissement du Moi

Lorsque s’impose la nécessité d’un réinvestissement du moi, pour un sujet, c’est que, par définition, son investissement se porte en grande partie vers l’extérieur, et ce, au détriment du narcissisme. Bien souvent, dans cette configuration, la différenciation Moi/objet n’est pas tout à fait intégrée, et la position dépressive non-élaborée. Celle-ci, caractérisée par l’angoisse de perte, doit se voir dépassée pour permettre l’élaboration du processus de séparation, étape fondamentale du chemin vers l’individuation.
Nous nous intéressons ici au sujet d’âge adulte, qui peine à se sentir sujet, précisément parce que l’accès à l’individuation se trouve entravé. La clinique du militantisme passionnel[7], cas extrême de l’esquive du devenir sujet, offre une illustration plus précise de la configuration désignée. « Ces patients, en proie à d’importantes angoisses de perte et d’abandon, se voient continuellement contraints de ”se chercher” », écrivions-nous. La difficulté à se sentir sujet peut en effet avoir pour conséquence, entre autres, de pousser le sujet à investir massivement et exclusivement un pôle spécifique, tel que l’activité de militance par exemple, cultivant par-là déni de la réalité et illusion de toute-puissance. L’individu s’enfonce alors dans le sentier du leurre, s’éloignant par conséquent de celui de la subjectivation, et donc de sa quête initiale : se trouver. De fait, le flou identitaire ne cesse de se creuser, et l’investissement employé dans cette activité ne génère aucun apport pour le Moi, si ce n’est celui du confort que confère la certitude de n’avoir pas à se remettre en question.

Le processus de réinvestissement du Moi est à envisager une fois la position dépressive élaborée, et donc, l’expérience de séparation éprouvée. C’est en ceci que réside toute l’importance du plein déploiement de la dépressivité. Le réinvestissement du Moi qui doit s’ensuivre consiste à détourner l’investissement dirigé vers l’objet, afin de la retourner vers le Moi, et par-là, à consolider le narcissisme, à relancer les mécanismes de mentalisation, et par conséquent, à réamorcer le processus d’individuation qui se trouvait, jusqu’alors, à l’arrêt.
Cela ne pouvant se faire sans un certain nombre d’opérations subjectivantes qui tendent à renforcer le narcissisme, c’est ici qu’intervient, selon nous, le rôle fondamental des passions essentielles et donc du mécanisme sur lequel elles reposent : la sublimation.

II La sublimation

1. Définitions et histoire du concept chez S. Freud

Dans le vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis[8], la sublimation est désignée par un « processus postulé par Freud pour rendre compte d’activités humaines apparemment sans rapport avec la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle ». Cette dernière « est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés ». Cette notion met donc en jeu deux éléments fondamentaux de l’existence de l’individu : la vie pulsionnelle et la vie sociale. 

La sublimation, notion redéfinie par Sigmund Freud tout au long de son œuvre, fut dans un premier temps décrite par lui comme le processus psychique qui transforme le but sexuel originaire d’une pulsion en un autre but. Il écrit, en 1908, que « la pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de force extraordinairement grandes et ceci par suite de cette particularité, spécialement marquée chez elle, de pouvoir déplacer son but sans perdre, pour l’essentiel, de son intensité. On nomme cette capacité d’échanger le but sexuel originaire contre un autre but, qui n’est plus sexuel mais qui lui est psychiquement apparenté, capacité de sublimation.[9]»
Dévoilant ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse[10], il associera la sublimation non plus seulement à une transformation du but de la pulsion, mais aussi à un changement d’objet de celle-ci : « c’est une certaine espèce de modification du but et de changement de l’objet, dans laquelle notre échelle de valeurs sociales entre en ligne de compte, que nous distinguons sous le nom de “sublimation” ».
C’est en effet dans la seconde partie de son œuvre, lorsqu’il introduit le dualisme Éros/Thanatos, que S. Freud apporte de nouvelles précisions à la notion de sublimation. D’une part, celle-ci ne serait pas sans lien avec la frustration et le renoncement (perte de l’objet). D’autre part, ce processus se produirait par le biais du Moi, lequel « transforme d’abord la libido d’objet sexuelle en libido narcissique.[11]»

2. Travaux de S. de Mijolla-Mellor

Ce sont aux hypothèses de Sophie de Mijolla-Mellor[12]  que nous nous référerons ici pour rendre compte de la fonction selon nous centrale de la sublimation dans la constitution et la consolidation du Moi. Définissant cette notion par un « mouvement de rétablissement […] du Moi dans le Moi », la psychanalyste attribue au processus sublimatoire un rôle aussi fondamental, dans la vie psychique, que celui du refoulement.
Distinguant sublimation et mécanisme de défense, la sublimation constituerait une autre « voie qui n’est ni celle de la réalisation pulsionnelle, ni celle de la défense ». Tenant compte de l’interdit mais pouvant se permettre de l’ignorer du fait de la qualité de la dérivation qu’elle opère, la sublimation constituerait un quatrième destin des pulsions sexuelles.

3. Sublimation et idéalisation

S. de Mijolla-Mellor souligne le caractère fondamental du processus sublimatoire, mais nous met toutefois en garde quant aux dangers qu’il comporte. En effet, les objets vers lesquels est dirigée la sublimation étant investis de libido narcissique, le risque encouru est celui d’un enfermement à l’intérieur du Moi, ce qui évoque entre autres la question de l’idéalisation. Sublimation et idéalisation s’intriquent souvent, en ceci que toutes deux entretiennent un lien avec les idéaux (Idéal du Moi, Moi Idéal), mais elles diffèrent cependant en un point fondamental, lequel constitue le cœur de notre propos.
C’est en introduisant le narcissisme[13] que Freud distingue ces deux notions. L’idéalisation est désignée comme un phénomène partiel, en ceci qu’elle opère une modification non pas sur l’objet de la pulsion, mais sur l’investissement de l’objet – ce dernier se voyant alors surestimé par le sujet. La sublimation, à l’inverse, consisterait en un processus opérant sur la totalité de l’objet de la pulsion.
Dans l’idéalisation, l’objet est donc dénié dans sa réalité pour être rendu conforme au désir. S. de Mijolla-Mellor écrit à ce propos que « l’idéaliste s’illusionne sur la nature de ses pulsions » en ce sens que « l’idéalisation fige la mouvance et le devenir au niveau de l’apparence » – en témoigne la clinique du militantisme passionnel.

Dans la sublimation, l’objet est investi de libido narcissique, et se définit à partir des objets d’identification à l’intérieur du Moi. La sublimation serait donc permise par un travail de deuil objectal réussi, suite auquel, se sachant différent de l’objet perdu mais possédant « toutes les qualités propres à le rendre aimable », le Moi se propose au Surmoi comme objet de substitution de celui-ci. En d’autres termes, le Moi a renoncé à l’illusion d’« être » l’objet, mais se propose désormais d’« être comme ». La différence fondamentale entre ces deux processus tient donc au fait que dans la sublimation « le Moi s’enrichit, alors que dans l’idéalisation il se vide de sa libido au profit de l’objet, et la perte n’est plus autant à craindre puisque l’objet est devenu interne ». La sublimation témoignerait donc du dépassement de l’expérience de perte, laquelle est esquivée dans l’idéalisation. En d’autres termes, dans la sublimation, le Moi a renoncé à l’illusion – d’être l’objet – là où, dans l’idéalisation, le Moi s’accroche, et s’entretient dans celle-ci.

Préférentiellement abordée par S. de Mijolla-Mellor en tant qu’abstinence de l’âme, la sublimation renvoie aux « ”projets” qui jalonnent et animent la vie d’un sujet ». Le sens premier du mot « animer » désignant « douer de vie ou de mouvement », il a, selon nous, toute sa place dans la définition de la sublimation, et renforce notre pressentiment d’une essentielle réalisation de ce processus dans la vie du sujet … pour se sentir sujet. D’autre part, le terme « jalonner » tient une importance fondamentale dans la compréhension de cette notion, sa définition induisant le thème des limites, mais aussi du chemin. Entendons par-là que les « projets » désignés doivent donc ponctuer toute la durée de l’existence du sujet.
« L’activité sublimée, en se donnant comme propriété du Moi, renforce son investissement et le sentiment de sa valeur » nous explique S. de Mijolla-Mellor. Aussi, rappelons que l’étymologie du mot « sublimation » désigne principalement un mouvement d’élévation – ce qui, entendu à travers le prisme de la psychanalyse, fait sensiblement écho à la pulsion de vie.

III Les passions essentielles

Selon nous, une passion exclusive et totale, telle que celle à l’œuvre dans le militantisme passionnel notamment, diffère en tous points d’une passion sublimatoire, si l’on peut le dire ainsi, essentielle pour le Moi. La passion exclusive et totale repose sur le leurre, l’éphémère, l’illusion, et le superficiel, laquelle organise une configuration où se chevauchent, comme nous le disions, une faible estime de soi, une difficulté à faire valoir sa subjectivité, des craintes d’envahissement et d’intrusion particulièrement marquées, une difficulté à se tenir et à tenir l’autre à la bonne distance, une recherche incessante d’identifications poussant au mimétisme (voire au faux-self), un profond sentiment de solitude[14]. Alors, ce sentiment de solitude, qui revêt un caractère davantage angoissant qu’unifiant, tient-il à l’absence de l’autre, ou bien aussi à l’absence de soi-même ?

1. Passions essentielles et état passionnel

L’emploi du terme « passion » pour désigner des activités personnelles intellectuelles, artistiques, sportives, etc… nous vient directement de la clinique, lorsque le patient se voit questionné à ce sujet, et qu’il répond : « Non, je n’ai pas spécialement de passion. »
Notre décision de le reporter ici fut motivée, entre autres, par le caractère peu anodin de ce terme. En effet, à côté de la couleur quelque peu dépressive de cette réponse, qualifier de « passion » ce qui constitue un centre d’intérêt et/ou une activité personnelle, peut donner l’impression d’une surestimation du sujet pour celui et/ou celle-ci, la renvoyant au rang d’une utopie, d’un objet inaccessible, marquant par-là la distance qui sépare le patient de l’activité sublimatoire, ou encore, comme l’entend V. Caplier, d’un souci de résultat particulièrement saillant.
Toutefois, parler ici de passions pour désigner ce que nous préférons nommer sublimations n’est pas incohérent, en ceci que certains processus à l’œuvre dans le premier sont similaires à ceux observables dans le second. C’est notamment sur le plan de l’investissement que se rejoignent ces deux notions : l’investissement psychique propre aux activités sublimatoires partage en effet avec celui passionnel la particularité d’être davantage narcissique qu’œdipien. Dans l’un comme dans l’autre, l’objet est investi dans l’optique de servir le narcissisme du sujet. La nuance tient au fait que dans la sublimation – lorsqu’elle est exercée modérément et non pas excessivement et exclusivement – la consolidation du narcissisme s’effectue, sans pour autant couper le sujet de la réalité externe et des lois qui la régissent. Là où, dans l’état passionnel, le Moi s’illusionne dans une défiguration de la réalité, ce qui, bien entendu, dessert le narcissisme.
En effet, passions essentielles et état passionnel diffèrent, ne serait-ce que, parce que dans le second, il est question d’un « état ». D’autre part, parce que les passions essentielles sont régies par la sublimation, et que l’objet n’est pas investi en tant que béquille narcissique, mais bien plutôt comme négociateur vis-à-vis du Surmoi, permettant par-là un compromis avec le Moi. A contrario, dans l’état passionnel, c’est l’idéalisation qui œuvre dans l’élan d’un rigoureux déni de la réalité, et « nul démenti ne semble alors pouvoir être infligé au passionné, nul échec ne paraît susceptible de l’abattre, dans la mesure même où sa volonté obstinée passe outre à toute infirmation immédiate de l’événement[15] », comme nous l’explique Baldine Saint Girons.

2. Choix des termes

Le terme « passion » dans l’expression « passion essentielle » est donc à entendre au sens d’un investissement qui, certes, est narcissique, mais où l’altérité n’est pas niée, et où ne figurent ni le surinvestissement du sujet à l’égard de l’objet de sa passion, ni l’idéalisation de celui-ci.
Le choix du qualificatif « essentiel », lui, se justifie par le fait qu’une activité résultant du processus sublimatoire sert ce qui fonde l’essence-même du sujet, à savoir, le je – à condition, bien sûr, que le Moi soit simultanément en mesure d’aller aimer ailleurs. La sublimation risque cependant de desservir le Moi dans le cas où celui-ci s’illusionne d’être à même de s’auto-satisfaire exclusivement – ce qui marque la limite du concept de sublimation, lequel, dans cette situation, glisse vers l’idéalisation et l’enfermement du Moi dans le Moi[16].

3. Fonctions des passions essentielles (ou sublimatoires)

Pour Francesco Conrotto, « les processus sublimatoires participent à la genèse du Moi.[17]» Dans cette perspective, et à partir de ce que nous avons tenté de démontrer, la fonction de la sublimation doit être appréciée comme véritable organisateur psychique, dans la mesure où elle offre, entre autres, la possibilité d’expérimenter une voie de réalisation, de transformation (d’affects, de ressentis), faisant émerger un sentiment d’évolution, de progression et d’accomplissement. Il serait dommageable, selon nous, de négliger sa place dans la constitution du Moi, comme dans la constance de celui-ci.
Nous proposons donc d’appréhender les opérations sublimatoires – qui servent de manière positive le narcissisme en ce qu’elles supposent une poussée en avant, une élévation, et une ouverture au monde externe qui ne menace pas le Moi – comme étant au cœur de ce que nous nommons les passions essentielles, lesquelles s’érigent en processus indispensable à l’éclosion et à la constance du je. De fait, le constat d’un manque de passion, point de départ de notre réflexion, apparaît comme le corolaire du flou identitaire qui marque notre époque, et met en évidence une véritable difficulté de subjectivation-individuation.

Aujourd’hui, notre société, gangrénée par les réseaux sociaux – se référer aux travaux de O. Fourquet à ce sujet[18] –, a cependant tendance à privilégier la fascination et l’apparence, la facilité et l’immédiateté, le lissage des singularités et l’éviction de la réflexion. Il ne fait alors aucun doute qu’encouragé dans cette voie du leurre, l’individu qui n’est attaché ni au sentiment d’accomplissement, ni au goût de l’effort, ni au courage de l’introspection, se verra privilégier des passions immédiates et illusoires aux passions essentielles, s’orientant à contresens du devenir sujet

Nous lisons ou entendons ailleurs qu’il n’est ni dramatique ni essentiel de n’avoir pas de passion. Si « passion » est employée pour désigner une « vive inclination vers un objet auquel on s’attache de toutes ses forces[19] », alors effectivement, nous ne l’encourageons pas. Nous n’encourageons d’ailleurs rien qui puisse mobiliser le « tout » – tendance, nous l’aurons compris, inhérente à l’état passionnel. Si, en revanche, « passion » est employée pour désigner la sensibilité et l’enthousiasme du sujet pour l’objet-activité qui vient consolider son narcissisme et donc sa subjectivité, alors oui, cette « passion » nous paraît essentielle.
Du piano à la menuiserie, du tennis au tricot, de l’écriture au dessin, du yoga à la poterie, de la lecture au jardinage … quel que soit l’objet de cette passion, et peu importe qu’il se voie souvent renouvelé, c’est-à-dire abandonné pour un autre, pourvu qu’il en existe dans la vie du sujet. 

Conclusions

« Penser, c’est apprendre à ne pas se soumettre aux idéologies, parce que les opinions collectives, même si elles permettent de se sentir plus fort en adoptant des idées partagées par le groupe d’appartenance, amputent l’individu de sa part créative et de sa liberté. » Yves Lefebre[20]

À l’heure où « seules les vérités subjectives existent dans cette dictature du ressenti[21] », le manque de passion(s) – au sens d’inclination, d’enthousiasme, de désir, de passions essentielles – ne fait pas mystère. L’on assiste, en conséquence, au surinvestissement de certains individus dans leur militantisme passionnel, ou bien souvent aussi, à des individus investis dans « rien de spécial », pour reprendre leurs termes. Dans ce cas précis, mais ce point ne sera pas traité ici, peut-être ce manque de passion(s), de positionnement, traduit-il une forme de crainte paralysante devant les injonctions d’un monde où il faut constamment choisir son camp, et sacrifier sa singularité sur l’autel de la bien-pensance, sous peine d’être condamné et rejeté.

Les passions essentielles mettent en jeu l’investissement du sujet pour des activités et centres d’intérêts – investissement qui, bien que narcissique, n’induit ni le déni de la réalité, ni celui de l’altérité. Ces activités, sublimatoires, jalonneront la vie du sujet, renforçant la nécessaire subjectivation-individuation indispensable au devenir sujet, permettant donc d’éviter l’état limite du sans-passion. Il n’est, à l’évidence, pas question de miser toute la cure d’un patient concerné sur cette notion, mais considérer le rôle des passions essentielles dans l’accession à l’individuation et la constance du je peut, selon nous, en constituer un apport notable.
En lieu et place de ces passions essentielles, ce sont aujourd’hui des passions illusoires qui se voient massivement privilégiées, à l’instar de l’hyperconsommation, laquelle, donc, se retrouve aussi sur le plan de l’investissement psychique. Le prix à payer, cependant, réside dans l’illusion elle-même qu’organise ce type de passion(s) ; hyper-consommer et/ou hyper-investir une illusion ne permettront certainement pas la résorption du flou identitaire qui, au contraire, ne cessera d’entamer le Moi, rendant impossible l’éclosion du je.

Charlotte Lemaire – Juin 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] David Foenkinos, Deux sœurs, Gallimard, coll. « Folio », 2019, p. 128.

[2] Guy Decroix, « Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II », Institut français de psychanalyse, avril 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/wokisme-et-cancel-culture-une-deraison-mortifere-ii/

[3] Donald Woods Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, 1958.

[4] https://www.cnrtl.fr/definition/individuation

[5] Alain Ferrant, Manuel de psychologie et de psychopathologie générale, Elsevier Masson, 2014.

[6] Dominique Bourdin, « La subjectivation », Société Psychanalytique de Paris, 2006, https://www.spp.asso.fr/publication_cdl/la-subjectivation/#:~:text=La%20subjectivation%20est%20ce%20processus,de%20son%20activité%20de%20symbolisation

[7] Charlotte Lemaire, « Le militantisme passionnel », Institut Français de Psychanalyse, février 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/le-militantisme-passionnel/

[8] Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, coll. « dictionnaires Quadriges », 2007.

[9] Sigmund Freud, La vie sexuelle, 1997.

[10] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933.

[11] Sigmund Freud, Le Moi et le Ça, 1923.

[12] Sophie de Mijolla-Mellor, Que sais-je ? La sublimation, PUF, 2005.

[13] Sigmund Freud, La vie sexuelle, 1914.

[14] Charlotte Lemaire, op. cit., page 2.

[15] Baldine Saint Girons, « Le délire passionnel : du processus de défense à la sublimation. Conversion et régulation de la passion », Universalis, année inconnue, https://www.universalis.fr/encyclopedie/passion/4-le-delire-passionnel-du-processus-de-defense-a-la-sublimation/

[16] Sophie de Mijolla-Mellor, op. cit., page 3.

[17] Francesco Conrotto, « La sublimation : un fonctionnement psychique de base ? », Revue française de psychanalyse, vol. 69, PUF, 2005/5, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2005-5-page-1531.htm

[18] Olivier Fourquet, « Passions, émoi et moi », Institut Français de Psychanalyse, mai 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/passions-emoi-et-moi/

[19] Dictionnaire Le Robert : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/passion#:~:text=Vive%20inclination%20vers%20un%20objet,attache%20de%20toutes%20ses%20forces.

[20] Yves Lefebre, Le sexe, le genre et l’esprit. Études psychanalytiques et au-delà, Paris, Enrick B. Éditions, 2021.

[21] Guy Decroix, op. cit., page 1.

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Le militantisme passionnel

Charlotte Lemaire – Février 2023

« Comment concilier indignation et lucidité ? Un être humain peut-il donner libre court à son ”goût pour la justice” et en même temps ”tenir les yeux ouverts” ? »
Le courage de la nuance, Jean Birnbaum (2021)

Résumé

Surinvestissement dans le militantisme jusqu’à l’effacement du moi propre, tendance à imposer un point de vue considéré comme le seul valide, impossibilité à questionner des fondements et aspects de la cause défendue, substitution de la pensée par l’acte, impossible accès à la nuance… Ces mécanismes, dont les caractères extrême et hermétique intriguent, laissent apparaître une configuration où, pour le sujet concerné, l’action de militance prévaut largement sur la cause défendue. Analyser la nature de cet investissement, et donc le type de relation à l’objet, a ainsi imposé de considérer la question suivante : quelle relation entre le militantisme dit « extrême » et la passion ?

Propos

Jacques-Louis David, Le serment du Jeu de paume, 1791-92, Musée Carnavalet, Paris

Il ne peut échapper à quiconque que, bien souvent, le militantisme s’exerce avec ardeur, avec fougue, et qu’il peut parfois donner lieu à des attitudes que l’on qualifierait d’extrêmes. Dans une forme précise de militantisme, il semblerait qu’au-delà de seules attitudes, ce caractère « extrême » se retrouve également dans la qualité de l’investissement du sujet pour son militantisme – ce qui a fondé le point de départ de notre propos. Cet article, élaboré à partir de la clinique rencontrée en psychothérapie analytique, à partir d’échanges et expériences personnels, et à partir d’un certain nombre de lectures qui seront précisées au fur et à mesure du développement, consistera à préciser les termes de la relation qu’entretiennent, selon nous, la passion et une forme particulière de militantisme.

Introduction

Le terme « militant » provient du latin militare, signifiant « service militaire », « métier de soldat ». Il fut employé en premier lieu dans un sens théologique pour désigner les membres qui constituaient la milice du Christ. Servant initialement à désigner les fidèles tendant à respecter les préceptes de l’Évangile à travers la lutte menée tout au long de leur vie terrestre contre les tentations, le terme « militant » était employé dans l’expression « Église militante », laquelle se distingue de l’Église triomphante et de l’Église souffrante. Au XVe siècle, « militer » signifie « être soldat ».
À partir du XIXe siècle, le sens du terme « militant » était plus largement employé pour désigner un individu qui milite au sein d’un parti, d’une organisation ou d’un syndicat. Et « militer » signifiait « combattre », employé uniquement au sens figuré. Entre 1872 et 1877, le dictionnaire Littré définit « militant » au sens théologique, mais aussi « dans un sens tout laïque, pour luttant, combattant, agressif ». Entre 1932 et 1935, un militant est défini par le dictionnaire de l’Académie Française selon : « qui lutte, qui attaque, qui paie de sa personne ». Actuellement, et depuis les années 50, le terme « militant » est employé comme faisant référence à des partis politiques et des syndicats.
Le mot « militantisme » n’existe qu’en français, langue où l’on emploie aussi les termes « activisme », « activiste ». Effectivement, ce que nous appelons « militantisme » en français, se traduit en anglais par « activism », en espagnol par « activismo », en italien par « attivismo », en allemand par « aktivismus », etc. L’activisme est défini par le Robert comme une « attitude politique qui favorise l’action directe, voire violente (extrémisme), et la propagande active »[1]. Il n’y a donc que dans la langue française que l’on distingue « militantisme » et « activisme ».
Bien que l’emploi du terme soit récent, le militantisme en tant qu’« attitude de ceux, de celles qui militent activement au sein d’une organisation, d’un parti »[2], ne l’est pas[3].
Issu de l’ajout du suffixe -isme au mot « militant », le militantisme se décline sous différentes définitions selon la source à laquelle on se réfère. Pour certains il désigne l’« attitude des militants actifs dans les organisations politiques ou syndicales »[4], et pour d’autres, « activisme, prosélytisme, zèle dont une personne fait preuve en vue de rallier des personnes à une cause »[5].
Un certain nombre d’observations nous ont mené à distinguer plusieurs formes de militantisme, en ceci que son exercice diffère selon les individus. Notre attention s’est trouvée particulièrement attirée par le militantisme dit « extrême », mais aussi par la relation qu’il pourrait entretenir avec la passion.

L’infime quantité de travaux publiés sur le militantisme en psychanalyse, et la grande indignation causée par ceux qui s’y sont risqués et trouvés par la suite accusés de « psychologisme », semblent indiquer que le psychanalyse est bien le dernier domaine des sciences sociales que l’on ait envie d’entendre sur ce thème. Contrairement à ce pour quoi nous pourrions légitimement nous trouver blâmer, notre propos ne nie pas l’intérêt porté par le militant à la cause qu’il défend, et ne contredit en rien la ou les fonction(s) qu’elle constitue pour lui, ni celles caractéristiques du groupe et de l’appartenance à celui-ci. Au contraire, ces deux plans occupent une place fondamentale dans le militantisme. Étudier les mécanismes psychiques à l’œuvre dans le militantisme ne congédie pas automatiquement le rôle du groupe et celui de la cause défendue pour l’individu. Aussi, dans le souci de privilégier la réflexion et contrer le danger des considérations binaires, il semble pertinent de souligner que l’appartenance au groupe ne démolie pas systématiquement le libre-arbitre et la subjectivité.

1. Caractéristiques du militantisme

La forme de militantisme qui nous intéresse se traduit par un certain nombre de mécanismes qui, tant par leur fonction que par leur forme, viennent questionner la nature de l’investissement du sujet pour son activité de militance. Nos observations ont mené à relever :

  • Un surinvestissement de l’activité, qui conduit à envahir voire effacer les autres pôles d’investissement de l’individu. On retrouve ça dans l’enrôlement pour une cause, qui conduit le sujet à abandonner ses activités et pôles d’intérêt existants jusqu’alors. À la place, à travers un schéma caractéristique de l’adolescence, et/ou évoquant la formation d’un faux-self par l’effacement de l’identité, le sujet s’adapte et se modifie radicalement selon les coutumes et les codes qu’il observe chez les autres membres du groupe (apparence physique et vêtements, dialecte, activités, habitudes, publications sur les réseaux sociaux), et fait coïncider chaque pan de sa vie avec son militantisme.
  • Une tendance à imposer un point de vue considéré comme le seul valide. Loin d’être dans une perspective d’échange, il va jusqu’à proposer « d’éduquer » les autres, considérant par-là que lui seul détient la vérité et sait ce qu’il faut ou ne faut pas faire. Tout à fait inapte au dialogue, il se place, dans une attitude de toute-puissance, au-dessus de l’interlocuteur qu’il considère ignorant. Quand bien même il ne s’y oppose pas, tout commentaire ne s’inscrivant pas dans la direction que poursuit le sujet est d’emblée perçu comme une attaque. Ce fonctionnement s’illustre bien, par exemple, par ce que Pierre-André Taguieff écrit au sujet de Derrida : « Il ne supporte pas la critique, qu’il met au compte de l’ignorance, de la malveillance, de l’incompétence ou de l’inaptitude à la lecture de ses textes »[6].
  • Une impossibilité à questionner des fondements ou aspects de la cause défendue. À côté du fait que la parole de l’autre soit de l’ordre de l’inaudible, le sujet ne fait preuve d’aucune remise en question quant aux principes qu’il défend. Sous l’emprise de certitudes immuables dont nous admettons bien volontiers le caractère défensif, le sujet témoigne d’un manque de souplesse psychique impactant directement sa propre activité de pensée.
  • Une substitution de la pensée par l’acte. Le dialogue n’étant pas au premier plan, la pensée et la réflexion, par conséquent, ne le sont pas davantage. Au contraire, comme nous le verrons dans la suite du développement, l’on assiste à de nombreux recours à l’agir.
  • L’impossible accès à la nuance, qui est en lien avec l’inaptitude au dialogue et à la remise en question. Ce qui prend l’allure d’une abstraction de la nuance ou d’un entêtement, nous apparaît davantage comme un manque d’abstraction de la nuance. En effet, le nuance (au sens de l’altérité) semblant incarner ce qui est de l’ordre de l’intolérable, le sujet se voit dans l’impossibilité d’y faire abstraction. Celle-ci revêtant un caractère insupportable, il peut, pour s’en protéger, la faire disparaître en recourant au clivage.

Ces mécanismes semblent témoigner à la fois d’un investissement narcissique à l’objet, et à la fois d’une configuration dans laquelle, sur le plan psychique, l’activité de militance prévaut sur la cause défendue. Autrement dit, l’investissement – ou surinvestissement – paraît se porter davantage sur le militantisme lui-même, que sur la cause. Le caractère excessif de ces mécanismes marqués par la toute-puissance et l’absence de souplesse psychique, donne lieu à une forme de militantisme que nous qualifions d’opaque et hermétique. Celui-ci semble traduire un fonctionnement rigide, orchestré par une logique duelle du bien ou du mal, du vrai ou du faux, dont la première victime de ce barème tyrannique est bien l’individu qui l’exerce.

2. Expressions de la passion

Les mécanismes et le type d’investissement décrits précédemment évoquent ceux qui caractérisent la passion en ceci qu’ils témoignent, entre autres, d’une place singulière et primordiale accordée à l’objet par le sujet, d’une confusion moi/objet, d’une difficulté rencontrée devant l’altérité, et de recours à l’agir causés par la défaillance des mécanismes d’élaboration secondaire.

  • L’objet : une béquille narcissique

Dans l’état passionnel, caractérisé par un investissement plus narcissique qu’œdipien, l’objet est le seul capable par sa présence de combler le sentiment de solitude du sujet. André Green, dans La folie privée[7], observe à ce propos que l’étayage des soins maternels dans les tout premiers temps de la vie constitue une allégorie de la passion, en ceci que l’objet passionnel est devenu condition indispensable et suffisante de la vie. Cela se traduirait, entre autres, par les angoisses archaïques d’anéantissement et d’effondrement ressenties par le sujet, lorsque celui-ci se heurte à la perte de l’objet.
Ici, par le biais d’un mécanisme qui désigne davantage l’incorporation de l’objet que l’introjection de celui-ci, le moi et l’objet se confondent. De fait, si le sujet perd une partie de son moi, ce sont ses assises narcissiques et identitaires elles-mêmes qui se trouvent directement mises en branle. Didier Lauru écrit à ce sujet que « l’objet de la passion est indispensable au passionné, c’est au-delà du désir que se situe l’objet, quelque part aux confins du besoin et du désir »[8].
Dans cette configuration, l’investissement ne met en jeu ni réciprocité, ni complémentarité, ni altérité, ni distance vis-à-vis de l’objet. Celui-ci est investi comme une béquille narcissique plus que comme un autre à côté de soi. Ici, le sujet cherche réparation, ou ce qu’il n’a pas, dans un autre idéalisé – ce qui implique qu’il doive renoncer à une partie de son narcissisme. En d’autres termes, le sujet attend de l’objet qu’il le restaure dans son image. Et ce fonctionnement caractéristique de la passion semble faire écho à la forme de militantisme que nous décrivons, dans laquelle le sujet fonde la quasi-totalité de son moi dans cette activité investie comme objet dont il semble désormais dépendre.

  • La confusion entre le moi et l’objet

Jean Birnbaum, dans Le courage de la nuance (2021), évoque la situation selon laquelle : « le simple fait d’évoquer un livre pour émettre des réserves à son égard apparaît comme un acte de malveillance : vous dites du mal d’un livre, c’est donc que vous voulez faire mal à son auteur »[9]. À côté d’un évident vécu de persécution, cette citation illustre bien, à mon sens, l’opacité du sujet quant au dialogue, la remise en question ou la critique de certains aspects de la cause qu’il défend. Si le moi et l’objet sont confondus, cet hermétisme ne fait donc pas mystère ; d’une part la critique est perçue comme une attaque, d’autre part si elle est dirigée contre l’objet, alors elle l’est directement contre le moi.

  • Réduction de l’asymétrie

Le militantisme se caractérise, comme sa définition l’indique et comme un certain nombre de mouvements le proposent clairement, par une invitation à rejoindre le mouvement. Dans le cas d’un investissement passionné et extrême de cette activité, il n’est plus question d’invitation, mais d’une injonction à rallier la cause. Celle-ci s’exprime généralement par le fait de condamner et montrer du doigt ceux qui ne rejoindraient pas les rangs ou n’adhèreraient pas aux fondements de la cause.
L’on observe nettement à quel point l’altérité se rapporte à une insupportable asymétrie, par exemple, dans le cas d’un professeur d’université en Master de recherche en psychologie qui, dispensant son cours, fait part à ses étudiants de son refus – en tant que psychologue – de recevoir des patients affirmant appartenir à un parti politique s’opposant au sien, ou affirmant ne pas croire en la psychanalyse. Insupportable asymétrie entre soi et l’autre, que ledit professeur peut aller jusqu’à projeter sur autrui, notamment lorsqu’il évoque le véritable affront que constitue pour un patient de voir son psychologue porter une alliance à l’annulaire quand il le reçoit en séance, « lui renvoyant à la figure toute son hétérosexualité » (dans le contexte où le mariage homosexuel n’était pas encore autorisé).
À côté d’une possible volonté de faire grossir les rangs, nous sommes tentés de supposer que cette énergie employée à tenter de rallier à tout prix l’autre à sa cause, se rapporte à une tentative de réduction de l’asymétrie entre soi et l’autre, c’est-à-dire, faire de l’autre son semblable sinon son identique. Bernard Chouvier parle de « réduction de l’autre au même que soi »[10] pour décrire ce fonctionnement dans lequel il est clair que l’altérité est davantage menaçante que bienvenue.

Les mécanismes à l’œuvre dans le militantisme passionnel nous évoquent une scène écrite par Anatole France dans Les dieux ont soif, où une jeune femme vient solliciter les talents de peintre d’Évariste Gamelin, afin d’obtenir un portrait de son fiancé, volontaire à l’armée des Ardennes. Le peintre ne pouvant exécuter cette tâche sans modèle et ne pouvant donc pas donner suite à la requête de la jeune femme, il lui demande si son fiancé ressemble, en lui désignant, au volontaire qu’il vient de peindre. La jeune femme observe le dessin un instant, et affirme, ravie, que c’est son portrait le plus fidèle. Pierre Citti, dans une note destinée à éclaircir l’intérêt de cette scène, écrit que « le signe est pris pour la chose, la passion n’en demande pas plus », et ajoute plus loin « la parole vaut l’action, l’affirmation réalité »[11].

3. « Il faut agir ! »

Dans la passion telle que nous la désignons, l’on observe également une tendance pour le sujet à se trouver en proie à des débordements pulsionnels difficilement traitables, témoignant par-là d’une défaillance de ses mécanismes d’élaboration secondaire. Cela implique alors le nécessité d’une décharge immédiate des pulsions dans l’agir – le passage à l’acte.
Dans le militantisme, « agir » est au premier plan, comme en témoignent les slogans – « il faut agir ! » – ou la définition elle-même du terme.
En psychanalyse, rappelons-le, un agir désigne la substitution de la pensée par l’acte. Nous l’entendons au sens des « acting out directs », notion proposée par Michel de M’Uzan, qui désigne la nécessité de la décharge, la prévalence de l’économique, la pauvreté du symbolique et la valorisation du perceptif. Ces acting out se distinguent de ceux « indirects » qui s’inscrivent dans le champ de la réalisation libidinale, dans la recherche répétée de plaisir[12]. Et dans le cas où le militantisme exprime une forme de passion, il semblerait « qu’agir » ne se réfère non plus seulement à la seule action de militance, mais aussi au sens psychanalytique du terme.

  • Violences

Les agirs ne sont pas rares dans le cas du militantisme que nous qualifions d’opaque et hermétique, et se traduisent de multiples manières et à des degrés différents.
Ces agirs semblent s’exprimer notamment dans le précédent exemple du professeur d’Université, dans des prises de paroles prônant la haine envers ceux qui n’adhèrent pas (même s’ils ne s’y opposent pas) au mouvement, ou encore dans les violences donnant lieu à des agressions de tous types et à la dégradation et la destruction de biens publics ou privés. Dans ces contextes, la prévalence de l’agir sur la pensée est nettement observable, et souvent, n’entretient aucun rapport direct avec la défense de la cause. Ici, il est clair que l’agir sert en premier lieu le sujet lui-même, en ce sens qu’il permet la décharge d’un débordement pulsionnel – le plus souvent au détriment de la cause défendue, par ailleurs. L’on pense ici aux témoignages de certains militants que nous avons rencontrés lors des manifestations des Gilets Jaunes à Paris, qui déploraient les abus et la violence de certains membres du cortège – abus et violence défigurant le message initial du mouvement, et auxquels ces militants ne souhaitaient pas être associés.

  • Inaptitude au dialogue

L’agir au sens de la substitution de la pensée par l’acte se traduit également dans le rejet de l’échange, de la remise en question, et du dialogue. Mais « le rejet rend impossible toute étude un peu départie de passion »[13] écrit Marin de Viry, ce qui éclaire l’idée selon laquelle « l’étude » dans ce type de militantisme consiste davantage en une construction de certitudes dont la remise en question est de l’ordre de l’intolérable pour le sujet. Mais l’aptitude au questionnement et à l’approfondissement est une condition indispensable au dialogue et à l’échange. S’éclaire alors davantage l’exercice du barème « bien ou mal » évoqué en introduction.
L’action (de militance, donc) s’exerçant largement au détriment de la pensée, l’expression « il faut agir ! » semble prise au pied de la lettre en ceci qu’il n’est plus question de penser, mais uniquement d’agir. Ici, le sujet, de même que Derrida, pour Pierre André Taguieff, « affirme, déconstruit, dévoile, rejette, méprise, mais il ne discute pas et ne recherche pas le dialogue »[14].

  • Prévalence du militantisme sur la cause

D’autre part, l’hypothèse de la prévalence, sur le plan psychique, de l’action de militance sur la cause semble tout à fait assumée dans l’article « Le militantisme : qu’est-ce que c’est ? », publié dans la rubrique « types de bénévolat » du site infos-jeunes.fr[15]. On y lit : « Vous souhaitez militer mais vous ne savez pas par où commencer ? Voici plusieurs pistes pour trouver l’engagement militant qui vous correspond ». Il est alors suggéré de se poser les questions suivantes : « Pourquoi je souhaite militer ? », « Quelles sont les causes qui me parlent ? », « Quelles sont les actions que je pourrais mener ? ».
Autrement dit, il est sous-entendu ici que l’on aurait d’abord envie de militer, et qu’ensuite seulement il s’agirait de trouver une cause pour le faire. Ce procédé, qui, admettons-le, se situe à l’opposé de la logique à laquelle l’on se serait légitimement attendu, témoigne bien de l’existence de configurations où le militantisme s’exerce dans une visée qui s’éloigne de la seule défense de la cause. L’on peut tout à fait supposer que l’appartenance à un groupe, ou encore autre chose, motivent l’envie de militer ; mais cela ne contredit pas l’hypothèse selon laquelle le militantisme peut se décliner sous des formes où la cause défendue figure au second plan, malgré la conviction selon laquelle, pour le sujet, elle occuperait le premier plan.

4. Passivité

L’agir induisant l’« activité », l’on ne peut passer à côté de la question de la passivité. Les organisations psychiques caractérisées par un investissement passionnel donnent à se questionner sur la qualité des objets internes du sujet, et par conséquent, sur la petite enfance, la qualité des relations aux premiers objets, le développement psycho-affectif, la nature des angoisses et celle des mécanismes de défense, etc.
Christophe Traïni, dans son article « Pourquoi militer ? » publié dans la revue Sciences Humaines, écrit qu’« il faut s’interroger sur les différentes manières dont le militantisme de solidarité prolonge des sensibilités que les acteurs doivent à leurs parcours antérieurs »[16]. En effet, sauf par paresse intellectuelle ou par crainte de ce qui peut se révéler, l’on ne peut laisser en suspens la question de l’influence de l’histoire personnelle du sujet sur les motivations à militer et sur la fonction qu’occupe pour lui la cause qu’il défend.

La clinique rencontrée en psychothérapie analytique nous amène à supposer que, pour certains sujets, le militantisme peut constituer une issue, c’est-à-dire un déplacement opéré pour contenir une insécurité interne et à la fois adresser son agressivité à un objet dont la contenance et la sécurité n’ont pas été intégrées. Ici, par le biais d’un retournement de l’une en l’autre, l’on estime que cette activité aurait pour fonction d’éviter un état de passivité bien connue et subie par le sujet dans son histoire.
De manière générale, les causes dont s’investit le militantisme sont destinées à défendre et protéger des objets, qualifiés par les militants comme négligées, violentées, rejetées, isolées, vulnérables. Christophe Traïni identifie lui-même des militantismes « qui se proposent de défendre le sort des ”malheureux” incapables de se révolter eux-mêmes : étrangers, demandeurs d’asile, minorités opprimées, exclus et autres ”sans voix” »[17]. Partant de là, l’on suppose que le sujet s’identifie à l’objet qu’il défend, en ceci qu’il a partagé – et partage sans doute encore – avec lui la même vulnérabilité. Au-delà de la seule identification, il semble opérer un véritable déplacement psychique sur cette cause. C’est en ce sens que, sur un plan peut-être plus inconscient ou préconscient, la cause défendue apparaît comme ayant un sens et une fonction pour lui. Alors, l’on peut faire l’hypothèse selon laquelle être « sans voix », incapable de se défendre, de se révolter soi-même, révèle une condition qui lui est véritablement familière.

La ferveur caractéristique du type de militantisme étudié ici évoque une urgence à rendre justice, à protéger, à défendre, à faire valoir des droits jugés légitimes. C’est là que s’esquisse encore davantage l’hypothèse d’un déplacement opéré par le sujet sur la cause défendue, et d’une projection sur l’objet estimé « dominant » par le mouvement militant. Dans cette perspective, il est à supposer que plus le militantisme est ardent et passionné, plus la fragilité est importante, et grande est la souffrance liée au vécu d’insécurité connu par le sujet dans son histoire. Par ailleurs, les extrêmes auxquels donne lieu le militantisme d’ordre passionnel semblent revêtir, comme certains cas de violences extrêmes étudiés par Claude Balier, « un caractère impulsif ou un besoin impérieux, comme une réponse de survie à une atteinte narcissique de l’ordre de l’effondrement (« agonie primaire » de Winnicott) »[18].

Conclusion : les limites

Recours à l’agir, débordement pulsionnel, investissement narcissique, insécurité interne, confusion moi/objet… les mécanismes que nous supposons à l’œuvre dans le militantisme passionnel posent immanquablement la question des limites. Celles-ci – entendues sur le plan intrapsychique et dépendant de l’intégration par le sujet d’une fonction suffisamment contenante, rassurante et étayante – apparaissent ici poreuses et fragiles, presque absentes.

En apparence, notamment à travers des attitudes manifestement vindicatives et toutes-puissantes, tout pousse à croire que le sujet déborde d’assurance. La clinique révèle cependant chez les patients concernés un rapport hésitant à l’identité qui se traduit par une faible estime de soi, une difficulté à faire valoir sa subjectivité, des craintes d’envahissement et d’intrusion particulièrement marquées, une difficulté à se tenir et à tenir l’autre à la bonne distance, une recherche incessante d’identifications poussant au mimétisme (voire au faux-self), un profond sentiment de solitude (laquelle n’est pas gérable et revêt un caractère davantage angoissant qu’unifiant psychiquement), jusqu’à ce que par le biais de la psychothérapie analytique, un travail de réappropriation du Moi couplé à un renforcement de la sécurité interne soit entrepris. Dans plusieurs cas, a également éclos la possibilité d’une élaboration de la fonction qu’occupe le militantisme pour le patient, donnant lieu à une réévaluation de son investissement dans celui-ci. La cause défendue n’est pas forcément abandonnée par le sujet ; elle revêt cependant un caractère moins passionnel et obsédant, en ce sens que ce qui avait initialement été déplacé sur celle-ci, est désormais connue de lui.
Dans le discours, les sujets concernés par le militantisme passionnel estiment tout à fait légitime d’aspirer à faire valoir un certain nombre de droits, et dénoncent avec ardeur le caractère intolérable des inégalités relatives aux causes qu’ils défendent. Cependant – et c’est ce qui a fondé le point de départ de nos hypothèses sur la fragilité du narcissisme et le déplacement sur un objet externe – ils ne s’arrogent pas eux-mêmes certains droits qui leur reviennent, et s’enlisent dans une forme de passivité vis-à-vis d’autrui (particulièrement les proches) qui crée une « inégalité » entre soi et l’autre. Ces sujets ne s’emparent pas de leur légitimité à imposer leur subjectivité, alors ils s’évertuent à faire valoir celle de l’objet externe sur lequel ils ont projeté une partie de leur moi. En d’autres termes, ces sujets, de manière tout à fait inconsciente, exercent sur eux-mêmes des mécanismes qui s’apparentent à ce qu’ils jugent répréhensible et intolérable de la part de ceux qu’ils désignent comme les « dominants ».
Le thème de l’identité n’est pas directement abordé par le patient, dans les premiers temps de la psychothérapie, mais il se manifeste à travers des angoisses concernant l’avenir, le sens de l’existence, le but de la vie. Ces patients, en proie à d’importantes angoisses de perte et d’abandon, se voient continuellement contraints de « se chercher », expression qui évoque immanquablement la célèbre formule de Winnicott selon laquelle « se cacher est un plaisir, ne pas être trouvé est une catastrophe ».[19]

Le type de militantisme dont nous proposons l’analyse semble exprimer autant une forme de passion qu’une recherche de limites. C’est en partie en ce sens que la fonction du groupe n’est pas négligeable ; la quête d’appartenance à un groupe est à souligner en ceci que le groupe offre la possibilité de s’identifier, mais aussi d’appartenir – et de trouver un cadre – lequel offre une fonction rassurante et contenante.
Par ailleurs, dans L’univers contestationnaire (1969), Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel ont proposé l’hypothèse selon laquelle les militants de mai 68 tendaient à « abolir l’ordre du père, c’est-à-dire la paternité, la filiation, la famille et tous ses dérivés », et se sont vus lourdement critiqués pour cela. Si, au regard de certains, cette hypothèse est apparue comme rigide et faisant fi de toute nuance, faut-il y répondre de manière rigide et sans nuance ?
Aussi, en ce qui concerne le militantisme passionnel, la question du père symbolique ne nous apparaît ni absurde, ni hors de propos. La grande majorité des organisations de militances œuvrent à s’opposer sinon destituer des figures dites « dominantes » – c’est-à-dire des instances dirigeantes, qui déterminent le cadre. Paraît-il si grotesque de proposer que la fonction paternelle, telle qu’elle est décrite par Lacan, soit-elle aussi visée par ces offensives ?
Et dans le cas où ces attaques s’assimilent à la quête inconsciente du petit enfant pris dans son illusion de toute-puissance, ne voit-on pas plus nettement se dessiner une recherche de limites dans le militantisme passionnel ? Peut-on supposer que, pour certains, l’enjeu inconscient ou préconscient d’un tel militantisme consiste en la confrontation et l’intégration de ce qui s’apparente à une fonction paternelle (sur un plan symbolique) encadrante, rassurante, castratrice au sens de structurante, et limitante ?
Ces questionnements, et bien d’autres, restent pour le moment en suspens. Mais ce qui pour l’heure constitue notre développement met en lumière une chose : dans le militantisme passionnel, la demande du sujet n’est pas à prendre pour ce qu’elle donne à voir. Et dans le cadre précis de cette passion, l’on suppose qu’en l’absence de limites, on milite.

Charlotte Lemaire – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] https://dictionnaire.lerobert.com/definition/activisme

[2] https://dictionnaire.lerobert.com/definition/militantisme

[3] En cas de doute, se référer à la Révolution Française, ou à la lecture de Les dieux ont soif (1912) de Anatole France.

[4] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/militantisme/51437

[5] https://fr.wiktionary.org/wiki/militantisme

[6] Pierre-André Taguieff, Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory, H&O, 2022, p. 186

[7] Green A. (1983), La folie privée. Psychanalyse des cas limites, Gallimard.

[8] Lauru D. (2004), « Ouverture à la passion », Revue méditerranéenne 2004/I (n°69), p. 35 à 44, ÉRÈS.

[9] Birnbaum J. (2021), Le courage de la nuance, p. 48, SEUIL.

[10] Chouvier B. (1982), Militance et inconscient, p. 9, Presses Universitaires de Lyon.

[11] France A. (1912), Les dieux ont soif, p. 45, édition de Pierre Citti, Le livre de poche, classiques.

[12]Balier C., « La psychanalyse et les agirs », site internet de la Société Psychanalytique de Paris :
https://www.spp.asso.fr/textes/la-psychanalyse/la-psychanalyse-et-les-agirs/

[13] Entretien de Marin de Viry par Amaury Coutansais-Pervinquière, « Exécution de Louis XVI : ”La France est fière de ses violences politiques” », pour le Figaro : https://www.lefigaro.fr/vox/societe/execution-de-louis-xvi-la-france-est-fiere-de-ses-violences-politiques-20230121

[14] Taguieff P.-A. (2022), Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory, p. 186, H&O.

[15] Site : https://www.infos-jeunes.fr/sengager/sengager-comme-benevole/types-de-benevolats/le-militantisme-quest-ce-que-cest

[16] Traïni C. (2011), « Pourquoi militer », Revue Sciences Humaines, n°225.

[17] Ibid.

[18] Balier C. (date inconnue), « La psychanalyse et les agirs », site de la Société Psychanalytique de Paris.

[19] Winnicott D. W. (1975), Jeu et réalité, l’espace potentiel, Folio Essais (2002).

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Un sentiment de culpabilité

Charlotte Lemaire – Décembre 2022

« Dans les registres de la culpabilité, de l’infériorité et de la honte […] développer ses perfections est un impératif aussi insistant que l’impératif qui exige notre dévouement à autrui. »
Jacques Goldberg[1]

Résumé

Vincent van Gogh, À la porte de l’éternité, 1890, musée Kröller-Müller d’Otterlo, Pays-Bas.

L’indistinction « culpabilité/sentiment de culpabilité », si couramment admise, fonde le cœur de notre propos en ceci qu’elle met en lumière, chez le sujet concerné, une véritable croyance d’être coupable et non plus le sentiment de l’être. Enserré par un Surmoi on ne peut plus rigide et tyrannique, le sujet se sent « enfermé », « immobilisé », « coincé », mais ne semble pas reconnaître, dans un premier temps, l’influence exercée dans cette situation par son propre sentiment de culpabilité. S’esquisse alors un vécu particulier, où le sujet se vit comme s’il risquait à tout moment de se sentir coupable, comme s’il était continuellement au bord, à la frontière de cette culpabilité.

Introduction

De nombreuses théorisations s’inscrivant dans une approche psychodynamique du fonctionnement psychique attribuent à la culpabilité un rôle central au sein de celui-ci. Dans la théorisation freudienne, la culpabilité est perçue dans un premier temps comme impliquée dans l’apparition d’un certain nombre de symptômes, et sera dans un second temps seulement associée au surmoi. Cette instance psychique, introduite par Sigmund Freud en 1923[2], se constitue à l’issue du complexe d’Œdipe par le biais de l’intégration par l’enfant des exigences et interdits parentaux. Le surmoi protège le moi de pulsions assimilées comme interdites et désormais refoulées, en s’érigeant comme instance de la morale, instance juge voire punitive. Le sentiment de culpabilité est alors « la punition qui, dans le moi, correspond à cette critique [de la part du surmoi] »[3] ; il est donc généré par la critique et le jugement adressés au moi par le surmoi.
Le Larousse de la psychanalyse[4] définit le sentiment de culpabilité de la manière suivante : 
Conscience douloureuse d’être en faute consécutive ou non à un acte jugé répréhensible ; postulée également sous forme inconsciente pour rendre compte de diverses conduites obsessionnelles, délinquantes ou d’échec ainsi que de certaines résistances à la guérison.
Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis[5] proposent sensiblement la même définition, à ceci près qu’il est précisé que :
(…) le mot sentiment ne doit être employé qu’avec réserve dans la mesure où le sujet peut ne pas se sentir coupable au niveau de l’expérience consciente.
Le sentiment de culpabilité est donc protéiforme, et implique des enjeux et destins différents selon l’individu. Notre intérêt se porte ici sur une forme toute particulière de culpabilité, observée dans le cadre de certaines psychothérapies analytiques, et qui fonde le point de départ d’une recherche plus dense qui ne sera pas traitée dans cet article. Il s’agira de présenter, à partir de nos observations cliniques, ce qui caractérise ce sentiment de culpabilité et d’en préciser les fonctionnements.

Dans un souci de précision, l’emploi de l’expression « sentiment de culpabilité » est préféré à celui de « culpabilité » en ceci qu’il s’agit d’affects, d’impressions, de ressentis de la part du sujet, mais que bien souvent ce dernier ne se trouve effectivement pas coupable de ce qu’il juge répréhensible.
Pourtant, l’on entend bien plus fréquemment parler de « culpabilité » que de « sentiment de culpabilité », et le sens de cette indistinction mérite que nous nous y attardions. On peut supposer que cette dernière se justifie par un simple raccourci syntaxique – explication assez pauvre pour quiconque travaille à partir de la théorie psychanalytique –, ou alors, qu’elle suppose une véritable croyance et non plus une conscience d’être coupable – comme le propose la définition ci-dessus.
L’indistinction de ces deux expressions ne nous paraît donc pas anodine, d’une part parce qu’elle renseigne sur le degré de conviction du sujet d’être coupable de l’acte qu’il juge répréhensible. D’autre part, parce que nous observons des effets non-négligeables chez le sujet lorsqu’il opère la distinction « culpabilité/sentiment de culpabilité » – nous reviendrons dessus.

Caractéristiques du sentiment de culpabilité

Les caractéristiques présentées ici résultent d’un travail de synthèse élaboré à partir de la clinique rencontrée dans les tous premiers temps de la psychothérapie analytique d’un certain nombre de patients. 
Le sentiment de culpabilité que nous décrivons est vécu et ressenti consciemment par le sujet.
Celui-ci ne se sent pas continuellement coupable, mais se vit comme s’il risquait à tout moment de l’être, comme s’il était toujours au bord, à la frontière de cette culpabilité. Ce qui est constant, ce n’est donc pas le sentiment d’être coupable mais la menace de l’être.
Le sujet ne remet pas en question cette menace de culpabilité. Au contraire, vivre avec est tout bonnement admis. Il semble avoir appris à s’en accommoder, et appréhende chaque situation en composant de manière à éviter de glisser vers la culpabilité.
Au premier abord, l’on peut supposer que le sentiment de culpabilité que nous décrivons s’apparente à celui mélancolique. Cependant, dans la mélancolie, la culpabilité ne prend pas la forme d’un ressenti mais d’une conviction. Un sentiment d’indignité a envahi le sujet mélancolique, lequel se répand en autodépréciations morbides et en auto-accusations. Ce vécu perpétuel et sans appel, qui peut pousser le sujet au passage à l’acte suicidaire tant il est empreint de pulsion de mort, traduit pour Sigmund Freud une identification du moi à l’objet d’amour, de sorte que la mélancolie apparaît comme un deuil sans objet où « on ne peut pas clairement reconnaître ce qui a été perdu »[6].
Dans le cas de la personne sujette au sentiment de culpabilité particulier qui fait l’objet de cet article, la différenciation moi/non-moi est opérée, bien que parfois fragile. Par ailleurs, on assiste à certains moments d’auto-reproches et de faible estime de soi, mais cette autodépréciation n’est pas constante. Autant que le sentiment de culpabilité, comme décrit plus haut, l’autodépréciation ne colore pas de manière permanente le regard porté sur le moi. Aussi, le sentiment de culpabilité que nous décrivons se distingue de celui caractéristique de la mélancolie en ceci qu’il met en jeu un conflit et non pas un clivage entre deux instances psychiques.

À la différence de qui est observable dans les organisations obsessionnelles, le sujet n’est pas demandeur d’être délivré de ce sentiment de culpabilité dans un premier temps. Le plus souvent, lorsqu’il arrive en psychothérapie, il est en effet préoccupé par un conflit qui l’anime depuis un certain temps et dont il ne parvient pas à se défaire, malgré d’intenses réflexions. Ce conflit se situe entre le surmoi et le moi, et génère en lui une intense frustration. Pour la première fois, le sujet semble vouloir agir en faveur de son moi, mais le devoir dont il se sent investi l’en empêche. Cela peut prendre les formes suivantes :
« Je ne suis plus heureux dans mon couple, mais je ne peux pas quitter mon partenaire, ça lui ferait de la peine. » 
« Je veux changer de travail, mais je n’ose pas démissionner parce que mon patron a besoin de moi. » 
« J’aimerais déménager, mais je ne peux pas laisser mon colocataire tout seul car il ne supporte pas la solitude. »
Dans ces situations, le sujet ne se plaint pas de son sentiment de culpabilité, mais de celui d’être bloqué, coincé, immobilisé dans une situation insatisfaisante à laquelle il ne trouve aucune issue.
L’hypothétique culpabilité ressentie dans le cas où il dérogerait à ce qu’il pense être son devoir envers autrui empêche toute possibilité de mouvement. À ce propos, l’emploi des termes « bloqué », « empêché », « piégé », « enfermé », mérite que l’on s’y attarde en ceci qu’ils supposent d’emblée l’action de quelque chose ou quelqu’un sur celui qui les emploie. Ils sont le résultat de l’action d’un objet ; l’on est effectivement piégé ou empêché par quelque chose en général, et ce champ lexical suppose déjà une forme de passivité chez le sujet se décrivant en ces termes.
Mais bien qu’il en souffre, cette situation nous évoque cependant une possible évolution : là où il y a conflit, il y a de la (pulsion de) vie.

Parallèlement, cet immobilisme génère dans le meilleur des cas une agressivité non dissimulée, bruyante. Le sujet culpabilise de s’agacer contre autrui, de perdre patience, mais « c’est plus fort que [lui] ». Nous supposons que cette agressivité envers l’autre, résultat d’une frustration difficilement tolérable, s’érige en révolte contre la passivité qui menace le sujet ; il y a là une urgence de ne pas se laisser totalement passiver en refusant ardemment de se placer à l’endroit où l’autre l’attend.
Cette agressivité, autant que le conflit précédemment évoqué, témoigne d’une pulsion de vie qui se maintient, empêchant le sujet de glisser vers une forme totale et intolérable de passivité. Nous pouvons entendre ici que cette dernière, autant que la frustration, fut trop souvent connue par le sujet au cours de son histoire. Finalement, le moi proteste et tente de résister à la tyrannie d’un surmoi qui a tendance à l’enserrer. Aussi, ces dernières caractéristiques permettent de distinguer le fonctionnement psychique que nous décrivons, de ce qui est à l’œuvre dans les personnalités as if ou en faux self.
D’autre part, l’agressivité peut être entendue ici comme une défense contre la manifestation d’une forme de dépressivité – laquelle serait au contraire la bienvenue. Le sujet se sent manifestement coincé dans un dilemme résultant d’un conflit entre le moi et le surmoi, mais l’on peut penser qu’il est bel et bien bloqué dans ce qu’il ne soupçonne pas consciemment : une position dépressive[7]. L’impossible dépassement de cette position a pour effet de garder le sujet dans la culpabilité d’abîmer (décevoir) l’objet (l’autre) par ses attaques (ne pas répondre à ce qu’il pense être les demandes de l’autre).
Une dernière caractéristique on ne peut plus révélatrice de la tyrannie du surmoi, réside dans le fait que l’insatisfaction générée par la situation dans laquelle se trouve le sujet s’avère elle-même culpabilisante. Les plaintes précédemment citées sont invariablement suivies d’auto-accusations telles que :
« Je n’arrive pas à me satisfaire de ce que j’ai, alors que je dispose de tout pour être heureux. »
Cette particularité mérite d’être soulignée en ceci qu’elle suppose que le devoir dont se sent investi le sujet s’étend jusqu’à un devoir de satisfaction. D’emblée, elle pose la question suivante : « tout pour être heureux » selon qui ?

Origines du sentiment de culpabilité

« La complexité de ces cas réside dans le mode atypique dont ils constituent leur surmoi ; ils ont intégré les interdits parentaux dans la peur et l’angoisse, leurs exigences sans souci de réciprocité, sans bénéfice personnel, sans reconnaissance aucune. Si leur conscience morale les inhibe en toute circonstance, c’est comme dit Freud, ”qu’une partie de leur moi s’oppose à l’autre, la juge de façon critique et pour ainsi dire, la prend pour objet”. »
Gisèle Harrus-Révidi

 Le sujet qui fait l’objet de notre étude semble partager un certain nombre de similitudes avec l’enfant-adulte décrit par Gisèle Harrus-Révidi[8]. Dans une telle situation, il est à supposer qu’un réinvestissement du moi est nécessaire – et c’est bien justement la qualité de cet investissement qui constitue le noyau de la problématique.
Aussi, au regard des caractéristiques évoquées précédemment, il est indispensable de s’interroger sur la solidité du narcissisme du sujet culpabilisé. Une telle mise à disposition du moi pour autrui suppose en effet que le narcissisme manque d’épaisseur. Celui-ci semble avoir été abîmé, et/ou insuffisamment investi et déployé auparavant dans l’histoire du sujet, et n’aurait pas trouvé réparation ensuite.

La clinique à partir de laquelle nous avons identifié ce sentiment de culpabilité a mis en évidence un fonctionnement familial singulier qui semble avoir marqué l’enfance du sujet, endommageant inévitablement son narcissisme.
Pendant l’enfance, le narcissisme semble avoir davantage servi d’étayage à l’objet qu’au moi propre. Le processus selon lequel le moi est mis au service de l’autre à l’âge adulte se retrouve donc très tôt dans la vie du sujet. Il est repérable notamment à travers les efforts déployés pour satisfaire et rendre fiers les objets parentaux, dans l’application à ne pas décevoir, fatiguer, irriter, ou encore dans la grande préoccupation pour l’état de santé physique et/ou psychologique des objets parentaux – tous ces mécanismes se manifestant de manière excessive.
Dans cette situation, le narcissisme de l’enfant est employé à réparer et étayer celui de l’adulte ; il n’est pas mis au service du moi propre. Implicitement ou non, quelque chose est attendu de l’enfant, et ce dernier ne l’a que trop bien compris. En effet, dans une visée qui se rapproche de celle caractéristique de la tentative de réanimer la mère morte[9], l’enfant – forcé – s’enrôle dans ce qui lui est sommé d’incarner pour l’objet parental. Pleinement investi dans son devoir, il se sent envahi d’un intense sentiment de culpabilité dès lors qu’il « échoue » – et l’objet vis-à-vis duquel il est enrôlé ne manque généralement pas de le lui faire savoir. « Les systèmes de valeur sont là, on les lui a communiqués dès le départ, ce sont des interdits, des devoirs et jamais de droit » écrit Gisèle Harrus-Révidi au sujet de l’enfant « déjà grand tout petit ». Elle poursuit : « La menace de châtiment plane dès qu’il se montre désirant ; nul n’est désireux de son désir »[10].

Au fil du temps et de l’intégration par le sujet d’un certain nombre d’interdictions et de devoirs, c’est le surmoi qui se chargera de le rappeler impitoyablement à l’ordre dès lors qu’il sera tenté d’emprunter un chemin différent de celui de sa mise au service envers autrui, et ce, par le biais d’un lourd sentiment de culpabilité. Adulte, le sujet s’investi alors de la même mission envers autrui, et il semblerait que ce ne soit pas tant par souci de l’autre – comme il le croit premièrement – mais bien davantage par crainte du jugement du surmoi.
Il a été observé qu’une autre conséquence de ces types de relation à l’objet et au moi réside dans le développement chez le sujet devenu adolescent puis adulte, d’un souci de performance accru. Dans cette perspective, l’expression selon laquelle « à l’impossible nul n’est tenu »[11] ne le concerne en rien ; c’est bien l’inverse exigé par l’idéal du moi, « instance de la personnalité »[12] qui correspond au « modèle auquel le sujet cherche à se conformer »[13]. Cet idéal du moi est si haut– et c’est là que s’exerce toute la cruauté et la tyrannie – qu’il n’offre pas la possibilité au sujet de s’y conformer, ni de s’en rapprocher un tant soit peu.
Le droit à l’insouciance et l’investissement des objets parentaux dans le développement affectif de l’enfant ne semblent donc pas figurer au premier plan des premières années de la vie. En réponse, l’on assiste alors à l’accélération du développement de l’activité intellectuel de l’enfant, donnant lieu dans certains cas au déploiement d’une hypermaturité[14]. Adulte, le plan intellectuel semble très investi – se confondant parfois avec un surinvestissement obsessionnel de l’activité de pensée – et le plan affectif impose au sujet un certain nombre de difficultés, comme on l’a vu précédemment.
Le moi propre, peu investi par le sujet, apparaît souvent méconnu de lui. Cela a pour conséquence tantôt que le sujet s’inscrive à répétition dans des relations ou des activités qui s’avèrent finalement insatisfaisantes, tantôt que la solitude soit subie et angoissante plutôt que nécessaire, étayante, et satisfaisante.
La biographie du sujet renseigne donc sur un point fondamental : le moi a toujours été implicitement conçu par lui comme devant se trouver au service de l’autre, et non pas comme une entité à privilégier. Il est habitué à prêter une attention particulière à l’autre, à en faire dans bien des cas une priorité sur soi, bien que cela se fasse à ses dépens. De fait, la seule idée de faire passer le moi propre avant l’autre n’est pas chose facile, et génère chez lui l’impression d’un manquement, d’une négligence, voire d’un acte jugé « malveillant ».
Finalement, dans l’organisation psychique marquée par ce sentiment si particulier de culpabilité, le moi n’est pas une priorité pour le sujet, précisément parce qu’il n’en a jamais véritablement été une.

Visées du travail analytique

Le processus analytique tend à déplacer l’objet initial des questionnements, tout en relançant et redynamisant l’activité de pensée. Dans le cas du sujet témoignant du sentiment particulier de culpabilité que nous présentons, l’activité de pensée est mise à l’arrêt par l’impossible résolution du conflit qui s’impose à lui. Inlassablement, le sujet tord dans tous les sens le dilemme qui incarne l’objet de sa demande de psychothérapie. Ne parvenant pas à trouver d’issue qui à la fois ne défavorise pas l’objet à l’égard duquel il se responsabilise, et à la fois évite au moi de se sacrifier, il s’enlise dans l’immobilisme.
En première instance, l’attention du sujet est donc davantage portée sur la résolution du dilemme qu’il rencontre manifestement, que sur le sentiment intense de culpabilité qui le traverse et le tyrannise invariablement dès lors qu’il déroge à l’une des règles fondamentales qui le régissent psychiquement : mettre son moi au service de l’autre. Il sait, mais un positionnement différent vis-à-vis de l’autre est inenvisageable.

Le travail analytique doit permettre au sujet l’élaboration du sentiment de culpabilité particulier autour duquel il est organisé. Cela implique qu’il en prenne toute la mesure et qu’il identifie le caractère invalidant de celui-ci.
Le sujet a conscience de ce sentiment de culpabilité et soupçonne que ce dernier l’entretient dans l’immobilisme dont il se plaint, mais ne paraît pas en évaluer toute la portée. Mais l’on admet aisément que se pencher sur les origines et les rouages de ce vécu de culpabilité fasse gronder ce qui pour lui s’apparente à une menace : celle d’une conscientisation de l’intolérable passivité subie auparavant dans son histoire.
Si le psychothérapeute amène le sujet à faire le récit d’expériences similaires au dilemme qui l’anime, ce dernier va, petit à petit, associer les unes aux autres différentes situations culpabilisantes. Dans un premier temps, le sujet les expose mais n’en dit rien. Et s’il tente de le faire, il situe l’origine de ces conflits dans la demande elle-même de l’autre, ou dans son incapacité à se satisfaire de ce qu’il a.
Dans cette organisation psychique, nous l’aurons compris, la demande de l’autre occupe une place primordiale, et la projection apparaît comme l’un des mécanismes récurrents employés par le sujet. Ici, la projection peut apparaître comme le signe d’un clivage psychique, mais elle incarne surtout la conséquence et la transformation à l’âge adulte, d’une hypervigilance quasiment constante pendant l’enfance. À cette époque de sa vie, le sujet-enfant n’aurait eu d’autres choix que de recourir en permanence à la déduction, à l’interprétation, et à l’intellectualisation pour donner du sens à ce qui n’en a pas, et pour échapper à l’incohérence et/ou à ce qui s’apparenterait à une confusion de langues[15].
L’auto-accusation du sujet quant à son incapacité à se satisfaire de ce dont il dispose, elle, apparaît comme le corolaire de son narcissisme abîmé. En effet, la clinique met en évidence un vécu selon lequel il faut déjà s’estimer heureux d’être entouré des proches qui entourent, ou encore de mener la vie menée. L’existence est conçue à partir de l’idée selon laquelle il faut payer pour mériter ; mais même lorsqu’il a payé, le sujet ne conçoit pas forcément mériter. Son sentiment d’illégitimité se traduit par un doute : celui d’une réussite indépendante de sa propre implication, qui serait peut-être dû au hasard ou à la chance.

Le sujet fait donc du psychothérapeute le dépositaire de ses vécus culpabilisants dans un premier temps, mais n’élabore pas l’argument selon lequel ce n’est ni son incapacité à se satisfaire de ce qu’il a, ni la demande de l’autre qui incarnent le nœud du problème, mais plutôt son intarissable sentiment de culpabilité.
Cependant, bien qu’il n’en dise rien dans un premier temps, le récit d’une expérience culpabilisante mène invariablement à une autre, et ainsi de suite. Cela suppose d’emblée qu’il a conscience de l’anormalité, si on peut le dire ainsi, de ces situations. Puis parallèlement, au fil de ses récits, il voit s’imposer à lui le constat d’un sentiment de légitimité chancelant.
C’est précisément à ce moment qu’il y a un intérêt particulier à demander, de manière tout à fait anodine au détour du récit d’une énième situation culpabilisante : de quoi êtes-vous effectivement coupable ?
À cet instant, le temps se suspend, le sujet marque une pause, reste silencieux, tout surpris qu’il est par la question, mais moins que par la réponse qui lui vient spontanément : rien.
C’est à partir de là qu’il semble pertinent de lui verbaliser la distinction entre « sentiment de culpabilité » et « culpabilité », laquelle, nous l’avons vue précédemment, est loin d’être admise.

Le travail analytique doit mener le sujet à un réinvestissement du moi, à en faire une priorité sur l’autre. Ce processus est coûteux, bien sûr, et ne se fait pas sans un certain sentiment de culpabilité. Il n’a jamais été automatique de se faire passer en premier, et ne l’est pas plus à cet instant. La remise au contact du sujet avec son monde interne est longue et fastidieuse, d’autant plus qu’elle nécessite le désinvestissement partiel de l’objet, par le biais d’une plus grande distance psychique à prendre avec lui. Et cela a pour effet de susciter chez le sujet une crainte particulière : celle de ne plus être aimé. Quoi que manifestement honteux de l’admettre, il le verbalise cependant de manière claire. En effet, que restera-t-il à aimer ? 
Le sujet apparaît cependant ambivalent ; il craint de perdre l’amour de l’autre, mais ne semble pas adhérer complètement à l’idée selon laquelle il serait aimé exclusivement pour ce qu’il a à donner à l’autre.

À côté du travail de remémoration, de perlaboration, de quête de sens, d’associations entre éléments du passé et du présent, la psychothérapie analytique tend, dans le cadre du réinvestissement du moi désigné ici, à permettre au patient d’élaborer un système de jugement et de réflexion qui lui est propre. Mais induire ce fonctionnement psychique plus labile ne se fait pas sans un assouplissement du Surmoi, et inversement. L’un ne semble pas possible sans l’autre ; ces deux processus, complémentaires, exercent l’un sur l’autre une influence indéniable. Pour cela, et dans le souci de réduire la projection et de mettre le sujet sur la piste d’un « compromis » avec lui-même, repérer dans un premier temps ce qui organise la tyrannie du surmoi semble indispensable.
D’autre part, le réinvestissement du moi ne peut avoir lieu sans davantage d’expériences s’inscrivant dans le principe de plaisir. Gisèle Harrus-Révidi suppose qu’être « mûr, c’est aussi savoir ”faire avec” une forme de réalité, accepter la prééminence du principe de réalité sur le principe de plaisir, savoir ajourner la satisfaction, supporter la frustration »[16]. Ici, l’expression « être mûr » désigne un certain niveau de maturité affective, lequel semble insuffisamment déployé chez le sujet qui fait l’objet de notre étude. Et pour cause, dans son histoire, il s’est bien davantage heurté au principe de réalité et à la frustration qu’il n’a eu accès au principe de plaisir. Il n’est pas, comme il peut l’interpréter dans certains élans d’auto-accusation, « capricieux » ou encore « éternellement insatisfait » ; il n’a tout bonnement pas suffisamment eu accès au plaisir, et s’entretient inconsciemment dans cette dynamique. C’est en ce sens que le travail analytique doit viser à rétablir une meilleure homéostasie des principes de plaisir et de réalité, permettant par-là de réduire la frustration et donc, de la rendre plus supportable pour le sujet.

Le travail analytique a donc pour direction de permettre au sujet d’amorcer un processus d’individuation et de subjectivation, lequel, bien entendu, ne se fera pas sans un travail de séparation en amont. C’est justement ici que se précise toute l’importance du déploiement puis du dépassement de la position dépressive évoquée précédemment.
Finalement le travail de réappropriation du moi que nous sommes amenés à entreprendre consiste, en d’autres termes, à permettre au sujet d’évoluer dans un cadre dont les limites dépendent davantage du moi que de la somme des injonctions et interdictions rigides sinon absurdes dont il a hérité.

Charlotte Lemaire – Décembre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Goldberg J. (1985), Vocabulaire et formes de la culpabilité », La culpabilité : axiome de la psychanalyse, chapitre III, PUF.

[2] Freud S. (1923), « Le Moi et le ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1983.

[3] Ibid.

[4] Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, Éditions France Loisirs, 2002.

[5] Laplanche J., Pontalis J.-B. (1967), Vocabulaire de la psychanalyse, PUF.

[6] Freud S. (1915), « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1978.

[7] Klein M. (1935), « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs » trad. fr. Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1984.

[8] Harrus-Révidi G. (2001), Parents immatures et enfants-adultes, p. 30, Petite Bibliothèque Payot, 2004.

[9] Green A. (1983), « La mère morte », Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit.

[10] Harrus-Révidi G. (2001), Parents immatures et enfants-adultes, p. 29, Petite Bibliothèque Payot, 2004.

[11] Locution qui sous sa forme latine « Nullus tenetur ad impossibile » fut souvent employée par St Thomas D’Aquin (1224-1274).

[12] Laplanche J., Pontalis J.-B. (1967), Vocabulaire de la psychanalyse, PUF.

[13] Harrus-Révidi G. (2001), Parents immatures et enfants-adultes, p. 29, Petite Bibliothèque Payot, 2004.

[14] Ibid.

[15] Ferenczi S., « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion (1933) », Psychanalyse 4 Œuvres complètes, t. IV : 1927-1933, Payot, 1982.

[16] Harrus-Révidi G. (2001), Parents immatures et enfants-adultes, Petite Bibliothèque Payot, 2004.

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