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À Rebours – Huysmans

Préface Nicolas Koreicho

George Gordon Byron, 6th Baron Byron – 1813 – Richard Westall – National Portrait Gallery de Londres

Dans les dernières années du XIXème siècle, flotte en France, et dans la vieille Europe, un esprit « fin de siècle », propice au développement de résolutions philosophiques et littéraires subtiles et plus ou moins désabusées.
Si Huysmans a souhaité, par son roman, mettre une note quelque peu singulière à la vogue naturaliste d’alors, il y a fort bien réussi, dans la mesure où, au contraire de la description minutieuse de la cohérence normale, dirait-on aujourd’hui, des romanciers de son temps, s’inscrivant dans une manière descriptive, il a fait le portrait sur pied d’un destin problématique, car au croisement de la philosophie, de la littérature et, avant l’heure, de la psychanalyse.
Le des Esseintes de Huysmans incarne à merveille une figure complexe, entre deux eaux, et, comme le dit le narrateur lui-même, à la première personne, une « névrose ». De ce terme, né selon son sens actuel avec le développement qu’en fait la psychanalyse et d’abord le médecin écossais William Cullen en 1769[1], le narrateur s’affuble avec distinction, avant les présupposés psychopathologiques qu’en précisera Freud en 1893 dans son Le Mécanisme psychique des phénomènes hystériques (Communication préliminaire.).
Or ça, comment catégoriser le dandy grandiose d’À Rebours de chantre de la Décadence ? Impossible, tant la narration, le style, les références témoignent d’un extraordinaire raffinement quasi fractal. Du point de vue de la morale commune, il serait possible, nonobstant un malaise dans l’ambiguité du destin de des Esseintes, de conclure que le personnage finit par rentrer dans le rang. Mais selon la puissance référentielle et un étonnant mélange de destructivité et d’ingénuité du personnage, nous ne pouvons que constater que, si décadence il y a, elle est dans un certain renoncement du (anti-)héros et non dans l’accomplissement de l’impensable chatoiement des signifiants peccamineux de sa pensée.

Nicolas Koreicho – Mai 2021

NOTICE


À en juger par les quelques portraits conservés au château de Lourps, la famille des Floressas des Esseintes avait été, au temps jadis, composée d’athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres. Serrés, à l’étroit dans leurs vieux cadres qu’ils barraient de leurs fortes épaules, ils alarmaient avec leurs yeux fixes, leurs moustaches en yatagans, leur poitrine dont l’arc bombé remplissait l’énorme coquille des cuirasses.

Ceux-là étaient les ancêtres ; les portraits de leurs descendants manquaient ; un trou existait dans la filière des visages de cette race ; une seule toile servait d’intermédiaire, mettait un point de suture entre le passé et le présent, une tête mystérieuse et rusée, aux traits morts et tirés, aux pommettes ponctuées d’une virgule de fard, aux cheveux gommés et enroulés de perles, au col tendu et peint, sortant des cannelures d’une rigide fraise.

Déjà, dans cette image de l’un des plus intimes familiers du duc d’Épernon et du marquis d’O, les vices d’un tempérament appauvri, la prédominance de la lymphe dans le sang, apparaissaient.

La décadence de cette ancienne maison avait, sans nul doute, suivi régulièrement son cours ; l’effémination des mâles était allée en s’accentuant ; comme pour achever l’œuvre des âges, les des Esseintes marièrent, pendant deux siècles, leurs enfants entre eux, usant leur reste de vigueur dans les unions consanguines.

De cette famille naguère si nombreuse, qu’elle occupait presque tous les territoires de l’Île-de-France et de la Brie, un seul rejeton vivait, le duc Jean, un grêle jeune homme de trente ans, anémique et nerveux, aux joues caves, aux yeux d’un bleu froid d’acier, au nez éventé et pourtant droit, aux mains sèches et fluettes.

Par un singulier phénomène d’atavisme, le dernier descendant ressemblait à l’antique aïeul, au mignon, dont il avait la barbe en pointe d’un blond extraordinairement pâle et l’expression ambiguë, tout à la fois lasse et habile.

Son enfance avait été funèbre. Menacée de scrofules, accablée par d’opiniâtres fièvres, elle parvint cependant, à l’aide de grand air et de soins, à franchir les brisants de la nubilité, et alors les nerfs prirent le dessus, matèrent les langueurs et les abandons de la chlorose, menèrent jusqu’à leur entier développement les progressions de la croissance.

La mère, une longue femme, silencieuse et blanche, mourut d’épuisement ; à son tour le père décéda d’une maladie vague ; des Esseintes atteignait alors sa dix-septième année.

Il n’avait gardé de ses parents qu’un souvenir apeuré, sans reconnaissance, sans affection. Son père, qui demeurait d’ordinaire à Paris, il le connaissait à peine ; sa mère, il se la rappelait, immobile et couchée, dans une chambre obscure du château de Lourps. Rarement, le mari et la femme étaient réunis, et de ces jours-là, il se remémorait des entrevues décolorées, le père et la mère assis, en face l’un de l’autre, devant un guéridon qui était seul éclairé par une lampe au grand abat-jour très baissé, car la duchesse ne pouvait supporter sans crises de nerfs la clarté et le bruit ; dans l’ombre, ils échangeaient deux mots à peine, puis le duc s’éloignait indifférent et ressautait au plus vite dans le premier train.

Chez les jésuites où Jean fut dépêché pour faire ses classes, son existence fut plus bienveillante et plus douce. Les Pères se mirent à choyer l’enfant dont l’intelligence les étonnait ; cependant, en dépit de leurs efforts, ils ne purent obtenir qu’il se livrât à des études disciplinées ; il mordait à certains travaux, devenait prématurément ferré sur la langue latine, mais, en revanche, il était absolument incapable d’expliquer deux mots de grec, ne témoignait d’aucune aptitude pour les langues vivantes, et il se révéla tel qu’un être parfaitement obtus, dès qu’on s’efforça de lui apprendre les premiers éléments des sciences.

Sa famille se préoccupait peu de lui ; parfois son père venait le visiter au pensionnat : « Bonjour, bonsoir, sois sage et travaille bien ». Aux vacances, l’été, il partait pour le château de Lourps ; sa présence ne tirait pas sa mère de ses rêveries ; elle l’apercevait à peine, ou le contemplait, pendant quelques secondes, avec un sourire presque douloureux, puis elle s’absorbait de nouveau dans la nuit factice dont les épais rideaux des croisées enveloppaient la chambre.

Les domestiques étaient ennuyés et vieux. L’enfant, abandonné à lui-même, fouillait dans les livres, les jours de pluie ; errait, par les après-midi de beau temps, dans la campagne.

Sa grande joie était de descendre dans le vallon, de gagner Jutigny, un village planté au pied des collines, un petit tas de maisonnettes coiffées de bonnets de chaume parsemés de touffes de joubarbe et de bouquets de mousse. Il se couchait dans la prairie, à l’ombre des hautes meules, écoutant le bruit sourd des moulins à eau, humant le souffle frais de la Voulzie. Parfois, il poussait jusqu’aux tourbières, jusqu’au hameau vert et noir de Longueville, ou bien il grimpait sur les côtes balayées par le vent et d’où l’étendue était immense. Là, il avait d’un côté, sous lui, la vallée de la Seine, fuyant à perte de vue et se confondant avec le bleu du ciel fermé au loin ; de l’autre, tout en haut, à l’horizon, les églises et la tour de Provins qui semblaient trembler, au soleil, dans la pulvérulence dorée de l’air.

Il lisait ou rêvait, s’abreuvait jusqu’à la nuit de solitude ; à force de méditer sur les mêmes pensées, son esprit se concentra et ses idées encore indécises mûrirent. Après chaque vacance, il revenait chez ses maîtres plus réfléchi et plus têtu ; ces changements ne leur échappaient pas ; perspicaces et retors, habitués par leur métier à sonder jusqu’au plus profond des âmes, ils ne furent point les dupes de cette intelligence éveillée mais indocile ; ils comprirent que jamais cet élève ne contribuerait à la gloire de leur maison, et comme sa famille était riche et paraissait se désintéresser de son avenir, ils renoncèrent aussitôt à le diriger sur les profitables carrières des écoles ; bien qu’il discutât volontiers avec eux sur toutes les doctrines théologiques qui le sollicitaient par leurs subtilités et leurs arguties, ils ne songèrent même pas à le destiner aux Ordres, car malgré leurs efforts sa foi demeurait débile ; en dernier ressort, par prudence, par peur de l’inconnu, ils le laissèrent travailler aux études qui lui plaisaient et négliger les autres, ne voulant pas s’aliéner cet esprit indépendant, par des tracasseries de pions laïques.

Il vécut ainsi, parfaitement heureux, sentant à peine le joug paternel des prêtres ; il continua ses études latines et françaises, à sa guise, et, encore que la théologie ne figurât point dans les programmes de ses classes, il compléta l’apprentissage de cette science qu’il avait commencée au château de Lourps, dans la bibliothèque léguée par son arrière-grand-oncle Dom Prosper, ancien prieur des chanoines réguliers de Saint-Ruf.

Le moment échut pourtant où il fallut quitter l’institution des jésuites ; il atteignait sa majorité et devenait maître de sa fortune ; son cousin et tuteur le comte de Montchevrel lui rendit ses comptes. Les relations qu’ils entretinrent furent de durée courte, car il ne pouvait y avoir aucun point de contact entre ces deux hommes dont l’un était vieux et l’autre jeune. Par curiosité, par désœuvrement, par politesse, des Esseintes fréquenta cette famille et il subit, plusieurs fois, dans son hôtel de la rue de la Chaise, d’écrasantes soirées où des parentes, antiques comme le monde, s’entretenaient de quartiers de noblesse, de lunes héraldiques, de cérémoniaux surannés.

Plus que ces douairières, les hommes rassemblés autour d’un whist, se révélaient ainsi que des êtres immuables et nuls ; là, les descendants des anciens preux, les dernières branches des races féodales, apparurent à des Esseintes sous les traits de vieillards catarrheux et maniaques, rabâchant d’insipides discours, de centenaires phrases. De même que dans la tige coupée d’une fougère, une fleur de lis semblait seule empreinte dans la pulpe ramollie de ces vieux crânes.

Une indicible pitié vint au jeune homme pour ces momies ensevelies dans leurs hypogées pompadour à boiseries et à rocailles, pour ces maussades lendores qui vivaient, l’œil constamment fixé sur un vague Chanaan, sur une imaginaire Palestine.

Après quelques séances dans ce milieu, il se résolut, malgré les invitations et les reproches, à n’y plus jamais mettre les pieds.

Il se prit alors à frayer avec les jeunes gens de son âge et de son monde.

Les uns, élevés avec lui dans les pensions religieuses, avaient gardé de cette éducation une marque spéciale. Ils suivaient les offices, communiaient à Pâques, hantaient les cercles catholiques et ils se cachaient ainsi que d’un crime des assauts qu’ils livraient aux filles, en baissant les yeux. C’étaient, pour la plupart, des bellâtres inintelligents et asservis, de victorieux cancres qui avaient lassé la patience de leurs professeurs, mais avaient néanmoins satisfait à leur volonté de déposer, dans la société, des êtres obéissants et pieux.

Les autres, élevés dans les collèges de l’État ou dans les lycées, étaient moins hypocrites et plus libres, mais ils n’étaient ni plus intéressants ni moins étroits. Ceux-là étaient des noceurs, épris d’opérettes et de courses, jouant le lansquenet et le baccarat, pariant des fortunes sur des chevaux, sur des cartes, sur tous les plaisirs chers aux gens creux. Après une année d’épreuve, une immense lassitude résulta de cette compagnie dont les débauches lui semblèrent basses et faciles, faites sans discernement, sans apparat fébrile, sans réelle surexcitation de sang et de nerfs.

Peu à peu, il les quitta, et il approcha les hommes de lettres avec lesquels sa pensée devait rencontrer plus d’affinités et se sentir mieux à l’aise. Ce fut un nouveau leurre ; il demeura révolté par leurs jugements rancuniers et mesquins, par leur conversation aussi banale qu’une porte d’église, par leurs dégoûtantes discussions, jaugeant la valeur d’une œuvre selon le nombre des éditions et le bénéfice de la vente. En même temps, il aperçut les libres penseurs, les doctrinaires de la bourgeoisie, des gens qui réclamaient toutes les libertés pour étrangler les opinions des autres, d’avides et d’éhontés puritains, qu’il estima, comme éducation, inférieurs au cordonnier du coin.

Son mépris de l’humanité s’accrut ; il comprit enfin que le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles. Décidément, il n’avait aucun espoir de découvrir chez autrui les mêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s’accoupler avec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans une studieuse décrépitude, aucun espoir d’adjoindre un esprit pointu et chantourné tel que le sien, à celui d’un écrivain ou d’un lettré.

Énervé, mal à l’aise, indigné par l’insignifiance des idées échangées et reçues, il devenait comme ces gens dont a parlé Nicole, qui sont douloureux partout ; il en arrivait à s’écorcher constamment l’épiderme, à souffrir des balivernes patriotiques et sociales débitées, chaque matin, dans les journaux, à s’exagérer la portée des succès qu’un tout-puissant public réserve toujours et quand même aux œuvres écrites sans idées et sans style.

Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert confortable, à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin de l’incessant déluge de la sottise humaine.

Une seule passion, la femme, eût pu le retenir dans cet universel dédain qui le poignait, mais celle-là était, elle aussi, usée. Il avait touché aux repas charnels, avec un appétit d’homme quinteux, affecté de malacie, obsédé de fringales et dont le palais s’émousse et se blase vite ; au temps où il compagnonnait avec les hobereaux, il avait participé à ces spacieux soupers où des femmes soûles se dégrafent au dessert et battent la table avec leur tête ; il avait aussi parcouru les coulisses, tâté des actrices et des chanteuses, subi, en sus de la bêtise innée des femmes, la délirante vanité des cabotines ; puis il avait entretenu des filles déjà célèbres et contribué à la fortune de ces agences qui fournissent, moyennant salaire, des plaisirs contestables ; enfin, repu, las de ce luxe similaire, de ces caresses identiques, il avait plongé dans les bas-fonds, espérant ravitailler ses désirs par le contraste, pensant stimuler ses sens assoupis par l’excitante malpropreté de la misère.

Quoi qu’il tentât, un immense ennui l’opprimait. Il s’acharna, recourut aux périlleuses caresses des virtuoses, mais alors sa santé faiblit et son système nerveux s’exacerba ; la nuque devenait déjà sensible et la main remuait, droite encore lorsqu’elle saisissait un objet lourd, capricante et penchée quand elle tenait quelque chose de léger tel qu’un petit verre.

Les médecins consultés l’effrayèrent. Il était temps d’enrayer cette vie, de renoncer à ces manœuvres qui alitaient ses forces. Il demeura, pendant quelque temps, tranquille ; mais bientôt le cervelet s’exalta, appela de nouveau aux armes. De même que ces gamines qui, sous le coup de la puberté, s’affament de mets altérés ou abjects, il en vint à rêver, à pratiquer les amours exceptionnelles, les joies déviées ; alors, ce fut la fin ; comme satisfaits d’avoir tout épuisé, comme fourbus de fatigues, ses sens tombèrent en léthargie, l’impuissance fut proche.

Il se retrouva sur le chemin, dégrisé, seul, abominablement lassé, implorant une fin que la lâcheté de sa chair l’empêchait d’atteindre.

Ses idées de se blottir, loin du monde, de se calfeutrer dans une retraite, d’assourdir, ainsi que pour ces malades dont on couvre la rue de paille, le vacarme roulant de l’inflexible vie, se renforcèrent.

Il était d’ailleurs temps de se résoudre ; le compte qu’il fit de sa fortune l’épouvanta ; en folies, en noces, il avait dévoré la majeure partie de son patrimoine, et l’autre partie, placée en terres, ne rapportait que des intérêts dérisoires.

Il se détermina à vendre le château de Lourps où il n’allait plus et où il n’oubliait derrière lui aucun souvenir attachant, aucun regret ; il liquida aussi ses autres biens, acheta des rentes sur l’État, réunit de la sorte un revenu annuel de cinquante mille livres et se réserva, en plus, une somme ronde destinée à payer et à meubler la maisonnette où il se proposait de baigner dans une définitive quiétude.

Il fouilla les environs de la capitale, et découvrit une bicoque à vendre, en haut de Fontenay-aux-Roses, dans un endroit écarté, sans voisins, près du fort : son rêve était exaucé ; dans ce pays peu ravagé par les Parisiens, il était certain d’être à l’abri ; la difficulté des communications mal assurées par un ridicule chemin de fer, situé au bout de la ville, et par de petits tramways, partant et marchant à leur guise, le rassurait. En songeant à la nouvelle existence qu’il voulait organiser, il éprouvait une allégresse d’autant plus vive qu’il se voyait retiré assez loin déjà, sur la berge, pour que le flot de Paris ne l’atteignît plus et assez près cependant pour que cette proximité de la capitale le confirmât dans sa solitude. Et, en effet, puisqu’il suffit qu’on soit dans l’impossibilité de se rendre à un endroit pour qu’aussitôt le désir d’y aller vous prenne, il avait des chances, en ne se barrant pas complètement la route, de n’être assailli par aucun regain de société, par aucun regret.

Il mit les maçons sur la maison qu’il avait acquise, puis, brusquement, un jour, sans faire part à qui que ce fût de ses projets, il se débarrassa de son ancien mobilier, congédia ses domestiques et disparut, sans laisser au concierge aucune adresse.

I

Joris-Karl Huysmans, À Rebours, 1884

Texte intégral :

https://fr.wikisource.org/wiki/%C3%80_rebours/Texte_entier


[1] « Je propose ici de comprendre sous le titre de névroses ou maladies nerveuses, toutes les affections contre nature du sentiment ou du mouvement, où la pyrexie ne constitue pas une partie de la maladie primitive ; et toutes celles qui ne dépendent pas d’une affection topique des organes, mais d’une affection plus générale du système nerveux, et des puissances du système d’où dépendent plus spécialement le sentiment et le mouvement » – Bosquillon, A.J. de Lens (trad.), Éléments de médecine pratique de Cullen, Méquignon-Marvis, Paris, 1819

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En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ? – Mandiargues – 3

Vincent Caplier – Avril 2021

En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ?

« Visitabitis Interiora Terrae Rectificando,
Invenietis Occultum Lapidem Veram Medicinam. »

« Vous visiterez les intérieurs de la terre en rectifiant,
vous trouverez la pierre cachée, vraie médecine. »

Garance (Arletty) et Baptiste (Jean-Louis Barrault) au Grand Relais – Les enfants du Paradis, Marcel Carné, 1945

La Marge est un diamant noir, un roman difficile, âpre, hermétique. Sa lecture demande de lâcher prise, d’y pénétrer sans jouer des coudes, de lever toute résistance et se laisser bousculer, emporté par la foule des signes. Une lecture herméneutique passe par une autopsie, une dissection méticuleuse, une biopsie. Il faut grever la bulle, crever l’abcès.

Le musée noir

Dans l’avant texte qui introduit aux récits du Musée noir, Mandiargues insiste sur la présence d’un en deçà ou d’un au-delà des apparences, sur la présence de lieux, de situations qui créent « une atmosphère : un climat propice à la transfiguration des phénomènes sensibles ». Il insiste, là aussi en bon surréaliste, sur ce qui en découle, à savoir : « l’envahissement de la réalité par le merveilleux qui surgit d’un pays très vaste, où le témoin, assez habile pour observer sans faire fuir par trop d’attention les éléments fantasmatiques pourra se promener avec fruit » (André Pieyre de Mandiargues, Le musée noir, 1946).

L’œuvre, onirique, est une errance dans un labyrinthe borgésien, puzzle énigmatique d’un inventaire à la Prévert. Une esthétique de la couleur et de l’image où le Barrio Chino est une fumerie d’Opium vert absinthe, un bordel ordonnancé, un bric-à-brac, un dédale de sens et d’essences (couleurs, odeurs, saveurs…). Un univers fantastique oscillant entre surréalisme et situationnisme, une psychogéographie gravitant autour de la thématique centrale de la rencontre et de la coïncidence, un éros géographique dépeint au vitriol entre désir et transgression. Le roman est une succession d’images, animé d’un récit en mouvement, au rythme séquentiel, cinématographique.

« Le cinéma participe à cette domestication de la Photographie du moins le cinéma fictionnel, celui précisément dont on dit qu’il est le septième art; un film peut être fou par artifice, présenter les signes culturels de la folie, il ne l’est jamais par nature (par statut iconique); il est toujours le contraire même d’une hallucination; il est simplement une illusion; sa vision est rêveuse, non ecmnésique. »

Roland Barthes, La chambre claire
La planche scénaristique du film Les enfants du Paradis, Jacques Prévert, 1943

Entre Baudelaire et Aragon, Breton et Debord, la ville se vit comme un songe, entre perdition et refuge, un espace évidé du réel, une bulle extraite du réel qui passe par les mots et leur enjeu sémantique (théâtre, scène, décor, musée…). L’imaginaire évoqué avec le réalisme le plus minutieux invite la théâtralité de la comédie humaine, tension de l’espace et du temps, entre détours, allers-retours, arpentage compulsif et mise en abyme : « Le roman, le conte même, ont tout à gagner à être construits sur des temps différents, et depuis longtemps il est fait usage, à cette fin, de l’inscription d’un récit dans un autre récit. Chez moi, la méthode est courante […] je voudrais que les trois temps principaux interviennent dans la narration, et que, comme j’ai cherché à faire dans La Marge, il y ait superposition et parfois coïncidence du passé, du présent et du futur » (André Pieyre de Mandiargues, Le Désordre de la mémoire). La représentation passe par le champ lexical, par le texte et dans le texte, sur la page et dans son cadre, un espace du verbe, une jouissance du texte où le langage est érotisme.

« Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage. »

Roland Barthes, Plaisir du texte

Mandiargues dit procéder par « cristallisation d’images maintenues en état de vibrations ». On pourrait dire que La marge condense son travail poétique. Un parti pris des choses qu’il partage avec son ami Francis Ponge où la multiplicité des images, les objets, sont délivrés des topos qui les enferment, brisure des moules créant ses propres objets poétiques d’un double élan répondant aux besoins transcendants d’objectivité et de subjectivité.

L’éros noir

« Démembrer la nature et disloquer l’univers »

Sade, Les 120 jours de Sodome

Pour Barthes, la pratique sadienne est l’exercice de l’ordre par excellence ; chez Sade tout s’arrange, des unités les plus petites jusqu’aux scènes et au récit complet. Le sadisme ne serait que le contenu grossier (vulgaire) du texte sadien et Sade peut se lire suivant le principe de délicatesse. Si Mandiargues a donné la preuve qu’il était capable d’écrire un texte sadien dans L’Anglais décrit dans le château fermé (1953), il en modifie le modèle dans le roman La Marge et en fait une reprise, un éros noir, un pornogramme hors des sentiers clandestins.

« Le pornogramme n’est pas seulement la trace écrite d’une pratique érotique, ni même le produit d’un découpage de cette pratique, traitée comme une grammaire de lieux et d’opérations ; c’est par une chimie nouvelle du texte, la fusion (comme sous l’effet d’une température ardente) du discours et du corps […], en sorte que, ce point atteint, l’écriture soit ce qui règle l’échange de Logos et d’Éros, et qu’il soit possible de parler de l’érotique en grammarien et du langage en pornographe. »

Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola

Mandiargues cite son roman anonyme dont la phrase finale souligne qu’« Éros est un dieu noir » et en fait le titre d’un essai dans le Cadran Lunaire. Il utilise éros comme synonyme d’érotisme et non comme le nom d’un personnage mythologique ou faisant allusion à la pulsion freudienne. Pourtant sa dichotomie blanche et noire de l’éros renvoie à l’amour et l’érotisme, au Paradis et à l’Enfer, au jour et à la nuit, à l’hôtel et au Barrio. La frontière entre les deux est floue et perméable. L’auteur est intéressé par cette interzone (qui n’est pas sans rappeler Le festin nu de Burroughs) évoquant des images qui unissent les deux mondes. L’érotisme dans sa dimension spatiale sera de couleur noire et c’est cet aspect chromatique que l’écrivain cherche à développer. La symbolique du noir peut être interprétée comme une allusion au démon, au deuil, à la mort, à la nuit, aux ténèbres, à la tristesse… Une polyvalence qui se résume dans l’expression archaïsante à sénestre dans le passage « Son pied gauche a buté sur un corps mou. « “Me garer à senestre”, pense-t-il en reculant »

Deux romans d’André Pieyre de Mandiargues, La Motocyclette  et La Marge,  traduisent une expérience fantasmatique du corps singulière et érotique, un voyage où les personnages centraux trouvent au cours d’une fantastique ambulation la mort. Cette affinité freudienne d’Éros et Thanatos est loin d’être démentie dans les entretiens autobiographiques de 1975 avec Francine Mallet :

« Éros et Thanatos […] est un thème extrêmement ancien, que l’on trouve dans les plus vieilles traditions, dans les premiers chants du monde. Bien plus qu’un thème, c’est plutôt une notion enfouie dans l’inconscient le plus obscur et qui est l’une des plus généreuses sources d’inspiration auxquelles puissent avoir recours les poètes, les narrateurs, les artistes.
Dans mes premiers récits, mes premières tentatives d’écrivain, cette notion archaïque [Éros et Thanatos] s’aperçoit presque toujours à l’origine de ce qui était en train de prendre forme. Plus tard, il n’est pas impossible que l’appel à telle notion soit devenu un peu voulu, parce que je m’étais aperçu qu’il y avait là quelque chose qui me mettait dans l’état d’obsession que j’ai dit et qui me procurait des phrases douées pour moi d’un certain charme. Parce que vous savez que l’on n’écrit, au fond, que pour obtenir des formes de langage qui vous charment. »

André Pieyre de Mandiargues, Le Désordre de la mémoire, 1975

La forme est primordiale chez Mandiargues. Il est en quête d’un roman vrai, qui ne prétend pas montrer le réel, n’aboutissant qu’à en refouler les aspects apparemment immoraux, mais qui au contraire confronte le lecteur à des situations imprévues, voire insoutenables. La réalité, « pesant gisement de fictions fossiles » se distingue du réel « où l’expérience est donnée de tout par quoi l’univers de la raison vacille ou défaille : le rire, l’ivresse, la sauvagerie érotique ou mystique, le mal, la mort enfin » (Philippe Forest, Le Roman, le Réel et autres essais).

Un roman à la première personne 

«[Q]uand je raconte une histoire, même à la troisième personne comme je le fais le plus souvent, c’est à la première personne que je ressens ce que j’imagine qui arrive à mon personnage. Vraiment, je me mets dans sa peau, avec ce bonheur dont je ne cesse pas de parler… »

André Pieyre de Mandiargues, Un Saturne gai, 1982

Il y a dans l’écriture de La Marge une incertitude identitaire, qui ne relève pas de l’autobiographie ni de l’autofiction mais un roman du Je où le Moi relève de l’indéfini. Un Moi autre en lien avec une unité, un Autre, alter-ego. Une expérience infrasubjective participant d’une organisation spéculaire.

« L’écriture du Je – soyons honnêtes : là où l’expérience littéraire se trouve conduite avec un peu de gravité et d’ambition – ne consiste nullement à s’enchanter de manière assez régressive du miracle, du mirage de son propre Moi. Elle procède d’un projet contraire, éminemment moderne, participant de la mise en question du sujet et solidaire en cela de ceux de la psychanalyse, de la phénoménologie, de la philosophie – […] renvoyant à Freud et à Lacan, à Sartre et à Husserl, à Kierkegaard et Foucault […]. Elle vise plutôt à faire se dissiper une telle illusion […] de manière à ce que se découvre le domaine impersonnel de l’impossible, celui de « l’intime » mais au sens paradoxal que Bataille donnait à ce dernier terme lorsqu’il le définissait ainsi : « ce qui a l’emportement d’une absence d’individualité ».

Philippe Forest, Je & Moi, La Nouvelle Revue Française, n° 598, Octobre 2011

Freud aborde la question de la possibilité du recours à des œuvres littéraires pour soutenir la théorisation psychanalytique dans un ouvrage de 1907 Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de Wilhelm Jensen. Si L’archéologue, la première nouvelle du Soleil des loups (1951), semble inspirée de la même fiction, le récit en est l’antithèse. Le fantastique tel qu’il est conçu par Mandiargues « relève du surréalisme et […] étant un négatif du réalisme, il lui ressemble pourtant, par contraste » (Jean Marteau, Trois ouvrages qui se réclament de la littérature poétique,  La Tribune de Genève, 23 novembre 1946). Son  rapport à la psychanalyse est tout aussi paradoxal et relève d’un travail du négatif. Selon lui les poètes auraient « grand tort de se faire, ou de se laisser, psychanalyser » au risque de faire la lumière sur leurs « sources profondes » et de les tarir en les tirant « de l’obscurité qui leur convient ». En bon surréaliste son noème est l’insaisissabilité, l’irréalité substantielle du moi profond.
Pour lui, l’écriture est un exercice aussi inutile que nécessaire. Elle est inutile parce qu’elle ne peut pas conduire à la connaissance inatteignable de soi. Elle est nécessaire en ce qu’elle répond au besoin d’approcher la part d’inconnu de soi. Lecteur de «  Les Rêves et les moyens de les diriger » (publié anonymement, au XIXe siècle, par le marquis d’Hervey-Saint-Denys), il cultive le rêve de façon systématique, se livre à leur enregistrement et à leur critique de façon utilitaire pour en tirer des arguments de récits, ou de poèmes en prose ; de l’autre, il confie « je cherchais par là à me connaître mieux et à tirer de l’obscurité la face cachée de mon moi profond. […] [J]e voulais alors l’approcher par les figures innombrables de mes rêves et par là prendre conscience de son irréalité, en laquelle je sais que j’aspirais à me reconnaître » (Le désordre de la mémoire). À cet égard, le personnage de La Marge ne se livre pas à tant à une réflexion introspective qu’à un regard rétrospectif. Si les trois unités de temps sont présentes dans le récit, l’auteur privilégie le présent, l’immédiateté, la narration sur le vif. Il exploite à l’extrême le flux de pensées, de conscience du nouveau roman dans un geste compulsif. À ce stade toutes les intertextualités sont permises, imaginables pour cet auteur-lecteur boulimique ancré dans la société intellectuelle de son temps.

Le nœud borroméen

La Marge est un nœud borroméen. Nœud de soutien du personnage ? Sinthome de l’auteur ? Les deux à la fois peut-être. Le récit est un long préliminaire qui tient en haleine, un roman noir dont l’intrigue gravite autour d’une tour (phallus) et d’une lettre (insistante-instance). L’attente ambulatoire est puissance du désir de patienter, une motricité qui tourne en rond et rebrousse chemin alors que l’immobilité des corps, leur pesanteur, la chaleur expriment le côté gauche de cette galerie de portraits claudicants, œdipes aux pieds gonflés.
Autant de signes qui nous rappellent le patient Ernst Lanzer, cas célèbre de Freud. S’il est nécessaire d’appuyer la spéculation, associons pêle-mêle l’obsession de l’hygiène qui s’exprime tout au long du roman, la poste si loin si proche, la lettre glissée dans le portefeuille et la défiance à l’égard du régime franquiste comparable aux visées libertaires du Jardin des supplices de Gustave Mirbeau. L’homme aux rats apparaît comme un hypotexte :

« Pour que le pari soit gagné tout à fait, il suffirait d’attendre que les hypocrites ressortent et montent aux habitations chacun avec sa truie, car ceux-là ne sont pas venus en simples voyeurs. Mais Sigismond s’est rappelé un autre pari tenu contre inconnu de même et perdu, face au guichet de la poste restante, deux soirs plus tôt, pari plus grave à son jugement et dont il ne s’est pas acquitté. Ce souvenir suffit à engouffrer toute idée de gain dans des fonds à rats qui ne sont que réalité trop proche au robador. Et le mot de récompense, qui s’est présenté à son esprit, doit être rayé illico, pense-t-il, puisque la tour de verre ne défendra plus longtemps sa partie sur l’échiquier déplorable et puisque la rupture prochaine de la bulle va le laisser dans une abjection qu’il ne saurait encore imaginer. »

André Pieyre de Mandiargues, La marge, 1967

Le funambule

Et il y a une homosexualité latente, omniprésente dans ce roman hétérosexuel. Homosexualité surdéterminée (la question reste posée) dans L’homme aux rats devenue stylistique dans La Marge à la limite de l’intertextualité.  Lecteur d’André Gide, Traducteur de Yukio Mishima, Mandiargues est nécessairement familier de Jean Genet, par le style de la malséance. De ces trois-là il retient l’Intelligence de la perversion (Gide Genet Mishima, Catherine Millot). Sigismond est un condamné à mort, un Être-vers-la-mort heideggerien, un personnage sur la ligne de crête en position d’équilibriste. Sa dé-ambulation souligne une ambivalence, une dualité. La Rambla est la frontière entre les deux mondes qu’il côtoie, la ligne de démarcation, la corde raide du Funambule de Genet, fil sous tension chargé d’unir la gloire et l’abjection. Du grand écart de l’immonde à l’idéal, le roman en conjugue les extrêmes.
Il y a dans ces femmes féminines, fatales, garçonnes, phalliques, jusqu’aux formes les plus grotesques les traces de la prostituée travestie Divine de Notre Dames des Fleurs, une sacralisation du sexe, une forme de religiosité polythéiste de l’ambivalence et l’indifférenciation des sexes. L’évocation de l’impuissance (par l’absence de description du coït) passe par un rituel de préliminaires, d’inhibitions de la castration (symbolique du l’œuf) et une infantilisation du jeu sexuel (réminiscence des jeux pervers de l’enfance). Il oppose amour profane et amour sacré, évoque la jouissance sans plaisir et le désir sans jouissance pour explorer l’amour sans jouissance et la jouissance sans amour.
Le génie, selon Sartre, est « l’issue qu’on invente dans les cas désespérés ». L’homosexualité, selon Genet, s’apparente au suicide, un refus de « la loi visant à la perpétuation de la vie ».

« … Dans l’enfance, un traumatisme bouleverse l’âme. Je pense qu’il se produit alors ceci : après un certain choc, je refuse de vivre, mais, incapable de penser ma mort en termes clairs, rationnels, je la vis symboliquement en refusant de continuer le monde. L’instinct me porte alors vers mon propre sexe. »

Cité par Edmund White in Jean Genet

Le Barcelone de Mandiargues, son port, ses marins et ses reflets dans les miroirs courbes sont les anamorphoses, l’empreinte en creux d’une réalité divisée où « vous êtes seuls au monde, la nuit dans la solitude d’une esplanade immense. Votre double statue se réfléchit dans chacune de ses moitiés. Vous êtes solitaires et vivez dans votre double solitude  » (Jean Genet, Querelle de Brest, 1947).

Notre-Dame des fleurs. L’Arbalète. Imprimé sur la presse à bras de Marc Barbezat. A Lyon, le 30 août 1948. Envoi autographe (destinataire inconnu) signé sous forme de calligramme érotique, représentant un phallus percé par une flèche : « Je sais que tu préfères l’âme et la pâleur des petites communiantes et la blonde douceur de leurs petits frères. Cette pureté, cette candeur je vois tu la découvriras toujours car elle est plus dans un regard que dans l’objet même. Ton ami, toujours, toujours !! Jean Genet », à l’encre bleue sur le faux-titre.

Pompes funèbres

La Marge relève plus encore de Pompes Funèbres (Jean Genet, 1948) qui fait basculer du deuil à l’érotisme entre hommage rendu et profanation de sépulture; l’érotisme, le désir sexuel, le phallicisme convoqués pour protéger l’endeuillé du trou vertigineux de la perte. D’ailleurs L’orthographe du Furhoncle ne renvoie-t-il pas à celui du Führer (sodomite et castré), autorité bafouée par Genet ?
Dans son essai, Catherine Millot souligne : «  Il est d’usage, depuis Freud, de dire que le pervers désavoue la castration. On entend par là que, plus qu’un autre, il prétend la nier ou la masquer. C’est oublier que le désaveu ne va pas sans l’aveu, ce que Freud n’a pourtant pas manqué de souligner, et que manifeste, à l’évidence, la particulière fascination, voire prédilection, pour l’horrible, que l’on rencontre dans les différentes formes de la perversion. […] Le désaveu de la castration ne consiste pas en autre chose que cette affirmation, envers et contre tout, de la jouissance, capable de jaillir de l’horreur même dont, ainsi, elle triomphe. C’est là que  se proclame l’identité des contraires, grâce à ce pouvoir de  retournement. En ce point de réversion règne la logique paradoxale de la castration, celle du “qui perd gagne” de la jouissance » (Gide Genet Mishima, Catherine Millot).

Il y a dans La Marge une invocation, une convocation de l’homosexualité dans sa fonction économique, sa perversion comme rempart à la mort, pour ce qu’elle a de sublime, de vital par la transfiguration qu’elle opère. Une mise en œuvre de l’homosexualité psychique, pulsionnelle, au service d’une dynamique résolutoire. Un homo-éros, acte régressif, investissant le narcissisme primordial. Un mode de pensée singulier d’une communauté dans l’étrangeté, un mécanisme psychique de l’érotisation de la pulsion de mort, un noeud fait avec le sexe  pour tenir la mort en lisière. Une victoire à la Pyrrhus d’un talent pervers contraint à s’ériger sans cesse contre la mort, qui par cette lutte lui reste attaché, et où il arrive qu’à force ce soit elle qui gagne.

Vincent Caplier – Avril 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

La Marge, la mort dans la vie – Mandiargues 1
Alice Tibi

Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues 2
Nicolas Koreicho

En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ? – Mandiargues 3
Vincent Caplier

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues – 2

Nicolas Koreicho – Avril 2021

Une méthode et un exemple d’application

« […] à moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car on ne se réalise que successivement.»
Marcel Proust, « La Prisonnière », in A la recherche du temps perdu.

« Les deux principaux moteurs énergétiques qui font fonctionner l’artistique et exceptionnel cerveau de Salvador Dali sont, premièrement, la libido ou instinct sexuel, et secondement, l’angoisse de la mort. »
Salvador Dali

Antonio Mancini – Le repos, 1887 – Art Institute of Chicago

Une méthode

Dans la littérature, des phénomènes du texte situés entre le récit (objet du romancier) et l’histoire (fait du narrateur) produisent un discours de fiction composé de symboles, de représentations, de personnages, de répétitions, de métaphores, de métonymies, de systèmes isotopiques [1], comme peuvent être utilisés un certain nombre de figures et tropes de la rhétorique classique [2], en des compositions qui fonctionnent à la manière de manifestations symptomatiques – qui se répètent donc – se rapportant, en dernière analyse, à une logique psychique.
Nous avons appelé [3] cette logique psychique, propre à une textualité, une instance narrative [4].
La transposition de cette logique, du côté des catégories psychopathologiques, revient à considérer cette instance à l’instar du fonctionnement d’un grand système catégoriel principal, possiblement psychotique, névrotique, narcissique, limite, duquel découlent des systèmes particuliers, plus précis.
Cette instance narrative, c’est l’un des postulats de ma thèse de doctorat, ce système principal, si l’on préfère, obéit à un concept psychanalytique principal, sous le double point de vue, simultané, de la psychanalyse et de la littérature [5].
De la même manière qu’on peut rattacher un syndrome (ensemble de symptômes) à une catégorie névrotique ou psychotique ou narcissique ou limite principale, il est possible de rattacher cette instance narrative à une catégorie psychanalytique principale, qui d’ailleurs peut se comparer à l’idée même d’écriture issue du phénomène de sublimation, et qui donne au texte ses caractéristiques et ses tendances.
Si l’on transpose cette idée à la linguistique, et précisément à la rhétorique [6], ces tendances ressortissent d’une problématique principale, comme telle figure de discours appartient à tel système de tropes.

Ces tendances, dans la composition littéraire, sont autant de représentations des éléments fondamentaux constitutifs de l’engendrement d’une écriture.
Si l’on se concentre sur la nature particulière du roman, ce qui s’impose d’emblée c’est l’intrigue, c’est-à-dire l’action, les mouvements, les itinéraires réalisés par les protagonistes ainsi que par les mouvements du texte qui conditionnent les personnages et l’écriture elle-même.
De la lecture du discours manifeste, qui émane de ce présupposé analytique « littérature et psychanalyse », découle une logique qui conduit une intériorité, un discours latent, savoir l’inconscient du texte.

On peut envisager, mutatis mutandis, que comprendre l’inconscient du texte équivaut à comprendre l’inconscient d’un patient, dans le travail d’interprétation d’une analyse, et que les péripéties, les répétitions, les situations, les souvenirs, les objets d’un récit peuvent représenter, là aussi mutatis mutandis, la succession des éléments des séances de cette analyse. Il y manque bien entendu des éléments indispensables (transferts et contre-transferts, temps propre à la situation analytique…).
Précisons que nous ne faisons en aucun cas l’analyse de l’auteur. J’y viens plus loin.

Dans le roman La Marge [7], cette logique subsume les itinéraires qu’effectue le personnage principal vers l’Autre, en l’occurrence vers une certaine idée de la femme, puis vers une relation du personnage principal avec le couple du père et de cette idée de la femme, ensuite vers le passé archaïque du personnage principal. Ce roman est particulièrement propice à l’observation de cette écriture littéralement psychanalytique dans la mesure où, comme ailleurs dans l’évolution du travail psychanalytique, le roman, par l’intermédiaire de son narrateur, relate, construit et organise un voyage, c’est-à-dire un cheminement textuel, métaphore d’un cheminement personnel, qui prend en compte le passé, les souvenirs, le présent, les fantasmes, les rêveries, les obsessions, les symptômes…
Les résistances d’accession à l’inconscient tombent plus massivement lorsque les aspects parabolique et elliptique du texte, à l’instar du rêve, sont laissés libres aux associations. De la sorte, il est important que les propos sur lesquelles s’appuie l’interprétation soient compris de manière exacte [8].
Dans l’analyse des conjonctions à présent établies qui existent entre l’art et la psychanalyse [9], les analogies de nature entre le rêve, la création artistique et les développements qu’en ont tiré les auteurs, sont aptes à faire des processus créatifs une « […] seconde voie royale de l’inconscient [10]. »
Après Freud et les relations de similarité qu’il a établies lui-même dans ses lectures et ses études dans des domaines aussi divers que les différents âges de l’humain, le symptôme, le rêve, le récit fantastique, les tabous, les jeux, les mots d’esprit, le langage et la parole, les productions culturelles et artistiques, avec la prédilection que l’inventeur de la psychanalyse avait pour l’art en général et pour les œuvres littéraires en particulier, les conditions sont remplies pour favoriser une incitation tacite à construire des significations fondées sur des systèmes d’analogie ; après Lacan et ses développements conceptuels caractérisant les « signifiants » appréhendables à travers des représentations de choses (images) et des représentations de mots (signes linguistiques), la mise en évidence de l’inconscient à l’œuvre dans le langage et dans le « discours de l’Autre », la spécificité du « je », le rôle du miroir dans le développement de la personnalité, il existe aujourd’hui un certain nombre de grilles d’interprétation autour de la littérature, d’obédience psychanalytique, qui ont pour avantages de proposer des méthodes, quelquefois normées en excès, mettant au jour des concepts utiles et de suggérer des pistes de réflexion.

Ainsi, il n’est pas question de psychanalyse, par l’intermédiaire de son œuvre, de l’auteur, car enfin les conditions, celles de l’auteur justement, en accord avec l’interprète supposé (paranoïde ?), ne sauraient être réunies, à commencer par le simple accord de principe de celui qui devrait en être pour le moins le premier intéressé, et à quoi, vu son absence, il ne saurait d’ailleurs associer et s’associer [11].
Non plus de psychobiographie, autre pathographie réduisant dans le principe une œuvre à une thérapie, selon une catharsis plus ou moins élaborée et gommant la distance, malgré les appréciations laudatrices du processus de la création, entre un homme et son œuvre, à l’extrême simple reflet de celui-là, qui, ici non plus, ne permet pas au critique de faire montre de son travail autrement que comme simple témoin, partial et subjectif, de la vie, qui demeure apparente, incomplète (et idéalisée ?) d’une personne, fût-il des mieux informés [12]. D’ailleurs, l’autobiographie la plus franche se ramène, en dernière analyse, à un leurre en ce que l’auteur sachant où il écrit se choisit et choisit ce qu’il veut se raconter, tandis que lorsqu’il raconte des personnages, des objets, des événements, des décors, l’auteur se surveille moins : c’est l’autre (narrateur ou personnage) qui dit l’Autre (inconscient).

Pas de psychocritique non plus, laquelle court le risque de reconstituer un ensemble complet (toute l’œuvre est tout l’écrivain) d’une cohérence voulue (à preuve le désir de confronter la vie de l’auteur avec ce que le critique aura échafaudé) et aussi artificielle qu’intelligente en certains de ses développements. En outre, la psychanalyse d’une œuvre dans son entier, origine d’un souci d’exhaustivité louable (obsessionnel ?), dans son ampleur même, laisserait s’échapper des réseaux interprétatifs mis à jour par le détail seulement, dans un seul récit par exemple, voire dans une seule scène [13].
En tout état de cause, et compte tenu des interprétations « datées », les « […] œuvres dépassent leur auteur, leur époque, leur cercle linguistique […] Le poème en sait plus que le poète [14]. »

Apparentée, de manière très lointaine, à la recherche à partir d’un motif [15], mais agissant selon un procédé inverse, la proposition faite ici n’inclut pas ici la quête d’un motif dans une ou plusieurs œuvres mais se propose de concrétiser la recherche de ce que peut engendrer comme motifs, sujets, objets et systèmes, dans un ou plusieurs textes, les suggestions associatives d’une psychanalyse dans l’œuvre, donc partielle, puisque ici s’appliquant au genre romanesque (« Délimiter l’espace pour y effectuer des trajets, percevoir les enchaînements de signifiés et les échos de signifiants [16][…] »), par lequel s’expriment le plus librement (bien sûr : par personnes, par objets interposés), des éléments qui se rapprochent le plus de la complétude serrée (nécessaire et suffisante) d’un psychisme et de son expression ou d’une instance narrative (mutatis mutandis, sorte de personne, mieux : d’organisme), cette psychanalyse textuelle du récit offrant l’avantage de travailler à partir d’un modèle apte à s’exposer sous autant de dimensions que lui sont imposées de perspectives, sans qu’il soit besoin d’appeler l’auteur à la rescousse, pour son invention éventuelle [17].
Outre les outils apportés par la théorie psychanalytique et par la théorie littéraire, la rhétorique offre les outils conceptuels (figures et tropes) toujours adaptés à de multiples opérations descriptives, cependant susceptibles d’être complétés par les quelques ajouts terminologiques et conceptuels pratiques qui seront proposés ici.

« Lire la fiction avec le regard de la psychanalyse permet à la fois d’offrir aux textes une autre dimension et d’observer l’écriture dans sa genèse et dans son fonctionnement [18]. »

En psychanalyse, l’analysant est une personne. Dans la psychanalyse appliquée telle qu’elle vient d’être décrite, l’analysant est une logique narrative à qui l’on fera produire, en les mettant en évidence, des signifiants qui existent à la fois dans et en deçà du texte de manière latente. Cette instance est prise en charge par les personnages pris dans leur acception la plus large, avec les objets et les cadres qui les concernent, elle se trouve soumise de ce fait aux variations, voire aux dysfonctionnements, d’une vie intellectuelle, sexuelle, affective actualisée, mais également par ce qui fonctionne comme systèmes et éléments organisateurs de cette instance narrative, littéraire et psychique.
Ainsi, l’instance narrative telle qu’elle est définie ici concerne tous les déplacements à la fois réels, effectifs, figurés, symboliques, par lesquels les éléments des systèmes considérés prennent vie, font des choix, décrivent une trajectoire, définissent une gestualité, établissent un itinéraire, développent un tragique, construisent une comédie, agissent, réagissent, mettent en œuvre, vivent, comme selon la poussée, le but, l’objet et la source d’une pulsion.

A partir de l’expérience, c’est-à-dire des observations issues principalement du relevé empirique de systèmes et d’éléments isotopiques, métaphoriques et métonymiques, et en fonction de la confrontation des étapes de l’expérience avec des éléments théoriques avérés, autrement dit d’un appareil conceptuel constitué par la théorie psychanalytique et par la théorie littéraire, l’analyse, savoir l’étude des logiques et des organisations des systèmes et des éléments issus des données de l’expérience, est en mesure d’élaborer, dans un questionnement directeur sur la possibilité pour un concept psychanalytique d’être à l’origine d’une conception littéraire, une réflexion sur la validité et la cohérence de l’hypothèse d’existence d’une instance narrative.

Selon Freud, il existe une « dissociation » agissante entre les systèmes conscient et inconscient qui consiste en « le conflit de deux forces psychiques […] résultat d’une révolte active des deuxconstellations psychiques […] [19] »
Les formations substitutives, comme les symptômes, constituent la preuve de ce mouvement premier à l’œuvre dans l’appareil psychique :
« […] ce caractère dynamique se vérifie à la fois par le fait qu’on rencontre une résistance pour accéder à l’inconscient et par la production renouvelée de rejetons du refoulé [20]. »
A partir de cette assertion, et en particulier à l’occasion du développement par cet auteur de la notion de pulsion, le point de vue dynamique s’est affiné et s’est élargi à d’autres champs. Il recouvre en fin de compte des ensembles dualistes qui, en fonction des pulsions considérées, prennent l’avantage les uns sur les autres. Ces ensembles, compte tenu des mouvements concurrentiels qui les animent, se caractérisent d’une part en ce que les uns impliquent dans une première élaboration freudienne une séparation entre les pulsions sexuelles et les pulsions d’auto-conservation, et dans un second développement en ce que les autres consacrent l’opposition des pulsions de vie et des pulsions de mort [21], lesquels éléments de cette dernière antonymie de principe recouvriront pour une large part, dans la théorie et plus précisément encore dans les textes qui en sont pétris, les éléments de la première différence, plus relative, pour tout dire ambivalente, et à plus d’un titre.

Le clivage évoqué par Freud est reconstitué par certain agencement de la disposition des épisodes du texte et de la composition de ses péripéties, l’organisation générale, non chronologique cependant – on sait que l’inconscient est fondamentalement anhistorique –, révélant à l’analyse la mise en perspective de systèmes anaphoriques, puis isotopiques, qui traversent la ligne narrative des romans.
Dans La Marge, cette ligne narrative est construite logiquement de trois étapes d’investigation vers les origines d’une logique narrative : dans un premier temps, par les mouvements, les voyages, à considérer ces termes dans leur plus large acception d’une évolution ; par la concentration, la focalisation, dans un second temps, sur une certaine image des femmes qui ponctuent le sens des trajets ; et par ce qui aboutit, dans un troisième temps, à un retour vers l’enfance jusqu’à ses stades les plus précoces.
L’hypothèse selon laquelle, d’une part, les isotopies constituées par les sèmes se rapportant à des notions de mouvement et de voyage, en définitive de déplacement (pas au sens métonymique ici, mais selon une acception premièrement spatiale et deuxièmement temporelle), transposent dans les textes l’aspect dynamique d’une pulsion (avec une source, une poussée, un but et un objet) apte à rencontrer des représentants, des personnages, et, d’autre part, les mêmes éléments conjugués selon des modalités différentes au début et à la fin du récit se complètent et confortent cette même dynamique, constituera donc l’axe autour duquel vont s’organiser les différents pans, comparables à ceux de la personnalité en construction, d’une instance narrative.

« […] il peut être significatif que ce soit au même moment (vers l’âge de trois  ans) que le petit de l’homme “ invente ” à la fois la phrase, le récit et l’Œdipe. »
Roland Barthes – Introduction à l’analyse structurale des récits, in Poétique du récit, Seuil, Points, 1977

Les situations initiales et les situations finales des textes, grâce en particulier aux précisions données par le narrateur sur les liens de parenté du personnage principal et sur les relations que celui-ci entretient avec les figures parentales en tant que circonstances les plus générales du récit, offrent à l’analyse toutes les précisions concernant la nature de la filiation du personnage principal, tenant premier de l’instance narrative, vis-à-vis de ces figures. Le personnage figurant le fils s’identifie tout d’abord clairement au père et à ses représentants, les deux manifestations étant, avec la femme représentée également surmoïques et ambivalentes, en se pliant nécessairement à leurs exigences. L’image du père disqualifié et de la femme dominante, les deux instances parentales prééminentes, placent le personnage principal sous leur autorité introjectée et déterminent son devenir physique et mental. Au fur et à mesure de son voyage, dans le récit et dans la constitution du   moi du personnage principal, la femme, ou l’une de ses figurations, apparaîtra, par évocations interposées, comme modifiée par une valeur de plus en plus maternelle, vaincue sous le poids mortifère et mortel du père, ou de l’un de ses représentants, pourtant absent. Ainsi, le système de l’Œdipe prend littéralement le visage du personnage principal ou de son emblème inaugural (un demeuré) et affirme sa souveraineté dans la forme même du récit.
Cette filiation narcissique à dominante œdipienne inaugure une forme d’ébauche de l’Œdipe dont les romans seront le développement précis, un cadre familial étant immédiatement proposé au lecteur. Sous le sceau de la culpabilité corrélative à la tentation sexuelle, mortifère, cause du refoulement, le personnage principal ne peut ignorer la domination qu’exerce sur lui le phallus, sous la forme à la fois d’un idéal et d’une répulsion. En définitive, l’instauration du joug parental substitue au désir du personnage principal une soumission narcissique qui se traduit par le non-dit et par l’importance de la lettre comme objet épistolaire, relais entre le sujet et l’objet. Auparavant, le personnage principal devra reprendre les étapes de son voyage, externe et intérieur, afin d’être à même de constater la présence ou l’absence en chacune d’elles de la confirmation narcissique. Les rôles secondaires sont ainsi révélateurs d’une tension et d’une culpabilité relative au narcissisme perdu de l’enfance, à laquelle aboutit finalement le personnage principal.

Un exemple d’application

Au début de La Marge, les premiers mots :

« Cinq heures. Un clocher, lointain par bonheur, vient d’en donner l’annonce. Sigismond a-t-il dormi pendant sa sieste ? Il ne saurait le dire avec certitude, et si, comme habituellement, il a l’impression d’être resté conscient dans son corps immobile et d’avoir laissé divaguer son esprit à la manière d’un promeneur sous surveillance, cependant il se rappelle comment sa femme s’est moqué de lui une fois qu’il s’était vanté ou plaint de ne jamais s’abandonner au sommeil pendant le repos de l’après-midi.  La bouche ouverte, oui, voilà comme Sergine l’avait vu dormir sur le divan de la chambre haute du mas, quand elle y était allée sur la pointe des pieds, pour le surprendre, et elle a dit aussi que la violence de son ronflement seule empêchait les mouches de septembre d’entrer dans sa gorge et de le visiter jusqu’à l’estomac et plus profondément peut-être. Elle a dit qu’il était béant comme un sanctuaire où l’on gagne des indulgences en descendant dans la crypte.»

A la fin du roman, les derniers mots :

« “ J’ai vécu en marge ”, se dit-il (pensant qu’ainsi auraient pu dire son père et la duchesse).
Comme pour un victorieux volt, alors, à haute voix dans le confinement, il prononce : “ Que le grand peuple catalan soit délivré du furhoncle et du furhonculisme, que soient délivrés tous les peuples d’Espagne, que le noble acier intervienne et que le pus ignoble soit expulsé, que la verte vie refoule le cours merdeux de la mort !” Il rit aux plus grands éclats de lui-même et de son malheur, il pose sur sa poitrine, à sa juste place, le court canon de l’arme, il presse la gâchette, et voilà comment il s’est brûlé le cœur. »

Le lecteur est invité à déchiffrer le centre vital du texte, à lire ce que représente le siège des émotions et des affects induits par le mot qui, aux deux extrémités du roman, selon la paronomase d’une rime équivoque, « […] répétition sonore [qui] provoque toujours l’apparition d’un rapport sémantique [22]», part du cœur (cinq heures) et revient au cœur (brûlé le cœur).
De quel cœur s’agit-il ? L’hypothèse développée ici est qu’il s’agit du cœur de la personnalité représentant un moi épars dont le roman dans sa totalité est la tentative de résolution, c’est-à-dire  d’unification. La boucle ainsi constituée aboutit à la mort du personnage principal, laquelle ne corrobore pas pour autant la mort du moi de la logique narrative.

V de cinq heures, en situation initiale et V de volt en situation finale :
Au commencement (premier paragraphe) et à la terminaison (dernier paragraphe) de La Marge, les conjonctions des syntagmes se rapportant aux pulsions de vie et aux pulsions de mort révèlent leur intrication, à commencer par la charge contenue dans la signification de deux majuscules.
Au tout début et à l’extrême fin du roman la lettre V s’impose : cinq en chiffre romain, au début, « victorieux volt », « verte vie », V implicite de la victoire, à la fin. C’est le V de la vie qui retourne à elle-même, après un périple qui conduira le narrateur en un double oxymore d’une naissance (« par bonheur, vient d’en donner l’annonce », au début) mortifère (« le confinement », à la fin, « s’abandonner », « la bouche ouverte », au début) à une mort (« il presse la gâchette ») libératrice (« que soit délivré », « que soient délivrés », « le pus ignoble soit expulsé »), à la fin, en une conjonction faisant s’apparenter clairement le symbole V à un système ambivalent. En revanche, la signification de la lettre F est mise en relation avec évidence à la mort directe de la fin : « faire feu », « se brûler le cœur », « furhoncle », en conjugaison dans tout le roman avec les relations familiales, paternelle et maternelle, du personnage principal : Franco, Féline.
A cette façon polysémique d’envisager la signification d’une lettre, d’admettre la validité d’un symbole, d’imaginer même la résonance d’un objet utilitaire, la clinique n’est pas étrangère. L’analyse par Freud de la névrose infantile de « L’homme aux loups [23] » témoigne, à partir de l’étude raisonnée de ses associations, de la façon dont une lettre peut représenter, à partir de diverses images réelles et fantasmatiques (papillons, mouvement de jambes, scènes érotiques itératives, menace de castration, initiales de nom…) la scène primitive. La conjonction et l’intrication des deux pulsions se révèlent également dans la position spatiale du personnage principal et dans les lieux mêmes de son entrée et de sa sortie de la scène du roman. Au début, c’est dans un lieu mortuaire que la vie du veilleur s’exprime, en position haute (« sur le divan de la chambre haute du mas ») et basse (« en descendant dans la crypte »), à la fin, c’est dans un lieu de vie (à connotation maternelle, qui donne le verre, la transparence), en bas (la sablière donc, en référence au narcissisme fœtal et, selon Lacan, à la symbolisation de la formation du je en opposition au ça [24]) et c’est en haut (« le grand », « le noble », « aux plus grands éclats ») que la mort va s’imposer.
De même, la construction des disjonctions à l’œuvre dans le texte définit par relations oxymoriques la liaison obligée et naturellement conflictuelle de la vie et de la mort, en position initiale :

« […] le sommeil lui paraît un état morbide, à cause de l’inertie dans laquelle il laisse le corps. Le caractère de Sergine est la vivacité. »

et en position finale :

« Rires et criailleries, cris de colère et de joie, défis, commentaires, rires, rires, cela vient d’un aveugle ivre et d’un groupe de farceurs qui guident et poussent l’homme à canne blanche vers les feux de la rôtisserie des Caracoles, où tournent en pleine rue des volailles embrochées. »

APM

Texte source : Nicolas Koreicho, Thèse de doctorat 1997 http://www.theses.fr/1997PA070069

NB : Nous pouvons préciser par exemple, dans l’architectonique des isotopies sémantiques de La Marge, principe mandiarguien de construction narcissique élaborée et de résolution oedipienne radicale, l’existence entres autres, dans cette constellation signifiante, d’objets prégnants, avec
– La tour de verre : le phallus, le pénis, la tour des échecs, le symbole, la mémoire, Babel…
– La lettre : la lettre cachée (E. Poe), la lettre en souffrance, le discours propice à interprétation, à révélation, à malédiction
– Altaïr : l’autre, l’androgyne, le malheur, l’étoile manquante du désir (de-siderare), l’astérisme des trois étoiles, l’aigle en vol (en arabe), la menace

« Mais tout est toujours différent de ce à quoi l’on s’attendait ou que l’on imagina (le malheur serait évitable si l’on était capable de se le représenter dans sa totalité possible, avait-il pensé parfois)... »
André Pieyre de Mandiargues

Nicolas Koreicho – Avril 2021 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] La notion d’isotopie (isotopie sémantique pour être exact) n’est pas sans rapport avec la notion de champ lexical, elle permet cependant une appréhension plus large d’un thème ou d’un motif qui se développerait dans un texte. Le champ lexical est en effet un ensemble de mots qui, par leur sens premier ou leur sens explicite renvoie au même thème. Par exemple les termes « arbre », « herbe », « rivière », « forêt » renvoient au thème de la nature et ce de manière claire, explicite. Une isotopie est, elle, un ensemble de mots qui renvoie aussi au même thème (étym. iso = même) mais par un jeu de références, de sens implicites ou seconds, figurés, sens qui ne se comprennent que dans le contexte.
[2] Thèse de doctorat, Nicolas Koreicho, 1997
[3] Idem
[4] Il ne s’agit pas ici de l’« instance narrative » à laquelle il est fait allusion dans l’Introduction à l’analyse du roman de Yves Reuter, Paris, Dunod, 1996, p. 69, qui, dans sa formulation, ne répond pas aux définitions courantes qui nous    servent de références premières (sollicitation ; ensemble juridique ; juridiction ; partie de l’appareil psychique). En effet, pour cet auteur, « L’instance narrative se construit dans l’articulation entre les deux formes fondamentales du narrateur (homo- et hétérodiégétique) et les trois perspectives possibles (passant par le narrateur, par l’acteur, ou neutre) ». Quant à cette instance telle que nous la concevons, elle répond à la définition courante et psychanalytique.
[5] Point de vue illustré par l’inventeur de la psychanalyse notamment, ainsi que le souligne Marcelle Marini dans son chapitre II : La critique psychanalytique, in Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Paris, Bordas, 1990, p. 41-83, dans les textes qui se rapportent à Œdipe-roi de Sophocle, à Hamlet de Shakespeare et à Les frères Karamazov de Dostoïevski pour la genèse de la conception freudienne du seul complexe d’Œdipe.
[6] Pierre Fontanier, Les figures du discours, Flammarion, 1968
[7] André Pieyre de Mandiargues, La marge, NRF, Gallimard, 1967 – Prix Goncourt
[8] Dans ma pratique de psychanalyste, les rêves, par exemple, dont je note précisément les attendus, fonctionnent comme des trajets, des signaux, des architectoniques qui permettent de placer l’évolution du discours de l’analysant dans des perspectives souvent révélatrices d’un thème latent.
[9] A ce titre, les relations établies par Janine Chasseguet-Smirgel dans son Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Paris, Payot, 1977, entre la psychanalyse et les écrivains, les peintres, les analystes eux-mêmes, sont d’un  souci de professionnalisme exemplaire, particulièrement en ce qu’elles souhaitent ne rien laisser dans l’ombre et le flou d’une vision qui pourrait être par trop idéale et esthétisante.
[10] Idem, p. 36.
[11] Richesse d’écriture et d’intuition d’avant-garde pourtant mais approximation quand même dans le fondateur : Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, N.R.F., Collection Idées, 1977.
[12] Subtilité et rigueur mais globalisation dans le puissant : Jean Laplanche, Hölderlin et la question du père, P.U.F, 1969.
[13] Reconnaissance en la partie de l’ouvrage qui concerne la fulgurante méthode des superpositions pour le novateur : Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Introduction à la psychocritique, Paris, Corti, 1963.
[14] Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, Paris, P.U.F., Que sais-je ?, 1983, p. 7.
[15] C’est une piste qui, de la part de cet auteur, parmi un certain nombre d’approximations et de partis pris, avait été suggérée (mais mal conclue) par Ernest Fraenkel à l’occasion d’une communication, « La psychanalyse au service de  la science de la littérature », Paris, Les Cahiers de l’Association internationale des études françaises, VIème congrès de l’Association, n° 7, 1955, p. 23-49 : « Nous retiendrons donc que les situations, images, vocables et particularités du discours qui se retrouvent souvent sous la plume d’un auteur à la façon de leitmotive musicaux, nous serviront d’indices, en ce qui concerne l’intensité et la persévérance avec lesquelles le psychisme de l’auteur a travaillé sur les thèmes affectifs correspondants. », p. 35.
[16] J. Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, p. 106.
[17] L’appel à la confirmation par la vie de l’auteur est une tentation qui déborde l’interprétation. Les réductions (de l’œuvre à l’auteur, d’un élément à sa généralisation, d’une observation à sa vérité, d’un thème à une névrose…) qui en découlent ne peuvent être évitées que par l’analyse des systèmes de répétitions. Ainsi en est-il de l’expérience et de son passage au fait théorique. A contrario, Jean Bellemin-Noël, dans son La Psychanalyse du texte littéraire, Paris, Nathan/Université, 128, 1996, tire, à partir de brillantes intuitions et d’observations pertinentes, à propos de deux textes de Baudelaire, des conclusions non fondées scientifiquement puisque non confirmées par l’itération d’occurrences identiques ou analogues, ne répondant pas à ce principe de la répétition. Il faut souligner que c’est une revendication personnelle de cet auteur que de vouloir analyser un texte en fonction de l’inconscient du critique, ce qui, malgré la tentation qui émane du propos, devrait être relativisé.
[18] J. Bellemin-Noël, La Psychanalyse du texte littéraire, p. 122.
[19] S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, 1966, p. 28.
[20] Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F., 1967, p. 124.
[21] Nous avons choisi la plupart du temps de parler des pulsions de mort (au pluriel), dans la mesure où, d’abord, elles s’opposent de façon quasi symétrique aux pulsions de vie, et ensuite, en ce que les théoriciens de la psychanalyse (Lagache, Laplanche et Pontalis, Roudinesco et Plon, Chemama…), après Freud lui-même à partir de 1920 dans « Au- delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1994, p. 41-116, élargissent dans leurs ouvrages et dictionnaires la notion originelle concernant la pulsion de mort (au singulier) à l’ensemble des pulsions, tendances et buts mortifères que sont l’agression, la destruction, la compulsion de répétition, le sadomasochisme…
[22] O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, Points, p. 246, « assonance ».
[23] S. Freud, « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », in Cinq psychanalyses, Bibliothèque de psychanalyse, Paris, P.U.F., 1993, p. 325-420.
[24] J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », in Ecrits I, Paris, Editions du seuil, Points/Sciences humaines, 1966, p. 94.

La Marge, la mort dans la vie – Mandiargues 1
Alice Tibi

Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues 2
Nicolas Koreicho

En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ? – Mandiargues 3
Vincent Caplier

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Un cœur simple

Gustave Flaubert, Trois contes

I

Loulou


Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité.

Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, — qui cependant n’était pas une personne agréable.

Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes. Alors, elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses, dont les rentes montaient à 5,000 francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière les halles.

Cette maison, revêtue d’ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit séparait la cuisine de la salle où Mme Aubain se tenait tout le long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s’alignaient huit chaises d’acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait un temple de Vesta, — et tout l’appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin.

Au premier étage, il y avait d’abord la chambre de « Madame », très grande, tendue d’un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de « Monsieur » en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre plus petite, où l’on voyait deux couchettes d’enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts d’un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d’étude ; des livres et des paperasses garnissaient les rayons d’une bibliothèque entourant de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la gouache et des gravures d’Audran, souvenirs d’un temps meilleur et d’un luxe évanoui. Une lucarne, au second étage, éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies.

Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, — un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.

En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital.

Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante ; dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; — et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique.

II

Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour. […]

Gustave Flaubert, Trois contes, 1877

Texte intégral sur : https://fr.wikisource.org/wiki/Trois_Contes_(Flaubert)/Un_C%C5%93ur_simple

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

La Marge, la mort dans la vie – Mandiargues – 1

Alice Tibi – Avril 2021

Une approche psychanalytique à travers une écriture poétique 

Max Ernst – La Puberté proche… ou Les Pléiades, 1921 – Collage, fragments de photographies retouchées, gouache et huile sur papier, monté sur carton – Collection particulière

Sommaire

1. Préambule et compte-rendu 
2. Une approche psychanalytique 
3. L’art abolit-il la mort ? 
4. La notion de réalité psychique 
5. Bibliographie 

1. Préambule

« Ne pleure pas celle que tu as perdue, mais réjouis-toi de l’avoir connue. » 
Cet adage indien transmis à l’acteur Jean-Louis Trintignant, dans une lettre lue lors de l’enterrement de sa fille Marie, cet adage est exemplaire : il résume en deux phrases indépendantes mais liées le processus naturel du deuil, le temps des pleurs, auquel succède celui du ressouvenir et de la sortie de ce deuil. L’élaboration du deuil consiste en une recréation. 
Il existe une beauté du deuil, la force d’un train représentatif mis en branle dans les fonds imaginaires, pour réalimenter la vie. En ce sens, il est faux de prétendre que la vie serve à la mort, la vie combat la mort et en triomphe sans cesse. 
Après l’affliction, sorte de position dépressive naturelle – qui fournit le modèle du stade kleinien -, commence une lente résurrection mémorielle de la personne défunte, comme un panthéon représentatif qui animera, ainsi que durant sa vie, son évocation. 
Le monde des représentations vit « dans les environs » de la réalité objective, il la double, l’informe mais ne la rencontre pas. 

Compte-rendu

Le héros du roman intitulé La marge, d’André Pieyre de Mandiargues, apprend la mort de son épouse, dont il était provisoirement séparé pour une mission, puis erre dans Barcelone jusqu’à sa propre mort, latente dès l’origine ; une errance dans les bas-fonds de la ville, dans le quartier des prostituées, magnifiées autant que déchues, la révolte contre Franco constituant un arrière plan-politique. Ce roman vaut avant tout par son style, une arabesque baroque anhistorique émanée du héros seul : le baroque, ici, caractérise pour lui-même l’élan du passant Sigismond dans Barcelone, dernier élan désespéré avant une chute annoncée. Cependant, la poétique des couleurs, la sorte de vitrail des images muent le récit endeuillé en aparté ambivalent, d’expression picturale. 

2. Une approche psychanalytique 

Dans ce roman, La marge, le temps du commencement du deuil, temps vital situé entre parenthèses, est un temps manqué : au lieu d’acheminer vers le ressouvenir et la re-création, ce temps conduit à une mort seconde, ne franchit pas le temps des pleurs et rejoint l’épouse disparue, comme par une attraction invincible. La séparation – expérience primordiale de l’existence – n’aboutit pas à la continuation de la vie initiale : elle trouve ici une impasse et rencontre la fin « définitive » de la mort objective du corps. La représentation de la mort échoue, comme une épave, sur la réalité extérieure, elle sort de son champ infini… 
La marge, le roman de Mandiargues, est d’abord l’élaboration du retour vers la mort.

Nous savons mieux, depuis Freud, que nous sommes des êtres de représentation, et que nous ne sortons jamais de cette grandiose illusion.
Toute représentation est l’enseigne de l’avenir. Nos désirs ont des prédécesseurs, ces miroitants tableaux que sont nos représentations. Par elles nous savons ce qui va arriver, nous savons, de façon générale, si nous allons vers la vie ou vers la mort. 
Dans La marge, l’enseigne est incontestablement la mort, ou l’imagination de la mort. Au temps de cet « oncle » funeste du fascisme espagnol (Franco, le « furh-oncle »), le passant Sigismond ( le Sigmund Freud d’Au-delà du principe de plaisir ? Celui de l’inauguration des pulsions de mort dans la Deuxième Topique ?…) traverse, dans une Barcelone saturnienne, la cohorte des prostituées, des corps vendus des femmes dans les bas-quartiers de la ville, dans une ambiance de fin du monde que la sienne propre achèvera. Ce temps de la marge déroule une réminiscence ordonnée par la mort, connue du lecteur dès l’origine, qu’il s’agisse de la mort de l’épouse annoncée par une lettre ou de la mort du héros pressentie au début du texte. 
Certes, une morale y préside, la marge honorée des bas-fonds, des déviances sexuelles, de la résistance et de la révolte républicaines : ceci pour l’étendard de la conscience. 
Mais s’il est vrai que le surréalisme est la patrie d’élection de Mandiargues, on ne saurait méconnaître la bacchanale présentée ici sur son versant d’outre-tombe, par exemple pour évoquer de manière ambiguë la prostituée dans une danse des voiles : 
« Mais à ces soies généralement artificielles, à ces violents tons d’aniline, il voit un aspect fol et funèbre, comme à la défroque d’un bal autant de carnaval que de fête des morts. » (L’aniline, servant à fabriquer des colorants, marque ici le ton artificiel des couleurs des étoffes.) 
Ce descriptif grimaçant est un peu voisin du film testament de Stanley Kubrik, Eyes wide shut, mot à mot « Les yeux grand fermés », où le héros fait connaissance malgré lui avec les turpitudes secrètes des notables de sa ville ; ce même film étant tiré de la nouvelle d’Arthur Schnitzler, Traumnovelle, auteur à l’oeuvre emblématique d’une Vienne en décadence. Voici trois récits lunaires et infernaux de la préfiguration de la mort, ombrés par elle dans une vision, peut-être volontariste, mais douloureuse et pleine de batailles sans retour. On devrait y ajouter, en sous-main, le rêve de Freud décrit dans Die Traumdeutung (1900) : « On est prié de fermer les yeux »… La réaction à la mort de son père… 
Du reste, la traversée de Barcelone est plongée dans la nuit, qui indique, dans les rêves, la tristesse, l’accablement de la perte… « Entre grotesque et sublime », Sébastien Reynaud a raison d’y voir « un songe » où « s’égare » le locuteur Sigismond (18 août 2013, https://zone-critique.com), un parcours de somnambule dans une immense divagation onirique. 

On pourrait y opposer l’effort de réminiscence proustien, qui, dans le long rêve qu’est La recherche – « Longtemps je me suis couché de bonne heure »-, au contraire redécouvre, dans une transe extatique, un temps béni, à travers le parfum envoûtant du thé ou du tilleul et le goût adoré des Petites Madeleines « sous [leur] plissage sévère et dévot » : cette remémoration « sensuelle » et divine tout à la fois, selon l’auteur lui-même, réactualise, recrée le passé enfui de la vie, lui ajoute son paradis manquant pour qu’il soit complet, bref, fait d’un temps Perdu un temps Retrouvé
Au firmament des représentations, Proust est le maître de la création imaginaire, celle qui file notre vie comme un rouet enchanté, faisant surgir des flammes, devant l’âtre, le lutin amoureux Trilby, de Charles Nodier. 
C’est cela, le combat constant de la vie contre la mort. Mandiargues le prend à rebours, comme le décadent des Esseintes de Huysmans, ou le Baudelaire d’Une charogne, et le file à l’envers, pressentant une époque tournant le dos à la création vitale. À l’enseigne de la mort, une vie qui tourne court… 

3. L’art abolit-il la mort ?

La Deuxième Topique, avec l’introduction des pulsions de mort (1920), a ses thuriféraires comme ses détracteurs ; comme si le prône des pulsions de mort avait heurté notre dispositif moral. 
Chez Proust, la tonalité comme la fin sont morales. « L’odeur et la saveur » des petites madeleines surmontent « la mort des êtres », […] « la destruction des choses », elles sont « comme des âmes ». Les petites madeleines transportent les âmes vers leur destination séraphique ; il est juste, selon cette parabole, de louer la victoire de la vie sur la mort. Le « rayon spécial » qui fait de Proust un fanal dans notre temps sombre, et transcenda le spleen de son existence, c’est la réapparition ultime de la vie, dans sa littérature et dans la nôtre. 
Mais chez Mandiargues, au contraire, le centre de la présente création semble être la mort seule : un Déplacement a eu lieu, la mort Est le sujet. Y a-t-il « une obscure clarté » (V. Hugo) de la mort, en psychanalyse ? 
On songe à l’abolition orgastique des tensions, la mort dans la vie ou « petite mort » , synonyme de plaisir et, par conséquent, de vie. C’est à cette interprétation, développée dans Au-delà du principe de plaisir (Freud 1920), que l’on pourrait se référer, à la lecture de La marge. Certes, la mort domine ici le champ, dans le thème comme dans l’épilogue ; mais le traitement artistique du sujet produit une métamorphose : à travers les couleurs, le clair-obscur et les manières d’estampes et d’allégories du texte, une chaîne scintillante des plaisirs, dans la nuit d’une Barcelone endeuillée, ressuscite Sigismond et en fait un héros redivivus
Il en acquiert une aura, comme les saints, et ne dérive pas très loin, au total, des « coquilles de Saint-Jacques » proustiennes, elles aussi émanées de l’iconographie chrétienne. Mandiargues photographe, initié par Cartier-Bresson, ne saurait être oublié, rejoignant Proust au chapitre de la représentation : 
« La vision doit précéder le mot » (Mandiargues, 1933), dit-il, en écho à la célèbre assertion proustienne : « Le style, comme la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. » 
Le peintre affleure sous l’écrivain, élément maintes fois remarqué chez Mandiargues. Même l’écriture proustienne, avec ses touches quasi-picturales au sein des mots, sans oublier « le petit pan de mur jaune », en référence à Vermeer, ni la sorte de portée musicale qui marque l’ensemble de La recherche, volatilisent une morbidité bien présente. 
S’il n’abolit pas tout à fait la mort, l’art abolit le temps. De ce fait, la marge temporelle, chez Mandiargues, a une couleur d’éternité. Comme aussi les paperolles proustiennes s’achèvent sur l’effigie géante du Temps. 
Mais ne savions-nous pas que, dans l’Inconscient, il n’y a pas de temps ?? Les artistes, embarqués dans l’imaginaire, ont invariablement emprunté cette voie secrète depuis le commencement de leurs voyages déréels. Une manière d’itinéraire commuant la mort en passage vers l’Au-delà éternel, tel que le prévoyaient les anciens Égyptiens à l’heure de la mort, sur leur barque solaire. Ainsi, à sa façon, la marge ou le sursis qui sépare Sigismond de la mort convoque aussi le deuxième temps du deuil, celui de la re-création et de la beauté, fût-ce celle de Goya, de « La maja vestida » au « Tres de mayo », des étincelles de la parure à celles des armes. 
Bien que Freud n’ait jamais été indifférent à l’art, son traitement des personnalités artistiques n’a pas été à la hauteur de celui d’un Otto Rank, par exemple. Mais c’est par le rêve qu’il s’en est le plus rapproché, de la manière la plus scientifique qui soit, et nous laissant cependant ses propres rêves comme autant de tableaux. Encore le Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci en constitue-t-il un supplémentaire, le préféré, plus « écrit » que tous les autres, se rapprochant de l’imaginaire d’un peintre ou d’un poète, hors du temps. 
En cela, Malraux, familier des « Voix du silence », eût rappelé que « l’art est un anti-destin. » 

4. La notion de réalité psychique 

Mais ne devrions-nous pas, à ce stade, différencier nettement le traitement que nous réservons aux personnes, de celui que nous appliquons aux oeuvres ? 
Rappelons alors que nous portons notre regard ici non sur un être mais sur un texte, et qui plus est celui d’un poète. 
C’est dire que le processus de deuil, que nous voulons apercevoir, ou croyons reconnaître, en filigrane dans ce récit, n’est que l’ombre portée d’une tout autre expérience de l’artiste. 
Didier Anzieu, comme Freud avec ses propres rêves, a observé sur lui-même, poète, le processus de création et ses étapes. Il a reconnu au départ de toute personnalité artistique un objet perdu, que chaque oeuvre, chaque création, aura pour but de restaurer : mais entre chaque moment créateur, un épisode dépressif viendra sanctionner la perte du précédent, avant qu’une nouvelle inspiration ne vienne réalimenter « l’élan créateur », selon l’expression utilisée par Anzieu (cf. Le corps de l’oeuvre, PUF, 1981) 
Ainsi, l’artiste vit tout au long de son existence une succession de processus de deuil, il consacre toute une vie à la restauration de l’objet, familier de la perte et de la recréation, n’achevant au vrai qu’un seul chef-d’oeuvre, à travers une multiplicité d’avatars, l’objet jadis perdu. Un bon exemple est celui de Stendhal, chez qui on a pu montrer « l’indéchirable continuité » des textes (Gérard Genette, Figures II, 1969). 
En quoi la mort figure-t-elle dans cette épopée ? Elle n’y figure nullement, l’artiste finit et recommence sans cesse son ouvrage, comme Freud décrit les oeuvres « sans fin ni conclusion de la nature » dans Le souvenir d’enfance de Léonard de Vinci
C’est bien, comme il nous semble, à une fictive danse macabre que nous assistons chez Mandiargues, un de ces maîtres à qui la perte fut familière, au point de la conjurer par des chefs-d’oeuvre poétiques sans nombre, jusqu’au bout de son âge… 
Le processus de deuil n’a donc pas du tout la même signification, dans la vie, lors de la perte d’un être, et au cours d’une existence consacrée à l’art. 
Dans la première, ce processus exige d’avoir atteint un niveau de symbolisation, capable de conjurer la perte. 
Mais dans la seconde, où la perte est bien davantage un espace béant pour toujours, la création est l’épiphanie qui abolit la mort, non seulement s’en rend maîtresse, mais l’annule purement et simplement, comme une réalité éternellement à vaincre et à transcender. 
Pourquoi était-il opportun de rappeler la destinée du processus de deuil chez un artiste ? 
Car c’est ici que la « réalité psychique », un terme forgé par Freud dans L’intérêt de la psychanalyse (1913), trouve sa manifestation la plus éclatante. 
Cette notion n’est-elle pas en cours de disparition ? N’est-il pas temps de la remettre en mémoire à une époque oublieuse de la vie psychique dans toutes ses dimensions ? 
Il y a un siècle, il semblait que ce fût pour toujours que Proust (1922) en administrait la révélation, sans même avoir connu les résultats de la « jeune science » freudienne, au terme d’un labeur quasi archéologique : 

« La grandeur de l’art véritable, (…) c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. » 

Une profession de foi que nous ne pouvons que faire nôtre, la clé de voûte de l’édifice psychanalytique et la leçon extra-territoriale, fantasque et singulière d’André Pieyre de Mandiargues.

5. Bibliographie

  • Didier Anzieu, Le corps de l’oeuvre, PUF, 1981
  • P-L Assoun, Introduction à l’épistémologie freudienne, Payot, 1981
  • Gérard Genette, Figures II, Seuil, 1969
  • Annika Krüger, La marge, d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néo-baroque (2007) – https://core.ac.uk PDF
  • Sébastien Reynaud, Au bord du gouffre (2013) https://zone-critique.com

Alice Tibi – Avril 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

La Marge, la mort dans la vie – Mandiargues 1
Alice Tibi

Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues 2
Nicolas Koreicho

En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ? – Mandiargues 3
Vincent Caplier

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien

Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Tome 1 : La manière et l’occasion

Bel ange triste – Zwiebackesser – depositphotos

« Il y a quelque chose qui est pour ainsi dire la mauvaise conscience de la bonne conscience rationaliste et le scrupule ultime des esprits forts ; quelque chose qui proteste et « remurmure » en nous contre le succès des entreprises réductionnistes. Ce quelque chose est comparable, sinon aux reproches intérieurs de la raison devant l’évidence bafouée, du moins aux remords du for intime, c’est-à-dire au malaise d’une conscience insatisfaite devant une vérité incomplète. Il y a quelque chose d’inévident et d’indémontrable à quoi tient le côté inexhaustible, atmosphérique des totalités spirituelles, quelque chose dont l’invisible présence nous comble, dont l’absence inexplicable nous laisse curieusement inquiets, quelque chose qui n’existe pas et qui est pourtant la chose la plus importante entre toutes les choses importantes, la seule qui vaille la peine d’être dite et la seule justement qu’on ne puisse dire ! Comment expliquer l’ironie passablement dérisoire de ce paradoxe : que le plus important, en toutes choses, soit précisément ce qui n’existe pas ou dont l’existence, à tout le moins, est la plus douteuse, amphibolique et controversable ? Quel malin génie empêche que la vérité des vérités soit jamais prouvée sans équivoque ? Autant demander pourquoi c’est justement le mal qui est tentant, le plaisir nuisible qui nous attire, le devant-être qui nous répugne ! Ce n’est pas ici le lieu de nous interroger sur l’ataxie constitutionnelle qui fait de la donnée trompeuse une évidence obvie et inambiguë, de l’unique chose essentielle un absconditum et un mystère, qui nous soustrait celui-ci en nous amusant avec celle-là… La nostalgie de quelque chose d’autre, le sentiment qu’il y a autre chose, le pathos d’incomplétude enfin animent une espèce de philosophie négative qui a toujours été en marge et parfois au centre de la philosophie exotérique. Platon, qui sait, quand il dit des choses indicibles, abandonner le discours dialectique pour le récit mystériologique, Platon parle dans le Banquet d’un « quelque chose d’autre » dont les âmes des amants sont éprises, qu’elles ne peuvent exprimer, qu’elles devinent seulement et suggèrent en énigmes […] Il est vrai que ce quelque chose d’autre est l’unité de la nature primitive, laquelle est chose assignable et, en somme, dicible : mais le fait qu’il est l’objet d’une réminiscence prénatale et d’un voeu métempirique plus grands que tout désir sensible oblige Aristophane à l’exposer mythiquement et à lui donner un caractère inexplicable autant qu’inépuisable. Sans ce mystérieux et surnaturel « Allo ti », l’aporie d’amour telle que la décrit Phèdre serait-elle aussi évasive ? Ayant énuméré à la manière d’Aristote les caractères de la beauté poétique, le P. Rapin, que cite Henri Brémond, ajoute : « Il y a un encore dans la poésie de certaines choses ineffables et qu’on ne peut expliquer. Ces choses en sont comme les mystères. » Voilà un encore qui n’est pas un post-scriptum ordinaire ! L' »Encore » poétique des jésuites Rapin et Ducerceau, comme le quelque chose d’autre érotique du discours d’Aristophane, est une allusion à l’infini et une ouverture sur l’indicible ; ce « résidu » de mystère est la seule chose qui vaille la peine, la seule qu’il importerait de connaître, et qui, comme exprès, demeure inconnaissable. Le secret, comme il en est de la mort, est décidément bien gardé, l’ignorance humaine est décidément bien combinée ! Beaucoup de noms ont pu être donnés à cet innommé innommable, beaucoup de définitions proposées pour ce « quelque chose d’autre » qui n’est précisément pas comme les autres parce que, en général, il n’est une chose, ni quelque chose. »

Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Tome 1 : La manière et l’occasion

Strange Fruit, Billie Holiday

Serge-Henri Saint-Michel – Avril 2021

Strange Fruit… Cette chanson, lancée par Billie Holiday en 1939, m’affecte autant qu’une histoire racontée par un de mes ancêtres, autant qu’un cauchemar décrit par un patient ou qu’un sombre « fait d’actualité » comme la mort de George Floyd.

Strange Fruit – Crédit photo (C) III Bluespix

Strange Fruit[1], de Abel Meeropol (alias Lewis Allan), chanson inspirée d’une photo de Lawrence Beitler montrant en août 1930 le lynchage de Thomas Shipp et de Abraham Smith à Marion (Indiana), m’émeut car elle livre la vision d’une réalité qui ne cesse de se répéter dans l’Amérique ségrégationniste. Un automaton[2] sous forme de sublimation, la pulsion étant détournée vers un but à l’époque « valorisé socialement ». Une compulsion de répétition[3].

Strange Fruit est le résultat d’un lynchage-fixation abominable, pléonasme, d’un déferlement thanatéen de haine, de violence, d’illégalité ; un fantasme de puissance balayant une scène de crime, créant un environnement terrifiant et inhospitalier où les éléments comme la pluie, le vent et le soleil finissent le massacre, fauchent la vie.

Le combat est engagé, Thanatos domine. Aura-t-il le dernier mot ?

Car oui, ce poème est celui d’une lutte, d’une catastrophe au sens étymologique.

Mes sens sont bouleversés par le parfum et les odeurs (le magnolia doux et frais, la chair brûlée, l’amertume), par le balancement (le swing…) des corps et la vue sang, par la brise et le vent. De fait, je parviens presque à toucher ce tableau touchant de l’antiphrase « scène pastorale ».

Je suis chahuté par la lutte entre la nature (fruits, arbres, feuilles, racines…) et l’humain (yeux, chair, corps, sang…), par l’opposition entre raffinement, civilisation, « tableau idéal » (« scent of magnolias », « southern breeze », « gallant south ») et la violence (« gallant » suppose des qualités de cœur, de courage).

Une lutte qui fait couler le sang de l’Homme, le sang de la vie. Le sang rouillé par le soleil…

Une lutte entre le soleil d’Eros (palindrome de Sore : douloureux) et la dé-solation de Thanatos (desolere = dépeupler). Et le sang de l’Homme qui s’en va dans la terre, souillée par l’action d’autres hommes. Hommes qui retournent à la terre.

Une lutte entre les corps morts et l’arbre vivant relié à la violence. L’arbre, les fruits et la vie qu’il porte, la civilisation qu’il symbolise. Jusqu’à ce que l’arbre goutte, comme s’il pleurait ses fruits ou lâchait une tache de sang. Jusqu’à ce qu’il cède, qu’il se détache sous le poids de ceux qui décèdent. Alors la mort pénètre la terre nourricière comme dans Todesfuge de Celan.

Lutte encore, dans l’espace, avec des séparations verticales très présentes : feuilles / racines ; yeux / bouche ; les corps / la scène pastorale. Il en va de même dans la photo originelle : les noirs, pendus, en haut. Les blancs, regroupés, en bas, pervers, « foule primaire ». Les uns morts, exposés et consommés, au-dessus ; les autres vivants et vaquant à consommer presque nécrophilement et en voyeurs, en-dessous, le spectacle qu’ils ont créé et qu’ils devront réitérer puisque la satisfaction des pulsions n’est que momentanée.

Séparés et inégaux devant la mort, devant la vie. Preuve par l’absurde.

Tourmenté par ce Guernica construit sur des oppositions et sur le tourment d’innocents, je me réveille.

Je ne veux pas dépendre de « ceux d’en bas ». Je ressens de l’empathie pour « ceux d’en haut ».

En tant qu’humain, je ne veux plus de fruits étranges dans les arbres.

En tant qu’humain, je rejette les récoltes amères, les sales engeances ayant du sang sur leurs mains.

En tant qu’arrière-petit-fils d’esclaves, je comprends comment cette chanson résonne en moi comme une tuchê[4] reliant la répétition à un trauma transgénérationnel que j’aurais enfoui.
Je m’identifie aux victimes dépersonnalisées (âge, sexe, identité et nombre restant inconnus) et métonymiques (la partie, ce lynchage, est prise pour le tout, la barbarie).
Je conscientise qu’un État laissant commettre de tels actes sauvages ne peut être civilisé.
J’infuse et m’approprie l’énergie de la résistance.

Et j’entends Eros (me) souffler un vieux gospel : « We shall overcome ».

Serge-Henri Saint-Michel – Avril 2021 – Psychiart©

Traduction de Strange Fruit : https://greatsong.net/TRADUCTION-BILLIE-HOLIDAY,STRANGE-FRUIT,106574733.html 


[1] Strange Fruit peut ressembler à Le verger du roi Louis, de T. de Banville (1866) qui dénonce les pendaisons ordonnées par le roi Louis XI. Les pendus sont comparés à des « grappes de fruits inouïs ». Le texte sera mis en musique par la Ballade des pendus de JP Mariage (1908).
Précisons que le titre initial de Strange Fruit était Bitter Fruit…
Par contre, le signifiant « fruit », partagé par ces deux auteurs et renvoyant aux mêmes actes (les pendaisons) nous semble plus intéressant. Le fruit est, dans de nombreuses langues européennes, partie prenante d’expressions comme « le fruit de la vie », « le fruit de mes entrailles », « le fruit de l’espoir », « le fruit de mes efforts »… Pas de copie ou de primo inspiration franco-centrée donc (et à supposer que A. Meeropol ait eu accès au poème français…), mais rappel, avec Lacan, que « les rêves ne sont à retenir que pour leur valeur de signifiant (Ecrits).
[2] Au sens de Lacan, cf Agnès Sofiyana, Tuchê et Automaton. Introduction à l’Introduction au séminaire sur La Lettre volée, dans La clinique lacanienne 2004/2 (no 8), pages 199 à 220
[3] Entendue ici dans la lignée de la métonymie utilisée par l’auteur : un lynchage, mis pour tous les autres lynchages. Une répétition (originellement individuelle), mise pour une foule, compacte, unique, solide, unie, qui adopte un comportement se répétant à l’identique pendant un siècle.
[4] Cf. Note 2

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Eyes Wide Shut : Les yeux grand fermés

Nicolas Koreicho – Mars 2021

C’est le treizième et dernier film de Stanley Kubrick sorti en juillet 1999. Le cinéaste meurt en effectuant le dernier montage du film. Le tournage a duré deux ans.

Eyes wide shut

Le film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut, « Les yeux grand fermés », est basé sur une nouvelle du Viennois Arthur Schnitzler (1862-1931), Traumnovelle, en français, La Nouvelle Rêvée, dont le cinéaste a acheté les droits dès 1970, et qui, à l’instar de la nouvelle, dont la trame est identique au film, raconte l’histoire d’un couple de l’Upper West Side, Bill Hartford (Tom Cruise) et sa femme Alice (Nicole Kidman), qui un beau jour reconsidèrent la validité de leur relation au regard des désirs conscients et inconscients de chacun de ces deux protagonistes.

Arthur Schnitzler, médecin laryngologue puis assistant en psychiatrie, écrit vingt pièces de théâtre, des nouvelles, des romans, un ouvrage sur Charcot Les Leçons sur les maladies du système nerveux, que Freud traduit de l’autrichien en allemand. Freud entretient avec lui une correspondance que l’inventeur de la psychanalyse souhaitait garder secrète.
Freud bizarrement lui écrit dans une de ses lettres : « Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double… ». Sur cet auteur, Theodor Reik, psychanalyste austro-américain, est l’auteur d’une étude de psychanalyse appliquée intitulée Arthur Schnitzler als Psycholog (1913 : « Arthur Schnitzler en tant que psychologue »).
Notons que certaines de ses pièces et de ses nouvelles le confrontèrent à la censure du fait du développement de thèmes ayant trait à la sexualité, à l’antisémitisme ou à la critique de l’Armée. Sa pièce La Ronde[1] (Der Reigen), écrite en 1896, déclencha ainsi un scandale à sa première représentation en 1921 à Berlin et donna lieu à un procès qui fit à l’époque grand bruit.

L’aveu que fait Alice à son mari Bill, laquelle lui dévoile son désir pour un autre homme, déclenche chez lui une exacerbation dissimulée de ses propres désirs. Il se produit en Bill un questionnement sur les désirs de sa femme qui, dans un premier temps, le poussent à essayer de les comprendre, puis de tendre vers leur acceptation, puis, assez vite facilement, d’aller vers la possible réalisation des siens.
Alors que chez Alice, le fantasme se manifeste dans la relation putative à un autre homme, les siens, exponentiels, lui font entrevoir des univers qui, de possibles évocations érotiques, voire incestuelles, vont se révéler de plus en plus sombres et implicantes : être séduit par deux femmes en même temps et l’assumer avec une certaine joie, être attiré par la fille d’un de ses patients et l’accepter, recevoir l’invitation d’une prostituée qui lui propose de monter chez elle, ce qu’il accepte, pour enfin se retrouver, grâce à un subterfuge mensonger, au beau milieu d’une soirée mettant en scène une orgie cérémonielle sataniste et pornographique, « allégorie de l’humanité en prise au sexe, c’est-à-dire ce qu’il y a peut-être de plus étrange, qui l’attire à la fois vers la bestialité et la divinité »[2] organisée par une riche communauté secrète.

Cependant, aucun des désirs des deux époux, malgré une dangereuse, surtout pour Bill, proximité avec le passage à l’acte, ne se réalisent. Ceux-ci sont évoqués, fantasmés, frôlés, subsumés par la caméra, le jeu des acteurs, les lumières, les couleurs, et, en fin de compte évités. En référence persistante avec le thème d’Éros et Thanatos, la sexualité est en effet appréhendée en termes de désir[3] et non de passages à l’acte. Elle reste un possible, souvent brûlant, comme demeure un possible, dans la figuration et les lieux médico-légaux, la mort même. Les personnages du couple cheminent sur une corde tendue entre le fantasme et sa réalisation, entre les visages et les masques[4], particulièrement itératifs dans le film, dans un contexte criminel, angoissant, suivant les idées de danger, de faute, de culpabilité, d’exécution, les participants, pris dans une tension dramatique, telle que dans les cérémonies orgiaques, à travers les menaces surgissant de l’obscurité ou du mensonge plaçant les potentiels auteurs victimes et/ou inventeurs de basculements criminels.

Kubrick filme le désir en tant qu’élaboration hypothétique, et cependant, de manière paradoxale, le fantasme de Bill comporte des dangers imminents (de viol, de meurtre, de menace physique, d’agression meurtrière) et la sourde angoisse[5] issue de l’improbable possibilité, nonobstant son imminente potentialité, de réalisations sexuelles transgressives, s’impose au spectateur. Alice, quant à elle, effleure l’adultère de façon finalement passablement romantique, sans le réaliser.
A partir de la remise en jeu de la relation de couple lequel, après neuf ans de mariage, met en question d’une part l’union de Bill et d’Alice à travers l’intentionnalité de leurs fantasmes, remise en jeu qui va d’autre part jusqu’au risque de la vie même du héros masculin, la femme apparaissant comme une figure de désir, certes, mais compréhensive et maternelle. Le film place d’emblée l’enjeu de la réalisation ou non du fantasme à la limite de deux dimensions : l’intimité confiante du couple, mais avec l’ennui et la tentation qui en découle, en une sorte de « réduction des tensions » proprement thanatique, le basculement vers des systèmes transgressifs et excitants, érotique, pouvant aller jusqu’à la mort.
Frédéric Raphael, coscénariste du film indique : « Le sujet du film est le désir. Kubrick refuse de s’occuper de la mécanique de la copulation. Au lieu de ça il veut saisir des émotions, attraper l’impalpable. »[6]

La conclusion du film est à ce titre, là encore paradoxale, dans la mesure où elle efface toute la dimension fantasmatique du film, placé sous le joug étrange de constantes représailles pour ceux qui en disent trop, en un double apophtegme résolutoire et rassurant :

« L’important c’est que nous soyons réveillés maintenant »

« – Nous avons quelque chose d’important à faire le plus vite possible.
– quoi ?
– Baiser. »

Nicolas Koreicho – Mars 2021 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] La pièce est constituée de dix brefs dialogues entre un homme et une femme qui ont finalement, mais non mise en scène, une relation sexuelle. Les spectateurs assistent aux préliminaires, aux jeux de séduction et de pouvoir entre les deux protagonistes jusqu’à l’acte sexuel suggéré, chacun des deux membres du couple décrivant successivement pour l’une ses fantasmes, et pour l’autre sa tentation d’avoir plusieurs partenaires sexuels.

[2] Philippe Fraisse, Le Cinéma au bord du monde. Une approche de Stanley Kubrick, Paris Gallimard, 2010.

[3] Wunsch, « désir » en allemand, implique l’idée d’un souhait, d’un vœu formulé mais non réalisé. C’est de la sorte que le fantasme est défini par Freud en 1887 dans ses échanges avec Wilhelm Fliess comme une activité psychique consistant en la construction imaginaire d’un scénario metttant en scène des modes de satisfaction libidinale.

[4] Le masque de théâtre, selon l’étymologie, se disait persona.

[5] Puissant entêtement de la Musica ricercata de György Ligeti, ostinato d’angoisse.

[6] Fréderic Raphael : Deux ans avec Kubrick. In Première (09/1999).

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Eros et Thanatos au théâtre : Hamlet de William Shakespeare – Essai

Michel Mahler – Mars 2021

Eugène Delacroix – Hamlet et Horatio au cimetière – 1839, Louvre

Sommaire

1 – Introduction
2 – Dramaturgie
3 – Psychologie
3 – 1 Liste des états psychiques et relevé de répliques
3 – 2 Synthèse des états psychiques identifiés d’Hamlet
4 – Débat critique
5 – Essai – Introduction
5 – 1 Étude – Discussion
5 – 2 Du côté de l’art – Répliques remarquables
5 – 3 Conclusion

1 – Introduction

Pour réaliser cet essai, je me suis appuyé sur les documents suivants :
– W. Shakespeare – Hamlet – Ed. Librio théâtre Nouvelle édition. Traduction de François Victor Hugo – 2016.
Hamlet de Laurence Olivier d’après la tragédie de W. Shakespeare – 1948.
– La conférence de Nicholas Rand : Peut-on déchiffrer Hamlet ?
Invention poétique et psychanalyse du secret de famille dans Le Fantôme d’Hamlet de Nicolas Abraham
( https://po-et-sie.fr/wp-content/uploads/2018/11/59_1992_p106_118.pdf )
– L’article de Paul-Laurent Assoun : L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre
Paul-Laurent Assoun dans Insistance 2006/1 (no 2)
( https://www.cairn.info/revue-insistance-2006-1-page-27.htm )
Puis, de façon plus personnelle, en mes qualités de comédien et metteur en scène, je propose, au fil du déroulement de la pièce, des qualifications concernant la psychologie du héros.
Ensuite, je propose une conclusion sur ce que Shakespeare pourrait avoir apporté à la connaissance de la psychologie ou plus largement, à la vie.

2 – Dramaturgie

La pièce est dense. Mon propos est centré sur le personnage principal, le prince Hamlet. J’apporterai parfois certains détails corollaires pour asseoir mon argumentaire.
Résumé
Le roi du Danemark, Hamlet père, est tué par son frère Claudius.
Claudius se marie avec la veuve, la reine du Danemark.
Claudius devient roi du Danemark.
Le défunt roi du Danemark a un fils, Hamlet.
Le défunt roi apparaît à Hamlet sous l’aspect d’un spectre qui vient révéler à son fils qu’il a été assassiné par Claudius. Il lui demande de le venger.
Hamlet tarde à passer à l’acte.
Un duel est organisé par Claudius pour tuer Hamlet.
Le duel se finit avec la mort d’Hamlet, qui tue Claudius à cette occasion. La reine meurt aussi dans cette scène.

3 – Psychologie

3 – 1 Liste des états psychiques et relevé de répliques
Les propos suivants listent la suite d’événements vécus par le héros et les impacts sur ses sentiments ou sa psychologie :
1/ Mort soudaine du père d’Hamlet par soi-disant la morsure d’un serpent. (A1 S1)
> Début de deuil d’Hamlet.
2/ L’oncle d’Hamlet, Claudius, se marie avec la veuve un mois après le décès du Roi. Claudius devient roi du Danemark. (A.1 S.2)
Hamlet :
« Le rôti des funérailles fut servi froid au mariage.»
> Sidération d’Hamlet.
3/ Sentiments d’Hamlet envers sa mère et Claudius :
«Elle s’accrochait à lui (Claudius) voluptueusement. Fragilité ton nom est femme.»
«Oh la plus perfide des femmes.»
»Oh mon oncle le plus infernal des scélérats.»
> Sentiments de trahison, d’abandon, de haine naissent chez Hamlet.
4/ Claudius fait son discours d’intronisation et se justifie en rappelant que son mariage répond à la demande générale des membres du gouvernement.
« Claudius (s’adressant aux membres du gouvernement) – Bien que la mort de notre cher frère Hamlet (père) soit un souvenir toujours récent […] C’est avec une joie douloureuse, en souriant d’un œil et en pleurant de l’autre […] que nous nous sommes mariés ; nous n’avons pas résisté à vos sages conseils qui ont été librement donnés dans toute cette affaire. Nos remerciements à tous !»
> Hamlet est isolé, marginalisé.
5/ Le père d’Hamlet apparaît à Hamlet sous la forme d’un spectre.
> Le spectre est une figure de compensation pour Hamlet.
6/ Il informe son fils que Claudius l’a assassiné. (A.1 – S.5)
> Hamlet développe de l’intuition.
7/ Le spectre réclame vengeance. (A.1 – S.5)
> Refoulement du passage à l’acte chez Hamlet.
8/ Hamlet à Horatio et aux soldats juste après la rencontre avec le spectre :
«Mes amis accordez moi une faveur [….] mais si bizarre que soit ma conduite, même si je juge bon d’affecter la démence [….] rentrons et gardons le silence.»
> Hamlet fait preuve d’adaptation et d’un début de résilience.
9/ Claudius insiste à maintes reprises sur le fait qu’il est comme le nouveau père d’Hamlet.
Claudius à Hamlet : « […] Regardez-moi plutôt comme un autre père […].»
« […] et c’est comme le plus tendre de tous les pères que je vous chéris […].»
« […] perle de ma cour, mon cousin, mon fils […].»
« […] vous le premier de notre cour, notre cousin et notre fils.»
> Hamlet subit une usurpation, un harcèlement. Il est dans une confusion.
10/ Hamlet est amoureux d’Ophélie mais son père Polonius fait barrage pour des raisons de différence de classe sociale. Pas de  désaccord manifeste du roi. (A.2 S.1 et S.2)
> Sentiments de frustration voire de castration d’Hamlet.
11/ To be or not to be. (A.3 S.1)
Hamlet
« […] Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches ; ainsi les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la pensée ; ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes se détournent de leur cours, à cette idée, et perdent le nom d’action […] »
> Hamlet devient mélancolique.
12/ Ophélie a été convaincue par son père Polonius et par son frère Laertes de s’écarter d’Hamlet et de le considérer comme un aventurier envers les femmes.
Une rencontre est organisée entre Hamlet et Ophélie par Claudius et Polonius. Ces derniers se cachent pour assister à la scène.
Hamlet a connaissance du stratagème.
> Hamlet rejette Ophélie.
Le roi comprendra que Hamlet n’est pas si fou et qu’il doit se méfier. Il projette de le faire tuer lors d’un voyage en Angleterre.
13/ Une troupe de comédiens, amis d’Hamlet, arrive pour le distraire. Hamlet est heureux.
> Hamlet régresse vers un âge où il était insouciant. Il se réfugie dans le rêve.
14/ Hamlet prépare une scène d’une pièce de théâtre où l’on voit un roi qui est tué par son frère de la même façon que Claudius a tué son frère. (A.3 S.2)
Hamlet : « Ainsi je piégerai la conscience du roi.»
> Prémices du passage à l’acte.
15/ La scène a eu lieu. Claudius est en crise. Hamlet est satisfait. Il a mis l’assassin à découvert.
« Hamlet – Heure de la magie nocturne des tombes entrouvertes de l’enfer déchaîné. Maintenant je pourrai boire du sang chaud. Je me sens tenté d’être impitoyable.»
> Hamlet voit clair, devient lucide de la situation, réagit.
16/ Claudius est effondré. Hamlet nourrit toujours le projet de l’abattre mais l’envoyer au ciel serait une faveur. Pas de vengeance meurtrière à ce moment de la pièce.
> Hamlet refoule le passage à l’acte.
17/ Hamlet est demandé auprès de sa mère.
« Hamlet – Chez ma mère ! Mon cœur ne soit pas inhumain. Que je ne devienne pas un second Néron. Cruel oui mais non dénaturé. »
> Hamlet voit clair, devient lucide de la situation, réagit.
18/ Hamlet va pour tuer sa mère mais il dévie son geste et tue Polonius caché derrière les tentures. Hamlet va imaginer qu’il a tué le roi.
« La reine – Que veux-tu faire ? Veux tu m’assassiner ? Au secours ! au secours ! holà !
Polonius (derrière la tapisserie) – Quoi donc ? holà ! au secours !
Hamlet (dégainant) – Tiens ! un rat ! (il donne un coup d’épée dans la tapisserie) Mort ! Un ducat, qu’il est mort !
Polonius (derrière la tapisserie) – Oh ! je suis tué. (il tombe, et meurt.)
La reine – Ô mon Dieu, qu’as-tu fait ?
Hamlet – Ma foi ! je ne sais pas. Est-ce le roi ? (il soulève la tapisserie et traîne le corps de Polonius.)»
> Stratégie d’évitement de Hamlet face à l’insupportable. Emprise du fantasme œdipien
19/ Hamlet tance sa mère. Le spectre réapparaît de nouveau qui lui demande de l’indulgence.
« Hamlet au spectre – Que veut votre Majesté ? Venez-vous reprocher à votre fils de tarder à exécuter vos ordres ?
« Le spectre – N’oublie pas, je viens pour aiguiser ta volonté qui s’émousse. »
Hamlet somme sa mère de prendre ses distances d’avec Claudius.
« Hamlet – Pour être humain je dois être cruel.»
> Hamlet régresse vers un instinct animal, forme de lucidité en rapport avec le vivant non éduqué. Forme de résilience.
Ophélie devient folle de chagrin à propos de son père mort. Elle passe d’un délire morbide à de la lucidité. Elle répond au roi qui lui demande comment elle va :
« Le roi inquiet – Comment allez vous ma douce ?
Ophélie joyeuse – Bien, Dieu vous aide. La chouette était dit-on fille d’un boulanger […]. On sait ce qu’on est, pas ce qu’on deviendra. »
A noter que la chouette est un symbole de la clairvoyance.
L’information arrive au roi que Hamlet rentre vivant de son voyage en Angleterre.
Laertes rentre de France, apprend l’assassinat de son père Polonius par Hamlet, et découvre sa sœur folle.
Ophélie se tue accidentellement.
Claudius monte Laertes contre Hamlet. Il organise un duel truqué entre Hamlet et Laertes qui doit entraîner la mort du premier.
« Claudius à Laertes – Aimiez-vous vraiment votre père ou n’êtes-vous qu’une effigie de la douleur ? [….] Ce qu’on veut il faut le faire sans tarder sinon la volonté trouve des prétextes à mollir […] Au vif de l’abcès ! […].»
20/ Lors du duel, Hamlet meure suite à un coup d’épée empoisonnée. La reine boit le contenu de la coupe empoisonnée destinée à Hamlet et meure.
Laertes meurent d’un coup de la même épée empoisonnée. Avant de mourir, il dénonce Claudius à Hamlet à propos du duel truqué. Hamlet tue Claudius avant de mourir lui-même (effet retard du poison). (A.5 S.1)

3 – 2 Synthèse des états psychiques identifiés d’Hamlet
(dans l’ordre proposé par l’œuvre) :
1/ Début de deuil d’Hamlet.
2/ Sidération d’Hamlet.
3/ Sentiments de trahison, d’abandon, de haine naissent chez Hamlet.
4/ Hamlet est isolé, marginalisé.
5/ Le spectre est une figure de compensation pour Hamlet.
6/ Hamlet développe de l’intuition.
7/ Refoulement du passage à l’acte chez Hamlet.
8/ Hamlet fait preuve d’adaptation et d’un début de résilience.
9/ Hamlet subit une usurpation, un harcèlement. Il est dans une confusion.
10/ Sentiments de frustration, de castration d’Hamlet.
11/ Hamlet devient mélancolique.
12/ Hamlet rejette Ophélie.
13/ Hamlet régresse vers un âge où il était insouciant. Il se réfugie dans le rêve.
14/ Prémices du passage à l’acte.
15/ Hamlet voit clair, devient lucide de la situation, réagit.
16/ Hamlet refoule le passage à l’acte.
17/ Hamlet devient lucide de la situation, réagit.
18/ Stratégie d’évitement de Hamlet face à l’insupportable. Emprise du fantasme œdipien.
19/ Hamlet régresse vers un instinct animal, forme de lucidité sur le vivant non éduqué. Forme de résilience en perspective.
20/ Passage à l’acte et mort d’Hamlet

4 – Débat critique

Avant d’élaborer mon point de vue, voici une liste (non exhaustive) de critiques émises à l’époque de la sortie de l’oeuvre.
Nicolas Abraham :
Abraham crée l’acte VI qu’il baptise Le Fantôme d’Hamlet ou le VIe Acte. Il cherche à apporter un éclairage sur le mystère du spectre.
 Écrit en 1975, il propose une enquête sur le passé clandestin des personnages de la pièce et élabore par là une psychanalyse trans-générationnelle. Le problème d’Hamlet résiderait en sa méconnaissance du passé honteux de son père.
Extrait : « Abraham envisage Hamlet stricto sensu comme un sphinx. Il considère que la perplexité d’Hamlet devant ses propres atermoiements est le signe d’un désir authentique de vengeance, lequel — pour des raisons mystérieuses et en dehors de la volonté même inconsciente du prince — aurait été inhibé, voire empêché.»
William Hazlitt (1778 – 1830, Écrivain irlando-britannique) :
Hazlitt se laisse fasciner par l’élan d’une question dans le même sens, mais qu’il n’aura posée qu’à moitié : « L’indécision d’Hamlet et son penchant excessif à la réflexion se situent au-delà de toute découverte par la critique, puisque lui-même, il fait la chasse analytique aux motivations…»
– T.S. Eliot (1888 – 1965, poète, dramaturge et critique littéraire américain naturalisé britannique) :
Celui-ci développe la thèse d’une motivation défectueuse chez Hamlet.
« (…) La pièce n ’est rien moins qu’imparfaite car elle ne contient aucune situation ou suite d’événements qui permettrait de justifier les sentiments et le comportement du prince. Hamlet est dominé par un sentiment inexprimable qui se situe au-delà des faits tels qu’ils se présentent. C’est donc un sentiment qu’il ne saurait comprendre…, par conséquent, celui-ci perdure pour empoisonner la vie et pour faire obstacle à l’action. »
Samuel Johnson, poète lexicographe anglais (1709 – 1784) :
Samuel Johnson, présente sa critique sous la forme d’un résumé des défauts de la pièce. « Le récit n ’est peut-être pas à l’abri de toute attaque. L’intrigue se déroule, il est vrai, pour la plupart en progression continue, mais il y a un certain nombre de scènes qui ni ne la propulse, ni ne la retarde. Pour la folie feinte d ’Hamlet il n ’y a pas de cause adéquate car il n’entreprend rien qu’il n’aurait pu faire avec un renom de lucidité. […] Tout le long de la pièce Hamlet semble être plutôt un instrument qu’un agent. Après avoir reconnu, grâce au stratagème de la pièce, le roi coupable, il ne tente point de le punir, et la mort de celui-ci survient à la fin par le biais d ’un incident qu’Hamlet n’aura pas provoqué. »
Sigmund Freud :
« (…) les fantasmes-désirs sous-jacents de l’enfant sont mis à jour et sont réalisés comme dans le rêve ; dans Hamlet, ils restent refoulés, et nous n ’apprenons leur existence — tout comme dans les névroses — que par l’effet d ’inhibition qu’ils déclenchent. »
« Rompre le silence à la faveur d’une explication psychologique des scrupules d’Hamlet, telle fut déjà en 1900 l’intention de Sigmund Freud. L’interprétation psychanalytique de la première époque se fonde sur la mise en parallèle thématique d’Œdipe Roi et de la tragédie shakespearienne. Le parricide et l’inceste d’Œdipe apparaissaient à Freud comme l’accomplissement fatal de vœux inconscients universels le plus souvent non exaucés. »
« La pièce est fondée sur les hésitations d’Hamlet à accomplir la vengeance dont il est chargé ; le texte ne dit pas quelles sont les raisons ou les motifs de ces hésitations ; les multiples essais d ’interprétation n’ont pu la découvrir. […] Mais nous voyons dans le thème de la pièce, qu’Hamlet ne doit nullement nous apparaître incapable d ’agir. […] Qu’est-ce donc qui l’empêche d ’accomplir la tâche que lui a donnée le fantôme de son père ? Il faut bien convenir que c’est la nature de cette tâche. Hamlet peut agir, mais il ne saurait se venger d ’un homme qui a écarté son père et pris la place de celui-ci auprès de sa mère, d ’un homme qui a réalisé les désirs refoulés de son enfance. […] Je viens de traduire en termes conscients ce qui doit demeurer inconscient dans l’âme du héros. »
– Paul-Laurent Assoun :
(L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre. Paul-Laurent Assoun dans Insistance 2006/1 (no 2))
« En cette version moderne du drame hamlétien, le combat se déroule « dans la vie psychique du héros elle-même », comme combat générateur de souffrance, entre différentes motions. Le tragique se trouve radicalisé par cela même qu’il est « immanentisé », voire « laïcisé ». Du coup, il ne s’agit plus d’une tragédie du destin, mais d’un drame du désir où le « destin » a pris la forme de l’interdit en son immanence, ce qui ouvre sa dimension inconsciente. […]
Hamlet n’est pas seulement hésitant : il peut tout, sauf cela, exécuter sur l’autre les représailles face à son propre acte impossible – d’inceste et de parricide. Forme dramatiquement « réflexive » de l’œdipe. Freud a entrevu le principe de la formidable puissance théâtrale de la créature hamlétienne : soit le recul devant l’acte qui libère une formidable énergie révélatrice de l’acte théâtral même. »

5 – Essai – Introduction

Des 6 critiques, il ressort un intérêt pour ce qui n’est pas exprimé, voire par ce qui n’est pas conscientisé par Hamlet. La pièce est un plongeon répétitif dans l’inconscient de Hamlet. Le choc de la disparition brutale du père, le besoin de faire le deuil, activent l’inconscient d’Hamlet dont il devient l’instrument ponctuel. Je propose de voir dans cette œuvre de Shakespeare, une nouvelle version de la tragédie œdipienne. La pièce «Hamlet» de W. Shakespeare constituerait une pré-étude des effets des contraintes de l’affect et de l’éducation.
Freud à propos de l’écriture théâtrale (L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre. Paul-Laurent Assoun dans Insistance 2006/1 (no 2) :
«[…] le propre de la névrose sur (en) scène est d’être en train de se jouer : « Ce serait la tâche du dramaturge de nous plonger dans la même maladie, ce qui se réalise au mieux quand nous suivons l’évolution avec lui […] Son mode syntaxique est celui du « gérondif » ou du « participe présent ».

5 – 1 Etude – Discussion
Hamlet aurait peut-être pu moins tarder à passer à l’acte mais il traverse des deuils et des conflits d’enfance non résolus. A noter également que l’accès au trône lui est  rendu impossible. Tout cela contribue à obscurcir la décision et à ralentir le passage à l’acte. Hamlet compense avec l’apparition du spectre. L’injonction de vengeance est symbolique. Elle vient du spectre qui est lui-même un symbole produit par l’inconscient. La demande de vengeance du spectre est d’ordre du fantasme œdipien mais est inversée par rapport au complexe d’oedipe où la pulsion de mort est reconnue pour naître chez l’enfant et non pas chez le père. Devoir tuer un oncle, lié donc au père par fratrie, constitue un autre motif de refoulement. Cette situation pose un doublon au niveau du complexe œdipien (père + beau-père). Hamlet doit faire les deuils et résoudre ses conflits intérieurs avant de passer à l’acte.
En résumé, nous assistons à un cas d’école des drames humains :  confusion ; refoulements ; mélancolie ; castration ; régression.
« Chez Freud, il y a au fond des névrosés partout, sur la scène comme dans le parterre. Mais ce qui se joue, sous forme mêlée de sublimation et de jouissance, c’est bien le drame du refoulement et de la résistance. Soit le refoulé « sous les feux de la rampe ». L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre. Paul-Laurent Assoun dans Insistance 2006/1.
En résumé, Hamlet doit prendre conscience que son père est mort, que sa mère l’a abandonné et trahi, qu’il ne peut aimer librement et qu’il a un roi à tuer. Shakespeare souligne tout au long de cette pièce que le héros est trop éduqué pour le faire passer à une action plus juste ou plus naturelle voire plus animale. C’est le passage de «éduqué» à «cruel» qui me fait évoquer la notion de compensation.

5 – 2 Du côté de l’art – Répliques remarquables
Par expérience, j’ai remarqué que les auteurs de pièces révèlent, par des répliques clés, ce que sont réellement les personnages, leurs motivations, le sens de leur histoire.
Exemples :
«To be or not to be, that is the question […]. Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches. »
Lorsque Hamlet fait la morale à sa mère de façon autoritaire et après des gestes brutaux envers elle, il lui dit : « […] Pour être humain je dois être cruel.»
Sur la tombe d’Ophélie : « Hamlet – Hercule ne saurait empêcher, le chat de miauler, ni le chien de se venger.»
Là où Shakespeare est « psychologue » :
Juste avant le duel, Hamlet dit à Horatio :
«Horatio je te tiens pour le plus juste des hommes. […] Ni les faveurs ni la fortune ne te troublent. En toi l’instinct et la raison s’accordent. […] Toi tu n’es pas l’esclave de la passion. Je te chéris dans le cœur de mon cœur. »

5 – 3 Conclusion
Avec Freud, je qualifierai l’œuvre de Shakespeare comme la tragédie de la prise de conscience.
Avec Shakespeare, la tragédie de la prise de conscience constituerait un symbole de de fin, voire de mort.
A noter que les personnages principaux, Hamlet le fils, Claudius le beau-père, et la reine, succombent avec pour point commun la prise de conscience.
Exemples :
Hamlet : réalise tout un parcours pour s’affranchir de l’éducation et de la morale.
Claudius : prend conscience de son fratricide :
« Oh ma faute fermente ; elle infecte le ciel même ; elle porte avec elle la première, la plus ancienne malédiction, celle du fratricide ! … […]» (A.3 S.3)
La reine : prend conscience de ses « souillures » lors de l’intervention de son fils :
« Oh ! ne parle plus Hamlet. Tu tournes mes regards au fond de mon âme ; et j’y vois des tâches si noires et si tenaces que rien ne peut les effacer. […] Assez mon doux Hamlet !» (A.3 S.4)
Shakespeare voulait-il exprimer que nous avons juste le temps d’une vie pour comprendre notre vie ? Hamlet lui-même ajoute avant de mourir : « La chute d’un oiseau dépend de Dieu. Aujourd’hui sinon demain. Demain sinon aujourd’hui. Ou mon heure est venue ou elle viendra un jour. Être prêt est tout. Dieu donne forme au destin que nous ébauchons. »

Michel Mahler – Mars 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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La Vie de Marianne – Partie 4

Marivaux

Préface Nicolas Koreicho

Jean-Honoré Fragonard – Colin-Maillard – 1750-1752 – The Toledo Museum of Art

Stendhal, dans son voyage vers Milan, notait en l’année 1811 que la révolution avait, par son trop de sérieux politique et une gravité idéologique excessive, tué en France et dans l’Europe de l’Ancien Régime, une forme de subtilité dans le commerce des personnes « honnêtes », la gaieté, l’esprit, la délicatesse et le sens de la conversation entre gens se reconnaissant dans l’idée d’une précision du discours, d’une tournure directe des propos, d’une franchise bienveillante, et qui partageaient précisément entre eux et avec une certaine bonté leurs idées, sans autre projet que de s’enrichir mutuellement, de s’apporter une forme de reconnaissance psychologique, enfin de passer quelques instants de plaisir partagé. Le jacobin Henri Beyle se révélait à nous tout à fait conservateur !
Sous la Restauration, on tenta de retrouver cette atmosphère tolérante, agréable et parfaitement française, de dialogue brillant, de société policée et bienveillante, mais la dureté politicienne allait progressivement éteindre ces états de grâce et de courtoisie.
Nicolas Koreicho



Marivaux, La Vie de Marianne – 4ème partie

« Au reste, ma fille, je ne connais point de meilleure compagnie que celle où je te mène, ni de plus choisie ; ce sont tous gens extrêmement sensés et de beaucoup d’esprit que tu vas voir : je ne te prescris rien ; tu n’as nulle habitude du monde, mais cela ne te fera aucun tort auprès d’eux ; ils n’en jugeront pas moins sainement de ce que tu vaux, et je ne saurais te présenter nulle part où ton peu de connaissance à cet égard soit plus à l’abri de la critique : ce sont de ces personnes qui ne trouvent ridicule que ce qui l’est réellement ; ainsi ne crains rien ; tu ne leur déplairas pas, je l’espère.
Nous arrivâmes alors, et nous entrâmes chez madame Dorsin ; il y avait trois ou quatre personnes avec elle.
Ah ! la voilà donc enfin ; vous me l’amenez, dit-elle à madame de Miran en me voyant. Venez, mademoiselle, venez, que je vous embrasse, et allons nous mettre à table : on n’attendait que vous.
Nous dînâmes. Quelque novice et quelque ignorante que je fusse en cette occasion-ci, comme l’avait dit madame de Miran, j’étais née pour avoir du goût, et je sentis bien avec quelles gens je dînais.
Ce ne fut point à force de leur trouver de l’esprit que j’appris à les distinguer ; pourtant il est certain qu’ils en avaient plus que d’autres, et que je leur entendais dire d’excellentes choses ; mais ils les disaient avec si peu d’effort, ils y cherchaient si peu de façon, c’était d’un ton de conversation si aisé et si uni, qu’il ne tenait qu’à moi de croire qu’ils disaient les choses les plus communes. Ce n’était point eux qui y mettaient de la finesse, c’était de la finesse qui s’y rencontrait ; ils ne sentaient pas qu’ils parlaient mieux qu’on ne parle ordinairement ; c’étaient seulement de meilleurs esprits que d’autres, et qui par là tenaient de meilleurs discours qu’on n’a coutume d’en tenir ailleurs, sans qu’ils eussent besoin d’y tâcher, et je dirais volontiers sans qu’il y eût de leur faute ; car on accuse quelquefois les gens d’esprit de vouloir briller ; oh ! il n’était pas question de cela ici ; et comme je l’ai déjà dit, si je n’avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j’aurais pu m’y méprendre, et je ne me serais aperçue de rien.
Mais, à la fin, ce ton de conversation si excellent, si exquis, quoique si simple, me frappa.
Ils ne disaient rien que de juste et que de convenable, rien qui ne fût d’un commerce doux, facile et gai ; j’avais compris le monde tout autrement que je ne le voyais là (et je n’avais pas tant de tort) : je me l’étais figuré plein de petites règles frivoles et de petites finesses polies, plein de bagatelles graves et importantes, difficiles à apprendre, et qu’il fallait savoir sous peine d’être ridicule, toutes ridicules qu’elles sont elles-mêmes.
Et point du tout ; il n’y avait rien ici qui ressemblât à ce que j’avais pensé, rien qui dût embarrasser mon esprit ni ma figure, rien qui me fît craindre de parler, rien au contraire qui n’encourageât ma petite raison à oser se familiariser avec la leur ; j’y sentis même une chose qui m’était fort commode, c’est que leur bon esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien. Ce que je ne disais qu’imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l’exprimer pour moi, sans qu’ils y prissent garde : et puis ils m’en donnaient tout l’honneur.
Enfin ils me mettaient à mon aise ; et moi qui m’imaginais qu’il y avait tant de mystères dans la politesse des gens du monde, et qui l’avais regardée comme une science qui m’était totalement inconnue et dont je n’avais nul principe, j’étais bien surprise de voir qu’il n’y avait rien de si particulier dans la leur, rien qui me fût si étranger ; mais seulement quelque chose de liant, d’obligeant et d’aimable.
Il me semblait que cette politesse était celle que toute âme honnête, que tout esprit bien fait trouve qu’il a en lui, dès qu’on la lui montre. »

Pierre de MarivauxLa Vie de Marianne, ou les Aventures de Madame la comtesse de *** – 1731-1741

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