Peinture et psychanalyse : l’art est-il un symptôme ?

Sylvain Brassart – Avril 2015

I) La peinture regardée, questionnée par la psychanalyse.

– Théorie freudienne de la sublimation.

L’art est devenu un objet de la psychanalyse, un symptôme, l’outil possible d’un diagnostic et d’une thérapie.

Pour mémoire, Freud a écrit « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » en 1910, puis « Le Moïse de Michel-Ange » en 1914 et ses textes font souvent référence aux arts.

Dans l’approche freudienne de la psychanalyse, l’art est directement lié à la question de la sublimation. L’art est l’exercice de la sexualité, mais déviée de ses objectifs de reproduction. Une sexualité qui emploie le langage pour faire présent ce qui se montre au-delà de la création : le fantasme.
C’est par l’articulation du fantasme que l’artiste, ainsi que le sujet qui le hante, peut s’appuyer sur son désir.
L’art a pour but de représenter un réel non représentable d’un objet qui échappe, qui manque. A la place du vide, de la béance laissée par ce manque dans l’œuvre, vient paraître l’objet imaginaire du fantasme. Entre ce qui se présente et ce qui reste à représenter, l’artiste (mais aussi les regardants, l’Autre) signale ce qui fait jouir de l’œuvre.
Sublimer c’est cela, c’est offrir une représentation esthétique. La “relation” sexuelle espérée dans l’exercice phallique, l’artiste la transmute en passion du signifiant.
L’artiste c’est quelqu’un qui peut témoigner d’une autre manière de jouir. Autrement dit, l’artiste commémore, dans sa production artistique, la coupure effectuée sur le corps par l’intervention du langage.  L’artiste produit une écriture qui met en évidence le chemin d’une autre érotique que celle de l’approche des corps.
L’artiste écrit, peint, dessine le fantasme, l’artiste prend comme son symptôme ce qui agence le manque dans son oeuvre.
De plus, un autre sujet est créé, un  objet substitut qu’est le regard sur l’œuvre (l‘objet-regard). Par le trait qui distingue son style, l’artiste nous permet de lire cet effet de langage qui se projette sur un espace. Il s’agit là de la manière de faire qui est propre à chaque artiste, celle qui perdurera après lui. C’est la fameuse oeuvre qui recouvre son créateur.
Cela permet de faire du tableau un symptôme pour quelqu’un. Autrement dit, cela permet que le tableau capture par le regard celui qui le regarde et qui lui signifie quelque chose qui lui était jusqu’alors invisible.
Pour Freud, par la “monstration” du beau, on évite le mal radical qu’est le champ de destruction, le champ du désir. L’esthétique fonctionne ainsi comme une barrière face au champ innommable du désir.

En somme, selon Freud, l’art permet aux pulsions les plus intenses (les plus profondes, les moins « acceptables ») de se réaliser en un « objet » placé plus haut sur l’échelle des valeurs sociales. Au fond, il y a un défi que seule l’œuvre peut relever : ce qui est irréalisable dans sa vie, l’artiste l’accomplit dans ce « monde parallèle » qu’est l’art.

– Peinture et psychanalyse ont un même sujet : l’image.

La psychanalyse a dû, dès son départ, tenir compte des effets de l’image sur les sujets. Ces effets ont interrogé Freud. Ils relèvent souvent de l’énigme et engendrent la perplexité.

L’art – et la peinture tout spécialement – s’en empare dans ses créations pour atteindre le spectateur dans son intimité ; la psychanalyse, quant à elle, cherche à les éclairer. Dans les deux cas, l’une allant vers l’autre, et réciproquement, elles se croisent au sein de que l’on peut appeler une ouverture à l’Autre.

La psychanalyse  y est notamment conduite lorsqu’il apparaît que l’image est une source de souffrance : le névrosé ordinaire ou le psychotique peuvent souffrir, dans des circonstances précises, de l’image qui le fascine ou le persécute.

Dans « La Science des rêves », Freud élabore la théorie et la clinique d’un sujet humain clivé (que Lacan appellera divisé) : dans son sommeil, le dormeur est soumis à une véritable passion des images – passion voulant dire ici « joie » mais aussi « souffrance », voire « torture » et « persécution » – dont son inconscient et son préconscient sont pourtant bien les organisateurs.

La rédaction de ce livre inaugural de Freud, véritable acte de naissance de la psychanalyse, qu’il aura voulu faire paraître en 1900, n’est-elle pas contemporaine, au tournant du siècle, de l’invention du cinéma par les frères Lumière ? Contemporaine aussi d’une révolution dans la peinture, l’expressionnisme (qui privilégie la subjectivité et l’intensité de l’expression, la libération pulsionnelle des émotions, l’exacerbation de la couleur, l’écriture libre, le rejet des tabous, le refus du réalisme objectif, l’expression de l’élan vital en tant qu’énergie,…), dont Edvard Munch, le peintre de l’angoisse et de la mort est un précurseur, ne s’impose-t-elle pas  jusqu’à l’art abstrait (l’abstraction géométrique ou conceptuelle ; l’abstraction lyrique ou gestuelle), la peinture non figurative, ou encore le cubisme d’un Picasso, d’un Braque, etc. ?

L’interprétation du rêve (mais aussi du tableau) est censée permettre de remonter dans les méandres et les rouages de sa production. Le travail du psychanalyste vise à soumettre l’image à l’écriture retrouvée des pensées du rêve que cette image représente. C’est l’écriture qui intéresse le psychanalyste, afin de lire ces « pensées » avec son analysant et ainsi lui permettre de se les réapproprier.

– Lacan

Mais l’image n’est pas une  représentation immuable. Re-présenter, c’est présenter à nouveau, tel le sujet dont Lacan dit qu’il est représenté par un autre signifiant.

Lacan construira un autre modèle, un autre paradigme pour la psychanalyse que Inconscient – Préconscient – Conscient (1ère Topique freudienne) ou Moi – Ça – Surmoi (2ème Topique). Il introduit dans la psychanalyse un paradigme ternaire : RSI – Réel, Symbolique et Imaginaire.
– Le Symbolique c’est le champ de la parole et du langage.
– Le Réel c’est l’impossible, impossible à imaginer, impossible à symboliser, à attraper avec le signifiant, le langage.
– Enfin, l’Imaginaire, c’est le domaine de l’image et de sa puissance aujourd’hui dominante, c’est-à-dire du moi et de son renforcement, du narcissisme, de la présentation de soi et de la représentation aussi, quand on dit que l’on est « en représentation ».

Le signifiant, c’est la matière sonore d’un mot : si je vous dis « lai » qu’allez-vous entendre ? Quelle image acoustique allez-vous retenir ? S’agit-il, pour vous, de « laid » de la laideur ? De «lai» comme on dit frère de lai ? De lait, le lait de vache ou de chèvre ? Vous entendrez ce que vous voudrez, selon vos préoccupations personnelles plus ou moins inconscientes.

Ainsi, le sujet court d’un signifiant à l’autre. Les mots et la parole sont alors utilisés pour dé-fixer l’image. Alors que l’image est plutôt du côté de la fixité, de la permanence.

II) L’art fait de la psychanalyse un  symptôme :
(ce qui est symptomatique, c’est la psychanalyse).

La peinture questionne la psychanalyse.
On vient de le voir, la psychanalyse (discipline de la parole, du sujet et du désir) n’est cependant pas sans questionner, à travers la peinture (et son peintre), le regard.
En retour la psychanalyse se laisse interroger à partir du regard, au moyen de l’image, du tableau qui, en somme, lui aussi… la regarde.
Les peintres parlent à la psychanalyse et lui répondent.

– Les surréalistes s’en inspirent et la transforment.

Ce mouvement littéraire, dont on peut dater les activités entre 1924 et 1939, représente un développement majeur dans la création et l’esthétique contemporaines. Le mouvement surréaliste n’a peut-être pas changé la face du monde et de la société, comme ses membres le voulaient, mais il a marqué le monde de l’art de manière définitive et radicale, en créant un espace pour une création artistique libérée de toute contrainte.

Le surréalisme est avant tout une réaction contre la société et ses contraintes qui conditionnent l’existence. La guerre de 1914-18 est vue comme une faillite de la civilisation occidentale.

En 1924, André Breton définit dans un Manifeste du surréalisme la nature du surréalisme. Ouverte à l’expérience du rêve, de l’inconscient et du désir, la création poétique doit répondre aux pulsions fondamentales par l’intermédiaire de « l’écriture automatique », nommée aussi « pensée parlée » ou « écriture de pensée ». Sans souci de logique ni de censure (grammaticale, morale, esthétique), les phrases « qui cognent à la vitre » s’expriment librement. Le poète se place dans un abandon volontaire et une totale passivité, il n’est plus « qu’un modeste appareil enregistreur du phénomène ».

Breton définit ainsi le surréalisme : « Automatisme psychique par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique et morale« .

Le Manifeste du surréalisme (1924) qu’André Breton écrit pendant qu’il est « occupé de Freud », projette d’abord l’application du « monologue mécanique » ou « automatique » à la poésie, ensuite l’élargit au domaine des Beaux-Arts, comme le montre la première exposition surréaliste de 1925 accompagnée du traité de Breton Le surréalisme et la peinture (1928 ; augmenté en 1965). Les cinéastes ont poursuivi ce mouvement.
L’application des techniques du « monologue automatique » a pour but de provoquer le Surréel, nouvelle catégorie qui rende tangible l’inconscient du poète, peintre, cinéaste. La création du « Surréel », intensification d’une expérience onirique de la réalité, qui met en relation féconde avec l’Inconscient, serait ainsi comparable à l’Immaculée Conception.

Les surréalistes expérimentent de manière collective ces relations inspirées par la psychanalyse de Freud, sans négliger de les théoriser.

Les surréalistes pour Freud ? Ces derniers, cherchant à tous crins à convoquer l’inconscient et piochant sans scrupule dans le champ lexical de la psychanalyse, le laissent perplexe : « J’ai été tenté de tenir les surréalistes, qui apparemment m’ont choisi comme leur saint patron, pour des fous intégraux (disons à 95 %, comme l’alcool absolu).  »

– Duchamp provoque Freud : les mots dans l’art.

Pour Freud, parler de l’œuvre, c’est surtout produire du verbe autour des couches successives de mots qui la drapent. En somme, c’est le mot qui chez Freud résout la relation à l’œuvre d’art. Freud regarde les œuvres avec des mots. Il les analyse comme des rêves à décrypter.

N’ayant que peu d’attention pour la dimension plastique de l’art, Freud s’intéresse avant tout au sujet, ce qui intéresse Freud dans l’art, ce n’est pas l’œuvre. C’est l’identité de l’artiste (sa vie, ses écrits, son passé, jusqu’aux récits de ses rêves) qui fait que son œuvre est œuvre. Plus encore, c’est sa capacité de sublimation.

– Ce serait donc l’artiste qui ferait l’œuvre… ce qui n’est pas sans poser problème, aux alentours de 1917. Prenons un urinoir : ce n’est qu’un urinoir. Il deviendra un Duchamp grâce à Marcel. L’objet se transforme en œuvre par l’artiste présent au monde.
Soigneusement notée par Marcel Duchamp sous une reproduction d’une drôle de Joconde, l’inscription L.H.O.O.Q. qui nous renvoie au mot d’esprit est également la preuve des premières répercussions des recherches de Freud sur l’art.
L’oeuvre parvient toutefois à toucher l’œil, à condition de savoir lire sous LHOOQ cette impérative injonction : LOOK !

Ce sont les mots qui permettent à Freud de regarder les œuvres, mais c’est aussi le « regardeur qui fait l’œuvre » selon les mots de Duchamp. Ainsi il y aurait une dimension projective dans les considérations de Freud en tant que « regardeur ». Duchamp s’en amuse.

– Magritte s’en méfie.

Psychanalyse et peinture ont ainsi bien des liens, et la seconde a de multiples raisons de se méfier de la première qui lit (du verbe lire) en elle, c’est-à-dire interprète, mais lie aussi (du verbe lier) à travers elle deux ouvertures à l’Autre.

Comme on l’a vu, dans la psychanalyse, c’est la pensée et finalement le langage (la lettre), qui dépassent l’image et vont la dominer.

Les peintres se méfient donc tout naturellement de la psychanalyse… C’est ce que fait, entre mille autres artistes, un Magritte…

Lorsque l’on demanda à René Magritte « Pourquoi une telle méfiance envers la psychanalyse ? », il répondit : «Elle ne permet d’interpréter que ce qui est susceptible d’interprétation. L’art fantastique et l’art symbolique lui offrent de nombreuses occasions d’intervenir : il y est beaucoup question de délires plus ou moins évidents. L’art tel que je le conçois est réfractaire à la psychanalyse. Il évoque le mystère sans lequel le monde n’existerait pas, c’est-à-dire le mystère qu’il ne faut pas confondre avec une sorte de problème, aussi difficile qu’il soit. Je veille à ne peindre que des images qui évoquent le mystère du monde. Pour que ce soit possible, je dois être bien éveillé, ce qui signifie cesser de m’identifier entièrement à des idées, des sentiments, des sensations. Le rêve et la folie sont, au contraire, propices à une identification absolue… Elle n’a rien à dire, non plus, des œuvres d’art qui évoquent le mystère du monde.
Peut-être la psychanalyse est-elle le meilleur sujet à traiter par la psychanalyse.»

– Enfin, on peut observer que la notion de sublimation et plus généralement la théorie freudienne en art reste très discutée.

On l’a vu, Freud considère le refoulement (ou la satisfaction pulsionnelle détournée) comme des concepts fondamentaux de la psychanalyse. La sublimation serait dans ce cas l’effort de l’artiste pour engendrer une satisfaction ne passant pas par l’acte, sinon celui de créer. Cette approche tenterait donc de réduire la qualité d’une œuvre d’art à son contenu latent, sa signification inconsciente.

Or elle a bien d’autres qualités : elle s’inscrit dans une époque, utilise d’une certaine manière des matériaux, évoque de telle ou telle manière la lumière, les volumes, oriente le regard…


Sylvain Brassart
– Avril 2015 – Institut Français de Psychanalyse©

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