La Vie de Marianne – Partie 4

Marivaux

Préface Nicolas Koreicho

Jean-Honoré Fragonard – Colin-Maillard – 1750-1752 – The Toledo Museum of Art

Stendhal, dans son voyage vers Milan, notait en l’année 1811 que la révolution avait, par son trop de sérieux politique et une gravité idéologique excessive, tué en France et dans l’Europe de l’Ancien Régime, une forme de subtilité dans le commerce des personnes « honnêtes », la gaieté, l’esprit, la délicatesse et le sens de la conversation entre gens se reconnaissant dans l’idée d’une précision du discours, d’une tournure directe des propos, d’une franchise bienveillante, et qui partageaient précisément entre eux et avec une certaine bonté leurs idées, sans autre projet que de s’enrichir mutuellement, de s’apporter une forme de reconnaissance psychologique, enfin de passer quelques instants de plaisir partagé. Le jacobin Henri Beyle se révélait à nous tout à fait conservateur !
Sous la Restauration, on tenta de retrouver cette atmosphère tolérante, agréable et parfaitement française, de dialogue brillant, de société policée et bienveillante, mais la dureté politicienne allait progressivement éteindre ces états de grâce et de courtoisie.
Nicolas Koreicho



Marivaux, La Vie de Marianne – 4ème partie

« Au reste, ma fille, je ne connais point de meilleure compagnie que celle où je te mène, ni de plus choisie ; ce sont tous gens extrêmement sensés et de beaucoup d’esprit que tu vas voir : je ne te prescris rien ; tu n’as nulle habitude du monde, mais cela ne te fera aucun tort auprès d’eux ; ils n’en jugeront pas moins sainement de ce que tu vaux, et je ne saurais te présenter nulle part où ton peu de connaissance à cet égard soit plus à l’abri de la critique : ce sont de ces personnes qui ne trouvent ridicule que ce qui l’est réellement ; ainsi ne crains rien ; tu ne leur déplairas pas, je l’espère.
Nous arrivâmes alors, et nous entrâmes chez madame Dorsin ; il y avait trois ou quatre personnes avec elle.
Ah ! la voilà donc enfin ; vous me l’amenez, dit-elle à madame de Miran en me voyant. Venez, mademoiselle, venez, que je vous embrasse, et allons nous mettre à table : on n’attendait que vous.
Nous dînâmes. Quelque novice et quelque ignorante que je fusse en cette occasion-ci, comme l’avait dit madame de Miran, j’étais née pour avoir du goût, et je sentis bien avec quelles gens je dînais.
Ce ne fut point à force de leur trouver de l’esprit que j’appris à les distinguer ; pourtant il est certain qu’ils en avaient plus que d’autres, et que je leur entendais dire d’excellentes choses ; mais ils les disaient avec si peu d’effort, ils y cherchaient si peu de façon, c’était d’un ton de conversation si aisé et si uni, qu’il ne tenait qu’à moi de croire qu’ils disaient les choses les plus communes. Ce n’était point eux qui y mettaient de la finesse, c’était de la finesse qui s’y rencontrait ; ils ne sentaient pas qu’ils parlaient mieux qu’on ne parle ordinairement ; c’étaient seulement de meilleurs esprits que d’autres, et qui par là tenaient de meilleurs discours qu’on n’a coutume d’en tenir ailleurs, sans qu’ils eussent besoin d’y tâcher, et je dirais volontiers sans qu’il y eût de leur faute ; car on accuse quelquefois les gens d’esprit de vouloir briller ; oh ! il n’était pas question de cela ici ; et comme je l’ai déjà dit, si je n’avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j’aurais pu m’y méprendre, et je ne me serais aperçue de rien.
Mais, à la fin, ce ton de conversation si excellent, si exquis, quoique si simple, me frappa.
Ils ne disaient rien que de juste et que de convenable, rien qui ne fût d’un commerce doux, facile et gai ; j’avais compris le monde tout autrement que je ne le voyais là (et je n’avais pas tant de tort) : je me l’étais figuré plein de petites règles frivoles et de petites finesses polies, plein de bagatelles graves et importantes, difficiles à apprendre, et qu’il fallait savoir sous peine d’être ridicule, toutes ridicules qu’elles sont elles-mêmes.
Et point du tout ; il n’y avait rien ici qui ressemblât à ce que j’avais pensé, rien qui dût embarrasser mon esprit ni ma figure, rien qui me fît craindre de parler, rien au contraire qui n’encourageât ma petite raison à oser se familiariser avec la leur ; j’y sentis même une chose qui m’était fort commode, c’est que leur bon esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien. Ce que je ne disais qu’imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l’exprimer pour moi, sans qu’ils y prissent garde : et puis ils m’en donnaient tout l’honneur.
Enfin ils me mettaient à mon aise ; et moi qui m’imaginais qu’il y avait tant de mystères dans la politesse des gens du monde, et qui l’avais regardée comme une science qui m’était totalement inconnue et dont je n’avais nul principe, j’étais bien surprise de voir qu’il n’y avait rien de si particulier dans la leur, rien qui me fût si étranger ; mais seulement quelque chose de liant, d’obligeant et d’aimable.
Il me semblait que cette politesse était celle que toute âme honnête, que tout esprit bien fait trouve qu’il a en lui, dès qu’on la lui montre. »

Pierre de MarivauxLa Vie de Marianne, ou les Aventures de Madame la comtesse de *** – 1731-1741

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