Association Loi 1901 – Etablissement supérieur d’enseignement et de recherche
Cette page déroule les 10 dernières publications de l’IFP de façon antéchronologique, les plus récentes étant situées en haut de page. Une autre taxinomie est proposée dans Publications.
Aie une âme hautaine et sonore et subtile, Tais-toi, mure ton seuil, car la lutte déprave ; Forge en sceptre l’or lourd et roux de tes entraves, Ferme ton cœur à la rumeur soûle des villes ;
Entends parmi le son des flûtes puériles Se rapprocher le pas profond des choses graves ; Hors la cité des rois repus, tueurs d’esclaves, Sache une île stérile où ton orgueil s’exile.
Songe que tout est triste et que les lèvres mentent. Et si l’heure en froc noir érige du silence Les lys où mainte femme encore boira ton sang,
Marche vers l’inconnu, peut-être vers le vide, Dans l’ombre que la Mort effarante en fauchant Du fond des horizons projette sur la Vie.
« Tout ce qui se manifeste est vision de l’invisible. » Anaxagore – 4ème s. av. JC « J’envoie les sentiments dans la gueule des gens, dans leur cerveau, dans leur corps. » Johnny Hallyday – Paris Match, 2012
“ Nous ne savons renoncer à rien. Nous ne savons qu’échanger une chose contre une autre.” Sigmund Freud – Essais de psychanalyse appliquée
Statut du corps et de la mémoire dans les émotions, les sentiments, les affects
Le Monde de Christina – Andrew Wyeth – 1948 – MOMA, NYC
Distinction rapide préalable pulsion – émotion – sentiment – affect, tous éléments constitutifs du développement psychophysique :
Une pulsion est une poussée sans sujet et sans objet. C’est une force organique qui fait tendre le corps vers un but. La source en est biologique. Une émotion est un mouvement, un représentant psychique d’excitation, s’exprimant en un sujet corporel. Un sentiment implique un sujet et un objet réels. C’est déjà l’idée de relation ou de distanciation qui est incluse dans le sentiment. La présence ou l’absence d’une autre, puis d’un autre, sujet et objet, conditionne la transformation de l’émotion en sentiment puis en affect. Un affect suppose un sujet, un objet et une mémoire. L’affect est une des deux formes complexes, avec la représentation, que peut prendre la pulsion. L’affect est l’expression qualitative de l’énergie mise en mouvement par la pulsion. Nous avons avec l’affect la densité du sentiment à laquelle nous devons adjoindre la complexité du souvenir et de son potentiel d’édification. Le devenir de chacun de ces concepts dans la construction psychophysique de la personne ou de l’animal est conditionné par la qualité de leur développement intra et intersubjectif, ainsi que des passages de l’un à l’autre de ces instances.
Les émotions
Les émotions sont des phénomènes internes puis externes (un ressenti, une expression) suite à la modification ou au maintien physiologique ou psychologique (une sensation, une impression) d’un environnement physique ou psychique (un événement, une situation) ressenties par une personne ou un animal. Elles sont généralement brutales, intenses et de courte durée, à l’inverse des sentiments.
Emotion : de « mettre en mouvement ». Etymologie : latin emotionem, de emotum, supin de emovere, émouvoir. Mouvoir (-motion) vers l’extérieur (é-). Historiquement, « mouvement, trouble d’une population ; mouvement, trouble du corps », perceptible par soi ou par l’extérieur. Aujourd’hui, « trouble de la sensation ».
L’expérience émotionnelle est induite par la modification ou le maintien d’un environnement corporel et sensitif actif qui peut, conditionnant ainsi ses effets sur le sujet, être immédiat, instantané, durable, univoque, complexe, multiforme, unique ou répété. Par ailleurs, cet environnement, qui agit sur le fonctionnement neuronal, en fonction du rôle des nocicepteurs en particulier, concerne les régions impliquées dans la pensée complexe (cortex cingulaire antérieur, amygdale). L’environnement corporel, sensitif et actif, tour à tour électrique, chimique, ondulatoire, de la personne ou de l’animal, à partir de la naissance de l’embryon jusqu’à la fin de la vie, transmet au cerveau, qui l’enregistre, la nature, la localisation, la durée et l’intensité de l’expérience en question. Les émotions sont aussi précoces que les véhicules de la sensorialité. En effet, l’embryon, puis le fœtus, réagissent positivement ou négativement aux stimuli et aux informations qui lui parviennent de l’intérieur du corps et du corps de la mère (accordage affectif et simultanée d’une dyade mère-enfant co-investie) ou de l’extérieur, à travers, dans l’ordre de développement des fonctions physiologiques, les sensibilités cutanée et vestibulaire, toucher et spatialisation, les sensibilités chimiques, goût et odorat, la sensibilité auditive, ouïe, la sensibilité visuelle, vue, ainsi que toutes les sensorialités pouvant être composées par la conjonction de plusieurs de ces fonctions. Par ailleurs, pour être complet, et afin de situer les émotions dans la physiologie embryonnaire, les émotions se constituent en rapport aux sensations initialement attachées aux trois feuillets primaires – endoderme, mésoderme, ectoderme – à partir desquels se développent tous les tissus et les organes du corps : la sensibilité intéroceptive (liée aux appareils digestif, respiratoire, génital, endocrinien..), issue de l’endoderme, feuillet interne de l’embryon ; la sensibilité proprioceptive (le squelette, les muscles, le sang, les reins..), issue du mésoderme, feuillet intermédiaire de l’embryon ; la sensibilité extéroceptive (dépendant des cinq sens), issue de l’ectoderme, feuillet externe de l’embryon (la peau, les yeux, le système nerveux..). Les émotions primaires, décelables dans les expressions de la sensorialité (activité faciale, corporelle, organique qui s’adresse aux cinq sens d’un supposé témoin) chez l’homme et chez l’animal sont dites primaires car elles permettent de construire des émotions composées, et parce qu’elles sont universelles : surprise, dégoût, peur, colère, tristesse, joie.
Les émotions correspondent à l’origine organique des sentiments concernant la personne et l’animal. Elles prédisposent et incitent le sujet à établir, à maintenir, à distendre et à interrompre la relation à soi et/ou à l’autre, ce qui sera réalisé en fonction des sentiments du sujet.
Les sentiments
Les sentiments sont des perceptions intellectuelles et affectives actuelles qui, contrairement aux émotions, supposent un processus (une résonnance), une certaine durée et une intensité marquée.
Sentiment : de « sentir ». Successivement dans l’histoire du mot (du XIIème siècle à aujourd’hui) : « perception d’une sensation ; connaissance ; intelligence ; opinion ; science ; idée ; jugement ; faculté de sentir un ordre des choses, de valeurs ; manière de penser ; dévouement ; intérêt ; passion ; qualité artistique de sensibilité ; état affectif complexe composé d’éléments de perception, d’intellection, d’émotion ». Etymologie : bas latin, sentimentsde sentire, sentir. Senti-, et le suffixe -ment (fait de sentir) ; XIIème s. sentement. Provençal sentiment ; espagnol sentimiento ; italien sentimento. Aujourd’hui : composante de la sensibilité affective.
L’expérience sentimentale est produite par une émotion unique ou composée qui a, dans le système neuronal, grâce à des modifications chimiques, électriques, ondulatoires, particulièrement selon le rôle des neurotransmetteurs, une intensité, une durée et une résonnance entretenues par les conséquences physiques et psychiques induites par l’émotion ou par une composition d’émotions. Le rôle de l’amygdale est prépondérant dans le développement, la construction et la modification des sentiments. Dans sa fonction d’input : elle reçoit des faisceaux de neurones qui acheminent des stimulations extérieures en provenance des régions sensorielles du thalamus et du cortex. La mémoire mise ainsi en branle est contextuelle. Elle permet de situer la stimulation en fonction des expériences antérieures et des souvenirs constitués. Dans sa fonction d’output : les informations reçues sont réacheminées vers d’autres structures (locus cœruleus et hypothalamus). L’amygdale active la production d’hormones (noradrénaline, adrénaline). Elle est naturellement impliquée dans les circuits de l’émotion, et en particulier dans ceux de la peur, de l’anxiété, du sentiment de danger. Son activité est réduite au contact de l’ocytocine (un peptide du plaisir). Elle est également impliquée dans les mécanismes des neurones-miroirs qui concernent le partage des sentiments d’un sujet à un autre. L’intérêt de cette parenthèse neuro-psychologique dans la physiologie de l’émotion est que celle-ci précise que le sentiment qui va découler d’une émotion ou d’un composé de plusieurs émotions est paradoxal. C’est le tremblement vital – et mortifère – induit par l’émotionnel, dysphorique et euphorique, qui colore le sentiment d’une nature profondément ambivalente. Le sentiment se développe à la manière d’une forme d’imaginaire alimenté par l’émotion et entretenu par ses résonnances passées, présentes et anticipatoires en trois types de processus : Un processus aversif, comme dans les sentiments de culpabilité, de honte, d’envie, d’antipathie, de jalousie, de frustration, de rivalité, de méfiance, de désespoir, d’abandon, de rage, de mélancolie, de supériorité, d’infériorité, de haine. Un processus expectatif, comme dans les sentiments de peur, d’angoisse, d’envie, de frustration, d’imposture, de nostalgie, de mépris, d’humiliation, de tentation, érotique, artistique, religieux, de correspondance. Un processus attractif, comme dans les sentiments d’appartenance, de confiance, océanique, de toute puissance, d’empathie, de tranquillité, de triomphe, de plénitude, d’amour. Les sentiments, comme indiqué précédemment, sont des processus constitués d’une durée, d’une intensité et d’une résonnance, auxquels sont associés des contextes, des circonstances, des modalités de sensibilité, ceux-ci étant fonction de l’histoire du sujet et de sa position dans sa propre histoire, ainsi que dans sa possibilité de confier, de relier, de relire, de relater et de dépasser cette histoire, consciente et/ou inconsciente.
Les sentiments correspondent à la transformation des émotions dans le devenir psychique et physique du sujet, animal ou humain, et sont destinés à alimenter les composantes d’une mémoire affective, incrustée au cœur des circuits aversif, expectatif et attractif liés au plaisir, au déplaisir, au désir et au manque, les affects.
Les affects
Les affects, contrairement aux sentiments, qui eux sont qualifiés dans la majorité des cas par un complément de nom (sentiment de culpabilité…), sont la plupart du temps employés sans prédicat, comme par exemple le désir, hormis dans les expressions affect de plaisir ou affect de déplaisir[1], et sont issus de l’impact et de l’empreinte des sentiments renforcés par leur potentiel de modification ou d’édification de la personnalité. Les affects sont une des composantes de l’énergie provenant du ça où elle circule librement (processus primaire). Pour accéder au système préconscient-conscient, cette énergie (affect) doit être liée à une représentation (processus secondaire). Cependant que les émotions sont relativement « pures » et que les sentiments sont des composés de diverses émotions, l’affect, de son côté, est un concept limite entre le psychique et le somatique, entre l’idée et la chose.
Affect : du latin affectus, « état affectif, disposition de l’âme ». En ancien français, affecte(e), « sentiment, passion » (1180, Cantique des cantiques). Jusqu’au XVIème s. « état, disposition ». En français, dans son sens actuel : à partir de 1942, « état affectif élémentaire ». Freud, à partir de la terminologie psychologique allemande Affect « mouvement ou état affectif impétueux », fait la distinction entre l’aspect subjectif de l’affect et sa dimension énergétique. Ainsi, selon lui (Etudes sur l’hystérie, 1895), l’affect ne se comprend que par l’intermédiaire de la pulsion, laquelle s’exprime sous deux formes : la représentation (l’image, la situation, l’idée) et l’affect (l’énergie, le mouvement, la force), puis dans son aspect économique dit quantum d’affect Affektbetrag.
Les affects, éprouvés affectifs, états d’esprit, émotions ré-agencées, constituent les aspects subjectifs, qualitatifs, touchant au sujet, donc, des émotions puis des sentiments. Les affects sont construits sur les relations intra et intersubjectives des sujets, et, par conséquent, à la manière des aménagements psychiques entretenus avec les arts (« Comme toute conversion, la découverte de l’art est la rupture d’une relation entre un homme et le monde. Elle connaît l’intensité profonde de ce que les psychanalystes nomment les affects. » A. Malraux – Les voix du silence), les affects retracent « l’attention et l’exploration » (Piéron – 1969), « l’expansion et la recherche » (Ibid.), « le retrait et la fuite » (Ibid.), tous syntagmes que l’on pourrait enrichir à l’envi et que, pour ma part, je résumerais dans l’idée d’attitude inconsciente par rapport aux épreuves de la vie, à un moment donné, selon les trois modalités positionnelles de l’esquive, du combat et de la fuite. Ainsi, et à ce moment de notre développement, nous pouvons résumer l’affect selon sa valeur – aversive, expectative, attractive –, son intentionnalité – esquive, combat, fuite -, sa potentialité – plaisir, déplaisir, manque, désir -. Le devenir des affects peut s’exprimer en terme de développement régressif, défensif ou expansif. Sur le plan de la régression, l’alexithymie représente une incapacité à exprimer verbalement ses affects, une pauvreté de l’imagination et de l’intellection, une tendance à ne vouloir recourir qu’à l’action pour résoudre ses difficultés, une imperméabilité à l’aspect subjectif des événements, des situations, des relations au profit de leur dimension objective. Sur le plan de la défense, les mécanismes de défense sont construits par l’inconscient du sujet pour pallier la rigueur du refoulé institué malgré soi, en le coupant de ses représentations. Ainsi, le déni, la dénégation, le déplacement, le clivage, la projection, l’idéalisation, l’introjection, l’idéalisation projective, la rationalisation, l’inhibition…, permettent au sujet d’éviter le désagrément de se voir confronté à des représentations inacceptables ou douloureuses. Sur le plan de l’expansion, l’abréaction est la possibilité offerte à chacun d’accueillir le refoulé, malgré ses liens avec le souvenir d’une expérience de déplaisir. Compte tenu de la potentialité douloureuse de ces liens, affect et souvenir de déplaisir étant maintenus dans le refoulé et liés dans l’inconscient, la possibilité expansive consiste à déjouer cette inscription dysphorique grâce à la verbalisation, parfois difficile, du souvenir et de l’affect y associé. De la sorte, l’abréaction réalise l’expression, dans le champ de la conscience, de la coïncidence affective entre souvenir et affect et autorise ainsi la compréhension et la neutralisation des conséquences de l’inscription dysphorique. Ainsi, les affects sont aptes à être reconnus, compris et modifiés par le sujet souffrant, offerts par le travail sur soi à la représentation.
[1]Plaisir – déplaisir : l’ensemble de l’activité mentale a pour but d’éviter le déplaisir et de procurer du plaisir. Ce principe rend compte de l’axe trophique fondamental nécessaire à toute élaboration cognitive des événements et des situations.
« (…) Interrogé sur l’espérance qu’il avait D’une longue vieillesse, le devin répondit : “ S’il ne se connaît pas.”« Ovide – Les Métamorphoses (Livre III, 346-347)
Le Caravage – Narcisse, Huile sur toile (vers 1598-1599) – Galerie nationale d’art ancien, Rome
Le fantasme du Caravage
La parole sibylline de Tirésias résume la dramatique condition de Narcisse. Laconique, l’indication proleptique (l’adresse au lecteur est double, le narrateur anticipant les faits au travers des mots de l’oracle) amorce l’épisode des destins spéculaires du chasseur mythique et de la plus loquace des nymphes. De l’intrigue, Le Caravage résout l’énigme du devin par une ellipse (le peintre par un procédé de raccourci assimilable condense la narration et oblige le récepteur à rétablir mentalement ce que le tableau passe sous silence). Absence de récit, tout au plus l’oreille du personnage tendue dans le vide s’en fait l’écho, prêtant à l’attribut perceptif une pulsion scopique. La source renvoie des mots qui ne parviennent à l’ouïe.
La bouche offerte, le jeune homme embrasse une fata morgana, contemple son double, s’éprend de cet être sans corps qu’est son ombre. Empreint de paraphrénie, seul au monde, l’enfant sidéré, au-delà de scruter son reflet à la surface de l’Érèbe, sonde un puit sans fond. Inconscient, il plonge son regard dans le sien et sombre dans les eaux du Styx. Illusion fatale !
L’amoureux, sujet du désir, investit son propre désir, objet du désir, désire son désir à s’y perdre lui-même, point critique où il admire une image fugace qui lui échappe, mélancolie de l’homme du kairos.
Ce numen pictural – » geste silencieux d’un dieu qui donne existence à un destin par une simple inflexion de sa volonté, sans même commenter ou expliciter ce destin » comme défini par Roland Barthes – noue avec le punctum, instantanéité de l’émotion piquant le sujet, zébrure traversant le champ de la toile. Le peintre lombard, dont le réalisme fit dire à Poussin qu’il était venu pour « détruire la peinture », nous montre un autre, un miroir révélateur, le tableau, lieu d’expérimentation de l’image de soi.
« L’ Histoire est hystérique : elle ne se constitue que si on la regarde – et pour la regarder, il faut en être exclu. » Roland Barthes – La Chambre claire
René Magritte –Le Faux miroir, huile sur toile, 1928 – MOMA, New-York
Le faux miroir
Les conditions de la spectature réunies, le spectator, happé par le tableau, inconsciemment fait face à un faux semblant devant le spectre de Narcisse, la polysémie du mythe s’inscrivant dans le regard de l’interprète.
» Que voit-il ? Il ne sait ; mais ce qu’il voit le brûle, Et l’erreur qui abuse ses yeux les excite pareillement. Naïf, pourquoi chercher en vain à saisir une image fugace ? Ce que tu cherches n’existe pas ; ce que tu aimes, tourne-toi, tu le perds. L’ombre que tu distingues est celle d’un pur reflet. Elle est sans consistance, est apparue avec toi et demeure de même. «
Ovide – Les Métamorphoses
Le tableau du Caravage n’est qu’un oeil baigné de larmes, la ligne de flottaison une pliure, les bras du héros les contours de l’oculus, le genou la pupille focale de la scène. Pétrifiés par l’orbite exacerbée, au vu de l’angoisse d’un seul face à lui-même, nous sommes Écho, tiers esseulé, exclu de l’équation. La question nous consume : que voit-il ? Peut-être le visage du désespoir, du horla ou d’un monstre d’argile… Un étranger à la place de l’aimé dont l’image à peine effleurée s’en est déjà allée. Perte, manque, absence ? Le vide comme état de désêtre.
» La chose la plus miséricordieuse qui fut jamais accordée à l’homme est son incapacité à faire le rapprochement entre toutes ses connaissances. Nous vivons sur une île d’ignorance placide, au beau milieu de mers noires et infinies sur lesquelles il n’a jamais été prévu que nous naviguions très loin. Les sciences, dont chaque branche avance péniblement et exclusivement dans son domaine propre, ne nous ont pas vraiment fait de tort. Mais, un jour, le puzzle reconstitué de toutes nos connaissances encore dissociées, nous ouvrira de telles perspectives effroyables de la réalité et de notre terrifiante situation que cette révélation nous rendra fous ou nous fera fuir ces lumières mortelles pour replonger dans un âge des ténèbres paisible et sûr.«
Howard Philips Lovecraft – L’Appel de Cthulhu
Le Désespéré – Gustave Courbet – Huile sur toileLe Horla – Guy de Maupassant – Couverture Le livre de poche, Edition de 1979
» Je me dressai en me tournant si vite que je faillis tomber. On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Je n’étais pas dedans, et j’étais en face, cependant. Je la regardais avec des yeux affolés. Je n’osais pas aller vers elle, sentant bien qu’il était entre nous, lui, l’Invisible, et qu’il me cachait.
Oh ! comme j’eus peur ! Et voilà que je commençai à m’apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à travers de l’eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, me rendant plus précis de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me cachait n’avait pas de contours, mais une sorte de transparence opaque s’éclaircissant peu à peu.
Et je pus enfin me distinguer nettement, ainsi que je fais tous les jours en me regardant.
Je l’avais donc vu !
Et je ne l’ai pas revu.
Guy de Maupassant – Journal d’un fou
L’inquiétant singulier
En saisissant l’instant opportun, en l’excluant du continuum, l’artiste nous donne à voir la symbolisation (prise de conscience du manque ou de la perte d’élaboration face à l’inconcevable), le retour du refoulé (condensation de l’ambivalence des sentiments successifs) et la répétition (appropriation itérative du traumatisme et émergence du symbolique) aux prises d’une seule et même stupeur, siège d’un entre-deux, d’un Fort-da. Ce sentiment étrange, « Das Unheimliche », est singulier par son unicité en lien avec le sujet (unité de lieu, de temps et d’acteur), mais également par sa singularité (« Qui attire l’attention par son caractère étonnant, étrange, curieux » – Dictionnaire Larousse) qui renvoie à la situation, au complexe, à l’objet (unité d’action, de péril).
Si « le psychanalyste ne se sent que rarement appelé à faire des recherches d’esthétique« , sans doute du fait que Freud se considère sourd au sentiment océanique, la détresse infantile qui nous concerne ici relève pleinement d’une étude de cas. En représentant la complétude, l’Un, l’indifférenciation originaire sur le point de se scinder, le peintre élude la question qui nous taraude. Il ne propose pas une interprétation du mythe mais une attention flottante. Il donne à penser cette perturbation, ce malaise. Le problème n’est plus tant ce que Narcisse a vu ni ce qu’il va en advenir, puisque la réponse est connue, mais le vacillement de la scène.
De la solitude, du silence, de l’obscurité, nous ne pouvons rien dire, si ce n’est que ce sont là vraiment les éléments auxquels se rattache l’angoisse infantile qui jamais ne disparaît tout entière chez la plupart des hommes. De ce problème, l’investigation psychanalytique s’est occupée ailleurs
Sigmund Freud – L’inquiétante étrangeté
» Là où était du ça, doit advenir du moi.« Sigmund Freud – Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse
Cet Un-Heim-liche qui ne relève pas de l’inclusif (Moi), mais du hors champ (Ça) contient cette négation qui porte à la connaissance le refoulé, le caché, le secret, » objet même de la psychanalyse : Das Unheimliche – ce qui n’appartient pas à la maison mais y demeure » (Jean-Bertrand Pontalis – Avertissement de l’éditeur – L’inquiétante étrangeté et autres textes).
» Là où c’était, je dois advenir. « Jacques Lacan – Le désir et son interprétation
Narcisse est une figure du déni généralement appréhendée négativement par la culture populaire, marquée du sceau du jugement de l’Autre. Le Caravage en isolant le sujet le transfigure, pose sur lui le regard finalement bienveillant d’Écho, à la fois absente et présente, au dedans et en dehors. Sentence, le déni de Narcisse serait de se nier lui même. Son drame, son incapacité à s’approprier sa dimension étrangère, Das Unheimliche.
C’est moi qui suis toi, je le devine ; et mon image ne me leurre point. Je brûle de l’amour de moi, déclencheur de ce feu et foyer à la fois. Que faire ? Attendre les questions, les formuler ? Et qu’ajouter de plus ? Ce que je désire est inséparable de moi, une richesse qui crée le manque. Ah ! si je pouvais me séparer de mon corps !
Ovide – Les Métamorphoses
La métamorphose, le retournement sont à l’oeuvre. Retour du récit en boucle, comme le retour du narcisse au printemps. Cycle du deuil et de la renaissance, figure de la répétition des pulsions et leur destin, entre besoin et satisfaction, plaisir et déplaisir. Ainsi en va-t-il de l’ambivalence du sujet et de l’Heimlich, cet inquiétant familier.
NB : Traduction des Métamorphoses d’Ovide par Danièle Robert aux Éditions Actes Sud, “Thesaurus”, 2001 ; Babel no 1573.
Vincent Caplier – Février 2020 – Institut Français de Psychanalyse
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie – Louise Labé
Louise Labé – 1524-1566
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ; J’ai chaud extrême en endurant froidure : La vie m’est et trop molle et trop dure. J’ai grands ennuis entremêlés de joie.
Tout à un coup je ris et je larmoie, Et en plaisir maint grief tourment j’endure ; Mon bien s’en va, et à jamais il dure ; Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène ; Et, quand je pense avoir plus de douleur, Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine, Et être au haut de mon désiré heur, Il me remet en mon premier malheur.
Fantasme ; Fantasmes originaires ; retour au sein maternel, séduction, scène primitive, castration, enfant trouvé
« Au temps où nous avons choisi de commencer le conte, l’univers vit sans maître, tout entier plongé dans l’harmonie de son chaos. Et s’il connaît le mouvement, il ignore toute idée de début et de fin, ignore jusqu’à sa forme et bat, indifférencié, à la seule fréquence de sa vibration fondamentale. » « Erda seule veille ou rêve qu’elle veille. » (L’anneau du Nibelung, Indications dramatiques pour l’adaptation de l’opéra de Richard Wagner par M. Béjart, E. Cooper, P. Godefroy.)
Les Nymphes et le satyre, William-Adolphe Bouguereau – 1873
Le fantasme
Avant de développer et de préciser la nature et l’objet des fantasmes originaires, nous devons rappeler ce qu’est un fantasme et ce qu’il représente. La définition traditionnelle du fantasme se rapporte selon Laplanche et Pontalis dans leur Vocabulaire de la psychanalyse à un « scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure, de façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l’accomplissement d’un désir et, en dernier ressort, d’un désir inconscient ». La clinique nous apprend que ce « désir » peut figurer lui-même une pulsion, une excitation, une envie, un besoin, une crainte, une déception, un espoir…
Le terme « fantasme », avant d’avoir été popularisé par la psychanalyse, selon un sens que nous allons préciser, provient du grec phantasma qui signifie « fantôme, hallucination visuelle », puis « fantaisie » repris en proximité du grec phantasia signifiant « apparition, vision », puis « imagination », jusqu’à l’actuel« fantasme » de la famille de phainein « apparaître ». Le mot « fantasme », ayant signifié d’abord « fantôme », s’est déplacé vers le sens d’« illusion » au XIVème siècle jusqu’au XIXème siècle où il est devenu un terme médical, avec le sens d’« image hallucinatoire ». Puis, d’après Le Robert historique, son emploi s’est restreint au sens de « production de l’imaginaire qui permet au moi d’échapper à la réalité » (1866). Une définition du mot « fantasme » dans le Nouveau Larousse illustré de 1906 nous intéresse dans la mesure où elle fait intervenir une production mentale ayant un double sens, au passage tout comme le symptôme, d’un contenu latent et d’une forme manifeste : « Chimère qu’on se forme dans l’esprit ». Une forme, une origine en lien avec cette forme, donc. Par ailleurs, le fantasmalatin, un peu postérieur, signifiant « image extraordinaire » et relié à phantasia, au sens d’« opération mentale », confirme la double acception précédente vers le sens ultérieur de « fantôme, ombre » avec le français fantosme du XIIème siècle. En allemand, et dans l’emploi qu’en fait Freud, die Phantasie, signifie « l’imagination » avec ce double sème d’un monde imaginaire et d’une activité de création qui lui donne vie, inclus dans das Phantasieren, verbe substantivé de fantasieren, qui traduit à la fois ce monde extraordinaire, et l’activité onirique, imaginative, créatrice de scénarios ou d’images, cependant qu’en français, au Moyen-Âge, les deux mots fantasme et fantaisie sont distincts, l’un représentant la vision extraordinaire et l’autre la capacité d’imaginer. Notons qu’aucun de ces deux termes ne présuppose l’idée de la psychanalyse, curieusement insuffisamment développée, selon laquelle il y a une origine psychique personnelle à l’image et à sa réalisation.
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir : – Par de pareils objets les âmes sont blessées, – Et cela fait venir de coupables pensées. » Molière – Tartuffe ou l’imposteur
D’après A.-J. Coudert dans le Manuel alphabétique de psychiatrie clinique et thérapeutique d’Antoine Porot, précisant simplement la pensée freudienne, les fantasmes « transcendent le vécu individuel et ont un certain caractère d’universalité. En ce sens, ils sont à rapprocher des mythes collectifs. Ils « mettent en scène » ce qui aurait pu dans la préhistoire de l’humanité participer à la réalité de fait et à ce titre ils entrent dans le cadre de la réalité psychique ». Freud développera cette acception toute particulière avec l’emploi de ce terme Phantasie, polysémique : un monde, images, scénarios, et une activité, à partir de laquelle lui sera conféré le sens de « fantasme » tel que nous lui connaissons aujourd’hui. Il en propose tout d’abord une explication phylogénétique (phylogenèse : histoire évolutive de l’espèce à laquelle appartient un individu) et, dans la même note, ontogénétique (ontogenèse : concerne le développement d’un individu, depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte), aspect toujours insuffisamment développé, ce que curieusement n’ont pas repéré les exégètes. Comme si le fait de ne pas aborder une question s’agissant des fantasmes concernait avant tout dans le présent l’histoire personnelle des commentateurs de laquelle peut-être ils souhaiteraient se préserver. Et pourtant, la « vérité individuelle » relève bien de l’ontogénétique.
« Il est possible que tous les fantasmes qu’on nous raconte aujourd’hui dans l’analyse aient été jadis, au temps originaire de la famille humaine, réalité, et qu’en créant des fantasmes l’enfant comble seulement, à l’aide de la vérité préhistorique, les lacunes de la vérité individuelle. »
Freud – Introduction à la psychanalyse
Les fantasmes originaires
Les fantasmes originaires sont constitués par des scénarios, sous la forme de scènes, de saynètes, d’images dramatisées le plus souvent visuellement, et dans lesquelles le sujet joue un rôle, comme participant ou comme spectateur, place qui prend tout son sens dans la relation, écrite ou orale, du fantasme. La dimension interdite, inter-dite dirait le lacanien de service, du fantasme originaire, tient sa spécificité dans la dialectique même du désir et de sa répression surmoïque vis-à-vis d’un Ça toujours agissant et apte à prendre de multiples formes. Nous pouvons poser que pour Freud les fantasmes sont originaires en ce qu’ils découlent d’un héritage préhistorique, qu’ils sont par là conséquents à une phylogénétique, mais qu’ils s’étayent d’un enracinement personnel, psychobiologique, et ainsi, donc, qu’ils naissent d’une constitution historique, proprement ontogénétique. Scènes essentielles ou scénarios typiques, les fantasmes originaires constituent « ce trésor de fantasmes inconscients que l’analyse peut découvrir chez tous les névrosés et probablement chez tous les enfants des hommes », écrivait Freud en 1915. Certains de ses commentateurs poursuivront : « Ces fantasmes fondamentaux représentent l’ensemble des solutions que l’homme peut inventer face aux énigmes du monde. » (Faure, Pragier – Complétude des fantasmes originaires). Dans leur simplicité, ils sont des matrices qui permettent une infinité de représentations « comme les couleurs fondamentales suffisent à toute la peinture ». Dès lors, mis en valeur par Laplanche et Pontalis, chacun des quatre fantasmes originaires retenus d’abord par ces deux auteurs comporterait trois aspects : il est en rapport avec la situation originaire ; – mais laquelle ? il constitue le fantasme des origines ; – mais lesquelles ? il est schéma fondateur, organisateur d’autres schémas de fonctionnement intrapsychiques mais aussi culturels ; – mais lesquels ?
En effet on ne reconnaît le plus souvent que quatre fantasmes originaires : retour au sein maternel, séduction, scène primitive, castration. Tous les quatre sont susceptibles de représenter des possibilités essentielles de relation en référence aux origines du sujet : – Fantasme de retour au sein maternel ou de retour in utero, « Je ne veux pas de ce monde, des autres ». – Fantasme de séduction, « Il ou elle ou ce couple m’aime trop ». – Fantasme de scène primitive, « Il et elle s’aiment l’un l’autre dans le conflit » : ici, des partenaires accomplissent un acte de plaisir, peut-être de jouissance, vécue par l’enfant comme un combat, une lutte. – Fantasme de castration, « Il ou elle, ou les deux veulent me réduire, me figer ».
« Des structures fantasmatiques typiques (vie intra utérine, scène originaire, castration, séduction) que la psychanalyse retrouve comme organisant la vie fantasmatique, quelles que soient les expériences personnelles des sujets ; l’universalité de ces fantasmes s’explique, selon Freud, par le fait qu’ils constitueraient un patrimoine transmis phylogénétiquement. »
Laplanche et Pontalis – Vocabulaire de la psychanalyse
Encore une fois, l’aspect ontogénétique du fantasme est quelque peu relégué au profit de sa dimension phylogénétique. Mais revenons-en à Freud. Il utilise donc le terme d’« Urphantasie », de Ur, origine et phantasie, fantasme, en 1915 en proposant une première mise en place du fantasme de scène primitive, occasion en laquelle il fait allusion aux autres fantasmes originaires, sans beaucoup plus de précision, ce qui sera d’ailleurs le cas dans le reste de son œuvre :
« L’observation du commerce amoureux entre les parents est une pièce rarement manquante dans le trésor des fantasmes inconscients qu’on peut découvrir par l’analyse chez tous les névrosés, et vraisemblablement chez tous les enfants des hommes. Ces formations fantasmatiques, celle de l’observation du commerce sexuel des parents, celle de la séduction, de la castration et d’autres, je les appelle fantasmes originaires…»
Freud – « Un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie «
Cependant, il précise qu’il est nécessaire de considérer dans cette première acception de l’idée de fantasme originaire, en note ajoutée en 1920 aux Trois essais sur la théorie sexuelle, les fantasmes concernant « le ventre de la mère, le séjour et les événements vécus dans le ventre de la mère » ; cette note donne également sa place au fantasme de « roman familial, parmi les fantasmes sexuels de la puberté universellement répandus ». (Freud – Trois essais sur la théorie de la sexualité – 1920). Voilà donc, avec le « ventre de la mère » et le « roman familial », les cinq fantasmes originaires.
En fait, les fantasmes originaires sont subsumés ontologiquement, comme c’est le cas dans le complexe d’Œdipe. Nous avons l’intuition qu’ils sont également subsomption dans le mythe de Narcisse. En effet, les Urphantasien sont, dit Freud, « les fantasmes communs à tous les êtres humains, fantasmes inconscients que l’analyse révèle ». Si après 1920 Freud n’utilise plus cette expression de fantasmes originaires, c’est qu’il parle directement des concepts psychanalytiques auxquels renvoient les fantasmes originaires. Il en est ainsi par exemple de l’Œdipe construit sur le socle des fantasmes originaires de la « scène primitive », de la « séduction » et de la « castration ». Qu’en est-il des deux autres fantasmes de « retour in utero » et de « roman familial » ? A quoi renverraient-ils ?
« D’où viennent le besoin de ces fantasmes et leur matériel ? Il ne peut y avoir de doutes que les sources de ces fantasmes originaires se trouvent dans les pulsions. Mais il faut encore expliquer pourquoi les mêmes fantasmes avec le même contenu, sont créés en chaque occasion. J’ai une réponse prête dont je sais qu’elle vous paraîtra audacieuse. Je crois que ces fantasmes primitifs, ces trajectoires ne sont pas linéaires, elles décrivent des boucles paradoxales, et les fantasmes de scène primitive, de séduction et de castration sont les produits tardifs d’une auto-symbolisation qui fonde les symbolisations originaires qui l’ont pourtant rendue possible. et sans doute quelques autres, sont une possession phylogénétique. En eux l’individu atteint, au-delà de son expérience propre, à l’expérience de la nuit des temps. »
Freud – Introduction à la psychanalyse
Nous postulerons que le « retour in utero » et le « roman familial », outre qu’ils ramènent également le sujet à une constante de l’humain dans « la nuit des temps », renvoient aux socles mythiques de la personne, c’est à dire au narcissisme (un drame), un des deux grands mythes organisateurs de la constitution de la personnalité avec l’Œdipe (une tragédie). Cette proposition du bien-fondé d’un lien structurel entre l’histoire de l’humanité et l’histoire du sujet met un terme à l’opposition de l’ontogenèse et de la phylogenèse que l’on ne peut plus guère, en psychanalyse, dissocier.
Selon Laplanche et Pontalis, les quatre fantasmes, puisqu’ils n’en ont retenu que quatre, sur les cinq mentionnés par Freud, il est vrai sans développement ultérieur de la part de Sigmund, se rapportent aux origines. Précisons d’emblée, et pour respecter la logique de l’ordre des fantasmes originaires, que dans le retour in utero, c’est l’origine du monde pour le petit d’homme qui est représenté. « Dans la scène primitive, c’est l’origine de l’individu qui se voit figurée, dans les fantasmes de séduction c’est l’origine, le surgissement, de la sexualité ; dans les fantasmes de castration, c’est l’origine de la différence des sexes. » (Laplanche et Pontalis – Vocabulaire de la psychanalyse). Complétons pour finir que pour le roman des origines, c’est l’origine de l’accession à la génitalité et à l’indépendance qui se manifeste.
Freud avait repéré ce qu’il baptise fantasmes originaires car communs à l’histoire de tous les humains et à l’histoire du sujet : retour in utero, séduction, scène primitive, castration, roman familial. L’opuscule de Laplanche et Pontalis, (Fantasme originaire, fantasmes des origines, origine du fantasme), reprend la généalogie de la découverte par Freud du fantasme, puis des fantasmes originaires. Ceci peut évoquer un lien qui existerait entre les représentations des grottes ornées (premières illustrations des fantasmes dans la grotte de Cussac, – 22 000 ans, dans la culture gravettienne) et les fantasmes de l’homme moderne, ainsi que présenté dans le résumé de l’opuscule proposé par ASCODOC Psy (https://santepsy.ascodocpsy.org/index.php?lvl=notice_display&id=57093). Les mêmes fantasmes chez tous les hommes, depuis l’origine, illustrent ce que notre pensée doit à l’ordre symbolique pour se développer. Le fantasme serait l’insertion du symbolique dans le corps. On pourrait compléter cette proposition en ajoutant à l’insertion du symbolique dans la relation (entre les corps ?). La naissance de l’activité fantasmatique, chez l’enfant, est contemporaine de l’auto-érotisme : arrêter de sucer, mais suçoter pour le plaisir, tout en rêvassant au charme de la mère. Les soins maternels seraient la première rencontre avec les fantasmes originaires.
Les fantasmes originaires représentent la matière psychique à partir de laquelle peut s’élaborer une table de proscriptions et de prescriptions. Nous renvoyons les correspondances en termes d’interdits et d’obligations à mon article sur la Loi symbolique.
. Le premier, Retour au sein maternel, ou retour in utero, ou retour au ventre maternel, renvoie à la toute-puissance absolue (puisqu’illimitée) de l’embryon puis du fœtus. On peut aussi considérer que ce fantasme renvoie à la plus extrême des faiblesses, reposant sur une illusion, un sentiment océanique. Par conséquent, ce fantasme est bien imaginé comme une position de l’au-delà et de l’en-deçà des choses, sans puissance et sans faiblesse, une totale neutralité pulsionnelle. Si le fantasme renvoie au « paradis perdu » (la vie intra utérine est d’abord comprise comme « paradis perdu ». Ferenczi théorise plusieurs stades de toute-puissance dont celui de la vie fœtale) on doit admettre que l’état représenté, est une totale indifférence, terme pris au sens de l’être magique, de l’être en soi. Ce fantasme renvoie à l’idée d’un état sans limite, ni et si corporel, ni et si psychique, ni et si moral, et introduit à la possibilité et à la proscription du meurtre et de l’inceste. En effet, on ne saurait tuer ni copuler avec celle qui nous a mis au monde, ce qui représenterait une réalisation inouïe de la pulsion de mort.
. Le second, Séduction, renvoie à la séduction dont aurait été victime l’enfant de la part de l’adulte. Ce fantasme originaire renvoie ici à la proscription de passages à l’acte pédocriminels. De l’abus du fort envers le faible. La scène de séduction, élaborée par Freud dans sa compréhension de l’hystérie, est l’explication imaginaire de l’origine de la sexualité. Dans un premier temps, et compte tenu de l’influence qu’exerce sur certains une telle scène, Freud voit dans un premier temps l’origine de ce fantasme imaginaire dans la scène réelle d’un viol subi dans l’enfance, ce qui l’amène à considérer le viol comme fréquent. Il revient plus tard sur la pertinence d’une telle idée. Ferenczi s’interroge sur ce renoncement, pensant que cette scène peut bien, dans certains cas, avoir pour origine une expérience apparentée réelle. Freud renonce à l’idée d’une agression authentique, mais explique cette idée comme étant l’expression du complexe d’Œdipe. Freud renoncera à la théorie de la réalité des événements développée dans sa Neurotica (lettre à Fliess du 21/09/1897) parce que la recherche d’un événement premier (la perversion du parent) est selon lui une impasse, et que tous les pères ne peuvent être pervers ; si la réalité se dérobe, reste la fiction, l’imaginaire, le mythe. Dans la réalité, la parenté doit être verbalisée.
. Le troisième, Scène primitive, renvoie à la scène de copulation réalisée par les parents dont aurait été témoin l’enfant, interprétée comme un combat, une lutte entre eux deux dont il pourrait bien être la cause, ouvrant la possibilité du développement du fameux sentiment de culpabilité de l’enfant. Nous avons déjà là une possible résolution de la jalousie chez l’enfant suscitée par les amours parentaux et la rivalité des parents vis-à-vis de l’enfant qui pourrait faire mieux que ses parents, sur tous les plans. S’il y a combat, la chose est moins difficile à accepter pour le petit d’homme qu’un amour tendre. C’est la différence des générations qui doit être affirmée et l’impertinence d’une quelconque rivalité entre elles.
. Le quatrième, Castration, renvoie à l’idée selon laquelle originellement tout individu serait pourvu d’un pénis, la fille ayant été castrée. Ordinairement, chez le garçon, ce fantasme laisse la place à la crainte de pouvoir être castré, avec le désir de consolider un manque toujours d’actualité, tandis que chez la fille, il laisse la place au désir de récupérer le pénis coupé, avec la crainte de ne pouvoir combler le manque. Cependant, il ne faut évidemment pas prendre cette idée de la castration à la lettre. On doit considérer à présent la castration comme étant éminemment symbolique et s’appliquer au phallus, et à ce titre concerner autant les filles que les garçons, et non plus au pénis. L’origine de ce fantasme est l’observation chez l’enfant de la différence des sexes, de la différence anatomique et ontologique des sexes, le phallus étant commun aux deux sexes, sans naturellement exclure ce qui fait mystère dans cette différence.
. Le cinquième, Enfant trouvé, renvoie à l’idée d’auto-engendrement, et s’établit selon l’idée de l’enfant qu’il mérite mieux que de vivre au milieu du couple au sein duquel et par lequel il est venu au monde.
C’est l’idée du fantasme nommé par Freud « roman familial ». On y retrouve l’idée de totipotentialité, terme emprunté à la biologie végétale et qui caractérise la capacité d’une cellule de reproduire à elle seule tout l’organisme. C’est un peu comme dans le mythe de Protée, ce dieu de la mythologie capable de prendre toutes les formes possibles pour échapper à ses mortels questionneurs, et portant l’autoérotisme à son apogée. Ce fantasme représente pour l’enfant les idées consistant à imaginer avoir été kidnappé ou adopté à son insu et mériter de pouvoir retrouver, en s’inventant, éventuellement, des parents plus aimables et aimants, plus méritants, plus prestigieux. Le fantasme de l’enfant trouvé est une révolte contre le vol, le viol, l’abus de pouvoir réels ou supposés, s’opposant au développement harmonieux de l’adolescent possiblement contrecarré par une imposition aléatoire à son devenir ou une déprivation.
Enfin, du point de vue un peu daté, mais pouvant éclairer synthétiquement, de la structure, les fantasmes originaires prennent pour objets problématiques avec les pulsions y afférentes : le sein, dans ses différentes acceptions (Retour in utero) avec l’oralité ; l’excrément, au sens d’objet par excellence des primo-relations (Séduction) avec l’analité ; le regard, sur l’autre, sur soi, sur le regard (Scène primitive) avec le scopique ; la voix, comme objet performatif (Castration) avec l’invocation ; le phallus, en tant que réalisation, conquête toujours et partout possible (Enfant trouvé) avec l’autoérotisme.
« C’est précisément l’accent mis sur le commandement « Tu ne tueras point » qui nous donne la certitude que nous descendons d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir au meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore. » (S. Freud, Actuelles sur la guerre et la mort)
L’expression originaire de la violence – étymologiquement « violentia : abus de la force » -, dans sa polysémie, peut s’analyser en termes scientifiques et métapsychologiques. Elle est d’abord l’expression, issue d’une haine primaire, d’une action naturelle, l’agressivité, devant être orientée, voire élaborée, maîtrisée, voire interdite. Elle est en cela principe de déliaison. Le besoin et le droit à la sécurité de chacun est prééminent. Principe de liaison. La source de la violence est inscrite aux tout premiers temps de la vie et particulièrement dans la très petite enfance, à partir de l’agressivité, comme transformation de la haine primaire – étymologiquement « haïne : malveillance profonde, aversion » -, elle-même provenant de la pulsion de mort. Cette agressivité n’est pas forcément intentionnelle, mais elle est, en tant qu’agressivité non maîtrisée, la part haineuse de parents (parentèle, fratrie) qui vous ont trop (amour-haine sont les deux faces d’un même affect) (dés-)aimé, et surtout si vous avez eu la particularité de la grâce, de la beauté, de l’intelligence, parents qui demeurent responsables de cette haine-amour (ils sont responsables de ce qu’ils ont fait de ce qu’on leur a fait) : violence, naturelle et acceptable si elle est limitée au sursaut vite réprimé par une maturation bien comprise, transgressive et régressive et si elle s’affirme dans la violence des gestes, des mots, des regards, des rivalités, de la déloyauté, du silence, de l’absence. Passion ou indifférence, c’est tout comme. Cette agressivité – étymologiquement « ad-gressere : aller vers » – peut se manifester par une violence du sujet lui-même, envers lui-même en dernière analyse, excédé par un oedipe trop aimant, trop détestant, du parent qui, à force de harcèlement ou d’indifférence, a enfermé le sujet dans une lutte sans cesse répétée. Cette agressivité peut se réaliser de la part de la mère vis-à-vis du fœtus et du nourrisson, si elle n’est pas suffisamment bonne, c’est-à-dire préoccupée premièrement (Cf. La Préoccupation maternelle primaire de Winnicott) par le narcissisme duel qu’elle doit constituer avec son petit, cependant que l’agressivité du père se traduira elle par une propension à négliger de préserver cette symbiose narcissique en n’assurant pas la protection et la préservation d’un environnement apaisé du couple mère-enfant. Cette agressivité peut se manifester par une violence directe contre soi, ainsi qu’en attestent les traces laissées par le puissant sentiment de culpabilité de l’enfance. Psychose, mélancolie suicidaire, démence, mutilation, dysmorphophobie, addiction. Elle peut se dissoudre dans la violence contre l’autre, elle rencontre alors la loi et l’irrésolution : violence corporelle et aporétique, crime psychotique, perversion, toxicomanie, psychopathie, états limites. Cette agressivité peut donner lieu à des passages à l’acte, étrangement socialement tolérés, de la part de personnes frustes ou ignorant la place de l’autre : violence relationnelle, incivilité, malveillance, maltraitance, harcèlement, abus de pouvoir ou de faiblesse, négligence, délaissement, abandon envers l’animal (superstition, négationnisme de la part de peuples entiers), l’enfant, le vieillard, le dissemblable. Cette délinquance généralisée a l’absence de père, réel ou symbolique, pour cause. Cette agressivité peut s’exercer et se répandre à partir de communautés dominées par des dogmes obscurantistes, sectaires et/ou religieux et/ou politiques, trop peu sanctionnées : violence contra-civilisationnelle, collectivisme, procréation irresponsable, profits malhonnêtes, tenues discriminantes, exclusions du sexe (et du sexuel) différent, de l’infidèle, du bien commun, de la culture, du beau langage*. Toutes ces occasions offertes à l’agressivité pour se développer, dès lors qu’elles sont le résultat d’une haine primaire non élaborée, non seulement peuvent se transformer en violence, mais de surcroit proviennent d’autant de transferts, issus de l’enfance des humains, de la part de personnes inconscientes de l’attribution erronée de leurs propres haines, à travers la délinquance ordinaire, le militantisme inculte, la conviction arrogante, la critique de principe (critique de la psychanalyse en particulier : et pour cause).
Que ce soit dans le domaine anthropologique, dans le domaine socio-historique, dans le domaine politique, la violence a été considérée d’abord dans les relations entre les personnes comme étant le résultat logique de l’opposition d’un groupe à un autre, en contrepartie duquel ont été développées les conditions qui seront chargées d’établir des règles juridiques et des structurations politiques. Par contre, il n’a pas encore été établi de lien stable entre la violence collective et la violence intersubjective, qui concerne la violence d’une personne avec un autre, d’une part, et la violence intra-subjective, qui concerne le conflit d’une personne envers elle-même, d’autre part. Nous postulons que la violence sociale, au sens le plus large des termes, est une métaphore de la violence personnelle. Il en est ainsi du militantisme forcené. De la sorte, nous pouvons considérer que la violence personnelle, intersubjective et intra-subjective, est une des conséquences de cette motion plus brute, organique, biologique, partie du roc d’origine (Freud), de la haine primaire, donc, agissant par le biais de l’agressivité, mais à laquelle il n’a pas été donné de cadre, de limites, de frontières. Ces deux acceptions d’un sème commun, agressivité et violence, constituent une dialectique obligée de transformation de la relation à l’autre dont la seconde, explosive, unidirectionnelle, malveillante est directement issue du ça et spécialement de l’instance issue de la pulsion de mort, la haine primaire, cependant que l’agressivité, plus expansive, moins directement dirigée vers les corps, moins délibérée se révèle plus souple, multidirectionnelle, plastique. Dans les deux cas, violence et agressivité, l’élaboration de l’ambivalence, nécessaire dans l’affect partagé avec l’autre, et permettant d’éviter les phénomènes de dépendance, ne s’est pas encore faite, et demeure encore dénuée de la structuration proposée d’une part, par les pulsions du moi, telle l’autoconservation, d’autre part, par des éléments du surmoi, telles la loi, la règle, la limite, la différence. Par suite, dans la relation aux autres, étant entendu que la violence est l’action que se donne l’agressivité non délimitée pour s’assouvir, se justifient et doivent s’imposer la réalité et la pertinence d’une métamorale, précisément d’une Loi symbolique, susceptible de donner une limite à la pulsion de mort et aux pulsions secondaires à la pulsion de mort, savoir la pulsion d’emprise et la pulsion de destructivité. Cette limite, et par conséquent cette liberté, que peuvent (re)prendre les personnes soumises à de telles forces négatives, adoptera la forme d’une imposition de soi, personnelle et discursive, sans violence. Elle s’exprimera à partir de la négociation avec des interdictions, des proscriptions, et avec des résolutions, des prescriptions, laquelle imposition de soi, négociée donc, offrira les possibilités de sublimation de la violence qui à leur tour permettront à la personne de se libérer de la contrainte exercée dans l’immédiateté par ces deux pulsions, emprise et destructivité, et d’en faire quelque chose. Liaison, élaboration, déploiement. Ce quelque chose est en tout premier lieu la possibilité de patienter, ainsi qu’en atteste l’étymologie de souffrir, de différer, de résoudre, d’expérimenter, et d’élaborer un quelque chose à partir même de cette souffrance, apprivoisée et comprise (liée) par le truchement du jeu, de l’effort, de la sexualité, de la sublimation, enfin de la circulation (lier encore : ne pas garder pour soi, contre soi) et de la réattribution, afin de reprendre les rênes de la responsabilité et d’annihiler, tant que faire se peut, le sentiment puissant, et souverain pour l’enfant, de culpabilité.
« La souffrance nous menace de trois côtés : dans notre propre corps qui, destiné à la déchéance et à la dissolution, ne peut même se passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse ; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s’acharner contre nous et nous anéantir ; la troisième menace enfin provient de nos rapports avec les autres êtres humains. La souffrance issue de cette source nous est plus dure peut-être que tout autre ; nous sommes enclins à la considérer comme un accessoire en quelque sorte superflu, bien qu’elle n’appartienne pas moins à notre sort et soit aussi inévitable que celle dont l’origine est autre. » (Freud – Malaise dans la culture.)
La violence représente ainsi en tout premier lieu non pas une résolution de la souffrance, mais, étant intrinsèque de la relation au monde, à l’autre, à soi, une solution, immédiate, inélaborée, grossière, mortifère, morcelante (déliaison) car ainsi que nous l’avons suggéré, la haine est non seulement première comme le posait Freud, mais primaire.
« La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle prend source dans la récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateur de stimulus, récusation émanant du Moi narcissique. En tant que manifestation de la réaction de déplaisir suscitée par ces objets, elle demeure toujours en relation intime avec les pulsions de conservation du Moi, de sorte que pulsions du Moi et pulsions sexuelles peuvent facilement en venir à une opposition qui répète celle de haïr et aimer. Quand les pulsions du Moi dominent la fonction sexuelle, comme au stade de l’organisation sadique-anale, elles confèrent au but pulsionnel lui aussi les caractères de la haine » (S. Freud. Pulsion et destin des pulsions).
Ce nonobstant, la haine peut, et doit, se transformer. La pulsion de mort, projetée ainsi vers l’extérieur et à qui il est offert une possible décharge, et pouvant dès lors laisser toute sa place à la pulsion de vie, ne va pas tarder à se transformer en agressivité. Elle est le premier affect, logiquement d’ailleurs, qui découle du fait que l’on doive affronter un autre environnement, se séparer de l’autre, et d’abord des premiers objets, pour venir au monde et pour exister. Ainsi l’enfant doit se séparer, en partie, se distancier éventuellement d’un amour-haine excessif, qui pourrait le faire n’être que le désir, la pensée, le fruit de ses parents, et en partie il doit se séparer du monde et de l’instinct de conservation y afférent, pour pouvoir transformer un être fondu dans la masse de l’existence (corps, monde, autre) afin de se forger un moi, c’est-à-dire un moi issu de son propre corps et de sa propre pensée, lesquels pourront, dans une combinatoire vitale, la pulsion du moi, construire un lieu symbolique, un topos, une maison qui, à la suite de cette conjonction corps-esprit, deviendra une personne sujet. L’idéal est que cette combinatoire vitale ait lieu dans un environnement sécure, sans haine, sans violence, sans agressivité autre que celle qu’il pourra, là encore, comprendre et apprivoiser. Cependant, cette séparation, comme toute séparation, sera d’abord productrice d’angoisse, naturelle dans la rencontre de l’inconnu, du monde, de l’autre, du corps, puis devra devenir distanciation, dans cette acception du lien créé (liaison contre déliaison) avec l’accès intellectuel et cognitif à l’ambivalence, permissive d’une sexualité, de l’indispensable succession des stades de développement de la personnalité, d’un amour-haine apaisé résolutoire, en provenance de ce fameux principe de plaisir, lui-même issu de la pulsion de vie.
Nous pouvons dire alors que la haine est chargée de produire une action dans le cadre de la pulsion d’autoconservation, action qui projette hors du moi la pulsion de mort, le moi se protégeant ainsi des pulsions d’emprise et de destructivité qui peuvent se retourner vers soi, en les attribuant au monde, à l’autre, aux objets, afin de relativiser leur potentiel d’annihilation. Si les termes de cette projection-protection-circulation ne sont pas précisément relativisés, grâce à la prise en compte d’une heureuse ambivalence, exactement dans ce qui peut être aménagé d’une homéostasie du moi pouvant s’enrichir d’une relation équilibrée, le narcissisme, primaire encore à ce moment, devra se porter garant de la possibilité pour la personne confrontée à la déceptivité d’une haine réfrénée mais agissante, de revenir vers un moi dénué de culpabilité. La pulsion de mort s’en trouvera neutralisée. L’agressivité séparatrice (processus d’individuation), réconciliatrice (colère, revendication : pulsion d’appel) et créatrice (sexuel ou séduction, sexualité ou sublimation) peut alors trouver sa place dans l’intrapsychique et construire pour le sujet un devenir civilisationnel. De la déliaison vers la liaison. C’est au passage dans un premier temps le cadeau de la mère à son enfant de faire en sorte que l’objet perde son potentiel de haine, en favorisant l’amour (la nourriture affective) dans la relation filiale, pour à la fois faire du moi de l’enfant un moi narcissiquement aimable et, par conséquent, dans un second temps, faire de l’autre, le père, un objet ambivalent, acceptable, qui consolide ce narcissisme et le relativise, en lui donnant la possibilité de se confronter au monde et à l’autre, sous sa protection, ce qui ouvre sur un troisième temps offrant alors l’idée d’une mère également ambivalente, pouvant à son tour imposer des limites. Par suite, l’ambivalence, qui découle du renoncement à la haine primaire, pourra qualifier la relation œdipienne, ainsi que chacun des parents, puis le monde, l’autre, les autres, en faveur du développement intersubjectif de l’enfant, pour peu qu’aucune des trois options du devenir affectif de l’enfant, amour, haine, retrait, ne s’exerce exclusivement. Sans cette condition, c’est la passion ou la dépendance ainsi que leur cortège de souffrances qui marqueront les choix inconscients développés lors de l’apparition du symptôme : néant en lieu et place du désir et de sa condition préalable le manque, silence en lieu et place de la distanciation et de son antécédent la séparation.
« Quand dans un être humain, le ça élève une revendication pulsionnelle de nature érotique ou agressive, le plus simple et le plus naturel est que le moi se tienne à la disposition de l’appareil de pensée et de muscles, qu’il le satisfasse par une action. » (Freud – L’Homme-Moïse et la religion monothéiste).
Comme je descendais des Fleuves impassibles, Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J’étais insoucieux de tous les équipages, Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages, Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées, Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants, Je courus ! Et les Péninsules démarrées N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes. Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes, Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres, L’eau verte pénétra ma coque de sapin Et des taches de vins bleus et des vomissures Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires Et rhythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l’amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes Et les ressacs et les courants : je sais le soir, L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques, Illuminant de longs figements violets, Pareils à des acteurs de drames très antiques Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs, La circulation des sèves inouïes, Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l’assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces, Et les lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises ! Échouages hideux au fond des golfes bruns Où les serpents géants dévorés des punaises Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants. – Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds. Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau, Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d’azur ;
Qui courais, taché de lunules électriques, Planche folle, escorté des hippocampes noirs, Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais, Fileur éternel des immobilités bleues, Je regrette l’Europe aux anciens parapets !
J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : – Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles, Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?
Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !
Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache Noire et froide où vers le crépuscule embaumé Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, Enlever leur sillage aux porteurs de cotons, Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes, Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
Sur « L’Allégorie de la République » : De l’allégorie comme voie négative
Thomas Couture (1815-1879) – Allégorie de la République
Le tableau, accroché à l’entrée gauche de l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, dépeint Marianne (Marie-Anne) scellant l’union de deux jeunes hommes issus de classes diamétralement distinctes. Loin de l’allégorie révolutionnaire et guerrière, la figure centrale, hiératique et maternelle, sein droit et genou gauche nus, s’inscrit comme pilier de bénignité.
Le Tao engendre Un. Un engendre Deux. Deux engendre Trois. Trois engendre tous les êtres. Lao Tseu – Tao Te King
Ordonnance et triangulation d’une dyade
A droite, l’allure robuste, poignée franche, le personnage presque primitif semble précurseur des figures du symbolisme à venir. A l’opposé, le naturalisme de la figure noble, glabre et précieuse, s’impose d’ores et déjà comme alter ego : Force et Forme. Se dessine en creux un plérôme, une aporie de la monade et la dyade indéfinie. La position des bras est sans équivoque, la composition est un triangle, une idéation, une genèse, un re-commencement.
Liberté – Egalité/Fraternité
Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Jean-Jacques Rousseau – Du contrat social (1762)
La liberté préexiste par rapport à la culture. L’individu est par essence libre. Néanmoins un renoncement à la liberté pulsionnelle s’impose, compromis nécessaire à la sauvegarde de la vie. Ce processus au service de l’Eros vise à réunir des individus isolés en une vaste unité, un combat de l’espèce humaine pour la vie.
L’homme primitif avait en fait la part belle, puisqu’il ne connaissait aucune restriction à ses instincts. En revanche, sa certitude de jouir longtemps d’un tel bonheur était très minime. L’homme civilisé a fait l’échange d’une part de bonheur possible contre une part de sécurité. Sigmund Freud – Le malaise dans la civilisation (1930)
Cette altérité diffuse prend toute sa consistance dans la quête d’équité poursuivie par la civilisation, égalité entre les membres qui requiert une réciprocité, clés de la Philia. Cette capacité créatrice de lien participe d’une illusion dé-vouée à la destruction, de la pulsion de mort. Création et destruction s’auto-contiennent.
La pulsion de mort se manifesterait désormais – bien que ce ne soit vraisemblablement que d’une manière partielle – sous la forme de pulsion de destruction tournée contre le monde extérieur et d’autres êtres vivants. Sigmund Freud – Le moi et le ça (1923)
Quand une communauté humaine sent s’agiter en elle une poussée de liberté, cela peut répondre à un mouvement de révolte contre une injustice patente, devenir ainsi favorable à un nouveau progrès culturel et demeurer compatible avec lui. Mais cela peut être aussi l’effet de la persistance d’un reste de l’individualisme indompté, et former alors la base de tendances hostiles à la civilisation. La poussée de liberté se dirige, de ce fait, contre certaines formes ou certaines exigences culturelles, ou bien même contre lacivilisation. Sigmund Freud – Le malaise dans la civilisation (1930)
La valorisation indéniable de l’état de nature est mise en balance avec l’état de civilisé, sans le renier, montrant l’imperfection des principes et leur complémentarité. Cette ambivalence marque le but affiché de transcender le clivage au sein d’une communauté fraternelle, non d’intérêts, la poursuite d’un idéal d’Agapé.
LAMOUREVX
Lamourevx
Quel est cet amoureux aux multiples facettes ? Conséquence d’une chute, puisque l’on tombe amoureux, l’amoureux est le symbole du libre arbitre, associant la volonté (spontanéité) et la raison (intentionnalité). Il est l’expression d’un manque : l’amour naît de la division, le désir est visée de l’unité, nostalgie de la perfection perdue. Le mythe de l’androgyne, le discours d’Aristophane dans Le Banquet de Platon, nous donne à comprendre l’origine, la nature et la fonction d’Eros, résultant d’un drame primordial : « l’amour recompose l’antique nature, s’efforce de fondre deux être en un seul, et de guérir la nature humaine. »
Cupidon, prêt à décocher sa flèche, observe le pauvre jeune homme face à un choix cornélien. A gauche, la femme mature, la rigueur, porteuse de connaissance et de compréhension (Sophia), stabilisante. A droite, la jeune fille, la prudence, la sagesse pratique (Phronésis), énergisante. En filigrane de la scène badine, la polarité de deux principes, archétypes du culte populaire de Sainte Anne dans sa composition trinitaire
Albrecht Dürer (1471 – 1528) – La Vierge et l’Enfant avec sainte Anne. – Albrecht Dürer (1471-1528)
Devant elle, la mère contemple sa fille, qui à son tour contemple son fils par delà le corps de son époux. C’est là la marche de l’invisible sur la terre. Nikos Kazantzaki – Ascèse, Salvatores Dei (1922)
Sainte Anne Trinitaire, Grand-Mère (Mater Matris) ou Grande Mère (Magna Mater) ? Les deux mères dont la fécondité est due à l’intervention divine, incarnent deux aspects complémentaires de la féminité, l’une très jeune (Animus, aspect masculin, épanchant), l’autre très âgée (Anima, aspect féminin, recevant). Au sommet, la Jérusalem Céleste, le Jardin d’Eden, lieu de l’émanation, de l’équilibre parfait, la Mère de tous, origine de tout.
Mais la Jérusalem d’en haut est libre : c’est elle qui est notre mère ; car il est écrit : » Réjouis-toi, stérile, toi qui n’enfantais point ! Éclate en cris de joie et d’allégresse, toi qui ne connaissais pas les douleurs del’enfantement ! Car les enfants de la délaissée seront plus nombreux que les enfants de celle qui avait l’époux. Épître aux Galates 4:26-27
Mise en abîme
La Monade est principe de toute chose, l’Un, principe premier qui échappe à l’être et à la connaissance comme à la parole. Il est unité, limite. Il est genre suprême, mesure des nombres, condition d’où dérive tout être, cause de la vérité et source d’excellence. Il est la voie de l’équilibre.
La dyade est génératrice de quantité, multiple et illimitée. Elle est altérité, dissemblance et mouvement: pair-impair, positif-négatif, masculin-féminin, actif-passif, force-forme, kinétique-statique, construction-destruction, rigueur-émotion…
La continuité (Philia), le renouvellement (Éros) et la singularité de la vie (individuation) participent de cette diasophie, pensée symbolique reflet d’une identité humaine identifiée dans le temps et l’espace d’une culture.
Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. Ecclésiaste 1:2
La République de Thomas Couture est gardienne de l’hémicycle, siège du multipartisme, lieu du consensus. Elle est Jana/Janus bifrons, gardienne des portes, ouverture et fermeture, ordonnance du temps, commencement et fin. Cette République est ineffable, obligeant le peintre à faire usage de l’allégorie et en appeler au mythe.
Dans la description du lieu, je réalise à quel point les élévations dédiées à notre Dame sont multiples. Nous devons sans doute y trouver la quête de l’unité dans le masculin alors que nous nous rassemblons dans le féminin. Le parcours de Notre Dame de Paris diffère, en cela, de celui de Notre Dame d’Amiens. Point intéressant, la flèche d’Amiens est d’origine et a servi de modèle à Viollet Le Duc pour ériger celle de Paris. L’incendie corrigerait-il une incongruité phallique ? Ne pas recoiffer la cathédrale de cette forme élancée redonnerait un caractère de basilique, sanctuaire de notre mère à tous. Les mots de Gérard de Nerval rejoignent ma pensée en contemplant la première photographie connue de l’édifice (1839). Étrange lapsus, alors, cette volonté journalistique de qualifier les tours de beffrois par synecdoque.
J’ai pris plaisir à lire Proust et je retiens de sa Madeleine la valve rainurée de la coquille Saint-Jacques qui pourrait lui avoir servie de moule. Symbole de fécondité, d’amour, de purification spirituelle, de renaissance et de résurrection, elle est l’objet du pèlerinage accompli, celui que l’on accomplit symboliquement sur le tracé du labyrinthe d’Amiens. Tel est le lien qui relie les deux Dames, un même désir de cheminer, à la différence qu’à Amiens la condition humaine se cantonne à la présence d’un petit ange pleureur du XVIIème, la main gauche posée sur un sablier, et le coude du bras soutenant la tête du chérubin reposant sur un crâne.
Autre relique, autre rédemption, le trésor de Notre Dame d’Amiens recèle le crâne de Saint Jean-Baptiste, prédicateur apocalyptique, message que véhicule ce livre de pierre que John Ruskin nomma la bible d’Amiens. Initiatique par la profusion de symboles, elle agit comme un palais de mémoire à l’image d’un tarot, recension d’une révélation. Par ses dimensions, elle peut contenir deux fois Notre Dame de Paris, l’immense vaisseau écrase le vacuité du visiteur et l’invite à s’élever dans cette nef démesurée. En deçà du désir, reside la jouissance et l’angoisse, tryptique du vagabond qui contient en son sein la nef des fous.
L’image n’est pas sans rappeler « Le Chariot de foin » du même Jérôme Bosch, ce chariot du tarot qui nous invite à prendre un départ triomphant et à dompter nos impulsions et nos craintes pour enfin marcher dans une direction choisie avec discernement, sagesse, enthousiasme et optimisme. L’arcane le Chariot symbolise le cocher, la faculté mentale des humains, apprenant à prendre soin de son véhicule (son corps), notamment en maîtrisant ses pulsions et émotions (les chevaux).
Je retiens alors ce passage dans « Le Moi et le Ça » de Freud : « L’importance fonctionnelle du Moi s’exprime en ceci qu’il lui est concédé normalement la maîtrise des passages à la motilité. Il est semblable ainsi, par rapport au Ça, au cavalier censé tenir en bride la force supérieure du cheval, à ceci près que le cavalier tente la chose avec des forces propres, tandis que le Moi le fait avec des forces empruntées. Cette comparaison nous emmène un peu plus loin. De la même façon qu’il ne reste souvent pas d’autre solution au cavalier, s’il ne veut pas se séparer du cheval, que de le conduire là où il veut aller, le Moi a coutume lui aussi de convertir la volonté du Ça en action, comme si cette volonté était la sienne propre. »
Le terrible incendie qui a ravagé une partie de la cathédrale Notre-Dame révèle une émotion puissante qui pourrait être le symptôme d’une configuration inconsciente récapitulative, active chez tout un chacun. En effet, si le président représente le Père de la nation, et même et surtout si depuis Sarkozy il s’agit plutôt du Frère de la nation (cf. l’article de Santeuil sur le phénomène anti Sarkozy), Notre-Dame représente, dans une première immédiate acception, la Mère, non seulement pour la religion, qui relit (le livre, les mystères), ce que je fais ici, et qui relie (passé et présent, soi aux autres), mais pour nous tous, la défaillance du père protecteur (attentats, délinquance généralisée, destruction des symboles de la civilisation) ayant favorisé à notre insu le report de notre énergie psycho-affective inconsciente sur la mère nourricière.
« Cette unité qu’un message présidentiel, prévu le même soir, n’aurait probablement pas réussi à renouer, Notre-Dame, la Vierge Sainte, l’accomplissait sous nos yeux éberlués. » Père de Menthière. 16.4.2019
Unité de lieu
Statues métaphoriques d’un lieu psychique. Deux statues-métaphores de la cathédrale Notre-Dame ponctuent la structure centrale de l’édifice. Notre-Dame du Seuil, représentant la vierge de la naissance, une mère portant son nourrisson, heureux tous deux de leur regard spéculaire, qui découle de l’allant de la pulsion de vie, au seuil et sur la droite du chœur, et Notre-Dame de la Pietà, représentant la vierge de l’accomplissement, ainsi que le malheur de la mère portant le corps de son fils adulte, sous l’égide de la pulsion de mort, au fond du chœur. Ce parcours, figuré, entre les deux expériences, les deux épreuves, naissance et développement, évolution et fin de vie, font se rejoindre le mystère de l’inconscient et le mystère du récit christique. C’est le début, la réalisation et la fin de l’Œdipe qui pourraient être représentés, en une deuxième acception figurée, plus perturbante, plus intime, plus problématique.
Ces représentations, symbolisées par la direction de l’édifice, ses œuvres, son histoire, sont les objets d’une mémoire qui dépasse le cadre historique et religieux de la cathédrale. Elles placent la dimension figurée de la lecture et du lien d’une construction humaine personnelle dans une émotion imaginable pour qui veut faire du déroulé de son existence et des figures qui la composent un réservoir de souvenirs inconscients toujours agissant. Ces statues, début et fin de l’histoire de l’Homme, pour le constat que l’on peut faire, à un moment, de sa propre vie, intra et intersubjective, représentent, eu égard à la lecture que l’on peut décider de faire et du point de vue de la réédification et de la restauration à partir d’une psychopathologie personnelle, notre propre roman névrotique, qui n’a pu faire autrement que nous confronter au réel du corps et de son devenir.
Unité de temps
Évolution amoureuse narcissique puis œdipienne. L’anamnèse comme construction édifiante. En les deux statues, l’amour de la mère, tout puissant. Amour narcissique, chérubin, puis œdipien, charnel, puis invocant, infini. Entre les deux représentations symboliques, le chemin du petit d’homme se dessine d’épreuves en découvertes et constitue sa personnalité marquée, dans l’inconscient, par le souvenir de sa construction affective faite de renoncements, de batailles et d’esquives. Chez le narrateur proustien, objet-symbole, souvenir et corps sont agencés dans l’inconscient à la manière d’une architectonique majestueuse.
« II y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. II est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. II est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit. Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. » Marcel Proust, « Combray », Du coté de chez Swann, À la Recherche du temps perdu, 1913
Unité d’action
Quasimodo. Le corps abîmé, l’intellect sublimé. Le corps de Quasimodo, si singulier, est investi d’une nouvelle histoire à déplorer ou à inventer, à partir du corps abîmé (petit autre pour Lacan : projection de l’ego), et en fonction d’une aube nouvelle (grand Autre pour cet auteur : altérité radicale, un discours, une loi ; lieu psychique pour Freud.).
Premier mot latin de l’introït du deuxième dimanche de Pâques : Quasimodo geniti infantes signifie « Comme des enfants nouveau-nés ». Le dimanche octave de Pâques, les nouveaux baptisés de la Vigile pascale apparaissaient sans les aubes qu’ils avaient portées durant la semaine : c’est pourquoi on appelait ce jour le dimanche in albis (sous-entendu in albis depositis : « dimanche aux aubes déposées »). Ils avaient ôté l’aube la veille, le samedi in albis (sous-entendu in albis deponendis : « samedi aux aubes à déposer »). L’homme est nu et vulnérable, son histoire est à reconstituer, le corps souffrant imposant un nouveau devenir, comme pour l’enfant nouveau-né, cruellement et dans la douleur ou, par le truchement de la pensée, crûment et dans la transparence.
Le souvenir est inscrit, toujours de manière figurée, dans la douleur du corps marqué dont le récit a conduit l’homme à dépasser ce corps lui-même. Corps supplicié, du petit a, corps sublimé, vers le grand A. L’inconscient se maintient dans l’accomplissement discursif de son désir grâce à la reconstruction affective – vers Esméralda pour Quasimodo, vers Notre-Dame pour Hugo – au-delà du renoncement du corps de l’homme recroquevillé. Plus définitivement que le corps de l’homme-enfant quasimodo du récit hugolien, la cathédrale est dévastée. Le feu a détruit, sans préparation ni pitié, la charpente, l’ossature de l’édifice. La question du devenir matériel des corps, une fois sans vie, se pose. Incinération, gommage immédiat du corps et de l’image de la personne, mais non de sa mémoire, inhumation, disparition lente et pensée du sommeil profond, mais non de son souvenir.
Notre-Dame est bien vieille : on la verra peut-être Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître ; Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher Comme un loup fait un bœuf, cette carcasse lourde, Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde Rongera tristement ses vieux os de rocher ! Bien des hommes, de tous les pays de la terre, Viendront, pour contempler cette ruine austère, Rêveurs, et relisant le livre de Victor : Alors, ils croiront voir la vieille basilique, Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique, Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort ! Gérard de Nerval, Odelettes, 1842