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La question des limites en psychanalyse

Nicolas Koreicho – Octobre 2021

La question des limites : présentation, mise en perspective

L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? Dans la perversion (qui est le régime du plaisir textuel) il n’y a pas de “ zones érogènes ” (expression au reste assez casse-pieds) ; c’est l’intermittence, comme l’a bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition-disparition.
Roland Barthes – Le plaisir du texte

Jules Breton, L’arc-en-ciel au-dessus de Courrières, 1855, Musée de la ville de Paris, Petit Musée.

Sommaire

  • Préambule
  • Des univers
  • Inscription des traumatismes sur l’ADN
  • Limites exclues de l’inconscient
  • Vif du sujet : étymologies et origines
  • Limites et talent

Préambule

Sans limites, aucune vie n’est possible. Que ce soit dans la vie sociale, limitée par l’un, par l’autre – c’est parce qu’il y a un code de la route, avec pour l’un des sens interdits, et pour l’autre des invitations à rouler – que la conduite est possible ; dans la vie organique, limitée par l’organisation des organes au premier rang desquels la peau ; dans la vie psychique, notre intérêt principal de cette année, limitée entre autres par la perception, la mémoire, la temporalité, le langage (catégories communes à la psychanalyse, la psychopathologie et la neurologie) – le rôle princeps du psychisme étant de contribuer à l’adaptation de la personne aux environnements vers lesquels elle doit tendre -, les limites sont partout tout le temps, mais les liens, les passages pertinents idoines, existent cependant : les affects, les souvenirs, les symptômes, les rêves, les fantasmes…

Nous allons cette saison explorer les attendus des limites, dans, contre et par les univers qui constituent, de près ou de loin, les rapports – sortes de ponts – avec nos inconscients.

Des univers

A propos de la question de l’univers comme ensemble cohérent, logique, Albert Einstein, en 1915, fait paraître une théorie nouvelle de la gravitation (sur la relativité générale) qui prend en compte un univers global, non limité par la physique des objets qui s’y trouvent. L’univers devient alors un ensemble, avec ses propres règles de fonctionnement, différent des objets qui le constituent, échappant singulièrement aux limites de ses objets constitutifs. Ce que l’on nomme aujourd’hui univers, c’est l’espace-temps, notion difficile à appréhender car polysémique, en interaction dynamique, mobile avec les objets qui le constituent et qui le déforment.
Voici une façon métaphorique de signifier qu’il existe des influences réciproques exercées par le général et par le particulier. Que pouvons-nous inférer de cette métaphore concernant la personnalité.
Dire d’abord que la personnalité n’est pas réductible à ses symptômes, non plus que l’ensemble des symptômes ne constituent la personnalité. Par ailleurs, et si vous me permettez de filer un peu plus avant la métaphore de la relativité, symptômes et personnalité sont mobiles et les limites entre les deux doivent s’ajuster sans cesse, à plus forte raison dans l’interprétation.
Un peu plus loin encore dans la métaphore, la dernière théorie de l’univers, la théorie des ensembles causaux – montre que la théorie de la relativité générale présente certaines lacunes. Il se trouve que cette dernière ne produit pas de résultats cohérents dans son application à au moins deux topos particuliers, à savoir, d’une part, le coeur des trous noirs et, d’autre part, le commencement de l’univers. Ces régions, qu’on appelle aussi singularités, sont des points de l’espace-temps où les lois actuelles de la physique ne fonctionnent pas. Au sein de ces deux singularités, la gravité devient notamment extrêmement forte à de très petites échelles de longueur et dès lors, l’application exacte de la théorie des ensembles causaux reviendrait au fait simple d’appréhension que l’univers a toujours existé. Ceci nous intéresse dans la mesure où certaines problématiques psychiques se transmettent, d’une part, ce qui implique mutatis mutandis qu’une forme d’équivalence, de continuité conditionne la nature des liens intrapsychiques, et d’autre part, sur un autre plan, que le symptôme ne dépend pas toujours, loin s’en faut, d’un trauma initial, bien cerné, bien limité. Il en est ainsi de la marque de l’expérience, infantile en particulier, en chacun.

« Nous ne fabriquons pas nos enfants, ils se fabriquent à travers nous, ils demandent amour, patience, fermeté parfois, mais la pièce de théâtre n’est jamais jouée de la même manière. »
Julien Cohen-Solal

Inscription des traumatismes sur l’ADN

Les traumatismes, les expériences, les événements s’inscrivent sur l’ADN des cellules, constituant ainsi une sorte de mémoire physico-chimique. Par suite, l’expression des gènes impliqués dans les divers circuits neuronaux est influencée, voire modifiée par ces différents traumatismes, expériences, événements. C’est ce que l’on appelle l’épigénétique. Ces inscriptions complexes (méthylation, compaction, ouverture, petits ARN non codants…), épigénétiques, sont proportionnellement plus nombreuses et marquées si les traumatismes, les expériences, les événements ont été plus précoces ou plus violents. Ces modifications épigénétiques sont lisibles en imagerie dans certains états de stress. Elles sont possiblement transmissibles à la descendance et reproductibles d’un sujet à l’autre dans des proportions que l’on ignore encore.

Voilà ce qu’il en est des limites de l’expérience dans la matérialité des systèmes neuronaux, mais non dans la mémoire et dans l’activité pulsionnelle, qui elle, paraît illimitée. Ainsi en est-il du Ça.

Limites exclues de l’inconscient

– Pour l’inconscient qui, de la même manière, ne connaît ni temporalité ni contradiction, à tout le moins dans ses possibles expressions toujours figurées, travesties, élaborées secondairement, les limites sont celles imposées par la réalité. En effet, il est impossible d’appréhender sans difficulté les limites du Ça, du Moi, du Surmoi dans l’organisation psychique du sujet, hormis par l’intermédiaire de tentatives de schématisation. Sans la réalité, le désir, comme chacun le sait compte tenu de l’infinité des perversions existante, imposerait la loi du sang, du meurtre et de l’inceste. C’est le refoulement de ces motions de désir – ou de jouissance – qui nous permet d’être des névrosés plus ou moins supportables.

« C’est la partie la plus obscure, la plus impénétrable de notre personnalité. [territoire de] Chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. Il s’emplit d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté générale ; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Le ça ne connaît et ne supporte pas la contradiction. On n’y trouve aucun signe d’écoulement du temps. »

Sigmund Freud

L’étude et l’analyse pendant la cure et la thérapie des différents interdits (avec leurs devenirs ersatiques que sont les souvenirs, les rêves, les fantasmes) permet de les repérer et d’y revenir. Les repérer afin de prendre toute la mesure des relations que l’on entretient avec nos congénères, y revenir afin de neutraliser la nocivité de ces tendances sur notre vie narcissique, avec nous-même, et sur notre vie œdipienne, avec les autres, l’idée directrice étant que l’on puisse éviter de mélanger les sentiments actuels avec les affects du passé.

C’est même en rétablissant les liens de l’actuel, plus ou moins pathologique, avec le passé qu’il est possible d’avancer dans le travail analytique et thérapeutique, pour soi et pour l’autre.

Vif du sujet : étymologies et origines

En considérant l’étymologie des interdits, des limites, des règles, on comprend à quel point ces trois notions ont leurs fondations dans le réel le plus matériel.
On s’aperçoit d’abord que l’interdit, du latin interdicere, qui appartient au vocabulaire juridique, et qui intime de défendre quelque chose à quelqu’un, signifie placer « au ban de la société », bannir, ôter « le droit de cité ».
De la sorte, les limites sont définies par les exclusions hors de la cité, et imposent des frontières, c’est-à-dire des limites, de limites, ce qui borne un terrain, un territoire, chemin bordant un domaine, sentier entre deux champs.

Dès lors, pour qu’interdits et limites trouvent leur place dans une configuration d’abord physique, matérielle disions-nous, puis morale et psychique, il est nécessaire d’édicter des règles, du latin regula, « règle servant à mettre droit, étalon servant à juger, bâton droit, barre, latte », c’est-à-dire l’édiction des «  bonnes mesures, de principes, de maximes susceptibles de diriger notre conduite » à travers une « prescription fondée sur l’usage, les conventions, à laquelle il convient de se conformer en certaines circonstances » (Pascal, Pensées).

Ces interdits, limites et règles sont dicibles, selon plusieurs points de vue, mais à coup sûr toujours possiblement liées dans un langage, fût-il symbolique, figuré, propre quelquefois, mais langage toujours à trouver et descriptible, qu’il soit construit sur un monologue, un dialogue, une relation.

« Il n’est pas de savoir sans discours. »
Jacques Lacan

Limites et Loi symbolique

Puisque les limites sont entre autres les conséquences des interdits et que, pour être édifiées elles nécessitent des règles, nous pouvons admettre que les limites ont besoin d’être libres encore de tout totalitarisme langagier – « La langue est fasciste » disait Barthes*- c’est-à-dire en se référant à une origine non langagière des interdits, des limites, des règles, mais bien plutôt une origine symbolique.
– A partir des règles et des interdits, les limites seront donc alors structurées par des repères : au premier rang desquels ceux dont témoigne la Loi symbolique, savoir :

la Proscription du meurtre et de l’inceste, c’est-à-dire l’interdit du crime,
la Verbalisation avec la nomination de la parenté, c’est-à-dire le respect de la différence des générations et des places,
la Prohibition, avec l’amoralité du vol, du viol, de l’abus de pouvoir, c’est-à-dire la mise à distance de la pulsion de mort,
la Prescription, avec le respect de la différence des sexes et des rôles, c’est-à-dire la possibilité de l’individuation par la génitalité.

Ces repères, lorsqu’ils sont ignorés, donnent lieu non seulement à des transgressions manifestes, plus ou moins prises en compte par la loi des hommes, mais, pour ce qui nous occupe, si ces repères ne trouvent pas d’origine sur le plan des contenus latents, ces repères ignorés donnent libre cours au développement de psychopathologies, éclairées dans la sublimation des œuvres d’artistes, d’écrivains, de mainte manière.

« J’ai, pour me guérir du jugement des autres, toute la distance qui me sépare de moi »
Antonin Artaud

Limites et talent

Comme nous le disions en liminaire, les limites sont partout tout le temps, mais les liens, les passages, existent cependant. Ce sont les affects, les souvenirs, les symptômes, les rêves, les fantasmes… Ils vont dépendre dans une large mesure du fait que les facultés d’un sujet, ses talents (étym. Wallon, dalant, désir, besoin ; provençal talen, talant, talan, désir, volonté ; espagnol et italien talento, sens identique ; du latin talentum, du grec τάλαντον, sorte de poids, balance. Τάλαντον se rapporte à τλάω, tollere, racine sanscrite tul, soulever, peser. Le sens étymologique est un poids) ne sont pas calibrés, ne sont pas identiques.

Il s’ensuit l’importance que l’on doit donner à l’interprétation personnelle du sujet et de son intentionnalité, éventuellement souple et mobile, en tout cas dynamique. Ceci étant fonction de l’histoire personnelle du sujet et de sa singularité, eu égard aux événements, à sa généalogie, sa place, sa position, sa posture, sa responsabilité (on parle aujourd’hui d’éthique de la responsabilité), nous pouvons admettre que la considération du concept de limite doit être inspirée évidemment par la constitution personnelle du sujet et par la nature de sa relation à autrui et au monde, mais aussi par ses buts, ses idéaux, cela incluant en tout premier lieu la délimitation de ses possibles.

Nicolas Koreicho – Octobre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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Carte de Tendre – Madeleine de Scudéry

Préface Nicolas Koreicho

Carte de Tendre – Madeleine de Scudéry, 1654

L’attraction et la complexité des émotions, des affects, des sentiments, appellent, pour peu que l’on souhaite y comprendre quelque chose tant les forces du désir sont puissantes, des limites, des mots, une vision (une carte), un cadre.
Pour ce faire, Mademoiselle de Scudéry, chez qui le beau langage est la manière éminente de penser la complexité, déploie un discours précis, bien qu’amplement figuré, et oblige le lecteur à puiser dans sa propre sensibilité pour s’y retrouver.

En effet, la responsabilité personnelle ainsi que les affinités électives sont tellement impliquées dans les divers sentiments que l’on peut porter à l’autre, et, concomitamment, à soi-même, que, pour se libérer un tant soit peu de ce que les premiers environnements culturels, parentaux, éducatifs, ont projeté en nous, il est nécessaire d’envisager, de dessiner, voire de prévoir ce que l’on va faire de nos ressentis, de notre éprouvé.

Madeleine de Scudéry, tout en métaphore et en apparente circonvolution, s’y risque, dans cet étrange paradoxe que la plus grande préciosité – au sens de la rareté, de la précision, de l’orfèvrerie – permet une grande pureté (une cruauté dirait Artaud) de description des concepts, avec, sous l’apparence de la légèreté, l’assurance du tracé du géographe et la profondeur du travail du psychanalyste.

Nicolas Koreicho

«  Vous vous souvenez sans doute bien, madame, qu’Herminius avait prié Clélie de luy enseigner par où l’on pouvoit aller de Nouvelle-Amitié à Tendre : de sorte qu’il faut commencer par cette première ville qui est au bas de cette Carte, pour aller aux autres ; car afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu’elle a imaginé qu’on peut avoir de la tendresse pour trois causes différentes ; ou par une grande estime, ou par reconnoissance, ou par inclination ; et c’est ce qui l’a obligée d’establir ces trois Villes de Tendre, sur trois rivières qui portent ces trois noms, et de faire aussi trois routes différentes pour y aller. Si bien que comme on dit Cumes sur la Mer d’Ionie, et Cumes sur la Mer Tyrrhène, elle fait qu’on dit Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime, et Tendre sur Reconnoissance. Cependant comme elle a présupposé que la tendresse qui naist par inclination, n’a besoin de rien autre chose pour estre ce qu’elle est, Clélie, comme vous le voyez, Madame, n’a mis nul village le long des bords de cette rivière, qui va si vite, qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives, pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre. Mais, pour aller à Tendre sur Estime, il n’en est pas de mesme : car Clélie a ingénieusement mis autant de villages qu’il y a de petites et de grandes choses, qui peuvent contribuer à faire naistre par estime, cette tendresse dont elle entend parler. En effet vous voyez que de Nouvelle Amitié on passe à un lieu qu’on appelle Grand Esprit, parce que c’est ce qui commence ordinairement l’estime ; ensuite vous voyez ces agréables Villages de Jolis Vers, de Billet galant, et de Billet doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d’une amitié. Ensuite pour faire un plus grand progrès dans cette route, vous voyez Sincérité, Grand Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude, et Bonté, qui est tout contre Tendre : pour faire connoistre qu’il ne peut y avoir de véritable estime sans bonté : et qu’on ne peut arriver à Tendre de ce costé là, sans avoir cette précieuse qualité. Après cela, Madame, il faut s’il vous plaist retourner à Nouvelle Amitié, pour voir par quelle route on va de là à Tendre sur Reconnoissance. Voyez donc je vous en prie, comment il faut d’abord aller de Nouvelle Amitié à Complaisance : ensuite à ce petit Village qui se nomme Soumission ; et qui en touche un autre fort agréable, qui s’appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de là, il faut passer par Assiduité, pour faire entendre que ce n’est pas assez d’avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeans, qui donnent tant de reconnoissance, si on ne les a assidûment. Ensuite vous voyez qu’il faut passer à un autre village qui s’appelle Empressement : et ne faire pas comme certaines gens tranquiles, qui ne se hastent pas d’un moment, quelque prière qu’on leur face : et qui sont incapables d’avoir cet empressement qui oblige quelques fois si fort. Après cela vous voyez qu’il faut passer à Grands Services : et que pour marquer qu’il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petit que les autres. Ensuite, il faut passer à Sensibilité, pour faire connoistre qu’il faut sentir jusques aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime. […] »

Madeleine de Scudéry, Carte de Tendre, 1654 – Texte établi par George Saintsbury, Clarendon Press, 1883.

Texte intégral :

https://fr.wikisource.org/wiki/Carte_de_Tendre

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Metzengerstein – Edgar A. Poe

Préface Nicolas Koreicho

Saint-Georges et le Dragon (détail) – Paul Rubens, 1608 – Museo del Prado, Madrid

Poe et Baudelaire se retrouvent sur au moins deux constantes stylistiques des plus caractéristiques : l’inspiration d’un univers d’une extraordinaire richesse d’images de toute nature, et la traversée dans le détail et dans tout le mouvement de leur écriture d’un souffle absolument inouï et – oxymore – invariable, du simple choix du mot juste à la narration de l’ensemble du texte et de l’œuvre.
Dans cette courte histoire, tension dramatique, fatalité et métempsycose se croisent dans la Hongrie de la fin du XVIIIème dans les forêts de Transylvanie, peu après l’expulsion des Ottomans du territoire.
Le récit est l’accomplissement fantastique d’une haine ancienne entre deux familles de vieille noblesse austro-hongroise.
Le jeune Frederick, dix-huit ans, baron Metzengerstein, mène une vie de débauche et tyrannise ses vassaux. Son ennemi, le vieux Wilhem, comte Berlifitzing, d’origine turque, concentre en sa personne toute la colère séculaire de la famille du baron. Il y a certainement de l’Œdipe là-dedans.

C’est par l’intermédiaire d’une tapisserie sans cesse contemplée, qui représente la chute du château des Metzengerstein, à l’époque de la bataille de Mohács, en 1526, que le jeune baron entretient sa vindicte vis-à-vis du représentant de la famille honnie.

« Cette haine pouvait tirer son origine des paroles d’une ancienne prophétie : — Un grand nom tombera d’une chute terrible, quand, comme le cavalier sur son cheval, la mortalité de Metzengerstein triomphera de l’immortalité de Berlifitzing. »

De manière subreptice, dans la narration, se développe une conjonction instinctive, qui demeurera mystérieuse, entre l’humain et l’animal dans un environnement d’où semble jaillir « toute l’âme des forêts ».

Nicolas Koreicho

[…] Pendant une nuit de tempête, Metzengerstein, sortant d’un lourd sommeil, descendit comme un maniaque de sa chambre, et, montant à cheval en toute hâte, s’élança en bondissant à travers le labyrinthe de la forêt.

Un événement aussi commun ne pouvait pas attirer particulièrement l’attention ; mais son retour fut attendu avec une intense anxiété par tous ses domestiques, quand, après quelques heures d’absence, les prodigieux et magnifiques bâtiments du palais Metzengerstein se mirent à craqueter et à trembler jusque dans leurs fondements, sous l’action d’un feu immense et immaîtrisable, — une masse épaisse et livide.

Comme les flammes, quand on les aperçut pour la première fois, avaient déjà fait un si terrible progrès que tous les efforts pour sauver une portion quelconque des bâtiments eussent été évidemment inutiles, toute la population du voisinage se tenait paresseusement à l’entour, dans une stupéfaction silencieuse, sinon apathique. Mais un objet terrible et nouveau fixa bientôt l’attention de la multitude, et démontra combien est plus intense l’intérêt excité dans les sentiments d’une foule par la contemplation d’une agonie humaine que celui qui est créé par les plus effrayants spectacles de la matière inanimée.

Sur la longue avenue de vieux chênes qui commençait à la forêt et aboutissait à l’entrée principale du palais Metzengerstein, un coursier, portant un cavalier décoiffé et en désordre, se faisait voir bondissant avec une impétuosité qui défiait le démon de la tempête lui-même.

Le cavalier n’était évidemment pas le maître de cette course effrénée. L’angoisse de sa physionomie, les efforts convulsifs de tout son être, rendaient témoignage d’une lutte surhumaine ; mais aucun son, excepté un cri unique, ne s’échappa de ses lèvres lacérées, qu’il mordait d’outre en outre dans l’intensité de sa terreur. En un instant, le choc des sabots retentit avec un bruit aigu et perçant, plus haut que le mugissement des flammes et le glapissement du vent ; — un instant encore, et, franchissant d’un seul bond la grande porte et le fossé, le coursier s’élança sur les escaliers branlants du palais et disparut avec son cavalier dans le tourbillon de ce feu chaotique.

La furie de la tempête s’apaisa tout à coup et un calme absolu prit solennellement sa place. Une flamme blanche enveloppait toujours le bâtiment comme un suaire, et, ruisselant au loin dans l’atmosphère tranquille, dardait une lumière d’un éclat surnaturel, pendant qu’un nuage de fumée s’abattait pesamment sur les bâtiments sous la forme distincte d’un gigantesque cheval.

Edgar Allan Poe – Metzengerstein (1856) in Histoires extraordinaires, Traduction par Charles Baudelaire

Texte intégral : https://fr.wikisource.org/wiki/Histoires_extraordinaires/Metzengerstein

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Mémoires d’un âne

Sophie Rastopchine, comtesse de Ségur

Préface Nicolas Koreicho

Gravure pour Mémoires d’un âne, Horace Castelli

Au mitan du XIXème siècle, la rudesse de la condition des enfants et des animaux fait décrire à Sophie Rostopchine (Софья Фёдоровна Ростопчина), comtesse de Ségur, la proximité qui se peut observer entre les deux catégories d’êtres sensibles. Les coups, mais aussi les caresses, l’éducation et l’affection, la souffrance et l’émerveillement, la distanciation et l’incestuel, la perversion et la pudeur, la mort et la sexualité, les interdits et les fantasmes, les abus et la morale sont précisément décrits et compris au plus profond des dialogues et des pensées des protagonistes, enfants et animaux, toujours avec une incroyable pudeur. La dénonciation des sévices, racontés avec une crue précaution, et les mouvements affectifs ressentis par les enfants, développés aussi précisément que la claire simplicité du langage de la comtesse l’autorise, font comprendre pourquoi cette observation analytique avait passionné Freud dans ses études sur la « Bibliothèque dite Rose ». En effet, l’évidence de la puissance de l’inconscient, souverain chez tout un chacun, protagoniste, personnage, romancière, est traduite par un discours romanesque limpide et d’une pureté associative merveilleusement déroulée dans une associativité textuelle édifiante.
Nicolas Koreicho

« J’avais été acheté par un monsieur et une dame qui avaient une fille de douze ans toujours souffrante et qui s’ennuyait. Elle vivait à la campagne et seule, car elle n’avait pas d’amies de son âge. Son père ne s’occupait pas d’elle ; sa maman l’aimait assez, mais elle ne pouvait souffrir de lui voir aimer personne, pas même les bêtes. Pourtant, comme le médecin avait ordonné de la distraction, elle pensa que des promenades à âne l’amuseraient suffisamment. Ma petite maîtresse s’appelait Pauline ; elle était triste et souvent malade ; très douce et très jolie. Tous les jours elle me montait ; je la menais promener dans les jolis chemins et les jolis petits bois que je connaissais. Dans le commencement, un domestique ou une femme de chambre l’accompagnait ; mais quand on vit combien j’étais doux, bon et soigneux pour ma petite maîtresse, on la laissa aller seule. Elle m’appela Cadichon : ce nom m’est resté.

« Va te promener avec Cadichon, lui disait son père ; avec un âne comme celui-là, il n’y a pas de danger ; il a autant d’esprit qu’un homme, et il saura toujours te ramener à la maison. »

Nous sortions donc ensemble. Quand elle était fatiguée de marcher, je me rangeais contre une butte de terre, ou bien je descendais dans un petit fossé pour qu’elle pût monter facilement sur mon dos. Je la menais près des noisetiers chargés de noisettes ; je m’arrêtais pour la laisser en cueillir à son aise. Ma petite maîtresse m’aimait beaucoup ; elle me soignait, me caressait. Quand il faisait mauvais et que nous ne pouvions pas sortir, elle venait me voir dans mon écurie ; elle m’apportait du pain, de l’herbe fraîche, des feuilles de salade, des carottes ; elle restait avec moi longtemps, bien longtemps ; elle me parlait, croyant que je ne la comprenais pas ; elle me contait ses petits chagrins, quelquefois elle pleurait.

« Oh ! mon pauvre Cadichon, disait-elle,  tu es un âne, et tu ne peux me comprendre ; et pourtant tu es mon seul ami ; car à toi seul je puis dire tout ce que je pense. Maman m’aime, mais elle est jalouse ; elle veut que je n’aime qu’elle ; je ne connais personne de mon âge, et je m’ennuie. » Et Pauline pleurait et me caressait. Je l’aimais aussi et la plaignais, cette pauvre petite. Quand elle était près de moi, j’avais soin de ne pas bouger, de peur de la blesser avec mes pieds.

Un jour, je vis Pauline accourir vers moi toute joyeuse. « Cadichon, Cadichon, s’écria-t-elle, maman m’a donné un médaillon de ses cheveux ; je veux y ajouter des tiens, car tu es aussi mon ami ; je t’aime et j’aurai ainsi les cheveux de ceux que j’aime le plus au monde. »

En, effet, Pauline coupa du poil de ma crinière, ouvrit son médaillon et les mêla avec les cheveux de sa maman.

J’étais heureux de voir combien Pauline m’aimait ; j’étais fier de voir mes poils dans un médaillon, mais je dois avouer qu’ils ne faisaient pas joli effet ; gris, durs, épais, ils faisaient paraître les cheveux de la maman rudes et affreux. Pauline ne le voyait pas ; elle tournait dans tous les sens et admirait son médaillon, lorsque la maman entra. »

Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur – Mémoires d’un âne.

Texte intégral : https://fr.wikisource.org/wiki/M%C3%A9moires_d%E2%80%99un_%C3%A2ne/Texte_entier#/media/Fichier:S%C3%A9gur_-_M%C3%A9moires_d%E2%80%99un_%C3%A2ne_p009.jpg

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Tu aimes trop la littérature ; elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine.

George Sand à Gustave Flaubert

Préface Nicolas Koreicho

D’une amitié profonde, qui unit George Sand et Gustave Flaubert, se déploie la précision des états d’âme et des conséquences philosophiques et interprétatives que les deux écrivains, fort doués dans l’écriture, ce que tout le monde sait, développent et nuancent, généralisent et analysent, toujours au plus près de la vérité des âmes et des grands courants sentimentaux qui les traversent. La confiance, les encouragements, le profond accompagnement quasi psychanalytique qu’ils s’accordent l’un à l’autre, ont pour cadre la France tourmentée, mais quand ne l’est-elle pas, des années 1870. Cependant que Flaubert s’exile dans une pensée relativement misanthrope, Sand, quant à elle, demeure tout-à-fait ouverte, sociable, tournée vers ses semblables. De la sorte, leur relation, en ce généreux mouvement discursif de l’un vers l’autre, s’étaye d’un équilibre intellectuel et affectif qui construit un havre de distinction qui paraît les porter tous les deux, l’un contre l’autre, dans un échange parfaitement réciproque.
NK

CMXXI

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET

Nohant, 8 décembre 1874.

Maison de George Sand – Gravure (Extrait du Journal l’Illustration du 26 Février 1870)• Crédits : © De Agostini Picture Library – Getty

Pauvre cher ami,

Je t’aime d’autant plus que tu deviens plus malheureux. Comme tu te tourmentes et comme tu t’affectes de la vie ! car tout ce dont tu te plains, c’est la vie ; elle n’a jamais été meilleure pour personne et dans aucun temps. On la sent plus ou moins, on la comprend plus ou moins, on en souffre donc plus ou moins, et plus on est en avant de l’époque où l’on vit, plus on souffre. Nous passons comme des ombres sur un fond de nuages que le soleil perce à peine et rarement, et nous crions sans cesse après ce soleil, qui n’en peut mais. C’est à nous de déblayer nos nuages.

Tu aimes trop la littérature ; elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. Pauvre chère bêtise, que je ne hais pas, moi, et que je regarde avec des yeux maternels ; car c’est une enfance, et toute enfance est sacrée. Quelle haine tu lui as vouée ! quelle guerre tu lui fais !

Tu as trop de savoir et d’intelligence, tu oublies qu’il y a quelque chose au-dessus de l’art : à savoir, la sagesse, dont l’art à son apogée n’est jamais que l’expression. La sagesse comprend tout : le beau, le vrai, le bien, l’enthousiasme, par conséquent. Elle nous apprend à voir hors de nous quelque chose de plus élevé que ce qui est en nous, et à nous de l’assimiler peu à peu par la contemplation et l’admiration.

Mais je ne réussirai même pas à te faire comprendre comment j’envisage et saisis le bonheur, c’est-à-dire l’acceptation de la vie, quelle qu’elle soit ! Il y a une personne qui pourrait te modifier et te sauver, c’est le père Hugo ; car il a un côté par lequel il est grand philosophe, tout en étant le grand artiste qu’il te faut et que je ne suis pas. Il faut le voir souvent. Je crois qu’il te calmera : moi, je n’ai plus assez d’orage en moi pour que tu me comprennes. Lui, je crois qu’il a gardé son foudre et qu’il a tout de même acquis la douceur et la mansuétude de la vieillesse.

Vois-le souvent et conte-lui tes peines, qui sont grosses, je le vois bien, et qui tournent trop au spleen. Tu penses trop aux morts, tu les crois trop arrivés au repos. Ils n’en ont point. Ils sont comme nous, ils cherchent. Ils travaillent à chercher.

Tout mon monde va bien et t’embrasse. Moi, je ne guéris pas ; mais j’espère, guérie ou non, marcher encore pour élever mes petites filles, et pour t’aimer, tant qu’il me restera un souffle.

George Sand

George Sand Correspondance 1812-1876 Texte établi par Calmann-Lévy, 1883-1884 (Correspondance Tome 6 : 1870-1876, p. 327-328).

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Un cœur simple

Gustave Flaubert, Trois contes

I

Loulou


Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité.

Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, — qui cependant n’était pas une personne agréable.

Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes. Alors, elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses, dont les rentes montaient à 5,000 francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière les halles.

Cette maison, revêtue d’ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit séparait la cuisine de la salle où Mme Aubain se tenait tout le long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s’alignaient huit chaises d’acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait un temple de Vesta, — et tout l’appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin.

Au premier étage, il y avait d’abord la chambre de « Madame », très grande, tendue d’un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de « Monsieur » en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre plus petite, où l’on voyait deux couchettes d’enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts d’un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d’étude ; des livres et des paperasses garnissaient les rayons d’une bibliothèque entourant de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la gouache et des gravures d’Audran, souvenirs d’un temps meilleur et d’un luxe évanoui. Une lucarne, au second étage, éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies.

Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, — un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.

En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital.

Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante ; dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; — et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique.

II

Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour. […]

Gustave Flaubert, Trois contes, 1877

Texte intégral sur : https://fr.wikisource.org/wiki/Trois_Contes_(Flaubert)/Un_C%C5%93ur_simple

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Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien

Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Tome 1 : La manière et l’occasion

Bel ange triste – Zwiebackesser – depositphotos

« Il y a quelque chose qui est pour ainsi dire la mauvaise conscience de la bonne conscience rationaliste et le scrupule ultime des esprits forts ; quelque chose qui proteste et « remurmure » en nous contre le succès des entreprises réductionnistes. Ce quelque chose est comparable, sinon aux reproches intérieurs de la raison devant l’évidence bafouée, du moins aux remords du for intime, c’est-à-dire au malaise d’une conscience insatisfaite devant une vérité incomplète. Il y a quelque chose d’inévident et d’indémontrable à quoi tient le côté inexhaustible, atmosphérique des totalités spirituelles, quelque chose dont l’invisible présence nous comble, dont l’absence inexplicable nous laisse curieusement inquiets, quelque chose qui n’existe pas et qui est pourtant la chose la plus importante entre toutes les choses importantes, la seule qui vaille la peine d’être dite et la seule justement qu’on ne puisse dire ! Comment expliquer l’ironie passablement dérisoire de ce paradoxe : que le plus important, en toutes choses, soit précisément ce qui n’existe pas ou dont l’existence, à tout le moins, est la plus douteuse, amphibolique et controversable ? Quel malin génie empêche que la vérité des vérités soit jamais prouvée sans équivoque ? Autant demander pourquoi c’est justement le mal qui est tentant, le plaisir nuisible qui nous attire, le devant-être qui nous répugne ! Ce n’est pas ici le lieu de nous interroger sur l’ataxie constitutionnelle qui fait de la donnée trompeuse une évidence obvie et inambiguë, de l’unique chose essentielle un absconditum et un mystère, qui nous soustrait celui-ci en nous amusant avec celle-là… La nostalgie de quelque chose d’autre, le sentiment qu’il y a autre chose, le pathos d’incomplétude enfin animent une espèce de philosophie négative qui a toujours été en marge et parfois au centre de la philosophie exotérique. Platon, qui sait, quand il dit des choses indicibles, abandonner le discours dialectique pour le récit mystériologique, Platon parle dans le Banquet d’un « quelque chose d’autre » dont les âmes des amants sont éprises, qu’elles ne peuvent exprimer, qu’elles devinent seulement et suggèrent en énigmes […] Il est vrai que ce quelque chose d’autre est l’unité de la nature primitive, laquelle est chose assignable et, en somme, dicible : mais le fait qu’il est l’objet d’une réminiscence prénatale et d’un voeu métempirique plus grands que tout désir sensible oblige Aristophane à l’exposer mythiquement et à lui donner un caractère inexplicable autant qu’inépuisable. Sans ce mystérieux et surnaturel « Allo ti », l’aporie d’amour telle que la décrit Phèdre serait-elle aussi évasive ? Ayant énuméré à la manière d’Aristote les caractères de la beauté poétique, le P. Rapin, que cite Henri Brémond, ajoute : « Il y a un encore dans la poésie de certaines choses ineffables et qu’on ne peut expliquer. Ces choses en sont comme les mystères. » Voilà un encore qui n’est pas un post-scriptum ordinaire ! L' »Encore » poétique des jésuites Rapin et Ducerceau, comme le quelque chose d’autre érotique du discours d’Aristophane, est une allusion à l’infini et une ouverture sur l’indicible ; ce « résidu » de mystère est la seule chose qui vaille la peine, la seule qu’il importerait de connaître, et qui, comme exprès, demeure inconnaissable. Le secret, comme il en est de la mort, est décidément bien gardé, l’ignorance humaine est décidément bien combinée ! Beaucoup de noms ont pu être donnés à cet innommé innommable, beaucoup de définitions proposées pour ce « quelque chose d’autre » qui n’est précisément pas comme les autres parce que, en général, il n’est une chose, ni quelque chose. »

Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Tome 1 : La manière et l’occasion

Dominique – Eugène Fromentin

Chapitre IX

Camille Pissaro – Boulevard Montmartre, Effet de nuit – 1897 – National Gallery

Nous arrivâmes à Paris le soir. Partout ailleurs il eût été tard. Il pleuvait, il faisait froid. Je n’aperçus d’abord que des rues boueuses, des pavés mouillés, luisants sous le feu des boutiques, le rapide et continuel éclair des voitures qui se croisaient en s’éclaboussant, une multitude de lumières étincelant comme des illuminations sans symétrie dans de longues avenues de maisons noires dont la hauteur me parut prodigieuse. Je fus frappé, je m’en souviens, des odeurs de gaz qui annonçaient une ville où l’on vivait la nuit autant que le jour, et de la pâleur des visages qui m’aurait fait croire qu’on s’y portait mal. J’y reconnus le teint d’Olivier, et je compris mieux qu’il avait une autre origine que moi.

Au moment où j’ouvrais ma fenêtre pour entendre plus distinctement la rumeur inconnue qui grondait au-dessus de cette ville si vivante en bas, et déjà par ses sommets tout entière plongée dans la nuit, je vis passer au-dessous de moi, dans la rue étroite, une double file de cavaliers portant des torches, et escortant une suite de voitures aux lanternes flamboyantes, attelées chacune de quatre chevaux et menées presque au galop.

« Regarde vite, me dit Olivier, c’est le roi ! »

Confusément je vis miroiter des casques et des lames de sabres. Ce défilé retentissant d’hommes armés et de grands chevaux chaussés de fer fit rendre au pavé sonore un bruit de métal, et tout se confondit au loin dans le brouillard lumineux des torches.

Olivier s’assura de la direction que prenaient les attelages ; puis, quand la dernière voiture eut disparu :

« C’est bien cela, dit-il avec la satisfaction d’un homme qui connaît son Paris et qui le retrouve, le roi va ce soir aux Italiens. »

Et malgré la pluie qui tombait, malgré le froid blessant de la nuit, quelque temps encore il resta penché sur cette fourmilière de gens inconnus qui passaient vite, se renouvelaient sans cesse, et que mille intérêts pressants semblaient tous diriger vers des buts contraires.

« Es-tu content ? » lui dis-je.

Il poussa une sorte de soupir de plénitude, comme si le contact de cette vie extraordinaire l’eût tout à coup rempli d’aspirations démesurées.

« Et toi ? » me dit-il.

Puis, sans attendre ma réponse :

« Oh ! parbleu, toi, tu regardes en arrière. Tu n’es pas plus à Paris que je n’étais à Ormesson. Ton lot est de regretter toujours, de ne désirer jamais. Il faudrait en prendre ton parti, mon cher. C’est ici qu’on envoie, au moment de leur majorité, les garçons dont on veut faire des hommes. Tu es de ce nombre, et je ne te plains pas ; tu es riche, tu n’es pas le premier venu, et tu aimes ! » ajouta-t-il en me parlant aussi bas que possible.

Et avec une effusion que je ne lui avais jamais connue, il m’embrassa et me dit :

« À demain, cher ami, à toujours ! »

Une heure après, le silence était aussi profond qu’en pleine campagne. Cette suspension de vie, l’engourdissement subit et absolu de cette ville enfermant un million d’hommes, m’étonna plus encore que son tumulte. Je fis comme un résumé des lassitudes que supposait cet immense sommeil, et je fus saisi de peur, moins par un manque de bravoure que par une sorte d’évanouissement de ma volonté.

Je revis Augustin avec bonheur. En lui serrant la main, je sentis que je m’appuyais sur quelqu’un. Il avait déjà vieilli, quoiqu’il fût très jeune encore. Il était maigre et fort blême. Ses yeux avaient plus d’ouverture et plus d’éclat. Sa main, toute blanche, à peau plus fine, s’était épurée pour ainsi dire et comme aiguisée dans ce travail exclusif du maniement de la plume. Personne n’aurait pu dire, à voir sa tenue, s’il était pauvre ou riche. Il portait des habits très-simples et les portait modestement, mais avec la confiance aisée venue du sentiment assez fier que l’habit n’est rien.

Il accueillit Olivier pas tout à fait comme un ami, mais plutôt comme un jeune homme à surveiller et avec lequel il est bon d’attendre avant d’en faire un autre soi-même. Olivier, de son côté, ne se livra qu’à demi, soit que l’enveloppe de l’homme lui parût bizarre, soit qu’il sentît par-dessous la résistance d’une volonté tout aussi bien trempée que la sienne et formée d’un métal plus pur.

« J’avais deviné votre ami, me dit Augustin, au physique comme au moral. Il est charmant. Il fera, je ne dis pas des dupes, il en est incapable, mais des victimes, et cela dans le sens le plus élevé du mot. Il sera dangereux pour les êtres plus faibles que lui qui sont nés sous la même étoile. »

Quand je questionnai Olivier sur Augustin, il se borna à me répondre :

« Il y aura toujours chez lui du précepteur et du parvenu. Il sera pédant et en sueur, comme tous les gens qui n’ont pour eux que le vouloir et qui n’arrivent que par le travail. J’aime mieux des dons d’esprit ou de la naissance, ou, faute de cela, j’aime mieux rien. »

Plus tard leur opinion changea. Augustin finit par aimer Olivier, mais sans jamais l’estimer beaucoup. Olivier conçut pour Augustin une estime véritable, mais ne l’aima point.

Notre vie fut assez vite organisée. Nous occupions deux appartements voisins, mais séparés. Notre amitié très-étroite et l’indépendance de chacun devaient se trouver également bien de cet arrangement. Nos habitudes étaient celles d’étudiants libres à qui leurs goûts ou leur position permettent de choisir, de s’instruire un peu au hasard et de puiser à plusieurs sources avant de déterminer celle où leur esprit devra s’arrêter.

Très-peu de jours après, Olivier reçut de sa cousine une lettre qui nous invitait l’un et l’autre à nous rendre à Nièvres.

C’était une habitation ancienne, entièrement enfouie dans de grands bois de châtaigniers et de chênes. J’y passai une semaine de beaux jours froids et sévères, au milieu des futaies presque dépouillées, devant des horizons qui ne me firent point oublier ceux des Trembles, mais qui m’empêchèrent de les regretter, tant il étaient beaux, et qui semblaient destinés, comme un cadre grandiose, à contenir une existence plus robuste et des luttes beaucoup plus sérieuses. Le château, dont les tourelles ne dépassaient que de très-peu sa ceinture de vieux chênes, et qu’on n’apercevait que par des coupures faites à travers le bois, avec sa façade grise et vieillie, ses hautes cheminées couronnées de fumée, ses orangeries fermées, ses allées jonchées de feuilles mortes, — le château lui-même résumait en quelques traits saisissants ce caractère attristé de la saison et du lieu. C’était toute une existence nouvelle pour Madeleine, et pour moi c’était aussi quelque chose de bien nouveau que de la trouver transportée si brusquement dans des conditions plus vastes, avec la liberté d’allures, l’ampleur d’habitudes, ce je ne sais quoi de supérieur et d’assez imposant que donnent l’usage et la responsabilité d’une grande fortune.

Une seule personne au château de Nièvres paraissait regretter encore la rue des Carmélites : c’était M. d’Orsel. Quant à moi, les lieux ne m’étaient plus rien. Un même attrait confondait aujourd’hui mon présent et mon passé. Entre Madeleine et Mme de Nièvres il n’y avait que la différence d’un amour impossible à un amour coupable ; et quand je quittai Nièvres, j’étais persuadé que cet amour, né rue des Carmélites, devait, quoi qu’il dût arriver, s’ensevelir ici.

Madeleine ne vint point à Paris de tout l’hiver, diverses circonstances ayant retardé l’établissement que M. de Nièvres projetait d’y faire. Elle était heureuse, entourée de tout son monde ; elle avait Julie, son père ; il lui fallait un certain temps pour passer sans trop de secousse, de sa modeste et régulière existence de province, aux étonnements qui l’attendaient dans la vie du monde, et cette demi-solitude au château de Nièvres était une sorte de noviciat qui ne lui déplaisait pas. Je la revis une ou deux fois dans l’été, mais à de longs intervalles et pendant de très-courts moments, lâchement surpris à l’impérieux devoir qui me recommandait de la fuir.

J’avais eu l’idée de profiter de cet éloignement très-opportun pour tenter franchement d’être héroïque et pour me guérir. C’était déjà beaucoup que de résister aux invitations qui constamment nous arrivaient de Nièvres. Je fis davantage, et je tâchai de n’y plus penser. Je me plongeai dans le travail. L’exemple d’Augustin m’en aurait donné l’émulation, si naturellement je n’en avais pas eu le goût. Paris développe au-dessus de lui cette atmosphère particulière aux grands centres d’activité, surtout dans l’ordre des activités de l’esprit ; et, si peu que je me mêlasse au mouvement des faits, je ne refusais pas, tant s’en faut, de vivre dans cette atmosphère.

Quant à la vie de Paris, telle que l’entendait Olivier, je ne me faisais point d’illusions, et ne la considérais nullement comme un secours. J’y comptais un peu pour me distraire, mais pas du tout pour m’étourdir et encore moins pour me consoler. Le campagnard en outre persistait et ne pouvait se résoudre à se dépouiller de lui-même, parce qu’il avait changé de milieu. N’en déplaise à ceux qui pourraient nier l’influence du terroir, je sentais qu’il y avait en moi je ne sais quoi de local et de résistant que je ne transplanterais jamais qu’à demi, et si le désir de m’acclimater m’était venu, les mille liens indéracinables des origines m’auraient averti par de continuelles et vaines souffrances que c’était peine inutile. Je vivais à Paris comme dans une hôtellerie où je pouvais demeurer longtemps, où je pourrais mourir, mais où je ne serais jamais que de passage. Ombrageux, retiré, sociable seulement avec les compagnons de mes habitudes, dans une constante défiance des contacts nouveaux, le plus possible j’évitais ce terrible frottement de la vie parisienne qui polit les caractères et les aplanit jusqu’à l’usure. Je ne fus pas davantage aveuglé par ce qu’elle a d’éblouissant, ni troublé par ce qu’elle a de contradictoire, ni séduit par ce qu’elle promet à tous les jeunes appétits, comme aux naïves ambitions. Pour me garantir contre ses atteintes, j’avais d’abord un défaut qui valait une qualité, c’était la peur de ce que j’ignorais, et cet incorrigible effroi des épreuves me donnait pour ainsi dire toutes les perspicacités de l’expérience.

Dominique – Eugène Fromentin – 1862

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Une interview de Valois Robichaud : A la retraite, continuer à se sentir utile

Interview de Valois Robichaud par Audrey Guiller – Février 2020

Beaucoup de personnes lient leur plaisir de vivre à un sentiment d’utilité. Comment continuer alors à se sentir utile à la retraite, qui semble être une pause du « faire » ? En osant « être » davantage, répond Valois Robichaud (1), docteur en sciences de l’éducation, gérontologue et psychothérapeute. Il est l’auteur de La retraite, la rencontre de soi et L’ego au cours des âges de la vie (Du Cram).

Arbre de peinture – Cours de Valois Robichaud

Continuer à « faire », à être très actif doit-il être le but d’une retraite épanouie ?

La première réaction des jeunes retraités est souvent de remplir leurs agendas, de se donner dans le bénévolat à plein. L’humain a toujours été habitué à cela. Depuis son entrée à l’école, puis plus tard dans sa vie professionnelle, il est identifié à ce qu’il fait. Comme si le verbe « faire » le définissait. Toute sa vie, il développe « l’hémisphère gauche » de son cerveau, siège de l’ego et du faire et néglige « l’hémisphère droit », qui abrite davantage le soi, l’être. Il est donc compréhensible qu’une personne qui a toujours appris à montrer en quoi elle était utile accueille la retraite avec inquiétude : « qu’est-ce que je vais faire ? » Elle se trouve face à sa peur de ne plus compter, d’être désormais seule, en face-à-face avec son journal et son café. Derrière une frénésie de faire, c’est l’ego qui s’exprime. L’ego qui nous fait croire que pour continuer à être quelqu’un, s’affirmer et être reconnu est nécessaire.

À la retraite, comment continuer être utile, à contribuer ?

Être utile, c’est d’abord être en relation avec ceux qui nous entourent. Parler à la voisine, s’occuper de ses petits-enfants, aider sa communauté. Mais être utile, c’est surtout être en relation avec soi-même. Je demande aux retraités : Avez-vous prévu de vous consacrer un temps avec vous-même ? Une marche en pleine nature où vous regardez les oiseaux, sentez votre respiration. Où vous vous connectez au vivant autour de vous et en vous. Ma grand-mère Micmac me demandait : « Peux-tu te laisser regarder par un arbre ? »

À 70 ans, « être », à quoi ça sert ?

Être, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est un retour à un chez soi intérieur. Être capable de revenir sur sa vie, poser lucidement un regard sur le chemin parcouru, avec les zones de soleil et d’ombre. Tenir un journal, mener un travail avec un thérapeute. Relire son histoire, ses hauts et ses bas. Et accueillir les sentiments de peur, fierté, culpabilité, douleur ou plaisir qui y sont liés. Ça, c’est être. C’est aussi observer les changements hormonaux à l’intérieur de soi, qui poussent les hommes à renouer avec une sensibilité, une douceur et les femmes à gagner en hardiesse. La retraite crée une crise identitaire. L’intérêt de revisiter sa vie, de re-convoquer l’enfant, l’adolescent, l’adulte qu’on a été, c’est de gagner en conscience. Car de toute façon, ces trois résidents sont à notre table tous les jours. Sans qu’on en prenne forcément conscience. Il faut du courage pour emprunter ce chemin. Car la société et ses normes ne nous invite pas à cela, ne nous l’apprend pas. Mais rendons-nous compte que finalement, la retraite n’existe pas. Une personne se retire peut-être d’une activité économique, mais elle continue à apprendre, à vouloir, à se comprendre, à se développer tout au long de sa vie.

En quoi approfondir sa relation à soi est-il utile aux autres ?

Vouloir se sentir utile répond à besoin humain de donner, léguer, transmettre. Derrière la question de l’utilité apparaît celle de la recherche de sens. Que puis-je laisser à mes enfants et petits-enfants autre que des biens matériels ? La lucidité sur son histoire personnelle est justement le plus bel héritage qu’on puisse laisser à ses descendants. Quand on débloque des nœuds en soi, c’est l’entourage qui en profite. Car la personne qui fait cet effort sort de son donjon. Elle est amenée à assumer davantage ses responsabilités, y compris dans ses relations aux autres. Elle évite de tomber dans la rigidité, le déni, l’évasion, l’amertume ou les reproches aux autres. Cela peut aussi éclairer ses enfants sur leur propre part d’ombres.

Quand une personne crée des tabous, tait son passé, ses difficultés ou ses vulnérabilités à ses proches, sous prétexte de les épargner, elle leur renvoie une fausse image de vie idéale qu’ils ne pourront jamais atteindre. En fait, la personne s’éloigne des autres. En laissant tomber la frénésie de faire, d’être le meilleur, en allant chercher en soi pour ressentir davantage, on retrouve son lien aux autres humains. Nous sommes des êtres relationnels. Le temps de la retraite nous offre cet espace, cette opportunité de nous relier aux autres, d’être touchés par ce qui se passe autour de nous et d’en tirer l’envie de faire notre part pour contribuer.

Audrey Guiller – Février 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

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(1) www.valoisrobichaud.ca

Lettres portugaises – Extraits

Lettres portugaises – Extraits de la première et de la dernière et cinquième lettre – Guilleragues

Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas – c’est le commencement de l’écriture.
Roland Barthes – Fragments d’un discours amoureux – 1977

Première lettre

Etude de femme voilée, Sanguine, pierre noire et estompe, attribuée à Sassoferatto, Ecole italienne, XVIIème siècle.

      Considère mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance. Ah ! malheureux, tu as été trahi, et tu m’as trahie par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets de plaisirs ne te cause présentement qu’un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu’à la cruauté de l’absence qui le cause. Quoi ! cette absence, à laquelle ma douleur, toute ingénieuse qu’elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux dans lesquels je voyais tant d’amour, et qui me faisaient connaître des mouvements qui me comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisaient ? Hélas ! les miens sont privés de la seule lumière qui les animait, il ne leur reste que des larmes, et je ne les ai employés à aucun usage qu’à pleurer sans cesse, depuis que j’appris que vous étiez enfin résolu à un éloignement qui m’est si insupportable, qu’il me fera mourir en peu de temps.

[…]

      Mais je vous demande pardon : je ne vous impute rien ; je ne suis pas en état de penser à ma vengeance, et j’accuse seulement la rigueur de mon destin. Il me semble qu’en nous séparant, il nous a fait tout le mal que nous pouvions craindre ; il ne saurait séparer nos cœurs ; l’amour, qui est plus puissant que lui, les a unis pour toute notre vie. Si vous prenez quelque intérêt à la mienne, écrivez-moi souvent. Je mérite bien que vous preniez quelque soin de m’apprendre l’état de votre cœur et de votre fortune ; surtout venez me voir.

      Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur : hélas ! insensée que je suis, je m’aperçois bien que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrir encore plus de maux.

Cinquième et dernière lettre

      Je vous écris pour la dernière fois, et j’espère vous faire connaître, par la différence des termes et de la manière de cette lettre, que vous m’avez enfin persuadée que vous ne m’aimiez plus, et qu’ainsi je ne dois plus vous aimer : je vous renverrai donc par la première voie tout ce qui me reste encore de vous. Ne craignez pas que je vous écrive ; je ne mettrai pas même votre nom au-dessus du paquet ; j’ai chargé de tout ce détail Dona Brites, que j’avais accoutumée à des confidences bien éloignées de celle-ci ; ses soins me seront moins suspects que les miens ; elle prendra toutes les précautions nécessaires afin de pouvoir m’assurer que vous avez reçu le portrait et les bracelets que vous m’avez donnés.

      Je veux cependant que vous sachiez que je me sens, depuis quelques jours, en état de brûler et de déchirer ces gages de votre amour, qui m’étaient si chers, mais je vous ai fait voir tant de faiblesse, que vous n’auriez jamais cru que j’eusse pu devenir capable d’une telle extrémité : je veux donc jouir de toute la peine que j’ai eue à m’en séparer, et vous donner au moins quelque dépit. Je vous avoue, à ma honte et à la vôtre, que je me suis trouvée plus attachée que je ne veux vous le dire à ces bagatelles, et que j’ai senti que j’avais un nouveau besoin de toutes mes réflexions pour me défaire de chacune en particulier, lors même que je me flattais de n’être plus attachée à vous : mais on vient à bout de tout ce qu’on veut, avec tant de raisons. Je les ai mises entre les mains de Dona Brites ; que cette résolution m’a coûté de larmes ! Après mille mouvements et mille incertitudes que vous ne connaissez pas, et dont je ne vous rendrai pas compte assurément, je l’ai conjurée de ne m’en parler jamais, de ne me les rendre jamais, quand même je les demanderais pour les revoir encore une fois, et de vous les renvoyer, enfin, sans m’en avertir.

[…]

      Cependant je crois que je ne vous souhaite point de mal, et que je me résoudrais à consentir que vous fussiez heureux ; mais comment pourrez-vous l’être, si vous avez le cœur bien fait ? Je veux vous écrire une autre lettre, pour vous faire voir que je serai peut-être plus tranquille dans quelque temps ; que j’aurai de plaisir de pouvoir vous reprocher vos procédés injustes après que je n’en serai plus si vivement touchée, et lorsque je vous ferai connaître que je vous méprise, que je parle avec beaucoup d’indifférence de votre trahison, que j’ai oublié tous mes plaisirs et toutes mes douleurs, et que je ne me souviens de vous que lorsque je veux m’en souvenir !

      Je demeure d’accord que vous avez de grands avantages sur moi, et que vous m’avez donné une passion qui m’a fait perdre la raison ; mais vous devez en tirer peu de vanité ; j’étais jeune, j’étais crédule, on m’avait enfermée dans ce couvent depuis mon enfance, je n’avais vu que des gens désagréables, je n’avais jamais entendu les louanges que vous me donniez incessamment: il me semblait que je vous devais les charmes et la beauté que vous me trouviez, et dont vous me faisiez apercevoir, j’entendais dire du bien de vous, tout le monde me parlait en votre faveur, vous faisiez tout ce qu’il fallait pour me donner de l’amour ; mais je suis, enfin, revenue de cet enchantement, vous m’avez donné de grands secours, et j’avoue que j’en avais un extrême besoin.

      En vous renvoyant vos lettres, je garderai soigneusement les deux dernières que vous m’avez écrites, et je les relirai encore plus souvent que je n’ai lu les premières, afin de ne retomber plus dans mes faiblesses. Ah ! qu’elles me coûtent cher, et que j’aurais été heureuse, si vous eussiez voulu souffrir que je vous eusse toujours aimé ! Je connais bien que je suis encore un peu trop occupée de mes reproches et de votre infidélité ; mais souvenez-vous que je me suis promis un état plus paisible, et que j’y parviendrai, ou que je prendrai contre moi quelque résolution extrême, que vous apprendrez sans beaucoup de déplaisir ; mais je ne veux plus rien de vous, je suis une folle de redire les mêmes choses si souvent, il faut vous quitter et ne penser plus à vous, je crois même que je ne vous écrirai plus ; suis-je obligée de vous rendre un compte exact de tous mes divers mouvements ?

Comte de Gabriel-Joseph de Lavagne, dit Guilleragues, 1628, Bordeaux – 1686, Constantinople.

Les cinq lettres :

http://clicnet.swarthmore.edu/litterature/classique/guilleragues/portugaises.1.html

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