Archives de l’auteur : Nicolas Koreicho

Pulsion, passion, amour et crime

Nicolas Koreicho – Février 2023

« Les histoires d’A
Les histoires d’amour
Les histoires d’amour finissent mal
Les histoires d’amour finissent mal, en général »
Les Rita Mitsouko

« La conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions »
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation

« Le corps est esclave de ses pulsions ; mais ce qui nous rend humains, c’est ce que nous pouvons contrôler ».
Grey’s Anatomy, série américaine

Henri-Pierre Picou, L’offrande à Priape, 1877, collection particulière

Résumé

À partir des liens existant entre la pulsion, la passion, l’amour et le crime, justement selon la mise en regard d’aspects ordinaires et d’acceptions métapsychologiques, nous observerons particulièrement les passages des uns et des autres phénomènes eu égard au concept de régression (références au affects du passé et à la violence des plus archaïques), d’altération (comme en musique le dièse et le bémol) et de chute (la fin des tendances, au contraire sombre du nirvana) que proposent ces quatre actualisations d’une chronologie inconsciente.
Pour ce faire, nous développerons les trois thématiques qui justifient notre propos d’un courant propre à la continuité de destins conjoints aux pulsions et aux passions y afférentes :
– Au début, un arrachement psychotique
– Ensuite, un dessaisissement pervers
– Enfin, une conflictualité psychopathique

Problématique

Existe-t-il un continuum, ou des liens logiques ou obligés, entre certaines des composantes – forclusion, morcellement, délire – des psychoses avec certaines des spécificités de la perversion, dont l’isolement amoral dans l’emprise étayée sur l’organe ou le fétiche qui la caractérisent[1] et avec certaines dimensions de la psychopathie, comme la chute perpétuelle vers la conflictualité, l’insensibilité et le déficit intellectuel ? Nous pouvons de la sorte tenter d’imaginer les liens topiques, économiques, dynamiques, entre les trois domaines, particulièrement instables, paraphiliques et/ou amoureux et/ou criminels, non pas selon une logique de comorbidité, comme il en est par exemple de la place et du rôle des addictions (drogues, alcool, anorexie-boulimie) dans certains troubles mentaux, mais dans une fonction facilitante des addictions pris comme des systèmes de liens précipitants entre pathologies, c’est-à-dire en fonction d’une dimension psychopathologique transformationnelle.

Sommaire

  • Avant-propos
  • L’excuse de la passion pour le crime
  • En premier, un arrachement
  • La pulsion dans la passion amoureuse
  • En deuxième, un dessaisissement
  • La passion comme tentative de réparation de la pulsion
  • En troisième, une formation réactionnelle
  • Paradoxe de la passion et impasse de la pulsion dénuée de sublimation

Avant-propos

Pour donner consistance à l’idée des liens qui pourraient exister entre passion et pulsion, il nous faut partir de la deuxième théorie freudienne des pulsions[2] (1920) en ce qu’elles illustrent par excellence les tendances fondamentales de la métapsychologie psychanalytique et qu’elles représentent dorénavant les pulsions principielles de la vie psychique.
Les pulsions, de vie et de mort, sont évidemment distinctes, même si, en certaines occurrences, elles partagent des sèmes communs comme le démontre celui du sentiment ambivalent amour-haine en correspondance paléoanthropologique avec les violences vitales des rôles eu égard au territoire, au couple, à la famille, à la répartition des rôles sexuels et générationnels, à la prédation, la chasse, la culture agraire[3]. Elles représentent pour l’une un principe de liaison, pour l’autre un principe de déliaison[4].
Les passions, quant à elles, sont ambivalentes[5] et polysémiques. Elles font courir le risque au sujet d’une disjonction, ce qui le fait s’interroger sur le gain et/ou la perte encourus par le fait que la raison puisse l’emporter sur le désir, arguant en cela que le désir est plus fort que son interprétation – et le réel, c’est-à-dire ce qui existe indépendamment du sujet et, par conséquent, ce qui est détaché de toute subjectivité[6], plus puissant que le désir –, et qu’il est nécessaire d’éteindre la passion pour aller vers la raison[7] ou de faire taire la raison pour aller au bout de la pulsion passionnelle, ce qui peut équivaloir à épuiser celle-ci jusqu’à ses confins les plus ultimes et, partant, les plus mortifères.

L’excuse de la passion pour le crime

Un paradoxe apparaît d’emblée entre la passion pulsionnelle de vie qui fait tendre le sujet à vouloir rejoindre l’objet afin de réaliser la conjonction amoureuse tant souhaitée et la pulsion passionnelle de mort qui incite le sujet à ne pas pouvoir faire autrement que de confondre son désir avec l’objet du désir en déniant à celui-ci la moindre place dans cette configuration.
La gageure est certaine, car nous devons transformer un concept malaisé à cerner tant il a reçu de sèmes différents et variés, à commencer par ceux issus des développements opérés par les moralistes, les philosophes, les aliénistes, vers une conception qui doit nous permettre une transposition de l’ancienne notion en direction de processus mentaux plus vraisemblablement mus par les pulsions[8].
Une autre difficulté est la connotation positive dont jouit le mot passion (« crime passionnel ») et dont les avocats se saisissent pour proposer sous un jour favorable les crimes de certains psychotiques, des pervers[9] et des psychopathes en les montrant comme victimes d’élans passionnels irrépressibles pour tenter, à grand renfort d’experts, d’excuser ceux qui pourtant sont les plus éloignés de toute sagesse, de tout équilibre, de toute morale. Selon le psychiatre et criminologue Étienne de Greeff, « L’expérience nous apprend que les suicides et homicides par amour ne relèvent nullement de l’intensité de l’amour, ni de la qualité inouïe de la passion, mais uniquement d’insuffisances graves dans la personnalité du coupable[10] ».
Certains psychotiques, les pervers et les psychopathes s’essaient la plupart du temps à la modification sémantique et discursive de leur trouble mental pour le nimber des atours d’une « passion de l’âme », en le transformant en une production incomprise, regrettée ou assumée de leur esprit, voire même, par le truchement d’emplois lexicaux devenus incertains, à cause de l’usage commun des termes, de « délire » passager (voix, possession, bouffée délirante), de « jeu » érotico-sentimental excessif (perception par le pervers, chez la victime, d’un consentement), ou de « panique » pousse au crime ou d’« amnésie » (le criminel aurait eu peur ou été victime d’un trou de mémoire !), en des occurrences de créativité mentale, adaptative ou délirante. Ce faisant, non seulement ils confondent, sciemment y compris lorsqu’ils laissent parler en première instance l’inconscient de la pulsion, l’objet (la réalisation, la décharge) de leur désir avec la condition (l’effectivité, le passage à l’acte) de ce désir, dans le basculement dans l’agir, et non seulement encore ils consolident leurs symptômes et s’y enferment, mais de surcroit ils menacent gravement les membres de la horde à laquelle nous avons en l’espèce le douloureux privilège d’appartenir.

En premier, un arrachement

Ceci s’explique plus rationnellement par la profondeur des événements traumatiques ou des périodes contraignantes que les malades ont traversé et par le fait que leur sensibilité, éprouvée selon un versant dysphorique, leur apparait comme susceptibles de mettre en péril, s’ils étaient sommés d’accéder à leur mobile inconscient, leur intégrité narcissique. Ce faisant, ils peuvent s’attaquer à l’intégrité d’autrui, psychique ou physique, sans remords : sans état d’âme.
Ainsi, biographiquement, la réactualisation d’un arrachement premier, par lequel il est loisible de retrouver l’origine de la psychose, donne à la passion psychotique son socle protohistorique.
Dès lors, en s’imaginant contenu – justifié – par une pulsion qui ne trouve son indulgence que dans sa supposée dimension transcendantale, le passionné trompe deux fois : son désir, qui l’aliène à son histoire, et son objet, qu’il ignore.
Certains psychotiques, les pervers et les psychopathes ne sont évidemment pas toujours en mesure d’appréhender la réalité de leur pathologie. C’est pour la raison qu’ils ne veulent pas reconnaître (connaître à nouveau) l’origine de ce trouble que, d’après Freud, les psychotiques [il y a de la psychose dans la perversion et dans la psychopathie] restent rétifs au fondement même de l’analyse – dont le but est au contraire de connaître[11] l’origine des conflictualités du sujet – et c’est pour cela qu’il ne croyait pas en leur possibilité de guérison. Les pervers, quant à eux, sont empêchés de réaliser leur guérison en fonction, paradoxalement, de leur capacité, relative[12], d’adaptation. Les psychopathes, de leur côté, n’accèdent pas à la mise à l’épreuve de leur pathologie entre autres pour des raisons déficitaires[13].
Par conséquent, si l’on considère la passion comme contraire à l’intention (et à une quelconque intentionnalité) d’atteindre une stabilité – une réconciliation – de bon aloi et d’amour dans les perspectives psychiques de la pulsion de vie, envers une relation à l’objet disponible, alors la pulsion du rétif est d’abord de se satisfaire, et, par là-même, d’ignorer (de détruire, de « déconstruire », de mépriser) l’objet de son désir, ce qui fait d’elle une modalité, crime, transgression, négligence, de la pulsion de mort.

La pulsion dans la passion amoureuse

Les psychoses altèrent la relation du sujet avec la réalité et elles s’expriment par des désordres majeurs de la conduite. Ces désordres, dont l’origine est archaïque, sont dus à une dialectique insurmontable entre la difficulté de contrôle de soi et la difficulté de perception du réel. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui encore la « folie ». Elles sont régulièrement des tentatives de reconstruction d’une réalité – matérielle, psychique – hallucinatoire. À ce titre elles témoignent d’un envahissement plus ou moins permanent du Moi par le Ça ou/et le Surmoi.
C’est probablement ce que Freud avait en tête lorsqu’il avait classé les psychoses dans les « psychonévroses narcissiques », hormis certaines psychoses hallucinatoires qu’il réservait dans la catégorie des « psychonévroses de défense ».
Ici, l’investissement en l’autre est tel que l’on pourrait considérer dans un premier temps la passion comme une réalisation paranoïaque, en moins hostile, mais à peine dissimulée, de la projection vers l’autre. Dans un second temps, à regarder du côté des motivations inconscientes, il est loisible d’imaginer que la tentation passionnelle est forte puisque l’autre représente le lieu de tout bonheur concevable, autrement dit, ainsi le chantent les Beatles, que l’amour est la solution[14].
S’il y a solution, c’est-à-dire réparation, c’est déjà être prêt à considérer que la passion est un syndrome qui représente un écheveau de circonstances difficiles, réelles et affectives, auxquelles nous aurions été soumis. Ceci est audible, dans la mesure où le lien du sujet avec l’autre annihile, dans la passion amoureuse, toute pensée objective, toute formation intellectuelle logique, tout jugement cohérent en provenance d’un moi narcissiquement indépendant. Par conséquent, le risque est grand que le sujet, en cédant à sa passion, fasse le pari insensé – tout en plaçant subrepticement la dépendance comme principe de vie – que la vie de l’objet maintient la sienne, et que rien ne peut advenir sans le lien à l’autre. Pour autant, cela ne fait pas de ce lien un principe de liaison. C’est même le contraire.

En deuxième, un dessaisissement

On peut tout-à-fait imaginer que la passion représente (présente à nouveau) la résurgence d’un manque ancien vécu sous l’ampleur d’un dessaisissement second – en une résurgence non plus seulement relative à l’arrachement premier évoqué précédemment qui ferait s’apparenter la passion à la résultante immédiate d’un traumatisme – mais conséquent à un processus de rupture d’un lien vital, comme de celui qui unit enfant et parent dans le système de l’Œdipe.
En effet, la passion ne constitue pas tout, loin s’en faut, du sentiment amoureux. Il semble même en être la composante narcissique (pulsionnelle) insatisfaite (l’objet n’est si séduisant que parce qu’il est frappé au sceau de l’érotomanie du sujet) même si, en apparence, toute son attention se porte sur l’absolue nécessité d’être avec l’autre. La preuve, c’est que si les conditions et l’effectivité de la passion amoureuse ne sont pas établies sur le registre minimal d’une certaine réciprocité, et dans une certaine temporalité[15], elle dévore, par l’intermédiaire de l’omnipotence de la pensée envers l’objet, ceux qui l’éprouvent[16]. Dès lors, le passionné redoute à la fois de perdre l’objet de sa passion comme il redoute de perdre sa passion elle-même, pourtant source de toutes les souffrances. Nous pourrions retrouver ici une composante masochique de la passion qui, en un même mouvement, unit, dans le plaisir, et qui désunit, dans la douleur.
« Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur : hélas ! insensée que je suis, je m’aperçois bien que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrir encore plus de maux.[17] »

La passion comme tentative de réparation de la pulsion

Freud publie en 1905 le livre qui déterminera définitivement le caractère scandaleux de la psychanalyse[18], ouvrage qui propose une étiologie psychique des conduites perverses, lesquelles trouvent leur origine dans l’enfance. Les expériences corporelles paradoxales et les satisfactions qui seront recherchées indéfiniment dans les registres oral, anal, génital, constitueront autant de points de fixation possibles pour les personnalités perverses. Ce qui se manifeste de la sexualité chez les névrosés sous forme de fantasmes se transforme chez les pervers en actes, d’où la formule freudienne « la névrose est le négatif de la perversion » ; il faut ici comprendre négatif au sens du négatif photographique. En 1919, dans On bat un enfant, il démontrera l’origine œdipienne des perversions, et c’est en 1927, dans son article sur le fétichisme[19], qu’il va relier les perversions à la problématique d’une angoisse de castration insupportable en tant que telle et que le pervers transforme en déni, quitte à ce que sa pathologie lui inflige, du fait de son incapacité à la transformer, des blessures inaltérables.
La composante masochique n’est pas sans évoquer une manière d’exorciser les sentiments de culpabilité qui peuvent ponctuer arrachement préœdipien et dessaisissement œdipien.
Le masochisme primaire semble en tous cas à l’œuvre dans cette parfaite régression particulièrement placée sous le joug d’entrechoquements entre d’une part une motion narcissique, trophique, exaltante, et une motion œdipienne, dysphorique, déceptive et, d’autre part, entre une dimension phallique blessée, celle du sujet n’ayant pas été reconnu dans ses qualités propres, et une dimension féminine réprouvée, celle du sujet n’ayant pu faire valoir son consentement.
Les atours de la passion, invoquée ou ressentie, qui provoquent une sensation de resserrement du moi, pour le meilleur (l’élan que l’on projette) et pour le pire (la conséquence de cet élan), ne durent que ce que durent les roses, c’est-à-dire le temps du désir. La déception (et, dans le meilleur des cas l’altérité) est au programme comme peuvent l’être aussi l’indépendance (la liberté et la responsabilité).
Pour le pervers, seule la pulsion est au programme, dans l’excitation et dans la décharge, dans la douleur ou dans la souffrance, et le sujet compte sur l’autre comme sur un objet, quitte à le contraindre, pour l’accompagner dans son élation et dans son désarroi.

En troisième, une formation réactionnelle

Nous pouvons à présent avancer que la passion représente bel et bien une déclinaison paradoxale et instable de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, toutefois dénuée d’ambivalence, et singulièrement paranoïde. La conflictualité se fait alors dominante dans l’idée de l’amour – ou de l’innocence – qui divise le sujet en une partie aimante et potentiellement aimable, et qui place l’autre au premier plan de l’attention, et une partie insistante et significativement persécutrice, qui exclut l’autre comme pouvant incarner un être sensible[20]. Cette formation réactionnelle[21], en l’espèce formation réactionnelle de conflictualité et d’opposition à la conflictualité, prend la dimension d’abord de l’arrachement, propre à la psychose (la forclusion), de la part du parent contradicteur et au besoin contempteur, subi par l’enfant qui ne peut plus aimer ni être aimé, comme il ne conçoit même pas qu’il l’aurait souhaité, par le parent appréciateur et volontiers laudateur ; puis prend la suite du dessaisissement, propre à la perversion (le déni), en provenance des tentatives reconstructrices, dans le développement de talents parfois inouïs, jusqu’au faux-self, de l’enfant pour envisager une incompréhension profonde des parents mais aussi l’incompréhension dont il est victime ; puis prend la forme de la conflictualité, qui tente plus que de besoin (comme si ses efforts pour résoudre ses propres conflits ne suffisaient pas) de s’adapter aux conflits du couple parental, aux sentiments de culpabilité qui s’ensuivent, et aux impasses de l’extrême, propre à la psychopathie (le déficit).
Nous pouvons alors avancer que ces trois destins pulsionnels consistent précisément en un passion qui ne réussit pas, ni sur le plan de la sublimation, dans sa dimension intrasubjective éminemment créatrice, ni sur le plan de l’altérité, qui en est une forme intersubjective[22] dans l’établissement de l’accord sensible avec l’autre.

Paradoxe de la passion et impasse de la pulsion dénuée de sublimation

Philippe Pinel, le premier, observera en 1801[23] des « aliénés » qui présentaient « une manie sans délire ». Les malades, ne souffrant apparemment d’aucune lésion concernant le jugement, « […] sont dominés par une sorte d’instinct de fureur, comme si les facultés affectives avaient été seulement lésées ». Benjamin Rush, le père de la psychiatrie américaine, en 1812[24], mettra en question le « dérangement de la volonté et l’indécence » chez les patients décrits par Pinel. Il sera le premier à inclure dans son analyse des critères moraux pour caractériser ce que le psychiatre anglais James Cowles Pritchard appellera « folie morale » (moral insanity) en 1837[25].
Du côté de la théorie freudienne de la psychopathie, mis à part deux brefs articles et après une préface au travail d’August Aichhorn[26], qui fut le premier à tenter d’appliquer les théories analytiques aux délinquants, Freud n’a été rien moins que lapidaire sur la délinquance et le crime dans un bel apophtegme : « En s’appuyant sur une phrase connue de Kant, qui met en rapport la conscience avec le ciel étoilé, un homme pieux pourrait bien être tenté de vénérer les deux choses comme le chef d’œuvre de la création. Les constellations sont assurément grandioses, mais en ce qui concerne la conscience, Dieu a accompli un travail inégal et négligent, car une grande majorité d’êtres humains n’en a reçu qu’une part modeste ou à peine assez pour qu’il vaille la peine d’en parler[27] ». Il considérait en effet que les personnes qui transgressent les lois, Loi symbolique et lois de la société, ne méritent pas que l’on s’en préoccupe, du point de vue de la thérapie : « Notre art analytique échoue devant de telles gens, notre perspicacité même n’est pas encore capable de sonder les relations dynamiques qui dominent chez eux.[28] »
Freud concluait, dans De la psychothérapie[29], que la « psychothérapie analytique n’est pas un procédé de traitement de la dégénérescence psychopathique, c’est même là qu’elle se voit arrêtée »[30].
André Green, en 1990, résume l’opinion générale défavorable des professionnels concernant leur guérison putative, qui se trouvent avoir basculé de manière durable du côté de la pulsion de mort, et l’aversion des psychanalystes pour les personnages en question : « Pour ce qui est des délinquants, des criminels ou des mauvais sujets de tout acabit, on ne peut pas dire que ce soit là un sujet central de préoccupation de la psychanalyse[31]. »
Dès lors, nous percevons mieux à présent à quel point et selon quelles modalités les passages entre déterminants psychiques sont emprunts d’une porosité[32] effective – qui nous rappelle l’ambivalence d’Éros –, dont il nous reste à préciser les circuits, que ce soit les passages à l’acte, les passages d’une pathologie – psychotique, perverse, psychopathique – à une autre, les passages par une logique addictive précipitante, donnent libre cours au crime dans la facilité morbide qu’offrent l’usage des toxiques, l’indulgence de la loi des hommes et l’ignorance du bien-fondé des limites posées par la Loi symbolique.

Nicolas Koreicho – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Précédemment : L’affaire Sharon Tate – Psychopathie et complexe fraternel

À suivre : La Passion – Religion et psychanalyse


[1] À partir du déni de la différence des sexes et, secondairement, de la dénégation de la différence des générations

[2] Cf. ici : N. Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions, 2020

[3] Cf. la chaire de paléoanthropologie du Collège de France. https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/17317

[4] Jean Cournut propose de constater que la passion témoigne du « […] toujours possible débordement pulsionnel au sein duquel l’appareil psychique travaille pour sauvegarder ses limites et le montre dans une pulsation de liaison-déliaison, qui constitue sans doute la vie même et sa nécessité d’adéquation, de rééquilibrage, à toujours recommencer. » Jean Cournut, « Les seuils d’intensité affective » in Revue Française de Psychanalyse, t. LVI, n° 3, 1992

[5] Il en est ainsi de la violence : « L’expression originaire de la violence – étymologiquement « violentia : abus de la force » -, dans sa polysémie, peut s’analyser en termes scientifiques et métapsychologiques. Elle est d’abord l’expression, issue d’une haine primaire, d’une action naturelle, l’agressivité, devant être orientée, voire élaborée, maîtrisée, voire interdite. Elle est en cela principe de déliaison. Le besoin et le droit à la sécurité de chacun est prééminent. Principe de liaison. » N. Koreicho, Agressivité – Violence – Ambivalence ; pulsion de vie, pulsion de mort, ici, 2019

[6] La « réalité » du réel étant, contrairement à la doxa lacanienne, et conformément à 5000 ans de civilisation et à 3,8 milliards d’années d’évolution, l’atome, l’ADN, la gravitation, la physique, la paléobiologie, la biologie, la mécanique quantique, la relativité restreinte, la matière, le « roc biologique » freudien, le corps et, pourquoi pas, l’inconscient.

[7] En rhétorique, la passion est avant tout une altération.

[8] Les deux concepts, passion et pulsion, se rejoignent épistémologiquement dans le flou des notions et de leurs ensembles communs. Cf. Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions, 1915

[9] Il est nécessaire de faire la différence entre la perversion, qui utilise l’autre comme un objet, et la perversité, qui suppose un consentement. Dans cet article, nous parlons de perversion.

[10] Étienne de Greeff, Amour et crimes d’amour, 1942

[11] « La vérité d’un homme c’est d’abord ce qu’il cache. » André Malraux

[12] « Le pervers est un intelligent qui n’a pas réussi », Sophie de Mijolla-Mellor

[13] “ Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon », François de La Rochefoucauld

[14] All you need is love, Lennon/McCartney

[15] Le fusionnel étant, dans la relation amoureuse, son début.

[16] « L’objet absorbe, dévore, pour ainsi dire, le moi », Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, 1921

[17] Guilleragues, Lettres de la religieuse portugaise, 1669

[18] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905

[19] Sigmund Freud, « Le fétichisme », La Vie sexuelle, 1927

[20] L’animal, cet autre par excellence, chez les trois catégories de malades, est souvent le martyr, le fétiche vivant du criminel.

[21] Formation réactionnelle : attitude susceptible de se consolider en traits de caractère ou de comportement pour répondre à des contraintes pulsionnelles difficilement acceptables et ce d’autant qu’elles sont, pour leur plus large part, refoulées.

[22] Cf. Don Juan, qui, partant, si l’on peut dire, d’un bon sentiment, doit sans cesse répéter la conquête de ce qu’il désire, parce qu’il n’y arrive pas.

[23] Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, 1801

[24] Benjamin Rush, Medical Inquiries and Observations, Upon the Diseases of the Mind, 1812

[25] James Cowles Pritchard, A Treatise on Insanity and Other Disorders Affecting the Mind, 1837

[26] August Aichhorn, Jeunesse à l’abandon, Préface de Sigmund Freud, 1925

[27] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933

[28] Sigmund Freud, Correspondance avec Eduardo Weiss, 1922

[29] Sigmund Freud, De la psychothérapie in La technique psychanalytique, 1904

[30] En France, Morel en 1857, Magnan en 1884 puis Dupré en 1912, voyaient dans le déséquilibre psychopathique une des preuves de la théorie de la dégénérescence, en constatant que le milieu, comme l’hérédité, y étaient déterminants.

[31] André Green, La folie privée, 1990

[32] A propos de sa parenté platonicienne, Il est intéressant qu’Éros soit le fruit divin de Poros, qui représente la « porosité », le passage, l’échange, qui laisse toute la place à l’attirance, et de Pénia, qui représente la « pénurie », la pauvreté, le dénuement, qui laisse toute la place à l’absence. Attirance et absence, dans les deux cas, c’est en effet le désir, éminemment dialectique, qui s’impose.

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

L’affaire Sharon Tate – Psychopathie et complexe fraternel

Nicolas Koreicho – Février 2023

Résumé

Mariage Roman Polanski – Sharon Tate – Crédit photo – Archives AFP

L’affaire Sharon Tate est celle de l’assassinat de cinq personnes : Sharon Tate, 26 ans et enceinte de huit mois, trois de ses amis, un producteur, sa fiancée, un coiffeur célèbre, et un ami du gardien de la villa, précédé d’actes de barbarie, par des membres d’une sorte de secte hippie, la « famille Manson », dans la nuit du 8 au 9 août 1969, à Los Angeles.
Quatre membres de la secte, trois femmes et un homme, ont pénétré dans une maison qu’occupent l’actrice Sharon Tate et le réalisateur Roman Polanski, absent à ce moment. Les tueurs se sont rendus coupables d’autres méfaits et d’autres meurtres dans la région et ont été condamnés à la prison à vie en 1972. C’est Charles Manson, le chef de la secte, qui a commandité les assassinats, commis par des adeptes – principalement des femmes – de la communauté installée dans un ranch de Californie, au sein de laquelle passages à l’acte, drogues et esclavages sexuels avaient libre court.
Nous analyserons le « fait divers » à la lumière du contexte historique primitif, du concept et du complexe fraternel, du phénomène sectaire et de sa propension à conforter des « solutions » psychopathologiques désastreuses, sur le plan personnel et sur le plan collectif, vis-à-vis des individus. Enfin, nous ouvrirons notre propos sur les liens existant entre psychose et psychopathie pour terminer en perspective d’une future recherche sur passion/pulsion.

Sommaire

– Fait divers
– Tarantino. Il était une fois à Hollywood
Le complexe fraternel parmi les concepts psychanalytiques
– Freud et le fraternel
– Le chaudron sectaire
– « Solutions » psychopathologiques
– Psychose et/ou psychopathie
– Retour à la Horde primitive

Fait divers

L’affaire Sharon Tate est le « fait divers », qui fit grand bruit à l’époque, de l’assassinat tout d’abord de cinq personnes, Sharon Tate, 26 ans et enceinte de huit mois, trois de ses amis, un producteur et sa fiancée, un coiffeur célèbre, et un ami du gardien de la villa, les meurtres et actes de barbarie ayant été perpétrés par des membres d’une sorte de secte hippie, la « famille Manson » (Manson Family), dans la nuit du 8 au 9 août 1969, à Los Angeles.
Quatre membres de la secte, trois femmes et un homme, pénètrent dans une maison qu’occupent l’actrice Sharon Tate et le réalisateur Roman Polanski, absent à ce moment. À l’époque, dans les mois pendant lesquels se sont déroulés les faits, les tueurs se sont rendus coupables d’autres meurtres dans la région et ont été condamnés à mort en 1971, peine commuée en prison à vie en 1972.
C’est Charles Manson, le chef de la secte basée au Spahn Ranch, qui a commandité les assassinats, commis par des adeptes – la secte est constituée presqu’exclusivement de filles (pourquoi ?) – de cette communauté installée dans un ranch de Californie, dans laquelle passages à l’acte, usage de drogues généralisé et esclavages sexuels ont libre court.
Il est pertinent dans un premier temps, pour la suite de notre développement, de noter que le terme « famille » est régulièrement employé pour nommer l’emprise sectaire d’un groupe d’individus qui partage, à des degrés divers, une même psychopathologie, ainsi que cela fut le cas pour les membres du mouvement sectaire des convulsionnaires[1]. D’un autre côté, il ne nous apparait pas utile de valoriser les assassins de Los Angeles en appelant par leur nom les membres de ce groupe qui n’ont jamais existé qu’à travers cette communauté d’appartenance à une pratique hors limite, folle, meurtrière, et, comme son chef, sans honneur, la question des limites imposées par la morale et par la loi ayant, dans la problématique psychopathique de cette affaire, sa place.
Les hôtes de la maison du 10050 Cielo Drive à Los Angeles – louée auparavant par le producteur Terry Melcher et son amie Candice Bergen, lequel avait refusé à Manson un contrat de musique, ceux-là étant les cibles visées par les meurtriers ce soir-là – sont bien en dehors de la médiocre « famille » Manson et comptent, lors de la fameuse soirée, l’actrice de cinéma et mannequin Sharon Tate, sur le point d’accoucher, femme du réalisateur Roman Polanski, l’ami et ex-amant de celle-ci Jay Sebring, coiffeur renommé, Wojciech Frykowski, ancien producteur, scénariste et garde du corps de Polanski, Abigail Folger, maîtresse de Frykowski, héritière de la fortune des cafés Folgers.
Sharon Tate avait laissé trois semaines auparavant Roman Polanski en Europe travailler sur un projet de film. Le producteur de musique Quincy Jones, ami de Jay Sebring, devait les rejoindre à cette soirée, et avait décommandé sa visite. Steve Mac Queen devait également s’y trouver. Autrement dit, c’est la crème des artistes, acteurs et producteurs en vogue qui étaient censés se retrouver ce soir-là[2].
L’ordre avait été donné par Manson de « […] détruire totalement tout le monde, aussi horriblement que possible ».
Le lendemain, trois des meurtriers ont, dans un second temps, assassiné Leno et Rosemary LaBianca, un couple argenté de Los Angeles. Les individus sectaire – nous n’osons pas dire les sujets tant ils sont loin d’eux-mêmes – ont été accusés d’avoir tué ce même été, toujours sous l’ordre de Manson, Gary Hinman, professeur de musique et Donald Shea, cascadeur.
 Nous verrons en quoi les adeptes de la secte, plutôt défavorisés physiquement et démunis intellectuellement, hormis l’effectivité brutale d’une banale pulsion de destruction, se sont attaqué, d’une manière ou d’une autre, à un grand nombre de jeunes gens, brillants quant à eux et qui avaient, à l’inverse des premiers, réussi.

Tarantino. Il était une fois à Hollywood

Tout au long du film de Tarantino, Once Upon a Time in Hollywood, film d’une qualité cinématographique tout américaine dans sa perfection, à des années lumières de la production française, mais aussi empreint d’un humour et d’une perception fine des inconscients en jeu, nous retrouvons les personnages de cette époque et de ce milieu, l’ensemble correspondant à l’intuition perceptive du cinéaste selon laquelle des transferts complexes, d’amour et de haine, se sont développés alors dans une sorte d’improbable pseudo-fratrie sociale. Le scénario décrit les contextes de lieu, de temps et de personnes en mettant en valeur les liens, à la fois largement inconscients et reposant sur le hasard des situations et des rencontres, qui présidèrent aux basculements à l’œuvre à cette époque et aux transferts dont les protagonistes furent les objets[3], les uns comme sujets de leur pathologie, les autres comme victimes de leurs agresseurs.
Au début du film de Tarantino, les hippies et les acteurs de second niveau sont placés en concurrence. Ainsi, les filles de la communauté établie dans un ranch de Californie font, écologistes avant l’heure, les poubelles des supermarchés sous les affiches tapageuses de ces acteurs de l’époque.
A contrario l’on voit passer, tout au long du film, Polanski et Sharon Tate, ceux-ci étant placés au-delà, au-dessus du quotidien des acteurs et des hippies, paraissant sortis d’une autre époque, avec leur allure singulière et à l’avant de leur MG T-Type vert anglais milieu de siècle.
Sharon bénéficie d’un traitement relativement sobre et néanmoins d’une insolente suggestion, au moins sur le plan esthétique, et Polanski, chemisier à jabot et redingote en velours bleu roi, apparaissent tous les deux vêtus comme des aristocrates d’un autre temps, pour l’un du nom et de la lignée, pour l’autre de la beauté et d’une élégante souveraineté, cependant que quasiment aucun dialogue ne s’exprime dans la bouche de ces deux célébrités d’alors. L’impression laissée par les deux créatures, quasi éthérées, est celle qui émane des vies dorées d’adolescents insouciants, inaccessibles et gentiment dépravés.
En opposition avec ces jeunes choisis par les dieux, ou par l’amour, les conflits fratricides ne paraissent intéresser à la bataille, outre les hippies déjà déclassés – négligés –, que les petits acteurs du peuple hollywoodien, ce qui suffit pour empêcher la première de ces deux catégories-là de devenir, et pour promettre à la seconde d’une lutte sans merci pour advenir, au moins en tant que sujets. Les vraies stars brillent, au-dessus des jaloux, et ne se préoccupent pas de rivalité. Ils sont, cependant que les délaissés font.

Le complexe fraternel parmi les concepts psychanalytiques

La question de la jalousie, secondaire à la rivalité, elle-même descendant de celle de la haine originaire fratricielle, se pose d’emblée dans les déboires qui avaient émaillé les relations de la secte avec ceux qui, dans ce monde du spectacle, avaient réussi.
Nous savons, depuis Totem et Tabou[4], que le lien fraternel est prototypique du lien social. C’est confirmer que ce lien se construit sur la Loi symbolique, ses proscriptions et ses prescriptions, et qu’il se constitue à partir d’un lien paradigmatique, émanation du système de l’Œdipe, fondateur de la relation d’objet et de l’altérité, du passage de la nature à la culture, dans la prise en compte de la différence des sexes et des générations, avec le développement de l’idéal du Moi et du Surmoi. Ce lien se constitue également à partir d’un lien syntagmatique, constitutif du système du narcissisme, charpenté pour une large part de la relation intersubjective au semblable et intrasubjective à soi-même, ainsi que du complexe de castration, qui, selon le registre de la différence des sexes, fait que la fille éprouve vis-à-vis du frère l’envie du pénis et, à ce titre, suscite l’hostilité de celle-ci, a fortiori si l’idée qui prévaut est de telle sorte que la fille considère que le fils est perçu comme l’objet favori – ou détesté – de la mère et du père. Cette envie représente d’ailleurs une source de persécution interne (Mélanie Klein) qui non seulement provoque une agressivité de tous les instants envers le frère aîné – et une déception envers le frère puiné – et une hostilité – forcenée chez les personnalités limite – vis-à-vis de celui qui est dans les deux cas le rival à éliminer, en tant qu’il présuppose l’apanage de l’attention parentale dans une préséance vis-à-vis des plaisirs autorisés et des interdits structurants, sous l’éclairage de l’ambivalence œdipienne dans la construction des affects et selon la possibilité développementale d’un idéal du moi (psychiquement bisexuel), et d’un moi idéal (accueillant sur le plan narcissique).
Le complexe fraternel nous aide à comprendre en quoi et par quels truchements la conflictualité traverse les relations narcissiques fratricielles (syntagmatiques) de manière d’ailleurs corrélative aux relations œdipiennes (paradigmatiques).
Le complexe fraternel témoigne non seulement d’un déplacement et d’un investissement secondaire du complexe d’Œdipe, mais il est en outre l’objet d’une configuration et d’une actualisation particulière des affects d’amour, de haine, d’envie, de jalousie, de rivalité, d’avidité et de gratitude, ainsi que, sur un autre versant plus modéré, et dans le meilleur des cas, d’ambivalence.
La question de la horde primitive[5] y tient une large place, et nous la pouvons résumer ainsi : le père ne partage pas les femmes, les frères s’allient pour l’éliminer, puis, comme pour s’en attribuer les qualités, ils le mangent, lequel réapparait en les frères sous le joug de l’autorité, pour permettre la survie de l’espèce, instituer les interdits du meurtre (du père, du frère) et de l’inceste (contre la mère, la sœur), l’animal totémique (représentant ces deux interdits fondateurs) devant être sacralisé, la création d’une alliance entre les frères ainsi que celle d’un Surmoi d’autorité légitime s’imposant alors.
En psychopathologie historique originaire, deux thèmes majeurs des mythes, l’inceste et le fratricide, influent considérablement sur les possibilités interprétatives du complexe fraternel. Dans le récit biblique, Caïn tue Abel car Dieu préfère ce dernier ; Absalom tue Amnon qui a violé leur sœur Tamar ; Jacob rachète le droit d’ainesse d’Esaü pour un plat de lentilles, en tentant par le mensonge d’obtenir la bénédiction du son père Isaac ; Joseph, vendu par ses frères jaloux, est celui qui malgré cela assurera la survie de sa famille et de sa lignée. L’interprétation selon laquelle la rivalité fraternelle est une déclinaison du complexe d’Œdipe par déplacement du père au frère et de la mère à la sœur s’impose dans un premier temps. Cependant, l’Œdipe complet oblige à considérer toute la complexité des relations de haine et d’amour de l’enfant vers chacun des parents, du parent vers chacun des enfants, et des relations parentales et fratricielles croisées complexes qui en découlent.

Freud et le fraternel

« L’observation attira mon attention sur plusieurs cas où dans la prime enfance des motions de jalousie particulièrement fortes, issues du complexe fraternel, s’étaient affirmées contre des rivaux, la plupart du temps des frères plus âgés. Cette jalousie conduisait à des attitudes intensément hostiles et agressives contre les frères et sœurs, attitudes qui purent aller jusqu’au désir de leur mort mais ne survécurent pas au développement. Sous l’influence de l’éducation, sans doute également par suite de leur impuissance persistante, ces motions en vinrent à être refoulées et il se produisit une transformation de sentiments si bien que les ci-devant rivaux devinrent les premiers objets d’amour homosexuels. Une telle issue de la liaison à la mère présente de multiples relations intéressantes avec d’autres processus que nous connaissons… »

Freud S. (1922), Sur quelques mécanismes névrotiques de la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF.

Dans le complexe fraternel freudien, en partageant un développement de René Kaës[6] extrapolant à partir des positions freudiennes, les relations fratricielles se développent de deux façons entre les membres de la fratrie sous l’égide d’une part, archaïque, de l’objet partiel, en provenance du corps imaginée de la mère ou d’un des organes imaginaires du sujet, et d’autre part, de la rivalité préœdipienne et œdipienne.
On pourrait compléter cette idée en envisageant toute l’importance des dimensions incestuelles, comme indiqué plus haut, horizontales (syntagmatiques : proprement fratricielles) et verticales (paradigmatiques : proprement œdipiennes), les apports nécessaires de l’imitation, de l’identification et de l’individuation dans la constitution du Moi, et, dans la prise en considération de l’homosexualité comme référence obligée de la relation à l’autre, l’explication première de la bisexualité psychique.
L’accès à la complémentarité, difficile dans la fratrie, pourra d’ailleurs se développer plus aisément, nous le verrons, dans les groupes affinitaires.
Ainsi, les liens entre les affects fratriciels apparaissent négatifs dans un certain militantisme – pas très éloigné de la dynamique sectaire dans le recours à l’agir[7] par exemple, mais aussi dans l’absence de symbolisation de l’autorité (paternelle) et de figuration de la reconnaissance (maternelle) – , et positifs dans les institutions, où les liens sociaux sont d’ailleurs semble-t-il relativement étroits et corollaires aux héritages possibles d’une sorte d’auto-analyse familiale dialogique, impossible dans certaines aires culturelles (Cf. Emmanuel Todd) et limitée chez les personnes par trop aliénées d’affects, au premier desquels la rivalité induite par la haine, non distanciés.
Rappelons que les instances de projection sont, dans le registre paranoïaque, majeurs, inversement proportionnelles aux capacités introjectives, le militantisme n’échappant pas à cette option paranoïde, en tant qu’espace majeur de diversion projective. À l’inverse, les instances de coopération sont, dans le registre obsessionnel du travail précisément et scientifiquement développé et dans le registre hystérique du plaisir de montrer et de démontrer, fructueux dans certains groupes, écoles ou instituts[8].
En effet, le détour par la « lutte des classes » est la plupart du temps – sauf pour les ambitions quasi mégalomaniaques de certains dirigeants de ces mouvements, relativement peu distinguées – une manière admise de faire valoir la déconsidération dont les déclassés se sentent frappés et qui s’en servent malgré eux, dans les motions inhérentes à leur irrésolution inconsciente, comme prétexte à une forme de revanche existentielle sur les nantis (d’affect) en une sorte de piètre[9] rattrapage d’un héritage parental (détourné, spolié au grand dam de ces petites gens qui dans leurs méfaits perdent l’essentiel : comprendre la cause du mésamour parental et intégrer la possibilité de l’amour fraternel) mal évalué, non choisi et non compris.
Ainsi, les marginaux revendicatifs du mouvement hippie nommaient-ils les « autres » des fascists, ou plus gentiment des bourgeois, comme aujourd’hui un certain militantisme extrême nommera « bourgeois » et « fachos » ceux qui n’adhèreront pas à leur idéologie, c’est-à-dire ceux qui, pour ces contempteurs de l’autre toujours déjà rival, ont simplement l’ambition de réussir leur vie dans le respect de certains choix et principes d’héritage moral, et qui seront – sans la pertinence critique que donne un certain travail sur soi – taxés, dans le meilleur des cas, de conservateurs.
Pourrait-il s’agir du deuil impossible dans une version hétéro-agressive (le mépris, le méfait), laquelle n’est pas décrite par Freud selon les attendus de la mélancolie, à l’inverse de l’homo-agressivité caractéristique du trouble mélancolique, essentielle dans ce trouble culminant de l’humeur, particulièrement dans la dimension narcissique du désinvestissement et de l’ambivalence impossiblement appréhendée ?
À cet égard, une histoire des enfants d’Œdipe (Étéocle et Polynice pour les fils, Antigone et Ismène pour les filles) resterait à faire en fonction de leurs destinées et de leurs relations avec leurs fameux ascendants, dans la mesure ou toutes les questions de la distanciation ou des meurtres ou des retrouvailles s’exposent là.
La rivalité et la guerre aussi bien que la coopération et l’alliance ainsi que la distance et l’évitement peuvent s’actualiser des relations entre frères et sœurs ainsi qu’il en est classiquement de l’organisation œdipienne, fût-ce par les jeux approfondis du déplacement (métaphore) ou de la substitution (métonymie), au cours de transformations bien observables dans la cure analytique.

Le chaudron sectaire

C’est d’ailleurs en partie dans l’idée que les horribles assassinats de cette nuit d’été seraient interprétés comme pouvant précipiter une guerre fratricielle (fantasme racialiste avant l’heure), par laquelle, dans la rébellion des personnes de couleur qui auraient été, suite aux conclusions espérées de l’enquête, accusées, Manson s’imaginait pouvoir prendre la tête d’un mouvement afro-américain contre la domination blanche. Des inscriptions sanglantes, « pig », un dessin de patte de panthère « black panther », ont été retrouvées tracées sur les murs[10]. Et voici comment le militantisme, bien galvanisé et appuyé sur des passions fratricielles peut basculer vers le crime.

« Armé de l’album des Beatles dans une main, et de la Bible dans l’autre, Charlie a vu le futur et le futur c’est maintenant. Pour les Noirs, affirme-t-il [Manson], l’heure du karma a sonné. Après des siècles d’humiliation et d’exploitation, les Noirs se soulèveront enfin et commettront des crimes atroces contre les Blancs, déclenchant ainsi une guerre raciale, l’Oncle Sam contre les Black Panthers, la guerre des guerres qui conduira à Armageddon. Helter Skelter. Après tout, les émeutes de Watts en 1965, l’assassinat récent de Martin Luther King et la radicalisation des Panthers, qui prônent désormais la lutte armée, rendent plausible ce soulèvement grandiose qu’hallucine le gourou entre deux volutes de marijuana. Et lorsque l’Apocalypse aura eu lieu, les militants noirs iront chercher Manson au fond de son antre et le supplieront de rebâtir le monde. »

(Jean-Baptiste Thoret, « Charles Manson, Vernis rouge sang sur l’Amérique des sixties » in Libération, 20/11/2017)

Par ailleurs, Manson, enfermé en 1972 puis mort en prison en 2017, à 83 ans, avait été éconduit par les décideurs de l’époque, musiciens, producteurs, célébrités, dans ses tentatives avortées de faire quelque chose[11] sur le plan de la créativité. Comme chacun sait, pervers, certains psychotiques et les psychopathes n’ont pas su transformer les motions de destructivité qui les assaillent en possibilités de sublimation, et, dans le meilleur des cas, en œuvre, fût-elle d’adaptation.
Après une vie de délinquance, émaillée de séjours en prison pour de multiples affaires de droit commun, Manson, le sujet toujours déjà défait, héritier primaire d’un père alcoolique et d’une mère prostituée, tous deux délinquants, incarcéré pour voies de fait, tentative de meurtre, proxénétisme, viols hétéro- et homosexuels, ayant à son actif à 33 ans, déjà 17 ans de prison pour vol de voiture, attaque à main armée, une dernière condamnation à 7 ans de détention pour possession de marijuana, repris de justice ayant tenté de s’établir comme musicien, et qui s’est avéré artiste médiocre et agressif, sans jamais faire montre d’un quelconque talent ou originalité, ce qui au passage n’avait pas été le cas par exemple pour un Dennis Wilson des Beach Boys, à la fois musicien en vogue et adepte secondaire de Manson, personnalité limite malgré tout, dénotant la possibilité d’une sorte de porosité entre les milieux électifs et les milieux sectaires, auquel une chance semble avoir été, à un moment, conférée puis ôtée tragiquement.
La psychopathie patente du gourou – tour à tour « Christ », « messie », défenseur et chef d’une future nation noire souhaitant pouvoir déclencher une guerre entre les afro-américains et les blancs, (autre conflit fratriciel socialisé non élaboré), chef de la « famille » – témoigne à la fois de la dimension mégalomaniaque du tueur, et de sa soumission à une dimension psychotique, sans distanciation possible, comme c’est le cas dans certains aspects agissants (paranoïdes et mégalomaniaques) des catégories maniaco-dépressives et schizophréniques. Il était par ailleurs obsédé par deux titres de l’Album Blanc des Beatles, Piggies et Helter Skelter, dans lesquels il percevait des prédictions apocalyptiques d’affrontement et de retournement de fin du monde.
Nous pourrions à ce stade émettre l’hypothèse d’une psychose sans sublimation réelle, cette forme avortée de sublimation serait ici délirante et/ou interprétative. Pourrait-ce être là l’origine de la psychopathie ? Il nous faut encore avancer.

« Solutions » psychopathologiques

La mégalomanie est le délire le plus courant après le délire de persécution. Ces deux formes vont d’ailleurs naturellement ensemble dans la mesure où la persécution suppose chez le mégalomaniaque une focalisation surévaluée des autres vis-à-vis du sujet.
Selon les recherches effectuées par Appelbaum et al.[12], les délires mégalomaniaques sont les plus fréquents chez les patients atteints de trouble bipolaire (59%), puis chez les schizophrènes (29%), puis chez les dépressifs (21%). Dans l’exemple de Manson, la pathologie la plus proche de ce qui pourrait être une origine à sa psychopathie, catégorie encore aujourd’hui discutée, semble être la schizophrénie paranoïde, où le malade a une conscience de soi démesurée (valeur, personnalité, connaissances, autorité) incluant des délires religieux (se prendre pour Jésus-Christ, pour le Diable) et qui, ici, trouve sa solution délirante dans le crime.
Dans la nosologie freudienne, nous trouvons tout d’abord les références à la mégalomanie dans la description du cas du président Schreber concernant la psychose paranoïaque, puisque les formes de paranoïa peuvent être déduites des contradictions de l’idée, refoulant son homosexualité, « moi (un homme), je l’aime, lui (un homme) ». Ainsi, sont observables soit un délire de persécution (parent du délire de revendication), soit une érotomanie, soit un délire de jalousie[13]. Freud souligne une quatrième possibilité tout aussi contradictoire avec la phrase liminaire qui pourrait être énoncée comme « je n’aime rien ni personne » sous entendant que la libido va forcément quelque part et qu’elle va vers un soi sans mesure, vers un « je n’aime que moi », c’est-à-dire sous la forme d’une mégalomanie qui est bien selon Sigmund « une surestimation sexuelle de son propre Moi ». Les liens qu’il fait avec la paranoïa sont logiques dans l’idée que dans la paranoïa la libido devenue libre est ramenée vers le Moi et utilisée pour le surinvestir.
Nous trouvons ensuite dans Pour introduire le narcissisme[14] les conjonctions entre narcissisme et mégalomanie qui amènent à considérer celle-ci comme un narcissisme secondaire, dans la mesure où la mégalomanie est plus ou moins présente dans toutes les formes psychotiques, puisque la libido est retirée des objets du monde extérieur pour être convertie en une surestimation du Moi plus ou moins maîtrisée.
Enfin, dans son Introduction à la psychanalyse[15], Freud confirme l’idée de ce qu’il nomme alors « manie des grandeurs » et qui provient d’un « agrandissement du Moi », conséquence du résultat de la soustraction de l’énergie libidinale par rapport aux objets déceptifs, suivant en cela la thèse d’Abraham[16] qui proposait l’idée selon laquelle le détachement de la libido des objets comme étant une « contradiction avec le monde » conduisait le sujet à se considérer comme le seul objet, et seul objet sexuel, et seul univers qui vaille. En effet, le délire de persécution, logiquement, implique la présupposition d’un délire de grandeur.
Le théoricien post freudien Henri Ey a décrit[17] le sujet de la mégalomanie, l’envisageant en particulier comme une solution – une réparation délirante – pour l’homme qui chavirerait dans la folie sous le coup d’un « sentiment d’autoaccusation », nous dirions aujourd’hui de culpabilité. En effet, devenir le persécuteur permet à tout le moins d’esquiver la persécution.
Selon cet auteur, dans les mégalomanies des états chroniques des schizophrénies, les thèmes qui s’imposent sont des thèmes de « transformation corporelle, à la fois hypocondriaques, érotiques ou mystiques ». La paraphrénie (cf. Kahlbaum puis Emil Kraepelin puis, brillamment, Clérambault) en est une théorisation exemplaire.

Psychose et/ou psychopathie

Concernant le gourou, l’hésitation est légitime, dans la mesure de l’ambivalence mortifère du criminel, puisqu’à l’âge de 16 ans, Manson est diagnostiqué « agressivement antisocial » par des médecins et à 18, « traumatisé psychique » et d’une « sensibilité blessée par un manque d’amour et d’affection » selon un psychiatre[18] l’ayant examiné.
C’est une question déjà rencontrée pour l’établissement d’un diagnostic chez les terroristes, dans la personnalité desquels la mégalomanie entre pour une large part (c’est le cas mutatis mutandis dans certaines configurations militantes : certaines vêtures discriminantes sont par exemple des formes mineures de mégalomanie, fondamentalement différentes de tenues portées pour signifier une fonction dignitaire d’autres ordres religieux).
Si d’ailleurs l’on s’en tient à l’aspect criminalistique des deux psychopathologies, les passages à l’acte psychotiques relèvent du premier alinéa de l’article 122-1 du Code pénal selon lequel « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. » ou du deuxième alinéa selon lequel « La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable  (L. no 2014-896 du 15 août 2014, art. 17, en vigueur le 1er oct. 2014),  « Toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime[19]. ».
Dans les deux cas, le psychotique n’aurait pas conscience, faute de cette faculté qui lie fantasme et réalité – permise par l’accès à la fonction symbolique[20] – des conséquences de ses actes. En revanche, le psychopathe serait en mesure de les évaluer, voire d’en éprouver du plaisir, dans la mesure où il n’agit pas sous l’emprise directe et immédiate de la pulsion[21].
La psychopathie est également substantiellement différente de la psychose[22] en ce que la psychopathie est une élaboration balbutiante de l’altérité sans l’autre (cf. le concept objet-non-objet de Racamier), une solution mal envisagée, plutôt davantage une résolution non intentionnellement construite ou limitée, même s’il y existe un caractère de préméditation ou d’obsessionalité, avec le pseudo choix d’une des composantes des psychoses, savoir le choix de la criminalité, mais en une réponse sommaire à un sentiment de culpabilité jamais pensé, lui-même probablement appuyé sur un héritage intersubjectif héréditaire « éducatif » sans règle, sans norme, sans limite, puisque jamais réalisé ni donc jamais dépassé.
Quoi qu’il en soit, nous tenterons de répondre à la question du « choix » entre psychose et psychopathie dans notre prochain texte en introduisant dans cette dialectique la question de la perversion.
Toujours est-il que la Psychopathy Checklist de Hare comprend vingt items (symptômes relationnels et affectifs) dont la corrélation constitue le syndrome : fausse désinvolture, séductivité, mensonge pathologique, tendances à l’escroquerie, manipulation, absence de remords et de sentiment de culpabilité, émotions superficielles, insensibilité, manque d’empathie, incapacité de reconnaître sa responsabilité. Le mode de vie et les attitudes antisociales du psychopathe sont : besoin de stimulation, forte propension à l’ennui, mode de vie parasitaire, absence d’objectifs réalistes et à long terme, nombreuses relations « amoureuses » de courte durée, impulsivité, agressivité, irresponsabilité, absence de contrôle du comportement, absences précoces de réparation, délinquance juvénile, révocation de la liberté conditionnelle, promiscuité sexuelle, versatilité criminelle.
Conscient de ses actes, capable de prudence et de préméditation, dénué de toute compassion, empathie ou affiliation, le psychopathe est également, aux dires de la psychiatrie, peu réceptif au caractère dissuasif de la sanction et, par conséquent, pour qui le risque de récidive est des plus élevés.
À ce titre, les législateurs doivent s’interroger sur la signification inconsciente de la récidive comme recherche réitérée des limites.

Retour à la Horde primitive

L’intrusion du groupe de meurtriers, sauvages et désorganisés, opérée par les portes et les fenêtres de la villa, les amenant à blesser et tuer un simple visiteur du gardien du lieu, se passe sous cet aspect de la frustration vengeresse, confortée par la contagion de Manson du délire mégalomaniaque aux criminels, ainsi qu’en témoigne la réponse d’un des adeptes interrogé par les occupants de la résidence : « Je suis le diable et je suis ici pour faire le travail du diable ».
La barbarie des criminels dénote à la fois la haine de la part des sœurs et frères frustrés – pris définitivement par les passions tristes : haine, jalousie, ressentiment – et la dimension rationnelle d’un point de vue psychopathologique de leurs passages à l’acte, dès lors que la déconstruction de la fratrie relègue ses esprits les plus frustes dans le basculement vers les pathologies limites et les comportements pseudo délinquants, vols, viols, amoralités et détournements d’héritage matériel et abandon d’héritage moral avec impossibilité d’accès  au fraternel, relais moral du surmoi paternel perdu, incestes refoulés, y compris dans l’intégration confortable aux idéologies totalitaires et, partant, à la secte[23]. Quoi qu’il en soit, la Loi symbolique n’est pas accessible, ni a fortiori les valeurs de respect, de loyauté, d’honneur, que l’on acquière principiellement dans la transformation vers le socius, tel que Freud le démontre dans ses écrits dits « sociologiques[24] » par lesquels il introduit les deux destins possibles à la fratrie : identification et consolidation de principes d’amour sublimé, développés en tant que de besoin dans certaines institutions d’autorité bienveillante ou bien, et c’est le cas pour la régression sectaire, union de sexualités s’éteignant dans une satisfaction brève fondée sur le crime et la culpabilité.
Ainsi, dans le film de Tarantino et donc dans la fiction, les héros (les gentils : les personnages principaux) remportent tous les combats contre les criminels (les méchants : ceux qui veulent entrer de force dans un destin qui ne sera jamais le leur), de manière expansive et quasi-épique. Le personnage joué par Brad Pitt déjoue et punit l’inceste, en cours dans le ranch Spahn, et, dans ce même lieu, prête allégeance au père. Ensuite, Brad déjoue et punit le crime, lors de l’intrusion dans la villa, et assure l’autre héros, incarné par Leo di Caprio, de leur alliance fraternelle. Dans un troisième temps, Leo fait alliance avec les personnages stars Sharon Tate et Polanski – emporté par les passions joyeuses, amour, puissance, satisfaction –, gagnant ainsi l’accès à l’autorité tranquille et sécure.
Dès lors, dans le réel, nous pouvons apprécier du point de vue de la métapsychologie freudienne le fait divers en la régression à la horde primitive, réalisée chez Manson à la fois par l’inceste à l’égard des sœurs et par le retour au crime vis-à-vis des frères.
Cet aspect du meurtre réel, ainsi décrit, et celui du meurtre symbolique, pertinemment relevé par Roman Polanski lui-même, coexistent, puisque sa femme, Sharon Tate, aurait selon lui été tuée deux fois : une fois par les adeptes de Charles Manson, la « Famille », une fois par la presse, qui avait d’emblée, pour ainsi dire en fratrie inférieure du point de vue de la célébrité et de la fortune des deux stars, fait le lien entre les mœurs dissolus du tout Hollywood et les soi-disant orgies qui auraient offert un cadre favorable au quintuple assassinat.
Nous pouvons par conséquent observer, dans les conjonctures conclusives des événements de cet été-là, la conjonction de deux types de passion fratricielle ; une passion sectaire, celle, décérébrée, de la part de Manson et de sa communauté de fraternité perverse et incestuelle, et une passion de rivalité, celle, envieuse, de la part d’un certain monde de la presse d’alors et de ses dévoiements. Dans les deux occurrences, l’un régressive et perverse, l’autre inaccomplie et envieuse, les alliances ne furent pas au rendez-vous, le seul sème caractéristique commun des deux camps qui s’imposât ayant été celui de l’ombre[25].
Les deux fratries, meurtrière réelle et meurtrière symbolique, auraient ainsi sans le comprendre jalousé puis, faute de reconnaissance, affronté les frères et sœurs qui, doués de succès, de gloire, de beauté, vivaient une passion que l’on peut qualifier de bourgeoise, de charme et de réussite, incarnée par les personnalités, pourquoi pas, héroïques, de Roman Polanski, de Sharon Tate et, sans doute, de quelques de leurs amis.

Nicolas Koreicho – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

À suivre : Pulsion, passion, amour et crime


[1] L’appellation est encore existante aujourd’hui. Cf. ici notre article : Psychopathologie historique : Eros et Thanatos – Les Convulsionnaires

[2] Les films de Polanski ont la réputation d’être pessimistes, compte tenu de la biographie de l’auteur dans les traumatismes de l’enfance (parents déportés), de l’adolescence (censure sévère du régime communiste sur ses premiers films) et de l’âge adulte. Cette appréciation sombre occulte la passion qui éclaire ses films et qui le fait développer des personnages illustrant pulsions de vie et de mort, dans leurs dimensions névrotiques, psychotiques, narcissiques, dans le respect des règles de l’art. Entre autres :
Le couteau dans l’eau (1962), Répulsion (1965), Cul-de-sac (1966), Le bal des vampires (1967), Rosmary’s baby (1968), Macbeth (1971), Quoi ? (1972), Chinatown (1974), Le locataire (1976), Tess (1979), Pirates (1986), Frantic (1988), Lunes de fiel (1992), La jeune fille et la mort (1994), La neuvième porte (1999), Le pianiste (2002), Oliver Twist (2005), The Ghost Writer (2010), Carnage (2011), La Vénus à la fourrure (2013), J’accuse  (2019).

Merci au ciné-club de Caen pour leurs références : https://www.cineclubdecaen.com/realisateur/polanski/polanski.htm

[3]Quelques-unes des vraies personnes évoquées dans le film Once upon a time in Hollywood :
https://metro.co.uk/2019/08/17/real-people-upon-time-hollywood-sharon-tate-charles-manson-10588210/

[4] Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1913

[5] Op. cit.

[6] René Kaës, « Le complexe fraternel archaïque », Revue Française de Psychanalyse, 2008

[7] Cf. l’article de Charlotte Lemaire, « Le militantisme passionnel », ici, 2023

[8] « L’amour naissant, quand tout va bien, débouche sur l’amour ; le mouvement collectif, quand tout réussit, engendre une institution » Francesco Alberoni, Le Choc amoureux, 1981

[9] Sigmund Freud : « Tout traitement psychanalytique est une tentative pour libérer de l’amour refoulé qui avait trouvé dans le symptôme une piètre issue de compromis » in Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen, 1907

[10] Cf. infra la fascination de Manson pour les chansons Piggies, Helter Skelter, Blackbird, des Beatles.

[11] Et de devenir quelqu’un, autre qu’un criminel.

[12] Appelbaum, Clark Robbins, P. et Roth, L. H., « Dimensional approach to delusions: Comparison across types and diagnoses », The American Journal of Psychiatry, vol. 156, no 12,‎ 1999

[13] Cf. Gaëtan Gatian de Clérambault sur « les psychoses passionnelles » in Œuvres psychiatriques, 1942

[14] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914

[15] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1915

[16] Karl Abraham, « Les différences sexuelles entre l’hystérie et la démence précoce », 1908

[17] Henri Ey, Étude n°19, 1950

[18] L’antisocial personnality disorder (ASPD) et la psychopathie désignent, selon Hare, des troubles différents. Le DSMIV définit les personnalités antisociales suivant une série de sept critères comportementaux : incapacité répétée à se conformer aux normes sociales, tromperie caractérisée par l’escroquerie ainsi que l’usage répété du mensonge et d’identités fictives, impulsivité ou incapacité à planifier, irritabilité et agressivité caractérisées par des attaques ou conflits physiques réguliers, indifférence pour sa propre sécurité et celle d’autrui, irresponsabilité ou inaptitude à honorer ses obligations professionnelles et financières, absence de remords rendue manifeste par l’indifférence affichée et la rationalisation de ses fautes et/ou de ses crimes. Pour être diagnostiqué comme personnalité antisociale, le malade doit posséder au minimum trois des caractéristiques mentionnées, être âgé d’au moins dix-huit ans et avoir rencontré des « troubles de la conduite » avant sa quinzième année.

[19] « Si est encourue une peine privative de liberté, celle-ci est réduite du tiers ou, en cas de crime puni de la réclusion criminelle ou de la détention criminelle à perpétuité, est ramenée à trente ans. La juridiction peut toutefois, par une décision spécialement motivée en matière correctionnelle, décider de ne pas appliquer cette diminution de peine. Lorsque, après avis médical, la juridiction considère que la nature du trouble le justifie, elle s’assure que la peine prononcée permette que le condamné fasse l’objet de soins adaptés à son état. »

[20] Système des représentations individuelles et collectives que nous utilisons pour penser et communiquer.

[21] Le mensonge pathologique, les violations répétées des normes sociales, la victimisation, la tendance à blâmer autrui ou l’intolérance à la frustration caractérisent assez justement le discours psychopathique.

[22] La psychose paranoïaque se manifeste en premier lieu par des délires systématisés. La psychose schizophrénique par des délires non systématisés. La psychopathie (comme la mégalomanie) est une pathologie narcissique secondaire.

[23] Cf. Eugène Enriquez : De la horde à l’état. Essai de psychanalyse du lien social, 2003

[24] Totem et Tabou (1912), Psychologie des masses et analyse du moi (1921), L’avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la culture (1929)

[25] Jankélévitch : La joie est une « pure lumière sans ombre »

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Matérialité et profondeur chez Maupassant : Pierre et Jean

Préface Nicolas Koreicho

« Ceux qui font aujourd’hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais n’atteindront jamais la simplicité qui n’en a pas. »
Guy de Maupassant, La Guillette, Étretat, septembre 1887

Eugène Boudin, Femme en robe bleue sous une ombrelle, vers 1865, huile sur carton, 22,1 x 31,8 cm. Le Havre, musée d’art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn

C’est en Normandie, dans le pays de Caux, que se déroule ce petit roman, genre sérieux pour Maupassant et pour son maître Gustave Flaubert, après Une vie (1883), Bel-ami (1885) et Mont-Oriol (1887), façon pour lui de revenir vers la région de son enfance et vers la profondeur des attendus de ses premières années grâce au récit d’une période précise de la déliaison effective – et affective – de deux frères qui découle en l’espèce de leur relation avec leur mère.
Le thème du livre, sujet ancien de l’hypotextualité mythologique littéraire, est celui de la rivalité dans la fratrie, apparue dans la Bible à travers les relations de Caïn et Abel, d’Isaac et Ismaël, de Jacob et Ésaü, de Rachel et Léa, de Joseph et ses frères, d’Abimélec et ses frères, dans la mythologie grecque selon l’affrontement des fils d’Œdipe, dans la bataille pour la domination romaine avec le combat de Romulus et Rémus, tous constituants ataviques d’un tragique incestuel dans la ligne fondatrice et formatrice de la civilisation gréco-judéo-chrétienne.
Certaines techniques narratives du récit (monologue intérieur, style indirect libre, focalisation interne, description « naturaliste » des tableaux du quotidien, réalisme impressionniste) permettent d’entrer dans le vif du sujet, de ce que veut en faire l’auteur, et de ce que ce sujet devient dans l’histoire, malgré lui révélant l’inconscient des personnages.
Il y a toujours de la biographie, peu ou prou, dans nos fictions. On peut se laisser à penser, rapidement, que ce que l’écrivain a pu ressentir, à l’écoute de Laure de Maupassant, a laissé planer quelquefois le doute sur la paternité réelle de Guy, et que la question de la nature des liens fratriciels s’est posée sans doute dans un esprit sensibilisé, à l’idée que le cadet, Hervé, atteint de démence, finira interné[1].
Alors, même si le Christ commande qu’il faut aimer Dieu et son prochain[2], ceux qui nous ont été si proches ne sont pas toujours en mesure d’aimer l’autre, et l’amour, hautement re-commandé[3], n’est pas accessible à l’obscurité[4].
En effet, la compassion – et, d’ailleurs, le pardon – suppose une sorte de hauteur, laquelle provient entre autres de la conscience que notre vie est une seule et « unique matinée de printemps » (Jankélévitch).
Cependant, les rivalités, plus ou moins dicibles, proviennent en grande partie de la composante œdipienne de la parenté, inévitable, et pas seulement de ce que Freud a désigné comme roman familial selon lequel le sujet, dans une des périodes de son développement, s’imagine être le fruit de parents d’un rang supérieur ou d’une classe élevée[5], ni de l’idée connexe, fréquente dans l’œuvre de Maupassant, de l’enfant illégitime, enfant de la faute, ni de l’argent, dont on connaît en psychanalyse la puissance symbolique, en particulier sous les auspices ambivalents de l’héritage.
Ainsi, le Sujet, en la majesté de l’inconscient propre au récit, apparaît.

Nicolas Koreicho – Novembre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Pierre et Jean (Début du chapitre II)

« Dès qu’il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la principale rue du Havre, éclairée, animée, bruyante. L’air un peu frais des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la canne sous le bras, les mains derrière le dos.
    Il se sentait mal à l’aise, alourdi, mécontent comme lorsqu’on a reçu quelque fâcheuse nouvelle. Aucune pensée précise ne l’affligeait et il n’aurait su dire tout d’abord d’où lui venaient cette pesanteur de l’âme et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir où. ; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui gênent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et légère, quelque chose comme une graine de chagrin.
    Lorsqu’il arriva place du Théâtre, il se sentit attiré par les lumières du café Tortoni, et il s’en vint lentement vers la façade illuminée ; mais au moment d’entrer, il songea qu’il allait trouver là des amis, des connaissances, des gens avec qui il faudrait causer ; et une répugnance brusque l’envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue principale qui le conduisait vers le port.
    Il se demanda : « Où irais-je bien ? » cherchant un endroit qui lui plût, qui fût agréable à son état d’esprit. Il n’en trouvait pas, car il s’irritait d’être seul, et il n’aurait voulu rencontrer personne.
    En arrivant sur le grand quai, il hésita encore une fois, puis tourna vers la jetée ; il avait choisi la solitude.
Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, il s’assit, déjà las de marcher et dégoûté de sa promenade avant même de l’avoir faite.
    Il se demanda : « Qu’ai-je donc ce soir ? » Et il se mit à chercher dans son souvenir quelle contrariété avait pu l’atteindre, comme on interroge un malade pour trouver la cause de sa fièvre.
    Il avait l’esprit excitable et réfléchi en même temps, il s’emballait, puis raisonnait, approuvait ou blâmait ses élans ; mais chez lui la nature première demeurait en dernier lieu la plus forte, et l’homme sensitif dominait toujours l’homme intelligent.
    Donc il cherchait d’où lui venait cet énervement, ce besoin de mouvement sans avoir envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu’un pour n’être pas du même avis, et aussi ce dégoût pour les gens qu’il pourrait voir et pour les choses qu’ils pourraient lui dire.
    Et il se posa cette question : « Serait-ce l’héritage de Jean ? »
    Oui, c’était possible après tout. Quand le notaire avait annoncé cette nouvelle, il avait senti son cœur battre un peu plus fort. Certes, on n’est pas toujours maître de soi, et on subit des émotions spontanées et persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.
    Il se mit à réfléchir profondément à ce problème physiologique de l’impression produite par un fait sur l’être instinctif et créant en lui un courant d’idées et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires à celles que désire, qu’appelle, que juge bonnes et saines l’être pensant, devenu supérieur à lui-même par la culture de son intelligence.
    Il cherchait à concevoir l’état d’âme du fils qui hérite d’une grosse fortune, qui va goûter, grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis longtemps et interdites par l’avarice d’un père, aimé pourtant et regretté.
    Il se leva et se remit à marcher vers le bout de la jetée. Il se sentait mieux, content d’avoir compris, de s’être surpris lui-même, d’avoir dévoilé l’autre qui est en nous. »

Guy de Maupassant – Pierre et Jean, 1888

Texte original, précédé d’une préface de l’auteur « Le Roman » :
https://fr.wikisource.org/wiki/Pierre_et_Jean/Texte_entier


[1] Pontalis, Jean-Bertrand, Frère du précédent, Gallimard, 2006

[2] Matthieu 22.36-40

[3] 1 Corinthiens 13.4-7

[4] « Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon », François de la Rochefoucauld

[5] Cf. ici notre article Fantasmes originaires

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Termes de la passion

Nicolas Koreicho – Octobre 2022

« L’étroite voie de notre ciel propre passe toujours par la volupté de notre propre enfer. »
Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, 1882

Nymphe enlevée par un faune, Alexandre Cabanel, 1860, Palais des Beaux-Arts, Lille

Sommaire

  • Éléments d’étymologie et de syntaxe
  • Aspect sociétal
  • Aspect métapsychologique
  • Aspect subjectif
  • Psychanalyse et psychopathologie

Éléments d’étymologie et de syntaxe

Les apories des idéologies contemporaines invitent à penser que la passion représente la contradiction fondamentale, à l’issue des pulsions de vie et des pulsions de destruction.
En préambule, afin d’aborder justement un concept quelque peu subtil, quelques éléments d’étymologie et de syntaxe sont nécessaires, voire indispensables, puisque, d’une part, l’étymon correspond à une partie du mot (suffixe) qui lui-même correspond à notre socle épistémologique (psycho-pathologie) et que la syntaxe incluse dans le terme implique une sémantique générique déterminante sur le plan de sa connotation dans le double sème du ravissement.
En français, le mot est emprunté en 980 au latin passio, –onis, formé sur passum, supin du verbe pati « souffrir » (pâtir). Sa première occurrence en est « douleur morale » (Varron).
Dès le IIe siècle (Apulée), son sens se précise en « fait de subir, d’éprouver ». Il est employé pour « action de subir de l’extérieur » s’opposant ainsi à natura (nature). Ce n’est pas ce qui est mais ce qui advient.
Le substantif désigne spécifiquement la souffrance physique, la douleur, la maladie (IIIe siècle). Il est employé en latin chrétien pour désigner les souffrances du Christ (textes patristiques depuis Tertulien) et celles des martyrs (397, concile de Carthage), puis, par métonymie, le dimanche avant Pâques où est commémorée la crucifixion (VIIe siècle).
À partir de la fin du IIIe siècle, passio connaît un emploi au sens de « mouvement, affection, sentiment de l’âme » (Arnobe ; Saint Augustin), et au pluriel, avec une valeur légèrement péjorative : « les passions » (passiones peccatorum, du péché, passiones carnales, charnelles). Il traduit le grec pathos.
Le mot est passé en français avec le sens religieux du « supplice subi par un martyr » puis, avec la majuscule, « supplice subi par le Christ pour le rachat de l’humanité » (fin Xe). Là aussi, par métonymie, la Passion désigne le récit du supplice de Jésus dans les Évangiles, puis en art dramatique, en sermon (au XVIIe), puis en genre musical (période classique, spécialement Bach), puis fleur (passiflore) et fruit de la passion, puis en héraldique (clous, croix). Dès l’ancien français, passion est synonyme de souffrance physique puis retourne à l’acception antique d’« affection de l’âme », d’abord passion d’amor, « souffrance provoquée par l’amour », puis, à partir du XVIIe, vive affection que l’on a pour quelque chose. De là la passion devient la sensibilité qui se dégage d’une œuvre littéraire ou artistique et, par métonymie, un objet d’affection en parlant de l’objet en tant que personne.
Parallèlement le mot passion développe des acceptions philosophiques à partir de l’action de subir par opposition à action proprement dite.
L’adjectif passionnel s’est développé au XIXe en sociologie, avec Balzac, et avec les études criminologiques dans le syntagme crime passionnel.
Du point de vue de la syntaxe, passion a été, jusqu’au XIXe, le rôle du sujet qui reçoit l’action, le passif marquant la passion du sujet (accusatif), avec l’idée d’une durée de la souffrance ou d’une succession de souffrances : l' »action » de souffrir, le résultat de cette action, avec une idée de perdition, d’égarement, dans un curieux mélange d’existence intense et de disparition subie.

Aspect sociétal

L’opposition des violences délinquantes vides de toute passion et de l’intense symbolique des rituels sacrés de la mort de la Reine nous incite à différencier ce qui détruit de ce qui construit.
D’un côté le voile sombre du wokisme dont les conséquences sont, d’une part, la violence obscure des banlieues : plus de passion, en tant que cadre millénaire, plus d’amour ni de souffrance, on peut violer, on peut tuer et trafiquer de la mort, ce qui ne vaut pas moins que l’idée du bien et du mal, et, d’autre part, sa théorisation et la multiplication des transgressions dans les lieux de la res publica et les universités : on peut interdire écoles et amphis aux hétérosexuels et aux blancs, on peut arborer des tenues ouvertement discriminantes, en de nouveaux racismes et sexismes.
D’un autre côté le respect humble d’humains fascinés par l’ordonnancement somptueux de rituels qui ne peuvent être réalisés que dans l’art, l’œuvre, la tradition ou la magie. Ainsi, les sujets peuvent être à la fois emportés par une idée du divin et par le désir qu’ils en soient.
Du point de vue du rapport de la psychologie du sujet avec la psychologie des foules, le « Tu ne tueras point » du christianisme n’empêchât point les bûchers de l’inquisition, les « exaltantes et glorieuses » révolutions débouchèrent sur les terreurs les plus infames, « l’égalitarisme » marxiste produisit les grandes famines du XXe siècle, les laogais maoïstes et les goulags staliniens, la « religion de paix » de l’islamisme provoque encore aujourd’hui ségrégations et attentats.
En effet, nous rencontrons souvent dans les adhérences à ces explosions historiques les tenants du militantisme, du sectarisme ou du fanatisme sous de nombreuses occurrences.

Aspect métapsychologique

Du point de vue de la psychanalyse et de la psychopathologie fondamentale, nous pouvons commencer par tenter un rapprochement de la passion avec une sorte de folie – folie, en tant que terme de nosographie classique, n’existe plus -, la folie étant pendant tout le Moyen-Âge et jusqu’au XVIIIe considérée sous l’angle de la possession[1].
C’est d’ailleurs cette acception que l’on peut déduire des trois premières définitions régulières de la passion dans les dictionnaires avec la toute particulière quatrième à laquelle nous comprendrons un approfondissement spécial :
– État affectif et intellectuel assez puissant pour dominer la vie mentale.
– Amour intense
– Enthousiasme
– Supplice et chemin de croix de Jésus
Nous retrouvons l’idée d’une force externe qui s’empare de la personne et qui a pour vocation de s’enkyster ou de se transformer.
Aujourd’hui une 5ème définition est donnée :
– intérêt très vif pour quelque chose : « La passion des voitures ».
La passion concentre à elle seule une grande souffrance, les mystères de la Passion de la mort de Jésus, les récits, religieux, poétiques, théâtraux, peints, sculptés, musicaux de cet événement, de philosophiques oppositions intellection-sensibilité, passion-action, animalité-humanité, passion-volonté, de philosophiques traités sommés de donner un sens aux passions, de les catégoriser, de singuliers et inquiétants mouvements psychiques, trempés de folie, trempés de pulsion, « affection hystérique », « affection mélancolique et hypocondriaque[2] », des tendances affectives intenses, exclusives, impérieuses et risquées, des poussées puissantes et souveraines, des incendies amoureux ou mortels, des désirs irrépressibles, immarcescibles, ou encore de simples expressions d’inclinations diverses, pour divers objets, et aussi des passions charnelles, sexuelles, intellectuelles, artistiques, plus ou moins transformables.
Cependant, les explosions et les transformations psycho-affectives auxquelles conduisent les passions donnent à considérer La passion sous ses multiples formes, apparemment oxymoriques, tour à tour joyeuses ou tristes, pouvant en effet se résoudre dans ses conséquences les plus imprévisibles comme source infinie de souffrance mais aussi d’amour, de manque mais aussi d’élation, d’exaltation mais aussi de mélancolie, de crime mais aussi de sublimation.
Dès lors, la passion n’est-elle concevable que dans l’opposition ou, à tout le moins, dans la dualité ?
L’idée d’Esquirol contenue dans sa thèse est que la passion, qui appartient à la vie organique, vient troubler l’épigastre, lequel influe sur les nerfs et le cerveau. « L’influence sympathique du centre épigastrique sur les fonctions du cerveau » nous amène à considérer « pourquoi les passions sont si souvent cause de l’aliénation mentale ». Cette action par « sympathie » s’exerce du fait d’un « spasme des centres de la sensibilité ». Autrement dit, le cerveau n’est pas originellement touché.
Cette idée est d’une certaine manière le rejeton de la théorie antique platonicienne métaphorique des lieux des facultés humaines : l’âme de l’homme (et la raison : logistikon ou noûs) c’est la tête, les sentiments de l’homme (et les humeurs : thumos) c’est le cœur, les désirs de l’homme (et les affects : epithumia) c’est le foie.
Ainsi, l’idée d’une disjonction entre facultés mentales et mouvements affectifs (facultés morales à l’époque) se fait jour et vient préserver ce qui peut être maintenu d’un reste de raison. Pour Esquirol, si certains aliénés font montre de facultés intellectuelles, dans tous les cas les « facultés morales » (les affects) des aliénés sont altérées.

Aspect subjectif

Sujet affectif et sujet raisonnant sont séparés, et il ne tient qu’à son histoire – et à ce que le sujet fait de son histoire – de les relier ou de les délier.
Le lien entre la folie et la passion nous amène à considérer le double concept de liaison et déliaison. Sans doute parce que la folie fait basculer immanquablement du côté de la pulsion de mort et que, du côté de la pulsion de vie, c’est la passion qui tient le haut du pavé, en ce qu’elle peut se tourner vers la sublimation.
Ce questionnement peut-il nous faire nous interroger sur le lien qui existe entre la pulsion et la passion ? Entre névrose et psychose ? Entre Œdipe et Narcisse ? entre intra- et intersubjectivité ? Entre hypothalamus (désirs et émotions) et hypophyse (régulation endocrinienne[3]) ?
Habituellement, dans son acception commune, la passion a le sens d’un amour fou, qui en général commence bien et se termine mal, avec une vibration incessante marquée par l’impossibilité du lien stable et rassurant. C’est beau, c’est cruel, ça fait peur et ça fait envie. C’est profond et c’est puissant.
Dans l’ancienne nosographie, la folie a un sens religieux (avant la période classique), puisqu’elle est habitée par le mystère et le démoniaque et elle s’accole à la passion (comme pour Perceval et sa quête du Graal) dans la souffrance objective et l’élan explosif, à l’entrelacs de l’âme et du corps.
À la renaissance, la passion fait basculer dans la folie romantique, ou dans le fol héroïsme (Shakespeare ; Cervantès).
Parallèlement, les traités de philosophie s’en emparent, avec des fortunes diverses, après les développements féconds des philosophes de l’antiquité.
Dans un tout autre registre, les romans de gare et les sémantiques populaires s’en feront un relais schématique et univoque.

Psychanalyse et psychopathologie

S’appliquant à la passion, on peut sans doute s’interroger sur la pertinence du terme générique de « dessaisissement », même si ni ses formes ni ses conséquences ne sont décrites dans la littérature.
Nous préférons pour notre part introduire sa dimension paradoxale selon l’idée de liaison/déliaison dans un agencement propre qui dépasse d’évidence le libre-arbitre :
« Un homme comme moi ne peut vivre sans dada, sans une passion ardente, sans tyran pour parler comme Schiller. Ce tyran je l’ai trouvé et lui ai asservi corps et âme. Il s’appelle “Psychologie”. »  écrivait Freud. Comme Nietzsche, Freud était « passionné » par la vérité qu’apporte la connaissance, sans nulle obédience à des systèmes facilement clos.
En tous les cas, la passion peut apparaître de prime abord comme un concept antinomique.
Qu’elle soit mystique, artistique, scientifique, amoureuse ou psychotique, la passion est un pari : faut-il garder sa raison et perdre sa passion, ou bien perdre la raison et s’adonner à sa passion ? Peut-on raison garder et passionné demeurer ?
Ces questions ne sont pas pour rien. Elles sont dans le pathos de « psychopathologie » puisque toute notre discipline est de passion. Et de raison.
Parmi d’autres questions pouvant se rapporter aux formes de la passion et qui sont d’importance, nous pouvons citer : l’objet perdu, le désir, la perte, l’absence ; la rencontre, le plaisir, la retrouvaille, la présence.
Parmi les conséquences qui découlent de ces formes, existe naturellement la possibilité de comprendre et de conjuguer, en travail de liaison avec les faits de l’esprit, de l’âme et du corps, les deux types de questions.
Freud, dans les occurrences, rares, de la thématique passionnelle dans son œuvre, a esquissé ce qui s’apparente de proche en proche à notre concept, souvent selon des acceptions duelles : amour/haine ; sexualité/amour ; activité/passivité ; sadisme/masochisme ; voyeurisme/exhibitionnisme ; détresse/passion amoureuse ; affect/affectif ; libido du Moi/libido d’objet ; désir/passion ; transfert/contre-transfert : positif/négatif ; ambivalence.
Dans son Introduction au narcissisme, il présente ce qui confine aux termes de la passion comme réagencement narcissique : la demande du passionné pourrait être d’aimer – et d’être aimé – à la hauteur du fantasme du paradis perdu, c’est-à-dire d’aimer et d’être aimé pleinement, inconditionnellement, à l’image des amours premiers qui ont constitué le narcissisme du sujet en devenir de la part de la mère nourricière et du père protecteur, lors d’un narcissisme enlevé et réattribué, à l’instar du feu prométhéen, s’il se produit « comme un dessaisissement de la personnalité propre au profit de l’objet[4] ». Ceci posé, gageons que la passion offre la possibilité, en se rappelant Granoff[5], de se trouver de nouveau sujet, « ténor ou prima donna », apprivoisant soi-même et l’autre, et, n’en déplaise aux thuriféraires de l’absolutisme des facultés, dans un enthousiasme de raison.

Nicolas Koreicho – Octobre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] C’est l’époque du « diabolisme », qui se manifeste par la « possession ». C’est un mauvais esprit qui s’est emparé de l’esprit du « fou » et dont il faut, à l’instar d’un exorcisme, le débarrasser, quitte à se débarrasser du fou lui-même. Ceci annonce déjà Esquirol, Pinel, les aliénistes (alien : « un autre est en toi ! »), lesquels s’attaquent aux textes et aux faits des apôtres, des mystiques, des saints en parlant d’ « hallucinations morbides ». Cela représente un thème qui mérite à lui tout seul de profondes remises en question plus que ne le fait cette conjonction évidemment par trop raccourcie proposée par les premiers psychopathologues.

[2] Philippe Pinel et Jean-Étienne Esquirol, son collaborateur, localisaient la passion au niveau de l’épigastre : « Les passions appartiennent à la vie organique : leurs impressions se font sentir dans la région épigastrique ; que ce soit primitivement ou secondairement, elles ont là leur foyer. » (Thèse d’Esquirol – 1805)

[3] L’hypothalamus est le régulateur des fonctions vitales et la plaque tournante du désir et des émotions. Il ajuste le corps aux variations de l’environnement. Il concerne la peur, la colère, la motivation. Il est responsable de la stimulation de l’activité neurovégétative sympathique (tachycardie, hypertension), de la régulation des sécrétions de l’hypophyse. Il concerne la thermorégulation, la prise alimentaire (soif, faim), la reproduction (sexualité, ovulation), la lactation, les émotions (réponses aux agressions et aux désirs), les variations liées à l’alternance du jour et de la nuit (cycles veille-sommeil), la croissance, la réabsorption de l’eau au niveau du rein.
Le plaisir augmente la production par l’hypothalamus d’ocytocine en direction de l’amygdale, réduisant l’anxiété.
Le stress libère de la corticolibérine et de la vasopressine qui elles-mêmes libèrent une hormone (ACTH : adréno-corticotrope). L’ACTH déclenche alors au niveau des glandes surrénales la libération de cortisol qui peut saturer l’hippocampe qui ne jouera plus son rôle de régulateur et verra ainsi se déclencher des phénomènes dépressifs et des attaques somatiques (reins, cerveau, cœur). C’est aussi régulièrement le lieu de naissance de la crise migraineuse.
L’hypophyse régule la production d’un grand nombre d’hormones stimulant les glandes endocrines périphériques, dont les surrénales qui produisent les glucocorticoïdes et l’adrénaline.
Site de l’IFP : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/articles/epistemologie/neuropsychologie/

[4] Sigmund Freud, Introduction au narcissisme, 1914

[5] Wladimir Granoff, Filiations. L’avenir du complexe d’Œdipe, 1975

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

La Bête

Nicolas Koreicho – Août 2022

« À tous, petits et grands, riches et pauvres, hommes libres et esclaves, elle impose une marque sur la main droite ou sur le front. Et nul ne pourra acheter ou vendre, s’il ne porte la marque, le nom de la Bête ou le chiffre de son nom. C’est le moment d’avoir du discernement : celui qui a de l’intelligence, qu’il interprète le chiffre de la Bête, car c’est un chiffre d’homme : et son chiffre est six cent soixante-six. »[1]
Livre de l’apocalypse, chap. 13, versets 16-18

Kimon Berlin, La Bête de la Mer (Tapisserie de l’Apocalypse, XIVe siècle), Château d’Angers

Sommaire :

  • Préambule
  • Des textes aux peuples
  • De l’histoire aux récits
  • La bête du Gévandan
  • La bête

Préambule

Entre la Bête de la Bible, d’origine apocalyptique et la bête de sexe, d’ascendance évidemment pulsionnelle, une bête, absolument singulière, participant à la difficulté d’établir une limite entre l’homme et l’animal, a hanté l’histoire de l’Europe pendant de multiples décennies. Nous tenterons de comprendre la place, symbolique et intrapsychique, de cette créature singulière, étrangement inquiétante, et qui, à l’instar des autres bêtes dont nous allons parler, a eu un retentissement qui, après la Bête du testament, n’en finit pas de résonner. Au-delà de la marque historique que peut produire un événement à vocation mythique, les conséquences de ces faits hors limites ouvrent sur des domaines qui concernent les profondeurs les plus archaïques de l’inconscient.

Nous avions vu avec les convulsionnaires comment un épisode à la fois historique et mystique, érotique et thanatique a pu répandre une forme de fascination[2], à partir d’une organisation perverse ritualisée dans laquelle une multitude va s’étonner et une minorité se retrouver, et nous interroger, et ce jusqu’à nos jours (cf. la Famille, communauté endogamique de l’Est parisien), et procéder à une déflagration politique susceptible d’inquiéter les autorités royales, religieuses, politiques de France.
Avec la bête du Gévaudan, exemplaire en ceci que le refoulé occupe toute la place dans notre histoire, qui prend manifestement la suite du lycanthrope, ce fameux loup-garou qui questionne depuis des siècles et qui voit se croiser de multiples champs d’investigation, théologie, anthropologie, criminologie, médecine, occultisme, zoologie, nous nous trouvons confrontés aux mêmes interrogations. Bien que les attaques de loups, les psychopathologies, les troubles psychiatriques et la consommation de drogues expliquent en partie les fictions concernant la lycanthropie, les éléments issus de l’inconscient personnel et de la psychologie collective posent les mêmes problèmes que ceux que nous évoquons, en particulier pulsionnels et transformationnels.
Les pouvoirs, et la possibilité pour l’homme de comprendre quelque chose à ses grandes tendances, ont également été ébranlés, car plaçant les actants de l’époque à une limite problématique de l’humain et de l’animal, dans un croisement pour le moins perturbant, en cela qu’il représente le choc d’une pulsion de vie animale conjuguée avec une pulsion de destructivité humaine.
L’impact dans les imaginaires de cet animal, un canidé de Lozère, issu de la région de France des monts de la Margeride, tient aux différentes analyses et prises en compte de la question fondamentale de la nature des pulsions et de leur intrication.
La singularité et le retentissement dans les esprits de la bête du Gévaudan, provient tout d’abord, dans son apparition manifeste, à sa filiation religieuse et superstitieuse en référence, selon les époques des commentateurs, aux figures de Satan lequel, par l’intermédiaire de différents systèmes politiques et économiques, est censé imposer sa domination, mais aussi, paradoxalement, aux figures de Dieu qui, par le truchement de ses représentants sur terre, est censé soumettre la population.
Au-delà de l’acception morale et psychologique collective du « dieu du mal » et du « dieu du bien », le questionnement pertinent en psychanalyse est celui de la dimension, en chacun, de l’intrication des pulsions de vie et des pulsions de mort.
De cette représentation d’obédience spiritualiste, la référence à son architectonique latente va s’imposer dans la littérature, la bête s’orientant vers une dimension érotique et mortifère (cf. par exemple sa place dans Les chants de Maldoror de Lautréamont[3], L’Anglais décrit dans le château fermé de Mandiargues[4]) jusqu’à La Bête de Borowczyk[5] (d’après Lokis de Mérimée[6]), en des récits qui se résolvent dans une pornographie suggérée ou explosive, poétisée, métaphorique, délirante parfois, et qui illustrent la question des limites, humaines, animales, criminelles, sexuelles.
La bête pourra selon les croyances représenter sur le plan socio-historique la dimension économique et politique de l’oppression, cependant que la dimension latente des événements historiques ou des récits de fiction oriente plutôt l’interprétation vers un plan symbolique, voir mythique et, en tant qu’elle concerne le sujet nécessairement en proie à l’oxymore pulsionnel, intrapsychique.

« Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réellement distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue commune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singulièrement étriquée des choses. Cette fin d’une harmonie primitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants. »

Pour lire la suite…

Claude Lévi-Strauss, La leçon de sagesse des vaches folles
Le Chiffre de la bête. Hennequin de Bruges (Jan Bondol en flamand),Tenture de l’Apocalypse, Château d’Angers.

Des textes aux peuples

La Bête de l’Apocalypse, (τὸ Θηρίον (tò thēríon) en grec ancien) est une figure de l’eschatologie chrétienne qui apparaît dans le chapitre 13 de l’Apocalypse de Jean, en écho à la vision des quatre bêtes du Livre de Daniel. L’auteur de l’Apocalypse, qui écrit sous le règne de l’empereur Domitien, décrit successivement deux bêtes affidées à Satan, lesquelles symbolisaient outre leur origine satanique une signification manifeste de l’oppression de l’ancien pouvoir romain idolâtre.
Si l’on se réfère à la dimension religieuse de la Bête, l’auteur de l’Apocalypse de Jean décrit, au chapitre 13, successivement les deux bêtes : l’une provenant de la mer, à laquelle Satan, partiellement vaincu par l’archange Michel, a délégué son pouvoir, l’autre provenant de la terre pour appuyer la puissance de la bête de mer, à laquelle la bête de la terre obéit. Au passage, les deux bêtes font écho à l’alliance des créatures maritime et terrestre Léviathan et Béhémot de la tradition judaïque ancienne.
Des exégètes, sociologistes avant l’heure, ont vu dans la Bête de l’Apocalypse, qui s’opposait à Dieu, le symbole de tout pouvoir, singulièrement satanique, que la psychanalyse, elle, rapprocherait plutôt de la puissance du pulsionnel, entre autres érotique et thanatique. Par ailleurs cette idée de Dieu, la psychanalyse peut de la même manière l’apparenter au Surmoi, dans une acception non seulement participant classiquement du père, mais régulatrice, éducative et suggérant la possibilité d’apprivoiser castration et ambivalence ainsi qu’il en est d’une large part de la fonction paternelle.
Les porte-parole de Dieu, à travers le monde, à travers les siècles, en intégrant les pulsions fondamentales dans les récits testamentaires, canaliseraient donc les poussées individuelles – de vie, de mort –, et seraient censés de cette manière éviter les excès développés par les peuples en voulant détenir le pouvoir et en leur déniant, par l’imposition d’une doxa mythifiée, la possibilité d’une application littérale de la dimension bestiale de l’humain, en particulier lorsque constitué en foule[7].
Par suite, les dirigeants des peuples, en imposant les grands totalitarismes dans des mouvements révolutionnaires violents, nazisme, stalinisme, maoïsme, islamisme, toutes idéologies promettant une sorte d’atténuation de la nature subjective immédiatement agissante – pulsionnelle, donc – de l’homme, puisque ne correspondant pas à l’idée des gens de pouvoir de la morale politique, mais susceptibles d’autoriser par réaction tous les possibles, voire toutes les perversions, de manière destructrice et finalement, par autoritarisme solipsiste, vouent ces peuples à l’étouffement.
En effet dans l’histoire, cette sorte de régulation obligée se résout généralement dans un recommencement (une révolution) des abus qu’elle était censée combattre, mais de manière régulée, organisée, systématisée, dont les fins sont destinées d’abord à la disparition d’un aspect « rebelle » de la volonté du peuple, puis à sa disparition en tant que peuple.
Ainsi, les premières communautés chrétiennes rencontrent des périodes de persécution infligées par les autorités romaines qui vont s’intensifier à partir du IVe siècle et la bête de la mer sera reliée à l’un ou l’autre empereur romain (cf. l’Œcumenius à sept têtes, du nombre des empereurs).
Le supposé danger incarné par les représentants de Dieu et, subséquemment, par les représentants des peuples, est interprété par Martin Luther qui revendique la crainte que doit inspirer les tenants du pouvoir en assimilant la papauté à différentes figures de l’apocalypse de Jean, considérant le pape comme « Bête de l’abîme ».
D’ailleurs, sur les illustrations que Lucas Chranach l’Ancien fait de la version du Nouveau Testament donnée par le réformateur (Bible de Luther[8]), l’artiste représente la Bête de l’Apocalypse couronnée d’une triple tiare pontificale.
Au XXe siècle, à partir de la fin des années trente, nombre de théologiens et de philosophes chrétiens rapprochent l’évolution du mal à la Bête de l’Apocalypse ; l’Allemagne nationale-socialiste et son Führer y sont clairement représentés et le philosophe Jacques Maritain développe que nazisme et stalinisme sont la double révélation du « vrai visage » de la Bête ainsi que, de façon certes plus consensuelle, les démocraties et théocraties révolutionnaires.
Dès lors, « la bête immonde » demeure le syntagme utilisé par les européens pour qualifier le fascisme, comme dans les anciens satellites à l’Est de l’URSS pour qualifier le communisme, comme en Occident pour les survivants des camps de concentration lorsqu’ils ont appris l’attentat des tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 pour qualifier l’islamisme : « Elle est revenue ».

De l’histoire aux récits

Miszka su Lokiu, Abu du tokiu (Michka et la bête, tous deux sont les mêmes)
Proverbe lituanien

Lokis est le récit de voyage du professeur Kurt Wittembach qui se remémore des événements étranges dont il fut témoin lors d’un séjour en Lituanie. Des études sur les récits traditionnels baltes l’avaient conduit dans le château du comte Szémiot, dont la bibliothèque recélait d’étranges manuscrits relatant des histoires archaïques dont il ne distinguait pas la part légendaire de la réalité. Mais le comte Szémiot (Michel Szémiot : Michka) le fascinait et, peu à peu, le distrayait des livres qu’il était venu étudier. En effet, le comte se distinguait d’abord par sa taille exceptionnelle mais aussi par les habitudes qu’il avait de s’enfoncer dans la forêt, à l’occasion de longues promenades d’ailleurs jamais consacrées à une quelconque chasse et dont le but restait mystérieux. La découverte des origines de l’hôte du chercheur relate l’ascendance du comte dont la mère devint folle ayant, plusieurs mois avant sa naissance, été agressée et vraisemblablement violée par un ours.
Les noces du comte avec une aristocrate polonaise se terminent de manière particulièrement violente. En effet, au terme de la première nuit commune, la nouvelle épouse est retrouvée horriblement blessée par une mâchoire animale, tandis que le comte Szémiot a disparu.

« Le grand vent sort de ta tête et tu entends de nouveau la musique céleste. Tu éprouves de la pitié et de l’amour et de la tendresse pour ce pauvre animal qui se lamente, gronde et rit et soupire derrière toi comme un personnage sorti tout droit de l’éther. Qui est-ce donc ? Personne d’autre que toi. »

Brion Gysin, Les Flûtes de Pan
La Bête, Walerian Borowczyk

Dans La Bête de Walerian Borowczyk, une adaptation libre de la nouvelle Lokis de Prosper Mérimée, le film relate les fiançailles dans un château de France du petit neveu du chatelain, Mathurin, qui regarde un étalon couvrir une jument. Deux américaines, la mère et la fille, Virginia et Lucy Broadhurst, arrivent pour la cérémonie à l’occasion de laquelle Mathurin doit prendre pour fiancée Lucy. Cependant, le seigneur du château connaît des informations mystérieuses susceptibles d’empêcher la cérémonie. Le neveu de ce seigneur, père de Mathurin, enferme alors le seigneur dans sa bibliothèque, et participe à la préparation de son fils pour les fiançailles. Cependant Lucy fait des rêves érotico-pornographiques après la lecture d’un livre sur une malédiction ancienne, qui poursuit la famille, parce qu’une des femmes du château, il y a deux cents ans, a copulé avec une bête monstrueuse.

La bête du Gévaudan

S’agissait-il d’un homme, d’un loup, d’un chien, sauvage, dressé, de plusieurs loups, de plusieurs chiens, d’un croisement entre une espèce sauvage et une espèce domestiquée ?
La bête du Gévaudan est le surnom attribué à un ou plusieurs canidés à l’origine d’une série d’attaques contre des humains, survenues entre le 30 juin 1764 et le 19 juin 1767. Ces attaques, le plus souvent mortelles – entre 88 et 124 victimes recensées selon les sources – eurent lieu surtout dans le nord de l’ancien pays du Gévaudan (Lozère) et aux alentours, région d’élevage.
La bête est dure et suscita quelques rebondissements dans la destinée du mythe :
Beaucoup de canidés, à l’occasion de battues enragées, furent tués, dont un grand loup, abattu par un porte-arquebuse, empaillé et présenté au roi, puis un autre animal, croisement entre un loup et un chien fut tué. Peu de temps après, les attaques mortelles cessèrent.
Une des hypothèses retenues, hormis celles qui incriminent les loups, a été développée dans un essai du gynécologue Paul Puech, en 1910, confortée ensuite par les thèses des romans mineurs ultérieurs d’Abel Chevalley, en 1936, et de Henri Pourrat, en 1946, lesquels évoquent les attaques comme de possibles meurtres issus de la perversion sadique d’un ou de plusieurs tueurs en série.
Dans ces cas-là, le psychanalyste est ici encore en présence d’une indistinction historique entre l’homme et l’animal pour ce qui est du devenir agi de ses pulsions vitales et/ou perverses et mortifères, l’incertitude présentant la plupart du temps, en arrière-plan, des épisodes de religiosité conflictuelle entre Dieu et Diable.
Ce qui fait que, dans ce qui demeure longtemps après de la bête du Gévaudan, la question du réel bio-physique se pose encore de nos jours, c’est la persistance d’éléments de criminalistique inexpliqués : décapitations, vêtements éparpillés, mises en scène de cadavres rhabillés de manière incongrue. Ces élément criminels ont fait émettre une petite dizaine d’hypothèses orientant vers une alliance – dressage, soumission, scénographie – de l’homme et de l’animal faisant ainsi se croiser l’incertitude de liaison entre les pulsions sadique, alimentaire, affabulante.
Quoi qu’il en fût, la bête du Gévaudan a probablement été ce que l’on appelait autrefois un chien de guerre. Pour le journaliste Jean-Claude Bourret, « la bête est certainement un croisement entre un chien de combat descendant des légions romaines et un loup. » Un hybride de chien et de loup, un mâtin, chien de combat protégé par une cuirasse en cuir de sanglier, issu d’élevages clandestins d’animaux descendant des chiens de guerre des légions romaines.
Une sculpture en résine et polyuréthane de la bête du Gévaudan, d’après les mesures exactes du rapport d’autopsie de juin 1767, a été présentée à Paris en 2016.

Bête du Gévaudan – Estampe coloriée, BnF, recueil Magné de Marolles, vers 1765

La bête

Ce que nous pouvons résumer à ce point de notre développement, c’est, d’une part, la persistance de liens d’opposition, de familiarité, de concurrence, d’ambivalence plus certainement, entre bête et homme, Dieu et Diable, religion et sexualité ainsi que, d’autre part, la fascination des humains, des auteurs, des artistes pour ce qui semble être une oscillation des limites de la conjonction pulsionnelle animale et humaine, l’ensemble, tour à tour monstrueux – agi/pervers – ou apprivoisé – transformé/sublimé – se déclinant au cours des siècles, en continuo de figures obligées, domptées lorsque les tableaux prennent leur place au cœur de récits, bibliques, littéraires, cinématographiques.
En effet, une partie de ces liens d’ambivalence adopte le tour d’un risque de décharges perverses non élaborées en récit et basculant vers le plaisir cathartique et/ou la mort de la relation ou des personnes.

Une nouvelle difficulté se pose étant considéré que renoncer à la relation physique peut aussi entraîner vers le deuil impossible, par-delà le renoncement à la stricte possession de l’autre.
C’est ce que semble postuler André Green dans son essai L’Aventure négative[9], et, pour ce qui nous occupe, dans le chapitre sur La Bête dans la jungle[10], en démontrant la possibilité de « l’inversion du désir en non-désir », l’auteur plaçant, par le biais de la transformation du narcissisme de vie en narcissisme de mort, l’assouvissement en équivalence à l’abstinence de la satisfaction, ressentie comme hors limite si se trouvant dans un contexte non maîtrisé, autrement dit sous la forme d’une énonciation sans énoncé limitatif, sans texte, sans récit, enfermée dans l’indicible et, par là-même, dans l’irrésolu.
À l’inverse, dès lors que cette forme de tragédie est transformée, ou que sa signification métaphorique est lue, de manière textuelle ou transtextuelle, est analysée en discours, la sublimation fait son œuvre, comme à la fois son œuvre de rédemption, pourrait-on dire.
Ainsi en est-il dans le court roman de Henry James, qui relate l’histoire d’une femme tentant de ramener à la vie un homme qui s’est abstrait de la charnelle condition pour le/se sauver. Il s’agirait pour André Green d’une « tragédie de la chair », de « l’histoire de leur attente et de leur relation en miroir. Finalement, May mourra d’avoir rencontré en Marcher le diable sous la figure d’un ange et lui, sur sa tombe, sera terrassé par la Bête, figure de sa violence pulsionnelle.[11] »
La bête, dans le récit, comme ailleurs les figures mythiques esquissées précédemment, bien différente de l’animal, en ce qu’elle est invention de l’homme qui, à ce titre, est la vraie et réelle bête, représente à l’avenant une métaphore de la mort de soi, de son humain, comme à l’ultime de la pulsion de vie poussée à son paroxysme, et de la part prise par les pulsions lorsqu’englouties avant même d’avoir vu le jour elles demeurent incomprises ou inaccomplies.

À l’inverse, la polysémique ambivalence, susceptible de produire fantasmes et transformations – dépassements -, « cause et objet du désir en liaison avec les idéaux et les sublimations » (oscillation métaphoro-métonymique selon Guy Rosolato) inhérente à la trinité freudienne Ça-Moi-Surmoi, lorsqu’elle est prise en charge comme un travail à part entière, peut ouvrir sur la bête comme exigence instinctuelle – animale – de « l’homme réconcilié avec l’instant par l’intuition et par le courage[12] », ainsi que le proposait Jankélévitch, ce qui est une façon, qui en vaut une autre, de considérer la pulsion comme apte à être bien tempérée.

Nicolas Koreicho – Août 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] C’est nous qui soulignons.
Pour la symbolique des chiffres, le « 7 » est le chiffre de la perfection, union du « 4 » (chiffre du monde créé) avec le « 3 » (chiffre de la Trinité), le « 7 » est également le chiffre de la Création puisque dans la Bible le monde fut créé en sept jours. Et si le « 8 » est le chiffre du monde transfiguré, accompli, le « 6 » est celui du manque, de l’inachevé, du mystère.

[2] Selon nombre de théologies, la curiosité est un péché capital. Pourquoi ?

[3] Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1869

[4] André Pieyre de Mandiargues, dit Pierre Morion, L’Anglais décrit dans le château fermé, 1993

[5] Walerian Borowczyk, La Bête, film français, 1975

[6] Prosper Mérimée, Lokis, 1869

[7] Cf. Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du Moi, 1921

[8] Martin Luther, traduction du Nouveau Testament, 1522

[9] André Green, L’Aventure négative. Lecture psychanalytique d’Henry James, 2009

[10] Henry James, The Beast in the jungle, 1903

[11] Ibid. La Bête dans la jungle

[12] L’angoisse. Extrait de cours à la Sorbonne, Avril 1953

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Bessy, la chienne et Céline. L’Humain.

Bessy, la chienne et Céline. L’Humain.
Préface Nicolas Koreicho

Bessy et Céline

Quoi de plus humain, si un sens profond pouvait être donné à cet adjectif, que l’affect qui relie ces deux-là, la bête et l’écrivain.
Une âme sauvage, pulsionnelle par métonymie de l’enargeia (qualité de l’évidence sensible chez les anciens) et débordant de vie et d’un Ça, entièrement tournée vers l’anima – une âme et un souffle – innocente de pur courage, cependant douée d’amour pour ce qu’on aurait du mal à appeler un maître, sensible et blessé, tout comme l’animal, tant le lien entre la chienne et l’écrivain participe de ce qui pourrait être souhaité d’un lien familial, peut-être filial, c’est-à-dire l’inconditionnalité.
Céline, lui, échaudé et, conjointement, échafaudé par les épreuves, par les humains, est si proche des animaux en ceci qu’il est tout sensibilité, instinct, et définitif dans ses sympathies et dans ses antipathies, dans le sens du danger et de la survie. Comme les animaux. Il témoigne d’une empathie véritable, c’est-à-dire instinctive, et assumée (« responsable ») pour les gens, vis-à-vis desquelles il peut faire montre de haine et de lâcheté, les choses et les bêtes, qui ont elles d’emblée le courage en plus. A contrario, il exècre les meutes, le collectif, à l’inverse des sujets, pensants et agissants, qu’il jauge avec discernement, si possible avec distinction y compris dans la cruauté.
On pourrait dire, si le terme n’était pas si usé, que la chienne, et l’homme, étaient des exemples de résilience. L’une de la solitude du Danemark, de la sauvagerie des contrées où il faut de la densité aux hommes pour ne pas finir sauvages, l’autre de la sauvagerie de la guerre, des hommes, des corps, des sentiments, où il faut de l’étoffe pour ne pas terminer servile et soumis.
Lui, l’écrivain, très droit, cynique au sens ancien, ne reprochait rien à celle qui venait de la souffrance, qui en était pétrie, et qui ne voyait pas dans sa douleur, infligée par les hommes, tout le mal moral qu’il pouvait y en avoir, jamais il ne lui fit de reproche, jamais il ne lui fit peur. Il était uni avec Elle jusque dans la mort, qu’il a aidé la chienne à accueillir, se sachant aimée. L’amour et la mort. Les deux pulsions intriquées jusqu’au bout et concrètement en d’aucuns.
D’ailleurs, à l’article de la mort, la chienne, à l’instar des personnes en d’autres circonstances, qui sont façonnées ou harnachées par leurs traumatismes, tourne le museau, les yeux, l’instinct, vers son pays de souffrance de tout son temps passé, comme si elle fermait les yeux une dernière fois sur ce qui avait bien pu se passer dans sa pauvre vie sauvée par l’écrivain, et qu’elle pardonnait, christique, à la ville et au monde.
Nicolas Koreicho – Juin 2022

« La tête est une espèce d’usine qui marche pas très bien comme on veut… pensez ! deux mille milliards de neurones absolument en plein mystère… vous voilà frais ! neurones livrés à eux-mêmes ! le moindre accès, votre crâne vous bat la campagne, vous rattrapez plus une idée !… vous avez honte… moi là comme je suis, sur le flanc, je voudrais vous parler encore… tableaux, blasons, coulisses, tentures !… mais je ne sais plus… je retrouve plus ! la tête me tourne… oh ! mais attendez !… je vous retrouverai !… vous et mon Château… et ma tête !… plus tard… plus tard… je me souviens d’un mot !… j’ai dit !… le sens animal ! de Bébert !… je retrouve le fil !… Bébert notre chat… ah ! m’y revoici !… que Bébert était comme chez lui dans l’immense Château du haut des tourelles aux caves… ils se rencontraient Lili lui d’un couloir l’autre… ils se parlaient pas… ils avaient l’air s’être jamais vus… chacun pour soi ! les ondes animales sont de sorte, un quart de milli à côté, vous êtes plus vous… vous existez plus… un autre monde !… le même mystère avec Bessy, ma chienne, plus tard, dans les bois au Danemark… elle foutait le camp… je l’appelais… vas-y !… elle entendait pas !… elle était en fugue… et c’est tout !… elle passait nous frôlait tout contre… dix fois !… vingt fois !… une flèche !… et à la charge autour des arbres !… si vite que vous lui voyiez plus les pattes ! bolide ! ce qu’elle pouvait de vitesse !… je pouvais l’appeler ! j’existais plus !… pourtant une chienne que j’adorais… et elle aussi… je crois qu’elle m’aimait… mais sa vie animale d’abord ! pendant deux… trois heures… je comptais plus… elle était en fugue, en furie dans le monde animal, à travers futaies, prairies, lapins, biches, canards… elle me revenait les pattes en sang, affectueuse… elle est morte ici à Meudon, Bessy, elle est enterrée là, tout contre, dans le jardin. Je vois le tertre… elle a bien souffert pour mourir… je crois, d’un cancer… elle a voulu mourir que là, dehors… je lui tenais la tête… je l’ai embrassée jusqu’au bout… c’était vraiment la bête splendide… une joie de la regarder… une joie à vibrer… comme elle était belle !… pas un défaut… pelage, carrure, aplomb… oh, rien n’approche dans les Concours !… c’est un fait, je pense toujours à elle, même là dans la fièvre… d’abord je peux me détacher de rien, ni d’un souvenir, ni d’une personne, à plus forte raison d’une chienne… je suis doué fidèle… fidèle, responsable… responsable de tout !… une vraie maladie… anti-jeanfoutre… le monde vous régale !… les animaux sont innocents, même les fugueurs comme Bessy… on les abat dans les meutes… je peux dire que je l’ai bien aimée, avec ses folles escapades, je l’aurais pas donnée pour tout l’or du monde… pas plus que Bébert, pourtant le pire hargneux greffe déchireur, un tigre !… mais bien affectueux, ses moments… et terriblement attaché ! j’ai vu à travers l’Allemagne… fidélité de fauve… À Meudon, Bessy, je le voyais, regrettait le Danemark… rien à fuguer à Meudon !… pas une biche !… peut-être un lapin ?… peut-être !… je l’ai emmenée dans le bois de Saint-Cloud… qu’elle poulope un peu… elle a reniflé… zigzagué… elle est revenue presque tout de suite… deux minutes… rien à pister dans le bois de Saint-Cloud !… elle a continué la promenade avec nous, mais toute triste… c’était la chienne très robuste !… on l’avait eue très malheureuse, là-haut… vraiment la vie très atroce… des froids -25°… et sans niche !… pas pendant des jours… des mois !… des années !… la Baltique prise… Tout d’un coup, avec nous, très bien !… on lui passait tout !… elle mangeait comme nous !… elle foutait le camp… elle revenait… jamais un reproche… pour ainsi dire dans nos assiettes elle mangeait… plus le monde nous a fait de misères plus il a fallu qu’on la gâte… elle a été !… mais elle a souffert pour mourir… je voulais pas du tout la piquer… lui faire même un petit peu de morphine… elle aurait eu peur de la seringue… je lui avais jamais fait peur… je l’ai eue, au plus mal, bien quinze jours… oh, elle se plaignait pas, mais je voyais… elle avait plus de force… elle couchait à côté de mon lit… un moment, le matin, elle a voulu aller dehors… je voulais l’allonger sur la paille… juste après l’aube… elle voulait pas comme je l’allongeais… elle a pas voulu… elle voulait être un autre endroit… du côté le plus froid de la maison et sur les cailloux… elle s’est allongée joliment… elle a commencé à râler… c’était la fin… on me l’avait dit, je le croyais pas… mais c’était vrai, elle était dans le sens du souvenir, d’où elle était venue, du Nord, du Danemark, le museau au nord, tourné nord… la chienne bien fidèle d’une façon, fidèle au bois où elle fuguait, Korsør, là-haut… fidèle aussi à la vie atroce… les bois de Meudon lui disaient rien… elle est morte sur deux… trois petits râles… oh, très discrets… sans du tout se plaindre… ainsi dire… et en position vraiment très belle, comme en plein élan, en fugue… mais sur le côté, abattue, finie… le nez vers ses forêts à fugue, là-haut d’où elle venait, où elle avait souffert… Dieu sait !… Oh, j’ai vu bien des agonies… ici… là… partout… mais de loin pas des si belles, discrètes… fidèles… ce qui nuit dans l’agonie des hommes c’est le tralala… l’homme est toujours quand même en scène… le plus simple…».

Louis-Ferdinand Céline, D’un château l’autre, Éditions Gallimard, 1957

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Pulsion scopique et cinéma

Nicolas Koreicho – Mai 2022

« Je ne respecte aucune règle. Je suis le courant »
Sharon Stone dans Basic Instinct de Paul Verhoeven, 1992

Basic instinct

Malcom MacDowell – Orange mécanique (A clockwork orange) de Stanley Kubrick, 1971

Suivre ou être le courant[1] ? C’est alors que Sharon Stone décroise et recroise les jambes devant cinq hommes médusés qui n’en croient pas leurs yeux de la voir nue, provocante et inaccessible.

Cependant, et même s’il est ici question de rébellion, de sexe, de sadomasochisme, de drogue, d’exhibition, de voyeurisme, de transgression, de meurtre, la belle assume tout ceci dans une précision clinique remarquable du discours narratif, lequel pourrait être, hors le présupposé fictionnel et sulfureux du personnage, celui du psychanalyste – si tant est que celui-ci serait sommé de répondre aux injonctions de la société, de la morale, de l’autre, à l’occasion d’une contrainte qui n’existe pas en thérapie, et qui évidemment serait annihilante –, lequel incarne la position de celui qui est supposé comprendre les dessous des cartes et des personnes et qui doit pour mener à bien sa mission adopter la posture du funambule-spéléologue, en risquant l’interprétation, qui peut en dire et qui à la fois est enclin à sauvegarder.

Regard à interpréter

La tradition du visuel comme possibilité de transformation d’univers infini en résolution contenante est ancienne : il s’agit de conférer un objet à l’angoisse, de la transformer en peur, excitante et effrayante, par l’intermédiaire de la confrontation, au plus profond de l’existence et de l’ambivalence, à l’origine duquel se trouvent nos pulsions les plus puissantes et, concomitamment, nos défenses les plus archaïques.

Les contes pour enfants en sont l’illustration lointaine, les films d’horreur pour adolescents déplacent là aussi craintes et excitations ambivalentes, les thrillers pour adultes les rendant plus élaborées, sophistiquées, admissibles car habillées de récits narratifs scénarisés et distanciés. Les films pornographiques ont un statut à part et ne donnent pas lieu à histoires, à scénarios. Les commerçants se sont emparé depuis toujours de ce sous-genre cinématographique, purement pratique.

Au cinéma, le spectateur est spectateur de tout ceci, car il doit non seulement voir mais de surcroit entendre, et il suspend pour un temps son action, à tout le moins son action motrice directe. En effet, la situation contemplative qui caractérise sa position de témoin de ce qu’il regarde, écoute, ressent, le placerait plutôt dans une posture s’apparentant à la période du narcissisme primaire, passive et toute puissante de contemplation et ne référant pas directement à une quelconque relation immédiate avec un objet. De la sorte, les voies sensibles aux stimulations ouvrent vers les processus d’identification – rappelons-le, prolégomènes à l’individuation – et au plaisir, autoérotique et complexe, du film.

Mais que montre (et qui ? Et quoi dans ce qui ?) le regard au cinéma ? Pourrait-ce être, selon ce que l’en aurait dit Sainte-Beuve, la personne elle-même ? Son moi social ? Ou bien selon ce qu’en aurait dit Proust, un Moi particulier émanant de l’œuvre, un Moi profond intrinsèquement différent de l’écrivain ?

Bellocchio

Dans Diavolo in corpo (Le Diable au corps), pendant le procès de son fiancé terroriste, une jeune femme tombe amoureuse du fils de son psychanalyste.[2]

La scène qui, à l’époque, a eu un certain retentissement dans la sphère publique et cinématographique fut la fellation prodiguée par Maruschka Detmers à Federico Pitzalis. Pourtant, si la configuration scénaristique du film se décline bien davantage en l’intéressante conjonction entre le militantisme, la sexualité et la psychanalyse, la scène la plus emblématique du point de vue de la pulsion scopique tient dans la scène du tribunal pendant laquelle, de nouveau, nous sommes confrontés à une triple mise en abyme acteurs-spectateurs-cinéaste.

En effet, au moment du procès au tribunal pour juger les terroristes, alors que les criminels se trouvent enfermés et visibles de tous dans une cage au milieu de la salle d’audience, et cependant qu’un couple de terroristes, dans la cage, est en train de faire l’amour, à l’abri des regards, obturés par les complices qui ont déployé des journaux pour les protéger de la certaine répression du public, des magistrats, des policiers du tribunal qui sont présents au procès – pulsion moïque –, l’actrice venu soutenir son ami incarcéré hurle, devant les carabiniers tentant de rétablir l’ordre – instance surmoïque –, « Laissez-les finir ! Laissez-les finir ! », se faisant ainsi incarnation pulsionnelle irrépressible – instance du Ça –.
Le message est contenu en l’idée que le regard ne saurait, en certaines circonstances, que laisser libre court à la pulsion, dans le cadre de la loi (le tribunal), métaphore de la Loi symbolique, dès lors qu’elle n’est pas modifiée, dénaturée, dévoyée par le militantisme ou par la fermeture perverse (cachée), mais qu’elle s’attache à libérer le refoulé, refoulé de la société et du Surmoi, afin de donner toute liberté au Moi de s’exprimer, à condition que le cadre soit respecté et, qu’en définitive, il puisse l’emporter sur l’arbitraire.

« Faites vos jeux »

Enfin, dans l’extrait suivant[3], et d’une manière générale dans le cinéma de Kubrick, nous, spectateurs subjugués, sommes confrontés à une mise en abyme très sophistiquée du regard (du spectateur) sur le regard (du cinéaste) sur le regard (des protagonistes), comme si par ce regard triple nous étions ramenés au plus profond d’une pulsion primaire (orale d’avant les mots, cependant que dans l’extrait quasiment aucun mot n’est prononcé) dans une atmosphère amniotique qui nous fait absorber, manger des yeux ce que nous contemplons, dans une attente absolue de nourriture de vérité, c’est-à-dire les yeux des personnages, génériques de la mère et de l’amour inconditionnel, de l’autre et de l’ambivalence surmoïque, du fils passionné et de son narcissisme unique.

La comtesse de Lyndon – la mère inconditionnelle – (Marisa Berenson) couve des yeux Redmond Barry – le fils attentif et qui attend son heure – (Ryan O’Neal) sous l’œil bienveillant du chevalier de Balibari – le père bienveillant – (Patrick Magee) qui dicte la loi selon les seuls mots (itératifs) de la séquence : « Rien ne va plus – Faites vos jeux » et sous le regard torve du révérend précepteur Samuel Runt – le père jaloux, malveillant – (Murray Melvin).

La scène est à la fois de tendre amour et de tragique, selon ce fait que personne ne paraît pouvoir y avoir prise. Ces personnages vont s’aimer, puis se déchirer, puis se séparer, pour ne jamais s’oublier, y compris dans le regard de l’autre, qui en témoigne.

La scène du jeu expose le mouvement du toucher (de la bouche) vers le regarder, c’est ainsi que Freud expliquait le mouvement de la pulsion scopique, mais en l’inversant. C’est le regard qui va entraîner vers le toucher du baiser, des yeux vers la sensuelle nourriture, le manger des yeux puis des lèvres.

La problématique, scopique donc, est fonction des hypothèses qui répondent aux questions posées par l’articulation du désir, du plaisir, de la jouissance – celle-là qui provoque la rencontre de la vie et de la mort, dans un ultime réflexe – aux différentes strates de la mise en abyme cinématographique, de l’amour et de son cercle le plus éloigné (le spectateur voyeur), vers le point le plus central (le narcissisme pulsionnel), en passant par le cercle mitan du cinéaste regardant le regard des protagonistes, qui en propose une sublimation, c’est-à-dire une œuvre, dans un au-delà de sa sophistication, vers une sorte de pureté (tout le film est en lumière naturelle) esthétique.

Le regard (à la fois le regarder et le voir) est le sujet de la pulsion scopique. Le concept de pulsion scopique a été inventé par Freud[4] puis développé dans sa théorie des pulsions[5], jusqu’au texte sur Le fétichisme[6] et signifie cela qui apporte le plaisir à regarder et la pulsion de voir, en une pulsion sexuelle partielle, ce qui fait sa singularité, indépendante des zones érogènes proprement dites.
Cette idée de la pulsion scopique (regarder, voir, être curieux) sera à l’origine du plaisir de savoir, c’est-à-dire de la pulsion épistémophilique.

Nicolas Koreicho – Mai 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Basic Instinct, Paul Verhoeven, États-Unis, France, Royaume-Uni, 1992, 127 min. Avec Sharon Stone, Michael Douglas.

[2] Le Diable au corps, Marco Bellochio, Italie, France, 1985, 110 min. Avec Maruschka Detmers, Federico Pitzalis.

[3] Barry Lindon, Stanley Kubrick, Royaume-Uni, États-Unis, 1975, 185 min. Avec Ryan O’Neal, Marisa Berenson.

[4] S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905

[5] S. Freud, Pulsions et destins des pulsions, 1915

[6] S. Freud, Le Fétichisme, 1927

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Libres associations réfléchies – Rêveries du promeneur

Jean-Jacques Rousseau – Extrait Les Rêveries du Promeneur solitaire

Préface Nicolas Koreicho

« Nous n’avons guère de mouvement machinal dont nous ne pussions trouver la cause dans notre cœur, si nous savions bien l’y chercher ».
Jean-Jacques Rousseau, Sixième promenade, Les Rêveries du Promeneur solitaire, 1782

Jean-Jacques Rousseau, M. Quentin de la Tour, 1764

La signification de cet énoncé se distingue dans l’idée selon laquelle ce qui se manifeste, au travers de nos différentes inclinations et actions, et qui échappe à la volonté, à la conscience, ce qui est « machinal », existe à l’état latent, et que la cause de ces divers mouvements se trouve dans les profondeurs de « notre cœur », c’est-à-dire dans notre inconscient et dans nos affects les plus marqués.
Freud ne dit rien d’autre lorsque dans ses conférences de 1909[1] il affirme que le Moi, confronté à des désirs inacceptables, les refoule dans les profondeurs de l’inconscient et que ceux-ci, ne s’en laissant pas conter si facilement, expriment de manière ersatique, à travers symptômes et pensées difficiles, les affects les plus puissants, et souvent les plus archaïques, de notre histoire personnelle.

« Si l’on parvient à ramener ce qui est refoulé au plein jour – cela suppose que des résistances considérables ont été surmontées -, alors le conflit psychique né de cette réintégration, et que le malade voulait éviter, peut trouver sous la direction du médecin, une meilleure solution que celle du refoulement. Une telle méthode parvient à faire évanouir conflits et névroses. Tantôt le malade convient qu’il a eu tort de refouler le désir pathogène et il accepte totalement ou partiellement ce désir ; tantôt le désir lui-même est dirigé vers un but plus élevé et, pour cette raison, moins sujet à critique (c’est ce que je nomme la sublimation du désir) ; tantôt on reconnaît qu’il était juste de rejeter le désir, mais on remplace le mécanisme automatique, donc insuffisant, du refoulement, par un jugement de condamnation morale rendu avec l’aide des plus hautes instances spirituelles de l’homme ; c’est en pleine lumière que l’on triomphe du désir.[2]»

C’est entre autres le discours associatif, à travers la libre association, qui permet aux barrières de la censure consciente de tomber, par le truchement du transfert et dans la confiance d’un lecteur ou d’un analyste, et qu’ainsi les énoncés inarticulés jusque-là, formes des affects refoulés ou incompris, trouvent, grâce à la précieuse énonciation analytique, la libération de leurs motions douloureuses et contraignantes sous la forme d’un discours bien entendu.

Jean-Jacques n’en fait pas moins lorsque, au cours de ses rêveries[3], il laisse les pensées s’entresuivre sans logique apparente, cependant que Rousseau s’adonne avec toute la puissance de la précision de son écriture, fondée dans une très large mesure sur la transcription minutieuse de ses émotions, sentiments et affects, à la sublimation.

Il en est ainsi du souci qu’a l’écrivain de prendre toutes les précautions pour que les actions qu’il fait soient guidées non par l’impulsion du moment mais par l’idée de sa motivation profonde.
Ainsi, sa forme bien particulière d’auto-analyse lui permit d’une part d’accepter que sa partie féminine pût se réaliser dans l’au-delà[4], et, d’autre part, que sa résignation quasi mystique fût bien différenciée d’un délire d’interprétation qu’il parvint à maîtriser, dans la dernière partie de sa vie, grâce à la réconciliation avec l’autre, invoqué dans le mouvement même de son écriture.
Nicolas Koreicho

Première promenade
« […] Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de moi parce qu’un solitaire qui réfléchit s’occupe nécessairement beaucoup de luimême. Du reste toutes les idées étrangères qui me passent par la tête en me promenant y trouveront également leur place. Je dirai ce que j’ai pensé tout comme il m’est venu et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d’ordinaire avec celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une nouvelle connaissance de mon naturel et de mon humeur par celle des sentiments et des pensées dont mon esprit fait sa pâture journalière dans l’étrange état où je suis. Ces feuilles peuvent donc être regardées comme un appendice de mes Confessions, mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui puisse le mériter. Mon cœur s’est purifié à la coupelle de l’adversité, et j’y trouve à peine en le sondant avec soin quelque reste de penchant répréhensible. Qu’aurais-je encore à confesser quand toutes les affections terrestres en sont arrachées ? Je n’ai pas plus à me louer qu’à me blâmer : je suis nul désormais parmi les hommes, et c’est tout ce que je puis être, n’ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir sans nuire à autrui ou à moi-même, m’abstenir est devenu mon unique devoir, et je le remplis autant qu’il est en moi. Mais dans ce désœuvrement du corps mon âme est encore active, elle produit encore des sentiments, des pensées, et sa vie interne et morale semble encore s’être accrue par la mort de tout intérêt terrestre et temporel. Mon corps n’est plus pour moi qu’un embarras, qu’un obstacle, et je m’en dégage d’avance autant que je puis. Une situation si singulière mérite assurément d’être examinée et décrite, et c’est à cet examen que je consacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succès il y faudrait procéder avec ordre et méthode : mais je suis incapable de ce travail et même il m’écarterait de mon but qui est de me rendre compte des modifications de mon âme et de leurs successions. Je ferai sur moi-même à quelque égard les opérations que font les physiciens sur l’air pour en connaître l’état journalier. J’appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps répétées me pourraient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs. Mais je n’étends pas jusque-là mon entreprise. Je me contenterai de tenir le registre des opérations sans chercher à les réduire en système. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n’écrivait ses Essais que pour les autres, et je n’écris mes rêveries que pour moi. Si dans mes plus vieux jours aux approches du départ, je reste, comme je l’espère, dans la même disposition où je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire, et faisant renaître ainsi pour moi le temps passé, doublera pour ainsi dire mon existence. En dépit des hommes je saurai goûter encore le charme de la société et je vivrai décrépit avec moi dans un autre âge, comme je vivrais avec un moins vieux ami. […][5] »

Sixième promenade
« […] Voilà ce que je découvris en y réfléchissant, car rien de tout cela ne s’était offert jusqu’alors distinctement à ma pensée. Cette observation m’en a rappelé successivement des multitudes d’autres qui m’ont bien confirmé que les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l’étais longtemps figuré. Je sais et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse goûter ; mais il y a longtemps que ce bonheur a été mis hors de ma portée, et ce n’est pas dans un aussi misérable sort que le mien qu’on peut espérer de placer avec choix et avec fruit une seule action réellement bonne. Le plus grand soin de ceux qui règlent ma destinée ayant été que tout ne fût pour moi que fausse et trompeuse apparence, un motif de vertu n’est jamais qu’un leurre qu’on me présente pour m’attirer dans le piège où l’on veut m’enlacer. Je sais cela ; je sais que le seul bien qui soit désormais en ma puissance est de m’abstenir d’agir de peur de mal faire sans le vouloir et sans le savoir. […]
C’est alors que j’eus lieu de connaître que tous les penchants de la nature sans excepter la bienfaisance elle-même, portés ou suivis dans la société sans prudence et sans choix, changent de nature et deviennent souvent aussi nuisibles qu’ils étaient utiles dans leur première direction. Tant de cruelles expériences changèrent peu à peu mes premières dispositions, ou plutôt les renfermant enfin dans leurs véritables bornes, elles m’apprirent à suivre moins aveuglément mon penchant à bien faire, lorsqu’il ne servait qu’à favoriser la méchanceté d’autrui. Mais je n’ai point regret à ces mêmes expériences, puisqu’elles m’ont procuré par la réflexion de nouvelles lumières sur la connaissance de moi-même et sur les vrais motifs de ma conduite en mille circonstances sur lesquelles je me suis si souvent fait illusion. J’ai vu que pour bien faire avec plaisir il fallait que j’agisse librement, sans contrainte, et que pour m’ôter toute la douceur d’une bonne œuvre il suffisait qu’elle devînt un devoir pour moi. […][6]»

Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire, 1782

Texte original :
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_R%C3%AAveries_du_promeneur_solitaire/Texte_entier

Texte intégral :
https://ebooks-bnr.com/ebooks/pdf4/rousseau_reveries_promeneur_solitaire.pdf


[1] Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, 1909, Payot, 1921

[2] Ibid. Deuxième leçon

[3] Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire, 1782, Garnier-Flammarion, 1964

[4] Paul Sérieux et Joseph Capgras, Les Folies raisonnantes, Alcan, 1909

[5] Op. cit., Première promenade

[6] Ibid. Sixième promenade

La Sublimation

Nicolas Koreicho – Mars 2022

« Primus in orbe deos fecit timor »
(« C’est d’abord la peur sur terre qui a créé les Dieux »)
Pétrone, 1er siècle

« Me traiter en délirant c’est nier la valeur poétique de la souffrance qui depuis l’âge de quinze ans bout en moi devant les merveilles du monde de l’esprit que l’être de la vie réelle ne peut jamais réaliser ; et c’est de cette souffrance admirable de l’être que j’ai tiré mes poèmes et mes chants. Comment ce que vous aimez dans mon œuvre ne parvenez-vous à l’aimer dans le personnage que je suis ? C’est de mon moi profond que je tire mes poèmes et mes écrits et vous les aimez. Tout poète est un voyant. C’est de son illuminisme que Rimbaud a tiré les illuminations et la Saison en Enfer. Et William Blake avait vu dans le monde mystique de l’Esprit l’objet de toutes les visions merveilleuses transcrites dans le Mariage du Ciel et de l’Enfer. Si je ne croyais pas dans les images mystiques de mon cœur, je ne pourrais pas arriver à leur donner vie. »
Antonin Artaud, Lettre au Docteur Ferdière, 20 mai 1944 in Les Nouveaux Écrits de Rodez, 1977

Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant Jésus jouant avec un agneau, Léonard de Vinci, 1503-1519, Musée du Louvre, Paris

Origine de la sublimation en psychanalyse

Freud distingue quatre « destins » possibles de la pulsion qui est, originellement, sans limite : le renversement du but de la pulsion en son contraire (changement de but : passage de l’amour à la haine…), le retournement de la pulsion sur la personne propre (changement d’objet : passage du sadisme au masochisme…), le refoulement et la sublimation.
Pour ce qui concerne la sublimation, il est question tout d’abord d’une opération individuelle de dérivation assez générale :
« La pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de forces extraordinairement grandes et cela par suite de cette capacité spécialement marquée chez elle de pouvoir déplacer son but sans perdre pour l’essentiel de son intensité. On nomme cette capacité d’échanger le but sexuel originaire contre un autre but qui n’est plus sexuel, mais qui lui est psychiquement apparenté, capacité de sublimation.[1] »
Ce n’est que secondairement qu’il confère à la notion une dimension culturelle relativement globale en ajoutant à un changement de but de la pulsion un changement d’objet de la pulsion :
« C’est une certaine espèce de modification du but et de changement de l’objet, dans laquelle notre échelle de valeurs sociales entre en ligne de compte, que nous distinguons sous le nom de “sublimation”.[2] »
Enfin, la perspective d’approfondissement, voire de recouvrement, du Moi auquel aspire la sublimation s’explique dans une large mesure par le réagencement narcissique que permet la pulsion épistémophilique, soutenue en majesté par « L’énergie du plaisir scopique.[3] »

Si Freud n’a jamais développé complètement son concept de sublimation, et que son projet d’un essai sur la sublimation n’a pas abouti à une publication logiquement attendue dans sa Métapsychologie, une cinquantaine d’occurrences portant sur les processus de sublimation jalonnent son œuvre. A sa suite, Un grand nombre d’auteurs ont procédé à de nombreux développements et de prolongements procédant ainsi à une extension exagérée du concept de sublimation, laquelle remet en cause non seulement sa cohérence globale, mais aussi la pertinence de ces (trop) multiples acceptions qui tirent le concept par les cheveux et qui ont souvent pour objet une quête de reconnaissance du supposé sublime, peut-être justificative d’une difficulté ontologique des auteurs eux-mêmes.

Fondations logiques et sémantiques de la sublimation

Revenons-en à ses fondations logico-sémantiques.
La sublimation est la désignation substantivée (latin sublimatio : « action d’élever », « élévation ») de l’idée de passer « au-dessus » (sub) de « limites » (limes, -itis), c’est-à-dire d’un dépassement.
Du XIIIe siècle, avec l’acception rare de victoire guerrière ainsi que celle plus courante de sublimation religieuse, jusqu’au XIXe, avec l’intention contemplative et poétique d’une « action de purifier, de transformer en élevant[4] » (Hölderlin, Hugo, Goethe), la psychanalyse, après l’alchimie (action d’affiner du volatil jusqu’au solide) et la chimie (passage de l’état solide à l’état gazeux), imposera la dimension sémantique d’une transformation radicale, trophique, positive, intellectuellement et moralement – l’alchimiste devait avoir le « cœur pur » pour réaliser l’opération – élevée, ou bien dans certains cas, d’une atténuation prosaïque de la dimension scandaleuse de son impulsion première.

Une sublimation en majesté : Vinci

A cet égard, l’élévation du « Grand Œuvre » (Léonard de Vinci pour qui l’œil est l’organe sublimatoire par excellence place la pulsion scopique au premier plan de sa création épistémophilique) est une essence, également volatile, élevant spirituellement et physiquement, rendant possible – et fondée – l’érection, dans la polysémie (en gloire et en chair) du terme.
Le tableau du peintre, Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant Jésus jouant avec un agneau, analysé par Freud[5], est à cet égard éblouissant. Dans Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci[6], Freud reprend ce souvenir[7] et l’incorpore dans les fondations de son interprétation – partielle, selon nous – du tableau, la robe bleue de la Vierge figurant un vautour dont la tête est tournée dans son dos vers Sainte Anne et la queue présentée à l’Enfant Jésus.
Quoi qu’il en soit, la conception freudienne du génie du peintre et de la place de la peinture dans l’œuvre de Léonard, et particulièrement dans ce tableau, déroule l’hypothèse selon laquelle la pulsion épistémophilique provient de l’absence de possibilité de l’enfant de satisfaire sa curiosité première, qui concerne la scène primitive, et assigne à cette pulsion de savoir chez le peintre une tendance à l’homosexualité, suscitée par l’absence ou l’hostilité du père.

En effet, Freud, dans Un Souvenir d’enfance[8], insiste à propos de Léonard : « La libido se soustrait au refoulement, elle se sublime dès l’origine en curiosité intellectuelle » et traite de l’opposition pulsionnelle chez le célébrissime artiste entre la recherche scientifique d’une part et l’œuvre du peintre d’autre part, eu égard aux « trois destins de l’investigation sexuelle infantile : inhibition, obsessionnalisation, sublimation ». Il met en regard la relative difficulté de Léonard dans son activité en tant que peintre, laquelle se manifeste par une certaine lenteur de développement, et, au contraire, une prolixité inouïe pour la recherche et le développement scientifiques.

Cependant, le génie du peintre s’exhibe en toute sublimation[9], dans une parfaite résolution œdipienne érotique (entremêlement fusionnel des corps des deux femmes, fellation à peine métaphorisée de l’enfant au vautour[10], figuration[11] féminine du père, envoutante sensualité de cette représentation de la Sainte triade) dont la dimension destructive n’est plus symbolisée que par l’absence manifeste du père – figuré en cette Trinité par Sainte Anne à la fois selon l’allégorie mais aussi s’exposant en excellente paternité, virile dans sa posture et vis-à-vis de la Vierge, et bienveillante envers la Mère et l’Enfant – ainsi que la passivité, si ce n’est l’indifférence de l’Enfant, à l’endroit des parents[12], mère vierge et père féminin, cela par le truchement du jeu innocent et moqueur que l’enfant, avec l’animalité pure de la pulsion sacrifiée, consacre à l’Agneau.

Sublimation et création

 » Le mécanisme de la création littéraire est le même que celui des fantaisies hystériques. Goethe réunit pour son Werther quelque chose qu’il a vécu, son amour pour Lotte Kästner, et quelque chose qu’il a entendu, le destin du jeune Jerusalem qui se suicida. Il joue vraisemblablement avec le projet de se tuer, trouve là le point de contact et s’identifie à Jerusalem, à qui il prête ses propres motifs tirés de son histoire d’amour. Au moyen de cette fantaisie, il se protège contre l’effet de son expérience vécue. Donc Shakespeare a finalement raison d’associer création littéraire et délire (fine frenzy). « 

Sigmund Freud, Manuscrit N dans la lettre à Wilhelm Fliess du 31 mai 1897

Nous pouvons poursuivre la conception de la sublimation selon Freud (Sublimierung) mais en la confirmant comme transformation radicale de la sexualité pulsionnelle – et œdipienne – en une production du sujet, à la fois vers le Beau et vers le Moi, dont le travail consiste à passer d’une sexualité, a fortiori désensualisée et/ou désentimentalisée, où pulsion de vie et de destruction (petite mort) sont intriquées, et, de ce fait, non déliées, non réalisatrices, hormis a minima sur le plan du plaisir, éventuellement, et c’est une aubaine, sur le plan du désir, à une Œuvre au summum de son esthétique.

Sublimation, transformation, construction

Il s’agit dans cette idée du processus de sublimation d’une véritable modification (cf. Butor), au propre (en quantité, en matérialité, de nature) et au figuré (en qualité, en qualifié, en dépassement).
A ce titre, la configuration surmoïque (la Loi) à laquelle s’affronte l’idée de transgression, se transforme, en fonction de l’ambivalence du résultat de la menace de castration (constituant le pathologie ou permettant l’épanouissement), et s’ouvre dans ses acceptions sublimatoires dans ce qui constitue le socle obligé de la production, ou du travail, vers une œuvre, ou vers une activité, élevée et reconnue puis désignée comme telle.
En cela, la sublimation en psychanalyse telle que nous la décrivons confirme l’acception freudienne, complétée dans les dernières élaborations qu’il en fait, de la sublimation comme construction[13] – ou élaboration – narcissique, et qui offre à cet égard un bénéfice de valorisation considérable, particulièrement en ce qu’elle subsume le sujet comme n’étant possiblement pas uniquement le jouet de ses pulsions, d’origine œdipienne en particulier, mais comme celui qui est apte à apprivoiser sa bête, à transformer le creux sexuel et/ou sentimental en recouvrement narcissique, intellectuel, artistique, créateur et développemental, transmissible dans tous les cas.
Cette transformation-modification-déplacement propre au processus de sublimation revient, sur un mode métapsychologique et auto-analytique, à résoudre une partie des problématiques œdipiennes (les saynètes du tableau) grâce aux reconnaissances permises par une forme d’engendrement narcissique à profondeur quasi mystique (le Moi du peintre qui peut se satisfaire d’une telle complétude[14]).

La sublimation à l’opposé de la perversion

Si la sublimation consiste, d’une manière plus ambitieuse qu’en l’adhésion au « normal », à déjouer la répétition, l’emballement (au détriment de la représentation et, donc, en dernière analyse, au détriment de l’affect), sa vocation s’affirme dans la mise à distance du risque de glissement de la névrose (absence ou inadéquation de la satisfaction : son processus moteur versus le désir qui se développe par le manque) vers la psychose (où le conflit entre affect et représentation est indépassable[15]).
Cependant, il n’est pas question de sacrifier la sexualité individuelle au profit de son enfermement au sein d’une culture collective. Il s’agit simplement de ne pas choisir la pente facile (pas de basculement, pas de structure : une tendance) de la destructivité, autrement dit de ne se laisser emporter ni vers un refoulement (névrotique, éteint) ni vers une stérilité (perverse, fermée).
Les perversions, en tant que rejetons de la pulsion de destruction, rappelons-le, représentent soit un arrêt dans l’évolution de la personnalité, et s’exercent alors en tant que telles dans la soumission des corps et leur transformation en objets soumis à la pulsion de mort – elles ont alors « la valeur d’une idéalisation de la pulsion[16] », soit au contraire se manifestent dans un développement de la créativité personnelle, et dans ce cas sont dérivées vers des « buts sexuels supérieurs[17] », c’est-à-dire non effectivement sexualisés, se développant dans les œuvres de sublimation artistique, sociale (affective, spirituelle, politique), scientifique, littéraire, analytique, intellectuelle.
S’il existe un rapport direct entre la sublimation et la perversion, la sublimation serait à l’endroit de la perversion son exact inverse (désexualisation surinvestie vs hypersexualisation dégradée), c’est-à-dire d’abord se dirigeant vers une névrose modifiée voire transformée, qui doit pouvoir s’élaborer en œuvre. En effet, la perversion est par définition le fait de contraindre la réalité (de l’autre) – quelquefois par projection identificatoire ou idéalisation idéologique –, cependant que la sublimation consiste à s’appuyer sur sa réalité narcissique[18] propre, souvent à découvrir, pour prendre en compte la réalité (de l’autre et du monde) : dans le déroulé d’un travail adaptatif de dérivation (sauvegarde de l’analyse, tendresse, amitié, socialisation, professionnalité), et/ou dans l’expansion trophique et transgressive vers une œuvre (construction analytique, intellectuelle, littéraire, scientifique, artistique) auxquels il faut adjoindre la possible – et immense – dimension particulière, pouvant confiner au sublime, d’une incarnation spirituelle.

Nicolas Koreicho – Mars 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] S. Freud, La vie sexuelle, 1908

[2] S. Freud, Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933

[3] S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905

[4] V. Hugo, Les Contemplations, 1856

[5] S. Freud, Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910

[6] Le texte préféré de Freud

[7] Le souvenir de Léonard lui-même : « Il semble qu’il m’était déjà assigné auparavant de m’intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient à l’esprit comme tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue. » Léonard de Vinci, Carnets, 1487 – 1508

[8] Op. cit.

[9] Une sublimation complète, à l’instar de ce que selon nous le tableau représente : l’Œdipe complet, savoir le désir de destructivité et le désir sexuel à l’égard du père ainsi que le désir sexuel et le désir de destructivité à l’égard de la mère

[10] La forme évidente de la robe bleue qui couvre la Vierge

[11] Pensons à L’Aigle noir de Barbara qui représente pour toujours son propre père incestueux

[12] Ceci n’est pas l’interprétation freudienne, selon laquelle le père est absent ou en opposition au fils, lequel développe à son égard ce qui se transformera selon Freud en orientation homosexuelle

[13] Neutralisant du même coup la pulsion effective de destructivité (cf. Lettre à Marie Bonaparte, 1937)

[14] A son rythme, donc, lent et minutieux, en une sorte d’art scientifique du devenir du Moi

[15] Nous retrouvons ici l’état limite et sa menace comme échec de la sublimation

[16] Sigmund Freud, « Vom Himmel durch die Welt zur Hölle » (Goethe, Faust, Prélude au théâtre) in Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905.

[17] Sigmund Freud, « Fragments d’une analyse d’hystérie » in Cinq psychanalyses, 1905

[18] Narcissisme pris au sens du concept constitutif de la personnalité, au même titre que l’Œdipe

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

L’aveu sensible : La Noyée

John William Waterhouse – Ophelia, 1894, Collection particulière

Postface Nicolas Koreicho

La Noyée

Tu t’en vas à la dérive
Sur la rivière du souvenir
Et moi, courant sur la rive,
Je te crie de revenir
Mais, lentement, tu t’éloignes
Et dans ma course éperdue,
Peu à peu, je te regagne
Un peu du terrain perdu.

De temps en temps, tu t’enfonces
Dans le liquide mouvant
Ou bien, frôlant quelques ronces,
Tu hésites et tu m’attends
En te cachant la figure
Dans ta robe retroussée,
De peur que ne te défigurent
Et la honte et les regrets.

Tu n’es plus qu’une pauvre épave,
Chienne crevée au fil de l’eau
Mais je reste ton esclave
Et plonge dans le ruisseau
Quand le souvenir s’arrête
Et l’océan de l’oubli,
Brisant nos cœurs et nos têtes,
A jamais, nous réunit.

Lucien Ginsburg alias Serge Gainsbourg

Postface

Les tergiversations brutales que provoque la séparation, forme, dans la question du narcissisme et de sa constitution pouvant représenter un abandon, sont ici exprimées selon la métaphore, mortifère et puissante, d’un processus, celui de l’acceptation d’une certaine solitude, avec comme ostinato anxieux la difficulté de tourner la page, « la rivière du souvenir » n’ayant pas d’emblée quelque chose d’inéluctable (ce n’est pas la rivière de l’oubli), mais néanmoins toujours emprunte de l’espoir farouche – « Je te crie de revenir » – du retour de l’être aimé.

S’en suivent les épisodes, anaphores sous-jacentes de la présence de l’amour perdu, des images – « ta robe retroussée » – physiques de ce qui, jadis, eut lieu entre les corps, et des images – « la honte et les regrets » – mentales de ce qui pourra déjà commencer à consoler l’amoureux délaissé en imaginant son amour ne pas le désaimer tout-à-fait.

Ce message espéré et éperdu à la fois, indissociable de ce processus de deuil, inhérent à toute séparation, passe de tergiversations brutales à des constructions vitales, secondaires, et représente bien une forme nouvelle, idéalisée, d’union, transformée par épisodes en putative et spirituelle, si ce n’est mentale, réunion d’au-delà de la mort, sublimée sous  une chanson durable à coup sûr, elle.

Nicolas Koreicho – Mars 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse