Nicolas Koreicho – Février 2023
« Les histoires d’A
Les histoires d’amour
Les histoires d’amour finissent mal
Les histoires d’amour finissent mal, en général »
Les Rita Mitsouko
« La conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions »
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation
« Le corps est esclave de ses pulsions ; mais ce qui nous rend humains, c’est ce que nous pouvons contrôler ».
Grey’s Anatomy, série américaine
Résumé
À partir des liens existant entre la pulsion, la passion, l’amour et le crime, justement selon la mise en regard d’aspects ordinaires et d’acceptions métapsychologiques, nous observerons particulièrement les passages des uns et des autres phénomènes eu égard au concept de régression (références au affects du passé et à la violence des plus archaïques), d’altération (comme en musique le dièse et le bémol) et de chute (la fin des tendances, au contraire sombre du nirvana) que proposent ces quatre actualisations d’une chronologie inconsciente.
Pour ce faire, nous développerons les trois thématiques qui justifient notre propos d’un courant propre à la continuité de destins conjoints aux pulsions et aux passions y afférentes :
– Au début, un arrachement psychotique
– Ensuite, un dessaisissement pervers
– Enfin, une conflictualité psychopathique
Problématique
Existe-t-il un continuum, ou des liens logiques ou obligés, entre certaines des composantes – forclusion, morcellement, délire – des psychoses avec certaines des spécificités de la perversion, dont l’isolement amoral dans l’emprise étayée sur l’organe ou le fétiche qui la caractérisent[1] et avec certaines dimensions de la psychopathie, comme la chute perpétuelle vers la conflictualité, l’insensibilité et le déficit intellectuel ? Nous pouvons de la sorte tenter d’imaginer les liens topiques, économiques, dynamiques, entre les trois domaines, particulièrement instables, paraphiliques et/ou amoureux et/ou criminels, non pas selon une logique de comorbidité, comme il en est par exemple de la place et du rôle des addictions (drogues, alcool, anorexie-boulimie) dans certains troubles mentaux, mais dans une fonction facilitante des addictions pris comme des systèmes de liens précipitants entre pathologies, c’est-à-dire en fonction d’une dimension psychopathologique transformationnelle.
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Sommaire
- Avant-propos
- L’excuse de la passion pour le crime
- En premier, un arrachement
- La pulsion dans la passion amoureuse
- En deuxième, un dessaisissement
- La passion comme tentative de réparation de la pulsion
- En troisième, une formation réactionnelle
- Paradoxe de la passion et impasse de la pulsion dénuée de sublimation
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Avant-propos
Pour donner consistance à l’idée des liens qui pourraient exister entre passion et pulsion, il nous faut partir de la deuxième théorie freudienne des pulsions[2] (1920) en ce qu’elles illustrent par excellence les tendances fondamentales de la métapsychologie psychanalytique et qu’elles représentent dorénavant les pulsions principielles de la vie psychique.
Les pulsions, de vie et de mort, sont évidemment distinctes, même si, en certaines occurrences, elles partagent des sèmes communs comme le démontre celui du sentiment ambivalent amour-haine en correspondance paléoanthropologique avec les violences vitales des rôles eu égard au territoire, au couple, à la famille, à la répartition des rôles sexuels et générationnels, à la prédation, la chasse, la culture agraire[3]. Elles représentent pour l’une un principe de liaison, pour l’autre un principe de déliaison[4].
Les passions, quant à elles, sont ambivalentes[5] et polysémiques. Elles font courir le risque au sujet d’une disjonction, ce qui le fait s’interroger sur le gain et/ou la perte encourus par le fait que la raison puisse l’emporter sur le désir, arguant en cela que le désir est plus fort que son interprétation – et le réel, c’est-à-dire ce qui existe indépendamment du sujet et, par conséquent, ce qui est détaché de toute subjectivité[6], plus puissant que le désir –, et qu’il est nécessaire d’éteindre la passion pour aller vers la raison[7] ou de faire taire la raison pour aller au bout de la pulsion passionnelle, ce qui peut équivaloir à épuiser celle-ci jusqu’à ses confins les plus ultimes et, partant, les plus mortifères.
L’excuse de la passion pour le crime
Un paradoxe apparaît d’emblée entre la passion pulsionnelle de vie qui fait tendre le sujet à vouloir rejoindre l’objet afin de réaliser la conjonction amoureuse tant souhaitée et la pulsion passionnelle de mort qui incite le sujet à ne pas pouvoir faire autrement que de confondre son désir avec l’objet du désir en déniant à celui-ci la moindre place dans cette configuration.
La gageure est certaine, car nous devons transformer un concept malaisé à cerner tant il a reçu de sèmes différents et variés, à commencer par ceux issus des développements opérés par les moralistes, les philosophes, les aliénistes, vers une conception qui doit nous permettre une transposition de l’ancienne notion en direction de processus mentaux plus vraisemblablement mus par les pulsions[8].
Une autre difficulté est la connotation positive dont jouit le mot passion (« crime passionnel ») et dont les avocats se saisissent pour proposer sous un jour favorable les crimes de certains psychotiques, des pervers[9] et des psychopathes en les montrant comme victimes d’élans passionnels irrépressibles pour tenter, à grand renfort d’experts, d’excuser ceux qui pourtant sont les plus éloignés de toute sagesse, de tout équilibre, de toute morale. Selon le psychiatre et criminologue Étienne de Greeff, « L’expérience nous apprend que les suicides et homicides par amour ne relèvent nullement de l’intensité de l’amour, ni de la qualité inouïe de la passion, mais uniquement d’insuffisances graves dans la personnalité du coupable[10] ».
Certains psychotiques, les pervers et les psychopathes s’essaient la plupart du temps à la modification sémantique et discursive de leur trouble mental pour le nimber des atours d’une « passion de l’âme », en le transformant en une production incomprise, regrettée ou assumée de leur esprit, voire même, par le truchement d’emplois lexicaux devenus incertains, à cause de l’usage commun des termes, de « délire » passager (voix, possession, bouffée délirante), de « jeu » érotico-sentimental excessif (perception par le pervers, chez la victime, d’un consentement), ou de « panique » pousse au crime ou d’« amnésie » (le criminel aurait eu peur ou été victime d’un trou de mémoire !), en des occurrences de créativité mentale, adaptative ou délirante. Ce faisant, non seulement ils confondent, sciemment y compris lorsqu’ils laissent parler en première instance l’inconscient de la pulsion, l’objet (la réalisation, la décharge) de leur désir avec la condition (l’effectivité, le passage à l’acte) de ce désir, dans le basculement dans l’agir, et non seulement encore ils consolident leurs symptômes et s’y enferment, mais de surcroit ils menacent gravement les membres de la horde à laquelle nous avons en l’espèce le douloureux privilège d’appartenir.
En premier, un arrachement
Ceci s’explique plus rationnellement par la profondeur des événements traumatiques ou des périodes contraignantes que les malades ont traversé et par le fait que leur sensibilité, éprouvée selon un versant dysphorique, leur apparait comme susceptibles de mettre en péril, s’ils étaient sommés d’accéder à leur mobile inconscient, leur intégrité narcissique. Ce faisant, ils peuvent s’attaquer à l’intégrité d’autrui, psychique ou physique, sans remords : sans état d’âme.
Ainsi, biographiquement, la réactualisation d’un arrachement premier, par lequel il est loisible de retrouver l’origine de la psychose, donne à la passion psychotique son socle protohistorique.
Dès lors, en s’imaginant contenu – justifié – par une pulsion qui ne trouve son indulgence que dans sa supposée dimension transcendantale, le passionné trompe deux fois : son désir, qui l’aliène à son histoire, et son objet, qu’il ignore.
Certains psychotiques, les pervers et les psychopathes ne sont évidemment pas toujours en mesure d’appréhender la réalité de leur pathologie. C’est pour la raison qu’ils ne veulent pas reconnaître (connaître à nouveau) l’origine de ce trouble que, d’après Freud, les psychotiques [il y a de la psychose dans la perversion et dans la psychopathie] restent rétifs au fondement même de l’analyse – dont le but est au contraire de connaître[11] l’origine des conflictualités du sujet – et c’est pour cela qu’il ne croyait pas en leur possibilité de guérison. Les pervers, quant à eux, sont empêchés de réaliser leur guérison en fonction, paradoxalement, de leur capacité, relative[12], d’adaptation. Les psychopathes, de leur côté, n’accèdent pas à la mise à l’épreuve de leur pathologie entre autres pour des raisons déficitaires[13].
Par conséquent, si l’on considère la passion comme contraire à l’intention (et à une quelconque intentionnalité) d’atteindre une stabilité – une réconciliation – de bon aloi et d’amour dans les perspectives psychiques de la pulsion de vie, envers une relation à l’objet disponible, alors la pulsion du rétif est d’abord de se satisfaire, et, par là-même, d’ignorer (de détruire, de « déconstruire », de mépriser) l’objet de son désir, ce qui fait d’elle une modalité, crime, transgression, négligence, de la pulsion de mort.
La pulsion dans la passion amoureuse
Les psychoses altèrent la relation du sujet avec la réalité et elles s’expriment par des désordres majeurs de la conduite. Ces désordres, dont l’origine est archaïque, sont dus à une dialectique insurmontable entre la difficulté de contrôle de soi et la difficulté de perception du réel. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui encore la « folie ». Elles sont régulièrement des tentatives de reconstruction d’une réalité – matérielle, psychique – hallucinatoire. À ce titre elles témoignent d’un envahissement plus ou moins permanent du Moi par le Ça ou/et le Surmoi.
C’est probablement ce que Freud avait en tête lorsqu’il avait classé les psychoses dans les « psychonévroses narcissiques », hormis certaines psychoses hallucinatoires qu’il réservait dans la catégorie des « psychonévroses de défense ».
Ici, l’investissement en l’autre est tel que l’on pourrait considérer dans un premier temps la passion comme une réalisation paranoïaque, en moins hostile, mais à peine dissimulée, de la projection vers l’autre. Dans un second temps, à regarder du côté des motivations inconscientes, il est loisible d’imaginer que la tentation passionnelle est forte puisque l’autre représente le lieu de tout bonheur concevable, autrement dit, ainsi le chantent les Beatles, que l’amour est la solution[14].
S’il y a solution, c’est-à-dire réparation, c’est déjà être prêt à considérer que la passion est un syndrome qui représente un écheveau de circonstances difficiles, réelles et affectives, auxquelles nous aurions été soumis. Ceci est audible, dans la mesure où le lien du sujet avec l’autre annihile, dans la passion amoureuse, toute pensée objective, toute formation intellectuelle logique, tout jugement cohérent en provenance d’un moi narcissiquement indépendant. Par conséquent, le risque est grand que le sujet, en cédant à sa passion, fasse le pari insensé – tout en plaçant subrepticement la dépendance comme principe de vie – que la vie de l’objet maintient la sienne, et que rien ne peut advenir sans le lien à l’autre. Pour autant, cela ne fait pas de ce lien un principe de liaison. C’est même le contraire.
En deuxième, un dessaisissement
On peut tout-à-fait imaginer que la passion représente (présente à nouveau) la résurgence d’un manque ancien vécu sous l’ampleur d’un dessaisissement second – en une résurgence non plus seulement relative à l’arrachement premier évoqué précédemment qui ferait s’apparenter la passion à la résultante immédiate d’un traumatisme – mais conséquent à un processus de rupture d’un lien vital, comme de celui qui unit enfant et parent dans le système de l’Œdipe.
En effet, la passion ne constitue pas tout, loin s’en faut, du sentiment amoureux. Il semble même en être la composante narcissique (pulsionnelle) insatisfaite (l’objet n’est si séduisant que parce qu’il est frappé au sceau de l’érotomanie du sujet) même si, en apparence, toute son attention se porte sur l’absolue nécessité d’être avec l’autre. La preuve, c’est que si les conditions et l’effectivité de la passion amoureuse ne sont pas établies sur le registre minimal d’une certaine réciprocité, et dans une certaine temporalité[15], elle dévore, par l’intermédiaire de l’omnipotence de la pensée envers l’objet, ceux qui l’éprouvent[16]. Dès lors, le passionné redoute à la fois de perdre l’objet de sa passion comme il redoute de perdre sa passion elle-même, pourtant source de toutes les souffrances. Nous pourrions retrouver ici une composante masochique de la passion qui, en un même mouvement, unit, dans le plaisir, et qui désunit, dans la douleur.
« Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur : hélas ! insensée que je suis, je m’aperçois bien que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrir encore plus de maux.[17] »
La passion comme tentative de réparation de la pulsion
Freud publie en 1905 le livre qui déterminera définitivement le caractère scandaleux de la psychanalyse[18], ouvrage qui propose une étiologie psychique des conduites perverses, lesquelles trouvent leur origine dans l’enfance. Les expériences corporelles paradoxales et les satisfactions qui seront recherchées indéfiniment dans les registres oral, anal, génital, constitueront autant de points de fixation possibles pour les personnalités perverses. Ce qui se manifeste de la sexualité chez les névrosés sous forme de fantasmes se transforme chez les pervers en actes, d’où la formule freudienne « la névrose est le négatif de la perversion » ; il faut ici comprendre négatif au sens du négatif photographique. En 1919, dans On bat un enfant, il démontrera l’origine œdipienne des perversions, et c’est en 1927, dans son article sur le fétichisme[19], qu’il va relier les perversions à la problématique d’une angoisse de castration insupportable en tant que telle et que le pervers transforme en déni, quitte à ce que sa pathologie lui inflige, du fait de son incapacité à la transformer, des blessures inaltérables.
La composante masochique n’est pas sans évoquer une manière d’exorciser les sentiments de culpabilité qui peuvent ponctuer arrachement préœdipien et dessaisissement œdipien.
Le masochisme primaire semble en tous cas à l’œuvre dans cette parfaite régression particulièrement placée sous le joug d’entrechoquements entre d’une part une motion narcissique, trophique, exaltante, et une motion œdipienne, dysphorique, déceptive et, d’autre part, entre une dimension phallique blessée, celle du sujet n’ayant pas été reconnu dans ses qualités propres, et une dimension féminine réprouvée, celle du sujet n’ayant pu faire valoir son consentement.
Les atours de la passion, invoquée ou ressentie, qui provoquent une sensation de resserrement du moi, pour le meilleur (l’élan que l’on projette) et pour le pire (la conséquence de cet élan), ne durent que ce que durent les roses, c’est-à-dire le temps du désir. La déception (et, dans le meilleur des cas l’altérité) est au programme comme peuvent l’être aussi l’indépendance (la liberté et la responsabilité).
Pour le pervers, seule la pulsion est au programme, dans l’excitation et dans la décharge, dans la douleur ou dans la souffrance, et le sujet compte sur l’autre comme sur un objet, quitte à le contraindre, pour l’accompagner dans son élation et dans son désarroi.
En troisième, une formation réactionnelle
Nous pouvons à présent avancer que la passion représente bel et bien une déclinaison paradoxale et instable de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, toutefois dénuée d’ambivalence, et singulièrement paranoïde. La conflictualité se fait alors dominante dans l’idée de l’amour – ou de l’innocence – qui divise le sujet en une partie aimante et potentiellement aimable, et qui place l’autre au premier plan de l’attention, et une partie insistante et significativement persécutrice, qui exclut l’autre comme pouvant incarner un être sensible[20]. Cette formation réactionnelle[21], en l’espèce formation réactionnelle de conflictualité et d’opposition à la conflictualité, prend la dimension d’abord de l’arrachement, propre à la psychose (la forclusion), de la part du parent contradicteur et au besoin contempteur, subi par l’enfant qui ne peut plus aimer ni être aimé, comme il ne conçoit même pas qu’il l’aurait souhaité, par le parent appréciateur et volontiers laudateur ; puis prend la suite du dessaisissement, propre à la perversion (le déni), en provenance des tentatives reconstructrices, dans le développement de talents parfois inouïs, jusqu’au faux-self, de l’enfant pour envisager une incompréhension profonde des parents mais aussi l’incompréhension dont il est victime ; puis prend la forme de la conflictualité, qui tente plus que de besoin (comme si ses efforts pour résoudre ses propres conflits ne suffisaient pas) de s’adapter aux conflits du couple parental, aux sentiments de culpabilité qui s’ensuivent, et aux impasses de l’extrême, propre à la psychopathie (le déficit).
Nous pouvons alors avancer que ces trois destins pulsionnels consistent précisément en un passion qui ne réussit pas, ni sur le plan de la sublimation, dans sa dimension intrasubjective éminemment créatrice, ni sur le plan de l’altérité, qui en est une forme intersubjective[22] dans l’établissement de l’accord sensible avec l’autre.
Paradoxe de la passion et impasse de la pulsion dénuée de sublimation
Philippe Pinel, le premier, observera en 1801[23] des « aliénés » qui présentaient « une manie sans délire ». Les malades, ne souffrant apparemment d’aucune lésion concernant le jugement, « […] sont dominés par une sorte d’instinct de fureur, comme si les facultés affectives avaient été seulement lésées ». Benjamin Rush, le père de la psychiatrie américaine, en 1812[24], mettra en question le « dérangement de la volonté et l’indécence » chez les patients décrits par Pinel. Il sera le premier à inclure dans son analyse des critères moraux pour caractériser ce que le psychiatre anglais James Cowles Pritchard appellera « folie morale » (moral insanity) en 1837[25].
Du côté de la théorie freudienne de la psychopathie, mis à part deux brefs articles et après une préface au travail d’August Aichhorn[26], qui fut le premier à tenter d’appliquer les théories analytiques aux délinquants, Freud n’a été rien moins que lapidaire sur la délinquance et le crime dans un bel apophtegme : « En s’appuyant sur une phrase connue de Kant, qui met en rapport la conscience avec le ciel étoilé, un homme pieux pourrait bien être tenté de vénérer les deux choses comme le chef d’œuvre de la création. Les constellations sont assurément grandioses, mais en ce qui concerne la conscience, Dieu a accompli un travail inégal et négligent, car une grande majorité d’êtres humains n’en a reçu qu’une part modeste ou à peine assez pour qu’il vaille la peine d’en parler[27] ». Il considérait en effet que les personnes qui transgressent les lois, Loi symbolique et lois de la société, ne méritent pas que l’on s’en préoccupe, du point de vue de la thérapie : « Notre art analytique échoue devant de telles gens, notre perspicacité même n’est pas encore capable de sonder les relations dynamiques qui dominent chez eux.[28] »
Freud concluait, dans De la psychothérapie[29], que la « psychothérapie analytique n’est pas un procédé de traitement de la dégénérescence psychopathique, c’est même là qu’elle se voit arrêtée »[30].
André Green, en 1990, résume l’opinion générale défavorable des professionnels concernant leur guérison putative, qui se trouvent avoir basculé de manière durable du côté de la pulsion de mort, et l’aversion des psychanalystes pour les personnages en question : « Pour ce qui est des délinquants, des criminels ou des mauvais sujets de tout acabit, on ne peut pas dire que ce soit là un sujet central de préoccupation de la psychanalyse[31]. »
Dès lors, nous percevons mieux à présent à quel point et selon quelles modalités les passages entre déterminants psychiques sont emprunts d’une porosité[32] effective – qui nous rappelle l’ambivalence d’Éros –, dont il nous reste à préciser les circuits, que ce soit les passages à l’acte, les passages d’une pathologie – psychotique, perverse, psychopathique – à une autre, les passages par une logique addictive précipitante, donnent libre cours au crime dans la facilité morbide qu’offrent l’usage des toxiques, l’indulgence de la loi des hommes et l’ignorance du bien-fondé des limites posées par la Loi symbolique.
Nicolas Koreicho – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©
Précédemment : L’affaire Sharon Tate – Psychopathie et complexe fraternel
À suivre : La Passion – Religion et psychanalyse
[1] À partir du déni de la différence des sexes et, secondairement, de la dénégation de la différence des générations
[2] Cf. ici : N. Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions, 2020
[3] Cf. la chaire de paléoanthropologie du Collège de France. https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/17317
[4] Jean Cournut propose de constater que la passion témoigne du « […] toujours possible débordement pulsionnel au sein duquel l’appareil psychique travaille pour sauvegarder ses limites et le montre dans une pulsation de liaison-déliaison, qui constitue sans doute la vie même et sa nécessité d’adéquation, de rééquilibrage, à toujours recommencer. » Jean Cournut, « Les seuils d’intensité affective » in Revue Française de Psychanalyse, t. LVI, n° 3, 1992
[5] Il en est ainsi de la violence : « L’expression originaire de la violence – étymologiquement « violentia : abus de la force » -, dans sa polysémie, peut s’analyser en termes scientifiques et métapsychologiques. Elle est d’abord l’expression, issue d’une haine primaire, d’une action naturelle, l’agressivité, devant être orientée, voire élaborée, maîtrisée, voire interdite. Elle est en cela principe de déliaison. Le besoin et le droit à la sécurité de chacun est prééminent. Principe de liaison. » N. Koreicho, Agressivité – Violence – Ambivalence ; pulsion de vie, pulsion de mort, ici, 2019
[6] La « réalité » du réel étant, contrairement à la doxa lacanienne, et conformément à 5000 ans de civilisation et à 3,8 milliards d’années d’évolution, l’atome, l’ADN, la gravitation, la physique, la paléobiologie, la biologie, la mécanique quantique, la relativité restreinte, la matière, le « roc biologique » freudien, le corps et, pourquoi pas, l’inconscient.
[7] En rhétorique, la passion est avant tout une altération.
[8] Les deux concepts, passion et pulsion, se rejoignent épistémologiquement dans le flou des notions et de leurs ensembles communs. Cf. Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions, 1915
[9] Il est nécessaire de faire la différence entre la perversion, qui utilise l’autre comme un objet, et la perversité, qui suppose un consentement. Dans cet article, nous parlons de perversion.
[10] Étienne de Greeff, Amour et crimes d’amour, 1942
[11] « La vérité d’un homme c’est d’abord ce qu’il cache. » André Malraux
[12] « Le pervers est un intelligent qui n’a pas réussi », Sophie de Mijolla-Mellor
[13] “ Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon », François de La Rochefoucauld
[14] All you need is love, Lennon/McCartney
[15] Le fusionnel étant, dans la relation amoureuse, son début.
[16] « L’objet absorbe, dévore, pour ainsi dire, le moi », Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, 1921
[17] Guilleragues, Lettres de la religieuse portugaise, 1669
[18] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905
[19] Sigmund Freud, « Le fétichisme », La Vie sexuelle, 1927
[20] L’animal, cet autre par excellence, chez les trois catégories de malades, est souvent le martyr, le fétiche vivant du criminel.
[21] Formation réactionnelle : attitude susceptible de se consolider en traits de caractère ou de comportement pour répondre à des contraintes pulsionnelles difficilement acceptables et ce d’autant qu’elles sont, pour leur plus large part, refoulées.
[22] Cf. Don Juan, qui, partant, si l’on peut dire, d’un bon sentiment, doit sans cesse répéter la conquête de ce qu’il désire, parce qu’il n’y arrive pas.
[23] Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, 1801
[24] Benjamin Rush, Medical Inquiries and Observations, Upon the Diseases of the Mind, 1812
[25] James Cowles Pritchard, A Treatise on Insanity and Other Disorders Affecting the Mind, 1837
[26] August Aichhorn, Jeunesse à l’abandon, Préface de Sigmund Freud, 1925
[27] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933
[28] Sigmund Freud, Correspondance avec Eduardo Weiss, 1922
[29] Sigmund Freud, De la psychothérapie in La technique psychanalytique, 1904
[30] En France, Morel en 1857, Magnan en 1884 puis Dupré en 1912, voyaient dans le déséquilibre psychopathique une des preuves de la théorie de la dégénérescence, en constatant que le milieu, comme l’hérédité, y étaient déterminants.
[31] André Green, La folie privée, 1990
[32] A propos de sa parenté platonicienne, Il est intéressant qu’Éros soit le fruit divin de Poros, qui représente la « porosité », le passage, l’échange, qui laisse toute la place à l’attirance, et de Pénia, qui représente la « pénurie », la pauvreté, le dénuement, qui laisse toute la place à l’absence. Attirance et absence, dans les deux cas, c’est en effet le désir, éminemment dialectique, qui s’impose.