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Le Diable au corps – Radiguet

Préface Nicolas Koreicho

The Kiss – 1964 – Roy Lichtenstein – Guggenheim Museum – NYC

Raymond Radiguet meurt le 12 décembre 1923 à tout juste vingt ans. Il avait sans doute l’intuition de sa fin précoce lorsqu’il écrivait dans les dernières pages du Diable au corps : « Un homme désordonné et qui va mourir et ne s’en doute pas met souvent de l’ordre autour de lui. Sa vie change. Il classe ses papiers. Il se lève tôt, il se couche de bonne heure. Il renonce à ses vices. Ainsi sa mort brutale semble-t-elle d’autant plus injuste. Il allait vivre heureux. »

Dans la préface du Bal du Comte d’Orgel, publié en 1924, Jean Cocteau évoque ainsi la mort de son jeune ami :
« Voici ses dernières paroles :
« Ecoutez, me dit-il le 9 décembre, écoutez une chose terrible. Dans trois jours je vais être fusillé par les soldats de Dieu ». Comme j’étouffais de larmes, que j’inventais des renseignements contradictoires : « Vos renseignements, continua-t-il, sont moins bons que les miens. L’ordre est donné. J’ai entendu l’ordre. »
Plus tard, il dit encore : « Il y a une couleur qui se promène et des gens cachés dans cette couleur. »
Je lui demandai s’il fallait les chasser. Il répondit : « Vous ne pouvez pas les chasser, puisque vous ne voyez pas la couleur. »
Ensuite, il sombra.
Il remuait la bouche, il nous nommait, il posait ses regards avec surprise sur sa mère, sur son père, sur ses mains. »*

Ce roman, un chef d’œuvre précisent d’aucuns, tant les beautés de toute nature se succèdent dans le texte, raconte le destin d’un tout jeune garçon pendant les années de guerre : de douze ans à seize ans, il découvre, oscillant de tragédies en « polissonneries », l’inattendue, puissante et contradictoire guerre initiatique de l’amour.
Aux limites de la paix et de la guerre, mais aussi limites d’un enfant et d’un homme, limites de l’amour et de la mort, limites de la folie et du quotidien, limites de la trahison et de la tolérance, limites de la sexualité et de l’interdit, limites de la ville et de la campagne, l’action se déroule dans les petites villes de la banlieue, paisibles en ces temps-là, et Paris.
Et, comme d’habitude chez les intellectuels intelligents, c’est-à-dire qui ont du style, c’est l’extrême qualité de l’écriture qui autorise le déploiement des pensées les plus subtiles et les plus profondes : respect de la logique de l’intrigue, de la préciosité simple des tournures, de l’impromptu ou de la fulgurance de l’idée, de la parfaite syntaxe, de la concordance des temps, de l’exactitude des termes. C’est d’ailleurs peut-être d’une parfaite écriture de cette sorte que peut advenir la franchise associative – pensons à Proust – propre à l’analysant.
La première scène, édifiante pour le roman, mêle la tragédie à la trivialité en la métaphore, outrée – atténuée par le récit d’un amour, empreint comme chacun sait d’une certaine gravité –, d’un corps féminin en proie à la déraison et à l’ostentation. C’est de cela que le narrateur devra se départir dans la lutte qu’il mène pour vivre son histoire d’amour : comment raison garder dans la passion amoureuse sans exhiber l’excès – où l’on croit jouer sa vie (et où on la risque quelquefois) – des signes de ses propres affects ? La fin du récit en propose une réponse, implacable. Car en effet, tout dans cet immense petit roman est signe de quelque chose d’autre où toujours, ainsi qu’il en est dans le symptôme, quelque chose se montre et quelque chose échappe.

Nicolas Koreicho

[…] « Il est rare qu’un cataclysme se produise sans phénomènes avant-coureurs. L’attentat autrichien, l’orage du procès Caillaux répandaient une atmosphère irrespirable, propice à l’extravagance. Aussi, mon vrai souvenir de guerre précède la guerre.

Voici comment.

Nous nous moquions, mes frères et moi, d’un de nos voisins, bonhomme grotesque, nain à barbiche blanche et à capuchon, conseiller municipal, nommé Maréchaud. Tout le monde l’appelait le père Maréchaud. Bien que porte à porte, nous nous défendions de le saluer, ce dont il enrageait si fort qu’un jour, n’y tenant plus, il nous aborda sur la route et nous dit : « Eh bien ! on ne salue pas un conseiller municipal ! » Nous nous sauvâmes. À partir de cette impertinence, les hostilités furent déclarées. Mais que pouvait contre nous un conseiller municipal ? En revenant de l’école, et en y allant, mes frères tiraient sa sonnette, avec d’autant plus d’audace que le chien, qui pouvait avoir mon âge, n’était pas à craindre.

La veille du 14 juillet 1914, en allant à la rencontre de mes frères, quelle ne fut pas ma surprise de voir un attroupement devant la grille des Maréchaud. Quelques tilleuls élagués cachaient mal leur villa au fond du jardin. Depuis deux heures de l’après-midi, leur jeune bonne étant devenue folle se réfugiait sur le toit et refusait de descendre. Déjà les Maréchaud, épouvantés par le scandale, avaient clos leurs volets, si bien que le tragique de cette folle sur un toit s’augmentait de ce que la maison parût abandonnée. Des gens criaient, s’indignaient que ses maîtres ne fissent rien pour sauver cette malheureuse. Elle titubait sur les tuiles, sans, d’ailleurs, avoir l’air d’une ivrogne. J’eusse voulu pouvoir rester là toujours, mais notre bonne envoyée par ma mère vint nous rappeler au travail. Sans cela je serais privé de fête. Je partis la mort dans l’âme, et priant Dieu que la bonne fût encore sur le toit, lorsque j’irais chercher mon père à la gare.

Elle était à son poste, mais les rares passants revenaient de Paris, se dépêchaient pour rentrer dîner, et ne pas manquer le bal. Ils ne lui accordaient qu’une minute distraite.

Du reste, jusqu’ici, pour la bonne, il ne s’agissait encore que de répétition plus ou moins publique. Elle devait débuter le soir, selon l’usage, les girandoles lumineuses lui formant une véritable rampe. Il y avait à la fois celle de l’avenue et celles du jardin, car les Maréchaud, malgré leur absence feinte, n’avaient osé se dispenser d’illuminer, comme notables. Au fantastique de cette maison du crime, sur le toit de laquelle se promenait, comme sur un pont de navire pavoisé, une femme aux cheveux flottants, contribuait beaucoup la voix de cette femme : inhumaine, gutturale, d’une douceur qui donnait la chair de poule.

Les pompiers d’une petite commune étant des « volontaires », ils s’occupent tout le jour d’autre chose que de pompes. C’est le laitier, le pâtissier, le serrurier, qui, leur travail fini, viendront éteindre l’incendie, s’il ne s’est pas éteint de lui-même. Dès la mobilisation, nos pompiers formèrent en outre une sorte de milice mystérieuse faisant des patrouilles, des manœuvres, et des rondes de nuit. Ces braves arrivèrent enfin et fendirent la foule.

Une femme s’avança. C’était l’épouse d’un conseiller municipal, adversaire de Maréchaud, et qui depuis quelques minutes, s’apitoyait bruyamment sur la folle. Elle fit des recommandations au capitaine. « Essayez de la prendre par la douceur : elle en est tellement privée, la pauvre petite, dans cette maison, où on la bat. Surtout, si c’est la crainte d’être renvoyée, de se trouver sans place, qui la fait agir, dites-lui que je la prendrai chez moi. Je lui doublerai ses gages. »

Cette charité bruyante produisit un effet médiocre sur la foule. La dame l’ennuyait. On ne pensait qu’à la capture. Les pompiers, au nombre de six, escaladèrent la grille, cernèrent la maison, grimpant de tous les côtés. Mais à peine l’un d’eux apparut-il sur le toit, que la foule, comme les enfants à Guignol, se mit à vociférer, à prévenir la victime.

— Taisez-vous donc ! criait la dame, ce qui excitait les « En voilà un ! En voilà un ! » du public. À ces cris, la folle, s’armant de tuiles, en envoya une sur le casque du pompier parvenu au faîte. Les cinq autres redescendirent aussitôt.

Tandis que les tirs, les manèges, les baraques, place de la Mairie, se lamentaient de voir si peu de clientèle, une nuit où la recette devait être fructueuse, les plus hardis voyous escaladaient les murs et se pressaient sur la pelouse pour suivre la chasse. La folle disait des choses que j’ai oubliées, avec cette profonde mélancolie résignée que donne aux voix la certitude qu’on a raison, que tout le monde se trompe. Les voyous, qui préféraient ce spectacle à la foire, voulaient cependant combiner les plaisirs. Aussi, tremblants que la folle fût prise en leur absence, couraient-ils faire vite un tour de chevaux de bois. D’autres, plus sages, installés sur les branches des tilleuls, comme pour la revue de Vincennes, se contentaient d’allumer des feux de Bengale, des pétards.

On imagine l’angoisse du couple Maréchaud chez soi, enfermé au milieu de ce bruit et de ces lueurs.

Le conseiller municipal, époux de la dame charitable, grimpé sur le petit mur de la grille, improvisait un discours sur la couardise des propriétaires. On l’applaudit.

Croyant que c’était elle qu’on applaudissait, la folle saluait, un paquet de tuiles sous chaque bras, car elle en jetait une chaque fois que miroitait un casque. De sa voix inhumaine, elle remerciait qu’on l’eût enfin comprise. Je pensai à quelque fille, capitaine corsaire, restant seule sur son bateau qui sombre.

La foule se dispersait, un peu lasse. J’avais voulu rester avec mon père, tandis que ma mère, pour assouvir ce besoin de mal de cœur qu’ont les enfants, conduisait les siens de manège en montagnes russes. Certes, j’éprouvais cet étrange besoin plus vivement que mes frères. J’aimais que mon cœur batte vite et irrégulièrement. Ce spectacle, d’une poésie profonde, me satisfaisait davantage. « Comme tu es pâle », avait dit ma mère. Je trouvai le prétexte des feux de Bengale. Ils me donnaient, dis-je, une couleur verte.

— Je crains tout de même que cela l’impressionne trop, dit-elle à mon père.

— Oh, répondit-il, personne n’est plus insensible. Il peut regarder n’importe quoi, sauf un lapin qu’on écorche.

Mon père disait cela pour que je restasse. Mais il savait que ce spectacle me bouleversait. Je sentais qu’il le bouleversait aussi. Je lui demandai de me prendre sur ses épaules pour mieux voir. En réalité, j’allais m’évanouir, mes jambes ne me portaient plus.

Maintenant on ne comptait qu’une vingtaine de personnes. Nous entendîmes les clairons. C’était la retraite aux flambeaux.

Cent torches éclairaient soudain la folle, comme, après la lumière douce des rampes, le magnésium éclate pour photographier une nouvelle étoile. Alors, agitant ses mains en signe d’adieu, et croyant à la fin du monde, ou simplement, qu’on allait la prendre, elle se jeta du toit, brisa la marquise dans sa chute, avec un fracas épouvantable, pour venir s’aplatir sur les marches de pierre. Jusqu’ici j’avais essayé de supporter tout, bien que mes oreilles tintassent et que le cœur me manquât. Mais quand j’entendis des gens crier : « Elle vit encore », je tombai, sans connaissance, des épaules de mon père.

Revenu à moi, il m’entraîna au bord de la Marne. Nous y restâmes très tard, en silence, allongés dans l’herbe.

Au retour, je crus voir derrière la grille une silhouette blanche, le fantôme de la bonne ! C’était le père Maréchaud en bonnet de coton, contemplant les dégâts, sa marquise, ses tuiles, ses pelouses, ses massifs, ses marches couvertes de sang, son prestige détruit.

Si j’insiste sur un tel épisode, c’est qu’il fait comprendre mieux que tout autre l’étrange période de la guerre, et combien, plus que le pittoresque, me frappait la poésie des choses. » […]

Raymond Radiguet, Le Diable au corps

*sur des propos tenus par Radiguet trois jours avant sa mort et rapportés par Cocteau, car ni Cocteau, ni son père, ni sa mère, ni sa fiancée n’étaient présents à 5 heures du matin, à l’hôpital, le jour de sa mort.
Aucun doute malgré tout à avoir sur la relation (mais de quelle nature ?) de Cocteau avec Radiguet. Cependant, le très précoce Raymond avait la réputation bien établie d’un jeune homme à femmes, dandy d’intelligence et de singularité.

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La transmutation des sentiments – Le Temps retrouvé

Le Temps retrouvé – Marcel Proust (extrait)

Préface Nicolas Koreicho

« La transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenait intelligible, se montrait évident »
Marcel Proust

Albert Lynch – La Belle époque, 1890

Proust a, entre autres qualités littéraires, celle de nous proposer une manière, qui lui est toute personnelle, de transmutation (une transmutation est le fait qu’un corps change de substance, passant d’une « nature vile » à une « nature noble » – or, esprit, par exemple -, ceci grâce à des opérations techniques – alchimiques – et/ou spirituelles – initiatiques –, Riffard, Ésotérisme, 1983). Cette transmutation prend la forme dans le délié du texte proustien de la transformation, grâce à la précision et à la subtilité de son écriture – propre d’ailleurs à la poésie – d’une sensation, d’un sentiment ou d’un affect, d’apparence triviale (mais les neurologues savent à quel point l’olfaction demeure, par exemple, et peut-être à jamais, au fond de la mémoire) en élaboration intellectuelle. La plus célèbre en est certainement l’épisode de « la petite madeleine ».
Il en est ainsi de certains personnages et de ce que ces personnages et leurs actions font éprouver au narrateur.
Il est une autre forme de transmutation, cette fois propre à la sensibilité de l’artiste Marcel Proust, qui fait que c’est jusqu’au plomb de l’abjection, de la médiocrité ou de la malhonnêteté de certaines personnes ou bien la nature immédiate, qui peuvent, par le truchement de la correspondance qu’établit l’artiste, être transformées en l’or puissant d’une observation conséquente, provînt-elle d’un vil sujet, en une élégante équation, vérité, loi ou généralité utile.
Ceci ne pourrait représenter qu’un fin exercice intellectuel. Cependant, chez l’écrivain, cela prend la forme très aboutie d’une auto-analyse didactique et d’un exercice de distanciation, c’est-à-dire d’un point de vue sur une œuvre, fût-elle la sienne. Pour cela, l’auteur, j’allais dire l’analyste, est susceptible de se placer au-dessus des méandres de son écriture pour apercevoir et en comprendre l’idée générale, celle qui dessinera une logique de vérité. A cet égard, Proust a sans doute dessiné plus que tout autre une écriture de la conséquence, qu’avec une certaine modestie il appelle simplement une œuvre d’art.

Nicolas Koreicho

 » Il n’est pas certain que, pour créer une œuvre littéraire, l’imagination et la sensibilité ne soient pas des qualités interchangeables et que la seconde ne puisse pas sans grand inconvénient être substituée à la première, comme des gens dont l’estomac est incapable de digérer chargent de cette fonction leur intestin. Un homme né sensible et qui n’aurait pas d’imagination pourrait malgré cela écrire des romans admirables. La souffrance que les autres lui causeraient, ses efforts pour la prévenir, les conflits qu’elle et la seconde personne cruelle créeraient, tout cela, interprété par l’intelligence, pourrait faire la matière d’un livre non seulement aussi beau que s’il était imaginé, inventé, mais encore aussi extérieur à la rêverie de l’auteur s’il avait été livré à lui-même et heureux, aussi surprenant pour lui-même, aussi accidentel qu’un caprice fortuit de l’imagination.
Les êtres les plus bêtes, par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. À cause de ce genre d’observations le vulgaire croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l’artiste voit une belle généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne observée que le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez fréquent de la circulation ; aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il n’est méchant : quand il s’agit de ses propres passions, tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu’elles causent. Sans doute, quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux aimé qu’il nous louât, et surtout quand une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerions-nous pas pour qu’il en fût autrement ! Mais le ressentiment de l’affront, les douleurs de l’abandon auraient alors été les terres que nous n’aurions jamais connues, et dont la découverte, si pénible qu’elle soit à l’homme, devient précieuse pour l’artiste. Aussi les méchants et les ingrats, malgré lui, malgré eux, figurent dans son œuvre. Le pamphlétaire associe involontairement à sa gloire la canaille qu’il a flétrie. On peut reconnaître dans toute œuvre d’art ceux que l’artiste a le plus haïs et, hélas, même celles qu’il a le plus aimées. Elles-mêmes n’ont fait que poser pour l’écrivain dans le moment même où bien contre son gré elles le faisaient le plus souffrir. Quand j’aimais Albertine, je m’étais bien rendu compte qu’elle ne m’aimait pas, et j’avais été obligé de me résigner à ce qu’elle me fit seulement connaître ce que c’est qu’éprouver de la souffrance, de l’amour, et même, au commencement, du bonheur.
Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés peut-être par une autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d’une façon générale, qu’écrire, est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont l’accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l’exercice, la sueur, le bain. À vrai dire, contre cela je me révoltais un peu. J’avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l’art, j’avais beau, d’autre part, n’être pas plus capable de l’effort de souvenir qu’il m’eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand-mère, je me demandais si tout de même une œuvre d’art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand-mère que j’avais, avec tant d’indifférence, vue agoniser et mourir près de moi ! Ô puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures, abandonné de tous, avant de mourir ! D’ailleurs, j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi. Il était triste pour moi de penser que mon amour auquel j’avais tant tenu, serait, dans mon livre, si dégagé d’un être que des lecteurs divers l’appliqueraient exactement à ce qu’ils avaient éprouvé pour d’autres femmes. Mais devais-je me scandaliser de cette infidélité posthume et que tel ou tel pût donner comme objet à mes sentiments des femmes inconnues, quand cette infidélité, cette division de l’amour entre plusieurs êtres, avait commencé de mon vivant et avant même que j’écrivisse ? J’avais bien souffert successivement pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, pour Albertine. Successivement aussi je les avais oubliées, et seul mon amour dédié à des êtres différents avait été durable. La profanation d’un de mes souvenirs par des lecteurs inconnus, je l’avais consommée avant eux. Je n’étais pas loin de me faire horreur, comme se le ferait peut-être à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des hostilités se seraient poursuivies, et à qui seul aurait servi une guerre où tant de nobles victimes auraient souffert et succombé, sans même savoir (ce qui pour ma grand-mère du moins eût été une telle récompense) l’issue de la lutte. Et ma seule consolation qu’elle ne sût pas que je me mettais enfin à l’œuvre était que (tel est le lot des morts) si elle ne pouvait jouir de mon progrès, elle avait cessé depuis longtemps d’avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée, qui avaient été une telle souffrance pour elle. Et certes il n’y aurait pas que ma grand-mère, pas qu’Albertine, mais bien d’autres encore dont j’avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu’en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus ; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. Parfois au contraire on se souvient très bien du nom, mais sans savoir si quelque chose de l’être qui le porta survit dans ces pages. Cette jeune fille aux prunelles profondément enfoncées, à la voix traînante, est-elle ici ? Et si elle y repose en effet, dans quelle partie, on ne sait plus, et comment trouver sous les fleurs ? Mais puisque nous vivons loin des êtres individuels, puisque nos sentiments les plus forts, comme avait été mon amour pour ma grand-mère, pour Albertine, au bout de quelques années nous ne les connaissons plus, puisqu’ils ne sont plus pour nous qu’un mot incompris, puisque nous pouvons parler de ces morts avec les gens du monde chez qui nous avons encore plaisir à nous trouver quand tout ce que nous aimions pourtant est mort, alors s’il est un moyen pour nous d’apprendre à comprendre ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l’employer, fallût-il pour cela les transcrire d’abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes ? Même cette loi du changement qui nous a rendu ces mots inintelligibles, si nous parvenons à l’expliquer, notre infirmité ne devient-elle pas une force nouvelle ?
D’ailleurs, l’œuvre à laquelle nos chagrins ont collaboré peut être interprétée pour notre avenir à la fois comme un signe néfaste de souffrance et comme un signe heureux de consolation. En effet si on dit que les amours, les chagrins du poète lui ont servi, l’ont aidé à construire son œuvre, si les inconnues qui s’en doutaient le moins, l’une par une méchanceté, l’autre par une raillerie, ont apporté chacune leur pierre pour l’édification du monument qu’elles ne verront pas, on ne songe pas assez que la vie de l’écrivain n’est pas terminée avec cette œuvre, que la même nature qui lui a fait avoir telles souffrances, lesquelles sont entrées dans son œuvre, cette nature continuera de vivre après l’œuvre terminée, lui fera aimer d’autres femmes dans des conditions qui seraient pareilles, si ne les faisait légèrement dévier tout ce que le temps modifie dans les circonstances, dans le sujet lui-même, dans son appétit d’amour et dans sa résistance à la douleur. À ce premier point de vue l’œuvre doit être considérée seulement comme un amour malheureux qui en présage fatalement d’autres et qui fera que la vie ressemblera à l’œuvre, que le poète n’aura presque plus besoin d’écrire, tant il pourra trouver dans ce qu’il a écrit la figure anticipée de ce qui arrivera. Ainsi mon amour pour Albertine, tant qu’il en différât, était déjà inscrit dans mon amour pour Gilberte, au milieu des jours heureux duquel j’avais entendu pour la première fois prononcer le nom et faire le portrait d’Albertine par sa tante, sans me douter que ce germe insignifiant se développerait et s’étendrait un jour sur toute ma vie.
Mais à un autre point de vue, l’œuvre est signe de bonheur, parce qu’elle nous apprend que dans tout amour le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. En effet, comme je devais l’expérimenter par la suite, même au moment où l’on aime et où on souffre, si la vocation s’est enfin réalisée dans les heures où on travaille on sent si bien l’être qu’on aime se dissoudre dans une réalité plus vaste qu’on arrive à l’oublier par instants et qu’on ne souffre plus de son amour en travaillant que comme de quelque mal purement physique où l’être aimé n’est pour rien, comme d’une sorte de maladie de cœur. Il est vrai que c’est une question d’instant et que l’effet semble être le contraire, si le travail vient un peu plus tard. Car les êtres qui, par leur méchanceté, leur nullité, étaient arrivés malgré nous à détruire nos illusions, s’étaient réduits eux-mêmes à rien et séparés de la chimère amoureuse que nous nous étions forgée, si alors nous nous mettons à travailler, notre âme les élève de nouveau, les identifie, pour les besoins de notre analyse de nous-même, à des êtres qui nous auraient aimé, et dans ce cas la littérature, recommençant le travail défait de l’illusion amoureuse, donne une sorte de survie à des sentiments qui n’existaient plus. Certes nous sommes obligé de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte, qui fait de tous les copartageants de notre peine, et qui n’est même pas exempte d’une certaine joie. Là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue, car s’il n’est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d’une souffrance, ne fût-ce qu’en en tirant les conséquences qu’elle comporte. L’intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue.
Aussi fallait-il me résigner, puisque rien ne peut durer qu’en devenant général et si l’esprit meurt à soi-même, à l’idée que même les êtres qui furent le plus chers à l’écrivain n’ont fait en fin de compte que poser pour lui comme chez les peintres.
Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l’état d’ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l’étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps*. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d’eux, car ils ne durent pas très longtemps : c’est qu’on se console, ou bien, quand ils sont trop forts, si le cœur n’est plus très solide, on meurt. Car le bonheur seul est salutaire pour le corps ; mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. D’ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu’il n’en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l’habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l’indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n’est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. À chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saillit, développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven, de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s’il n’y avait la souffrance du cœur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces, puisque l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus d’elle, comme un pavillon, la permanence visible d’une image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance spirituelle qu’il nous apporte ; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s’en détache vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d’autres plus doués n’ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s’ajouter à notre œuvre. Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble que l’élément premier ce soit l’idée, et le chagrin, seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d’abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de suite des joies.
Ces réflexions me faisaient trouver un sens plus fort et plus exact à la vérité que j’ai souvent pressentie, notamment quand Mme de Cambremer se demandait comment je pouvais délaisser pour Albertine un homme remarquable comme Elstir. Même au point de vue intellectuel je sentais qu’elle avait tort, mais je ne savais pas ce qu’elle méconnaissait : c’était les leçons avec lesquelles on fait son apprentissage d’homme de lettres. La valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce qu’il s’agit de faire sortir, d’amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c’est-à-dire les passions, les sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin, qui nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu’un homme supérieur qui nous intéresse. Il reste à savoir, selon le plan où nous vivons, si nous trouvons que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la femme heureuse d’avoir fait souffrir n’aurait guère pu comprendre. En tout cas ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long travail. Que l’intelligence commence son ouvrage, en cours de route surviendront bien assez de chagrins qui se chargeront de le finir. Quant au bonheur, il n’a presque qu’une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d’attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s’appelle le malheur. Si l’on n’avait pas été heureux, ne fût-ce que par l’espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit.
Et plus qu’au peintre, à l’écrivain, pour obtenir du volume et de la consistance, de la généralité, de la réalité littéraire, comme il lui faut beaucoup d’églises vues pour en peindre une seule, il lui faut aussi beaucoup d’êtres pour un seul sentiment. Car si l’art est long et la vie courte, on peut dire en revanche que, si l’inspiration est courte, les sentiments qu’elle doit peindre ne sont pas beaucoup plus longs**. Quand elle renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il faut continuer à le peindre d’après une autre, et si c’est une trahison pour l’être, littérairement, grâce à la similitude de nos sentiments, qui fait qu’une œuvre est à la fois le souvenir de nos amours passées et la prophétie de nos amours nouvelles, il n’y a pas grand inconvénient à ces substitutions. C’est une des causes de la vanité des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car une œuvre, même de confession directe, est pour le moins intercalée entre plusieurs épisodes de la vie de l’auteur, ceux antérieurs qui l’ont inspirée, ceux postérieurs, qui ne lui ressemblent pas moins, les amours suivantes, leurs particularités étant calquées sur les précédentes. Car à l’être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèle qu’à nous-même, et nous l’oublions tôt ou tard pour pouvoir – puisque c’est un des traits de nous-même – recommencer d’aimer. Tout au plus à cet amour celle que nous avons tant aimée a-t-elle ajouté une forme particulière, qui nous fera lui être fidèle même dans l’infidélité. Nous aurons besoin avec la femme suivante des mêmes promenades du matin ou de la reconduire de même le soir, ou de lui donner cent fois trop d’argent. (Une chose curieuse que cette circulation de l’argent que nous donnons à des femmes, qui à cause de cela nous rendent malheureux, c’est-à-dire nous permettent d’écrire des livres – on peut presque dire que les œuvres, comme dans les puits artésiens, montent d’autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur.) Ces substitutions ajoutent à l’œuvre quelque chose de désintéressé, de plus général, qui est aussi une leçon austère que ce n’est pas aux êtres que nous devons nous attacher, que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont par conséquent susceptibles d’expression, mais les idées. Encore faut-il se hâter et ne pas perdre de temps pendant qu’on a à sa disposition ces modèles ; car ceux qui posent pour le bonheur n’ont généralement pas beaucoup de séances à donner, ni hélas, puisqu’elle aussi, elle passe si vite, ceux qui posent la douleur. D’ailleurs, même quand elle ne fournit pas en nous la découvrant la matière de notre œuvre, elle nous est utile en nous y incitant. L’imagination, la pensée peuvent être des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche. Et les êtres qui posent pour nous la douleur nous accordent des séances si fréquentes, dans cet atelier où nous n’allons que dans ces périodes-là et qui est à l’intérieur de nous-même ! Ces périodes-là sont comme une image de notre vie avec ses diverses douleurs. Car elles aussi en contiennent de différentes, et au moment où on croyait que c’était calmé, une nouvelle. Une nouvelle dans tous les sens du mot : peut-être parce que ces situations imprévues nous forcent à entrer plus profondément en contact avec nous-même, ces dilemmes douloureux que l’amour nous pose à tout instant, nous instruisent, nous découvrent successivement la matière dont nous sommes fait. Aussi quand Françoise, voyant Albertine entrer par toutes les portes ouvertes chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j’avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : « Ah ! si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur ! » j’avais peut-être tort de trouver qu’elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine m’avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu’un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais tout de même, quand un être est si mal conformé (et peut-être dans la nature cet être est-il l’homme) qu’il ne puisse aimer sans souffrir, et qu’il faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie d’un tel être finit par être bien lassante. Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. L’idée de la souffrance préalable s’associe à l’idée du travail, on a peur de chaque nouvelle oeuvre en pensant aux douleurs qu’il faudra supporter d’abord pour l’imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance, à la mort.
Pourtant si cela me révoltait un peu, encore fallait-il prendre garde que bien souvent nous n’avons pas joué avec la vie, profité des êtres pour les livres mais tout le contraire. Le cas de Werther, si noble, n’était pas, hélas, le mien. Sans croire un instant à l’amour d’Albertine, j’avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m’étais ruiné, j’avais détruit ma santé pour elle. Quand il s’agit d’écrire on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n’est pas vérité. Mais tant qu’il ne s’agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges. Il est vrai que c’est de la gangue de ces mensonges-là que (si l’âge est passé d’être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité. Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches qu’elles doivent être l’une de l’autre, l’heure de la vérité a sonné avant l’heure de la mort !
De ma vie passée je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner la leçon d’idéalisme dont j’allais profiter aujourd’hui. Mes rencontres avec M. de Charlus, par exemple, ne m’avaient-elles pas, même avant que sa germanophilie me donnât la même leçon, permis, mieux encore que mon amour pour Mme de Guermantes ou pour Albertine, que l’amour de Saint-Loup pour Rachel, de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée ; vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que celui, déjà si instructif, de l’amour. Celui-ci nous montre la beauté fuyant la femme que nous n’aimons plus et venant résider dans le visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même aurait pu, pourra un jour déplaire ; mais il est encore plus frappant de la voir, obtenant tous les hommages d’un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette d’un contrôleur d’omnibus. Mon étonnement, à chaque fois que j’avais revu aux Champs-Élysées, dans la rue, sur la plage, le visage de Gilberte, de Mme de Guermantes, d’Albertine, ne prouvait-il pas combien un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l’impression avec laquelle il a coïncidé d’abord et de laquelle il s’éloigne de plus en plus ?
L’écrivain ne doit pas s’offenser que l’inverti donne à ses héroïnes un visage masculin. Cette particularité un peu aberrante permet seule à l’inverti de donner ensuite à ce qu’il lit toute sa généralité. Racine avait été obligé, pour lui donner ensuite toute sa valeur universelle, de faire un instant de la Phèdre antique une janséniste ; de même, si M. de Charlus n’avait pas donné à l’« infidèle » sur qui Musset pleure dans La Nuit d’octobre ou dans Le Souvenir le visage de Morel, il n’aurait ni pleuré, ni compris, puisque c’était par cette seule voie, étroite et détournée, qu’il avait accès aux vérités de l’amour. L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : « mon lecteur ». En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur. De plus, le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf, et ne lui présenter ainsi qu’un verre trouble avec lequel il ne pourra pas lire. Mais d’autres particularités (comme l’inversion) peuvent faire que le lecteur a besoin de lire d’une certaine façon pour bien lire ; l’auteur n’a pas à s’en offenser, mais au contraire à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : « Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre. »

* En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n’avions pas de rivaux, le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n’en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie.

** Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d’intervalle qui les écrit.

Marcel ProustA la recherche du temps perdu – Le Temps retrouvé

Le Temps retrouvé : https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Temps_retrouv%C3%A9

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La Marche nuptiale

Georges Brassens

Farm with ox cart – Hugo Mühlig

Postface : Nicolas Koreicho

Mariage d’amour, mariage d’argent,
J’ai vu se marier toutes sortes de gens :
Des gens de basse source et des grands de la terre,
Des prétendus coiffeurs, des soi-disant notaires…

Quand même je vivrais jusqu’à la fin des temps,
Je garderais toujours le souvenir content
Du jour de pauvre noce où mon père et ma mère
S’allèrent marier devant Monsieur le Maire.

C’est dans un char à bœufs, s’il faut parler bien franc,
Poussé par les amis, tiré par les parents,
Que les vieux amoureux firent leurs épousailles
Après longtemps d’amour, longtemps de fiançailles.

Cortège nuptial hors de l’ordre courant,
La foule nous couvait d’un œil protubérant :
Nous étions contemplés par le monde futile
Qui n’avait jamais vu de noce de ce style.

Voici le vent qui souffle emportant, crève-cœur !
Le chapeau de mon père et les enfants de chœur…
Voici la pluie qui tombe en pesant bien ses gouttes,
Comme pour empêcher la noces, coûte que coûte.

Je n’oublierai jamais la mariée en pleurs
Berçant comme une poupée son gros bouquet de fleurs…
Moi, pour la consoler, moi, de toute ma morgue,
Sur mon harmonica jouant les grandes orgues.

Tous les garçons d’honneur, montrant le poing aux nues,
Criaient : « Par Jupiter, la noce continue ! »
Par les hommes décriés, par les dieux contrariés,
La noce continue et Vive la mariée !

Quand même je vivrais jusqu’à la fin des temps,
Je garderais toujours le souvenir content
Du jour de pauvre noce où mon père et ma mère
S’allèrent marier devant Monsieur le Maire.

Auteur : Georges Brassens 1972
Copyright : Universal Music Publishing Group

Postface – Nicolas Koreicho
Un mariage et un enterrement.
Le poème sonne comme une union, en tout cas l’affirmation d’une union (devant Monsieur le Maire : Surmoi transcendant le sexe, du sieur et de la mère), mais aussi comme un deuil (après longtemps de fiançailles).
Il émane de ces vers une sorte d’ironie – de prétendus, de soi-disant –, si ce n’était l’emploi d’un ton plutôt doucereux qui la teinte d’une certaine amertume. Mais au fond, ces deux sentiments ne sont-ils pas parents ?
Si le texte est parsemé de vocables associés à la mort, à la déceptivité, son champ lexical ressortit d’une sémantique de courage, non seulement d’acceptation, mais d’actions de grâce et d’affirmation de soi. Le narrateur veut consoler, mettre en musique, invoquant les Dieux.
Gravité du ton, des images, originalité d’un cortège nimbé d’un style tout particulier, la marche nuptiale imprègne d’images surmoïques viriles et combattantes la curieuse cérémonie.
Le témoin semble se trouver confronté à une épreuve dont il va se sortir non seulement avec dignité, mais aussi dans une forme de résignation qui le fera être plus fort, dans le témoignage et le souvenir. L’idée de l’enfant de la consolation, « la mariée en pleurs berçant comme une poupée son gros bouquet de fleurs », s’inverse dans l’évocation qui suit et c’est le fils qui console la mère : « de toute ma morgue, sur mon harmonica jouant les grandes orgues ».
Qu’on ne s’y trompe pas. Car outre la perte des illusions du jeune homme sur la nature de certaines unions de cette terre, c’est la mort de l’enfance – de l’amour inconditionnel sans doute de la mère, de celui, négligeant sa personne peut-être du père – dont il synthétise le deuil.
Il faut compter sur la bonté répartissant cet amour qui finalement se dispense, différent de nature, sur les deux parents – sorte de résolution œdipienne –, certes épuisé par l’épreuve, mais y ayant gagné en générosité. En ce sens, ce poème est une réconciliation.
La conjugaison lucide en un mariage arrangé de la nécessité d’en prendre acte et de le célébrer subsume le chagrin, lequel va avec le renoncement amoureux lorsqu’il place le fils dans l’acceptation avec hauteur et consomption du faux semblant d’un couple sans idéal, certes, mais nonobstant d’un couple nanti en fin de compte d’une forme de bénédiction.
Ce texte est une ode à l’acceptation et au renoncement de l’amour que le jeune homme pouvait attendre, malgré tout, de lui-même et de la mère et du père, ce qu’il observe de bonne grâce.

NK

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La question des limites en psychanalyse

Nicolas Koreicho – Octobre 2021

La question des limites : présentation, mise en perspective

L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? Dans la perversion (qui est le régime du plaisir textuel) il n’y a pas de “ zones érogènes ” (expression au reste assez casse-pieds) ; c’est l’intermittence, comme l’a bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition-disparition.
Roland Barthes – Le plaisir du texte

Jules Breton, L’arc-en-ciel au-dessus de Courrières, 1855, Musée de la ville de Paris, Petit Musée.

Sommaire

  • Préambule
  • Des univers
  • Inscription des traumatismes sur l’ADN
  • Limites exclues de l’inconscient
  • Vif du sujet : étymologies et origines
  • Limites et talent

Préambule

Sans limites, aucune vie n’est possible. Que ce soit dans la vie sociale, limitée par l’un, par l’autre – c’est parce qu’il y a un code de la route, avec pour l’un des sens interdits, et pour l’autre des invitations à rouler – que la conduite est possible ; dans la vie organique, limitée par l’organisation des organes au premier rang desquels la peau ; dans la vie psychique, notre intérêt principal de cette année, limitée entre autres par la perception, la mémoire, la temporalité, le langage (catégories communes à la psychanalyse, la psychopathologie et la neurologie) – le rôle princeps du psychisme étant de contribuer à l’adaptation de la personne aux environnements vers lesquels elle doit tendre -, les limites sont partout tout le temps, mais les liens, les passages pertinents idoines, existent cependant : les affects, les souvenirs, les symptômes, les rêves, les fantasmes…

Nous allons cette saison explorer les attendus des limites, dans, contre et par les univers qui constituent, de près ou de loin, les rapports – sortes de ponts – avec nos inconscients.

Des univers

A propos de la question de l’univers comme ensemble cohérent, logique, Albert Einstein, en 1915, fait paraître une théorie nouvelle de la gravitation (sur la relativité générale) qui prend en compte un univers global, non limité par la physique des objets qui s’y trouvent. L’univers devient alors un ensemble, avec ses propres règles de fonctionnement, différent des objets qui le constituent, échappant singulièrement aux limites de ses objets constitutifs. Ce que l’on nomme aujourd’hui univers, c’est l’espace-temps, notion difficile à appréhender car polysémique, en interaction dynamique, mobile avec les objets qui le constituent et qui le déforment.
Voici une façon métaphorique de signifier qu’il existe des influences réciproques exercées par le général et par le particulier. Que pouvons-nous inférer de cette métaphore concernant la personnalité.
Dire d’abord que la personnalité n’est pas réductible à ses symptômes, non plus que l’ensemble des symptômes ne constituent la personnalité. Par ailleurs, et si vous me permettez de filer un peu plus avant la métaphore de la relativité, symptômes et personnalité sont mobiles et les limites entre les deux doivent s’ajuster sans cesse, à plus forte raison dans l’interprétation.
Un peu plus loin encore dans la métaphore, la dernière théorie de l’univers, la théorie des ensembles causaux – montre que la théorie de la relativité générale présente certaines lacunes. Il se trouve que cette dernière ne produit pas de résultats cohérents dans son application à au moins deux topos particuliers, à savoir, d’une part, le coeur des trous noirs et, d’autre part, le commencement de l’univers. Ces régions, qu’on appelle aussi singularités, sont des points de l’espace-temps où les lois actuelles de la physique ne fonctionnent pas. Au sein de ces deux singularités, la gravité devient notamment extrêmement forte à de très petites échelles de longueur et dès lors, l’application exacte de la théorie des ensembles causaux reviendrait au fait simple d’appréhension que l’univers a toujours existé. Ceci nous intéresse dans la mesure où certaines problématiques psychiques se transmettent, d’une part, ce qui implique mutatis mutandis qu’une forme d’équivalence, de continuité conditionne la nature des liens intrapsychiques, et d’autre part, sur un autre plan, que le symptôme ne dépend pas toujours, loin s’en faut, d’un trauma initial, bien cerné, bien limité. Il en est ainsi de la marque de l’expérience, infantile en particulier, en chacun.

« Nous ne fabriquons pas nos enfants, ils se fabriquent à travers nous, ils demandent amour, patience, fermeté parfois, mais la pièce de théâtre n’est jamais jouée de la même manière. »
Julien Cohen-Solal

Inscription des traumatismes sur l’ADN

Les traumatismes, les expériences, les événements s’inscrivent sur l’ADN des cellules, constituant ainsi une sorte de mémoire physico-chimique. Par suite, l’expression des gènes impliqués dans les divers circuits neuronaux est influencée, voire modifiée par ces différents traumatismes, expériences, événements. C’est ce que l’on appelle l’épigénétique. Ces inscriptions complexes (méthylation, compaction, ouverture, petits ARN non codants…), épigénétiques, sont proportionnellement plus nombreuses et marquées si les traumatismes, les expériences, les événements ont été plus précoces ou plus violents. Ces modifications épigénétiques sont lisibles en imagerie dans certains états de stress. Elles sont possiblement transmissibles à la descendance et reproductibles d’un sujet à l’autre dans des proportions que l’on ignore encore.

Voilà ce qu’il en est des limites de l’expérience dans la matérialité des systèmes neuronaux, mais non dans la mémoire et dans l’activité pulsionnelle, qui elle, paraît illimitée. Ainsi en est-il du Ça.

Limites exclues de l’inconscient

– Pour l’inconscient qui, de la même manière, ne connaît ni temporalité ni contradiction, à tout le moins dans ses possibles expressions toujours figurées, travesties, élaborées secondairement, les limites sont celles imposées par la réalité. En effet, il est impossible d’appréhender sans difficulté les limites du Ça, du Moi, du Surmoi dans l’organisation psychique du sujet, hormis par l’intermédiaire de tentatives de schématisation. Sans la réalité, le désir, comme chacun le sait compte tenu de l’infinité des perversions existante, imposerait la loi du sang, du meurtre et de l’inceste. C’est le refoulement de ces motions de désir – ou de jouissance – qui nous permet d’être des névrosés plus ou moins supportables.

« C’est la partie la plus obscure, la plus impénétrable de notre personnalité. [territoire de] Chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. Il s’emplit d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté générale ; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Le ça ne connaît et ne supporte pas la contradiction. On n’y trouve aucun signe d’écoulement du temps. »

Sigmund Freud

L’étude et l’analyse pendant la cure et la thérapie des différents interdits (avec leurs devenirs ersatiques que sont les souvenirs, les rêves, les fantasmes) permet de les repérer et d’y revenir. Les repérer afin de prendre toute la mesure des relations que l’on entretient avec nos congénères, y revenir afin de neutraliser la nocivité de ces tendances sur notre vie narcissique, avec nous-même, et sur notre vie œdipienne, avec les autres, l’idée directrice étant que l’on puisse éviter de mélanger les sentiments actuels avec les affects du passé.

C’est même en rétablissant les liens de l’actuel, plus ou moins pathologique, avec le passé qu’il est possible d’avancer dans le travail analytique et thérapeutique, pour soi et pour l’autre.

Vif du sujet : étymologies et origines

En considérant l’étymologie des interdits, des limites, des règles, on comprend à quel point ces trois notions ont leurs fondations dans le réel le plus matériel.
On s’aperçoit d’abord que l’interdit, du latin interdicere, qui appartient au vocabulaire juridique, et qui intime de défendre quelque chose à quelqu’un, signifie placer « au ban de la société », bannir, ôter « le droit de cité ».
De la sorte, les limites sont définies par les exclusions hors de la cité, et imposent des frontières, c’est-à-dire des limites, de limites, ce qui borne un terrain, un territoire, chemin bordant un domaine, sentier entre deux champs.

Dès lors, pour qu’interdits et limites trouvent leur place dans une configuration d’abord physique, matérielle disions-nous, puis morale et psychique, il est nécessaire d’édicter des règles, du latin regula, « règle servant à mettre droit, étalon servant à juger, bâton droit, barre, latte », c’est-à-dire l’édiction des «  bonnes mesures, de principes, de maximes susceptibles de diriger notre conduite » à travers une « prescription fondée sur l’usage, les conventions, à laquelle il convient de se conformer en certaines circonstances » (Pascal, Pensées).

Ces interdits, limites et règles sont dicibles, selon plusieurs points de vue, mais à coup sûr toujours possiblement liées dans un langage, fût-il symbolique, figuré, propre quelquefois, mais langage toujours à trouver et descriptible, qu’il soit construit sur un monologue, un dialogue, une relation.

« Il n’est pas de savoir sans discours. »
Jacques Lacan

Limites et Loi symbolique

Puisque les limites sont entre autres les conséquences des interdits et que, pour être édifiées elles nécessitent des règles, nous pouvons admettre que les limites ont besoin d’être libres encore de tout totalitarisme langagier – « La langue est fasciste » disait Barthes*- c’est-à-dire en se référant à une origine non langagière des interdits, des limites, des règles, mais bien plutôt une origine symbolique.
– A partir des règles et des interdits, les limites seront donc alors structurées par des repères : au premier rang desquels ceux dont témoigne la Loi symbolique, savoir :

la Proscription du meurtre et de l’inceste, c’est-à-dire l’interdit du crime,
la Verbalisation avec la nomination de la parenté, c’est-à-dire le respect de la différence des générations et des places,
la Prohibition, avec l’amoralité du vol, du viol, de l’abus de pouvoir, c’est-à-dire la mise à distance de la pulsion de mort,
la Prescription, avec le respect de la différence des sexes et des rôles, c’est-à-dire la possibilité de l’individuation par la génitalité.

Ces repères, lorsqu’ils sont ignorés, donnent lieu non seulement à des transgressions manifestes, plus ou moins prises en compte par la loi des hommes, mais, pour ce qui nous occupe, si ces repères ne trouvent pas d’origine sur le plan des contenus latents, ces repères ignorés donnent libre cours au développement de psychopathologies, éclairées dans la sublimation des œuvres d’artistes, d’écrivains, de mainte manière.

« J’ai, pour me guérir du jugement des autres, toute la distance qui me sépare de moi »
Antonin Artaud

Limites et talent

Comme nous le disions en liminaire, les limites sont partout tout le temps, mais les liens, les passages, existent cependant. Ce sont les affects, les souvenirs, les symptômes, les rêves, les fantasmes… Ils vont dépendre dans une large mesure du fait que les facultés d’un sujet, ses talents (étym. Wallon, dalant, désir, besoin ; provençal talen, talant, talan, désir, volonté ; espagnol et italien talento, sens identique ; du latin talentum, du grec τάλαντον, sorte de poids, balance. Τάλαντον se rapporte à τλάω, tollere, racine sanscrite tul, soulever, peser. Le sens étymologique est un poids) ne sont pas calibrés, ne sont pas identiques.

Il s’ensuit l’importance que l’on doit donner à l’interprétation personnelle du sujet et de son intentionnalité, éventuellement souple et mobile, en tout cas dynamique. Ceci étant fonction de l’histoire personnelle du sujet et de sa singularité, eu égard aux événements, à sa généalogie, sa place, sa position, sa posture, sa responsabilité (on parle aujourd’hui d’éthique de la responsabilité), nous pouvons admettre que la considération du concept de limite doit être inspirée évidemment par la constitution personnelle du sujet et par la nature de sa relation à autrui et au monde, mais aussi par ses buts, ses idéaux, cela incluant en tout premier lieu la délimitation de ses possibles.

Nicolas Koreicho – Octobre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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Le couple en psychanalyse – Fusion – Confusion – Défusion

Nicolas Koreicho – Janvier 2014

Jean-Antoine Watteau – L’Amant anxieux, 1719

« Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompés en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois ; mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. »
Alfred de Musset – On ne badine pas avec l’amour

Les motions pulsionnelles originelles

Les motions pulsionnelles originelles doivent satisfaire les besoins d’une dépendance absolue du nourrisson. Union d’éléments distincts en un tout homogène, la fusion est la relation biologique puis affective obligée au cours de laquelle un individu est dans l’impossibilité de se différencier de l’autre.
Après la naissance cette symbiose se poursuit par l’allaitement qui continue à rendre dépendant le bébé de sa mère.
La relation fusionnelle passe également par les soins que prodigue la mère à son enfant (Cf. Winnicott).
C’est la période du narcissisme primaire (désigne un état précoce où l’enfant investit sa libido sur lui-même. L’archétype en est la vie intra-utérine).

Le rôle de l’autre revêt néanmoins une fonction fondamentale pour l’ontogénèse du sujet.
Le fœtus puis le nourrisson se construit en intra-subjectivité et en intersubjectivité, deux conditions du développement (corporel, affectif, cognitif, personnel, culturel, relationnel) qui sont liées.
Cette construction est permise par le jeu des émotions et des compétences précoces eu égard au narcissisme secondaire (désigne le retournement sur le moi de la libido, retirée de ses investissements objectaux) et à la relation d’objet.
Dans la relation d’objet, le rôle de l’autre entraîne vers toujours plus d’indépendance, les besoins devenant de plus en plus individuels, précis, différenciés, en direction de la mère et du père puis concernant les éducateurs, la fratrie, les grands-parents, la parentèle, les semblables, l’autre sexe, l’étranger, les autres.
Rappelons-nous que le sujet se construit par identifications successives et par les dépassements logiques de ces identifications (par les conséquences des séparations), en particulier sur le plan psycho-affectif.
Ce sont ces allers et retours entre narcissisme (secondaire) et relation d’objet, allers et retours entre soi et l’autre, qui permettent à la personne d’advenir petit à petit à l’indépendance.
L’alternance d’allers vers l’objet et de retours vers soi permet l’apprentissage de la séparation, condition sine qua non du développement de la personne susceptible de devenir pour autrui un autre digne de ce nom.

Les motions pulsionnelles, donc, propres à satisfaire les besoins fondamentaux, entre autres à l’origine de la tendance à vouloir faire couple (copuler), pour la sauvegarde de l’espèce, grâce aux juxtapositions des pulsions de vie (p. sexuelles, p. d’autoconservation, p. du moi), ces motions doivent s’assouplir suffisamment pour se déplacer à l’intérieur du désir d’une personne pour une autre dans l’intra- et l’intersubjectivité.
Elles doivent aussi pouvoir changer d’objet si l’autre du couple ne convient pas, de manière partielle ou radicale, de manière temporaire ou définitive.
Cependant, ces motions doivent s’adapter, plus qu’à l’autre, à son propre désir. C’est le jeu dialectique entre son propre désir et le désir de l’autre qui rendent le couple possible. Quelquefois ça ne marche pas et on s’obstine. Pourquoi ? Pour répéter une impossibilité ancienne et, ainsi, la neutraliser, pour comprendre cette impossibilité, et y remédier, la réparer ou bien encore pour la prendre en compte.

L’excès comme confusion

J’introduis le développement de l’excès contenu dans l’ambivalence fusionnelle par la description freudienne de l’affect originel en décrivant le cheminement de ses motions originelles qui donnent une idée du couple fusionnel :

« Ces motions primitives doivent avoir suivi une longue voie de développement avant que leur mise en activité soit admise chez l’adulte. Elles sont inhibées, dirigées vers d’autres buts et d’autres domaines, elles entrent dans des fusions les unes avec les autres, changent leurs objets, se retournent en partie sur la personne propre. Des formations réactionnelles contre certaines pulsions donnent l’illusion d’une transformation de celles-ci quant au contenu, comme si l’égoïsme s’était fait altruisme et la cruauté compassion. Ce qui favorise ces formations réactionnelles, c’est que maintes motions pulsionnelles surviennent presque dès le début par couples d’opposés _ état de choses très remarquable, étranger au savoir populaire et que l’on a nommé l’ »ambivalence de sentiment « . Ce qu’il y a de plus facile à observer et à maîtriser par l’entendement, c’est le fait qu’aimer avec force et haïr avec force se trouvent si fréquemment réunis chez la même personne. La psychanalyse ajoute à cela qu’il n’est pas rare que les deux motions de sentiment opposées prennent la même personne pour objet. »

Sigmund Freud – Considérations actuelles sur la guerre et la mort

Les conditions (actuelles et archaïques) de cette confusion dans le couple sont :
Idéalisation du partenaire, transfert parental, angoisse d’abandon ; narcissisme blessé, faible confiance en soi, mésestime de soi.

La dépendance est tributaire d’une idéalisation, en bien ou en mal (attribution de pouvoir), d’une réactualisation œdipienne (un choix de partenaire par transfert), avec angoisse d’abandon (la rupture est anticipée, voire provoquée).
L’étiologie est celle d’un narcissisme blessé (image de soi altérée), auquel succède une faible confiance en soi (absence de construction en autonomie), à laquelle succède une mésestime de soi (décalage entre un moi cohérent et trophique et un moi vacillant et dysphorique).
Ainsi, à partir d’une période de trauma, le sujet va chercher l’inverse du parent traumatisant, le double du parent traumatisant, une partie de ce parent inverse ou double.

Le couple, outre son rôle dans les toutes premières années de la vie de l’enfant, prend toute sa signification et son importance au moment de l’Œdipe, moment culminant de la différence des sexes, de la différence des générations, des interdits, de la nomination, c’est à dire au moment où l’enfant va devoir inventer son identité et trouver un sens à sa propre vie.
La crise de l’Œdipe est d’ailleurs réactualisée à chaque épreuve rencontrée par la personne, adolescence, séparation, crise de couple (lui ou ses parents), crise de milieu ou de fin de vie, crise des dizaines (d’années).
En cela, les crises sont des occasions de réorganisation de la personnalité, qui verront réapparaître les modalités des expériences et des états vécus de la personne fixés à la première crise œdipienne des cinq ans.

Ce que je propose, c’est qu’à l’obligation de fusion, qui provient de la fusion infantile avec la mère, en évitant la confusion de la mésentente du couple, doit succéder la défusion.
Il ne s’agit plus de former un avec l’autre, mais au contraire d’être ensemble en pleine indépendance des sujets.
Il s’agit là non seulement de la responsabilité de la mère (« good-enough mother ») mais aussi du père (protecteur de la fusion-défusion du couple mère-enfant, et pont entre les deux), lesquels au passage doivent réaliser l’Œdipe pendant lequel la dialectique de l’amour – haine est d’actualité.

Le rôle du père

Le père est perçu d’emblée par le bébé comme un objet relationnel (mis en évidence en psychologie du développement), un objet autre.
Son rôle est de relativiser, par le système dyadique, le duo formé par la mère et son bébé, tout en l’approuvant.
En effet, dès les premiers mois, l’enfant s’ajuste aux interactions qui se nouent entre le père et la mère, comme on le voit dans les échanges ludiques.
Les modalités d’attachement, de deux façons différentes, se font pour le bébé autant avec le père qu’avec la mère. Il est donc dès le début confronté à l’altérité, la tiercéité, faudrait-il dire.
Le père n’a pas seulement une fonction d’interdiction œdipienne et castratrice.
D’abord parce qu’il sert de fonction d’appui, de support – apte à approuver, à relativiser, à nuancer (ambivalence) – à la fonction maternelle, le père permettant à la mère de s’investir dans sa préoccupation maternelle primaire. Il atténue les angoisses et les vicissitudes émotionnelles que suppose la relation fusionnelle mère-bébé. Il protège la relation entre les deux, et, par là, la relativise.
Il confirme le narcissisme de la mère rendu précaire par l’expérience de la maternité et de ses transformations, comme, d’ailleurs, la mère doit veiller au narcissisme du père, soumis également à une réorganisation psycho-physique très importante.
Ensuite parce qu’il réunit la mère et le bébé. Il a pour fonction de faire se concilier la mère et le bébé en assurant les conditions du lien ainsi que sa propre importance. En ce sens il joue le rôle d’un passage, complexe, dont la fonction est à la fois de séparer et de réunir en même temps (ambivalence). Le passage paternel permet au nourrisson de procéder à des allers et retours entre la fusion et l’identité propre sans risquer de tomber dans le vide de l’abandon.
Cette position des trois figures de la tiercéité est antérieure à celle du triangle œdipien et, cependant, elle le prépare.
Le père protège donc le lien à la fois affectif et nourricier – selon les deux acceptions physiologique et affective – entre la mère et le bébé. Pour que la pulsion d’auto-conversation puisse s’exercer pour le bébé, il est nécessaire que le père protège ces moments par sa fonction de présence et de passage.
Permettre à la mère, au père et au bébé de communiquer tout en faisant en sorte qu’ils soient protégés des tensions externes et internes représente bien une partie du rôle du père, qui va au-delà de la représentation de la Loi symbolique et de la castration.

Couple et dépendance affective

Le père et la mère doivent conjointement assurer la possibilité pour le bébé de les discerner, de les identifier en tant que tels, mais aussi d’être confronté à un objet en soi, le couple. Le couple permet d’organiser chez le bébé le rapport à l’altérité, à la différenciation de ce qui est permis de ce qui est interdit, à la différenciation des sexes, à la différenciation des générations, à la différenciation des nominations.
Le couple représente la Loi symbolique, représentante de l’ordre symbolique, lesquels ouvrent à la possibilité plus générale si importante pour le développement de l’enfant, de la symbolisation, c’est à dire d’abord aux langages et à l’intellection.
Pour que tout cela soit possible, il est nécessaire que le parental et l’érotique soient bien distincts, et que le couple parental ne soit pas fusionnel, lorsque l’enfant paraît.

Le couple qui pourrait être fusionnel doit donc conjointement s’accompagner de la relation de défusion, pour que les adultes laissent et observent l’enfant découvrir son territoire psychique, ceci afin que le narcissisme de l’enfant (autorisant la confiance en soi et l’estime de soi) puisse prendre toute sa place.

Si le couple développe bien ses différences et ses solidarités, les fonctions maternelles et paternelles se retrouveront dans chaque individu, les parents ayant constitué une partie de cette enveloppe psychique dont parle Anzieu, pour fondement du jeu de la bisexualité psychique.
Didier Houzel parle de la combinaison, au sein de la personne, des qualités de solidité et de résistance de l’enveloppe au pôle paternel, et de ses qualités de réceptivité et de contenance au pôle maternel.

Pour que l’Œdipe s’accomplisse, qui commence avant même la naissance de l’enfant, qui concerne l’Œdipe parental et la place des désirs inclus dans le désir d’enfant dans la vie de chacun des parents, la solution pour l’enfant est de faire couple avec chacun des deux parents selon des modalités comparables mais distinctes.
Retrouver le paradis perdu est alors la grande question, constituer le phallus comme symbole de la place de l’enfant dans le couple, afin que puisse se développer un nouveau narcissisme, qui doit commencer à se diriger vers des objets.
Comment ces objets vont-ils pouvoir correspondre à cette demande, c’est une deuxième grande question.
Chacun des membres du couple parental formeront-ils avec l’enfant un couple, selon des modalités différentes, à des moments différents, dans des relations différentes, ou bien les stratégies relationnelles, interactionnelles, symboliques et fantasmatiques de l’enfant se heurteront-ils à un bloc inamovible et fermé ?
Faute de le savoir d’emblée, l’enfant veut être le centre de l’attention des deux parents, positivement ou négativement. Si cela n’est pas possible, il va tenter de faire couple avec l’un des deux parents, quitte à exclure l’autre parent, et en risquant de perdre l’amour de ce parent. Au parent en question de revenir dans le jeu puisque c’est lui l’adulte. Plusieurs solutions peuvent se jouer en même temps ou à des périodes différentes.
Notons qu’un divorce, qu’une séparation, que des disputes ont pour effet de faire advenir dans l’économie psychique de l’enfant ou de l’adolescent une intense culpabilité.
Ainsi, d’un côté, si la stratégie de faire couple avec les deux parents fonctionne trop bien, le couple est exclu. Si cela ne marche pas assez bien, c’est l’enfant qui est exclu. C’est le couple fusionnel.
D’un autre côté, si c’est la stratégie de faire couple avec l’un des deux parents qui fonctionne trop bien, l’un des deux du couple se sent exclu.
Si cela ne marche pas assez bien, c’est l’enfant qui est exclu.
L’Œdipe complet complexifie encore cette équation.
Il est donc nécessaire que le système œdipien soit contenu par un ensemble de limites instituées (Loi symbolique) par les parents suffisamment et bien posées sur les interdits et les permissions, sur la différence des sexes et celle des générations, sur l’obligation des nominations, de façon que soit fondée la personnalité de l’enfant sur des bases saines et fondatrices, pour éviter la dégénérescence personnelle ou bien son hypertrophie.

Christiane Joubert simplifie le couple ainsi :
Couple normalement névrosé (liens d’alliance : libidinaux)
Couple anaclitique (liens établis sur la crainte de la perte)
Couple narcissique (liens établis sur la fusion)

NB : question subsidiaire – Qu’est ce que c’est que la détermination sexuelle ?

Le sexe d’un individu peut être défini à trois niveaux qui correspondent à trois étapes chronologiques de la différenciation sexuelle. On définit tout d’abord le sexe génétique qui est déterminé à la fécondation et qui dépend de la nature des chromosomes sexuels, puis ensuite par le sexe gonadique, c’est-à-dire la présence d’ovaires ou de testicules, lequel est déterminé pendant la vie fœtale et conditionné par la génétique, enfin par le sexe somatique qui s’établit pendant deux périodes différentes :

– Vie fœtale et néonatale : apparition des caractères sexuels primaires, caractères sexuels indispensable à la reproduction grâce à la mise en place du tractus génital, des organes génitaux externes et la mise en place d’élément du Système Nerveux Central.

– Puberté : apparition des caractères sexuels secondaires qui ne sont pas indispensables à la conception d’un individu (pilosité, glande mammaire, gravité de la voix, mise en place des dimorphismes sexuels). En général il y a correspondance entre ces « trois » sexes, la différentiation sexuelle étant donc séquentielle, ordonnée et conséquente puisque tout dépend du sexe génétique (dans les cas de l’individuation et de la différenciation).

Nicolas Koreicho – Janvier 2014 – Institut Français de Psychanalyse

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Carte de Tendre – Madeleine de Scudéry

Préface Nicolas Koreicho

Carte de Tendre – Madeleine de Scudéry, 1654

L’attraction et la complexité des émotions, des affects, des sentiments, appellent, pour peu que l’on souhaite y comprendre quelque chose tant les forces du désir sont puissantes, des limites, des mots, une vision (une carte), un cadre.
Pour ce faire, Mademoiselle de Scudéry, chez qui le beau langage est la manière éminente de penser la complexité, déploie un discours précis, bien qu’amplement figuré, et oblige le lecteur à puiser dans sa propre sensibilité pour s’y retrouver.

En effet, la responsabilité personnelle ainsi que les affinités électives sont tellement impliquées dans les divers sentiments que l’on peut porter à l’autre, et, concomitamment, à soi-même, que, pour se libérer un tant soit peu de ce que les premiers environnements culturels, parentaux, éducatifs, ont projeté en nous, il est nécessaire d’envisager, de dessiner, voire de prévoir ce que l’on va faire de nos ressentis, de notre éprouvé.

Madeleine de Scudéry, tout en métaphore et en apparente circonvolution, s’y risque, dans cet étrange paradoxe que la plus grande préciosité – au sens de la rareté, de la précision, de l’orfèvrerie – permet une grande pureté (une cruauté dirait Artaud) de description des concepts, avec, sous l’apparence de la légèreté, l’assurance du tracé du géographe et la profondeur du travail du psychanalyste.

Nicolas Koreicho

«  Vous vous souvenez sans doute bien, madame, qu’Herminius avait prié Clélie de luy enseigner par où l’on pouvoit aller de Nouvelle-Amitié à Tendre : de sorte qu’il faut commencer par cette première ville qui est au bas de cette Carte, pour aller aux autres ; car afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu’elle a imaginé qu’on peut avoir de la tendresse pour trois causes différentes ; ou par une grande estime, ou par reconnoissance, ou par inclination ; et c’est ce qui l’a obligée d’establir ces trois Villes de Tendre, sur trois rivières qui portent ces trois noms, et de faire aussi trois routes différentes pour y aller. Si bien que comme on dit Cumes sur la Mer d’Ionie, et Cumes sur la Mer Tyrrhène, elle fait qu’on dit Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime, et Tendre sur Reconnoissance. Cependant comme elle a présupposé que la tendresse qui naist par inclination, n’a besoin de rien autre chose pour estre ce qu’elle est, Clélie, comme vous le voyez, Madame, n’a mis nul village le long des bords de cette rivière, qui va si vite, qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives, pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre. Mais, pour aller à Tendre sur Estime, il n’en est pas de mesme : car Clélie a ingénieusement mis autant de villages qu’il y a de petites et de grandes choses, qui peuvent contribuer à faire naistre par estime, cette tendresse dont elle entend parler. En effet vous voyez que de Nouvelle Amitié on passe à un lieu qu’on appelle Grand Esprit, parce que c’est ce qui commence ordinairement l’estime ; ensuite vous voyez ces agréables Villages de Jolis Vers, de Billet galant, et de Billet doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d’une amitié. Ensuite pour faire un plus grand progrès dans cette route, vous voyez Sincérité, Grand Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude, et Bonté, qui est tout contre Tendre : pour faire connoistre qu’il ne peut y avoir de véritable estime sans bonté : et qu’on ne peut arriver à Tendre de ce costé là, sans avoir cette précieuse qualité. Après cela, Madame, il faut s’il vous plaist retourner à Nouvelle Amitié, pour voir par quelle route on va de là à Tendre sur Reconnoissance. Voyez donc je vous en prie, comment il faut d’abord aller de Nouvelle Amitié à Complaisance : ensuite à ce petit Village qui se nomme Soumission ; et qui en touche un autre fort agréable, qui s’appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de là, il faut passer par Assiduité, pour faire entendre que ce n’est pas assez d’avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeans, qui donnent tant de reconnoissance, si on ne les a assidûment. Ensuite vous voyez qu’il faut passer à un autre village qui s’appelle Empressement : et ne faire pas comme certaines gens tranquiles, qui ne se hastent pas d’un moment, quelque prière qu’on leur face : et qui sont incapables d’avoir cet empressement qui oblige quelques fois si fort. Après cela vous voyez qu’il faut passer à Grands Services : et que pour marquer qu’il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petit que les autres. Ensuite, il faut passer à Sensibilité, pour faire connoistre qu’il faut sentir jusques aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime. […] »

Madeleine de Scudéry, Carte de Tendre, 1654 – Texte établi par George Saintsbury, Clarendon Press, 1883.

Texte intégral :

https://fr.wikisource.org/wiki/Carte_de_Tendre

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Metzengerstein – Edgar A. Poe

Préface Nicolas Koreicho

Saint-Georges et le Dragon (détail) – Paul Rubens, 1608 – Museo del Prado, Madrid

Poe et Baudelaire se retrouvent sur au moins deux constantes stylistiques des plus caractéristiques : l’inspiration d’un univers d’une extraordinaire richesse d’images de toute nature, et la traversée dans le détail et dans tout le mouvement de leur écriture d’un souffle absolument inouï et – oxymore – invariable, du simple choix du mot juste à la narration de l’ensemble du texte et de l’œuvre.
Dans cette courte histoire, tension dramatique, fatalité et métempsycose se croisent dans la Hongrie de la fin du XVIIIème dans les forêts de Transylvanie, peu après l’expulsion des Ottomans du territoire.
Le récit est l’accomplissement fantastique d’une haine ancienne entre deux familles de vieille noblesse austro-hongroise.
Le jeune Frederick, dix-huit ans, baron Metzengerstein, mène une vie de débauche et tyrannise ses vassaux. Son ennemi, le vieux Wilhem, comte Berlifitzing, d’origine turque, concentre en sa personne toute la colère séculaire de la famille du baron. Il y a certainement de l’Œdipe là-dedans.

C’est par l’intermédiaire d’une tapisserie sans cesse contemplée, qui représente la chute du château des Metzengerstein, à l’époque de la bataille de Mohács, en 1526, que le jeune baron entretient sa vindicte vis-à-vis du représentant de la famille honnie.

« Cette haine pouvait tirer son origine des paroles d’une ancienne prophétie : — Un grand nom tombera d’une chute terrible, quand, comme le cavalier sur son cheval, la mortalité de Metzengerstein triomphera de l’immortalité de Berlifitzing. »

De manière subreptice, dans la narration, se développe une conjonction instinctive, qui demeurera mystérieuse, entre l’humain et l’animal dans un environnement d’où semble jaillir « toute l’âme des forêts ».

Nicolas Koreicho

[…] Pendant une nuit de tempête, Metzengerstein, sortant d’un lourd sommeil, descendit comme un maniaque de sa chambre, et, montant à cheval en toute hâte, s’élança en bondissant à travers le labyrinthe de la forêt.

Un événement aussi commun ne pouvait pas attirer particulièrement l’attention ; mais son retour fut attendu avec une intense anxiété par tous ses domestiques, quand, après quelques heures d’absence, les prodigieux et magnifiques bâtiments du palais Metzengerstein se mirent à craqueter et à trembler jusque dans leurs fondements, sous l’action d’un feu immense et immaîtrisable, — une masse épaisse et livide.

Comme les flammes, quand on les aperçut pour la première fois, avaient déjà fait un si terrible progrès que tous les efforts pour sauver une portion quelconque des bâtiments eussent été évidemment inutiles, toute la population du voisinage se tenait paresseusement à l’entour, dans une stupéfaction silencieuse, sinon apathique. Mais un objet terrible et nouveau fixa bientôt l’attention de la multitude, et démontra combien est plus intense l’intérêt excité dans les sentiments d’une foule par la contemplation d’une agonie humaine que celui qui est créé par les plus effrayants spectacles de la matière inanimée.

Sur la longue avenue de vieux chênes qui commençait à la forêt et aboutissait à l’entrée principale du palais Metzengerstein, un coursier, portant un cavalier décoiffé et en désordre, se faisait voir bondissant avec une impétuosité qui défiait le démon de la tempête lui-même.

Le cavalier n’était évidemment pas le maître de cette course effrénée. L’angoisse de sa physionomie, les efforts convulsifs de tout son être, rendaient témoignage d’une lutte surhumaine ; mais aucun son, excepté un cri unique, ne s’échappa de ses lèvres lacérées, qu’il mordait d’outre en outre dans l’intensité de sa terreur. En un instant, le choc des sabots retentit avec un bruit aigu et perçant, plus haut que le mugissement des flammes et le glapissement du vent ; — un instant encore, et, franchissant d’un seul bond la grande porte et le fossé, le coursier s’élança sur les escaliers branlants du palais et disparut avec son cavalier dans le tourbillon de ce feu chaotique.

La furie de la tempête s’apaisa tout à coup et un calme absolu prit solennellement sa place. Une flamme blanche enveloppait toujours le bâtiment comme un suaire, et, ruisselant au loin dans l’atmosphère tranquille, dardait une lumière d’un éclat surnaturel, pendant qu’un nuage de fumée s’abattait pesamment sur les bâtiments sous la forme distincte d’un gigantesque cheval.

Edgar Allan Poe – Metzengerstein (1856) in Histoires extraordinaires, Traduction par Charles Baudelaire

Texte intégral : https://fr.wikisource.org/wiki/Histoires_extraordinaires/Metzengerstein

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L’Œdipe

Nicolas Koreicho – Août 2021

« Si le petit sauvage était abandonné à lui-même… il tordrait le cou à son père et déshonorerait sa mère. »
Denis DIDEROT, Le Neveu de Rameau, 1762-1773.

« Il ne m’est venu à l’esprit qu’une seule idée ayant une valeur générale. J’ai trouvé en moi, comme partout ailleurs, des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants, même quand leur apparition n’est pas aussi précoce que chez les enfants rendus hystériques (d’une façon analogue à celle de la “romantisation” de l’origine chez les paranoïaques — héros, fondateurs de religions). S’il en est bien ainsi, on comprend, en dépit de toutes les objections rationnelles qui s’opposent à l’hypothèse d’une inexorable fatalité, l’effet saisissant d’Œdipe Roi. On comprend aussi pourquoi tous les drames plus récents de la destinée devaient misérablement échouer. Nos sentiments se révoltent contre tout destin individuel arbitraire tel qu’il se trouve exposé dans l’Aïeule, etc…
Mais la légende grecque a saisi une compulsion (Zwang) que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel. »
Sigmund FREUD, Lettre à Wilhelm Fliess [15 octobre 1897], in La Naissance de la Psychanalyse, PUF, Paris, 1956.

Gustave Moreau - Œdipe et le sphinx - 1864
Gustave Moreau – Œdipe et le sphinx, 1864 – Metropolitan Museum of Art – New York

I. Le mythe
II. Le complexe d’Œdipe
III. L’Œdipe
IV. L’Œdipe et la castration
V. L’Œdipe et les processus d’identification

I. Le mythe

Du mythe d’Œdipe, nous savons que le personnage est mentionné par Homère dès l’Iliade, brièvement en référence à des jeux funèbres organisés à l’occasion des funérailles d’Œdipe, au chant XXIII, puis dans l’Odyssée, Œdipe étant au royaume des morts et apercevant l’ombre de sa mère, au chant XI.

Après le mythe de l’épopée, les Tragiques (Eschyle : la trilogie Laïos, Œdipe [1], Les Sept contre Thèbes ; Euripide : Les Phéniciennes [2] ; Sophocle : Œdipe roi [3], Œdipe à Colone [4]) ont développé le personnage dans toute sa densité, de violence et d’inceste en particulier, et mis l’accent sur la malédiction qui pèse depuis des lustres sur la lignée, en particulier à cause  des coups infligés par les hommes sur un destin contredit, jusqu’aux oracles prévenant du danger de concevoir un fils. Avant même sa naissance, on aura prévu de l’abandonner et de lui percer les chevilles (Œdipais : « Enfant de la mer soulevée (gonflée) [5] » puis corrompu en Oidípous : « pied enflé ») afin de pouvoir y enfiler une courroie qui aurait dû le maintenir soit sur une embarcation, soit en exposition dans la montagne et entraîner sa dévoration par les loups.
Sophocle quant à lui (Œdipe roi, Œdipe à Colone), déploie le tragique de la destinée d’Œdipe en faisant de lui l’homme à la fois auteur du parricide et enquêteur sur son propre crime, ce qui lui permettra de comprendre et de porter le poids entier d’une culpabilité. Parmi les pièces grecques antiques, la tragédie de Sophocle, Œdipe roi, est celle qui exerce la plus grande influence à l’époque et par la suite après la fin de l’Antiquité, probablement grâce à sa beauté formelle et son éminente qualité de conception [6] .

Œdipe, fils de Jocaste et de Laïos, naît à Thèbes, dans la Grèce antique. Son père, le roi de la ville, l’abandonne à sa naissance au sommet d’une colline, le mont Cithéron, ne voulant pas que se réalise une prédiction de l’oracle de Delphes, Tirésias, qui avait auguré qu’Œdipe tuerait son père et épouserait sa mère. L’enfant, les chevilles percées et attaché par une corde à un arbre le condamnant à être dévoré par les loups, suscite la pitié d’un berger qui le recueille et le confie à Polybe, le roi de Corinthe, qui ne peut avoir d’enfants. Sa femme, la reine Méropé, lui donne le nom d’Œdipe consacrant ainsi la modification du nom Œdipais (« enfant de la mer soulevée, gonflée ») en Oidípous (« pied enflé »).
Œdipe grandit à Corinthe jusqu’au jour où, poussé par la curiosité de connaître ses origines, il suit la route de Delphes pour consulter l’oracle d’Apollon. Ce dernier ne lui révèle rien de concret mais lui annonce qu’il finira par tuer son père et épouser sa mère. Croyant que Polybe et Méropé sont ses véritables parents, il tente de fuir Corinthe et d’échapper ainsi à son destin. Sur le chemin, son cheval se fait tuer par le cocher de Laïos, pour une question de priorité, et Œdipe tue Laïos et le cocher, accomplissant dès lors la première partie de l’oracle. Seul un serviteur du roi parvient à se sauver.
En arrivant à proximité de Thèbes, Œdipe rencontre le Sphinx (Phix), ou plutôt la Sphinge, buste de femme sur un corps de lion ailé, qui terrifie la ville. Il parvient à résoudre les deux énigmes posées par le Sphinx – « Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? », « Il y a deux sœurs : l’une donne naissance à l’autre et elle, à son tour, donne naissance à la première. Qui sont les deux sœurs ? » – lequel, vaincu, se jette du haut d’un précipice. En récompense de cet exploit, qui met fin à la tyrannie du Sphinx qui décimait Thèbes, Œdipe se voit proclamé roi de la ville et épouse Jocaste, sa mère, réalisant ainsi la deuxième partie de l’oracle. Ils donnent naissance à quatre enfants : deux fils, Étéocle et Polynice, et deux filles, Antigone et Ismène.
Une épidémie, due selon l’oracle à la présence en ville du meurtrier de Laïos, s’abat sur la ville de Thèbes. Œdipe part à la recherche du coupable mais Jocaste apprend du serviteur qui avait pu s’enfuir que son mari est justement l’assassin recherché. Jocaste, horrifiée d’avoir épousé son fils, s’étrangle avec un lacet. Quant à Œdipe, il se crève les yeux et fuit Thèbes pour trouver asile à Athènes avec sa fille Antigone.
Depuis la mort d’Œdipe, la ville est bénie par les dieux.

Précisons d’emblée que la malédiction qui frappe Thèbes et qui va maudire Œdipe est celle qui caractérise la ville de Thèbes dès sa création. Œdipe, fils de Laïos, fils de Labdacos, fils de Polydore, fils de Cadmos, descend directement de ce Cadmos qui fonda Thèbes au prix d’un événement tragique, le massacre des hommes nés des dents du dragon qu’il venait de tuer. Deux histoires de familles maudites qui ont constituté les œuvres des Tragiques : celle des Atrides (descendants d’Atrée), avec ses implications dans la guerre de Troie ; celle des Labdacides (descendants de Labdacos), qui se passe à Thèbes.
Une histoire de famille…

Au début du XXème siècle, l’utilisation de la pièce de Sophocle par Freud pour illustrer son concept du complexe d’Œdipe en psychanalyse (dans son essai L’Interprétation des rêves, 1900) contribuera encore à la postérité d’Œdipe roi et de la version du mythe qu’elle met en scène.

II. Le complexe d’Œdipe dans l’œuvre de Freud

Le complexe d’Œdipe représente l’ensemble des investissements, amoureux et/ou haineux, que l’enfant projette sur ses parents. Le complexe d’œdipe désigne deuxièmement le procès qui doit conduire à la disparition de ces investissements et à leur remplacement par des identifications. Le complexe d’Œdipe implique également, dans les études actuelles, la projection par les parents de motions d’influence jalouse de haine et/ou d’amour sur leurs enfants. Enfin le complexe d’Œdipe régit naturellement les relations entre les membres de la fratrie.
Sigmund Freud a décrit précisément les manifestations du complexe d’Œdipe et son influence dans la vie de l’enfant comme dans l’inconscient de l’adulte.

Le complexe d’Œdipe est né en 1897 de l’auto-analyse de Freud, telle qu’il la confie à Fliess : « J’ai trouvé en moi, comme partout ailleurs, des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père. »
Malgré l’importance et la validité du concept en psychanalyse, Freud ne lui a jamais consacré aucun ouvrage, hormis la place qu’il lui donne dans l’Abrégé de psychanalyse, en 1940, lorsqu’il déclare : « Je m’autorise à penser que si la psychanalyse n’avait à son actif que la seule découverte du complexe d’Œdipe refoulé, cela suffirait à la faire ranger parmi les précieuses acquisitions nouvelles du genre humain ».

– Dans les Études sur l’hystérie, en 1895, Freud postule que le symptôme nait du refoulement d’un désir. Le symptôme est une satisfaction substitutive, issue d’un conflit intrapsychique entre le désir et son interdiction.

L’Interprétation des rêves, en 1900, est l’occasion des récits des rêves de Freud qui retrouvent en lui des sentiments consacrés à d’autres personnes qu’à ses parents mais qui concernent sa propre vie, ses propres désirs, ses propres parents. Le contenu manifeste implique un contenu latent constitué de désirs refoulés, et qui prennent la forme de satisfactions substitutives, selon des transformations acceptables. Les rêves reproduisent des amours, des haines, des rivalités, issues des premières impulsions sexuelles, des premières haines, des premiers désirs.
Il évoque dans ce texte la « légende du Roi Œdipe et du drame de Sophocle » en considérant que la privation de la vue chez Œdipe représente bien la castration qui lui est infligée, par lui-même.

– Dans Le cas Dora, en 1905, Freud décrit ce que sont pour lui l’Œdipe positif et l’Œdipe négatif. Ceci implique la prise en compte de la notion de transfert, positif ou négatif. Le travail réalisé avec une personnalité hystérique détermine les trois points de vue à l’œuvre dans l’appareil psychique : topique (Ics, Pcs, Cs ; Moi, Ça, Moi, Surmoi), dynamique (Etude des forces et des conflits psychiques), économique (une énergie circule : la libido). Dans cette analyse de cas, Freud remet en question la théorie première de la séduction. En réalité, les symptômes hystériques ne sont pas issus de faits réels, mais sont la représentation de fantasmes œdipiens comme dans toute névrose.

Le cas du petit Hans, en 1909, détermine la puissance de l’angoisse de castration dans le système de l’Œdipe, en conjonction avec l’ambivalence, laquelle angoisse, en référence au père, se déplace vers une phobie du cheval et de sa morsure.

– C’est dans un article de Freud de 1910, Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, qu’apparaît pour la première fois le terme de « Complexe d’Œdipe » en lieu et place des expressions « complexe nucléaire » ou « complexe paternel », complexe désignant en psychanalyse des fragments psychiques inconscients à forte charge affective.

– Dans l’essai « Un type particulier de choix d’objet chez l’homme », en 1910 également, Freud explique que les objets d’amour chez le garçon sont autant de substituts de la mère, chez la fille cette question étant déjà considérée comme particulière : à la place de la peur de perdre son père, ce qui serait en symétrie avec la peur de perdre sa mère chez le garçon, elle développe une frustration liée au manque du père, c’est-à-dire – les prolongements théorico-cliniques actuels nous l’indiquent – du phallus.

– Dans Totem et tabou, en 1913, Freud affirme la théorie de l’Œdipe comme ayant « vocation civilisatrice du complexe », en référence aux temps anciens qui voyaient les humains organisés en une horde primitive dominée par le père, mâle tyrannique qui s’adjugeait toutes les femmes en interdisant aux fils d’y avoir accès, en recourant au besoin à la castration. Le complexe serait donc transmis de génération en génération et avec lui le sentiment de culpabilité y associé. Freud recherchera en effet toujours à relier ses concepts, comme celui de l’Œdipe, à une théorie générale de la phylogenèse (histoire de l’humanité comme espèce).

– Dans les Conférences d’introduction à la psychanalyse, en 1918, Freud fixe sa théorie et insiste sur les observations directes et les analyses d’adultes névrosés, expliquant que « chaque névrosé a été lui-même une sorte d’Œdipe ».

– Dans L’Homme aux loups, en 1918, Freud développe, dans l’analyse du rêve de Sergueï, la place que tiennent les loups blancs silencieux perchés sur un arbre, en référence à la scène primitive, figurant le père et la castration, le désir négatif et la culpabilité. Freud tient plus que jamais à classer le complexe dans les grands « schémas phylogénétiques » qui ont pour rôle de structurer le psychisme inconscient depuis les temps les plus anciens de l’humanité.

– Dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, en 1920, Freud confirme la prédominance du concept dans l’étiologie des névroses : « On dit à juste titre que le complexe d’Œdipe est le complexe nucléaire des névroses et constitue l’élément essentiel de leur contenu. En lui culmine la sexualité infantile, laquelle influence de façon décisive la sexualité de l’adulte par ses effets ultérieurs. Chaque nouvel arrivant dans le monde humain est mis en devoir de venir à bout du complexe d’Œdipe ; celui qui n’y parvient pas est voué à la névrose. Le progrès du travail psychanalytique a souligné de façon toujours plus nette cette signification du complexe d’Œdipe ; la reconnaissance de son existence est devenue le schibboleth [signe verbal de reconnaissance dans un groupe] qui distingue les partisans de la psychanalyse de leurs adversaires ».

– Dans Psychologie des foules et analyse du moi, en 1921, Freud aborde la question de « l’avant Œdipe », spécifique d’une neutralisation des affects permise par la notion d’ambivalence. L’enfant fixerait à ce moment ses affects négatifs et positifs sur des objets extérieurs à ses parents.

– Dans Le Moi et le Ça, en 1923, Freud détermine la fin du complexe d’Œdipe. L’organisation génitale infantile comprend des stades d’organisation de la libido (oral, anal, phallique, génital), la période de latence, et affirme la place essentielle du système de l’Œdipe dans le développement infantile et de la personne elle-même. L’explicitation du complexe de castration (prototype symbolique de la perte, du manque, de l’inaccomplissement narcissique) complètera la théorie de l’Œdipe en le confirmant comme organisateur principal du fonctionnement de la personnalité.

– Dans l’essai « Le problème économique du masochisme », en 1923, Freud indique que le Surmoi, instance psychique du jugement, des interdits, de la culpabilité, provient de l’introjection des premiers objets libidinaux du Ça (incarnés par les parents). Selon cette thèse, la source de la morale est le Surmoi et, donc, une certaine partie de l’Œdipe.

– Dans l’essai « L’Organisation génitale infantile », en 1923, Freud tente de décrire les zones d’ombre de l’Œdipe féminin. Il précise que seul le pénis a une réalité psychique, y compris chez la fille (qui deviendra chez ses successeurs le phallus).

– Dans un autre essai, « La disparition du complexe d’Œdipe », en 1924, Freud admet que le complexe peut disparaître avec le temps, et ce « même si ce qu’il décrit est davantage la dissolution du conflit œdipien » plutôt que la disparition de ce qu’il décrivait comme « l’ossature même du psychisme humain ».

– Dans « Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes », en 1925, Freud aborde la « Préhistoire du complexe d’« Œdipe » ». Les prolégomènes du complexe se jouent dans les premiers temps de la découverte par l’enfant de ses zones érogènes.

– Dans Malaise dans la civilisation, en 1929, Freud confirme l’interprétation psychanalytique des symboles sexuels universels trouvés dans les rêves. Il complète le modèle de l’Œdipe en accentuant l’importance de la figure du père primitif. Le garçon nourrit envers le père des désirs de mort car il craint d’être châtié et castré par lui. La castration prend ainsi toute sa place dans la théorie du complexe, comme peur infantile de se voir déposséder de sa puissance par la figure paternelle. Le complexe de castration découle donc de la sortie de l’Œdipe, en tant que le garçon doive renoncer à son premier objet, la mère. Ensuite, dans son développement, la période de latence suivra, pour « encaisser » castration et séparation, et laissera se constituer le Surmoi. Le cas de la petite fille est sensiblement différent dans la mesure où la castration ayant déjà eu lieu pour elle, du moins dans son esprit, car n’étant pas dotée d’un pénis, elle devra se l’approprier autrement. Ce moment, baptisé « l’envie du pénis » marque l’entrée dans l’Œdipe non comme une fin, mais comme le début d’une appropriation, selon les avancées contemporaines, symbolique.

Pour le garçon comme pour la fille, se libérer de la castration et en inférer l’ambivalence doit permettre le développement du psychisme dans les meilleures conditions.

III. L’Œdipe

Œdipe est probablement l’antonomase [7] la plus fameuse de tous les temps. Il est avec Narcisse l’un des deux mythes fondateurs de la psychanalyse, et l’un des deux piliers de la personnalité. Cette histoire de deux crimes (meurtre parricide et inceste maternel), de sa culpabilité, de sa responsabilité, de ses conséquences, exerce une influence sur le cours des personnes et du monde, aujourd’hui même et pour chacun, extraordinaire.
L’Œdipe est universel, même s’il est constitué d’éléments hétérogènes, et fonctionne sur tous les continents, dans toutes les cultures, selon des distributions de rôles différentes, des représentations différentes et des complémentarités distinctes. L’Œdipe est à l’origine des totems et des tabous.
L’Œdipe fonctionne aussi dans le sens parent-enfant. La jalousie, l’agressivité, la violence, la rivalité, l’attirance, le rapport entre les parents, leur histoire œdipienne – ce sont ses parents qui l’ont livré aux loups sur le mont Cithéron – est retranscrite dans la relation qu’ils entretiennent avec leurs enfants.
A ce titre, l’échec de l’Œdipe provient de la persistance, chez certains adultes, de rivalités réveillées par les qualités de leur enfant qui doit, pour pallier à tout le moins l’incomplétude de leur parent, dépasser leur Œdipe et, grâce à un travail personnel, celui du parent de leur parent.
L’Œdipe complet, véritable, est d’abord constitué non seulement du ressenti (les affects) de l’enfant vers le parent, deuxièmement de la réactualisation, sous une forme ou sous une autre, de l’Œdipe parental vers l’enfant, troisièmement de la répartition, compte tenu de la bisexualité psychique originaire de l’enfant et de l’humain, de la haine et de l’amour du garçon vers son père et sa mère, de l’amour et de la haine de la fille vers son père et vers sa mère, mais aussi du père vers la fille et vers le garçon, et de la mère vers le garçon et vers la fille.
Cet Œdipe, constitué d’influence jalouse, faite de haine et d’amour, s’exerce également sur les enfants de la part des parents, et sa possibilité de délivrance sera, pour l’enfant, comme pour le parent – et la tâche en est d’une difficulté redoutable d’enjeu et de difficulté – de le comprendre.
La complétude du concept œdipien se conforte d’une dernière acception croisée : la puissance des relations fratricielles, selon des modalités organiques, et des jalousie, agressivité, violence, rivalité, attirance, qui découlent du rapport entre les frères et sœurs, de la relation des parents ayant comme enjeu l’amour et la haine de chacun vis-à-vis des frères et soeurs, de la relation des frères et soeurs entre eux, compte tenu de ceci, et de la relation explicite ou non entre parents et enfants et, là aussi, de l’histoire œdipienne des générations.

Cependant, l’habitude conventionnelle rapporterait la même organisation pour l’Œdipe féminin et l’Œdipe masculin.
De fait, les sentiments œdipiens en tant que tels cessent normalement pour les garçons (5-6 ans : castration en provenance du père interdisant au fils l’accès à la mère) et démarrent pour les filles (5-6 ans : éloignement de la mère laissant libre court au désir de la fille de retrouver en l’autre le père).

La résolution de l’Œdipe engage la fonction symbolique du mythe et va proposer la structuration psychique de l’enfant.
L’enfant passe d’une relation duelle symbiotique (Mère/Enfant) à une relation d’objet triadique positivement ambivalente (Père/Mère/Enfant).
Par l’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste, l’enfant soumis à cette partie de la Loi symbolique passe de la nature à la culture à l’occasion de l’intériorisation et de l’apprentissage des interdits parentaux et sociétaux.
Il accède à la différence des sexes et des générations grâce à l’identification au parent du même sexe et à la distinction de l’autre sexe, et apprend à reconnaitre la différence de l’Autre et à respecter cette altérité.
A partir du modèle que lui propose le couple parental, l’enfant va se construire un idéal du Moi, instance narcissique que l’enfant va plus ou moins essayer de dépasser en fonction de son propre potentiel.
Le Surmoi, héritier de l’Œdipe, est l’instance qui va intérioriser les interdits et les exigences parentales, culturelles et sociétales. Le Surmoi remplacera les parents quand l’enfant sera devenu adulte, Surmoi qui entrera en conflit avec le Moi et les pulsions, et, dans le cas d’une trop grande influence, il bloquera l’épanouissement de l’individu et produira un surplus de culpabilité ; dans le cas d’une influence insuffisant, il produira frustration et soumission.
Principalement, la non résolution de l’Œdipe va conduire à des névroses :
névrose d’angoisse, où l’angoisse est libre, flottante ; névrose phobique, où l’angoisse est réalisée par extériorisation et déplacement sur un sujet (objet, animal, situation) ; névrose hystérique, où l’angoisse est réalisée par incorporation et déplacement sur le corps ; névrose obsessionnelle, où l’angoisse est réalisée par intériorisation et ritualisation en contenus psychiques.

IV. L’Œdipe et la castration

A partir du fantasme du stade phallique, qui considère que l’enfant élabore une théorie pour expliquer la différence sexuelle entre l’homme et la femme, et selon lequel la présence et l’absence de pénis serait la conséquence d’une castration, se développe la possible menace du père à l’endroit du garçon, menace d’ailleurs réalisée par l’exemple corporel de la mère à l’endroit de la fille.

L’idée de la castration est pour le garçon une crainte, sous la menace que fait peser la rigueur interdictrice du père par rapport à l’autoérotisme de l’enfant, et pour la fille un ressentiment vis-à-vis de la mère qui l’a privée d’un potentiel de réalisation. Le phallus, en tant que puissance polysémique potentielle, se peut retrouver dans les premières expériences sexuelles pour les deux sexes.
Le garçon est aussi victime de l’angoisse de la punition par rapport à la réalisation de l’Œdipe avec son cortège de sentiment de culpabilité.
La fille, de son côté, se sent davantage complice de la mère qui lui épargne une solitude de condition pourrait-on dire, ce qui ne la prive pas du manque que pour l’instant seul son père peut combler. Le phallus, en tant que possibilité libératoire, peut se retrouver dans la maternité et dans une image partielle du père dans ses futures relations amoureuses.
Afin d’expliciter de manière générique, pour garçon et pour fille, le complexe de castration, on pourrait poser le paradoxe de la théorie freudienne du complexe selon lequel l’enfant ne peut dépasser l’Œdipe et accéder à l’identification paternelle ou maternelle que s’il a traversé la « crise » de la castration, c’est-à-dire que s’il s’est vu restreindre l’usage manifeste du pénis et son apparence, ou la proéminence callipyge ou mamelue, comme pouvant concrétiser son désir pour la mère et pour le père.

En analyse, les rêves, les associations, les souvenirs permettent d’attribuer à l’interdiction du développement personnel ou de l’incomplétude de réalisation, la symbolique des manques, les absences, les pertes, les accidents, les blessures, les empêchements.
Tout ceci représente la difficulté d’épanouissement consécutive au stade phallique, lequel stade propose affirmation de soi, estime de soi, confiance en soi.
Ici se pose en parenthèse la question des limites, avec un enjeu d’équilibre déterminant, dont les parents portent la responsabilité entre ce qui peut s’autoriser et ce qui doit s’interdire. Quelquefois, c’est alors une grande chance, et une manière d’exil, la haine de l’un des parents sera compensée par l’amour de l’autre.
Au passage, dans l’absence d’application de limites, les législateurs et commentateurs qualifiés, sans comprendre les enjeux de la castration symbolique ou pour le maintien de leurs privilèges matériels ou moraux (fruits de la bien-pensance), obéissent aux lobbies de toute obédience en échange de privilèges électifs, et par-là font reculer sans cesse les limites : limites du sexuel (absurde droit à l’enfant, théories fantasmatiques du genre, suppression de la nomination parentale), limites du corporel (salles de shoot, projet légalisationniste, marchandisation parturiente, mutilations ethniques), limites de l’histoire (pans entiers de l’histoire de l’Occident réduits au silence, apologie de la repentance, instances négationnistes, communautarismes, démographie irresponsable), limites de la relation (escroquerie néo féministe, grossièreté et violence racialistes, délinquance impunie), limites de la raison (impolitesses, incivilités, inclusivités), limites de la Loi symbolique (incestes, maltraitances, criminels en état de nuire, vêtures religieuses discriminantes, négation de la sensibilité à l’autre par excellence : à l’animal).
Cette dérobade à la loi, à la Loi symbolique des grands interdits, des grandes prescriptions, des règles, des limites, des castrations donc, est préjudiciable au droit à chacun de vivre dans la nécessité de se dégager d’un narcissisme mortifère ignorant de l’autre comme sujet : on ne tue pas, on ne vole pas, on ne viole pas, on ne réalise pas l’inceste, on n’impose pas de perversion autre que consentie par l’autre ou sublimée – arts, littérature -, on n’impose pas de dieu, on n’outrepasse pas les limites de l’autre : on ne soumet pas.

Faute de castration, les empêchements à la réalisation ont des conséquences multiples : pas de Surmoi, pas de latence, pas de Moi idéal, pas d’idéal du Moi, et pas d’accès à l’ordre symbolique.
Les manifestations cliniques du complexe de castration sont variées et prégnantes : affirmation, par le garçon, de sa virilité, mais pouvant représenter à la fois une pulsion d’agressivité violente ou homosexuelle refoulée ; désir de pénis provoquant chez la fille un comportement masculin machiste ou de soumission à la semblable.
Toutes ces manifestations peuvent se fixer au stade phallique et se retrouvent, à l’âge adulte, dans les énergies perdues, gaspillées vers des causes-symptômes, des dogmes.

D’autres aspects symboliques de la castration peuvent se retrouver dans nos contes et légendes impliquant autant des femmes que des hommes : le père Fouettard, Barbe bleue, le joueur de flûte de Hamelin, l’homme au sable, le Diable, la sorcière, la mauvaise fée, la marâtre, le loup, la Bête, l’ogre, le brigand, le chasseur sont autant d’images du père castrateur et, en tant qu’elles sont neutralisées dans les récits, sont susceptibles de canaliser, jusqu’à un certain point dans la création fictionnelle, certaines angoisses infantiles. C’est un rôle identique que jouent les films gore, d’horreur, d’épouvante pour les adolescents. Une forme est donnée aux angoisses de castration, laquelle la rend accessible et, du même coup, distanciable, atténuant ainsi son pouvoir d’inhibition.

Ainsi, la première caractéristique du système de la castration est que la question posée qui permet de disposer d’une autorité créatrice de soi est bel et bien toujours celle d’avoir ou non le phallus.
Une seconde caractéristique théorique du complexe de castration est son point d’impact dans le narcissisme : le phallus est considéré par l’enfant (autant garçon que fille) comme une partie essentielle de l’image du moi ; la menace qui le concerne met en péril, de façon radicale, cette image ; elle tire son efficacité de la conjonction résolue entre ces deux éléments : prévalence du phallus et blessure narcissique.

Dès lors, en référence au dogme, les extrémistes, les terroristes, les convaincus, qui vivent et meurent dans la révolution, le crime, la polygamie, la drogue, la discrimination, c’est-à-dire dans l’insignifiance sociétale, sexuelle, affective, personnelle, professionnelle, ne se renarcissisent que par le déni de la castration (caractéristique de la perversion) dans l’espoir mensonger d’une assomption future, ou collective, qui n’est qu’un ersatz consolateur du phallus confisqué et de sa frustration : du manque auquel le désir ne s’associe pas.

On peut comprendre l’angoisse, et donc l’angoisse de castration, dans une série d’expériences traumatiques où intervient également la perte, ou sa menace, la séparation d’un objet, d’un environnement, d’un état (cf. L’inquiétante étrangeté) : perte de l’amnios dans la naissance, de la respiration liquide, du sein dans le sevrage, d’une partie de soi précieuse (cf. le lien avec l’argent) dans la défécation. Une telle série trouve sa confirmation dans les équivalents symboliques, entre les divers objets partiels dont le sujet est ainsi séparé : pénis, sein, fèces, (cf. les fantames originaires). Freud en 1917 consacrait un essai (Sur les transposition des pulsions, caractéristiques de l’érotisme anal in La Vie sexuelle) probant sur l’équivalence pénis – fèces – enfant, aux avatars du désir qu’elle permet, à ses relations avec le complexe de castration et la revendication narcissique : « Le pénis est reconnu comme quelque chose de détachable du corps et entre en analogie avec les fèces qui furent le premier morceau de l’être corporel auquel on dut renoncer ». Le pénis, comme le nourrisson, en tant que phallus, est détachable, échangeable, substituable.

Dans la théorie qui fonde le complexe de castration sur une expérience originaire effectivement vécue, le développement d’Otto Rank, selon lequel la séparation d’avec la mère dans le traumatisme de la naissance et les réactions à cette séparation fourniraient le prototype à toute angoisse, aboutit à considérer l’angoisse de castration comme l’écho, à travers une longue série d’expériences difficiles de séparation, de l’angoisse de la naissance, c’est-à-dire d’une perte originelle, à celle du paradis perdu.
Accepter le caractère liant de la castration, sa valeur totalisante, en opposition aux pulsions partielles, disposées dans l’organisation psycho-physique de manière apparemment anarchique, confère à la génitalité son rôle normatif et distributif. La preuve en est dans la clinique avec la plupart des formes de perversion, lesquelles supposent en effet pour être intégrées dans un fonctionnement satisfaisant et partagé – fantasme créatif, intime, accepté par soi et, le cas échéant, par l’autre – une organisation pouvant se placer sous le primat d’une dimension génitale épanouissante. Les textes de Freud sur la perversion montrent, disions-nous, comment la perversion est liée au déni de la castration, en omettant nonobstant la possibilité offerte à celle-ci de s’exprimer dans la socialité partagée et/ou dans la sublimation, artistique ou littéraire en particulier.
Le passage à l’organisation génitale d’autorité suppose pour Freud que le complexe d’Œdipe ait été dépassé, le complexe de castration assumé, l’interdiction de l’inceste admise.
C’est avec l’identification que Freud va trouver une issue synthétique à l’individualisation du complexe d’Œdipe. Le complexe de castration, l’angoisse de castration, pourraient n’avoir d’autres déterminants qu’une simple incapacité, qu’une immaturité, rendant vaine toute satisfaction génitale réelle avec la mère ou le père. Malgré ça, l’homme n’est pas défaillant à cause de son organisation mais prématuré par vocation, soumis au manque (condition sine qua non de tout désir), et c’est bien dans ce manque vital que son désir de développement, d’évolution, d’autonomie, en fin de compte d’indépendance, prend son origine.

Le système de l’Œdipe devient une dialectique à partir de laquelle « les investissements d’objet sont abandonnés et remplacés par les identifications ». La prise en considération de la perte et de l’identification, dans la constitution, le développement et le déclin de l’Œdipe, permet d’accéder à la compréhension de l’angoisse de castration comme possible élaboration d’une histoire personnelle édifiante, imaginable et dicible censée cohabiter avec la société des autres.

Le désir et son inscription dans une Loi symbolique détermine ainsi l’accession au versant positif de l’ambivalence dans un ordre retrouvé.

V. L’Œdipe et les processus d’identification

L’Œdipe et les processus d’identification précisent encore davantage l’importance persistante de l’Œdipe dans le développement de la personne eu égard à son environnement. C’est la conjonction de Narcisse et d’Œdipe qui est rendue possible.

De la nature à la culture.
La permanence et la confirmation culturelle des lois œdipiennes autorisent identité, développement de la personnalité et autonomie. Cela se détermine à partir du Surmoi intégré comme juste, bon et non tyrannique, de l’idéal du Moi atténué qui veut nous faire ainsi que l’autre nous désire, du Moi idéal qui nous fait devenir comme on veut se faire.
Notre surmoi se constituerait plutôt en référence au Surmoi parental, et, logiquement, ce surmoi étant une instance d’identification par les traditions, par les valeurs des générations précédentes, par les règles civilisatrices. Où l’on voit que l’absence d’un parent, ou d’un grand-parent, ou la défiance vis-à-vis d’un parent ou d’un grand-parent déficient ou défaillant, comme dans la lignée d’Œdipe, peut faire se développer un nouveau paradigme surmoïque teinté de la pulsion de mort. C’est d’ailleurs dans cette pulsion que le Surmoi plonge lorsqu’il exprime des éléments du Ça en référence à la phase sadique-anale. Ainsi, par exemple, l’obsessionnel imprime une dimension persécutrice au Moi dans certain développement paranoïde.

D’une relation duelle à une relation triadique.
D’une relation de désir narcissique ou par étayage (vouloir ressembler à l’objet ou vouloir le posséder, l’intégrer), le petit d’homme est confronté à une relation où ces deux désirs vont se sédimenter (pour peu que ceux-ci soient intégrés chez les parents), se déposer non conflictuellement dans le Moi, avec, dans le cas de ce que l’on appelle le « versant positif » de l’Œdipe, l’identification au modèle de même sexe et le désir pour le modèle de l’autre sexe. L’ambivalence par rapport à l’Œdipe complet se trouve ici résolue dans une sorte de modération des pulsions. La personne du père ou la personne de la mère, à un moment précoce susceptible d’inceste, ne demeure qu’en tant que modèle et objet d’amour filial réciproque. Peut toutefois subsister un affect incestuel aussi puissant qu’il est caché. Est résolue aussi la frustration de l’irréalisation des désirs proprement incestueux. Le Moi devient sujet et objet, un tiers ambivalent sur ce point, en fait, indépendant dans les faits des anciens objets œdipiens, qui va se rapprocher d’un autre tiers, d’un objet et d’un sujet autres.

Identification maternelle.
Il en va de même, au bénéfice du développement d’une idée de la relation fondée sur la possibilité d’une fécondité, du couple parental qui a pu faire montre d’une distinction nette et différenciée des caractères sexuels de chacun des deux parents, n’excluant pas pour autant l’ambivalence, ainsi qu’une résolution des sentiments œdipiens de l’un et de l’autre parent envers l’enfant.
Dès lors, c’est la dimension hétérosexuelle de l’Œdipe dépassé qui pourra engendrer la possibilité du couple fécond, dans la même idée que sa dimension homosexuelle pourra investir des univers amicaux, parentaux, familiaux, figures sociétales, institutions, aussi bien que de conventions, de contrats, de pratiques autorisés, dans un mouvement proche de celui de la sublimation ou conforme à l’appui d’un certain légalisme. C’est en effet à cette condition que les pulsions, en particulier les pulsions partielles, peuvent se mettre au service d’une œuvre en cohérence avec la civilisation.
C’est ainsi que les échecs et les décadences civilisationnels d’aujourd’hui peuvent s’expliquer par l’absence de coordination personnelle avec le système de l’Œdipe.

Identification paternelle, au totem, au phallus.
Il s’agit ici de faire le lien du désir et de la loi sous le signe dans un premier temps de la révolte.
Nous pouvons nous référer au mythe de la horde primitive [8]. Comme pour la mère, l’identification se fera par l’incorporation, par la dévoration du père dont on « ingère » certaines « qualités ».
Le meurtre du père traduit la nature ambivalente du désir sexuel des fils exclus de la possession des femmes, prêts par là à dévorer le père. La culpabilité qui s’en suit, conformément aux règles de l’ambivalence, donne l’idée d’un cadre symbolique qui organise le clan des fratries : c’est ainsi que naît la socialité totémique. Dans la perspective freudienne, scientifique donc, l’évolution des liens sociaux se décline, par sentiment de culpabilité, du totémisme à la religion, puis du monothéisme à la science. La Loi symbolique se partage.
Avec le repas totémique, le cannibalisme, au détriment du père, concrétise le meurtre du père et l’amour du père, dans un dépassement nécessaire. L’incorporation psychique du père autorise l’identification en substituant les fils à la perte de l’objet. Le père symbolique est ensuite maintenu grâce aux totems.

Identification et narcissisme.
C’est l’identification-socle de la personnalité indépendante.
Après l’identification au totem, se pose la question du basculement dans le dogme ou dans la mélancolie. Dans le cas de la mélancolie, l’autre, absent, n’est pas « connu », et n’a pas reconnu le sujet [9]. C’est la même chose pour celui qui a basculé dans le dogme. Double impasse qui explique pourquoi le sujet lui-même, faute d’accès à l’Autre, à la symbolique du père, de sa dévoration (amour-incorporation), de sa mort (son deuil) et de son symbole, le totem, ne peut se reconnaître. Pas d’idéal du Moi, pas de reconnaissance, donc pas de Surmoi et pas d’estime de soi, en définitive, non plus que de Moi idéal.
Le narcissisme est, pour ainsi dire, volé, ou, plus exactement, substitué. Dans la mélancolie ou dans le dogme, l’objet est toujours déjà perdu. Mais comme cet objet est fondamental, puisque c’est l’autre en tant qu’idéal du Moi qui est représenté, le narcissisme est incomplet d’une partie, développementale, de son Moi. Il est pour ainsi dire figé dans l’absence de l’autre ou dans une présence dogmatique, illusoire car ersatique.
La libido n’est pas déplacée sur un objet, mais sur le Moi lui-même, en circuit fermé. C’est d’ailleurs ainsi que Freud parlait de névroses narcissiques (les psychoses, en opposition aux névroses de transfert : hystérie, phobies, obsession) en ce qu’elle dénotait l’identification du Moi avec l’objet abandonné, la perte de l’objet équivalant à la perte d’une partie du Moi.
A l’inverse des névroses, qui manifestent un désir et la défense contre ce désir, et qui sont des formes de protection et de maintien, l’identification mélancolique altère le Moi comme fixant ce désir pour un objet, ou pour une conviction dogmatique, absent ou perdu. L’incorporation (fantasme pris à la lettre chez le mélancolique) – l’introjection (processus pris à l’esprit chez le névrosé) – est une identification qui se fait dans les névroses pour un objet, dans les psychoses (et la mélancolie) pour le Moi qui se dévore lui-même. C’est l’identification primaire qui se joue ici, et, pour le nommer autrement, le narcissisme primaire, prélude à l’accès au narcissisme secondaire.

Nicolas Koreicho – Août 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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[1] 467 av. JC

[2] 410 av. JC

[3] 430 av. JC

[4] 420 av. JC

[5] L’abandon des enfants non désirés, en mer ou sur le fleuve, est attesté dans le monde antique

[6] Dès l’époque classique, Aristote utilise Œdipe roi comme exemple parfait de la tragédie dans son traité La Poétique

[7] Figure de style (trope) qui consiste à employer un nom, commun ou propre, pour signifier un concept générique

[8] Cf. Totem et tabou

[9] Cf. Deuil et mélancolie

Mémoires d’un âne

Sophie Rastopchine, comtesse de Ségur

Préface Nicolas Koreicho

Gravure pour Mémoires d’un âne, Horace Castelli

Au mitan du XIXème siècle, la rudesse de la condition des enfants et des animaux fait décrire à Sophie Rostopchine (Софья Фёдоровна Ростопчина), comtesse de Ségur, la proximité qui se peut observer entre les deux catégories d’êtres sensibles. Les coups, mais aussi les caresses, l’éducation et l’affection, la souffrance et l’émerveillement, la distanciation et l’incestuel, la perversion et la pudeur, la mort et la sexualité, les interdits et les fantasmes, les abus et la morale sont précisément décrits et compris au plus profond des dialogues et des pensées des protagonistes, enfants et animaux, toujours avec une incroyable pudeur. La dénonciation des sévices, racontés avec une crue précaution, et les mouvements affectifs ressentis par les enfants, développés aussi précisément que la claire simplicité du langage de la comtesse l’autorise, font comprendre pourquoi cette observation analytique avait passionné Freud dans ses études sur la « Bibliothèque dite Rose ». En effet, l’évidence de la puissance de l’inconscient, souverain chez tout un chacun, protagoniste, personnage, romancière, est traduite par un discours romanesque limpide et d’une pureté associative merveilleusement déroulée dans une associativité textuelle édifiante.
Nicolas Koreicho

« J’avais été acheté par un monsieur et une dame qui avaient une fille de douze ans toujours souffrante et qui s’ennuyait. Elle vivait à la campagne et seule, car elle n’avait pas d’amies de son âge. Son père ne s’occupait pas d’elle ; sa maman l’aimait assez, mais elle ne pouvait souffrir de lui voir aimer personne, pas même les bêtes. Pourtant, comme le médecin avait ordonné de la distraction, elle pensa que des promenades à âne l’amuseraient suffisamment. Ma petite maîtresse s’appelait Pauline ; elle était triste et souvent malade ; très douce et très jolie. Tous les jours elle me montait ; je la menais promener dans les jolis chemins et les jolis petits bois que je connaissais. Dans le commencement, un domestique ou une femme de chambre l’accompagnait ; mais quand on vit combien j’étais doux, bon et soigneux pour ma petite maîtresse, on la laissa aller seule. Elle m’appela Cadichon : ce nom m’est resté.

« Va te promener avec Cadichon, lui disait son père ; avec un âne comme celui-là, il n’y a pas de danger ; il a autant d’esprit qu’un homme, et il saura toujours te ramener à la maison. »

Nous sortions donc ensemble. Quand elle était fatiguée de marcher, je me rangeais contre une butte de terre, ou bien je descendais dans un petit fossé pour qu’elle pût monter facilement sur mon dos. Je la menais près des noisetiers chargés de noisettes ; je m’arrêtais pour la laisser en cueillir à son aise. Ma petite maîtresse m’aimait beaucoup ; elle me soignait, me caressait. Quand il faisait mauvais et que nous ne pouvions pas sortir, elle venait me voir dans mon écurie ; elle m’apportait du pain, de l’herbe fraîche, des feuilles de salade, des carottes ; elle restait avec moi longtemps, bien longtemps ; elle me parlait, croyant que je ne la comprenais pas ; elle me contait ses petits chagrins, quelquefois elle pleurait.

« Oh ! mon pauvre Cadichon, disait-elle,  tu es un âne, et tu ne peux me comprendre ; et pourtant tu es mon seul ami ; car à toi seul je puis dire tout ce que je pense. Maman m’aime, mais elle est jalouse ; elle veut que je n’aime qu’elle ; je ne connais personne de mon âge, et je m’ennuie. » Et Pauline pleurait et me caressait. Je l’aimais aussi et la plaignais, cette pauvre petite. Quand elle était près de moi, j’avais soin de ne pas bouger, de peur de la blesser avec mes pieds.

Un jour, je vis Pauline accourir vers moi toute joyeuse. « Cadichon, Cadichon, s’écria-t-elle, maman m’a donné un médaillon de ses cheveux ; je veux y ajouter des tiens, car tu es aussi mon ami ; je t’aime et j’aurai ainsi les cheveux de ceux que j’aime le plus au monde. »

En, effet, Pauline coupa du poil de ma crinière, ouvrit son médaillon et les mêla avec les cheveux de sa maman.

J’étais heureux de voir combien Pauline m’aimait ; j’étais fier de voir mes poils dans un médaillon, mais je dois avouer qu’ils ne faisaient pas joli effet ; gris, durs, épais, ils faisaient paraître les cheveux de la maman rudes et affreux. Pauline ne le voyait pas ; elle tournait dans tous les sens et admirait son médaillon, lorsque la maman entra. »

Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur – Mémoires d’un âne.

Texte intégral : https://fr.wikisource.org/wiki/M%C3%A9moires_d%E2%80%99un_%C3%A2ne/Texte_entier#/media/Fichier:S%C3%A9gur_-_M%C3%A9moires_d%E2%80%99un_%C3%A2ne_p009.jpg

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Le scénario fantasmatique

Nicolas Koreicho – Juin 2014

Scénarios pervers, paraphilique, narcissique, onirique, artistique

« Alors, ils se montaient des bobards, des entourloupes monumentales, ils rêvaient tous de réussites, de carambouilles formidables… Ils se voyaient expropriés, c’était des fantasmes ! »
Céline, Mort à crédit, 1936.

Jean-Honoré Fragonard – Céphale et Procris, 1755 – Musée des Beaux-Arts, Angers

Distinctions : Fantasme – Passage à l’acte – Délire – Mythomanie – Hallucination

Le terme « fantasme », avant d’avoir été popularisé par la psychanalyse, provient du grec phantasma qui signifie « fantôme, hallucination visuelle », puis « fantaisie » repris en proximité du grec phantasia signifiant « apparition, vision », puis « imagination », jusqu’à l’actuel« fantasme » de la famille de phainein « apparaître ».
Une définition du mot « fantasme » dans le Nouveau Larousse illustré de 1906 nous intéresse dans la mesure où elle fait intervenir une production mentale ayant un double sens, au passage tout comme le symptôme, d’un contenu latent et d’une forme manifeste : « Chimère qu’on se forme dans l’esprit ».

Il est nécessaire de différencier le langage propres aux pulsions (inconscient : délires), de celui accessible par le conscient (fantasmes), des constructions fantasmatiques perverses agies (passages à l’acte pervers), du mode discursif (mythomanies), du mode perceptif (hallucinations).

Dans la névrose, les fantasmes sont refoulés et entraînent une souffrance alors que, dans la perversion, les pulsions s’expriment sous l’égide du principe de plaisir. D’où la théorie freudienne : « La névrose est le négatif de la perversion ».

Les fantasmes qui accompagnent les relations sexuelles (érotiques, actives, pré- et post- orgasmiques, négatives) sont conscients ou provoquées ou imposées par les « rejetons » du refoulé et transmis de la pensée, visuelle le plus souvent, à l’impulsion physique.

Le fantasme est conscient et ne se manifeste pas dans la réalité (sauf réalisation substitutive avec mise en scène).

Le délire est inconscient et se manifeste dans le réel neurologique et l’isolement de la perception. L’acception contemporaine du terme permet une prise de liberté, relative, dans la réalisation cadrée de plaisirs cadrés dans un contexte.

La mythomanie est un syndrome discursif produit par un clivage du moi ou un ersatz facilitant l’équilibre du mythomane. Ex. Le syndrome de Münchausen.

L’hallucination est l’expression d’un désir, ou d’une crainte, en une perception sans référent située hors de la réalité du sujet (diff. du délire). A ce titre elle est mentale, (visuelle, auditive), sensorielle (impression de réalité), cénesthésique (sensation), motrice.

Selon les auteurs du Vocabulaire de la psychanalyse, le fantasme est un « scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure, d’une façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l’accomplissement d’un désir et, en dernier ressort, d’un désir inconscient. » (Laplanche, Pontalis – 1967).

Le scénario fantasmatique

Lorsque Freud définit le mouvement qu’il nomme désir (wunsch), il évoque l’hypothèse du réinvestissement d’une trace mnésique de satisfaction liée à l’identification pulsionnelle.
L’observation de la satisfaction alimentaire chez le nouveau-né constitue un exemple du premier repérage pulsionnel :
La faim, créatrice de tension (cris, pleurs) est source de déplaisir. Le lait, pourvoyeur de satisfaction (apaisement) est source de plaisir. La tétée est source de résolution sexuelle, future éventuelle modèle à fantasme.
Ainsi, c’est une expérience de satisfaction qui est liée à la réduction de la tension originaire de la pulsion. Cette première expérience de satisfaction, organique, laisse une trace, mnésique, une représentation du processus pulsionnel au niveau de l’appareil psychique à laquelle se trouve désormais liée l’image et la perception de l’objet ayant procuré le plaisir. Dès que le besoin se représentera, la relation précédemment établie sera la source d’une nouvelle impulsion ; elle investira à nouveau l’image mnésique de cette perception dans la mémoire. Autrement dit, elle reconstituera la situation de la première satisfaction où l’enfant imagine (fantasme) avoir créé l’objet. La propension à « créer » du fantasme pourra par la suite s’établir à l’envi.

Un fantasme, ou plus élaboré, un scénario fantasmatique, est un scénario imaginaire, une fiction où le sujet est présent et qui figure de façon plus ou moins déformée, par les processus défensifs, et les instances du Ça, du Moi, du Surmoi, l’accomplissement d’un désir.
On ne peut donc pas parler de mémoire au sens commun du terme, mais de traces mnésiques dans l’Inconscient du sujet, lesquelles sont des réalités psychiques pour le sujet de l’Ics, mais que la personne ignore, ou veut ignorer.
Il existe tout un répertoire de la vie fantasmatique : sexualité, agression, fantasmes de gloire, d’abandon, de castration, etc., liés à quelques noyaux organisateurs de la vie psychique, en particulier aux fantasmes originaires.
Le fantasme est une formation de compromis, il élabore et aménage différents matériels psychiques, dont certains sont conscients et d’autres pas. Certains fantasmes demeurent inconscients. Par ailleurs, le fantasme peut témoigner d’une fixation de la sexualité à un stade psychosexuel, comme le stade oral ou le stade anal. De ce point de vue, il est résultat d’une régression.
La capacité à fantasmer signe une certaine normalité psychique, ainsi qu’il en est du souvenir, du rêve, etc. : on peut soupçonner chez les patients psychosomatiques une défaillance de la fonction fantasmatique, repérée sous la forme de la pensée opératoire. Le fantasme permet ainsi une régulation psychique des désirs inconscients, nécessaire à la bonne santé mentale.

Les fantasmes originaires

Les fantasmes originaires sont des fantasmes qui transcendent le vécu individuel et ont un certain caractère d’universalité. En ce sens, ils sont à rapprocher des mythes collectifs. Ils « mettent en scène » ce qui aurait pu dans la préhistoire de l’humanité participer à la réalité de fait et à ce titre ils entrent dans le cadre de la réalité psychique.

Ce sont :
La scène primitive – La castration – la séduction – la vie intra utérine, le sein maternel.
Ils renvoient respectivement à :
La différence des générations – La différence des sexes – La différence désirs-interdits – la différence des pulsions de vie et de mort.
Ils sont le fondement des origines de la Loi symbolique.

« Je nomme fantasmes originaires ces formations fantasmatiques — observations du rapport sexuel des parents, séduction, castration, etc. » Freud.

Les fantasmes dits originaires se rencontrent de façon générale chez les êtres humains, sans qu’on puisse en chaque cas invoquer des scènes réellement vécues par le sujet ; ils appelleraient donc, selon Freud, une explication phylogénétique où la réalité retrouverait sa dimension historique : la castration par exemple, aurait été effectivement pratiquée par le père dans le passé archaïque de l’humanité, afin de limiter la rivalité et/ou de réduire une démographie non pensée.
Si l’on envisage maintenant les thèmes qu’on retrouve dans les fantasmes originaires (scène originaire, castration, séduction, retour au sein et/ou à la vie intra-utérine), ils se rapportent tous aux origines, individuelles et collectives. Comme les mythes, ils prétendent apporter une représentation et une « solution » à ce qui pour l’enfant s’offre comme énigme majeure ; ils dramatisent comme moment d’émergence, comme origine d’une histoire, ce qui apparaît au sujet comme une réalité, d’une nature telle que cette réalité exige une explication, une « théorie ». Ainsi, dans la « scène originaire », c’est l’origine du sujet qui se voit figurée ; dans les fantasmes de séduction, c’est l’origine, le surgissement de la sexualité ; dans les fantasmes de castration, c’est l’origine de la différence des sexes ; dans le retour au sein ou à la vie intra-utérine, c’est la différence des pulsions de vie et des pulsions de mort.

Le fantasme comme construction

Le fantasme peut être appréhendé comme une construction imaginaire, consciente ou inconsciente, permettant au sujet qui s’y met en scène, d’exprimer et de satisfaire un désir plus ou moins refoulé, et de surmonter une angoisse.
Ces pulsions refoulées cristallisent sur elles les complexes morbides les plus différents.

« Au lieu d’être enfoui dans les profondeurs du moi, l’objet redouté ou désagréable peut être dérivé vers un fantasme imaginaire et agréable, où se dissout l’angoisse, souvent en retournant l’objet en son contraire ». Freud.

Le fantasme est une création psychique consciente de scénarios idéalisés autour de désirs non assouvis ou espérés, notamment dans des domaines libidinaux et à ce titre devant transgresser les interdits relatifs aux règles éthiques et morales.
Le fantasme se crée consciemment et souvent n’est pas réalisé par respect des lois ou des principes inhérents au respect personnel.
En soi, le fantasme est un désir inassouvi, et, par métonymie, interdit.
Le sujet est toujours présent dans de telles scènes, soit comme observateur, soit comme participant grâce à une certaine permutation des rôles, des attributions. L’épopée sadienne est en ce sens tout-à-fait précise.
Il semble aussi être le lieu d’opérations défensives selon la mise en oeuvre des modalités les plus archaïques : retournement sur la personne propre, renversement en son contraire, dénégation et projection.
Dans la mise en scène organisée par le fantasme, la dimension de l’interdit est toujours présente dans le déploiement même du désir.

Bibliographie :
– Laplanche et Pontalis : Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F, 1967
– Chemama et all. : Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, 1993
– « Les fondements de la clinique », Javier Aramburu , in La cause freudienne, N° 50, février 2002

Le fantasme paraphilique

Exemple du transsexualisme.
Dans le transsexualisme, à partir d’une dépression précoce, sur la base d’une séparation, le sujet a introjecté au niveau psychique la bonne mère, et au niveau physique la mauvaise mère en un clivage devant être réparé par une réalisation fantasmatique concrète (à rapprocher de l’anorexie mentale, des hystéries, des hypocondries).
Le transsexuel se refuserait à toute élaboration fantasmatique. S’y révèle une intolérance psychique à la pulsion, un déficit de représentation qui oblige le sujet à évacuer l’énergie vers le corps. C’est comme si le fantasme, ne pouvant pas être élaboré psychiquement devait apparaître dans le réel. L’espoir mégalomaniaque du transsexuel consolidé et prêt à être concrétisé par le désir du ou des parents, ne peut qu’être déçu, en référence à la dépression précoce, et peut finir par convaincre le chirurgien d’intervenir. A une revendication fantasmatique est alors répondu une correction corporelle qui ne résoudra naturellement rien à la dépression originelle.
A cet égard, le concept de transgenre est un fantasme plus ou moins réalisé, en une paresse, comme de nombreux concepts parasexuels contemporains, qui consiste à établir dans les textes de loi et dans les textes juridiques ce qui ne veut pas faire l’effort de la compréhension.

Le fantasme narcissique comme construction perverse

Les fantasmes dans les stades fondamentaux de la personnalité. Ils sont transposables dans les fantasmes sexuels, à certaines conditions de sauvegarde, d’assentiment et de respect de la loi.
– Les fantasmes de l’oralité visent à posséder l’autre, à les incorporer. Dans la relation, cela se traduit par la possessivité, la dévoration, la jalousie, la boulimie, l’anorexie, la kleptomanie, les toxicomanies, l’intégration de l’autre (sexualité addictive), l’effraction et la destruction sur un mode agressif (les fantasmes de viol prennent leur place ici), les fantasmes d’abandon et de fusion.
– Les fantasmes de l’analité de la première phase sont dirigés vers la rétention (possession), puis la destruction de l’objet. Dans le rapport sexuel, apparaîtra le désir de mordre, griffer, déchirer, détruire, uriner, etc.
– Les fantasmes de l’analité de la deuxième phase sont plus orientés vers la prise de contrôle de l’objet sous la forme d’une manipulation. Ici, la possessivité se met en scène par les marques temporaires (fouet, éjaculation faciale, soumission…) ou plus ou moins définitives (colliers, tatouages, piercings…). Ces fantasmes engendrent des relations de domination/soumission avec selon l’humeur l’utilisation de cravaches, fessées, martinets…
– Les fantasmes de l’Œdipe font appel bien évidemment à un troisième objet. Les désirs se matérialisent dans le voyeurisme, l’exhibitionnisme, les rapports multiples, le fétichisme, le triolisme, l’échangisme, le mélangisme…
– Les fantasmes narcissiques qui sont des déclinaisons de fantasmes pervers, des fantasmes limites, délictuels, toxicologiques.

Le fantasme onirique

Le domaine du fantasme onirique est infini et éminemment personnel, même si l’on y trouve des symboles et des thèmes communs à tout un chacun. Les procédés utilisés pour mettre en oeuvre le rêve et sa signification sont la condensation, le déplacement, la représentatibilité (figurabilité) et l’élaboration secondaire. Le mécanisme principal des rêves pour la représentation fantasmatique est la figurabilité et permet de transformer les pensées en scénarios visuels et dynamiques grâce aux phénomènes de visualisation et de représentation symbolique des pensées et des mouvements psychiques.

« Le contenu du rêve consiste le plus souvent en situations visualisables [anschaulich, note du traducteur] ; les pensées du rêve doivent donc tout d’abord recevoir une accommodation qui les rende utilisables pour ce mode de figuration. Imaginons, par exemple, qu’on nous demande de remplacer les phrases d’un éditorial politique ou d’une plaidoirie devant un tribunal par une série de dessins ; nous comprendrons alors sans peine les modifications auxquelles le travail du rêve est contraint pour tenir compte de la figurabilité dans le contenu du rêve » (Freud. Sur les rêves, 1901).

En analyse, le transfert, particulièrement actif dans la relation du rêve, est propice au partage des affects, ainsi par conséquent que la réduction de la densité de l’angoisse que les  événements originels, et les sensations y afférentes, ont pu re-produire. L’ambivalence et le clivage y développent leur oeuvre adoucissante, acceptable, donc. Autant dire que la possibilité de symbolisation des traumas du rêveur peut se réaliser, dans la mesure où l’interprétation des fantasmes et des scénarios du rêve met en perspective, grâce à l’analyse, la représentation (figurabilité) de leur impact passé à traiter et à séparer de la difficulté actuelle de l’analysant.

Le rêve comme régulation fantasmatique :
Fin du Songe d’une nuit d’été

Le fantasme artistique

Le territoire du fantasme artistique, de la même manière, est infini et repose sur les conjonctions personnelles de l’artiste, du spectateur, de la sensibilité et du monde et, éventuellement, d’une certaine idée de la beauté, du travail de l’artiste et de la civilisation. Il permet en réalité immédiatement la rencontre de deux mondes de fantasmes, celui de l’artiste et celui du spectateur. Cette rencontre est le fruit, comme indiqué précédemment, de deux sublimations. Cependant, la particularité d’une fantasmatique artistique tiendrait en ce que il exprime une dialectique entre la singularité de l’artiste et son intention de partager cette singularité avec le monde, au point de l’annihiler, et d’annihiler l’idée même de beauté, de travail de l’artiste, de la civilisation, jusqu’à mettre en question l’existence artistique de l’oeuvre, en même temps que le fantasme de l’art parie sur la possibilité pour l’oeuvre fantasmatique d’exister entre le principe de plaisir et le principe de réalité, dans un entre-deux impossible et instable et, par là même, possiblement créateur.

Le père noël est une ordure : « le délire de l’artiste » :

Nicolas Koreicho – Juin 2014 – Institut Français de Psychanalyse©

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