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De la psychose au délit-re et au crime

Nicolas Koreicho – Novembre 2013

Régression – Psychose – Délire – Crime

« Je n’ai jamais voulu tuer personne.
C’est ce médecin viennois qui en parlait souvent. Il disait que l’inconscient nous guidait et nous faisait agir malgré nous. J’en avais discuté avec ma mère : « C’est quoi ce charabia ? Un truc dans la tête qui t’obligerait à faire des choses que tu ne veux pas faire ? C’est pratique pour les salauds ! C’est pas de leur faute s’ils font du mal, alors ! »
Maud Tabachnik – L’Ordre et le chaos

« Le visage immobile et grave de Raskolnikov changea instantanément d’expression et il éclata du même rire nerveux et irrésistible que tout-à-l’heure. Soudain, il lui sembla revivre avec une intensité singulière les sensations éprouvées le jour du meurtre : il se tenait derrière la porte, la hache à la main ; le verrou tremblait ; de l’autre côté, les hommes juraient et essayaient de forcer la porte et lui se sentait pris du désir de crier des injures, de leur tirer la langue, de les narguer et de rire, rire aux éclats, rire, rire sans fin. »
Fiodor Dostoïevski – Crime et châtiment

Le Petit Journal Illustré

Officiellement, 15 % des auteurs d’homicides sont touchés par une maladie mentale grave (le plus souvent une psychose schizophrénique, paranoïaque, un trouble de l’humeur mélancolique), c’est-à-dire constante et caractérisée. Dans l’absolu, il faudrait absoudre tout criminel, dans la mesure où le crime est toujours le signe manifeste par excellence d’un déséquilibre psychique, fût-il temporaire, d’un trouble mental. Des nuances sont donc proposées dans les prétoires à valeur de l’abolition ou non du discernement, du contrôle ou non des actes, du criminel [*].

Dans un premier temps, nous poserons les conditions de la régression en les intégrant dans une temporalité qui va les distinguer d’un côté des conditions de la fixation, de l’autre de celles du dépassement.
Ensuite nous déclinerons les principaux syndromes pour comprendre en quoi, incidemment, ils peuvent mener à des passages à l’acte.
Enfin nous comprendrons la sublimation comme un processus pouvant éviter ces passages à l’acte.

Dans un second temps, nous décrirons les phénomènes et la spécificité des délires.

Dans un troisième temps nous expliciterons la question des psychoses, de la psychopathie et de certains troubles mentaux et à quelles conditions elles peuvent mener à des passages à l’acte criminels.

Régression

1. Distinction de la régression à une fixation présente.

Régression et fixation s’expriment par l’intermédiaire des processus de répétition (compulsion de répétition névrotique par ex.), comme processus psychologiques ancrés dans le biologique.
La fixation c’est la répétition des expériences fortes, cf. la métaphore du disque dur rayé : la psychothérapie analytique consiste à retrouver l’endroit et répéter cette retrouvaille non seulement pour repérer avec précision, mais surtout pour neutraliser et réparer.
Le plaisir s’est trouvé enrayé et non satisfait, le Moi cherche à savoir pourquoi, l’inconscient revient pour lui indiquer.
La culpabilité prend la place du plaisir sous la forme du plaisir pulsionnel puni.
On assiste alors à la persistance de comportements inadéquats à la réalité et au présent, à l’échec de la pensée symbolique et critique.
On constate, par la forme, la nature et l’histoire des symptômes, une dépendance de l’organisme par rapport aux affects (ressentis) issus des processus primaires de plaisir ou de déplaisir fixés aux Stades correspondants.
Le Moi, du fait de l’impossible satisfaction du plaisir, est affaibli, et, par suite, les fixations ramènent le Moi sur ces points de fixation, à un moment où à un autre du développement de la personnalité, en fonction de l’histoire personnelle, de la nature de l’objet, de l’ancienneté de l’événement. Ex. : fixation au stade anal oriente vers l’obsessionnalité.

 2. La régression proprement dite au passé.

La régression est représentée par l’affaiblissement des facultés et le passage à des modes d’expression et de comportement inférieurs du point de vue de la complexité, de la structuration et de la différenciation.
La régression constitue un retour – plus ou moins organisé et transitoire – à des modes d’expression antérieurs de la pensée, des conduites ou des relations objectales, face à un danger interne ou externe susceptible de provoquer un excès d’angoisse ou de frustration.
C’est à un retour vers l’Œdipe ou le préœdipien, constitué en grande partie par leur conjugaison avec des problématiques narcissiques, auquel on assiste.
On distinguera :
– La compensation : (ne pas confondre avec le mécanisme de défense) fatigue, faim, sommeil, douleur, tristesse… sont des éléments de relation de la libido vers l’extérieur non satisfaits qui se retournent vers le Moi et qui appellent des compensations régressives. Elles sont aux origines du narcissisme.
– La maladie psychosomatique. On a pu parler pour ce type de régression de conversion hystérique, végétative, qui se manifestent par des expressions d’émotions archaïques : hypertension, malaises vaso-vagaux, tachycardie, gastrites, allergies…), de conversion organique (on parlait de névrose d’organe), de maladies psychosomatiques. Il n’existe pas de maladie qui ne possède une dimension psychique. On parle aujourd’hui de psychoneuro-immunologie.
– Le retrait apathique (apathetic withdrawal – DSM-IV) : Il s’agit d’une régression à forme de détachement protecteur, fait d’indifférence affective, de restriction des relations sociales et des activités extérieures, et de soumission passive aux événements, qui permet à une personne de supporter une situation très difficile.
L’agressivité : modalité comportementale régressive si elle est univoque. Le masochisme psychique, ou l’idée de ne pouvoir s’extirper du mal, au point de se complaire dans la souffrance et la conflictualité.
Dans la régression, on peut lire un certain nombre de syndromes comme représentatifs de retrait, dont certains possiblement criminogènes :

3. Les syndromes (ensembles organisés de symptômes).

– Syndrome de Cotard : délire de négativité organique (absence des organes).
– Syndrome de Ganser : questions et réponses à côté et inhibition intellectuelle.
– Syndrome de Gélineau : cataplexie (perte brutale de tonus musculaire) et narcolepsie.
– Syndrome de Münchausen : simulation de pathologies viscérales sensées nécessiter une opération.
– Syndrome de Stockholm : attachement à l’agresseur.
– Syndrome d’Asperger : les principales perturbations des sujets atteints d’autisme de haut niveau ou d’un syndrome d’Asperger touchent la vie sociale, la compréhension et la communication. Ces troubles sont la conséquence d’une anomalie, potentialisé par l’organisation psychique de la personne) du fonctionnement des centres cérébraux qui ont pour fonction de rassembler les informations de l’environnement, de les décoder et de réagir de façon adaptée. Le sujet ne parvient pas à décoder les messages qui lui arrivent (il paraît submergé par la « cacophonie » de l’environnement), ni à adresser en clair ses propres messages à ceux qui l’entourent. Il est dispersé dans l’espace, déphasé dans le temps, dépassé par les échanges et sa communication maladroite et hésitante se perd le plus souvent dans des tentatives avortées. Pour être moins dispersé, il se concentre sur des détails, pour être moins déphasé, il se complait dans des routines, et ses échecs de communication avec les autres l’amènent à une concentration exclusive sur lui-même, sans pour autant le satisfaire. (G. Lelord)
– Syndrome d’influence (Clérambault) : pensée soi-disant commandée et manipulée par l’extérieur.
– Syndrome d’automatisme mental : dédoublement de la pensée (dissociation) et expression parasite d’idées, de mots, de gestes qui parviendraient d’une force étrangère qui contrôlerait l’activité psychique du sujet.
– Syndrome hallucinatoire : les hallucinations (visuelles, auditives, perceptives) représentent désirs ou craintes, souvent scénarisés, du sujet.
– Syndrome confusionnel : obnubilation de la conscience, perturbation de l’activité psychique. Ceci entraîne une grande inertie ou une grande agitation. L’origine peut en être infectieuse ou toxique. Il se manifeste par une obnubilation de la conscience où les idées s’agglutinent et se confondent (par degrés : de l’engourdissement à la stupeur). La modalité de cette expérience est proche de celle du rêve. A cela s’ajoutent souvent des troubles de la mémoire, des signes physiques (fièvre, déshydratation).
Les causes peuvent en être infectieuses, toxiques, traumatiques, épileptiques, démentielles, psychotiques.
– Syndrome de Korsakov : syndrome confusionnel et polynévrite des membres inférieurs. le passage à l’acte lorsqu’il se manifeste est conjoncturel.
– Syndrome dissociatif : discordance idéique et verbale, indifférence affective et apragmatisme, à l’exemple de l’hébéphrénie.

 4. Distinction de la régression eu égard à son dépassement futur du complexe d’Œdipe et de ses prolongements.

C’est une des marques de l’équilibre psychique qui sans cesse procède à des ajustements pour s’établir de manière plus ou moins stable. C’est critiquer (séparer le présent du Moi du passé du Ça et du Surmoi) ; c’est distancier, renoncer, cliver, admettre l’ambivalence.
Un dépassement à noter comme pouvant participer à l’équilibre et à l’indépendance est la sublimation. Le terme sublimation a deux sens dans l’œuvre de Freud :

  • La désexualisation d’une pulsion s’adressant à une personne qui pourrait (ou qui a pu) être désirée sexuellement. La pulsion, transformée en tendresse ou en amitié, change de but, mais son objet reste le même.
  • La dérivation de l’énergie d’une pulsion sexuelle ou agressive vers des activités valorisées socialement (artistiques, intellectuelles, morales). La pulsion se détourne alors de son objet et de son but (érotique ou agressif) primitifs, mais sans être refoulée. C’est le sens le plus habituel.

Délire

Du latin delirium, de delirare, « sortir du sillon ».
Les délires sont des modes d’expression psychotique. Ils sont l’expression d’un conflit psychique en réaction à des événements historiques précis.
De la sorte, il n’est pas pertinent de séparer le passage à l’acte criminel d’un déséquilibre psychiatrique : tout criminel est forcément psychotique, fût-ce de manière temporaire.

Terminologie
Syndrome délirant : aliénation du sujet, et sa croyance en la réalité du délire. Les jugements, les perceptions et la logique sont erronés par rapport à la réalité. Le discours représente le symptôme lui-même dans une formation de compromis entre l’Ics et le Cs en un paroxysme de l’ambivalence des mots et des sèmes. C’est une possible réponse à une sollicitation sexuelle (et vraisemblablement incestuelle et/ou homosexuelle) évidemment non désirée.

On distingue :
Les délires paranoïaques
Ce sont des délires organisés (en réseau, c’est-à-dire par envahissement de la pensée en toile ou en secteur : un seul thème est concerné).

  • Délires passionnels (Clérambault) : à thème de projection sur l’autre. Erotomanie, jalousie, revendication (ou de préjudice). Thème commun : la persécution (Lasègue).
  • Délires de relation des sensitifs : susceptibilité, accueil des brimades, dépressions. Retournement sur soi des motions haineuses.
  • Délires d’interprétation systématisés : interprétation erronée de faits (signes, sensations corporelles). Délire de filiation. Délire mégalomaniaque (comparable symétriquement au délire de persécution).
  • Invasion projective des pensées (paraphrénies – Kraepelin : imagination, fantastique, dédoublement des pensées).
  • Délires de possession (démon, dieu, être surnaturel, animal) (Dupré).
  • Psychose Hallucinatoire Chronique.
  • Bouffée délirante aiguë : brièveté et richesse du délire.

Les délires paranoïdes
Différents du délire paranoïaque. Il sont propres à une forme de schizophrénie. Les délires ne sont pas systématisés, ils sont flous, abstraits, hermétiques.

On assiste à de fréquentes hallucinations auditives et un automatisme mental se développe. Nous pouvons là encore nous référer aux psychoses hébéphrénique et héboïdophrénique.
La psychanalyse fut invitée à participer à une discussion qui avait pour visée « l’établissement des faits dans les recherches judiciaires » en 1906, date à laquelle Löfler, professeur de médecine légale, invita Freud à prendre la parole à l’Université de Vienne sur une question de « criminalistique » des plus concrètes, c’est-à-dire la possibilité d’identifier et de démasquer l’auteur d’un crime à l’aide de la méthode associative initiée par Jung et perfectionnée par Freud sous le terme des associations libres.
Freud se réfère à Hans Gross (1847-1915) en tant que ce juge d’instruction et enseignant en droit pénal va être à l’origine du terme « kriminalistik » que l’on retrouvera dans son « Manuel pour juges d’instruction » et est fondateur d’un Institut de criminalistique en 1912.
On attribuera par ailleurs à deux de ses élèves – Wertheimer et Klein – d’avoir amené Freud à prendre position initialement sur la question de la criminalité dont on trouve une trace dans les « Archives d’anthropologie criminelle et de criminalistique » de Gross, intervention qui était destinée aux étudiants en Droit. Ici la psychanalyse croise de manière effective, vers 1906, la criminologie.
Il est de raison et d’observation de proposer le classement des crimes religieux, sexuels ou homicidaires, compte tenu de leurs diverses dimensions suicidaires (partiellement ou totalement), individuelles ou collectives, dans les applications réalisées d’un délire psychopathique ou psychotique (paranoïde, paranoïaque), ce qui n’exclut nullement la responsabilité du sujet.
Par ailleurs, les avancées de la psychanalyse considèrent que le crime, au sens ordinaire du terme, fait écho aux origines d’un double crime en référence à l’Œdipe, à savoir l’inceste, maternel, et le parricide sous de multiples déclinaisons.

Crime

Crime : le mot « crime » vient du mot latin « crimen (-inis) » qui signifiait à l’origine « décision judiciaire ». Ce mot vient à son tour du grec « krimein », c’est-à-dire « juger », « choisir », « séparer ». Dans le latin classique, le mot « crimen » a aussi pris le sens d’« accusation » ou de « chef d’accusation » (…). Cela veut dire que, dans son sens étymologique, le mot crime ne désigne pas directement une action, un acte ou un comportement particulier, mais plutôt l’acte de juger un comportement dans le cadre d’un processus institutionnel de type judiciaire. Pires in Debuyst, Digneffe, Labadie et Pires, 1995.
Le crime se distingue du délit et de la contravention. Aujourd’hui on considère qu’il existe trois grandes catégories de crimes : Les crimes contre les personnes, contre les biens, contre l’État. En affinant ces catégories, on distingue : les crimes avec usage de la force, les crimes contre la propriété, les crimes contre l’ordre public, les crimes haineux, les crimes contre l’État, les crimes contre la justice, les crimes environnementaux et les crimes non parfaits.
D’un point de vue psychanalytique, le crime est le rapport que le sujet entretient avec la culpabilité : la condamnation, interne et sociale, impliquant prévisionnellement la condamnation (sentiment de culpabilité) dont on peut considérer qu’elle complète et qu’elle découle de la prise en compte d’une logique conjonctive sociétale et individuelle réparatrice.

Psychose criminelle

La criminalistique (police scientifique) s’intègre à la criminologie, et les crimes psychotiques sont l’objet d’enquêtes et d’expertises, dès lors qu’elle constitue une science jumelle bien distincte, complémentaire à l’étude doctrinale et appliquée au phénomène appelé « crime » pris dans le sens large du terme, c’est-à-dire toute agression dirigée contre les valeurs morales ou sociales légalement définies ou pénalement protégées. Elle s’intéresse spécifiquement aux traces consécutives au crime lesquelles ne présentent pas de différence notable, hormis dans les relations qui en sont faites, avec les crimes « ordinaires ».
Ceci est un autre argument qui plaide en faveur de la nécessité de ne pas distinguer le crime de sa nature psychotique sans exclure l’idée éthique d’une responsabilité du sujet. Ainsi qu’indiqué, tout criminel est nécessairement psychotique, fût-ce de manière temporaire. 

Terminologie

– La criminologie : science qui étudie les causes, les manifestations et la prévention de la criminalité. Elle étudie précisément la nature, les causes du développement et du contrôle criminel selon à la fois un point de vue individuel et un point de vue social. C’est un champ interdisciplinaire qui étudie le phénomène criminel et qui fait appel à plusieurs disciplines (psychologie, Droit, sociologie, économie).
– La police scientifique : dimension de l’intervention sur les lieux intégrée à un corps de police.
– La criminalistique : dimension du travail technique en laboratoire sur des traces liées à l’investigation criminelle
– La forensique : cette science englobe les deux dimensions précédentes mais qui inclut également des aspects médico-légaux ainsi que la résolution de problèmes ou de litiges dans des domaines autres que criminels (civil, administratif, règlement, arbitrage), ainsi que l’expertise judiciaire.

Dans certains cas, le crime est une voie choisie par le sujet pour la réalisation (un aboutissement) de son trouble mental :

– Cas de l’épilepsie
Tout un chacun, compte tenu du stade du miroir, est confronté à la problématique du double. Chez l’épileptique, la crise est un moment d’amnésie, d’ab-sence (qui n’a pas de sens). Le sujet épileptique demande aux spectateurs putatifs de rendre compte de la gémellité, chose qu’il ne veut pas considérer, qu’il ne peut « voir ». Pour lui existe dans la réalité un moi qu’il connaît, qu’il peut voir. Mais existe aussi un double, un non-Moi qu’il ne peut pas voir puisque l’amnésie est là pour lui cacher ce non-Moi de la crise. Le mot « double » prend alors plusieurs sens. C’est celui qui est étrange(r), non-familier. C’est celui qui pourrait lui appartenir mais qui n’est pas lui. S’il y a eu gémellité réelle et par exemple mort intra-utérine, la crise épileptique rejoue la quête perpétuelle, la recherche de ce mort que l’épileptique en crise tente de faire revivre.
L’épileptique est son double. Le sujet peut vouloir tuer un double encombrant. (Mythe d’Héraclès). Dans le stade du miroir, le double est structurant et nécessaire. Le double non reconnu est étrangement inquiétant. Un double mort, réel ou fantasmé, a existé, et il s’agit pour dépasser la crise de lui faire face, non de l’introjecter à l’occasion de cette crise.

– Cas de la schizophrénie
L’héboïdophrénie. C’est typiquement une schizophrénie délinquante, touchant principalement les adolescents, sous la forme d’une pseudo-psychopathie. Elle fait apparaître discordance et dissociation : le crime est immotivé, le vol absurde, le passage à l’acte choquant. Nous pouvons aisément émettre l’hypothèse plus triviale d’adolescents laissés (dés)œuvrer en marge de la famille, de la scolarité, de la loi, paternelle en particulier, et qui, plutôt que s’attaquer aux humains, ce qui présente des risques d’enquête et de sanction trop importants, préfèreront, par métonymie, s’en prendre aux animaux d’élevage ou domestiques, moins aptes à se défendre, ces rivaux qui, pour ces schizophrènes amoraux, sont eux choyés par leurs « parents ».
L’hébéphrénie. Cette schizophrénie touche également en majorité les adolescents, sans exclusive, et laisse une très large part à la dissociation et au déficit mental, ce qui, par métaphore défensive, protège du passage à l’acte criminel. 
L’automatisme mental : l’hallucination, sous la forme d’une injonction venue de l’extérieur, impose à l’individu de passer à l’acte.
Le délire paranoïde : identiquement, l’injonction hallucinatoire se traduit par l’agression du persécuteur afin pour le criminel de devenir le vengeur et ainsi de prendre sa place sur l’échelle mégalomaniaque.

– Cas de la paranoïa
Le délire chronique et le passage à l’acte apparaissent ici comme le moyen de mettre fin à la persécution :
– Persécution amour-haine (« Je l’aime, il me hait »).
– Jalousie (« Ma femme me trompe avec un homme »).
– Érotomanie (« Cette femme m’aime mais un homme m’empêche de le faire reconnaître »).
Le persécuteur est la plupart du temps une personne du même sexe que la victime (comme représentant de l’interdit homosexuel).
Les caractéristiques du crime paranoïaque le présentent comme un acte individuel. A ce titre il est immotivé, non prémédité, non dissimulé, il touche un proche, est inaugural, souvent associé à un trouble de l’humeur, plus fréquent s’il est commis sous l’emprise de stupéfiants – malheureusement dans ce cas la toxicomanie est considérée comme une circonstance minorante – crime fréquemment contigu à une désocialisation, ou pour les instances les plus tolérantes, à une absence de soins.
Causalité : le crime, mu par un sentiment de culpabilité s’impose afin de soulager une certaine conscience de culpabilité. La culpabilité non réfléchie précède, cause même, le crime. C’est le cas dans la transgression de l’interdit pour l’adolescent dont la culpabilité réelle le soulage du sentiment de culpabilité inconsciente. C’est alors une occurrence de rationalisation de la culpabilité dans sa mise en situation formelle effective.

Cas de la mélancolie
C’est une forme majeure (parmi les troubles de l’humeur) et souvent suicidaire, de la dépressivité. Le passage à l’acte apparaît comme la manière de mettre un terme à un destin malheureux. C’est l’occasion d’un délire mélancolique de persécution (et donc, là aussi, de mégalomanie) qui peut amener le mélancolique à choisir un bouc émissaire.

Cas de la démence précoce (Kraepelin)
Elle est caractérisée par de profonds troubles intellectuels et affectifs, avec une évolution progressive vers un effondrement psychique. Ses symptômes sont des troubles de la mémoire, du langage, du raisonnement, des accès de négativisme pouvant conduire à l’auto ou à l’hétéro-agression.

– Cas de la bouffée délirante
C’est une déclinaison paranoïde dans l’agression du persécuteur prétendu. Elle peut conduire à l’homicide volontaire. La toxicomanie peut y prendre une large part. Il en est de même pour :
La crise perpuérale. Après la confusion survient le délire à thème d’infanticide ;
La confusion mentale. Violences, homicide involontaire, criminalité routière.

– Cas du crime sexuel
C’est une forme, dans ses réalisations ultimes et hétérocentrées, de la perversion, et, notablement, de la psychopathie, ainsi que du trouble limite. La toxicomanie, à l’occasion par exemple d’expériences de « délires », au sens trivial du terme, de chemsex, y joue un rôle parfois important.
L’exhibitionnisme, le sadisme, l’attentat à la pudeur, l’agression sexuelle, le viol, toutes pratiques, dans la mesure où elles ne sont pas consenties, sont criminelles, de manière systématiques lorsqu’elles sont incestueuses et lorsqu’elles vont à l’encontre de mineurs.

Questions toujours d’actualité :

Place de la responsabilité individuelle, de la sanction et de sa valeur éducative et de soin.
Place de la morale et des instances civilisationnelles.
Place de la Loi symbolique, de ses prescriptions et de ses proscriptions universelles.

Nicolas Koreicho – Novembre 2013 – Institut Français de Psychanalyse© 

[*]En France, l’article 122-1 du code pénal énonce : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »

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Tu aimes trop la littérature ; elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine.

George Sand à Gustave Flaubert

Préface Nicolas Koreicho

D’une amitié profonde, qui unit George Sand et Gustave Flaubert, se déploie la précision des états d’âme et des conséquences philosophiques et interprétatives que les deux écrivains, fort doués dans l’écriture, ce que tout le monde sait, développent et nuancent, généralisent et analysent, toujours au plus près de la vérité des âmes et des grands courants sentimentaux qui les traversent. La confiance, les encouragements, le profond accompagnement quasi psychanalytique qu’ils s’accordent l’un à l’autre, ont pour cadre la France tourmentée, mais quand ne l’est-elle pas, des années 1870. Cependant que Flaubert s’exile dans une pensée relativement misanthrope, Sand, quant à elle, demeure tout-à-fait ouverte, sociable, tournée vers ses semblables. De la sorte, leur relation, en ce généreux mouvement discursif de l’un vers l’autre, s’étaye d’un équilibre intellectuel et affectif qui construit un havre de distinction qui paraît les porter tous les deux, l’un contre l’autre, dans un échange parfaitement réciproque.
NK

CMXXI

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET

Nohant, 8 décembre 1874.

Maison de George Sand – Gravure (Extrait du Journal l’Illustration du 26 Février 1870)• Crédits : © De Agostini Picture Library – Getty

Pauvre cher ami,

Je t’aime d’autant plus que tu deviens plus malheureux. Comme tu te tourmentes et comme tu t’affectes de la vie ! car tout ce dont tu te plains, c’est la vie ; elle n’a jamais été meilleure pour personne et dans aucun temps. On la sent plus ou moins, on la comprend plus ou moins, on en souffre donc plus ou moins, et plus on est en avant de l’époque où l’on vit, plus on souffre. Nous passons comme des ombres sur un fond de nuages que le soleil perce à peine et rarement, et nous crions sans cesse après ce soleil, qui n’en peut mais. C’est à nous de déblayer nos nuages.

Tu aimes trop la littérature ; elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. Pauvre chère bêtise, que je ne hais pas, moi, et que je regarde avec des yeux maternels ; car c’est une enfance, et toute enfance est sacrée. Quelle haine tu lui as vouée ! quelle guerre tu lui fais !

Tu as trop de savoir et d’intelligence, tu oublies qu’il y a quelque chose au-dessus de l’art : à savoir, la sagesse, dont l’art à son apogée n’est jamais que l’expression. La sagesse comprend tout : le beau, le vrai, le bien, l’enthousiasme, par conséquent. Elle nous apprend à voir hors de nous quelque chose de plus élevé que ce qui est en nous, et à nous de l’assimiler peu à peu par la contemplation et l’admiration.

Mais je ne réussirai même pas à te faire comprendre comment j’envisage et saisis le bonheur, c’est-à-dire l’acceptation de la vie, quelle qu’elle soit ! Il y a une personne qui pourrait te modifier et te sauver, c’est le père Hugo ; car il a un côté par lequel il est grand philosophe, tout en étant le grand artiste qu’il te faut et que je ne suis pas. Il faut le voir souvent. Je crois qu’il te calmera : moi, je n’ai plus assez d’orage en moi pour que tu me comprennes. Lui, je crois qu’il a gardé son foudre et qu’il a tout de même acquis la douceur et la mansuétude de la vieillesse.

Vois-le souvent et conte-lui tes peines, qui sont grosses, je le vois bien, et qui tournent trop au spleen. Tu penses trop aux morts, tu les crois trop arrivés au repos. Ils n’en ont point. Ils sont comme nous, ils cherchent. Ils travaillent à chercher.

Tout mon monde va bien et t’embrasse. Moi, je ne guéris pas ; mais j’espère, guérie ou non, marcher encore pour élever mes petites filles, et pour t’aimer, tant qu’il me restera un souffle.

George Sand

George Sand Correspondance 1812-1876 Texte établi par Calmann-Lévy, 1883-1884 (Correspondance Tome 6 : 1870-1876, p. 327-328).

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Ça, Moi, Surmoi – 2ème Topique

Nicolas Koreicho – Mai 2021

Sigmund Freud conçoit la métapsychologie (μετά meta : « après, au-delà de, avec », mais aussi : « point de vue supérieur sur un domaine ». Ici, il s’agit d’une psychologie englobant les autres psychologies) en 1896 enrichie selon une 1ère topique de 1900 (l’Inconscient, le Préconscient, le Conscient) et selon une 2ème topique de 1923 (le Ça, le Moi, le Surmoi) d’après trois points de vue :
– Dynamique (c’est l’étude des forces et des conflits psychiques)
– Economique (il y a une énergie psychique qui circule)
– Topique (le psychisme s’organise en territoires et en systèmes)

Les trois points de vue sont, conformément au socle de la Métapsychologie, le point de vue dynamique avec la pulsion, le refoulement, le symptôme, le transfert, le point de vue économique avec les processus énergétiques primaire et secondairel’affect, la représentationl’objet, le point de vue topique avec les systèmes inconscientpréconscientconscient (1ère topique : 1900’) puis avec les instances çamoisurmoi, (2ème topique : 1920’),
Ces trois points de vue sont étroitement liés et fonctionnent conjointement.
pour résumer, l’appareil psychique et l’énergie qui le traverse interagissent grâce à un jeu de forces, de conflits, de circulations entre les éléments de ces points de vue.

La constitution de la personnalité dépend selon les deux topiques de l’organisation de l’appareil psychique en trois systèmes et trois instances qui se combinent : d’une part, l’inconscient, le préconscient, le conscient, d’autre part, le ça, le moi, le surmoi.

Ics-Pcs-Cs-Ça-Moi-Surmoi-IFP©

Le point de vue topique
Il existe chez une même personne des territoires psychiques différents et plus ou moins indépendants les uns des autres (névroses, psychoses, pathologies, troubles).
Freud a inventé deux aires sémantiques composées de systèmes et d’instances qui se combinent schématisant l’appareil psychique. On les nomme « la première topique » et « la deuxième topique ».

  • Dans la deuxième topique L’appareil psychique est composé de trois instances qui complètent les trois systèmes de la première topique (Ics, Pcs, Cs). Ces instances sont le Ça, le Moi et le Surmoi, trois entités qui entrent en conflit à l’intérieur de l’appareil psychique.

Le Ça correspond mutatis mutandis plutôt à l’Ics. C’est le réservoir de pulsions fondamentales (de vie, de mort, sexuelles), « la partie obscure, impénétrable de notre personnalité ». Il est régi par les processus primaires et le principe de plaisir, c’est-à-dire qu’il ne connaît ni logique rationnelle, ni contradiction, ni négation. Le temps n’existe pas pour lui et il ignore les jugements de valeur, le bien, le mal, la morale. – Le ça est du domaine du biologique, de l’intemporel, de l’anhistorique, de l’irrationnel. Il représente l’originel de la personne, l’archaïque, la nature, les pulsions refoulées, sous l’égide du principe de plaisir. Il est le lieu (topos) des pulsions agressives, de retrait, de constance, (pulsions de mort) et des pulsions sexuelles (libido d’objet), de l’autoconservation, des besoins du Moi, de la reproduction (pulsions de vie). En cela il contient les motions du désir et de la crainte.

Le Moi doit composer entre les exigences pulsionnelles du Ça, les contraintes de la réalité extérieure et les exigences du Surmoi. Le Moi est en quelque sorte le médiateur chargé d’assurer la stabilité et la cohésion de la personne. Il regroupe le Cs et le Pcs (de la première topique). Mais le Moi comprend également une partie inconsciente. Le moi représente la consitution psychique de la personne, l’individuel, (libido narcissique), la causalité, le rationnel, la réalisation, une motion d’adaptation, l’expérience personnelle (en particulier ce que l’on en fait et ce que l’on en dit), l’ajustement, le contrôle, les perceptions externes, les processus intellectuels, l’objectivé, le verbal, l’action, le non conflictuel, les mécanismes de défense. Il est l’objet de la réalité du corps (schéma corporel). Il est le lieu d’oscillations entre Ics, Pcs, plutôt du côté du Cs.

Le Surmoi se construit à partir des exigences et des valeurs parentales. Il se met en place spécialement au moment de la résolution du complexe d’Œdipe.
Il a pour fonction d’établir les lois de la morale et de la censure. Il a aussi une fonction d’autoconservation et d’idéal.
Le Surmoi implique « tu dois… » (sinon risque d’éprouver un sentiment de culpabilité).
L’Idéal du moi implique « tu devrais… » (sinon risque d’éprouver un sentiment d’infériorité). Il s’adresse aux autres.
Moi idéal implique « tu peux… » (sinon risque de développer une mésestime de soi). Il s’adresse à soi.
Le surmoi contribue à l’intériorisation de la répression, par introjection des instances morales, des influences parentales, culturelles et sociales, il est le lieu (topos) du pré-rationnel, de l’identification au parent idéalisé (de même sexe), de l’émotif lié à la morale (culpabilité), de l’auto-observation, de l’autocritique, de l’interdiction, du masochisme moral, il est l’agent principal de la compulsion à l’échec, en tant que produit terminal de l’identification aux premiers objets (héritier du complexe d’Œdipe). Enfin il est le juge du Moi. En quoi sa fonction de La censure (refoulement) est prévalente. Il représente l’autre en soi et est le lieu d’oscillations entre Cs et Ics.

Entre le Ça, instance la plus inaccessible des trois, le Moi, dont il est issu et avec lequel il lutte, et le Surmoi, qui se veut le régulateur obligé de cette lutte, le combat est continu et détermine l’équilibre de la personne. De ce combat résulte la prise en compte simultanée et distanciée de la pulsion, de la réalité et de la Loi.

Nicolas Koreicho – Mai 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Inconscient, Préconscient, Conscient – 1ère Topique
Ça, Moi, Surmoi – 2ème Topique

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Inconscient, Préconscient, Conscient – 1ère Topique

Nicolas Koreicho – Mai 2021

Sigmund Freud conçoit la métapsychologie (μετά meta : « après, au-delà de, avec », mais aussi : « point de vue supérieur sur un domaine ». Ici, il s’agit d’une psychologie englobant les autres psychologies) en 1896 enrichie selon une 1ère topique de 1900 (l’Inconscient, le Préconscient, le Conscient) et selon une 2ème topique de 1923 (le Ça, le Moi, le Surmoi) d’après trois points de vue :
– Dynamique (c’est l’étude des forces et des conflits psychiques)
– Economique (il y a une énergie psychique qui circule)
– Topique (le psychisme s’organise en territoires et en systèmes)

Les trois points de vue sont, conformément au socle de la Métapsychologie, le point de vue dynamique avec la pulsion, le refoulement, le symptôme, le transfert, le point de vue économique avec les processus énergétiques primaire et secondairel’affect, la représentationl’objet, le point de vue topique avec les systèmes inconscientpréconscientconscient (1ère topique : 1900’) puis avec les instances ÇaMoiSurmoi, (2ème topique : 1920’),
Ces trois points de vue sont étroitement liés et fonctionnent conjointement.
pour résumer, l’appareil psychique et l’énergie qui le traverse interagissent grâce à un jeu de forces, de conflits, de circulations entre les éléments de ces points de vue.

La constitution de la personnalité dépend selon les deux topiques de l’organisation de l’appareil psychique en trois systèmes et trois instances qui se combinent : d’une part, l’inconscient, le préconscient, le conscient, d’autre part, le ça, le moi, le surmoi.

Ics-Pcs-Cs-Ça-Moi-Surmoi-IFP©

Le point de vue topique
Il existe chez une même personne des territoires psychiques différents et plus ou moins indépendants les uns des autres (névroses, psychoses, pathologies).
Freud a inventé deux aires sémantiques composée de systèmes et d’instances qui se combinent schématisant l’appareil psychique. On les nomme « première topique » et « deuxième topique ».

  • Dans la première topique
    L’appareil psychique est composé de trois systèmes qui vont être complétés par les trois instances de la deuxième topique (Ça, Moi, Surmoi). Ces systèmes sont l’inconscient (Ics), le préconscient (Pcs), le conscient (Cs). Ces entités composent les domaines de la constitution de la personnalité.

L’Inconscient est le réservoir des pulsions et des traces mnésiques anciennes (mémoire des sensations, des émotions, des perceptions). Les pulsions de l’Ics sont libres et très mobiles. Elles tendent à faire irruption dans la conscience et à se décharger à l’occasion de conduites, représentant quelque chose de l’Ics, en premier lieu les traces mnésiques refoulées ce qui explique la fonction du travail de la censure avant que ces pulsions puissent accéder au préconscient et au conscient.
En tant que siège des pulsions, il est le lieu (topos) des désirs, des souvenirs, en particulier refoulés, donc, des fantasmes, des rêves, sous la forme d’organisations et de représentations placées sous la prévalence du principe de plaisir et des processus primaires (visualisation, symbolisation, déplacement ou métaphore, condensation ou métonymie). Ces représentations ou organisations de représentations sont ainsi susceptibles de se décliner en thèmes, scénarisés en complexes, ou fixés en syndromes ou en symptômes, provenant au premier chef de la petite enfance, mais aussi issus des étapes déterminantes de la constitution de la personnalité.

Le Préconscient, lieu (topos) intermédiaire entre l’Ics et le Cs, nécessaire au fonctionnement dynamique de l’appareil psychique, contient des représentations qui ne sont pas présentes à la conscience mais sont susceptibles de le devenir. Il a pour rôle principal de permettre des pensées intermédiaires, de censure (réticences) mais aussi d’adjonction, à partir, notamment, de sèmes intuitifs et de sèmes mnésiques. Dès lors, ce système a un rôle de lissage, à partir d’éléments bruts vers des constructions plus élaborées, afin que les pensées conscientes puissent s’en emparer. Le préconscient, de cette manière, met de l’ordre dans le relatif chaos de l’Ics, et commence à lui donner une cohérence vers l’intelligibilité du système du Cs.
A ces titres, le Pcs, en tant que produisant des formations de compromis, est le siège des opérations psychologiques telles que l’apprentissage, les acquisitions, l’ajournement, l’inhibition, l’ajustement au réel, déjà sous la prévalence du principe de réalité, et des processus secondaires (pensée rationnelle, langage, logique).
Le Pcs permet les compromis futurs, en symptômes langagiers et comportementaux, de l’affectivité et de la motilité, élaborés plus distinctement par le système du Cs. Il autorise également une répartition acceptable pour le Cs des investissements issus du refoulé (rejetons du refoulé) du système de l’Ics.
En tant que système d’adaptation et d’intermédiaire entre l’inconscient et le conscient, il est particulièrement à l’œuvre dans les cures.

Le Conscient est chargé d’enregistrer et d’utiliser de manière sélective (réagencement, remaniement, désinvestissement) les informations venant du monde extérieur et des souvenirs élaborés par le système du Pcs, ainsi que de percevoir les sensations intérieures de plaisir et de déplaisir au vu de leur transformation. Il est aussi le lieu (topos) des processus de pensée et, comme le préconscient, des processus secondaires (raisonnement, souvenirs et leurs récits, organisation coordonnée).
Le Cs est le siège de l’ajustement précis au réel, et est placé sous la prévalence du principe de réalité, selon des processus précis de discriminations, de choix, de résistances à la frustration, mais aussi en fonction de transpositions, de répétitions, d’équivalents symboliques, de reproductions déguisées d’affects sous la forme de représentations c’est-à-dire d’idées, de paroles, d’actions, de performatifs, le cas échéant en autant de symptômes (cf. les actes manqués, les lapsus, les mots de l’esprit, les expressions pathologiques).

Il existe une zone frontière entre ces trois systèmes, une sorte de filtre qui empêche l’énergie, les affects et les représentations de circuler librement. La censure est particulièrement rigoureuse entre le système de l’Ics et le système du Pcs. Elle ne laisse passer les désirs, les craintes inconscients, les affects, qu’après les avoir transformés ou déguisés sous la forme de représentations accessibles. Sans cette conversion en une forme rendant les affects, dans une certaine mesure, acceptables, la personne ne pourrait les considérer. Cette censure s’exerce également, selon des contraintes différentes, de mise en récit par exemple, entre le Pcs et le Cs. La censure se relâche dans le rêve, dans la scénarisation, dans les fantasmes, dans les souvenirs relatés, d’où l’importance de l’analyse des rêves, en tant que « voie royale vers l’Ics », des réminiscences, des associations, des histoires.
Dans le travail psychothérapeutique et psychanalytique, il s’agit de faire en sorte de dépasser, méthodiquement, les défenses, où l’infantile et le refoulé sont privilégiés, en s’affranchissant de la censure entre Ics et Pcs, puis de vaincre les réticences entre Pcs et Cs dans la formulation.
A la surface de l’appareil psychique, entre Cs et monde extérieur, se trouve une troisième zone frontière, qui sert de filtre pour éviter que des stimuli trop violents ne pénètrent à l’intérieur du psychisme. C’est le pare-excitation, particulièrement actif dans l’enfance, dans les périodes critiques, dans les traumas.
Lorsqu’il y a effraction du pare-excitation, il se produit un traumatisme psychique pouvant être constitué d’événements, ou de périodes entières d’environnement, affectif en particulier, inadéquat.

Nicolas Koreicho – Mai 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Inconscient, Préconscient, Conscient – 1ère Topique
Ça, Moi, Surmoi – 2ème Topique

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

À Rebours – Huysmans

Préface Nicolas Koreicho

George Gordon Byron, 6th Baron Byron – 1813 – Richard Westall – National Portrait Gallery de Londres

Dans les dernières années du XIXème siècle, flotte en France, et dans la vieille Europe, un esprit « fin de siècle », propice au développement de résolutions philosophiques et littéraires subtiles et plus ou moins désabusées.
Si Huysmans a souhaité, par son roman, mettre une note quelque peu singulière à la vogue naturaliste d’alors, il y a fort bien réussi, dans la mesure où, au contraire de la description minutieuse de la cohérence normale, dirait-on aujourd’hui, des romanciers de son temps, s’inscrivant dans une manière descriptive, il a fait le portrait sur pied d’un destin problématique, car au croisement de la philosophie, de la littérature et, avant l’heure, de la psychanalyse.
Le des Esseintes de Huysmans incarne à merveille une figure complexe, entre deux eaux, et, comme le dit le narrateur lui-même, à la première personne, une « névrose ». De ce terme, né selon son sens actuel avec le développement qu’en fait la psychanalyse et d’abord le médecin écossais William Cullen en 1769[1], le narrateur s’affuble avec distinction, avant les présupposés psychopathologiques qu’en précisera Freud en 1893 dans son Le Mécanisme psychique des phénomènes hystériques (Communication préliminaire.).
Or ça, comment catégoriser le dandy grandiose d’À Rebours de chantre de la Décadence ? Impossible, tant la narration, le style, les références témoignent d’un extraordinaire raffinement quasi fractal. Du point de vue de la morale commune, il serait possible, nonobstant un malaise dans l’ambiguité du destin de des Esseintes, de conclure que le personnage finit par rentrer dans le rang. Mais selon la puissance référentielle et un étonnant mélange de destructivité et d’ingénuité du personnage, nous ne pouvons que constater que, si décadence il y a, elle est dans un certain renoncement du (anti-)héros et non dans l’accomplissement de l’impensable chatoiement des signifiants peccamineux de sa pensée.

Nicolas Koreicho – Mai 2021

NOTICE


À en juger par les quelques portraits conservés au château de Lourps, la famille des Floressas des Esseintes avait été, au temps jadis, composée d’athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres. Serrés, à l’étroit dans leurs vieux cadres qu’ils barraient de leurs fortes épaules, ils alarmaient avec leurs yeux fixes, leurs moustaches en yatagans, leur poitrine dont l’arc bombé remplissait l’énorme coquille des cuirasses.

Ceux-là étaient les ancêtres ; les portraits de leurs descendants manquaient ; un trou existait dans la filière des visages de cette race ; une seule toile servait d’intermédiaire, mettait un point de suture entre le passé et le présent, une tête mystérieuse et rusée, aux traits morts et tirés, aux pommettes ponctuées d’une virgule de fard, aux cheveux gommés et enroulés de perles, au col tendu et peint, sortant des cannelures d’une rigide fraise.

Déjà, dans cette image de l’un des plus intimes familiers du duc d’Épernon et du marquis d’O, les vices d’un tempérament appauvri, la prédominance de la lymphe dans le sang, apparaissaient.

La décadence de cette ancienne maison avait, sans nul doute, suivi régulièrement son cours ; l’effémination des mâles était allée en s’accentuant ; comme pour achever l’œuvre des âges, les des Esseintes marièrent, pendant deux siècles, leurs enfants entre eux, usant leur reste de vigueur dans les unions consanguines.

De cette famille naguère si nombreuse, qu’elle occupait presque tous les territoires de l’Île-de-France et de la Brie, un seul rejeton vivait, le duc Jean, un grêle jeune homme de trente ans, anémique et nerveux, aux joues caves, aux yeux d’un bleu froid d’acier, au nez éventé et pourtant droit, aux mains sèches et fluettes.

Par un singulier phénomène d’atavisme, le dernier descendant ressemblait à l’antique aïeul, au mignon, dont il avait la barbe en pointe d’un blond extraordinairement pâle et l’expression ambiguë, tout à la fois lasse et habile.

Son enfance avait été funèbre. Menacée de scrofules, accablée par d’opiniâtres fièvres, elle parvint cependant, à l’aide de grand air et de soins, à franchir les brisants de la nubilité, et alors les nerfs prirent le dessus, matèrent les langueurs et les abandons de la chlorose, menèrent jusqu’à leur entier développement les progressions de la croissance.

La mère, une longue femme, silencieuse et blanche, mourut d’épuisement ; à son tour le père décéda d’une maladie vague ; des Esseintes atteignait alors sa dix-septième année.

Il n’avait gardé de ses parents qu’un souvenir apeuré, sans reconnaissance, sans affection. Son père, qui demeurait d’ordinaire à Paris, il le connaissait à peine ; sa mère, il se la rappelait, immobile et couchée, dans une chambre obscure du château de Lourps. Rarement, le mari et la femme étaient réunis, et de ces jours-là, il se remémorait des entrevues décolorées, le père et la mère assis, en face l’un de l’autre, devant un guéridon qui était seul éclairé par une lampe au grand abat-jour très baissé, car la duchesse ne pouvait supporter sans crises de nerfs la clarté et le bruit ; dans l’ombre, ils échangeaient deux mots à peine, puis le duc s’éloignait indifférent et ressautait au plus vite dans le premier train.

Chez les jésuites où Jean fut dépêché pour faire ses classes, son existence fut plus bienveillante et plus douce. Les Pères se mirent à choyer l’enfant dont l’intelligence les étonnait ; cependant, en dépit de leurs efforts, ils ne purent obtenir qu’il se livrât à des études disciplinées ; il mordait à certains travaux, devenait prématurément ferré sur la langue latine, mais, en revanche, il était absolument incapable d’expliquer deux mots de grec, ne témoignait d’aucune aptitude pour les langues vivantes, et il se révéla tel qu’un être parfaitement obtus, dès qu’on s’efforça de lui apprendre les premiers éléments des sciences.

Sa famille se préoccupait peu de lui ; parfois son père venait le visiter au pensionnat : « Bonjour, bonsoir, sois sage et travaille bien ». Aux vacances, l’été, il partait pour le château de Lourps ; sa présence ne tirait pas sa mère de ses rêveries ; elle l’apercevait à peine, ou le contemplait, pendant quelques secondes, avec un sourire presque douloureux, puis elle s’absorbait de nouveau dans la nuit factice dont les épais rideaux des croisées enveloppaient la chambre.

Les domestiques étaient ennuyés et vieux. L’enfant, abandonné à lui-même, fouillait dans les livres, les jours de pluie ; errait, par les après-midi de beau temps, dans la campagne.

Sa grande joie était de descendre dans le vallon, de gagner Jutigny, un village planté au pied des collines, un petit tas de maisonnettes coiffées de bonnets de chaume parsemés de touffes de joubarbe et de bouquets de mousse. Il se couchait dans la prairie, à l’ombre des hautes meules, écoutant le bruit sourd des moulins à eau, humant le souffle frais de la Voulzie. Parfois, il poussait jusqu’aux tourbières, jusqu’au hameau vert et noir de Longueville, ou bien il grimpait sur les côtes balayées par le vent et d’où l’étendue était immense. Là, il avait d’un côté, sous lui, la vallée de la Seine, fuyant à perte de vue et se confondant avec le bleu du ciel fermé au loin ; de l’autre, tout en haut, à l’horizon, les églises et la tour de Provins qui semblaient trembler, au soleil, dans la pulvérulence dorée de l’air.

Il lisait ou rêvait, s’abreuvait jusqu’à la nuit de solitude ; à force de méditer sur les mêmes pensées, son esprit se concentra et ses idées encore indécises mûrirent. Après chaque vacance, il revenait chez ses maîtres plus réfléchi et plus têtu ; ces changements ne leur échappaient pas ; perspicaces et retors, habitués par leur métier à sonder jusqu’au plus profond des âmes, ils ne furent point les dupes de cette intelligence éveillée mais indocile ; ils comprirent que jamais cet élève ne contribuerait à la gloire de leur maison, et comme sa famille était riche et paraissait se désintéresser de son avenir, ils renoncèrent aussitôt à le diriger sur les profitables carrières des écoles ; bien qu’il discutât volontiers avec eux sur toutes les doctrines théologiques qui le sollicitaient par leurs subtilités et leurs arguties, ils ne songèrent même pas à le destiner aux Ordres, car malgré leurs efforts sa foi demeurait débile ; en dernier ressort, par prudence, par peur de l’inconnu, ils le laissèrent travailler aux études qui lui plaisaient et négliger les autres, ne voulant pas s’aliéner cet esprit indépendant, par des tracasseries de pions laïques.

Il vécut ainsi, parfaitement heureux, sentant à peine le joug paternel des prêtres ; il continua ses études latines et françaises, à sa guise, et, encore que la théologie ne figurât point dans les programmes de ses classes, il compléta l’apprentissage de cette science qu’il avait commencée au château de Lourps, dans la bibliothèque léguée par son arrière-grand-oncle Dom Prosper, ancien prieur des chanoines réguliers de Saint-Ruf.

Le moment échut pourtant où il fallut quitter l’institution des jésuites ; il atteignait sa majorité et devenait maître de sa fortune ; son cousin et tuteur le comte de Montchevrel lui rendit ses comptes. Les relations qu’ils entretinrent furent de durée courte, car il ne pouvait y avoir aucun point de contact entre ces deux hommes dont l’un était vieux et l’autre jeune. Par curiosité, par désœuvrement, par politesse, des Esseintes fréquenta cette famille et il subit, plusieurs fois, dans son hôtel de la rue de la Chaise, d’écrasantes soirées où des parentes, antiques comme le monde, s’entretenaient de quartiers de noblesse, de lunes héraldiques, de cérémoniaux surannés.

Plus que ces douairières, les hommes rassemblés autour d’un whist, se révélaient ainsi que des êtres immuables et nuls ; là, les descendants des anciens preux, les dernières branches des races féodales, apparurent à des Esseintes sous les traits de vieillards catarrheux et maniaques, rabâchant d’insipides discours, de centenaires phrases. De même que dans la tige coupée d’une fougère, une fleur de lis semblait seule empreinte dans la pulpe ramollie de ces vieux crânes.

Une indicible pitié vint au jeune homme pour ces momies ensevelies dans leurs hypogées pompadour à boiseries et à rocailles, pour ces maussades lendores qui vivaient, l’œil constamment fixé sur un vague Chanaan, sur une imaginaire Palestine.

Après quelques séances dans ce milieu, il se résolut, malgré les invitations et les reproches, à n’y plus jamais mettre les pieds.

Il se prit alors à frayer avec les jeunes gens de son âge et de son monde.

Les uns, élevés avec lui dans les pensions religieuses, avaient gardé de cette éducation une marque spéciale. Ils suivaient les offices, communiaient à Pâques, hantaient les cercles catholiques et ils se cachaient ainsi que d’un crime des assauts qu’ils livraient aux filles, en baissant les yeux. C’étaient, pour la plupart, des bellâtres inintelligents et asservis, de victorieux cancres qui avaient lassé la patience de leurs professeurs, mais avaient néanmoins satisfait à leur volonté de déposer, dans la société, des êtres obéissants et pieux.

Les autres, élevés dans les collèges de l’État ou dans les lycées, étaient moins hypocrites et plus libres, mais ils n’étaient ni plus intéressants ni moins étroits. Ceux-là étaient des noceurs, épris d’opérettes et de courses, jouant le lansquenet et le baccarat, pariant des fortunes sur des chevaux, sur des cartes, sur tous les plaisirs chers aux gens creux. Après une année d’épreuve, une immense lassitude résulta de cette compagnie dont les débauches lui semblèrent basses et faciles, faites sans discernement, sans apparat fébrile, sans réelle surexcitation de sang et de nerfs.

Peu à peu, il les quitta, et il approcha les hommes de lettres avec lesquels sa pensée devait rencontrer plus d’affinités et se sentir mieux à l’aise. Ce fut un nouveau leurre ; il demeura révolté par leurs jugements rancuniers et mesquins, par leur conversation aussi banale qu’une porte d’église, par leurs dégoûtantes discussions, jaugeant la valeur d’une œuvre selon le nombre des éditions et le bénéfice de la vente. En même temps, il aperçut les libres penseurs, les doctrinaires de la bourgeoisie, des gens qui réclamaient toutes les libertés pour étrangler les opinions des autres, d’avides et d’éhontés puritains, qu’il estima, comme éducation, inférieurs au cordonnier du coin.

Son mépris de l’humanité s’accrut ; il comprit enfin que le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles. Décidément, il n’avait aucun espoir de découvrir chez autrui les mêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s’accoupler avec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans une studieuse décrépitude, aucun espoir d’adjoindre un esprit pointu et chantourné tel que le sien, à celui d’un écrivain ou d’un lettré.

Énervé, mal à l’aise, indigné par l’insignifiance des idées échangées et reçues, il devenait comme ces gens dont a parlé Nicole, qui sont douloureux partout ; il en arrivait à s’écorcher constamment l’épiderme, à souffrir des balivernes patriotiques et sociales débitées, chaque matin, dans les journaux, à s’exagérer la portée des succès qu’un tout-puissant public réserve toujours et quand même aux œuvres écrites sans idées et sans style.

Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert confortable, à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin de l’incessant déluge de la sottise humaine.

Une seule passion, la femme, eût pu le retenir dans cet universel dédain qui le poignait, mais celle-là était, elle aussi, usée. Il avait touché aux repas charnels, avec un appétit d’homme quinteux, affecté de malacie, obsédé de fringales et dont le palais s’émousse et se blase vite ; au temps où il compagnonnait avec les hobereaux, il avait participé à ces spacieux soupers où des femmes soûles se dégrafent au dessert et battent la table avec leur tête ; il avait aussi parcouru les coulisses, tâté des actrices et des chanteuses, subi, en sus de la bêtise innée des femmes, la délirante vanité des cabotines ; puis il avait entretenu des filles déjà célèbres et contribué à la fortune de ces agences qui fournissent, moyennant salaire, des plaisirs contestables ; enfin, repu, las de ce luxe similaire, de ces caresses identiques, il avait plongé dans les bas-fonds, espérant ravitailler ses désirs par le contraste, pensant stimuler ses sens assoupis par l’excitante malpropreté de la misère.

Quoi qu’il tentât, un immense ennui l’opprimait. Il s’acharna, recourut aux périlleuses caresses des virtuoses, mais alors sa santé faiblit et son système nerveux s’exacerba ; la nuque devenait déjà sensible et la main remuait, droite encore lorsqu’elle saisissait un objet lourd, capricante et penchée quand elle tenait quelque chose de léger tel qu’un petit verre.

Les médecins consultés l’effrayèrent. Il était temps d’enrayer cette vie, de renoncer à ces manœuvres qui alitaient ses forces. Il demeura, pendant quelque temps, tranquille ; mais bientôt le cervelet s’exalta, appela de nouveau aux armes. De même que ces gamines qui, sous le coup de la puberté, s’affament de mets altérés ou abjects, il en vint à rêver, à pratiquer les amours exceptionnelles, les joies déviées ; alors, ce fut la fin ; comme satisfaits d’avoir tout épuisé, comme fourbus de fatigues, ses sens tombèrent en léthargie, l’impuissance fut proche.

Il se retrouva sur le chemin, dégrisé, seul, abominablement lassé, implorant une fin que la lâcheté de sa chair l’empêchait d’atteindre.

Ses idées de se blottir, loin du monde, de se calfeutrer dans une retraite, d’assourdir, ainsi que pour ces malades dont on couvre la rue de paille, le vacarme roulant de l’inflexible vie, se renforcèrent.

Il était d’ailleurs temps de se résoudre ; le compte qu’il fit de sa fortune l’épouvanta ; en folies, en noces, il avait dévoré la majeure partie de son patrimoine, et l’autre partie, placée en terres, ne rapportait que des intérêts dérisoires.

Il se détermina à vendre le château de Lourps où il n’allait plus et où il n’oubliait derrière lui aucun souvenir attachant, aucun regret ; il liquida aussi ses autres biens, acheta des rentes sur l’État, réunit de la sorte un revenu annuel de cinquante mille livres et se réserva, en plus, une somme ronde destinée à payer et à meubler la maisonnette où il se proposait de baigner dans une définitive quiétude.

Il fouilla les environs de la capitale, et découvrit une bicoque à vendre, en haut de Fontenay-aux-Roses, dans un endroit écarté, sans voisins, près du fort : son rêve était exaucé ; dans ce pays peu ravagé par les Parisiens, il était certain d’être à l’abri ; la difficulté des communications mal assurées par un ridicule chemin de fer, situé au bout de la ville, et par de petits tramways, partant et marchant à leur guise, le rassurait. En songeant à la nouvelle existence qu’il voulait organiser, il éprouvait une allégresse d’autant plus vive qu’il se voyait retiré assez loin déjà, sur la berge, pour que le flot de Paris ne l’atteignît plus et assez près cependant pour que cette proximité de la capitale le confirmât dans sa solitude. Et, en effet, puisqu’il suffit qu’on soit dans l’impossibilité de se rendre à un endroit pour qu’aussitôt le désir d’y aller vous prenne, il avait des chances, en ne se barrant pas complètement la route, de n’être assailli par aucun regain de société, par aucun regret.

Il mit les maçons sur la maison qu’il avait acquise, puis, brusquement, un jour, sans faire part à qui que ce fût de ses projets, il se débarrassa de son ancien mobilier, congédia ses domestiques et disparut, sans laisser au concierge aucune adresse.

I

Joris-Karl Huysmans, À Rebours, 1884

Texte intégral :

https://fr.wikisource.org/wiki/%C3%80_rebours/Texte_entier


[1] « Je propose ici de comprendre sous le titre de névroses ou maladies nerveuses, toutes les affections contre nature du sentiment ou du mouvement, où la pyrexie ne constitue pas une partie de la maladie primitive ; et toutes celles qui ne dépendent pas d’une affection topique des organes, mais d’une affection plus générale du système nerveux, et des puissances du système d’où dépendent plus spécialement le sentiment et le mouvement » – Bosquillon, A.J. de Lens (trad.), Éléments de médecine pratique de Cullen, Méquignon-Marvis, Paris, 1819

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Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues – 2

Nicolas Koreicho – Avril 2021

Une méthode et un exemple d’application

« […] à moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car on ne se réalise que successivement.»
Marcel Proust, « La Prisonnière », in A la recherche du temps perdu.

« Les deux principaux moteurs énergétiques qui font fonctionner l’artistique et exceptionnel cerveau de Salvador Dali sont, premièrement, la libido ou instinct sexuel, et secondement, l’angoisse de la mort. »
Salvador Dali

Antonio Mancini – Le repos, 1887 – Art Institute of Chicago

Une méthode

Dans la littérature, des phénomènes du texte situés entre le récit (objet du romancier) et l’histoire (fait du narrateur) produisent un discours de fiction composé de symboles, de représentations, de personnages, de répétitions, de métaphores, de métonymies, de systèmes isotopiques [1], comme peuvent être utilisés un certain nombre de figures et tropes de la rhétorique classique [2], en des compositions qui fonctionnent à la manière de manifestations symptomatiques – qui se répètent donc – se rapportant, en dernière analyse, à une logique psychique.
Nous avons appelé [3] cette logique psychique, propre à une textualité, une instance narrative [4].
La transposition de cette logique, du côté des catégories psychopathologiques, revient à considérer cette instance à l’instar du fonctionnement d’un grand système catégoriel principal, possiblement psychotique, névrotique, narcissique, limite, duquel découlent des systèmes particuliers, plus précis.
Cette instance narrative, c’est l’un des postulats de ma thèse de doctorat, ce système principal, si l’on préfère, obéit à un concept psychanalytique principal, sous le double point de vue, simultané, de la psychanalyse et de la littérature [5].
De la même manière qu’on peut rattacher un syndrome (ensemble de symptômes) à une catégorie névrotique ou psychotique ou narcissique ou limite principale, il est possible de rattacher cette instance narrative à une catégorie psychanalytique principale, qui d’ailleurs peut se comparer à l’idée même d’écriture issue du phénomène de sublimation, et qui donne au texte ses caractéristiques et ses tendances.
Si l’on transpose cette idée à la linguistique, et précisément à la rhétorique [6], ces tendances ressortissent d’une problématique principale, comme telle figure de discours appartient à tel système de tropes.

Ces tendances, dans la composition littéraire, sont autant de représentations des éléments fondamentaux constitutifs de l’engendrement d’une écriture.
Si l’on se concentre sur la nature particulière du roman, ce qui s’impose d’emblée c’est l’intrigue, c’est-à-dire l’action, les mouvements, les itinéraires réalisés par les protagonistes ainsi que par les mouvements du texte qui conditionnent les personnages et l’écriture elle-même.
De la lecture du discours manifeste, qui émane de ce présupposé analytique « littérature et psychanalyse », découle une logique qui conduit une intériorité, un discours latent, savoir l’inconscient du texte.

On peut envisager, mutatis mutandis, que comprendre l’inconscient du texte équivaut à comprendre l’inconscient d’un patient, dans le travail d’interprétation d’une analyse, et que les péripéties, les répétitions, les situations, les souvenirs, les objets d’un récit peuvent représenter, là aussi mutatis mutandis, la succession des éléments des séances de cette analyse. Il y manque bien entendu des éléments indispensables (transferts et contre-transferts, temps propre à la situation analytique…).
Précisons que nous ne faisons en aucun cas l’analyse de l’auteur. J’y viens plus loin.

Dans le roman La Marge [7], cette logique subsume les itinéraires qu’effectue le personnage principal vers l’Autre, en l’occurrence vers une certaine idée de la femme, puis vers une relation du personnage principal avec le couple du père et de cette idée de la femme, ensuite vers le passé archaïque du personnage principal. Ce roman est particulièrement propice à l’observation de cette écriture littéralement psychanalytique dans la mesure où, comme ailleurs dans l’évolution du travail psychanalytique, le roman, par l’intermédiaire de son narrateur, relate, construit et organise un voyage, c’est-à-dire un cheminement textuel, métaphore d’un cheminement personnel, qui prend en compte le passé, les souvenirs, le présent, les fantasmes, les rêveries, les obsessions, les symptômes…
Les résistances d’accession à l’inconscient tombent plus massivement lorsque les aspects parabolique et elliptique du texte, à l’instar du rêve, sont laissés libres aux associations. De la sorte, il est important que les propos sur lesquelles s’appuie l’interprétation soient compris de manière exacte [8].
Dans l’analyse des conjonctions à présent établies qui existent entre l’art et la psychanalyse [9], les analogies de nature entre le rêve, la création artistique et les développements qu’en ont tiré les auteurs, sont aptes à faire des processus créatifs une « […] seconde voie royale de l’inconscient [10]. »
Après Freud et les relations de similarité qu’il a établies lui-même dans ses lectures et ses études dans des domaines aussi divers que les différents âges de l’humain, le symptôme, le rêve, le récit fantastique, les tabous, les jeux, les mots d’esprit, le langage et la parole, les productions culturelles et artistiques, avec la prédilection que l’inventeur de la psychanalyse avait pour l’art en général et pour les œuvres littéraires en particulier, les conditions sont remplies pour favoriser une incitation tacite à construire des significations fondées sur des systèmes d’analogie ; après Lacan et ses développements conceptuels caractérisant les « signifiants » appréhendables à travers des représentations de choses (images) et des représentations de mots (signes linguistiques), la mise en évidence de l’inconscient à l’œuvre dans le langage et dans le « discours de l’Autre », la spécificité du « je », le rôle du miroir dans le développement de la personnalité, il existe aujourd’hui un certain nombre de grilles d’interprétation autour de la littérature, d’obédience psychanalytique, qui ont pour avantages de proposer des méthodes, quelquefois normées en excès, mettant au jour des concepts utiles et de suggérer des pistes de réflexion.

Ainsi, il n’est pas question de psychanalyse, par l’intermédiaire de son œuvre, de l’auteur, car enfin les conditions, celles de l’auteur justement, en accord avec l’interprète supposé (paranoïde ?), ne sauraient être réunies, à commencer par le simple accord de principe de celui qui devrait en être pour le moins le premier intéressé, et à quoi, vu son absence, il ne saurait d’ailleurs associer et s’associer [11].
Non plus de psychobiographie, autre pathographie réduisant dans le principe une œuvre à une thérapie, selon une catharsis plus ou moins élaborée et gommant la distance, malgré les appréciations laudatrices du processus de la création, entre un homme et son œuvre, à l’extrême simple reflet de celui-là, qui, ici non plus, ne permet pas au critique de faire montre de son travail autrement que comme simple témoin, partial et subjectif, de la vie, qui demeure apparente, incomplète (et idéalisée ?) d’une personne, fût-il des mieux informés [12]. D’ailleurs, l’autobiographie la plus franche se ramène, en dernière analyse, à un leurre en ce que l’auteur sachant où il écrit se choisit et choisit ce qu’il veut se raconter, tandis que lorsqu’il raconte des personnages, des objets, des événements, des décors, l’auteur se surveille moins : c’est l’autre (narrateur ou personnage) qui dit l’Autre (inconscient).

Pas de psychocritique non plus, laquelle court le risque de reconstituer un ensemble complet (toute l’œuvre est tout l’écrivain) d’une cohérence voulue (à preuve le désir de confronter la vie de l’auteur avec ce que le critique aura échafaudé) et aussi artificielle qu’intelligente en certains de ses développements. En outre, la psychanalyse d’une œuvre dans son entier, origine d’un souci d’exhaustivité louable (obsessionnel ?), dans son ampleur même, laisserait s’échapper des réseaux interprétatifs mis à jour par le détail seulement, dans un seul récit par exemple, voire dans une seule scène [13].
En tout état de cause, et compte tenu des interprétations « datées », les « […] œuvres dépassent leur auteur, leur époque, leur cercle linguistique […] Le poème en sait plus que le poète [14]. »

Apparentée, de manière très lointaine, à la recherche à partir d’un motif [15], mais agissant selon un procédé inverse, la proposition faite ici n’inclut pas ici la quête d’un motif dans une ou plusieurs œuvres mais se propose de concrétiser la recherche de ce que peut engendrer comme motifs, sujets, objets et systèmes, dans un ou plusieurs textes, les suggestions associatives d’une psychanalyse dans l’œuvre, donc partielle, puisque ici s’appliquant au genre romanesque (« Délimiter l’espace pour y effectuer des trajets, percevoir les enchaînements de signifiés et les échos de signifiants [16][…] »), par lequel s’expriment le plus librement (bien sûr : par personnes, par objets interposés), des éléments qui se rapprochent le plus de la complétude serrée (nécessaire et suffisante) d’un psychisme et de son expression ou d’une instance narrative (mutatis mutandis, sorte de personne, mieux : d’organisme), cette psychanalyse textuelle du récit offrant l’avantage de travailler à partir d’un modèle apte à s’exposer sous autant de dimensions que lui sont imposées de perspectives, sans qu’il soit besoin d’appeler l’auteur à la rescousse, pour son invention éventuelle [17].
Outre les outils apportés par la théorie psychanalytique et par la théorie littéraire, la rhétorique offre les outils conceptuels (figures et tropes) toujours adaptés à de multiples opérations descriptives, cependant susceptibles d’être complétés par les quelques ajouts terminologiques et conceptuels pratiques qui seront proposés ici.

« Lire la fiction avec le regard de la psychanalyse permet à la fois d’offrir aux textes une autre dimension et d’observer l’écriture dans sa genèse et dans son fonctionnement [18]. »

En psychanalyse, l’analysant est une personne. Dans la psychanalyse appliquée telle qu’elle vient d’être décrite, l’analysant est une logique narrative à qui l’on fera produire, en les mettant en évidence, des signifiants qui existent à la fois dans et en deçà du texte de manière latente. Cette instance est prise en charge par les personnages pris dans leur acception la plus large, avec les objets et les cadres qui les concernent, elle se trouve soumise de ce fait aux variations, voire aux dysfonctionnements, d’une vie intellectuelle, sexuelle, affective actualisée, mais également par ce qui fonctionne comme systèmes et éléments organisateurs de cette instance narrative, littéraire et psychique.
Ainsi, l’instance narrative telle qu’elle est définie ici concerne tous les déplacements à la fois réels, effectifs, figurés, symboliques, par lesquels les éléments des systèmes considérés prennent vie, font des choix, décrivent une trajectoire, définissent une gestualité, établissent un itinéraire, développent un tragique, construisent une comédie, agissent, réagissent, mettent en œuvre, vivent, comme selon la poussée, le but, l’objet et la source d’une pulsion.

A partir de l’expérience, c’est-à-dire des observations issues principalement du relevé empirique de systèmes et d’éléments isotopiques, métaphoriques et métonymiques, et en fonction de la confrontation des étapes de l’expérience avec des éléments théoriques avérés, autrement dit d’un appareil conceptuel constitué par la théorie psychanalytique et par la théorie littéraire, l’analyse, savoir l’étude des logiques et des organisations des systèmes et des éléments issus des données de l’expérience, est en mesure d’élaborer, dans un questionnement directeur sur la possibilité pour un concept psychanalytique d’être à l’origine d’une conception littéraire, une réflexion sur la validité et la cohérence de l’hypothèse d’existence d’une instance narrative.

Selon Freud, il existe une « dissociation » agissante entre les systèmes conscient et inconscient qui consiste en « le conflit de deux forces psychiques […] résultat d’une révolte active des deuxconstellations psychiques […] [19] »
Les formations substitutives, comme les symptômes, constituent la preuve de ce mouvement premier à l’œuvre dans l’appareil psychique :
« […] ce caractère dynamique se vérifie à la fois par le fait qu’on rencontre une résistance pour accéder à l’inconscient et par la production renouvelée de rejetons du refoulé [20]. »
A partir de cette assertion, et en particulier à l’occasion du développement par cet auteur de la notion de pulsion, le point de vue dynamique s’est affiné et s’est élargi à d’autres champs. Il recouvre en fin de compte des ensembles dualistes qui, en fonction des pulsions considérées, prennent l’avantage les uns sur les autres. Ces ensembles, compte tenu des mouvements concurrentiels qui les animent, se caractérisent d’une part en ce que les uns impliquent dans une première élaboration freudienne une séparation entre les pulsions sexuelles et les pulsions d’auto-conservation, et dans un second développement en ce que les autres consacrent l’opposition des pulsions de vie et des pulsions de mort [21], lesquels éléments de cette dernière antonymie de principe recouvriront pour une large part, dans la théorie et plus précisément encore dans les textes qui en sont pétris, les éléments de la première différence, plus relative, pour tout dire ambivalente, et à plus d’un titre.

Le clivage évoqué par Freud est reconstitué par certain agencement de la disposition des épisodes du texte et de la composition de ses péripéties, l’organisation générale, non chronologique cependant – on sait que l’inconscient est fondamentalement anhistorique –, révélant à l’analyse la mise en perspective de systèmes anaphoriques, puis isotopiques, qui traversent la ligne narrative des romans.
Dans La Marge, cette ligne narrative est construite logiquement de trois étapes d’investigation vers les origines d’une logique narrative : dans un premier temps, par les mouvements, les voyages, à considérer ces termes dans leur plus large acception d’une évolution ; par la concentration, la focalisation, dans un second temps, sur une certaine image des femmes qui ponctuent le sens des trajets ; et par ce qui aboutit, dans un troisième temps, à un retour vers l’enfance jusqu’à ses stades les plus précoces.
L’hypothèse selon laquelle, d’une part, les isotopies constituées par les sèmes se rapportant à des notions de mouvement et de voyage, en définitive de déplacement (pas au sens métonymique ici, mais selon une acception premièrement spatiale et deuxièmement temporelle), transposent dans les textes l’aspect dynamique d’une pulsion (avec une source, une poussée, un but et un objet) apte à rencontrer des représentants, des personnages, et, d’autre part, les mêmes éléments conjugués selon des modalités différentes au début et à la fin du récit se complètent et confortent cette même dynamique, constituera donc l’axe autour duquel vont s’organiser les différents pans, comparables à ceux de la personnalité en construction, d’une instance narrative.

« […] il peut être significatif que ce soit au même moment (vers l’âge de trois  ans) que le petit de l’homme “ invente ” à la fois la phrase, le récit et l’Œdipe. »
Roland Barthes – Introduction à l’analyse structurale des récits, in Poétique du récit, Seuil, Points, 1977

Les situations initiales et les situations finales des textes, grâce en particulier aux précisions données par le narrateur sur les liens de parenté du personnage principal et sur les relations que celui-ci entretient avec les figures parentales en tant que circonstances les plus générales du récit, offrent à l’analyse toutes les précisions concernant la nature de la filiation du personnage principal, tenant premier de l’instance narrative, vis-à-vis de ces figures. Le personnage figurant le fils s’identifie tout d’abord clairement au père et à ses représentants, les deux manifestations étant, avec la femme représentée également surmoïques et ambivalentes, en se pliant nécessairement à leurs exigences. L’image du père disqualifié et de la femme dominante, les deux instances parentales prééminentes, placent le personnage principal sous leur autorité introjectée et déterminent son devenir physique et mental. Au fur et à mesure de son voyage, dans le récit et dans la constitution du   moi du personnage principal, la femme, ou l’une de ses figurations, apparaîtra, par évocations interposées, comme modifiée par une valeur de plus en plus maternelle, vaincue sous le poids mortifère et mortel du père, ou de l’un de ses représentants, pourtant absent. Ainsi, le système de l’Œdipe prend littéralement le visage du personnage principal ou de son emblème inaugural (un demeuré) et affirme sa souveraineté dans la forme même du récit.
Cette filiation narcissique à dominante œdipienne inaugure une forme d’ébauche de l’Œdipe dont les romans seront le développement précis, un cadre familial étant immédiatement proposé au lecteur. Sous le sceau de la culpabilité corrélative à la tentation sexuelle, mortifère, cause du refoulement, le personnage principal ne peut ignorer la domination qu’exerce sur lui le phallus, sous la forme à la fois d’un idéal et d’une répulsion. En définitive, l’instauration du joug parental substitue au désir du personnage principal une soumission narcissique qui se traduit par le non-dit et par l’importance de la lettre comme objet épistolaire, relais entre le sujet et l’objet. Auparavant, le personnage principal devra reprendre les étapes de son voyage, externe et intérieur, afin d’être à même de constater la présence ou l’absence en chacune d’elles de la confirmation narcissique. Les rôles secondaires sont ainsi révélateurs d’une tension et d’une culpabilité relative au narcissisme perdu de l’enfance, à laquelle aboutit finalement le personnage principal.

Un exemple d’application

Au début de La Marge, les premiers mots :

« Cinq heures. Un clocher, lointain par bonheur, vient d’en donner l’annonce. Sigismond a-t-il dormi pendant sa sieste ? Il ne saurait le dire avec certitude, et si, comme habituellement, il a l’impression d’être resté conscient dans son corps immobile et d’avoir laissé divaguer son esprit à la manière d’un promeneur sous surveillance, cependant il se rappelle comment sa femme s’est moqué de lui une fois qu’il s’était vanté ou plaint de ne jamais s’abandonner au sommeil pendant le repos de l’après-midi.  La bouche ouverte, oui, voilà comme Sergine l’avait vu dormir sur le divan de la chambre haute du mas, quand elle y était allée sur la pointe des pieds, pour le surprendre, et elle a dit aussi que la violence de son ronflement seule empêchait les mouches de septembre d’entrer dans sa gorge et de le visiter jusqu’à l’estomac et plus profondément peut-être. Elle a dit qu’il était béant comme un sanctuaire où l’on gagne des indulgences en descendant dans la crypte.»

A la fin du roman, les derniers mots :

« “ J’ai vécu en marge ”, se dit-il (pensant qu’ainsi auraient pu dire son père et la duchesse).
Comme pour un victorieux volt, alors, à haute voix dans le confinement, il prononce : “ Que le grand peuple catalan soit délivré du furhoncle et du furhonculisme, que soient délivrés tous les peuples d’Espagne, que le noble acier intervienne et que le pus ignoble soit expulsé, que la verte vie refoule le cours merdeux de la mort !” Il rit aux plus grands éclats de lui-même et de son malheur, il pose sur sa poitrine, à sa juste place, le court canon de l’arme, il presse la gâchette, et voilà comment il s’est brûlé le cœur. »

Le lecteur est invité à déchiffrer le centre vital du texte, à lire ce que représente le siège des émotions et des affects induits par le mot qui, aux deux extrémités du roman, selon la paronomase d’une rime équivoque, « […] répétition sonore [qui] provoque toujours l’apparition d’un rapport sémantique [22]», part du cœur (cinq heures) et revient au cœur (brûlé le cœur).
De quel cœur s’agit-il ? L’hypothèse développée ici est qu’il s’agit du cœur de la personnalité représentant un moi épars dont le roman dans sa totalité est la tentative de résolution, c’est-à-dire  d’unification. La boucle ainsi constituée aboutit à la mort du personnage principal, laquelle ne corrobore pas pour autant la mort du moi de la logique narrative.

V de cinq heures, en situation initiale et V de volt en situation finale :
Au commencement (premier paragraphe) et à la terminaison (dernier paragraphe) de La Marge, les conjonctions des syntagmes se rapportant aux pulsions de vie et aux pulsions de mort révèlent leur intrication, à commencer par la charge contenue dans la signification de deux majuscules.
Au tout début et à l’extrême fin du roman la lettre V s’impose : cinq en chiffre romain, au début, « victorieux volt », « verte vie », V implicite de la victoire, à la fin. C’est le V de la vie qui retourne à elle-même, après un périple qui conduira le narrateur en un double oxymore d’une naissance (« par bonheur, vient d’en donner l’annonce », au début) mortifère (« le confinement », à la fin, « s’abandonner », « la bouche ouverte », au début) à une mort (« il presse la gâchette ») libératrice (« que soit délivré », « que soient délivrés », « le pus ignoble soit expulsé »), à la fin, en une conjonction faisant s’apparenter clairement le symbole V à un système ambivalent. En revanche, la signification de la lettre F est mise en relation avec évidence à la mort directe de la fin : « faire feu », « se brûler le cœur », « furhoncle », en conjugaison dans tout le roman avec les relations familiales, paternelle et maternelle, du personnage principal : Franco, Féline.
A cette façon polysémique d’envisager la signification d’une lettre, d’admettre la validité d’un symbole, d’imaginer même la résonance d’un objet utilitaire, la clinique n’est pas étrangère. L’analyse par Freud de la névrose infantile de « L’homme aux loups [23] » témoigne, à partir de l’étude raisonnée de ses associations, de la façon dont une lettre peut représenter, à partir de diverses images réelles et fantasmatiques (papillons, mouvement de jambes, scènes érotiques itératives, menace de castration, initiales de nom…) la scène primitive. La conjonction et l’intrication des deux pulsions se révèlent également dans la position spatiale du personnage principal et dans les lieux mêmes de son entrée et de sa sortie de la scène du roman. Au début, c’est dans un lieu mortuaire que la vie du veilleur s’exprime, en position haute (« sur le divan de la chambre haute du mas ») et basse (« en descendant dans la crypte »), à la fin, c’est dans un lieu de vie (à connotation maternelle, qui donne le verre, la transparence), en bas (la sablière donc, en référence au narcissisme fœtal et, selon Lacan, à la symbolisation de la formation du je en opposition au ça [24]) et c’est en haut (« le grand », « le noble », « aux plus grands éclats ») que la mort va s’imposer.
De même, la construction des disjonctions à l’œuvre dans le texte définit par relations oxymoriques la liaison obligée et naturellement conflictuelle de la vie et de la mort, en position initiale :

« […] le sommeil lui paraît un état morbide, à cause de l’inertie dans laquelle il laisse le corps. Le caractère de Sergine est la vivacité. »

et en position finale :

« Rires et criailleries, cris de colère et de joie, défis, commentaires, rires, rires, cela vient d’un aveugle ivre et d’un groupe de farceurs qui guident et poussent l’homme à canne blanche vers les feux de la rôtisserie des Caracoles, où tournent en pleine rue des volailles embrochées. »

APM

Texte source : Nicolas Koreicho, Thèse de doctorat 1997 http://www.theses.fr/1997PA070069

NB : Nous pouvons préciser par exemple, dans l’architectonique des isotopies sémantiques de La Marge, principe mandiarguien de construction narcissique élaborée et de résolution oedipienne radicale, l’existence entres autres, dans cette constellation signifiante, d’objets prégnants, avec
– La tour de verre : le phallus, le pénis, la tour des échecs, le symbole, la mémoire, Babel…
– La lettre : la lettre cachée (E. Poe), la lettre en souffrance, le discours propice à interprétation, à révélation, à malédiction
– Altaïr : l’autre, l’androgyne, le malheur, l’étoile manquante du désir (de-siderare), l’astérisme des trois étoiles, l’aigle en vol (en arabe), la menace

« Mais tout est toujours différent de ce à quoi l’on s’attendait ou que l’on imagina (le malheur serait évitable si l’on était capable de se le représenter dans sa totalité possible, avait-il pensé parfois)... »
André Pieyre de Mandiargues

Nicolas Koreicho – Avril 2021 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] La notion d’isotopie (isotopie sémantique pour être exact) n’est pas sans rapport avec la notion de champ lexical, elle permet cependant une appréhension plus large d’un thème ou d’un motif qui se développerait dans un texte. Le champ lexical est en effet un ensemble de mots qui, par leur sens premier ou leur sens explicite renvoie au même thème. Par exemple les termes « arbre », « herbe », « rivière », « forêt » renvoient au thème de la nature et ce de manière claire, explicite. Une isotopie est, elle, un ensemble de mots qui renvoie aussi au même thème (étym. iso = même) mais par un jeu de références, de sens implicites ou seconds, figurés, sens qui ne se comprennent que dans le contexte.
[2] Thèse de doctorat, Nicolas Koreicho, 1997
[3] Idem
[4] Il ne s’agit pas ici de l’« instance narrative » à laquelle il est fait allusion dans l’Introduction à l’analyse du roman de Yves Reuter, Paris, Dunod, 1996, p. 69, qui, dans sa formulation, ne répond pas aux définitions courantes qui nous    servent de références premières (sollicitation ; ensemble juridique ; juridiction ; partie de l’appareil psychique). En effet, pour cet auteur, « L’instance narrative se construit dans l’articulation entre les deux formes fondamentales du narrateur (homo- et hétérodiégétique) et les trois perspectives possibles (passant par le narrateur, par l’acteur, ou neutre) ». Quant à cette instance telle que nous la concevons, elle répond à la définition courante et psychanalytique.
[5] Point de vue illustré par l’inventeur de la psychanalyse notamment, ainsi que le souligne Marcelle Marini dans son chapitre II : La critique psychanalytique, in Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Paris, Bordas, 1990, p. 41-83, dans les textes qui se rapportent à Œdipe-roi de Sophocle, à Hamlet de Shakespeare et à Les frères Karamazov de Dostoïevski pour la genèse de la conception freudienne du seul complexe d’Œdipe.
[6] Pierre Fontanier, Les figures du discours, Flammarion, 1968
[7] André Pieyre de Mandiargues, La marge, NRF, Gallimard, 1967 – Prix Goncourt
[8] Dans ma pratique de psychanalyste, les rêves, par exemple, dont je note précisément les attendus, fonctionnent comme des trajets, des signaux, des architectoniques qui permettent de placer l’évolution du discours de l’analysant dans des perspectives souvent révélatrices d’un thème latent.
[9] A ce titre, les relations établies par Janine Chasseguet-Smirgel dans son Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Paris, Payot, 1977, entre la psychanalyse et les écrivains, les peintres, les analystes eux-mêmes, sont d’un  souci de professionnalisme exemplaire, particulièrement en ce qu’elles souhaitent ne rien laisser dans l’ombre et le flou d’une vision qui pourrait être par trop idéale et esthétisante.
[10] Idem, p. 36.
[11] Richesse d’écriture et d’intuition d’avant-garde pourtant mais approximation quand même dans le fondateur : Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, N.R.F., Collection Idées, 1977.
[12] Subtilité et rigueur mais globalisation dans le puissant : Jean Laplanche, Hölderlin et la question du père, P.U.F, 1969.
[13] Reconnaissance en la partie de l’ouvrage qui concerne la fulgurante méthode des superpositions pour le novateur : Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Introduction à la psychocritique, Paris, Corti, 1963.
[14] Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, Paris, P.U.F., Que sais-je ?, 1983, p. 7.
[15] C’est une piste qui, de la part de cet auteur, parmi un certain nombre d’approximations et de partis pris, avait été suggérée (mais mal conclue) par Ernest Fraenkel à l’occasion d’une communication, « La psychanalyse au service de  la science de la littérature », Paris, Les Cahiers de l’Association internationale des études françaises, VIème congrès de l’Association, n° 7, 1955, p. 23-49 : « Nous retiendrons donc que les situations, images, vocables et particularités du discours qui se retrouvent souvent sous la plume d’un auteur à la façon de leitmotive musicaux, nous serviront d’indices, en ce qui concerne l’intensité et la persévérance avec lesquelles le psychisme de l’auteur a travaillé sur les thèmes affectifs correspondants. », p. 35.
[16] J. Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, p. 106.
[17] L’appel à la confirmation par la vie de l’auteur est une tentation qui déborde l’interprétation. Les réductions (de l’œuvre à l’auteur, d’un élément à sa généralisation, d’une observation à sa vérité, d’un thème à une névrose…) qui en découlent ne peuvent être évitées que par l’analyse des systèmes de répétitions. Ainsi en est-il de l’expérience et de son passage au fait théorique. A contrario, Jean Bellemin-Noël, dans son La Psychanalyse du texte littéraire, Paris, Nathan/Université, 128, 1996, tire, à partir de brillantes intuitions et d’observations pertinentes, à propos de deux textes de Baudelaire, des conclusions non fondées scientifiquement puisque non confirmées par l’itération d’occurrences identiques ou analogues, ne répondant pas à ce principe de la répétition. Il faut souligner que c’est une revendication personnelle de cet auteur que de vouloir analyser un texte en fonction de l’inconscient du critique, ce qui, malgré la tentation qui émane du propos, devrait être relativisé.
[18] J. Bellemin-Noël, La Psychanalyse du texte littéraire, p. 122.
[19] S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, 1966, p. 28.
[20] Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F., 1967, p. 124.
[21] Nous avons choisi la plupart du temps de parler des pulsions de mort (au pluriel), dans la mesure où, d’abord, elles s’opposent de façon quasi symétrique aux pulsions de vie, et ensuite, en ce que les théoriciens de la psychanalyse (Lagache, Laplanche et Pontalis, Roudinesco et Plon, Chemama…), après Freud lui-même à partir de 1920 dans « Au- delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1994, p. 41-116, élargissent dans leurs ouvrages et dictionnaires la notion originelle concernant la pulsion de mort (au singulier) à l’ensemble des pulsions, tendances et buts mortifères que sont l’agression, la destruction, la compulsion de répétition, le sadomasochisme…
[22] O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, Points, p. 246, « assonance ».
[23] S. Freud, « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », in Cinq psychanalyses, Bibliothèque de psychanalyse, Paris, P.U.F., 1993, p. 325-420.
[24] J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », in Ecrits I, Paris, Editions du seuil, Points/Sciences humaines, 1966, p. 94.

La Marge, la mort dans la vie – Mandiargues 1
Alice Tibi

Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues 2
Nicolas Koreicho

En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ? – Mandiargues 3
Vincent Caplier

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Un cœur simple

Gustave Flaubert, Trois contes

I

Loulou


Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité.

Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, — qui cependant n’était pas une personne agréable.

Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes. Alors, elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses, dont les rentes montaient à 5,000 francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière les halles.

Cette maison, revêtue d’ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit séparait la cuisine de la salle où Mme Aubain se tenait tout le long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s’alignaient huit chaises d’acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait un temple de Vesta, — et tout l’appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin.

Au premier étage, il y avait d’abord la chambre de « Madame », très grande, tendue d’un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de « Monsieur » en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre plus petite, où l’on voyait deux couchettes d’enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts d’un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d’étude ; des livres et des paperasses garnissaient les rayons d’une bibliothèque entourant de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la gouache et des gravures d’Audran, souvenirs d’un temps meilleur et d’un luxe évanoui. Une lucarne, au second étage, éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies.

Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, — un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.

En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital.

Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante ; dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; — et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique.

II

Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour. […]

Gustave Flaubert, Trois contes, 1877

Texte intégral sur : https://fr.wikisource.org/wiki/Trois_Contes_(Flaubert)/Un_C%C5%93ur_simple

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Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien

Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Tome 1 : La manière et l’occasion

Bel ange triste – Zwiebackesser – depositphotos

« Il y a quelque chose qui est pour ainsi dire la mauvaise conscience de la bonne conscience rationaliste et le scrupule ultime des esprits forts ; quelque chose qui proteste et « remurmure » en nous contre le succès des entreprises réductionnistes. Ce quelque chose est comparable, sinon aux reproches intérieurs de la raison devant l’évidence bafouée, du moins aux remords du for intime, c’est-à-dire au malaise d’une conscience insatisfaite devant une vérité incomplète. Il y a quelque chose d’inévident et d’indémontrable à quoi tient le côté inexhaustible, atmosphérique des totalités spirituelles, quelque chose dont l’invisible présence nous comble, dont l’absence inexplicable nous laisse curieusement inquiets, quelque chose qui n’existe pas et qui est pourtant la chose la plus importante entre toutes les choses importantes, la seule qui vaille la peine d’être dite et la seule justement qu’on ne puisse dire ! Comment expliquer l’ironie passablement dérisoire de ce paradoxe : que le plus important, en toutes choses, soit précisément ce qui n’existe pas ou dont l’existence, à tout le moins, est la plus douteuse, amphibolique et controversable ? Quel malin génie empêche que la vérité des vérités soit jamais prouvée sans équivoque ? Autant demander pourquoi c’est justement le mal qui est tentant, le plaisir nuisible qui nous attire, le devant-être qui nous répugne ! Ce n’est pas ici le lieu de nous interroger sur l’ataxie constitutionnelle qui fait de la donnée trompeuse une évidence obvie et inambiguë, de l’unique chose essentielle un absconditum et un mystère, qui nous soustrait celui-ci en nous amusant avec celle-là… La nostalgie de quelque chose d’autre, le sentiment qu’il y a autre chose, le pathos d’incomplétude enfin animent une espèce de philosophie négative qui a toujours été en marge et parfois au centre de la philosophie exotérique. Platon, qui sait, quand il dit des choses indicibles, abandonner le discours dialectique pour le récit mystériologique, Platon parle dans le Banquet d’un « quelque chose d’autre » dont les âmes des amants sont éprises, qu’elles ne peuvent exprimer, qu’elles devinent seulement et suggèrent en énigmes […] Il est vrai que ce quelque chose d’autre est l’unité de la nature primitive, laquelle est chose assignable et, en somme, dicible : mais le fait qu’il est l’objet d’une réminiscence prénatale et d’un voeu métempirique plus grands que tout désir sensible oblige Aristophane à l’exposer mythiquement et à lui donner un caractère inexplicable autant qu’inépuisable. Sans ce mystérieux et surnaturel « Allo ti », l’aporie d’amour telle que la décrit Phèdre serait-elle aussi évasive ? Ayant énuméré à la manière d’Aristote les caractères de la beauté poétique, le P. Rapin, que cite Henri Brémond, ajoute : « Il y a un encore dans la poésie de certaines choses ineffables et qu’on ne peut expliquer. Ces choses en sont comme les mystères. » Voilà un encore qui n’est pas un post-scriptum ordinaire ! L' »Encore » poétique des jésuites Rapin et Ducerceau, comme le quelque chose d’autre érotique du discours d’Aristophane, est une allusion à l’infini et une ouverture sur l’indicible ; ce « résidu » de mystère est la seule chose qui vaille la peine, la seule qu’il importerait de connaître, et qui, comme exprès, demeure inconnaissable. Le secret, comme il en est de la mort, est décidément bien gardé, l’ignorance humaine est décidément bien combinée ! Beaucoup de noms ont pu être donnés à cet innommé innommable, beaucoup de définitions proposées pour ce « quelque chose d’autre » qui n’est précisément pas comme les autres parce que, en général, il n’est une chose, ni quelque chose. »

Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Tome 1 : La manière et l’occasion

Eyes Wide Shut : Les yeux grand fermés

Nicolas Koreicho – Mars 2021

C’est le treizième et dernier film de Stanley Kubrick sorti en juillet 1999. Le cinéaste meurt en effectuant le dernier montage du film. Le tournage a duré deux ans.

Eyes wide shut

Le film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut, « Les yeux grand fermés », est basé sur une nouvelle du Viennois Arthur Schnitzler (1862-1931), Traumnovelle, en français, La Nouvelle Rêvée, dont le cinéaste a acheté les droits dès 1970, et qui, à l’instar de la nouvelle, dont la trame est identique au film, raconte l’histoire d’un couple de l’Upper West Side, Bill Hartford (Tom Cruise) et sa femme Alice (Nicole Kidman), qui un beau jour reconsidèrent la validité de leur relation au regard des désirs conscients et inconscients de chacun de ces deux protagonistes.

Arthur Schnitzler, médecin laryngologue puis assistant en psychiatrie, écrit vingt pièces de théâtre, des nouvelles, des romans, un ouvrage sur Charcot Les Leçons sur les maladies du système nerveux, que Freud traduit de l’autrichien en allemand. Freud entretient avec lui une correspondance que l’inventeur de la psychanalyse souhaitait garder secrète.
Freud bizarrement lui écrit dans une de ses lettres : « Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double… ». Sur cet auteur, Theodor Reik, psychanalyste austro-américain, est l’auteur d’une étude de psychanalyse appliquée intitulée Arthur Schnitzler als Psycholog (1913 : « Arthur Schnitzler en tant que psychologue »).
Notons que certaines de ses pièces et de ses nouvelles le confrontèrent à la censure du fait du développement de thèmes ayant trait à la sexualité, à l’antisémitisme ou à la critique de l’Armée. Sa pièce La Ronde[1] (Der Reigen), écrite en 1896, déclencha ainsi un scandale à sa première représentation en 1921 à Berlin et donna lieu à un procès qui fit à l’époque grand bruit.

L’aveu que fait Alice à son mari Bill, laquelle lui dévoile son désir pour un autre homme, déclenche chez lui une exacerbation dissimulée de ses propres désirs. Il se produit en Bill un questionnement sur les désirs de sa femme qui, dans un premier temps, le poussent à essayer de les comprendre, puis de tendre vers leur acceptation, puis, assez vite facilement, d’aller vers la possible réalisation des siens.
Alors que chez Alice, le fantasme se manifeste dans la relation putative à un autre homme, les siens, exponentiels, lui font entrevoir des univers qui, de possibles évocations érotiques, voire incestuelles, vont se révéler de plus en plus sombres et implicantes : être séduit par deux femmes en même temps et l’assumer avec une certaine joie, être attiré par la fille d’un de ses patients et l’accepter, recevoir l’invitation d’une prostituée qui lui propose de monter chez elle, ce qu’il accepte, pour enfin se retrouver, grâce à un subterfuge mensonger, au beau milieu d’une soirée mettant en scène une orgie cérémonielle sataniste et pornographique, « allégorie de l’humanité en prise au sexe, c’est-à-dire ce qu’il y a peut-être de plus étrange, qui l’attire à la fois vers la bestialité et la divinité »[2] organisée par une riche communauté secrète.

Cependant, aucun des désirs des deux époux, malgré une dangereuse, surtout pour Bill, proximité avec le passage à l’acte, ne se réalisent. Ceux-ci sont évoqués, fantasmés, frôlés, subsumés par la caméra, le jeu des acteurs, les lumières, les couleurs, et, en fin de compte évités. En référence persistante avec le thème d’Éros et Thanatos, la sexualité est en effet appréhendée en termes de désir[3] et non de passages à l’acte. Elle reste un possible, souvent brûlant, comme demeure un possible, dans la figuration et les lieux médico-légaux, la mort même. Les personnages du couple cheminent sur une corde tendue entre le fantasme et sa réalisation, entre les visages et les masques[4], particulièrement itératifs dans le film, dans un contexte criminel, angoissant, suivant les idées de danger, de faute, de culpabilité, d’exécution, les participants, pris dans une tension dramatique, telle que dans les cérémonies orgiaques, à travers les menaces surgissant de l’obscurité ou du mensonge plaçant les potentiels auteurs victimes et/ou inventeurs de basculements criminels.

Kubrick filme le désir en tant qu’élaboration hypothétique, et cependant, de manière paradoxale, le fantasme de Bill comporte des dangers imminents (de viol, de meurtre, de menace physique, d’agression meurtrière) et la sourde angoisse[5] issue de l’improbable possibilité, nonobstant son imminente potentialité, de réalisations sexuelles transgressives, s’impose au spectateur. Alice, quant à elle, effleure l’adultère de façon finalement passablement romantique, sans le réaliser.
A partir de la remise en jeu de la relation de couple lequel, après neuf ans de mariage, met en question d’une part l’union de Bill et d’Alice à travers l’intentionnalité de leurs fantasmes, remise en jeu qui va d’autre part jusqu’au risque de la vie même du héros masculin, la femme apparaissant comme une figure de désir, certes, mais compréhensive et maternelle. Le film place d’emblée l’enjeu de la réalisation ou non du fantasme à la limite de deux dimensions : l’intimité confiante du couple, mais avec l’ennui et la tentation qui en découle, en une sorte de « réduction des tensions » proprement thanatique, le basculement vers des systèmes transgressifs et excitants, érotique, pouvant aller jusqu’à la mort.
Frédéric Raphael, coscénariste du film indique : « Le sujet du film est le désir. Kubrick refuse de s’occuper de la mécanique de la copulation. Au lieu de ça il veut saisir des émotions, attraper l’impalpable. »[6]

La conclusion du film est à ce titre, là encore paradoxale, dans la mesure où elle efface toute la dimension fantasmatique du film, placé sous le joug étrange de constantes représailles pour ceux qui en disent trop, en un double apophtegme résolutoire et rassurant :

« L’important c’est que nous soyons réveillés maintenant »

« – Nous avons quelque chose d’important à faire le plus vite possible.
– quoi ?
– Baiser. »

Nicolas Koreicho – Mars 2021 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] La pièce est constituée de dix brefs dialogues entre un homme et une femme qui ont finalement, mais non mise en scène, une relation sexuelle. Les spectateurs assistent aux préliminaires, aux jeux de séduction et de pouvoir entre les deux protagonistes jusqu’à l’acte sexuel suggéré, chacun des deux membres du couple décrivant successivement pour l’une ses fantasmes, et pour l’autre sa tentation d’avoir plusieurs partenaires sexuels.

[2] Philippe Fraisse, Le Cinéma au bord du monde. Une approche de Stanley Kubrick, Paris Gallimard, 2010.

[3] Wunsch, « désir » en allemand, implique l’idée d’un souhait, d’un vœu formulé mais non réalisé. C’est de la sorte que le fantasme est défini par Freud en 1887 dans ses échanges avec Wilhelm Fliess comme une activité psychique consistant en la construction imaginaire d’un scénario metttant en scène des modes de satisfaction libidinale.

[4] Le masque de théâtre, selon l’étymologie, se disait persona.

[5] Puissant entêtement de la Musica ricercata de György Ligeti, ostinato d’angoisse.

[6] Fréderic Raphael : Deux ans avec Kubrick. In Première (09/1999).

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La Vie de Marianne – Partie 4

Marivaux

Préface Nicolas Koreicho

Jean-Honoré Fragonard – Colin-Maillard – 1750-1752 – The Toledo Museum of Art

Stendhal, dans son voyage vers Milan, notait en l’année 1811 que la révolution avait, par son trop de sérieux politique et une gravité idéologique excessive, tué en France et dans l’Europe de l’Ancien Régime, une forme de subtilité dans le commerce des personnes « honnêtes », la gaieté, l’esprit, la délicatesse et le sens de la conversation entre gens se reconnaissant dans l’idée d’une précision du discours, d’une tournure directe des propos, d’une franchise bienveillante, et qui partageaient précisément entre eux et avec une certaine bonté leurs idées, sans autre projet que de s’enrichir mutuellement, de s’apporter une forme de reconnaissance psychologique, enfin de passer quelques instants de plaisir partagé. Le jacobin Henri Beyle se révélait à nous tout à fait conservateur !
Sous la Restauration, on tenta de retrouver cette atmosphère tolérante, agréable et parfaitement française, de dialogue brillant, de société policée et bienveillante, mais la dureté politicienne allait progressivement éteindre ces états de grâce et de courtoisie.
Nicolas Koreicho



Marivaux, La Vie de Marianne – 4ème partie

« Au reste, ma fille, je ne connais point de meilleure compagnie que celle où je te mène, ni de plus choisie ; ce sont tous gens extrêmement sensés et de beaucoup d’esprit que tu vas voir : je ne te prescris rien ; tu n’as nulle habitude du monde, mais cela ne te fera aucun tort auprès d’eux ; ils n’en jugeront pas moins sainement de ce que tu vaux, et je ne saurais te présenter nulle part où ton peu de connaissance à cet égard soit plus à l’abri de la critique : ce sont de ces personnes qui ne trouvent ridicule que ce qui l’est réellement ; ainsi ne crains rien ; tu ne leur déplairas pas, je l’espère.
Nous arrivâmes alors, et nous entrâmes chez madame Dorsin ; il y avait trois ou quatre personnes avec elle.
Ah ! la voilà donc enfin ; vous me l’amenez, dit-elle à madame de Miran en me voyant. Venez, mademoiselle, venez, que je vous embrasse, et allons nous mettre à table : on n’attendait que vous.
Nous dînâmes. Quelque novice et quelque ignorante que je fusse en cette occasion-ci, comme l’avait dit madame de Miran, j’étais née pour avoir du goût, et je sentis bien avec quelles gens je dînais.
Ce ne fut point à force de leur trouver de l’esprit que j’appris à les distinguer ; pourtant il est certain qu’ils en avaient plus que d’autres, et que je leur entendais dire d’excellentes choses ; mais ils les disaient avec si peu d’effort, ils y cherchaient si peu de façon, c’était d’un ton de conversation si aisé et si uni, qu’il ne tenait qu’à moi de croire qu’ils disaient les choses les plus communes. Ce n’était point eux qui y mettaient de la finesse, c’était de la finesse qui s’y rencontrait ; ils ne sentaient pas qu’ils parlaient mieux qu’on ne parle ordinairement ; c’étaient seulement de meilleurs esprits que d’autres, et qui par là tenaient de meilleurs discours qu’on n’a coutume d’en tenir ailleurs, sans qu’ils eussent besoin d’y tâcher, et je dirais volontiers sans qu’il y eût de leur faute ; car on accuse quelquefois les gens d’esprit de vouloir briller ; oh ! il n’était pas question de cela ici ; et comme je l’ai déjà dit, si je n’avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j’aurais pu m’y méprendre, et je ne me serais aperçue de rien.
Mais, à la fin, ce ton de conversation si excellent, si exquis, quoique si simple, me frappa.
Ils ne disaient rien que de juste et que de convenable, rien qui ne fût d’un commerce doux, facile et gai ; j’avais compris le monde tout autrement que je ne le voyais là (et je n’avais pas tant de tort) : je me l’étais figuré plein de petites règles frivoles et de petites finesses polies, plein de bagatelles graves et importantes, difficiles à apprendre, et qu’il fallait savoir sous peine d’être ridicule, toutes ridicules qu’elles sont elles-mêmes.
Et point du tout ; il n’y avait rien ici qui ressemblât à ce que j’avais pensé, rien qui dût embarrasser mon esprit ni ma figure, rien qui me fît craindre de parler, rien au contraire qui n’encourageât ma petite raison à oser se familiariser avec la leur ; j’y sentis même une chose qui m’était fort commode, c’est que leur bon esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien. Ce que je ne disais qu’imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l’exprimer pour moi, sans qu’ils y prissent garde : et puis ils m’en donnaient tout l’honneur.
Enfin ils me mettaient à mon aise ; et moi qui m’imaginais qu’il y avait tant de mystères dans la politesse des gens du monde, et qui l’avais regardée comme une science qui m’était totalement inconnue et dont je n’avais nul principe, j’étais bien surprise de voir qu’il n’y avait rien de si particulier dans la leur, rien qui me fût si étranger ; mais seulement quelque chose de liant, d’obligeant et d’aimable.
Il me semblait que cette politesse était celle que toute âme honnête, que tout esprit bien fait trouve qu’il a en lui, dès qu’on la lui montre. »

Pierre de MarivauxLa Vie de Marianne, ou les Aventures de Madame la comtesse de *** – 1731-1741

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