Archives de l’auteur : Nicolas Koreicho

L’Angélus de Millet et son mythe caché

Nicolas Koreicho – Juin 2014

« L’Angélus de Millet beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie. »
Salvador Dali

Jean-Francois Millet – L’angélus – 1857-59 – Musée d’Orsay, Paris

Salvador Dali, dans un livre intitulé Le Mythe Tragique de l’Angélus de Millet, écrit en 1938 et publié en 1963, développe un dispositif mental qu’il nomme « interprétation paranoïaque critique » à travers lequel une lecture du tableau qui s’impose à lui organise des associations instantanées, des hasards objectifs, des coïncidences signifiantes. Suivant une analyse méthodique des représentations symboliques que l’artiste décrit et articule méticuleusement en se livrant à l’observation minutieuse du tableau, à ses influences, à ses développements, nait le mythe tragique de l’Angélus de Millet.
« En juin 1932 (…) l’Angélus de Millet devient subitement pour moi l’œuvre picturale la plus troublante, la plus énigmatique, la plus dense, la plus riche en pensées inconscientes qui ait jamais été »[1]
Parmi ces pensées inconscientes, Dali repère d’une part l’érotique d’autres tableaux de Millet – en témoigne en particulier ses illustrations, spécialement explicites, lui qui n’était célèbre que par ses peintures empruntes de spiritualité – en l’espèce par l’intermédiaire de la brouette, en expliquant qu’une femme poussant la brouette représente la mère qui utilise le père, la brouette, pour féconder la terre et d’autre part en pointe le thanatique car la brouette est également censée être portée pour enterrer le fils, ce grand rival du père.
Par le truchement de son procédé d’interprétation paranoïaque-critique, constitué d’une profusion associative inouïe puisant dans la biographie psychanalytique personnelle de Dali, dans ses souvenirs, ses rencontres, ses sensations, dans l’histoire de l’art et des artistes, dans le recueil exhaustif de productions populaires, d’éditions multiples, de cartes postales, d’articles, de reproductions, de références littéraires et d’influences comparées d’autres artistes et d’intellectuels, dont Freud[2], le peintre analyse l’Angélus suivant ses circonlocutions  personnelles, obsessionnelles et fantasmatiques à travers le malaise que la représentation du tableau, d’apparence banale, produit sur lui.
Ainsi, par exemple, dans sa lecture méthodique de l’œuvre de Millet, la fourche plantée en terre représente à la fois la pénétration et la fertilité et le scalpel qui déchire la chair et qui figure la blessure et la castration. Le sexe et la mort sont restitués, dans l’interprétation qu’en fait Dali, sous le jour subtil de l’ambivalence.
De la même manière, il identifie la pose affutée de la mère comme pouvant être la posture d’une mante religieuse s’apprêtant à pratiquer la perforation brutale de son mari.
Cependant, Salvador Dali observe que le fils, c’est le mythe qu’il propose à son lecteur, est absent de ces tableaux de Millet, cependant qu’à l’instar du lapsus ou de l’acte manqué déterminés par l’absence de sens immédiatement primaire cette absence est apte à rendre compte du symptôme. De la sorte, selon Dali, le thème inconscient prépondérant de l’Angélus est la mort du fils. Dali postule que le couple figurant sur le tableau n’était pas simplement en prière au moment de l’Angélus, mais qu’il se recueillait devant le petit cercueil de leur fils décédé. En 1963, sous l’insistance du Maître, le Musée du Louvre décida de faire analyser le tableau aux rayons X. La radiographie révéla en effet que, à la place du panier, figurait un caisson noir confirmant l’intuition du peintre surréaliste, et qui représentait le cercueil d’un enfant que Millet avait voulu peindre dans un premier temps, mais que la mode parisienne d’alors, n’étant pas réceptrice à une figuration trop macabre de l’art pictural, lui fit recouvrir d’une couche de (terre) peinture.

Nicolas Koreicho – Février 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Bibliographie :
Salvador Dali, Le Mythe Tragique de l’Angélus de Millet, Pauvert, 1963, 1978.


[1] Certains psycho-généalogistes ont expliqué que la fascination inconsciente que Salvador Dali éprouvait pour ce tableau exprimait la place des enfants morts pour la famille Dali et pour lesquels la mère du peintre se recueillait au moment de l’angélus.

[2] Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910.

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Dominique – Eugène Fromentin

Chapitre IX

Camille Pissaro – Boulevard Montmartre, Effet de nuit – 1897 – National Gallery

Nous arrivâmes à Paris le soir. Partout ailleurs il eût été tard. Il pleuvait, il faisait froid. Je n’aperçus d’abord que des rues boueuses, des pavés mouillés, luisants sous le feu des boutiques, le rapide et continuel éclair des voitures qui se croisaient en s’éclaboussant, une multitude de lumières étincelant comme des illuminations sans symétrie dans de longues avenues de maisons noires dont la hauteur me parut prodigieuse. Je fus frappé, je m’en souviens, des odeurs de gaz qui annonçaient une ville où l’on vivait la nuit autant que le jour, et de la pâleur des visages qui m’aurait fait croire qu’on s’y portait mal. J’y reconnus le teint d’Olivier, et je compris mieux qu’il avait une autre origine que moi.

Au moment où j’ouvrais ma fenêtre pour entendre plus distinctement la rumeur inconnue qui grondait au-dessus de cette ville si vivante en bas, et déjà par ses sommets tout entière plongée dans la nuit, je vis passer au-dessous de moi, dans la rue étroite, une double file de cavaliers portant des torches, et escortant une suite de voitures aux lanternes flamboyantes, attelées chacune de quatre chevaux et menées presque au galop.

« Regarde vite, me dit Olivier, c’est le roi ! »

Confusément je vis miroiter des casques et des lames de sabres. Ce défilé retentissant d’hommes armés et de grands chevaux chaussés de fer fit rendre au pavé sonore un bruit de métal, et tout se confondit au loin dans le brouillard lumineux des torches.

Olivier s’assura de la direction que prenaient les attelages ; puis, quand la dernière voiture eut disparu :

« C’est bien cela, dit-il avec la satisfaction d’un homme qui connaît son Paris et qui le retrouve, le roi va ce soir aux Italiens. »

Et malgré la pluie qui tombait, malgré le froid blessant de la nuit, quelque temps encore il resta penché sur cette fourmilière de gens inconnus qui passaient vite, se renouvelaient sans cesse, et que mille intérêts pressants semblaient tous diriger vers des buts contraires.

« Es-tu content ? » lui dis-je.

Il poussa une sorte de soupir de plénitude, comme si le contact de cette vie extraordinaire l’eût tout à coup rempli d’aspirations démesurées.

« Et toi ? » me dit-il.

Puis, sans attendre ma réponse :

« Oh ! parbleu, toi, tu regardes en arrière. Tu n’es pas plus à Paris que je n’étais à Ormesson. Ton lot est de regretter toujours, de ne désirer jamais. Il faudrait en prendre ton parti, mon cher. C’est ici qu’on envoie, au moment de leur majorité, les garçons dont on veut faire des hommes. Tu es de ce nombre, et je ne te plains pas ; tu es riche, tu n’es pas le premier venu, et tu aimes ! » ajouta-t-il en me parlant aussi bas que possible.

Et avec une effusion que je ne lui avais jamais connue, il m’embrassa et me dit :

« À demain, cher ami, à toujours ! »

Une heure après, le silence était aussi profond qu’en pleine campagne. Cette suspension de vie, l’engourdissement subit et absolu de cette ville enfermant un million d’hommes, m’étonna plus encore que son tumulte. Je fis comme un résumé des lassitudes que supposait cet immense sommeil, et je fus saisi de peur, moins par un manque de bravoure que par une sorte d’évanouissement de ma volonté.

Je revis Augustin avec bonheur. En lui serrant la main, je sentis que je m’appuyais sur quelqu’un. Il avait déjà vieilli, quoiqu’il fût très jeune encore. Il était maigre et fort blême. Ses yeux avaient plus d’ouverture et plus d’éclat. Sa main, toute blanche, à peau plus fine, s’était épurée pour ainsi dire et comme aiguisée dans ce travail exclusif du maniement de la plume. Personne n’aurait pu dire, à voir sa tenue, s’il était pauvre ou riche. Il portait des habits très-simples et les portait modestement, mais avec la confiance aisée venue du sentiment assez fier que l’habit n’est rien.

Il accueillit Olivier pas tout à fait comme un ami, mais plutôt comme un jeune homme à surveiller et avec lequel il est bon d’attendre avant d’en faire un autre soi-même. Olivier, de son côté, ne se livra qu’à demi, soit que l’enveloppe de l’homme lui parût bizarre, soit qu’il sentît par-dessous la résistance d’une volonté tout aussi bien trempée que la sienne et formée d’un métal plus pur.

« J’avais deviné votre ami, me dit Augustin, au physique comme au moral. Il est charmant. Il fera, je ne dis pas des dupes, il en est incapable, mais des victimes, et cela dans le sens le plus élevé du mot. Il sera dangereux pour les êtres plus faibles que lui qui sont nés sous la même étoile. »

Quand je questionnai Olivier sur Augustin, il se borna à me répondre :

« Il y aura toujours chez lui du précepteur et du parvenu. Il sera pédant et en sueur, comme tous les gens qui n’ont pour eux que le vouloir et qui n’arrivent que par le travail. J’aime mieux des dons d’esprit ou de la naissance, ou, faute de cela, j’aime mieux rien. »

Plus tard leur opinion changea. Augustin finit par aimer Olivier, mais sans jamais l’estimer beaucoup. Olivier conçut pour Augustin une estime véritable, mais ne l’aima point.

Notre vie fut assez vite organisée. Nous occupions deux appartements voisins, mais séparés. Notre amitié très-étroite et l’indépendance de chacun devaient se trouver également bien de cet arrangement. Nos habitudes étaient celles d’étudiants libres à qui leurs goûts ou leur position permettent de choisir, de s’instruire un peu au hasard et de puiser à plusieurs sources avant de déterminer celle où leur esprit devra s’arrêter.

Très-peu de jours après, Olivier reçut de sa cousine une lettre qui nous invitait l’un et l’autre à nous rendre à Nièvres.

C’était une habitation ancienne, entièrement enfouie dans de grands bois de châtaigniers et de chênes. J’y passai une semaine de beaux jours froids et sévères, au milieu des futaies presque dépouillées, devant des horizons qui ne me firent point oublier ceux des Trembles, mais qui m’empêchèrent de les regretter, tant il étaient beaux, et qui semblaient destinés, comme un cadre grandiose, à contenir une existence plus robuste et des luttes beaucoup plus sérieuses. Le château, dont les tourelles ne dépassaient que de très-peu sa ceinture de vieux chênes, et qu’on n’apercevait que par des coupures faites à travers le bois, avec sa façade grise et vieillie, ses hautes cheminées couronnées de fumée, ses orangeries fermées, ses allées jonchées de feuilles mortes, — le château lui-même résumait en quelques traits saisissants ce caractère attristé de la saison et du lieu. C’était toute une existence nouvelle pour Madeleine, et pour moi c’était aussi quelque chose de bien nouveau que de la trouver transportée si brusquement dans des conditions plus vastes, avec la liberté d’allures, l’ampleur d’habitudes, ce je ne sais quoi de supérieur et d’assez imposant que donnent l’usage et la responsabilité d’une grande fortune.

Une seule personne au château de Nièvres paraissait regretter encore la rue des Carmélites : c’était M. d’Orsel. Quant à moi, les lieux ne m’étaient plus rien. Un même attrait confondait aujourd’hui mon présent et mon passé. Entre Madeleine et Mme de Nièvres il n’y avait que la différence d’un amour impossible à un amour coupable ; et quand je quittai Nièvres, j’étais persuadé que cet amour, né rue des Carmélites, devait, quoi qu’il dût arriver, s’ensevelir ici.

Madeleine ne vint point à Paris de tout l’hiver, diverses circonstances ayant retardé l’établissement que M. de Nièvres projetait d’y faire. Elle était heureuse, entourée de tout son monde ; elle avait Julie, son père ; il lui fallait un certain temps pour passer sans trop de secousse, de sa modeste et régulière existence de province, aux étonnements qui l’attendaient dans la vie du monde, et cette demi-solitude au château de Nièvres était une sorte de noviciat qui ne lui déplaisait pas. Je la revis une ou deux fois dans l’été, mais à de longs intervalles et pendant de très-courts moments, lâchement surpris à l’impérieux devoir qui me recommandait de la fuir.

J’avais eu l’idée de profiter de cet éloignement très-opportun pour tenter franchement d’être héroïque et pour me guérir. C’était déjà beaucoup que de résister aux invitations qui constamment nous arrivaient de Nièvres. Je fis davantage, et je tâchai de n’y plus penser. Je me plongeai dans le travail. L’exemple d’Augustin m’en aurait donné l’émulation, si naturellement je n’en avais pas eu le goût. Paris développe au-dessus de lui cette atmosphère particulière aux grands centres d’activité, surtout dans l’ordre des activités de l’esprit ; et, si peu que je me mêlasse au mouvement des faits, je ne refusais pas, tant s’en faut, de vivre dans cette atmosphère.

Quant à la vie de Paris, telle que l’entendait Olivier, je ne me faisais point d’illusions, et ne la considérais nullement comme un secours. J’y comptais un peu pour me distraire, mais pas du tout pour m’étourdir et encore moins pour me consoler. Le campagnard en outre persistait et ne pouvait se résoudre à se dépouiller de lui-même, parce qu’il avait changé de milieu. N’en déplaise à ceux qui pourraient nier l’influence du terroir, je sentais qu’il y avait en moi je ne sais quoi de local et de résistant que je ne transplanterais jamais qu’à demi, et si le désir de m’acclimater m’était venu, les mille liens indéracinables des origines m’auraient averti par de continuelles et vaines souffrances que c’était peine inutile. Je vivais à Paris comme dans une hôtellerie où je pouvais demeurer longtemps, où je pourrais mourir, mais où je ne serais jamais que de passage. Ombrageux, retiré, sociable seulement avec les compagnons de mes habitudes, dans une constante défiance des contacts nouveaux, le plus possible j’évitais ce terrible frottement de la vie parisienne qui polit les caractères et les aplanit jusqu’à l’usure. Je ne fus pas davantage aveuglé par ce qu’elle a d’éblouissant, ni troublé par ce qu’elle a de contradictoire, ni séduit par ce qu’elle promet à tous les jeunes appétits, comme aux naïves ambitions. Pour me garantir contre ses atteintes, j’avais d’abord un défaut qui valait une qualité, c’était la peur de ce que j’ignorais, et cet incorrigible effroi des épreuves me donnait pour ainsi dire toutes les perspicacités de l’expérience.

Dominique – Eugène Fromentin – 1862

Copyright

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Psychopathologie historique : Eros et Thanatos – Les Convulsionnaires

Nicolas Koreicho – Janvier 2021

« Imagines-tu ce que peuvent être les mythes endopsychiques ?… L’obscure perception interne par le sujet suscite des illusions qui, naturellement, se trouvent projetées au dehors et, de façon caractéristique, dans l’avenir, dans un au-delà »
Freud à Fliess – 12 décembre 1897

« Wo es war soll ich werden » : « Là où Ça était, Je dois advenir »

Sigmund Freud – Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933

Convulsionnaire – Sepia – XVIIIème

Sommaire :
Introduction
Terminologie préalable
Épistémologie historique
– Le Moyen Age et la notion de folie
– Le XVIIIème siècle et les Convulsionnaires
– Le début du 19ème siècle et l’aliénation mentale
– Le milieu du 19ème siècle et le modèle biomédical
– La Fin du 19ème et la structure
Le XXème siècle et l’organisation psychique
Le XXIème siècle et le retour des fondations

En 1920, dans un essai spéculatif, Au-delà du principe de plaisir (Jenseits des Lustprinzips), Freud envisage pour la première fois, à partir de l’observation empirico-inductive d’une mystérieuse compulsion de répétition – laquelle réactualise sans cesse les motifs d’une « expérience » -, l’existence de deux motions pulsionnelles : la pulsion de vie et la pulsion de mort. Il postule, à la suite d’August Weismann (médecin biologiste) que l’homme est mortel en tant qu’être somatique et est immortel du fait de ses cellules germinales lesquelles contiennent l’information héréditaire et, dès lors, sa permanence dans le temps, ainsi qu’en référence à la théorie de Ewald Hering, (physiologiste prussien) dans l’opposition qu’il formule entre les processus de construction-assimilation (pulsion de vie) et les processus de destruction-désassimilation (pulsion de mort).
Ces deux pulsions, incompréhensibles selon un abord direct, ne nous sont connues que par leurs représentants psychiques. Freud isole alors quatre représentations de la pulsion de mort : la destructivité, la déliaison, la compulsion de répétition dans son acception « démoniaque » et le principe de nirvâna. Parallèlement, il distingue quatre figurations de la pulsion de vie : l’autoconservation et la sexualité, la liaison, la compulsion de répétition dans son versant adaptatif et le principe de plaisir. Si Freud repère dès 1920 un net antagonisme entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, il insiste aussi sur « l’action conjuguée » de ces deux pulsions originaires, qui seront dès lors dites intriquées et qui n’interviennent jamais seules en tant que telles, cette liaison pulsionnelle permettant la régulation des processus vitaux, pour le meilleur et pour le pire, en quelque sorte.

Pour tenter d’y voir plus clair dans la dualité Éros – Thanatos en psychopathologie, nous commencerons dans cet article par un développement épistémologique à partir de l’histoire de la psychopathologie et des liens existant entre un contexte environnemental socio-historique, nous référant en particulier à un étonnant et remarquable phénomène sectaire, et une psychopathologie personnelle du sujet.

A l’occasion d’un second écrit, nous proposerons un développement clinique à travers la description de trois troubles psychiques, qui pourront servir d’archétypes, selon cette idée des deux pulsions, en psychopathologie dans les grandes catégories : névrose, psychose, pathologie narcissique.

Terminologie préalable

Psychopathologie est composé de psycho (psyché, psuché), l’âme, de pathos (la souffrance, la maladie), de logos (langage, étude). Dès l’abord, la psychopathologie est faite de conflit entre le psychique (le vivant), la souffrance (la menace mortifère), le logos (résolutoire) ayant le rôle de tiers, exclu a priori, qu’il s’agit de réintégrer comme pouvant être une façon de décrire (puis de dis-penser) le symptôme, signe d’un trouble.
Le diagnostic, manière de cataloguer, va porter sur la clinique psychiatrique et nommer le trouble, comme le feront à sa suite les enseignants de la structure et les auteurs de manuels. La psychiatrie isole et hiérarchise les symptômes pour les grouper en syndromes.
Nous verrons que le fait de fixer une certaine composition de personnalité à partir d’une étiquette diagnostique présupposée, n’est en réalité qu’un devenir possible, non permanent, du trouble.
Le symptôme est le signe d’un trouble, c’est le phénomène particulier qui provoque dans l’organisme un état de déséquilibre.
Le syndrome est un groupement de signes, la réunion d’un groupe de symptômes qui se produisent pendant un même laps de temps.
La sémiologie est l’étude des signes du trouble en question.
La nosographie concerne la classification méthodique de la maladie selon des critères d’exclusions, d’inclusions et de différences. Elle permet de constituer des entités distinctes entre la maladie de la normalité, Freud ayant d’abord constitué son matériel scientifique à partir de la nosographie de Kraepelin (psychiatre allemand).
La nosologie est la science sur laquelle repose la nosographie. C’est l’étude des caractères distinctifs qui permettent de définir les maladies, les syndromes, les troubles.
L’étiologie est l’étude des causes de la maladie, son origine. C’est l’une des pistes d’investigation privilégiée par les psychanalystes.

Épistémologie historique

Nous élaborerons notre développement autour d’une large circonstance socio-historique en incise proposant un objet d’étude remarquable sur les liens sujet-société : le mouvement sectaire des convulsionnaires.
Les premiers temps de l’histoire de la psychopathologie en tant que telle mettent d’emblée en évidence une dualité, présente dès le début de cette histoire, qui illustre davantage les relations conceptuelles d’Éros et Thanatos avec un environnement global que les pulsions de vie et de mort par elles-mêmes reliant des motions pulsionnelles entre elles.

– Le Moyen Age et la notion de folie.
C’est l’époque du « diabolisme », qui se manifeste par la « possession ». C’est un mauvais esprit qui s’est emparé de l’esprit du  » fou  » et dont il faut, à l’instar d’un exorcisme, le débarrasser, quitte à se débarrasser du fou lui-même. Ceci annonce déjà Esquirol, Pinel, les aliénistes (alien : « un autre est en toi ! »), lesquels s’attaquent aux textes et aux faits des apôtres, des mystiques, des saints en parlant d’« hallucinations morbides ». Cela représente un thème qui mérite à lui tout seul de profondes remises en question plus que ne le fait cette conjonction évidemment par trop raccourcie proposée par les premiers psychopathologues.

Cependant, entre la possession du diable du Moyen-âge et les expressions hystériques décrits par les aliénistes, puis par Charcot, qui, lui, tente de transcrire le phénomène des extatiques en le modèle de la Grande Hystérie, s’intercale au début du XVIIIème siècle un mouvement sectaire très important, fascinant pour les chercheurs se proposant de faire des liens entre contexte socio-historique et développements personnels, issu des jansénistes et de leur opposition à la bulle papale unigenitus, après la destruction de l’Abbaye de Port-Royal ordonnée en 1711 par Louis XIV : les convulsionnaires.

– Le XVIIIème siècle et les Convulsionnaires.
Les convulsionnaires, par l’intermédiaire des Appelants (ceux, jansénistes, qui ont fait appel de la bulle pontificale), ont fait trembler l’Église catholique, apostolique et romaine, la monarchie, en un mot l’organisation religieuse et politique de tout le royaume.
Les trois quarts des curés du diocèse parisien sont des appelants. Un tout jeune diacre, François de Pâris, né en 1690 (il a vingt ans au début des troubles) avait une grande notoriété dans le quartier Mouffetard, s’occupant des pauvres, des indigents, des infirmes, qui venaient de tous les quartiers de Paris pour profiter de ses prodigalités et de ses soins. Le singulier cénobite[1], quelque peu hétérodoxe eu égard à la doxa janséniste, était par ailleurs un adepte des jeûnes, des breuvages macérés, des mortifications (il portait en permanence une large ceinture munie de pointes de fer qui lui entraient dans la chair). Ces différents traitements eurent raison de sa vie en 1727.
Dès lors, sur la pierre noire de son tombeau, un premier « miracle » eut lieu, puis quantité d’autres, pour, mutatis mutandis, faire advenir le lieu en une sorte de grotte de Lourdes avant la lettre. A partir de ce moment son tombeau, sis en un emplacement secret de l’église actuelle de Saint-Médard, devint l’objet d’un véritable culte, jusqu’aujourd’hui où l’on vient encore discrètement prélever des pincées de terre du square jouxtant l’église. Des malades et leurs familles, à l’époque, arrivaient de tout le pays pour prélever cette terre du cimetière du tombeau du diacre afin de s’en faire des compresses, des onguents et des breuvages. Du jour de la mort du diacre, les moribonds, paralytiques et éclopés de tout le bassin parisien se retrouvaient là pour bénéficier de premiers miracles, guérisons inexpliquées, et des spectateurs (quelquefois moyennant finance : de multiples commerces en tous genres s’installèrent alors dans le quartier Mouffetard) vinrent assister au spectacle des miracles puis à celui des secours.
Les secours consistèrent d’abord en prières et invocations, puis en transports extatiques, en états de transe, puis en crises que l’on dirait aujourd’hui de tétanie ou de spasmophilie, en convulsions et, très rapidement, dégénérèrent en saynètes improbables, dues aux interventions physiques de la part de spectateurs devenant peu à peu acteurs de ces manières d’exhibition. Ceux-là, les actifs (les frères secoureurs), qui étaient censés délivrer les hommes, femmes, adolescents qui, en provenance au début de ces performances des bas quartiers, mais très vite de toute la région, venaient se soumettre aux multiples sévices de ceux qui étaient censés les délivrer, par les secours, des possessions diaboliques dont ils étaient victimes. Les convulsionnaires demandaient (aux frères secoureurs) qu’on les aidât à extirper le mal diabolique qui les plongeait en souffrance et qu’on utilise pour ce faire les pieds, les poings, les ongles, qu’on use de piétinements, d’étranglements, de flagellations, de coups de fouets, de baguettes, de gourdins, d’épées, d’instruments de torture en tous genres, jusqu’à l’extase des convulsionnaires qui ne demandaient pas moins que cette forme de nirvaña[2]. Les corps résistaient notablement étonnement bien à ces sévices. Toujours est-il que ces rituels attiraient des curieux puis des spectateurs de toutes classes et de toutes sociétés de toute la région, puis de tout le royaume, « performances » qui réunissaient alors convulsionnaires (par centaines), secoureurs et spectateurs dans ces incroyables mises en scènes. Les journaux clandestins relatent ces démonstrations, qui deviennent absolument délirantes et publiques, les registres de l’Église établissant de longues listes de miraculés certifiés ou non, les rapports de police quant à eux s’inquiétant de l’exposition des corps dénudés, de jeunes filles en particulier, malmenés et abusés, dans le consentement – souvent prostitutif – mais aussi sans ce consentement, des convulsionnaires, jusqu’à l’intervention de Louis XV et de ses brigades qui mirent fin à ces « saturnales » sado-masochiques.
Les Rituels (des miracles aux secours) de ce mouvement laissaient libre cours aux scénographies polymorphes par lesquelles les délires hystériques, somatiques et pervers, exhibitionnistes, voyeuristes, masochistes, sadiques, jusqu’aux passages à l’acte, par lesquels crucifiements, lapidations, tortures en tout genre se donnaient libre cours.

Eros
et Thanatos se développent alors sur un terreau inédit et complexe, dans un ensemble hors de tout contrôle ou de compréhension, d’acteurs, de voyeurs, véritablement « no-limit », avec pour arrière-plan le courant de pensée janséniste et ses rigueurs d’alors.

Sur les lieux du début du mouvement (1711), le tombeau de François Pâris fut interdit et rendu anonyme, les portes du cimetière de Saint-Médard furent scellées et la place recouverte d’un square, et d’un presbytère (1732). Ainsi, les réunions de l’œuvre des convulsionnaires, à la fois réunions politiques et perverses, appelées par les autorités « crimes de la gentilité[3] », se déplacèrent dans les provinces du pays, et eurent lieu désormais dans les appartements, les caves, les greniers, les granges, se répandant dans tout le royaume.
Les jansénistes puis le Parlement se désolidarisèrent de ce qu’ils considéraient comme des exactions inadmissibles et le mouvement pris fin officiellement aux premiers jours de la révolution. L’explosion géographique et personnelle (psycho-physique) de ces rituels devaient cesser en 1789, c’est-à-dire aux balbutiements violents de la Révolution, de ses massacres officiels, et à l’aube d’un ordre nouveau, impitoyablement sanglant et hyper législateur.
Notons qu’aujourd’hui encore, dans l’Est parisien, des bribes de cette secte éparpillée subsiste sous la forme de groupements endogames, appartenant à « la Famille ».

– Le début du 19ème siècle et l’aliénation mentale.
A cette époque l’aliénation s’oppose à la normalité, qui est, elle, signe d’intégrité, d’unité. Nous avons en ces temps et aujourd’hui encore (les décompensations) l’idée d’une crise s’emparant de la psyché, puis, la crise dépassée, permettant à l’aliéné de redevenir normal. C’est la période du magister de Charcot (neurologue, professeur) à la Salpêtrière. Les aliénistes et les neurologues construisent des entités nosographiques (« folie religieuse », « délire prophétique », « psychose mystique »), jusqu’à Ribot (philosophe, psychologue) et sa psychologie pathologique. Janet (philosophe, psychologue, médecin), quant à lui, prendra pied sur le concept, naturellement assez court, de « maladie extatique » pour expliquer ces phénomènes.

– Le milieu du 19ème siècle et le modèle biomédical.
Cette période voit s’imposer le développement de la médecine et du modèle biomédical pour expliquer les maladies mentales par lequel apparaît la notion de « maladie » mentale où l’on va rechercher une cause anatomique, sans la trouver.

– La Fin du 19ème et la structure.
Cette période est propice à l’apparition d’un embryon de structure (psychopathologique) qui remplace la maladie mentale : cette idée est présente d’abord chez De Clérambault (psychiatre français).
En psychiatrie, on part de l’idée qu’il existe un noyau générateur et invariable de la maladie et que s’y rattache un certain nombre de formes de symptômes (Bleuler, psychiatre suisse). Cette structure comprend l’idée qu’il y a une maladie latente (le noyau), un signifiant, et une maladie manifeste, un signifié.
A la suite de Clérambault et de Bleuler, dans la première moitié du XXème siècle, Bergeret (médecin, professeur) et Lacan (psychiatre, psychanalyste) raisonneront en termes de structure. Ils développeront un discours certes rassurant pour l’Idéal du moi, mais qui dispense le lecteur/spectateur d’y adjoindre une attention trop serrée, discours qui se trouve caractérisé pour l’un (Bergeret) par une dissémination définitionnelle, satisfaisante du point de vue d’une expansion nosographique, mais rendant absconse une accumulation de vocables techniques irreprésentable pour la pensée synthétique, et pour l’autre (Lacan) par l’approximation assertive, satisfaisante pour la poiesis et la pensée sensible – A cet égard, le discours lacanien ressortirait davantage du théâtre que de la poésie, dans la mesure où cette dernière se caractérise par l’emploi du mot juste, non troublé par l’à-peu-près phatique de l’énonciation théâtrale -, mais figurant en une concaténation de syntagmes polysémiques un discours inutilisable pour le professionnel. Il n’existe pas, dans ces deux théorisations, de discursivité argumentative telle qu’on l’exige du point de vue d’une scientificité de construction.

La structure psychopathologique proprement dite continue d’empoisonner le travail psychanalytique, chez bon nombre de praticiens, qui ont déjà tendance à penser en fonction du DSM et des prescriptions idoines à ordonner et les empêche de faire des liens (astructurels, mixtes, mouvants, implicites, évolutifs…) (ex. de la névrose phobique, qui est le plus souvent une étape, qui se modifie, évolue, se transforme ; ex. de la psychose paranoïaque, aboutissement d’une névrose expansive, etc.), entre les différentes pathologies, les personnes, les périodes et les événements de la vie, les environnements, familiaux au premier chef. Le résultat de l’obéissance à la structure chez un grand nombre de praticiens est que, faute de comprendre et de proposer avec discernement des liens aux patients, ils restent dans le silence ou sont à côté du sujet. La structure semble alors bel et bien un frein à la correspondance entre le psychanalyste, l’analysant et l’objet de l’analyse.
La notion de structure développée par les structuralistes est à présent obsolète. Nonobstant, le structuralisme a démontré toute son utilité en linguistique, plus anciennement en littérature, il est encore efficient en anthropologie, mais apparaît inadapté, tel que, à l’étude du vivant, hic et nunc, ici et maintenant.
Les fondations utilisées par les développeurs de la structure en psychanalyse sont directement issues de celles de la caractérologie du XVIIIème siècle, en un présupposé fixiste : Il y a une structure de la personnalité de base qui reste toute la vie sur laquelle on peut disserter à l’infini.

D’ailleurs, à une rigidité conceptuelle, de mise pendant la grande période janséniste, est répondu un éclatement sectaire puis une explosion révolutionnaire. De quelque façon, à la rigidité religieuse du Grand siècle a succédé l’implosion sexuelle des libertins, puis de manière bien moins littéraire, un certain nombre de sectes sataniques et/ou religieuses.

À la frustration généralisée répond le retour du refoulé.

Le XXème siècle et l’organisation psychique.
Cette période voit se développer la notion d’organisation psychique, celle-ci désignant les processus psychiques, bien différente de la notion de structure psychique eu égard à la profondeur de sa dynamique, de son mouvement, de son évolution, de sa construction. Elle est susceptible de modifications, de mélanges symptomatologiques, de stratégies d’adaptations, de mixités des critères nosologiques, de tendances observables précises.
Sur les questions mystiques, Freud, cataloguant d’emblée la tendance (« Mysticisme, auto-perception obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça. »), optera d’abord pour le développement d’observations réalisées d’après l’idée d’un Sentiment océanique, concept inauguré par Romain Roland (écrivain, musicologue), pour évoquer ensuite, par la bande, son peu de lien avec une mystique juive, jusqu’au développement critique de Moïse et le monothéisme.
Il s’agit de comprendre, pour la psychanalyse et la psychopathologie actuelles et à venir, en quoi il est nécessaire de recourir tantôt à un raisonnement hypothético-déductif, tantôt à une démarche empirico-inductive, deux discours de scientificité aptes à mettre en valeur une dynamique circulatoire entre l’analysant, l’objet de l’analyse, et le psychanalyste.

– Le XXIème siècle et le retour des fondations.
Aujourd’hui
, on considère qu’il existe, à partir des théorisations freudiennes, une première psychopathologie réellement structurante pour la compréhension des systèmes psychiques, avec des systèmes métapsychologiques[4] de base, systèmes fondamentaux, théoriques, classiques (enseignées dans les classes, à l’université, à l’institut) nécessaires à la compréhension de la personnalité dans son évolution (avec les stades, le narcissisme, l’Œdipe) mais qui cependant ne correspondent pas stricto sensu à la réalité nosologique observable.
En effet, la psychopathologie actuelle (les névroses, les psychoses, les pathologies narcissiques, plus les troubles…) est directement issue de la nosographie freudienne théorique et clinique résolutoire sur laquelle les professionnels de la neurologie, de la psychiatrie, de la psychologie et de la psychanalyse sont d’accord.

Nicolas Koreicho – Janvier 2021 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Moine vivant en communauté, singulier ici du fait d’un penchant doloriste, non sans conséquence sur ses adeptes.

[2] Le principe de nirvaña est un concept créé par Barbara Low, après Schopenhauer, puis utilisé par Freud qui le rapproche de son concept de pulsion de mort, pour désigner la tendance du psychisme à ramener vers zéro, vers le néant, toute excitation, toute quantité d’énergie ou tension, interne ou externe.

[3] Ensemble des peuples païens. 

[4] Les points de vue selon la Métapsychologie : point de vue topique avec les systèmes inconscient, préconscient, conscient puis avec les instances ça, moi, surmoi, point de vue économique avec les processus énergétiques primaire et secondaire, l’affect, la représentation, l’objet, point de vue dynamique avec la pulsion, le refoulement, le symptôme, le transfert.

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Lettres portugaises – Extraits

Lettres portugaises – Extraits de la première et de la dernière et cinquième lettre – Guilleragues

Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas – c’est le commencement de l’écriture.
Roland Barthes – Fragments d’un discours amoureux – 1977

Première lettre

Etude de femme voilée, Sanguine, pierre noire et estompe, attribuée à Sassoferatto, Ecole italienne, XVIIème siècle.

      Considère mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance. Ah ! malheureux, tu as été trahi, et tu m’as trahie par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets de plaisirs ne te cause présentement qu’un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu’à la cruauté de l’absence qui le cause. Quoi ! cette absence, à laquelle ma douleur, toute ingénieuse qu’elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux dans lesquels je voyais tant d’amour, et qui me faisaient connaître des mouvements qui me comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisaient ? Hélas ! les miens sont privés de la seule lumière qui les animait, il ne leur reste que des larmes, et je ne les ai employés à aucun usage qu’à pleurer sans cesse, depuis que j’appris que vous étiez enfin résolu à un éloignement qui m’est si insupportable, qu’il me fera mourir en peu de temps.

[…]

      Mais je vous demande pardon : je ne vous impute rien ; je ne suis pas en état de penser à ma vengeance, et j’accuse seulement la rigueur de mon destin. Il me semble qu’en nous séparant, il nous a fait tout le mal que nous pouvions craindre ; il ne saurait séparer nos cœurs ; l’amour, qui est plus puissant que lui, les a unis pour toute notre vie. Si vous prenez quelque intérêt à la mienne, écrivez-moi souvent. Je mérite bien que vous preniez quelque soin de m’apprendre l’état de votre cœur et de votre fortune ; surtout venez me voir.

      Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur : hélas ! insensée que je suis, je m’aperçois bien que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrir encore plus de maux.

Cinquième et dernière lettre

      Je vous écris pour la dernière fois, et j’espère vous faire connaître, par la différence des termes et de la manière de cette lettre, que vous m’avez enfin persuadée que vous ne m’aimiez plus, et qu’ainsi je ne dois plus vous aimer : je vous renverrai donc par la première voie tout ce qui me reste encore de vous. Ne craignez pas que je vous écrive ; je ne mettrai pas même votre nom au-dessus du paquet ; j’ai chargé de tout ce détail Dona Brites, que j’avais accoutumée à des confidences bien éloignées de celle-ci ; ses soins me seront moins suspects que les miens ; elle prendra toutes les précautions nécessaires afin de pouvoir m’assurer que vous avez reçu le portrait et les bracelets que vous m’avez donnés.

      Je veux cependant que vous sachiez que je me sens, depuis quelques jours, en état de brûler et de déchirer ces gages de votre amour, qui m’étaient si chers, mais je vous ai fait voir tant de faiblesse, que vous n’auriez jamais cru que j’eusse pu devenir capable d’une telle extrémité : je veux donc jouir de toute la peine que j’ai eue à m’en séparer, et vous donner au moins quelque dépit. Je vous avoue, à ma honte et à la vôtre, que je me suis trouvée plus attachée que je ne veux vous le dire à ces bagatelles, et que j’ai senti que j’avais un nouveau besoin de toutes mes réflexions pour me défaire de chacune en particulier, lors même que je me flattais de n’être plus attachée à vous : mais on vient à bout de tout ce qu’on veut, avec tant de raisons. Je les ai mises entre les mains de Dona Brites ; que cette résolution m’a coûté de larmes ! Après mille mouvements et mille incertitudes que vous ne connaissez pas, et dont je ne vous rendrai pas compte assurément, je l’ai conjurée de ne m’en parler jamais, de ne me les rendre jamais, quand même je les demanderais pour les revoir encore une fois, et de vous les renvoyer, enfin, sans m’en avertir.

[…]

      Cependant je crois que je ne vous souhaite point de mal, et que je me résoudrais à consentir que vous fussiez heureux ; mais comment pourrez-vous l’être, si vous avez le cœur bien fait ? Je veux vous écrire une autre lettre, pour vous faire voir que je serai peut-être plus tranquille dans quelque temps ; que j’aurai de plaisir de pouvoir vous reprocher vos procédés injustes après que je n’en serai plus si vivement touchée, et lorsque je vous ferai connaître que je vous méprise, que je parle avec beaucoup d’indifférence de votre trahison, que j’ai oublié tous mes plaisirs et toutes mes douleurs, et que je ne me souviens de vous que lorsque je veux m’en souvenir !

      Je demeure d’accord que vous avez de grands avantages sur moi, et que vous m’avez donné une passion qui m’a fait perdre la raison ; mais vous devez en tirer peu de vanité ; j’étais jeune, j’étais crédule, on m’avait enfermée dans ce couvent depuis mon enfance, je n’avais vu que des gens désagréables, je n’avais jamais entendu les louanges que vous me donniez incessamment: il me semblait que je vous devais les charmes et la beauté que vous me trouviez, et dont vous me faisiez apercevoir, j’entendais dire du bien de vous, tout le monde me parlait en votre faveur, vous faisiez tout ce qu’il fallait pour me donner de l’amour ; mais je suis, enfin, revenue de cet enchantement, vous m’avez donné de grands secours, et j’avoue que j’en avais un extrême besoin.

      En vous renvoyant vos lettres, je garderai soigneusement les deux dernières que vous m’avez écrites, et je les relirai encore plus souvent que je n’ai lu les premières, afin de ne retomber plus dans mes faiblesses. Ah ! qu’elles me coûtent cher, et que j’aurais été heureuse, si vous eussiez voulu souffrir que je vous eusse toujours aimé ! Je connais bien que je suis encore un peu trop occupée de mes reproches et de votre infidélité ; mais souvenez-vous que je me suis promis un état plus paisible, et que j’y parviendrai, ou que je prendrai contre moi quelque résolution extrême, que vous apprendrez sans beaucoup de déplaisir ; mais je ne veux plus rien de vous, je suis une folle de redire les mêmes choses si souvent, il faut vous quitter et ne penser plus à vous, je crois même que je ne vous écrirai plus ; suis-je obligée de vous rendre un compte exact de tous mes divers mouvements ?

Comte de Gabriel-Joseph de Lavagne, dit Guilleragues, 1628, Bordeaux – 1686, Constantinople.

Les cinq lettres :

http://clicnet.swarthmore.edu/litterature/classique/guilleragues/portugaises.1.html

 34RL1H3  Copyright Institut Français de Psychanalyse

Voie lactée ô soeur lumineuse – II

Guillaume Apollinaire

Galaxie LGC 6946

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses

Les démons du hasard selon
Le chant du firmament nous mènent
A sons perdus leurs violons
Font danser notre race humaine
Sur la descente à reculons

Destins destins impénétrables
Rois secoués par la folie
Et ces grelottantes étoiles
De fausses femmes dans vos lits
Aux déserts que l’histoire accable

Luitpold le vieux prince régent
Tuteur de deux royautés folles
Sanglote-t-il en y songeant
Quand vacillent les lucioles
Mouches dorées de la Saint-Jean

Près d’un château sans châtelaine
La barque aux barcarols chantants
Sur un lac blanc et sous l’haleine
Des vents qui tremblent au printemps
Voguait cygne mourant sirène

Un jour le roi dans l’eau d’argent
Se noya puis la bouche ouverte
Il s’en revint en surnageant
Sur la rive dormir inerte
Face tournée au ciel changeant

Juin ton soleil ardente lyre
Brûle mes doigts endoloris
Triste et mélodieux délire
J’erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le cœur d’y mourir

Les dimanches s’y éternisent
Et les orgues de Barbarie
Y sanglotent dans les cours grises
Les fleurs aux balcons de Paris
Penchent comme la tour de Pise

Soirs de Paris ivres du gin
Flambant de l’électricité
Les tramways feux verts sur l’échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines

Les cafés gonflés de fumée
Crient tout l’amour de leurs tziganes
De tous leurs siphons enrhumés
De leurs garçons vêtus d’un pagne
Vers toi toi que j’ai tant aimée

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d’esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes

Guillaume Apollinaire – La Chanson du Mal-Aimé

Voie lactée ô soeur lumineuse – I

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

La Leçon de sagesse des vaches folles

Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », 1996

John Constable – Wivenhoe Park, Essex (1816)

       Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réellement distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue commune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singulièrement étriquée des choses. Cette fin d’une harmonie primitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants.
Aujourd’hui encore, on dirait que nous restons confusément conscients de cette solidarité première entre toutes les formes de vie. Rien ne nous semble plus urgent que d’imprimer, dès la naissance ou presque, le sentiment de cette continuité dans l’esprit de nos jeunes enfants. Nous les entourons de simulacres d’animaux en caoutchouc ou en peluche, et les premiers livres d’images que nous leur mettons sous les yeux leur montrent, bien avant qu’ils ne les rencontrent, l’ours, l’éléphant, le cheval, l’âne, le chien, le chat, le coq, la poule, la souris, le lapin, etc. ; comme s’il fallait, dès l’âge le plus tendre, leur donner la nostalgie d’une unité qu’ils sauront vite révolue.
Il n’est pas surprenant que tuer des êtres vivants pour s’en nourrir pose aux humains, qu’ils en soient conscients ou non, un problème philosophique que toutes les sociétés ont tenté de résoudre. L’Ancien Testament en fait une conséquence indirecte de la chute. Dans le jardin d’Éden, Adam et Ève se nourrissaient de fruits et de graines (Genèse I, 29). C’est seulement à partir de Noé que l’homme devint carnivore (IX, 3). Il est significatif que cette rupture entre le genre humain et les autres animaux précède immédiatement l’histoire de la tour de Babel, c’est-à-dire la séparation des hommes les uns des autres, comme si celle-ci était la conséquence ou un cas particulier de celle-là.
Cette conception fait de l’alimentation carnivore une sorte d’enrichissement du régime végétarien. À l’inverse, certains peuples sans écriture y voient une forme à peine atténuée de cannibalisme. Ils humanisent la relation entre le chasseur (ou le pêcheur) et sa proie en la concevant sur le modèle d’une relation de parenté : entre des alliés par le mariage ou, plus directement encore, entre des conjoints (assimilation facilitée par celle que toutes les langues du monde, et même les nôtres dans des expressions argotiques, font entre l’acte de manger et l’acte de copuler). La chasse et la pêche apparaissent ainsi comme un genre d’endo-cannibalisme.
D’autres peuples, parfois aussi les mêmes, jugent que la quantité totale de vie existant à chaque moment dans l’univers doit toujours être équilibrée. Le chasseur ou le pêcheur qui en prélève une fraction devra, si l’on peut dire, la rembourser aux dépens de sa propre espérance de vie ; autre façon de voir dans l’alimentation carnivore une forme de cannibalisme : auto-cannibalisme cette fois puisque, selon cette conception, on se mange soi-même en croyant manger un autrui.
Il y a environ trois ans, à propos de l’épidémie dite de la vache folle qui n’était pas d’actualité autant qu’elle l’est devenue aujourd’hui, j’expliquais aux lecteurs de La Repubblica dans un article (« Siamo tutti canibali », 10-11 octobre 1993) que les pathologies voisines dont l’homme était parfois victime – kuru en Nouvelle-Guinée, cas nouveaux de la maladie de Creutzfeldt-Jacob en Europe (résultant de l’administration d’extraits de cerveaux humains pour soigner des troubles de croissance) – étaient liées à des pratiques relevant au sens propre du cannibalisme dont il fallait élargir la notion pour pouvoir toutes les y inclure. Et voici qu’on nous apprend à présent que la maladie de la même famille qui atteint les vaches dans plusieurs pays européens (et qui offre un risque mortel pour le consommateur) s’est transmise par les farines d’origine bovine dont on nourrissait les bestiaux. Elle a donc résulté de leur transformation par l’homme en cannibales, sur un modèle qui n’est d’ailleurs pas sans précédent dans l’histoire. Des textes de l’époque affirment que pendant les guerres de Religion qui ensanglantèrent la France au xvie siècle, les Parisiens affamés furent réduits à se nourrir d’un pain à base de farine faite d’ossements humains qu’on extrayait des catacombes pour les moudre.
Le lien entre l’alimentation carnée et un cannibalisme élargi jusqu’à lui donner une connotation universelle a donc, dans la pensée, des racines très profondes. Il ressort au premier plan avec l’épidémie des vaches folles puisque à la crainte de contracter une maladie mortelle s’ajoute l’horreur que nous inspire traditionnellement le cannibalisme étendu maintenant aux bovins. Conditionnés dès la petite enfance, nous restons certes des carnivores et nous nous rabattons sur des viandes de substitution. Il n’en reste pas moins que la consommation de viande a baissé de façon spectaculaire. Mais combien sommes-nous, bien avant ces événements, qui ne pouvions passer devant l’étal d’un boucher sans éprouver du malaise, le voyant par anticipation dans l’optique de futurs siècles ? Car un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du xvie ou du xviie siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains.
La vogue croissante des mouvements de défense des animaux en témoigne : nous percevons de plus en plus distinctement la contradiction dans laquelle nos mœurs nous enferment, entre l’unité de la création telle qu’elle se manifestait encore à l’entrée de l’arche de Noé, et sa négation par le Créateur lui-même, à la sortie.

    Parmi les philosophes, Auguste Comte est probablement l’un de ceux qui ont prêté le plus d’attention au problème des rapports entre l’homme et l’animal. Il l’a fait sous une forme que les commentateurs ont préféré ignorer, la mettant au compte de ces extravagances auxquelles ce grand génie s’est souvent livré. Elle mérite pourtant qu’on s’y arrête.
Comte répartit les animaux en trois catégories. Dans la première, il range ceux qui, d’une façon ou de l’autre, présentent pour l’homme un danger, et il propose tout simplement de les détruire.
Il rassemble dans une deuxième catégorie les espèces protégées et élevées par l’homme pour s’en nourrir : bovins, porcins, ovins, animaux de basse-cour… Depuis des millénaires, l’homme les a si profondément transformés qu’on ne peut même plus les appeler des animaux. On doit voir en eux les « laboratoires nutritifs » où s’élaborent les composés organiques nécessaires à notre subsistance.
Si Comte expulse cette deuxième catégorie de l’animalité, il intègre la troisième à l’humanité. Elle regroupe les espèces sociables où nous trouvons nos compagnons et même souvent des auxiliaires actifs : animaux dont « on a beaucoup exagéré l’infériorité mentale ». Certains, comme le chien et le chat, sont carnivores. D’autres, du fait de leur nature d’herbivores, n’ont pas un niveau intellectuel suffisant qui les rende utilisables. Comte préconise de les transformer en carnassiers, chose nullement impossible à ses yeux puisqu’en Norvège, quand le fourrage manque, on nourrit le bétail avec du poisson séché. Ainsi amènera-t-on certains herbivores au plus haut degré de perfection que comporte la nature animale. Rendus plus actifs et plus intelligents par leur nouveau régime alimentaire, ils seront mieux portés à se dévouer à leurs maîtres, à se conduire en serviteurs de l’humanité. On pourra leur confier la principale surveillance des sources d’énergie et des machines, rendant ainsi les hommes disponibles pour d’autres tâches. Utopie certes, reconnaît Comte, mais pas plus que la transmutation des métaux qui est pourtant à l’origine de la chimie moderne. En appliquant l’idée de transmutation aux animaux, on ne fait qu’étendre l’utopie de l’ordre matériel à l’ordre vital.
Vieilles d’un siècle et demi, ces vues sont prophétiques à plusieurs égards tout en offrant à d’autres égards un caractère paradoxal. Il est trop vrai que l’homme provoque directement ou indirectement la disparition d’innombrables espèces et que d’autres sont, de son fait, gravement menacées. Qu’on pense aux ours, loups tigres, rhinocéros, éléphants, baleines, etc., plus les espèces d’insectes et autres invertébrés que les dégradations infligées par l’homme au milieu naturel anéantissent de jour en jour.
Prophétique aussi, et à un point que Comte n’aurait pu imaginer, cette vision des animaux, dont l’homme fait sa nourriture, impitoyablement réduits à la condition de laboratoires nutritifs. L’élevage en batterie des veaux, porcs, poulets en offre l’illustration la plus horrible. Le Parlement européen s’en est même tout récemment ému.
Prophétique enfin, l’idée que les animaux formant la troisième catégorie conçue par Comte deviendront pour l’homme des collaborateurs actifs, comme l’attestent les missions de plus en plus diverses confiées aux maîtres-chiens, le recours à des singes spécialement formés pour assister des grands invalides, les espérances auxquelles donnent lieu les dauphins.
La transmutation d’herbivores en carnassiers est, elle aussi, prophétique, le drame des vaches folles le prouve, mais dans ce cas les choses ne se sont pas passées de la façon prévue par Comte. Si nous avons transformé des herbivores en carnassiers, cette transformation n’est d’abord pas aussi originale, peut-être, que nous croyons. On a pu soutenir que les ruminants ne sont pas de vrais herbivores car ils se nourrissent surtout des micro-organismes qui, eux, se nourrissent des végétaux par fermentation dans un estomac spécialement adapté.
Surtout, cette transformation ne fut pas menée au profit des auxiliaires actifs de l’homme, mais aux dépens de ces animaux qualifiés par Comte de laboratoires nutritifs : erreur fatale contre laquelle il avait lui-même mis en garde, car, disait-il, « l’excès d’animalité leur serait nuisible ». Nuisible pas seulement à eux mais à nous : n’est-ce pas en leur conférant un excès d’animalité (dû à leur transformation, bien plus qu’en carnivores, en cannibales) que nous avons, involontairement certes, changé nos « laboratoires nutritifs » en laboratoires mortifères ?

    La maladie de la vache folle n’a pas encore gagné tous les pays. L’Italie, je crois, en est jusqu’à présent indemne. Peut-être l’oubliera-t-on bientôt : soit que l’épidémie s’éteigne d’elle-même comme le prédisent les savants britanniques, soit qu’on découvre des vaccins ou des cures, ou qu’une politique de santé rigoureuse garantisse la santé des bêtes destinées à la boucherie. Mais d’autres scénarios sont aussi concevables.
On soupçonne que, contrairement aux idées reçues, la maladie pourrait franchir les frontières biologiques entre les espèces. Frappant tous les animaux dont nous nous nourrissons, elle s’installerait de façon durable et prendrait rang parmi les maux nés de la civilisation industrielle, qui compromettent de plus en plus gravement la satisfaction des besoins de tous les êtres vivants.
Déjà nous ne respirons plus qu’un air pollué. Elle aussi polluée, l’eau n’est plus ce bien qu’on pouvait croire disponible sans limite : nous la savons comptée tant à l’agriculture qu’aux usages domestiques. Depuis l’apparition du sida, les rapports sexuels comportent un risque fatal. Tous ces phénomènes bouleversent et bouleverseront de façon profonde les conditions de vie de l’humanité, annonçant une ère nouvelle où prendrait place, simplement à la suite, cet autre danger mortel que présenterait dorénavant l’alimentation carnée.
Ce n’est d’ailleurs pas le seul facteur qui pourrait contraindre l’homme à s’en détourner. Dans un monde où la population globale aura probablement doublé dans moins d’un siècle, le bétail et les autres animaux d’élevage deviennent pour l’homme de redoutables concurrents. On a calculé qu’aux États-Unis, les deux tiers des céréales produites servent à les nourrir. Et n’oublions pas que ces animaux nous rendent sous forme de viande beaucoup moins de calories qu’ils n’en consommèrent au cours de leur vie (le cinquième, m’a-t-on dit, pour un poulet). Une population humaine en expansion aura vite besoin pour survivre de la production céréalière actuelle tout entière : rien ne restera pour le bétail et les animaux de basse-cour, de sorte que tous les humains devront calquer leur régime alimentaire sur celui des Indiens et des Chinois où la chair animale couvre une très petite partie des besoins en protéines et en calories. Il faudra même, peut-être, y renoncer complètement car tandis que la population augmente, la superficie des terres cultivables diminue sous l’effet de l’érosion et de l’urbanisation, les réserves d’hydrocarbures baissent et les ressources en eau se réduisent. En revanche, les experts estiment que si l’humanité devenait intégralement végétarienne, les surfaces aujourd’hui cultivées pourraient nourrir une population doublée.
Il est notable que dans les sociétés occidentales, la consommation de viande tend spontanément à fléchir, comme si ces sociétés commençaient à changer de régime alimentaire. En ce cas, l’épidémie de la vache folle, en détournant les consommateurs de la viande, ne ferait qu’accélérer une évolution en cours. Elle lui ajouterait seulement une composante mystique faite du sentiment diffus que notre espèce paye pour avoir contrevenu à l’ordre naturel.
Les agronomes se chargeront d’accroître la teneur en protéines des plantes alimentaires, les chimistes de produire en quantité industrielle des protéines de synthèse. Mais même si l’encéphalopathie spongiforme (nom savant de la maladie de la vache folle et d’autres apparentées) s’installe de façon durable, gageons que l’appétit de viande ne disparaîtra pas pour autant. Sa satisfaction deviendra seulement une occasion rare, coûteuse et pleine de risque. (Le Japon connaît quelque chose de semblable avec le fugu, poisson tétrodon d’une saveur exquise, dit-on, mais qui, imparfaitement vidé, peut être un poison mortel.) La viande figurera au menu dans des circonstances exceptionnelles. On la consommera avec le même mélange de révérence pieuse et d’anxiété, qui, selon les anciens voyageurs, imprégnait les repas cannibales de certains peuples. Dans les deux cas, il s’agit à la fois de communier avec les ancêtres et de s’incorporer à ses risques et périls la substance dangereuse d’êtres vivants qui furent ou sont devenus des ennemis.
L’élevage, non rentable, ayant complètement disparu, cette viande achetée dans des magasins de grand luxe ne proviendra plus que de la chasse. Nos anciens troupeaux, livrés à eux-mêmes, seront un gibier comme un autre dans une campagne rendue à la sauvagerie.
On ne peut donc pas affirmer que l’expansion d’une civilisation qui se prétend mondiale uniformisera la planète. En s’entassant, comme on le voit à présent, dans des mégalopoles aussi grandes que des provinces, une population naguère mieux répartie évacuera d’autres espaces. Définitivement désertés par leurs habitants, ces espaces retourneraient à des conditions archaïques ; çà et là, les plus étranges genres de vie s’y feraient une place. Au lieu d’aller vers la monotonie, l’évolution de l’humanité accentuerait les contrastes, en créerait même de nouveaux, rétablissant le règne de la diversité. Rompant des habitudes millénaires, telle est la leçon de sagesse que nous aurons peut-être, un jour, apprise des vaches folles.

Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », 1996

Etudes rurales – 2001
La Repubblica  24 novembre 1996.

Pour citer cet article :

Référence papier :
Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales, 157-158 | 2001, 9-14.

Référence électronique :
Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales [En ligne], 157-158 | 2001, mis en ligne le 13 décembre 2016, consulté le 07 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/27 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.27


34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Eros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions

Nicolas Koreicho – Octobre 2020

« Je te dirai encore : il n’est de naissance pour aucun
Tous mortels, point de fin à la mort funeste
Mélange seulement, échange des mélanges.
Naissance est son nom pour les hommes »
Empédocle

Une inspiration freudienne : Empédocle

Evelyn de Morgan – L’Ange de la mort (1890)

Freud voyait en Empédocle (490 av. JC, Agrigente, 430, Etna), biologiste, médecin*, ingénieur, poète, devin, croyant en la métempsychose, – la transmigration des âmes -, « une des plus importantes et des plus remarquables [personnalités] de l’histoire grecque » incluse dans cette immense civilisation et laquelle possède en elle une inspiration issue d’ « une spéculation cosmique d’une hardiesse d’imagination étonnante. »
Empédocle offre pour Freud la garantie de la qualité du chercheur épistémologique dont le champ d’exploration se magnifie dans la rencontre entre la mythologie et la science. 

Freud découvre Empédocle grâce à la lecture du livre de Wilhelm Capelle, Die Vorsokratiker, chez Alfred Kröner, 1935.
Il le citera à plusieurs reprises et notamment dans Analyse avec fin et analyse sans fin (1937) et dans l’Abrégé de psychanalyse (1938).

Dans le premier texte, Freud parle d’Empédocle à propos de sa nouvelle théorie des pulsions et se plaint de la difficulté qu’il éprouve lui-même à la faire accepter aux psychanalystes. Il argumente par l’antériorité et la validité philosophique le bien-fondé de sa théorie : « J’ai eu beaucoup de plaisir à retrouver récemment notre théorie chez un des grands penseurs de l’antiquité grecque : Empédocle d’Agrigente, né vers 495 av. J.-C., nous apparaît comme l’une des plus grandes et surprenantes figures de la civilisation hellénique. »
Freud argue de la similitude de leurs doctrines : « On pourrait même être tenté de tenir les deux théories comme identiques et : Philia et Neikos sont, par le nom, comme par la fonction, les équivalents de nos deux pulsions primitives : Éros et la destruction. L’un s’efforce d’englober en des unités toujours plus vastes tout ce qui est, l’autre cherche à dissocier les combinaisons et à détruire les structures qu’a édifiées Éros. »
Pour Empédocle, la Philia est harmonie, équilibre, union. A l’inverse, le Neikos non seulement sépare, clive, mais dissocie les corps, les membres (fantasme courant chez les schizophrènes que cette dispersion corporelle), produit des monstres mi humains, mi animaux (figurations habituelles du diable, du mal) et des humains bisexués (et non pas bisexuels).
Freud reprend cette idée et s’appuie sur le mythe d’Aristophane dans Le banquet de Platon selon lequel l’accouplement sexuel aurait pour objectif de rétablir l’unité perdue d’un être asexué originairement androgyne antérieur à la séparation des sexes.

Dans l’Abrégé de psychanalyse, lorsqu’il expose sa deuxième théorie des pulsions, en fonction de leur but et de leur fonctionnement en biologie, et qu’il en propose une extension dans le domaine physique, Freud, dans une note, précise à nouveau : « Le philosophe Empédocle d’Agrigente avait déjà adopté cette façon de considérer les forces fondamentales ou pulsions, opinion contre laquelle tant d’analystes s’insurgent encore. »

Empédocle a par ailleurs intéressé beaucoup de penseurs et de philosophes de son époque, ceci jusqu’à nos jours. Il exerce en particulier une forte influence sur Hölderlin, lequel écrit un drame sur sa destinée (La Mort d’Empédocle) et sur Nietzsche qui le place, à côté de Goethe et de Spinoza, au rang des ancêtres fondateurs (La naissance de la philosophie). On lui attribue couramment comme ses maîtres Pythagore, Parménide, Xénophane, Héraclite.

Selon, en résumé, la théorie d’Empédocle, il existe quatre éléments : la terre, l’eau, l’air et le feu, qui ont toujours existé et qui produisent le changement (on pourrait dire un conflit ou même une dynamique ?) en se mélangeant et en se séparant par l’action des deux forces : la Philia, Amitié (Amour, Concorde) et le Neikos, Conflit (Haine, Discorde).
Cette combinaison entre
les quatre éléments et les deux forces sont antagonistes. L’une construit en liant les éléments entre eux pour produire la parfaite et immense harmonie de la Sphère (Sphairos), tandis que l’autre produit en emportant dans un redoutable tourbillon le Vortex (Neikos), les deux se trouvant aux pôles opposés d’un cycle cosmique obligé. « Ils sont égaux et de même noblesse. Chacun règne avec d’autres honneurs, à chacun sa nature. Mais ils dominent tour à tour dans les cercles du temps. »

Il existe enfin deux périodes de transition, d’une part de la Haine à l’Amour et d’autre part de l’Amour à la Haine.
La question de la quantité dans les deux pulsions (pour Freud) ou dans les deux forces (pour Empédocle) conditionne leur harmonie.
Freud note, dans l’Abrégé : « Un excès d’agressivité sexuelle fait d’un amoureux un assassin sadique, une forte diminution du facteur agressif le rend timide et impuissant. » C’est dire à quel point l’aspect quantitatif est important. Pour Empédocle, la proportion dont parle ici Freud est aussi importante, cependant qu’il parle de proportion ou d’harmonie (étymologie : cheville, joint, accord, juste proportion).

Freud et les deux théories des pulsions

La pulsion est surtout un processus dynamique. Dans leur évolution les théories freudiennes maintiennent un dualisme pratiquement constant : à la pulsion sexuelle s’opposent d’autres pulsions. Au cours du premier dualisme, les pulsions d’autoconservation ou pulsions du Moi s’opposent aux pulsions sexuelles (années 1915). La dernière théorie des pulsions oppose les pulsions de vie (Éros) et les pulsions de mort (Destruction) (années 1920).

– 1ère théorie des pulsions (années 1915) :

Le premier dualisme est celui des pulsions sexuelles et des pulsions du Moi ou d’autoconservation, lesquelles pulsions d’autoconservation correspondent à de grands besoins comme la faim et la nécessité de s’alimenter : la pulsion sexuelle se détache des fonctions d’autoconservation sur lesquelles elle s’étaye d’abord. Les pulsions partielles décrivent bien le phénomène et on y peut voir déjà une certaine conjonction paradoxale (les lèvres par exemple, zone érogène de la faim et de la satiété sur laquelle s’étayera le baiser, avec cet ambivalent plaisir qui consiste à absorber et à donner).
Cependant, Freud spécifiait en 1915 :

« La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle prend source dans la récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateur de stimulus, récusation émanant du Moi narcissique. En tant que manifestation de la réaction de déplaisir suscitée par ces objets, elle demeure toujours en relation intime avec les pulsions de conservation du Moi, de sorte que pulsions du Moi et pulsions sexuelles peuvent facilement en venir à une opposition qui répète celle de haïr et aimer. Quand les pulsions du Moi dominent la fonction sexuelle, comme au stade de l’organisation sadique-anale, elles confèrent au but pulsionnel lui aussi les caractères de la haine. »

Freud – Pulsion et destin des pulsions.

L’introduction, intermédiaire aux deux théories, du concept de narcissisme (1914), principe de vie, force de liaison (à rapprocher d’«Eros, qui assure la cohésion et l’unité de tout ce qui existe dans le monde»), est susceptible de redistribuer les pulsions selon que leur orientation se manifeste vers le moi ou vers l’objet, dans la perspective d’une possibilité d’agencement, d’ajustement qui tend vers l’équilibre de la personne.

– 2ème théorie des pulsions (années 1920) :

Freud introduit cette deuxième théorie des pulsions dans Au-delà du principe du plaisir (1920), théorie déjà annoncée dans Pulsions et destins des pulsions (1915), à l’occasion de considérations sur le sadisme et la haine, approfondie dans Le problème économique du masochisme (1924), nuancée toutefois dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926) avant d’être résumée dans l’Abrégé de psychanalyse (1938).

Ainsi, pulsions de mort et pulsions de vie sont deux grandes catégories de pulsions que Freud oppose dans sa dernière théorie. Pour résumer la théorie freudienne :
– Les pulsions de vie tendent à constituer des unités toujours plus grandes et à les maintenir. Désignées par le terme d’Eros, elles recouvrent non seulement les pulsions sexuelles mais aussi les pulsions d’auto-conservation.
– Les pulsions de mort, quant à elles, tendent à la réduction complète des tensions, à ramener l’être vivant à l’état anorganique. Elles sont régressives. Tournées d’abord vers l’intérieur et tendant à l’autodestruction, elles seraient secondairement dirigées vers l’extérieur, se manifestant sous la forme de pulsions d’agression ou de destruction.

Représentations des pulsions de vie et de mort

À ce point de notre développement, notons que opposition que Freud formule entre les processus de construction-assimilation (pulsion de vie) et les processus de destruction-désassimilation (pulsion de mort) peut être spécifiée ainsi :
Ces deux pulsions, incompréhensibles selon un abord direct, ne nous sont connues que par leurs représentants psychiques. Freud isole alors quatre représentations de la pulsion de mort : la destructivité, la déliaison, la compulsion de répétition dans son acception « démoniaque » et le principe de nirvâna. Parallèlement, il distingue quatre figurations de la pulsion de vie : l’autoconservation et la sexualité, la liaison, la compulsion de répétition dans son versant adaptatif et le principe de plaisir. Si Freud repère dès 1920 un net antagonisme entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, il insiste aussi sur « l’action conjuguée » de ces deux pulsions originaires, qui seront dès lors dites intriquées et qui n’interviennent jamais seules en tant que telles, cette liaison pulsionnelle permettant la régulation des processus vitaux, pour le meilleur et pour le pire, en quelque sorte.
La pulsion de mort représente la tendance fondamentale de tout être vivant à retourner à l’état anorganique. Cela concorde avec la formule selon laquelle cette pulsion tend à un retour à l’état antérieur. On pourrait oser une perspective cosmologique en parlant de l’avant Big Bang.

La libido et les deux pulsions

La libido a d’ailleurs pour tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructrice et tente de neutraliser son caractère mortifère en la dérivant en grande partie vers l’extérieur, en la dirigeant contre/vers les objets, assez tôt à l’aide de la musculature puis de la vision. Cette pulsion s’appelle alors tantôt pulsion de destruction, pulsion d’emprise, ou, si l’on puit dire, en termes nietzschéens, tantôt volonté de puissance, dans l’idée de domination de l’autre, tantôt pulsion de vie dans l’idée de réunion érotique avec l’autre.
Une partie de cette pulsion est placée directement au service de la fonction sexuelle (sadisme), une autre partie ne suit pas ce déplacement vers l’extérieur ; elle demeure dans l’organisme où elle est liée de façon libidinale (masochisme originaire, érogène).
Enfin les deux pulsions peuvent être totalement déconnectées de leur dimension sexuelle et complètement désexualisées grâce aux processus de la sublimation.

Notons que Freud emploie couramment les substantifs Eros et destruction. Il n’emploie pas le mot Thanatos ; et comme la carte sans nom du tarot, nous aurions ici le concept sans nom de la théorie freudienne ?
Pour conclure et synthétiser, je me cite si vous m’y autorisez, dans un article du site de l’IFP de novembre 2019 :

« Nous pouvons dire alors que la haine est chargée de produire une action dans le cadre de la pulsion d’autoconservation, action qui projette hors du moi la pulsion de mort, le moi se protégeant ainsi des pulsions d’emprise et de destructivité qui peuvent se retourner vers soi, en les attribuant au monde, à l’autre, aux objets, afin de relativiser leur potentiel d’annihilation. Si les termes de cette projection-protection-circulation ne sont pas précisément relativisés, grâce à la prise en compte d’une heureuse ambivalence, exactement dans ce qui peut être aménagé d’une homéostasie du moi pouvant s’enrichir d’une relation équilibrée, le narcissisme, primaire encore à ce moment, devra se porter garant de la possibilité pour la personne confrontée à la déceptivité d’une haine réfrénée mais agissante, de revenir vers un moi dénué de culpabilité. La pulsion de mort s’en trouvera neutralisée.
L’agressivité séparatrice (processus d’individuation), réconciliatrice (colère, revendication : pulsion d’appel) et créatrice (sexuel ou séduction, sexualité ou sublimation) peut alors trouver sa place dans l’intrapsychique et construire pour le sujet un devenir civilisationnel. De la déliaison vers la liaison. »

Nicolas Koreicho – Agressivité – Violence – Ambivalence ; pulsion de vie, pulsion de mort – Novembre 2019

*Résolution d’une épidémie telle que le COVID avant l’heure (2019) : il aurait permis à la cité voisine de Sélinonte de mettre fin à une violente épidémie, en faisant drainer les eaux stagnantes des estuaires !

Nicolas Koreicho – Octobre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Le Château de ma mère

Marcel PagnolLe Château de ma mère Extrait

Château d’Astros

« Le temps passe, et il fait tourner la roue de la vie comme l’eau celle des moulins. Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire, dont les roues étaient si hautes que je voyais les sabots des chevaux. J’étais vêtu de noir, et la main du petit Paul serrait la mienne de toutes ses forces, on emportait notre mère pour toujours. De cette terrible journée, je n’ai aucun autre souvenir, comme si mes quinze ans avaient refusé d’admettre la force d’un chagrin qui pouvait me tuer. Pendant des années, jusqu’à l’âge d’homme, nous n’avons jamais eu le courage de parler d’elle. Puis, le petit Paul est devenu très grand. Il me dépassait de toute la tête, et il portait une barbe en collier, une barbe de soie dorée. Dans les collines de l’Etoile, qu’il n’a jamais voulu quitter, il menait son troupeau de chèvres ; le soir, il faisait des fromages dans des tamis de joncs tressés, puis sur le gravier des garrigues, il dormait, roulé dans son grand manteau : il fut le dernier chevrier de Virgile. Mais à trente ans, dans une clinique, il mourut. Sur la table de nuit, il y avait son harmonica. Mon cher Lili ne l’accompagna pas avec moi au petit cimetière de La Treille, car il l’y attendait depuis des années, sous un carré d’immortelles : en 1917, dans une noire forêt du Nord, une balle en plein front avait tranché sa jeune vie, et il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms… Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants.

Encore dix ans, et je fondai à Marseille une société de films. Le succès couronna l’entreprise, et j’eus alors l’ambition de construire, sous le ciel de Provence, la « Cité du Cinéma » ; un « marchand de biens » se mit en campagne, à la recherche d’un « domaine » assez grand pour accueillir ce beau projet. Il trouva mon affaire pendant que j’étais à Paris, et c’est par le téléphone qu’il m’informa de sa découverte. Mais il m’apprit en même temps qu’il fallait conclure la vente en quelques heures, car il y avait d’autres acheteurs. Son enthousiasme était grand, et je le savais honnête : j’achetai ce domaine sans l’avoir vu.
Huit jours plus tard, une petite caravane de voitures quitta les studios du Prado. Elle emportait les hommes du son, les opérateurs de la prise de vues, les techniciens des laboratoires. Nous allions prendre possession de la terre promise, et pendant le voyage, tout le monde parlait à la fois. Nous franchîmes une très haute grille, déjà ouverte à deux battants.
Au fond d’une allée de platanes centenaires, le cortège s’arrêta devant un château. Ce n’était pas un monument historique, mais l’immense demeure d’un grand bourgeois du Second Empire : il avait dû être assez fier des quatre tours octogonales et des trente balcons de pierre sculptée qui ornaient chaque façade…
Nous descendîmes aussitôt vers les prairies, où j’avais l’intention de construire les studios.
J’y trouvai des hommes qui dépliaient des chaînes d’arpenteurs, d’autres qui plantaient des jalons peints en blanc, et je regardais orgueilleusement la naissance d’une grande entreprise, lorsque je vis au loin, en haut d’un remblai, une haie d’arbustes… Mon souffle s’arrêta et, sans en savoir la raison, je m’élançai dans une course folle à travers la prairie et le temps. Oui, c’était là. C’était bien le canal de mon enfance, avec ses aubépines, ses clématites, ses églantiers chargés de fleurs blanches, ses ronciers qui cachaient leurs griffes sous les grosses mûres grenues…
Tout le long du sentier herbeux, l’eau coulait sans bruit, éternelle, et les sauterelles d’autrefois, comme des éclaboussures, jaillissaient en rond sous mes pas. Je refis lentement le chemin des vacances, et de chères ombres marchaient près de moi.
C’est quand je le vis à travers la haie, au-dessus des platanes lointains, que je reconnus l’affreux château, celui de la peur, de la peur de ma mère.
J’espérai, pendant deux secondes, que j’allais rencontrer le garde et le chien. Mais trente années avaient dévoré ma vengeance, car les méchants meurent aussi. Je suivis la berge : c’était toujours « une passoire », mais le petit Paul n’était plus là pour en rire, avec ses belles dents de lait…
Une voix au loin m’appela : je me cachai derrière la haie, et j’avançai sans bruit, lentement, comme autrefois… Je vis enfin le mur d’enceinte : par-delà les tessons de la crête, le mois de juin dansait sur les collines bleues ; mais au pied du mur, tout près du canal, il y avait l’horrible porte noire, celle qui n’avait pas voulu s’ouvrir sur les vacances, la porte du Père Humilié…
Dans un élan de rage aveugle, je pris à deux mains une très grosse pierre, et la levant d’abord au ciel, je la lançai vers les planches pourries qui s’effondrèrent sur le passé. Il me sembla que je respirais mieux, que le mauvais charme était conjuré.
Mais dans les bras d’un églantier, sous des grappes de roses blanches et de l’autre côté du temps, il y avait depuis des années une très jeune femme brune qui serrait toujours sur son cœur fragile les roses rouges du colonel. Elle entendait les cris du garde, et le souffle rauque du chien. Blême, tremblante, et pour jamais inconsolable, elle ne savait pas qu’elle était chez son fils. »

Marcel Pagnol – Le Château de ma mère, 1957

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Distanciation, isolement, solitude

Nicolas Koreicho – Septembre 2020

Ecoute, parole, dialogue. Un éclairage de la psychanalyse et de la psychopathologie.

« Souffrir de la solitude est mauvais signe ; je n’ai jamais souffert que de la multitude. »
Friedrich Nietzsche

Edward Hopper – Western Motel, 1957

À l’occasion de la crise sanitaire que nous traversons, nous sommes projetés dans une étrange époque de remise en question du sens des mots, de la signification des discours, du positionnement des personnes, bref, de la subjectivité des valeurs.
Dès lors, pour s’y retrouver, il importe plus que jamais de tenter d’y voir plus clair dans trois situations qui placent d’ordinaire la personne dans des moments de détresse, de repli ou de crise, tous phénomènes pouvant être à l’origine de maladies physiques, de pathologies psychiques, de passages à l’acte, mais qui proposent aussi des espaces de vérité pertinente susceptible de créativité, d’intégrité, de joie : la distanciation, l’isolement, la solitude.
Ces concepts peuvent être considérés et discutés dans leurs différentes acceptions afin de ne pas favoriser de contre-sens préjudiciables à la prise en compte des personnes et de la singularité de leurs ressentis.
Il n’y a pas d’écoute sans dialogue. Si nous ne parlons pas, nous n’écoutons pas.

Distanciation

Outre les maladresses, pour le moins, des autorités politiques, médiatiques, sanitaires, le syntagme « distanciation sociale » n’est pas approprié.
Au moment où le covid bouleverse à la fois les personnes physiquement et des personnes vis-à-vis de leur environnement, la société et ses valeurs de responsabilité individuelle, il fallut parler de « distance physique ». En effet, « distanciation » implique prise de distance psychologique, voire affective. L’adjectif « social(e) » en rajoute une couche supplémentaire dans l’injonction de s’éloigner de nos semblables socialisés.
Ceci provient de la confusion entre distancer et distancier, verbes formés à partir de distance, et qui n’ont pas le même sens.
Distancer signifie « dépasser », lorsque l’on parle de choses ou de personnes en mouvement, au figuré distancer signifie « faire mieux que ».
Distancier signifie « prendre du recul », c’est l’acception freudienne, par rapport à quelque chose, souvent pour tenter de considérer les choses de manière objective. C’est de ce verbe que provient le nom « distanciation » qui a été utilisé au théâtre par Bertolt Brecht pour désigner une pratique théâtrale qui consiste, pour le comédien, à jouer son personnage de manière détachée, afin que le spectateur ne puisse s’y identifier et qu’il se concentre sur le message délivré par la pièce dans son entier afin de développer son esprit critique. Le synonyme serait « prendre du recul ».
Le message implicite contenu dans « distanciation sociale » peut hélas être équivalent, du point de vue sémantique, à « distinction », « différenciation », mais aussi, et c’était le cas au 19ème siècle, « ségrégation » (Zola : « discrimination » de classe), ce qui peut impliquer, pour des personnes fragiles, l’idée de se défier, se méfier, voire ignorer l’autre.
A ce titre, le covid est devenu une maladie honteuse. L’absence de remise en question des termes et des slogans inappropriés, encore aujourd’hui, est préjudiciable.
Alors que la période que nous traversons devrait nous inciter au contraire à se rapprocher de nos proches, de nos collègues, de nos relations, de nos appelants, de nos patients, l’idée de « distanciation » est particulièrement mal venue. Au passage, en cours de psychopathologie, on apprend en 1ère année que la distanciation est nécessaire, mutatis mutandis, dans des acceptions de formes de distanciation très différentes, vis-à-vis d’un parent à tendance incestueuse, d’un psychothérapeute vis-à-vis de son patient, d’un juge vis-à-vis du délinquant, d’un témoin vis-à-vis de l’avocat, d’un avocat vis-à-vis de la victime… Autrement dit, la distanciation est pertinente dans des situations où la trop grande proximité affective est contre indiquée, voire nocive. C’est précisément l’inverse que nous devons respecter dans les périodes de crise, et spécifiquement dans nos activités d’écoutant ou de psychothérapeute. Nous devons laisser le transfert se déployer, quitte bien entendu à l’analyser. Il s’agit pour nous avant tout de rétablir ou d’établir du lien pour favoriser rapprochement social, dialogue, compréhension.

Liaison – déliaison

En effet, ces temps-ci, chacun aura pu mesurer dans ses relations avec les autres, famille, amis, rencontres, certaines modifications dans le lien. La difficulté n’est pourtant pas d’établir des liens avec les autres. C’est d’une part de rétablir ou, et c’est le cas la plupart du temps, d’établir le lien avec sa propre biographie, et de revisiter particulièrement les moments de dépendance que nous avons tous eu, par rapport à l’autre, la mère, le père, la fratrie, dans un trop d’amour ou dans un trop de haine et, dans le meilleur des cas, de rétablir ou d’établir le lien avec ne serait-ce qu’une seule personne – un seul animal ? – ne serait-ce qu’un instant, que l’espace d’un regard, avec qui on pourra échanger ou, simplement, communiquer, sur la vérité de notre vie, de l’instant, du regard. Cependant, nous sommes à nous-même notre propre référence.
Il s’agit de retrouver, ou de trouver, l’équilibre avec soi, d’abord, « être en accord avec soi-même » (mais qui est ce soi-même ? Un moi altéré par des relations excessives, en passion, en haine ou en indifférence ? Ou un moi retrouvé, ou trouvé, identifié comme notre véritable moi ?) et il s’agit de retrouver ou de trouver, l’équilibre avec l’autre.
Ce double équilibre, qui consiste à exercer une pulsion de vie répartie entre deux forces qui ne sont pas forcément compatibles, se construit par ce que l’on appelle en psychologie l’individuation, elle-même sous-tendue par l’intra-subjectivité et l’intersubjectivité du sujet.
Une individuation rendue réalisable par la prise en compte du développement d’un premier concept l’intra-subjectivité, concept socle de la personnalité, en ce qu’il est le garant d’une individuation, qui s’établit dans le rapport à soi, à ses besoins, par le truchement de la pulsion d’auto-conservation, dans la considération de sa priorité personnelle, de sa sécurité, de son intégrité, sans le basculement dans les formes des psychoses que l’on connaît, et une individuation rendue réalisable par la prise en compte d’un second concept tout aussi important que le concept d’intra-subjectivité, savoir le concept d’intersubjectivité, qui se développe dans l’idée de la satisfaction de ses besoins, autre condition de la construction de la personnalité, en ce qu’il est lui le garant d’une individuation dans le rapport à l’autre, dans la pulsion, sexuelle à l’origine, dans l’évolution de notre relation aux autres, dans l’espoir, l’empathie, le soin, idéalement sans dépendance, et sans emprise.
A ce titre, nous pourrions avoir le choix entre une empathie obligée, imposée par des systèmes de soumission à l’autre, selon des formes d’autorité ancienne, inadaptée à l’adulte, et une empathie spécifique agissant en conformité avec notre désir et nos besoins réels.
En effet, nous devrions être en mesure d’affirmer une distanciation de sauvegarde, en particulier lorsque l’autre, perçu cette fois sous le jour de la responsabilité et non plus en fonction d’une empathie qui nous fait le dédouaner d’emblée de toute intentionnalité. L’empathie ne doit pas faire le lit de l’hostilité. La question de la responsabilité de l’autre doit advenir et à sa suite la possibilité d’une distanciation par rapport à lui et par rapport à cette empathie obligée nonobstant la nécessité du lien dans la construction de la personnalité.

Isolement et solitude

Ces deux termes sont souvent confondus. Il est de première importance de les distinguer précisément.
L’isolement est une donnée sociale qui peut être mortifère. En particulier lorsqu’il est imposé par les circonstances, car il peut être alors assimilé à une punition. Et qui dit punition dit culpabilité ou à tout le moins, sentiment de culpabilité, ce qui renvoie à des temps d’individuation archaïques (enfance, adolescence).
L’isolement peut affaiblir considérablement le système immunitaire physique (on parle d’« immunodépression »). Le stress, continu, à bas bruit, est sans doute un des principaux vecteurs de maladies particulièrement sévères : pathologies cardio-vasculaires, troubles de l’anxiété (angoisse…), troubles de l’humeur (dépressions…), troubles du comportement (addictions…), pathologies neurologiques (maladie d’Alzheimer…), démences (confusions…) ou en tout cas d’un affaiblissent immunitaire physiologique (le rôle du cortisol, l’hormone du stress, dans cet affaiblissement physique est démontrée).
Pour ne pas être malade, il vaut mieux être en bonne santé physique.
Cependant, ce n’est pas l’isolement qui est directement responsable des maladies psychiques. L’isolement agit plutôt comme un révélateur, ou un précipitant comme disent les chimistes, de pathologies psychiques préexistantes qui à leur tour entraînent des pathologies physiques (cf. l’hormone du stress).
L’isolement qui concerne spécifiquement les personnes qui souffrent de psychopathologies est donc une résultante secondaire aux psychopathologies proprement dites. Autrement dit, ce sont les psychopathologies qui tendent à isoler les personnes, et non pas l’isolement qui crée les pathologies. La pathologie isole, dans la mesure où la souffrance n’est pas partagée, d’abord formulée, explicitée en discours, puis dans la mesure où la souffrance n’est pas comprise, prise avec soi (étymologiquement, comprendre c’est « prendre avec ») par l’autre.
L’absence de formulation relègue les causes de la souffrance dans les tréfonds de l’inconscient et du sentiment de culpabilité, et l’absence de compréhension relègue la possibilité d’attribuer une logique à ce que nous sommes devenu dans la privation d’un autre attentif, l’isolement (le sentiment de solitude) ne proposant plus d’espace de socialité (de parole, de proximité) à la personne.
C’est précisément cet isolement, social, pas physique, qui peut entraîner des moments de crise, des moments « hors-limites », ce que l’on appelle des décompensations. En effet, le discours de soi et le discours de soi dans la présence de l’autre instaurent des frontières pouvant constituer un territoire psychique, d’abord dicible, puis compréhensible.
Ce n’est donc pas l’isolement physique qui crée la maladie psychique mais l’isolement par rapport à la compréhension de soi, par soi, et par quelqu’un d’autre. L’isolement met simplement au jour des maladies psychiques latentes, lesquelles ont précipité l’isolement.
L’absence de solutions profondes pouvant être données par l’entourage – et pour cause : nous sommes ontologiquement seuls, et seuls à pouvoir changer – et cette absence de solutions données par l’autre, l’objet, confirme bien évidemment que les solutions ne sont qu’en nous en tant que nous sommes sujet (la subjectivité, intra- et inter- dont j’ai parlé tout-à-l’heure), sujet de notre propre vie, sujet que nous sommes de nous-même, de notre propre partition, peut faire la personne se renfermer sur un sentiment de solitude, tandis que, par conséquent, peu à peu, l’isolement pourrait suivre.
C’est cet isolement qui risque d’exposer à une solitude non assumée comme étant notre lot d’être vivant, du début jusqu’à la fin, la solitude étant, entre autres, la faculté de se considérer, avec ses qualités et ses travers comme sujet de soi. C’est la fameuse « capacité d’être seul » développée par le psychanalyste Donald Winnicott.
Le professionnel, l’écoutant, le psy, est là très utile, dans la mesure où c’est un objet qui ne se substitue pas au sujet que vous êtes mais qui peut néanmoins restaurer, grâce au partage distancié et, paradoxalement, à sa faculté de consolation et de réagencement, dans la profondeur de l’intime prenant place en un cadre de qualité, pour un temps ou plus durablement, le narcissisme détérioré de la personne, c’est-à-dire le regard que la personne pose sur elle-même, comme l’ont détérioré l’excès et les blessures causées par la haine, la négligence, l’insécurité.
A l’inverse, un isolement trophique, bénéfique, nécessaire peut advenir en tant que période de reconstitution personnelle, intime, apaisante, qui peut correspondre à une introspection positive et possiblement re-narcissisante de retour sur soi, surtout si l’on découvre en l’autre une hostilité, prolégomènes à l’observation de son axe propre comme priorité, en cet isolement qui forge ou qui consolide une intégrité, un quant-à-soi revigorant.
Ces processus d’élaboration supposent que la considération de l’autre soit prise en tant qu’environnement, humain, et non comme une donnée intrinsèque à nous.
L’équilibre de la personne dépend de l’équilibre, de la cohérence entre la relation intra-subjective, celle que l’on développe avec soi-même, dans l’acceptation de toutes nos composantes, selon une homéostasie psychique, et de la relation intersubjective, celle que l’on construit avec les autres, en se défiant de toute dépendance, dans une juste proxémie : ni dépendance, ni retrait. Un partage distancié. Une reconnaissance de la place du sujet et de l’objet.
La solitude est une donnée ontologique à laquelle nous ne pouvons nous soustraire. C’est une condition humaine et biologique. Le sentiment de solitude est tout autre chose et s’apparente à un isolement psychique. Ce sentiment correspond la plupart du temps à la réminiscence d’un trop d’affect, d’amour, ou plutôt de passion, de haine, pouvant se manifester en haine de soi, ce qui équivaut à une saturation, qui envahit l’espace affectif, d’une absence, qui, au passage, engage le rôle de l’autre, ou d’une privation, qui engage la responsabilité de l’autre. Il existe ainsi trois écueils à la bonne construction de l’intersubjectivité, en lien avec le narcissisme du sujet, l’autre se plaçant dans ces moments de partage, comme un miroir, mais déformant, de soi. Ceci peut donner naissance à un moi déformé qui, pour se reconstituer (de manière erronée : le système de l’addiction est un faux ami : un faux autre) fera appel aux « ressources » des pathologies narcissiques addictives.
La solitude est un principe de la condition humaine en tant que la « plus originaire et plus constante expérience » (Grimaldi).
Il y a une différence entre la solitude, acceptable donc, et le sentiment de solitude. La solitude est un thème hyper investi par l’art, par l’histoire, par la fiction, par les mouvements littéraires. Le sentiment de solitude, par contre, est un ressenti durable qui concerne une réalité pragmatique, personnelle, intime, en particulier dans la clinique, clinique analysable dans le monde du soin (thérapeutique : étymologiquement « besoin ») et dans l’idée du soin (attention : étymologiquement « souci »).
Si la personne naît dans une parfaite dépendance par rapport à son environnement, dépendance qui correspond à la nécessité de nous adapter au monde, d’advenir au monde, un processus d’individuation acceptable, sécure, devra cependant s’instaurer pour que d’objet, de l’autre, de soin, d’amour, ou de haine, de négligence, la personne puisse devenir sujet, d’elle-même, de son histoire, de son discours.
A ce titre, il faut que la personne comprenne qu’il y a autre chose à décliner que la plainte, nécessaire mais pas suffisante, et que tout ne peut pas être dépendant ou investi en l’autre. Il n’y a pas que la voix, de l’objet, il y a la voie, du sujet.
Ceci se fait au cours d’un apprentissage idéalement étayé par l’autre, mais souvent, pour la personne qui s’isole, un apprentissage construit de bric et de broc, c’est-à-dire de ses expériences et, surtout, dans ce qu’elle peut faire de ses expériences, selon qu’elle a été suffisamment aimée ou détestée, ou négligée. En psychanalyse cet apprentissage est un des domaines investis par le préconscient.
De ces premiers affects reçus, la personne pourra investir à la fois son narcissisme et le monde de l’autre au travers d’un sentiment de sécurité qui va déterminer ses rencontres, acceptables, avec la distance, l’isolement, la solitude.
Si ce premier environnement humain, de la mère, du père, a été insuffisamment sécure, ou même partiellement défaillant, l’enfant n’aura pas un objet de projection fiable, sur lequel il pourrait facilement s’appuyer pour se construire en tant que sujet (toujours cette intersubjectivité décrite par les philosophes du langage). Il devra désormais trouver la possibilité de cet objet en lui-même et par lui-même.
Le sujet doit être distancié affectivement parce qu’il aura eu un amour nécessaire et suffisant, il pourra donc se trouver sécure d’abord par lui-même et indépendant de l’excès d’amour, de haine, de négligence de la part de l’autre. Sinon, il devra faire la balance entre la possibilité de puiser dans les ressources proposées par l’autre et les ressources, à trouver, en devenir de soi.
Secondairement, si la haine ou la négligence n’ont pas investi trop profondément, souvent grâce à l’amour donné par l’autre parent suffisamment aimant, ses images intrapsychiques de soi et de l’autre, la relation à l’autre sera elle-même sécure, c’est-à-dire proximale si la confiance est au rendez-vous, ou distale si l’autre est hostile. Dans tous les cas, la relation est, peut être, doit être, distanciée.
A l’inverse, si la personne a été privée de soin, de compréhension, d’empathie dans son enfance et dans son adolescence, elle gardera une vulnérabilité longtemps, jusqu’à ce que sa propre maturité psychique, à condition qu’elle se développe dans une ou deux relations de qualité, marquée par des limites, des cadres, des valeurs, lui permette d’accéder à une solitude non dépressive, non angoissante : une solitude acceptable.
Le sentiment de solitude, quant à lui, renvoie à l’angoisse, qui elle-même, renvoie à la séparation, à la privation, affects mortifères et de souffrance différents de la solitude qui renvoie au manque, moins douloureux, qui lui-même, grâce à la dynamique vitale qu’il présuppose, renvoie au désir.
Le sentiment de solitude, plus que la solitude, donc, implique une privation ancienne qui étayera en strates successives un narcissisme défaillant, lequel sera faussement comblé (là aussi saturé) par les faux amis des pathologies addictives, perverses, sociopathiques, limites, ou par les troubles de l’humeur, dépression, manie, mélancolie.
Incidemment, le sentiment de solitude pour les personnes âgées en particulier peut se compliquer d’un mécanisme d’étrangeté, étrangeté fondée sur la distance qui se crée entre elles et un monde qui, trop construit sur les liens sociaux et les contraintes de rôle et pas suffisamment sur la conscience de ressources internes au sujet ou externes eu égard à des relations défaillantes, les fait glisser vers l’indifférence, à l’autre, de l’autre et, plus mortifère encore, à soi-même.
Ici, nous pouvons parler à nouveau de la distanciation, dans la mesure où il est possible d’établir une distance avec ses propres habitudes de souffrance pour faire de la solitude une alliée, en exploitant et en aimant sa solitude.
Cette solitude remplie, plus que d’une capacité à être seul, d’un travail sur soi et d’amour de soi, amour ponctué par la toujours possible rencontre de l’autre de qualité, solitude consolidée d’activités artistiques, manuelles, intellectuelles, de pensées identitaires toujours possiblement actuelles et en devenir, de relâchements récupérateurs aussi, peut être la condition d’existence d’un univers intérieur constitutif d’une vie personnelle indépendante assumée.

Nicolas Koreicho – Septembre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Pour écrire un seul vers

Animal beauty

Pour écrire un seul vers – Rilke

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.

Rainer Maria Rilke – Pour écrire un seul vers (1910) – Les Cahiers de Malte

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse