Archives de l’auteur : Nicolas Koreicho

Je contemple souvent le ciel de ma mémoire

Je contemple souvent le ciel de ma mémoire – Proust

Vivien Leigh

Le temps efface tout comme effacent les vagues
Les travaux des enfants sur le sable aplani
Nous oublierons ces mots si précis et si vagues
Derrière qui chacun nous sentions l’infini. 

Le temps efface tout il n’éteint pas les yeux
Qu’ils soient d’opale ou d’étoile ou d’eau claire
Beaux comme dans le ciel ou chez un lapidaire
Ils brûleront pour nous d’un feu triste ou joyeux. 

Les uns joyaux volés de leur écrin vivant
Jetteront dans mon coeur leurs durs reflets de pierre
Comme au jour où sertis, scellés dans la paupière
Ils luisaient d’un éclat précieux et décevant. 

D’autres doux feux ravis encor par Prométhée
Étincelle d’amour qui brillait dans leurs yeux
Pour notre cher tourment nous l’avons emportée
Clartés trop pures ou bijoux trop précieux. 

Constellez à jamais le ciel de ma mémoire
Inextinguibles yeux de celles que j’aimai
Rêvez comme des morts, luisez comme des gloires
Mon coeur sera brillant comme une nuit de Mai. 

L’oubli comme une brume efface les visages
Les gestes adorés au divin autrefois,
Par qui nous fûmes fous, par qui nous fûmes sages
Charmes d’égarement et symboles de foi. 

Le temps efface tout l’intimité des soirs
Mes deux mains dans son cou vierge comme la neige
Ses regards caressants mes nerfs comme un arpège
Le printemps secouant sur nous ses encensoirs. 

D’autres, les yeux pourtant d’une joyeuse femme,
Ainsi que des chagrins étaient vastes et noirs
Épouvante des nuits et mystère des soirs
Entre ces cils charmants tenait toute son âme

Et son coeur était vain comme un regard joyeux.
D’autres comme la mer si changeante et si douce
Nous égaraient vers l’âme enfouie en ses yeux
Comme en ces soirs marins où l’inconnu nous pousse. 

Mer des yeux sur tes eaux claires nous naviguâmes
Le désir gonflait nos voiles si rapiécées
Nous partions oublieux des tempêtes passées
Sur les regards à la découverte des âmes. 

Tant de regards divers, les âmes si pareilles
Vieux prisonniers des yeux nous sommes bien déçus
Nous aurions dû rester à dormir sous la treille
Mais vous seriez parti même eussiez-vous tout su

Pour avoir dans le coeur ces yeux pleins de promesses
Comme une mer le soir rêveuse de soleil
Vous avez accompli d’inutiles prouesses
Pour atteindre au pays de rêve qui, vermeil, 

Se lamentait d’extase au-delà des eaux vraies
Sous l’arche sainte d’un nuage cru prophète
Mais il est doux d’avoir pour un rêve ces plaies
Et votre souvenir brille comme une fête. 

Marcel Proust – Poèmes

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Sapho se précipitant du rocher de Leucade

Serge-Henri Saint-Michel – Mai 2020

Antoine-Jean Gros – Sapho se précipitant du rocher de Leucade (1801)

Sapho s’élance, s’appuie sur sa jambe gauche, le pied assuré et nu ; elle semble s’être hâtée, son étole caressant le rocher sous l’effet du vent, celui qui fait vaciller la flamme du phare, qui crée le clapotis au pied de la falaise et brosse les nuages, qui anime la scène, lui apporte un souffle de gauche à droite (qui vient étonnamment du sud), avant que le vent de l’inspiration de Sapho ne soit emporté dans un mouvement inverse.

Le pied dans l’oeuvre

Paradoxalement, un seul élément est peint figé, dans un entre-deux temporel : Sapho, figurée à l’instant où tout devient irréversible, sans que rien ne soit encore accompli ; Sapho dans son Kaïros, similaire à celui de Bonaparte au pont d’Arcole. Et le temps s’arrête, mêlant équilibre et déséquilibre, posant la question de l’après, bien que nous en connaissions déjà l’issue.

Dans ces mouvements et cet arrêt, Sapho est le point d’équilibre, de concentration du regard, mais aussi de tensions et de paradoxes….

Tension entre le soleil de la vie qui se couche et le phare, feu de la vie que l’on entretient, accrue par le sens de lecture inversé dans lequel le passé est à droite. Antoine-Jean Gros nous inviterait-il à réfléchir au sens de la vie ? Ou au personnage a-normal qu’est Sapho ?

Tension entre les deux feux, à équidistance de son sexe, mais qui la placent sur une pente qui bascule.

Tension encore entre la beauté de la servante de l’amour idéal, qui tient une lyre en hommage à Apollon, révélée par une robe diaphane, et la mort. Et si cette robe était déjà un linceul ?

Tension enfin entre Eros et Thanatos… rappelée par une atmosphère sombre, des teintes funèbres, une palette réduite, dans laquelle le blanc, le Leukos, domine finalement. Comme la falaise vertigineuse de Leukade d’où Sapho, musicienne aux moeurs qualifiées de dissolues et en même temps vestale accomplie des lettres, se précipite.

Ses yeux sont déjà fermés pour l’éternité ; sa résolution a été prise en femme libre, autonome, en droite ligne de la vie qu’elle a menée, au gré de ses envies, de ses désirs. Sapho, en se suicidant, reste libre. Libre de choisir de mourir et de choisir le lieu et le moment, hic et nunc, en toute cohérence.

Le saut dans le temps

En 1801, Antoine-Jean Gros présente Sapho se précipitant du rocher de Leucade, une commande du général Dessolles. Il a trente ans et sa toile est une prémonition. Cette oeuvre a 20 ans d’avance sur les romantiques, classant Antoine-Jean Gros dans les pré-romantiques, comme Chateaubriand, car elle propose une originalité de style et de personnalité, s’appuie sur la poésie qui détient une

place-clé dans la philosophie romantique, parce qu’elle affiche une réelle sensibilité, et réhabilite les passions et le Moi.

Sapho se précipitant du rocher de Leucade a aussi un siècle d’avance sur Freud. Le suicide Sapho s’explique-t-il par sa sexualité ? Par un amour déçu ? Par un amour contraire aux relations qu’on lui prêtait alors ? Par des injonctions sociales ? Comme si Sapho, ne pouvant vivre avec sa double facette, était « victime » de son destin, si cher aux Grecs depuis Jason et OEdipe, permettant ainsi à la morale d’être sauve : l’homosexualité est mortifère et les dieux sont là pour rappeler la nécessaire vertu, par la mobilisation de symboles.

Vertu… Diomède de Thrace, connu pour nourrir ses chevaux avec la chair de ses hôtes, sert d’illustration à ces interdits mythologiques. Il sera demandé à Hercule de dérober ses chevaux pour son huitième travail et de les ramener à Argos. Antoine-Jean Gros envoie au Salon Hercule écrasant Diomède. Ce sera sa dernière contribution.

Le 25 juin 1835, il se suicidera en se jetant dans la Seine aux environs de Meudon. On retrouvera dans son chapeau les lignes suivantes : « las de la vie, et trahi par les dernières facultés qui me la rendaient supportable, j’ai résolu de m’en défaire ».

Le promontoire de Leucate, prémonitoire de Meudon ?

Serge-Henri Saint-Michel – Mai 2020 – Psychiart©

*Psychiart© illustre les grands concepts de la psychanalyse, les principales pathologies en s’appuyant sur une œuvre d’art. Psychiart, interprétation personnelle d’oeuvres d’art inspirantes dans ma pratique de la psychanalyse, livre une approche curieuse, anglée, personnelle, transversale, motivée par mon goût pour la mythologie, les arts, la philosophie, la communication et la sociologie et, bien entendu, pour la psychanalyse, qui trouvent ici un point de cristallisation.
Les articles à la fois destinés au grand public et aux professionnels invitent le lecteur à prendre à son tour posture, à élaborer sa propre vision de l’oeuvre.
En somme, ces billets ouvrent et proposent des voies plus qu’ils n’en bouclent, suscitent l’interrogation, pour amener le lecteur à se positionner face à l’oeuvre. Un peu comme en analyse…

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Voie lactée ô soeur lumineuse – I

Guillaume Apollinaire

Cassiopée

Voie lactée ô soeur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses

Regret des yeux de la putain
Et belle comme une panthère
Amour vos baisers florentins
Avaient une saveur amère
Qui a rebuté nos destins

Ses regards laissaient une traîne
D’étoiles dans les soirs tremblants
Dans ses yeux nageaient les sirènes
Et nos baisers mordus sanglants
Faisaient pleurer nos fées marraines

Mais en vérité je l’attends
Avec mon coeur avec mon âme
Et sur le pont des Reviens-t’en
Si jamais revient cette femme
Je lui dirai Je suis content

Mon coeur et ma tête se vident
Tout le ciel s’écoule par eux
O mes tonneaux des Danaïdes
Comment faire pour être heureux
Comme un petit enfant candide

Je ne veux jamais l’oublier
Ma colombe ma blanche rade
O marguerite exfoliée
Mon île au loin ma Désirade
Ma rose mon giroflier

Les satyres et les pyraustes
Les égypans les feux follets
Et les destins damnés ou faustes
La corde au cou comme à Calais
Sur ma douleur quel holocauste

Douleur qui doubles les destins
La licorne et le capricorne
Mon âme et mon corps incertains
Te fuient ô bûcher divin qu’ornent
Des astres des fleurs du matin

Malheur dieu pâle aux yeux d’ivoire
Tes prêtres fous t’ont-ils paré
Tes victimes en robe noire
Ont-elles vainement pleuré
Malheur dieu qu’il ne faut pas croire

Et toi qui me suis en rampant
Dieu de mes dieux morts en automne
Tu mesures combien d’empans
J’ai droit que la terre me donne
Ô mon ombre ô mon vieux serpent

Au soleil parce que tu l’aimes
Je t’ai mené souviens-t’en bien
Ténébreuse épouse que j’aime
Tu es à moi en n’étant rien
Ô mon ombre en deuil de moi-même

L’hiver est mort tout enneigé
On a brûlé les ruches blanches
Dans les jardins et les vergers
Les oiseaux chantent sur les branches
Le printemps clair l’Avril léger

Mort d’immortels argyraspides
La neige aux boucliers d’argent
Fuit les dendrophores livides
Du printemps cher aux pauvres gens
Qui ressourient les yeux humides

Mais moi j’ai le coeur aussi gros
Qu’un cul de dame damascène
Ô mon amour je t’aimais trop
Et maintenant j’ai trop de peine
Les sept épées hors du fourreau

Sept épées de mélancolie
Sans morfil ô claires douleurs
Sont dans mon coeur et la folie
Veux raisonner pour mon malheur
Comment voulez-vous que j’oublie 

Guillaume Apollinaire – La Chanson du mal-aimé

Voie lactée ô soeur lumineuse – II

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Bébert le chat

Bébert le chat (extrait) – Louis-Ferdinand Céline

 » Et puis Bébert, un autre innocent, mon chat… Vous direz un chat c’est une peau ! Pas du tout ! Un chat c’est l’ensorcellement même, le tact en ondes…. c’est tout en « brrt », « brrt » de paroles… Bébert en « brrt » il causait, positivement. Il vous répondait aux questions… Maintenant il « brrt » « brrt » pour lui seul…. Il répond plus aux questions… il monologue sur lui-même… comme moi-même… il est abruti comme moi-même… Y en avait qu’un autre sur la Butte presque aussi distingué que Bébert, le chat à Empième, Marc Empième : Alphonse.
Alphonse, lui où il bluffait c’était au saut, à l’ouverture !… Plof !… le bec de cane ! il sortait ! mais pas si étonnant que Bébert en compréhension… en véritable langage « brrt brrt »… en beauté non plus, en moustaches !… J’étais fier… Bébert son extraordinaire, c’était la promenade, la balade, sa façon de nous suivre… mais pas pendant le jour, seulement le soir, et à condition qu’on lui cause… « Ca va, Bébert ? »… « Brrt !… » Ah, il en voulait !… Place Blanche, la Trinité, une fois les Boulevards… mais depuis au moins trois… quatre mois on sortait plus le soir… depuis les attentats… on sortait plus après six heures… Si ça déplaisait à Bébert ! Il miaulait dur !… plein le couloir… il s’en foutait des raisons… Il était vadrouilleur de nuit… mais jamais tout seul solitaire !… avec nous… avec nous seulement… et en paroles tous les dix mètres… vingt mètres…. « brrt brrt » … une fois presque jusque à l’Etoile… Il avait peur que des motos… Si y en avait une dans la rue, même loin, il me jaillissait dessus à pleines griffes, il me sautait comme après un arbre… Des vraies excursions souvent, les Quais, jusque chez Mahé, c’est rare pour un chat les Quais… Ils aiment pas la Seine…

L.-F. Céline – Féerie pour une autre fois, Gallimard, 1952.

Covid et psychanalyse

Nicolas Koreicho – Avril 2020

Le covid, résultat d’une conjonction mortifère : maltraitance animale, porosité des frontières, inconséquence des discours

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.»
Albert Camus

« Qui sait si le coup de vent qui abat un toit ne dilate pas toute une forêt ? Pourquoi le volcan qui bouleverse une ville ne féconderait-il pas une province ? Voilà encore de notre orgueil : nous nous faisons le centre de la nature, le but de la création et sa raison suprême. Tout ce que nous voyons ne pas s’y conformer nous étonne, tout ce qui nous est opposé nous exaspère. »
Gustave Flaubert – Pensées

« Ave Cesar. Morituri te salutant »
Suétone –  
Phrase prononcée en l’an 52 par des soldats renégats que l’empereur Claude avait forcé à combattre, et qui furent condamnés à mourir.

L’épidémie de coronavirus est partie d’un marché à Wuhan en Chine. Staff Photographer : Reuters

Le covid est le résultat de la maltraitance animale (Wuhan, Chine : l’épouvantable marché aux animaux), du no-limit, de l’ignorance de la sensibilité de l’Autre, humain, non-humain, de la porosité des Frontières, de l’inconséquence des discours.
En ces temps d’épidémie, causée par l’invraisemblable stupidité d’humains abrutis de croyance et/ou d’immédiateté qui séquestrent, torturent, chassent, déportent, dévorent tout ce qui a des plumes, des poils, des écailles, civettes, chauve-souris, pangolins, singes, chiens, chats, serpents, louveteaux, avec la responsabilité de ceux aussi qui tolèrent l’abominable exemplarité des spectacles de taureaux, la férocité inouïe de la chasse aux requins, des fermes à ours, le commerce des cornes de rhinocéros, des défenses d’éléphant… sans une once de compréhension pour la beauté du sauvage, l’écologie du monde, la souffrance, la fragilité de la vie – destruction des écosystèmes, nouveaux pathogènes qui franchissent la barrière des espèces, surpopulation irresponsable -, nous sommes confrontés à trois discours habituels dans les grands événements et qui se révèlent dans toute leur précarité :
Le discours politique, détaché, insincère, amusé parfois, appris, surjoué, dont on attendait qu’il eût une épaisseur paternelle.
Le discours médiatique, stéréotypé, complaisant, interrogatif parfois, conformiste, compassé, dont on attendait la neutralité du tiers.
Le discours médical, contradictoire, approximatif, exigeant parfois, révolté, captivant, dont on attendait a minima une justesse, sinon une justice.
Les trois se rejoignent donc en cette sinistre aubaine dans la valorisation de leurs intérêts.
La question embarrassante des masques est à cet égard révélatrice. Le masque c’est à la lettre, paradoxalement, ce qui gomme le sujet, et en même temps, ce qui représente son théâtre (la persona), la personnalité, ou personne. Le masque est une négation, comme l’indique son étymologie (les notions de « noir », cf. mascara, et de «sorcier, démon» sont étroitement associées dans l’imagination populaire).
Le masque est ce qui fait de l’humain des individus anonymes, dociles, consommateurs : maudits en tant que sujets. C ’est aussi la « mascarade », ce qui cache, camoufle, protège, l’esquive (l’embrouille) par excellence. Ainsi, chacun peut s’y retrouver, s’abstraire et, faute de compréhension, absoudre la défaillance de l’Etat et des institutions.
Les trois discours, et leurs représentants les plus satisfaits, nous ont tout d’abord affirmé d’une seule voix que le virus se transmettait par la toux et les éternuements. Dans un second temps qu’il se transmettait également par les postillons. Dans un troisième temps qu’il se transmettait par la proximité et la parole. Or, depuis le début de l’épidémie, et ce n’est qu’aujourd’hui que les trois corps partagent timidement ce fait que tout le monde avait intégré simplement en regardant les images du monde, que le coronavirus est aérodispersible, et dès lors qu’il se propage par le souffle, la vapeur de la respiration, qu’il est dans l’air, selon des modalités et des conditions variables en fonction de la densité virale ou de la promiscuité propre à tel ou tel environnement.
Les trois discours se rejoignent sur cette caractéristique : l’inconséquence.

Du côté du peuple, tour à tour inquiet, aveuglé, rassuré, désolé, trompé, excédé, le suivisme est partagé, dénotant une population délaissée, privée de masques, car selon les trois corps, il y a encore quelques heures, «réservés aux soignants et aux malades, car inutiles pour les autres», de tests, de soins (abandon des anciens chez eux ou en institution) et de traitements, qui existent pourtant et qui éviteraient que l’on pût se retrouver en réanimation à l’hôpital, et qui sont adaptés aux personnes en début de maladie, dénotant une population infantilisée par les explications qui lui sont données, confrontée au système D, au chacun pour soi et/ou à une certaine solidarité afin de se protéger a minima de l’isolement, des fautes, des arrogances, des malhonnêtetés.
Il est possible de déceler trois types de comportement généraux à l’œuvre chez une grande partie des personnes, confrontées à cette étrange «pause» dans la destructivité explosive de la démographie irresponsable et du mondialisme, placées soudain dans l’interrogation de paradigmes existentiels remis en question :

– Une régression généralisée, s’adjoignant le rappel du souvenir d’une Mère, et pour celui-ci le confinement tombe à pic, qui offre le confort contenant et maternant de l’amnios, et conduisant selon les tempéraments à l’infantile, au gnangnan des réseaux sociaux (le pire : qui édulcore), au papier toilette pour satisfaire au stade anal, aux coquillettes pour complaire au stade oral, à la servilité de l’infans, pour désobéir à l’accession au stade phallique, qui tente en vain d’être considéré, avec, comme ressort primaire face à la sidération, à la détresse, à l’angoisse, la pulsion d’autoconservation.

– La peur, empruntant le recours transférentiel au refuge substitutif vers le Père dans l’admiration de tel politique, éditorialiste, scientifique ; peur éprouvée par la jeunesse dont témoignent les applaudissements au personnel soignant ou l’humiliant et insupportable «si vous êtes malade, restez chez vous» (les médecins apprécieront), sauf si vous êtes dans un état quasi désespéré, alors allez mourir à l’hôpital (et puis quid de l’oubli de ceux qui vont travailler, et des éboueurs, gens de ménage, livreurs, employés de caisse, artisans, commerçants, indépendants, policiers, chauffeurs, pompiers… ?) ; peur ressentie par des «jeunes» et des «marges» qui profitent d’une délinquance commune protégée et à présent ouvertement tolérée ; peur de l’hôpital qui peine à exercer son rôle, réduit à l’article de la mort ; peur envisagée par les enfants, qui retrouvent leurs devoirs et leurs histoires de famille, étonnés des spasmes du monde de l’humain expansif et délirant dont ils sont en train d’hériter.

– Le renouveau de la personne, tout en réagencement vers le libre adulte responsable, honnête et respectueux, dans la créativité, le lien retrouvé, les réseaux sociaux (le meilleur : qui éveille), en un retour nostalgique et attendrissant (défis des photos d’enfance, des livres, des films), en la découverte du bien-fondé de notre culture, et, paradoxalement, de la nature dévoilée soudain, de l’ouverture à l’autre, reconnu et reconnaissant, en le courage du retour sur soi et de l’introspection, un des possibles de la dépressivité, le travail intellectuel et artistique, la beauté, une certaine spiritualité, toutes manières de déjouer la pulsion de mort en des productions éphémères, durables, sublimatoires.

Baignés dans la pléthore des discours anxiogènes (insincères donc manipulatoires), les professionnels de la santé mentale, les malades, leurs proches, sont amenés à observer une nécessaire vigilance vis-à-vis des décompensations psychiques des personnes âgées, outre les classiques confusions, chutes, désorientations, ainsi que vis-à-vis des très jeunes touchés par l’autisme, le TDAH, les TOC, compte tenu des risques d’aggravation de ces troubles, sans oublier les problématiques iatrogènes des interactions possibles de la maladie et des psychotropes.
Cependant, avec en arrière plan psychique la reviviscence soudaine de la pulsion d’auto-conservation, des comportements particuliers se font jour à l’occasion de phénomènes dus à la réalisation de cette angoisse que la peur d’un objet bien contenu eût suffi à juguler, angoisse d’abord consécutive aux névroses, qui proviennent d’un conflit interne suivi d’un refoulement, ensuite aux psychoses, qui représentent la reconstruction d’une réalité hallucinatoire, enfin aux pathologies narcissiques, qui sont constituées du désir que suppose l’idéal d’un objet inanimé, tous troubles, en l’occurrence réactionnels à la crise épidémique, en décompensation ou en involution :
– La névrose d’angoisse va se trouver régénérée par la proximité de la mort, le risque de la perte d’autonomie, la peur de l’isolement. Troubles de l’alimentation, du sommeil, de la sexualité, hyperactivité du système nerveux végétatif, anxiété idéique sont au programme.
– La névrose phobique qui est finalement une forme de gestion de l’angoisse, va plutôt se stabiliser ou migrer vers des TOC. Malgré tout, pensons au refuge assez providentiel dans le confinement pour les agoraphobiques et ayons une pensée brûlante pour les personnes souffrant du TOC de lavage des mains (!).
– La névrose hystérique verra quant à elle apparaître une avidité affective, relativement épuisante, et des états paroxystiques de conversion, parfois un abattement de ce corps devenu pour l’autre invisible.
– La névrose obsessionnelle serait plutôt celle qui semble le mieux s’accommoder, avec des moments, voire des univers, ritualisés, rationalisés, intellectualisés, et qui correspondraient assez bien à une forme d’adaptation circonstancielle, qui peut tourner à l’autosatisfaction.
– Le trouble hypocondriaque, dont les affres prophylactiques contraignent à la documentation effrénée et à l’examen physique énervé, et qui nourrit à l’envi la conjonction vibrante du mental et du corporel.
– Les stress post-traumatiques, dans les conditions de chocs consécutifs aux mauvaises nouvelles qui ponctuent nos informations, vont provoquer des refus, des dissociations, une agitation, ou, à l’inverse, un syndrome de glissement, une soumission, et, pensons aux soignants, une profonde lassitude.
– Les psychoses, schizophréniques, paranoïaques, maniaco-dépressives, qui sont placées dans une relation à l’autre complexe et systématiquement dysphorique, autre pour elles vecteur de dangerosité, vont davantage se stabiliser et faire faire le gros dos, comme si elles trouvaient dans les événements un environnement adapté, une nourriture environnementale idoine, qui colle (qui contient) à la souffrance psychotique.
– Les pathologies narcissiques, qui sont de faux amis, des solutions superficielles à des problématiques profondes, la perversion, la toxicomanie, la psychopathie, les troubles limites de la personnalité, qui posent l’éminente question de la responsabilité, ne vont pas être modifiées par les événements qui malheureusement, ceci étant dû à une permissivité retrouvée, vont être l’occasion de passages à l’acte, possiblement violents.

Nicolas Koreicho – Avril 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Enivrez-vous

Enivrez-vous

Deux femmes à la fenêtre – Bartolomé Esteban Murillo – 1670

    Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. 

    Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. 

    Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. » 

Charles Baudelaire – Le Spleen de Paris, XXXIII

 34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Conseils au solitaire

Conseils au solitaire – Guérin

Aie une âme hautaine et sonore et subtile,
Tais-toi, mure ton seuil, car la lutte déprave ;
Forge en sceptre l’or lourd et roux de tes entraves,
Ferme ton cœur à la rumeur soûle des villes ;

Entends parmi le son des flûtes puériles
Se rapprocher le pas profond des choses graves ;
Hors la cité des rois repus, tueurs d’esclaves,
Sache une île stérile où ton orgueil s’exile.

Songe que tout est triste et que les lèvres mentent.
Et si l’heure en froc noir érige du silence
Les lys où mainte femme encore boira ton sang,

Marche vers l’inconnu, peut-être vers le vide,
Dans l’ombre que la Mort effarante en fauchant
Du fond des horizons projette sur la Vie.

Charles Guérin

 34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Emotions, sentiments, affects

Nicolas Koreicho – Mars 2020

« Tout ce qui se manifeste est vision de l’invisible. »
Anaxagore – 4ème s. av. JC

« J’envoie les sentiments dans la gueule des gens, dans leur cerveau, dans leur corps. »

Johnny Hallyday – Paris Match, 2012

 “ Nous ne savons renoncer à rien. Nous ne savons qu’échanger une chose contre une autre.”
Sigmund Freud – Essais de psychanalyse appliquée

Statut du corps et de la mémoire dans les émotions, les sentiments, les affects

Le Monde de Christina – Andrew Wyeth – 1948 – MOMA, NYC

Distinction rapide préalable pulsion – émotion – sentiment – affect, tous éléments constitutifs du développement psychophysique :

Une pulsion est une poussée sans sujet et sans objet. C’est une force organique qui fait tendre le corps vers un but. La source en est biologique. Une émotion est un mouvement, un représentant psychique d’excitation, s’exprimant en un sujet corporel. Un sentiment implique un sujet et un objet réels. C’est déjà l’idée de relation ou de distanciation qui est incluse dans le sentiment. La présence ou l’absence d’une autre, puis d’un autre, sujet et objet, conditionne la transformation de l’émotion en sentiment puis en affect. Un affect suppose un sujet, un objet et une mémoire. L’affect est une des deux formes complexes, avec la représentation, que peut prendre la pulsion. L’affect est l’expression qualitative de l’énergie mise en mouvement par la pulsion. Nous avons avec l’affect la densité du sentiment à laquelle nous devons adjoindre la complexité du souvenir et de son potentiel d’édification. Le devenir de chacun de ces concepts dans la construction psychophysique de la personne ou de l’animal est conditionné par la qualité de leur développement intra et intersubjectif, ainsi que des passages de l’un à l’autre de ces instances.

Les émotions

Les émotions sont des phénomènes internes puis externes (un ressenti, une expression) suite à la modification ou au maintien physiologique ou psychologique (une sensation, une impression) d’un environnement physique ou psychique (un événement, une situation) ressenties par une personne ou un animal. Elles sont généralement brutales, intenses et de courte durée, à l’inverse des sentiments.

Emotion : de « mettre en mouvement ». Etymologie : latin emotionem, de emotum, supin de emovere, émouvoir. Mouvoir (-motion) vers l’extérieur (é-). Historiquement, « mouvement, trouble d’une population ; mouvement, trouble du corps », perceptible par soi ou par l’extérieur. Aujourd’hui, « trouble de la sensation ».

L’expérience émotionnelle est induite par la modification ou le maintien d’un environnement corporel et sensitif actif qui peut, conditionnant ainsi ses effets sur le sujet, être immédiat, instantané, durable, univoque, complexe, multiforme, unique ou répété. Par ailleurs, cet environnement, qui agit sur le fonctionnement neuronal, en fonction du rôle des nocicepteurs en particulier, concerne les régions impliquées dans la pensée complexe (cortex cingulaire antérieur, amygdale). L’environnement corporel, sensitif et actif, tour à tour électrique, chimique, ondulatoire, de la personne ou de l’animal, à partir de la naissance de l’embryon jusqu’à la fin de la vie, transmet au cerveau, qui l’enregistre, la nature, la localisation, la durée et l’intensité de l’expérience en question.
Les émotions sont aussi précoces que les véhicules de la sensorialité. En effet, l’embryon, puis le fœtus, réagissent positivement ou négativement aux stimuli et aux informations qui lui parviennent de l’intérieur du corps et du corps de la mère (accordage affectif et simultanée d’une dyade mère-enfant co-investie) ou de l’extérieur, à travers, dans l’ordre de développement des fonctions physiologiques, les sensibilités cutanée et vestibulaire, toucher et spatialisation, les sensibilités chimiques, goût et odorat, la sensibilité auditive, ouïe, la sensibilité visuelle, vue, ainsi que toutes les sensorialités pouvant être composées par la conjonction de plusieurs de ces fonctions.
Par ailleurs, pour être complet, et afin de situer les émotions dans la physiologie embryonnaire, les émotions se constituent en rapport aux sensations initialement attachées aux trois feuillets primaires – endoderme, mésoderme, ectoderme – à partir desquels se développent tous les tissus et les organes du corps : la sensibilité intéroceptive (liée aux appareils digestif, respiratoire, génital, endocrinien..), issue de l’endoderme, feuillet interne de l’embryon ; la sensibilité proprioceptive (le squelette, les muscles, le sang, les reins..), issue du mésoderme, feuillet intermédiaire de l’embryon ; la sensibilité extéroceptive (dépendant des cinq sens), issue de l’ectoderme, feuillet externe de l’embryon (la peau, les yeux, le système nerveux..).
Les émotions primaires, décelables dans les expressions de la sensorialité (activité faciale, corporelle, organique qui s’adresse aux cinq sens d’un supposé témoin) chez l’homme et chez l’animal sont dites primaires car elles permettent de construire des émotions composées, et parce qu’elles sont universelles : surprise, dégoût, peur, colère, tristesse, joie.

Les émotions correspondent à l’origine organique des sentiments concernant la personne et l’animal. Elles prédisposent et incitent le sujet à établir, à maintenir, à distendre et à interrompre la relation à soi et/ou à l’autre, ce qui sera réalisé en fonction des sentiments du sujet.

Les sentiments 

Les sentiments sont des perceptions intellectuelles et affectives actuelles qui, contrairement aux émotions, supposent un processus (une résonnance), une certaine durée et une intensité marquée.

Sentiment : de « sentir ». Successivement dans l’histoire du mot (du XIIème siècle à aujourd’hui) : « perception d’une sensation ; connaissance ; intelligence ; opinion ; science ; idée ; jugement ; faculté de sentir un ordre des choses, de valeurs ; manière de penser ; dévouement ; intérêt ; passion ; qualité artistique de sensibilité ; état affectif complexe composé d’éléments de perception, d’intellection, d’émotion ». Etymologie : bas latin, sentiments de sentire, sentir. Senti-, et le suffixe -ment  (fait de sentir) ; XIIème s. sentement. Provençal sentiment  ; espagnol sentimiento  ; italien sentimento. Aujourd’hui : composante de la sensibilité affective.

L’expérience sentimentale est produite par une émotion unique ou composée qui a, dans le système neuronal, grâce à des modifications chimiques, électriques, ondulatoires, particulièrement selon le rôle des neurotransmetteurs, une intensité, une durée et une résonnance entretenues par les conséquences physiques et psychiques induites par l’émotion ou par une composition d’émotions.
Le rôle de l’amygdale est prépondérant dans le développement, la construction et la modification des sentiments. 
Dans sa fonction d’input : elle reçoit des faisceaux de neurones qui acheminent des stimulations extérieures en provenance des régions sensorielles du thalamus et du cortex. La mémoire mise ainsi en branle est contextuelle. Elle permet de situer la stimulation en fonction des expériences antérieures et des souvenirs constitués.
Dans sa fonction d’output : les informations reçues sont réacheminées vers d’autres structures (locus cœruleus et hypothalamus).
L’amygdale active la production d’hormones (noradrénaline, adrénaline). Elle est naturellement impliquée dans les circuits de l’émotion, et en particulier dans ceux de la peur, de l’anxiété, du sentiment de danger. Son activité est réduite au contact de l’ocytocine (un peptide du plaisir). Elle est également impliquée dans les mécanismes des neurones-miroirs qui concernent le partage des sentiments d’un sujet à un autre.
L’intérêt de cette parenthèse neuro-psychologique dans la physiologie de l’émotion est que celle-ci précise que le sentiment qui va découler d’une émotion ou d’un composé de plusieurs émotions est paradoxal. C’est le tremblement vital – et mortifère – induit par l’émotionnel, dysphorique et euphorique, qui colore le sentiment d’une nature profondément ambivalente.
Le sentiment se développe à la manière d’une forme d’imaginaire alimenté par l’émotion et entretenu par ses résonnances passées, présentes et anticipatoires en trois types de processus :
Un processus aversif, comme dans les sentiments de culpabilité, de honte, d’envie, d’antipathie, de jalousie, de frustration, de rivalité, de méfiance, de désespoir, d’abandon, de rage, de mélancolie, de supériorité, d’infériorité, de haine.
Un processus expectatif, comme dans les sentiments de peur, d’angoisse, d’envie, de frustration, d’imposture, de nostalgie, de mépris, d’humiliation, de tentation, érotique, artistique, religieux, de correspondance.
Un processus attractif, comme dans les sentiments d’appartenance, de confiance, océanique, de toute puissance, d’empathie, de tranquillité, de triomphe, de plénitude, d’amour.
Les sentiments, comme indiqué précédemment, sont des processus constitués d’une durée, d’une intensité et d’une résonnance, auxquels sont associés des contextes, des circonstances, des modalités de sensibilité, ceux-ci étant fonction de l’histoire du sujet et de sa position dans sa propre histoire, ainsi que dans sa possibilité de confier, de relier, de relire, de relater et de dépasser cette histoire, consciente et/ou inconsciente.

Les sentiments correspondent à la transformation des émotions dans le devenir psychique et physique du sujet, animal ou humain, et sont destinés à alimenter les composantes d’une mémoire affective, incrustée au cœur des circuits aversif, expectatif et attractif liés au plaisir, au déplaisir, au désir et au manque, les affects.

Les affects

Les affects, contrairement aux sentiments, qui eux sont qualifiés dans la majorité des cas par un complément de nom (sentiment de culpabilité…), sont la plupart du temps employés sans prédicat, comme par exemple le désir, hormis dans les expressions affect de plaisir ou affect de déplaisir [1], et sont issus de l’impact et de l’empreinte des sentiments renforcés par leur potentiel de modification ou d’édification de la personnalité. Les affects sont une des composantes de l’énergie provenant du ça où elle circule librement (processus primaire). Pour accéder au système préconscient-conscient, cette énergie (affect) doit être liée à une représentation (processus secondaire). 
Cependant que les émotions sont relativement « pures » et que les sentiments sont des composés de diverses émotions, l’affect, de son côté, est un concept limite entre le psychique et le somatique, entre l’idée et la chose. 

Affect : du latin affectus, « état affectif, disposition de l’âme ». En ancien français, affecte(e), « sentiment, passion » (1180, Cantique des cantiques). Jusqu’au XVIème s. « état, disposition ». En français, dans son sens actuel : à partir de 1942, « état affectif élémentaire ». Freud, à partir de la terminologie psychologique allemande Affect « mouvement ou état affectif impétueux », fait la distinction entre l’aspect subjectif de l’affect et sa dimension énergétique. Ainsi, selon lui (Etudes sur l’hystérie, 1895), l’affect ne se comprend que par l’intermédiaire de la pulsion, laquelle s’exprime sous deux formes : la représentation (l’image, la situation, l’idée) et l’affect (l’énergie, le mouvement, la force), puis dans son aspect économique dit quantum d’affect Affektbetrag.

Les affects, éprouvés affectifs, états d’esprit, émotions ré-agencées, constituent les aspects subjectifs, qualitatifs, touchant au sujet, donc, des émotions puis des sentiments. Les affects sont construits sur les relations intra et intersubjectives des sujets, et, par conséquent, à la manière des aménagements psychiques entretenus avec les arts (« Comme toute conversion, la découverte de l’art est la rupture d’une relation entre un homme et le monde. Elle connaît l’intensité profonde de ce que les psychanalystes nomment les affects. » A. Malraux – Les voix du silence), les affects retracent « l’attention et l’exploration » (Piéron – 1969), « l’expansion et la recherche » (Ibid.), « le retrait et la fuite » (Ibid.), tous syntagmes que l’on pourrait enrichir à l’envi et que, pour ma part, je résumerais dans l’idée d’attitude inconsciente par rapport aux épreuves de la vie, à un moment donné, selon les trois modalités positionnelles de l’esquive, du combat et de la fuite.
Ainsi, et à ce moment de notre développement, nous pouvons résumer l’affect selon sa valeur – aversive, expectative, attractive –, son intentionnalité – esquive, combat, fuite -, sa potentialité – plaisir, déplaisir, manque, désir -.
Le devenir des affects peut s’exprimer en terme de développement régressif, défensif ou expansif.
Sur le plan de la régression, l’alexithymie représente une incapacité à exprimer verbalement ses affects, une pauvreté de l’imagination et de l’intellection, une tendance à ne vouloir recourir qu’à l’action pour résoudre ses difficultés, une imperméabilité à l’aspect subjectif des événements, des situations, des relations au profit de leur dimension objective.
Sur le plan de la défense, les mécanismes de défense sont construits par l’inconscient du sujet pour pallier la rigueur du refoulé institué malgré soi, en le coupant de ses représentations. Ainsi, le déni, la dénégation, le déplacement, le clivage, la projection, l’idéalisation, l’introjection, l’idéalisation projective, la rationalisation, l’inhibition…, permettent au sujet d’éviter le désagrément de se voir confronté à des représentations inacceptables ou douloureuses.
Sur le plan de l’expansion, l’abréaction est la possibilité offerte à chacun d’accueillir le refoulé, malgré ses liens avec le souvenir d’une expérience de déplaisir. Compte tenu de la potentialité douloureuse de ces liens, affect et souvenir de déplaisir étant maintenus dans le refoulé et liés dans l’inconscient, la possibilité expansive consiste à déjouer cette inscription dysphorique grâce à la verbalisation, parfois difficile, du souvenir et de l’affect y associé. De la sorte, l’abréaction réalise l’expression, dans le champ de la conscience, de la coïncidence affective entre souvenir et affect et autorise ainsi la compréhension et la neutralisation des conséquences de l’inscription dysphorique.
Ainsi, les affects sont aptes à être reconnus, compris et modifiés par le sujet souffrant, offerts par le travail sur soi à la représentation.

Nicolas Koreicho – Mars 2020 – Institut Français de Psychanalyse©


[1]Plaisir – déplaisir : l’ensemble de l’activité mentale a pour but d’éviter le déplaisir et de procurer du plaisir. Ce principe rend compte de l’axe trophique fondamental nécessaire à toute élaboration cognitive des événements et des situations. 

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie – Louise Labé

Louise Labé – 1524-1566

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J’ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure ;
Mon bien s’en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

Louise Labé, Sonnets

 34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Fantasmes originaires

Nicolas Koreicho – Janvier 2020

Fantasme ; Fantasmes originaires ; retour au sein maternel, séduction, scène primitive, castration, enfant trouvé

« Au temps où nous avons choisi de commencer le conte, l’univers vit sans maître, tout entier plongé dans l’harmonie de son chaos. Et s’il connaît le mouvement, il ignore toute idée de début et de fin, ignore jusqu’à sa forme et bat, indifférencié, à la seule fréquence de sa vibration fondamentale. » 
« Erda seule veille ou rêve qu’elle veille. » 
(L’anneau du Nibelung, Indications dramatiques pour l’adaptation de l’opéra de Richard Wagner par M. Béjart, E. Cooper, P. Godefroy.)

Les nymphes et le satyre - William-Adolphe Bouguereau
Les Nymphes et le satyre, William-Adolphe Bouguereau – 1873

Le fantasme

Avant de développer et de préciser la nature et l’objet des fantasmes originaires, nous devons rappeler ce qu’est un fantasme et ce qu’il représente. La définition traditionnelle du fantasme se rapporte selon Laplanche et Pontalis dans leur Vocabulaire de la psychanalyse à un « scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure, de façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l’accomplissement d’un désir et, en dernier ressort, d’un désir inconscient ».
La clinique nous apprend que ce « désir » peut figurer lui-même une pulsion, une excitation, une envie, un besoin, une crainte, une déception, un espoir…

Le terme « fantasme », avant d’avoir été popularisé par la psychanalyse, selon un sens que nous allons préciser, provient du grec phantasma qui signifie « fantôme, hallucination visuelle », puis « fantaisie » repris en proximité du grec phantasia signifiant « apparition, vision », puis « imagination », jusqu’à l’actuel« fantasme » de la famille de phainein « apparaître ». 
Le mot « fantasme », ayant signifié d’abord « fantôme », s’est déplacé vers le sens d’« illusion » au XIVème siècle jusqu’au XIXème siècle où il est devenu un terme médical, avec le sens d’« image hallucinatoire ». Puis, d’après Le Robert historique, son emploi s’est restreint au sens de « production de l’imaginaire qui permet au moi d’échapper à la réalité » (1866).
Une définition du mot « fantasme » dans le Nouveau Larousse illustré de 1906 nous intéresse dans la mesure où elle fait intervenir une production mentale ayant un double sens, au passage tout comme le symptôme, d’un contenu latent et d’une forme manifeste : « Chimère qu’on se forme dans l’esprit ». Une forme, une origine en lien avec cette forme, donc.
Par ailleurs, le fantasma latin, un peu postérieur, signifiant « image extraordinaire » et relié à phantasia, au sens d’« opération mentale », confirme la double acception précédente vers le sens ultérieur de « fantôme, ombre » avec le français fantosme du XIIème siècle.
En allemand, et dans l’emploi qu’en fait Freud, die Phantasie, signifie « l’imagination » avec ce double sème d’un monde imaginaire et d’une activité de création qui lui donne vie, inclus dans das Phantasieren, verbe substantivé de fantasieren, qui traduit à la fois ce monde extraordinaire, et l’activité onirique, imaginative, créatrice de scénarios ou d’images, cependant qu’en français, au Moyen-Âge, les deux mots fantasme et fantaisie sont distincts, l’un représentant la vision extraordinaire et l’autre la capacité d’imaginer.
Notons qu’aucun de ces deux termes ne présuppose l’idée de la psychanalyse, curieusement insuffisamment développée, selon laquelle il y a une origine psychique personnelle à l’image et à sa réalisation.

« Couvrez ce sein que je ne saurais voir : – Par de pareils objets les âmes sont blessées, – Et cela fait venir de coupables pensées. »
Molière – Tartuffe ou l’imposteur

D’après A.-J. Coudert dans le Manuel alphabétique de psychiatrie clinique et thérapeutique d’Antoine Porot, précisant simplement la pensée freudienne, les fantasmes « transcendent le vécu individuel et ont un certain caractère d’universalité. En ce sens, ils sont à rapprocher des mythes collectifs. Ils « mettent en scène » ce qui aurait pu dans la préhistoire de l’humanité participer à la réalité de fait et à ce titre ils entrent dans le cadre de la réalité psychique ».
Freud développera cette acception toute particulière avec l’emploi de ce terme Phantasie, polysémique : un monde, images, scénarios, et une activité, à partir de laquelle lui sera conféré le sens de « fantasme » tel que nous lui connaissons aujourd’hui.
Il en propose tout d’abord une explication phylogénétique (phylogenèse : histoire évolutive de l’espèce à laquelle appartient un individu) et, dans la même note, ontogénétique (ontogenèse : concerne le développement d’un individu, depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte), aspect toujours insuffisamment développé, ce que curieusement n’ont pas repéré les exégètes. Comme si le fait de ne pas aborder une question s’agissant des fantasmes concernait avant tout dans le présent l’histoire personnelle des commentateurs de laquelle peut-être ils souhaiteraient se préserver. Et pourtant, la « vérité individuelle » relève bien de l’ontogénétique.

« Il est possible que tous les fantasmes qu’on nous raconte aujourd’hui dans l’analyse aient été jadis, au temps originaire de la famille humaine, réalité, et qu’en créant des fantasmes l’enfant comble seulement, à l’aide de la vérité préhistorique, les lacunes de la vérité individuelle. »

Freud – Introduction à la psychanalyse

Les fantasmes originaires

Les fantasmes originaires sont constitués par des scénarios, sous la forme de scènes, de saynètes, d’images dramatisées le plus souvent visuellement, et dans lesquelles le sujet joue un rôle, comme participant ou comme spectateur, place qui prend tout son sens dans la relation, écrite ou orale, du fantasme. La dimension interdite, inter-dite dirait le lacanien de service, du fantasme originaire, tient sa spécificité dans la dialectique même du désir et de sa répression surmoïque vis-à-vis d’un Ça toujours agissant et apte à prendre de multiples formes.
Nous pouvons poser que pour Freud les fantasmes sont originaires en ce qu’ils découlent d’un héritage préhistorique, qu’ils sont par là conséquents à une phylogénétique, mais qu’ils s’étayent d’un enracinement personnel, psychobiologique, et ainsi, donc, qu’ils naissent d’une constitution historique, proprement ontogénétique.
Scènes essentielles ou scénarios typiques, les fantasmes originaires constituent « ce trésor de fantasmes inconscients que l’analyse peut découvrir chez tous les névrosés et probablement chez tous les enfants des hommes », écrivait Freud en 1915. Certains de ses commentateurs poursuivront : « Ces fantasmes fondamentaux représentent l’ensemble des solutions que l’homme peut inventer face aux énigmes du monde. » (Faure, Pragier – Complétude des fantasmes originaires). Dans leur simplicité, ils sont des matrices qui permettent une infinité de représentations « comme les couleurs fondamentales suffisent à toute la peinture ».
Dès lors, mis en valeur par Laplanche et Pontalis, chacun des quatre fantasmes originaires retenus d’abord par ces deux auteurs comporterait trois aspects : 
il est en rapport avec la situation originaire ; – mais laquelle ?
il constitue le fantasme des origines ; – mais lesquelles ?
il est schéma fondateur, organisateur d’autres schémas de fonctionnement intrapsychiques mais aussi culturels ; – mais lesquels ?

En effet on ne reconnaît le plus souvent que quatre fantasmes originaires : retour au sein maternel, séduction, scène primitive, castration. Tous les quatre sont susceptibles de représenter des possibilités essentielles de relation en référence aux origines du sujet : 
– Fantasme de retour au sein maternel ou de retour in utero, « Je ne veux pas de ce monde, des autres ».
– Fantasme de séduction, « Il ou elle ou ce couple m’aime trop ».
– Fantasme de scène primitive, « Il et elle s’aiment l’un l’autre dans le conflit » : ici, des partenaires accomplissent un acte de plaisir, peut-être de jouissance, vécue par l’enfant comme un combat, une lutte.
– Fantasme de castration, « Il ou elle, ou les deux veulent me réduire, me figer ».

« Des structures fantasmatiques typiques (vie intra utérine, scène originaire, castration, séduction) que la psychanalyse retrouve comme organisant la vie fantasmatique, quelles que soient les expériences personnelles des sujets ; l’universalité de ces fantasmes s’explique, selon Freud, par le fait qu’ils constitueraient un patrimoine transmis phylogénétiquement. »

Laplanche et Pontalis – Vocabulaire de la psychanalyse

Encore une fois, l’aspect ontogénétique du fantasme est quelque peu relégué au profit de sa dimension phylogénétique. Mais revenons-en à Freud.
Il utilise donc le terme d’« Urphantasie », de Ur, origine et phantasie, fantasme, en 1915 en proposant une première mise en place du fantasme de scène primitive, occasion en laquelle il fait allusion aux autres fantasmes originaires, sans beaucoup plus de précision, ce qui sera d’ailleurs le cas dans le reste de son œuvre :

« L’observation du commerce amoureux entre les parents est une pièce rarement manquante dans le trésor des fantasmes inconscients qu’on peut découvrir par l’analyse chez tous les névrosés, et vraisemblablement chez tous les enfants des hommes. Ces formations fantasmatiques, celle de l’observation du commerce sexuel des parents, celle de la séduction, de la castration et d’autres, je les appelle fantasmes originaires…»

Freud – « Un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie « 

Cependant, il précise qu’il est nécessaire de considérer dans cette première acception de l’idée de fantasme originaire, en note ajoutée en 1920 aux Trois essais sur la théorie sexuelle, les fantasmes concernant « le ventre de la mère, le séjour et les événements vécus dans le ventre de la mère » ; cette note donne également sa place au fantasme de « roman familial, parmi les fantasmes sexuels de la puberté universellement répandus ». (Freud – Trois essais sur la théorie de la sexualité – 1920).
Voilà donc, avec le « ventre de la mère » et le « roman familial », les cinq fantasmes originaires.

En fait, les fantasmes originaires sont subsumés ontologiquement, comme c’est le cas dans le complexe d’Œdipe. Nous avons l’intuition qu’ils sont également subsomption dans le mythe de Narcisse. En effet, les Urphantasien sont, dit Freud, « les fantasmes communs à tous les êtres humains, fantasmes inconscients que l’analyse révèle ».  Si après 1920 Freud n’utilise plus cette expression de fantasmes originaires, c’est qu’il parle directement des concepts psychanalytiques auxquels renvoient les fantasmes originaires. Il en est ainsi par exemple de l’Œdipe construit sur le socle des fantasmes originaires de la « scène primitive », de la « séduction » et de la « castration ». Qu’en est-il des deux autres fantasmes de « retour in utero » et de « roman familial » ? A quoi renverraient-ils ?

 « D’où viennent le besoin de ces fantasmes et leur matériel ? Il ne peut y avoir de doutes que les sources de ces fantasmes originaires se trouvent dans les pulsions. Mais il faut encore expliquer pourquoi les mêmes fantasmes avec le même contenu, sont créés en chaque occasion. J’ai une réponse prête dont je sais qu’elle vous paraîtra audacieuse. Je crois que ces fantasmes primitifs, ces trajectoires ne sont pas linéaires, elles décrivent des boucles paradoxales, et les fantasmes de scène primitive, de séduction et de castration sont les produits tardifs d’une auto-symbolisation qui fonde les symbolisations originaires qui l’ont pourtant rendue possible. et sans doute quelques autres, sont une possession phylogénétique. En eux l’individu atteint, au-delà de son expérience propre, à l’expérience de la nuit des temps. »

Freud – Introduction à la psychanalyse

Nous postulerons que le « retour in utero » et le « roman familial », outre qu’ils ramènent également le sujet à une constante de l’humain dans « la nuit des temps », renvoient aux socles mythiques de la personne, c’est à dire au narcissisme (un drame), un des deux grands mythes organisateurs de la constitution de la personnalité avec l’Œdipe (une tragédie). Cette proposition du bien-fondé d’un lien structurel entre l’histoire de l’humanité et l’histoire du sujet met un terme à l’opposition de l’ontogenèse et de la phylogenèse que l’on ne peut plus guère, en psychanalyse, dissocier.

Selon Laplanche et Pontalis, les quatre fantasmes, puisqu’ils n’en ont retenu que quatre, sur les cinq mentionnés par Freud, il est vrai sans développement ultérieur de la part de Sigmund, se rapportent aux origines.
Précisons d’emblée, et pour respecter la logique de l’ordre des fantasmes originaires, que dans le retour in utero, c’est l’origine du monde pour le petit d’homme qui est représenté.
« Dans la scène primitive, c’est l’origine de l’individu qui se voit figurée, dans les fantasmes de séduction c’est l’origine, le surgissement, de la sexualité ; dans les fantasmes de castration, c’est l’origine de la différence des sexes. » (Laplanche et Pontalis – Vocabulaire de la psychanalyse).
Complétons pour finir que pour le roman des origines, c’est l’origine de l’accession à la génitalité et à l’indépendance qui se manifeste.

Freud avait repéré ce qu’il baptise fantasmes originaires car communs à l’histoire de tous les humains et à l’histoire du sujet : retour in utero, séduction, scène primitive, castration, roman familial.
L’opuscule de Laplanche et Pontalis, (Fantasme originaire, fantasmes des origines, origine du fantasme), reprend la généalogie de la découverte par Freud du fantasme, puis des fantasmes originaires. Il évoque le lien entre les représentations des grottes ornées (premières illustrations des fantasmes dans la grotte de Cussac, – 22 000 ans, dans la culture gravettienne) et les fantasmes de l’homme moderne.
Les mêmes fantasmes chez tous les hommes, depuis l’origine, illustrent ce que notre pensée doit à l’ordre symbolique pour se développer. 
Le fantasme serait l’insertion du symbolique dans le corps. On pourrait compléter cette proposition en ajoutant à l’insertion du symbolique dans la relation (entre les corps ?). La naissance de l’activité fantasmatique, chez l’enfant, est contemporaine de l’auto-érotisme : arrêter de sucer, mais suçoter pour le plaisir, tout en rêvassant au charme de la mère. Les soins maternels seraient la première rencontre avec les fantasmes originaires. 

 Les fantasmes originaires représentent la matière psychique à partir de laquelle peut s’élaborer une table de proscriptions et de prescriptions. Nous renvoyons les correspondances en termes d’interdits et d’obligations à mon article sur la Loi symbolique.

. Le premier, Retour au sein maternel, ou retour in utero, ou retour au ventre maternel, renvoie à la toute-puissance absolue (puisqu’illimitée) de l’embryon puis du fœtus. On peut aussi considérer que ce fantasme renvoie à la plus extrême des faiblesses, reposant sur une illusion, un sentiment océanique. Par conséquent, ce fantasme est bien imaginé comme une position de l’au-delà et de l’en-deçà des choses, sans puissance et sans faiblesse, une totale neutralité pulsionnelle. Si le fantasme renvoie au « paradis perdu » (la vie intra utérine est d’abord comprise comme « paradis perdu ». Ferenczi théorise plusieurs stades de toute-puissance dont celui de la vie fœtale) on doit admettre que l’état représenté, est une totale indifférence, terme pris au sens de l’être magique, de l’être en soi.
Ce fantasme renvoie à l’idée d’un état sans limite, ni et si corporel, ni et si psychique, ni et si moral, et introduit à la possibilité et à la proscription du meurtre et de l’inceste. En effet, on ne saurait tuer ni copuler avec celle qui nous a mis au monde, ce qui représenterait une réalisation inouïe de la pulsion de mort.

. Le second, Séduction, renvoie à la séduction dont aurait été victime l’enfant de la part de l’adulte. Ce fantasme originaire renvoie ici à la proscription de passages à l’acte pédocriminels. De l’abus du fort envers le faible.
La scène de séduction, élaborée par Freud dans sa compréhension de l’hystérie, est l’explication imaginaire de l’origine de la sexualité. 
Dans un premier temps, et compte tenu de l’influence qu’exerce sur certains une telle scène, Freud voit dans un premier temps l’origine de ce fantasme imaginaire dans la scène réelle d’un viol subi dans l’enfance, ce qui l’amène à considérer le viol comme fréquent. Il revient plus tard sur la pertinence d’une telle idée. Ferenczi s’interroge sur ce renoncement, pensant que cette scène peut bien, dans certains cas, avoir pour origine une expérience apparentée réelle. Freud renonce à l’idée d’une agression authentique, mais explique cette idée comme étant l’expression du complexe d’Œdipe. Freud renoncera à la théorie de la réalité des événements développée dans sa Neurotica (lettre à Fliess du 21/09/1897) parce que la recherche d’un événement premier (la perversion du parent) est selon lui une impasse, et que tous les pères ne peuvent être pervers ; si la réalité se dérobe, reste la fiction, l’imaginaire, le mythe. Dans la réalité, la parenté doit être verbalisée.

. Le troisième, Scène primitive, renvoie à la scène de copulation réalisée par les parents dont aurait été témoin l’enfant, interprétée comme un combat, une lutte entre eux deux dont il pourrait bien être la cause, ouvrant la possibilité du développement du fameux sentiment de culpabilité de l’enfant. Nous avons déjà là une possible résolution de la jalousie chez l’enfant suscitée par les amours parentaux et la rivalité des parents vis-à-vis de l’enfant qui pourrait faire mieux que ses parents, sur tous les plans. S’il y a combat, la chose est moins difficile à accepter pour le petit d’homme qu’un amour tendre. C’est la différence des générations qui doit être affirmée et l’impertinence d’une quelconque rivalité entre elles.

. Le quatrième, Castration, renvoie à l’idée selon laquelle originellement tout individu serait pourvu d’un pénis, la fille ayant été castrée. Ordinairement, chez le garçon, ce fantasme laisse la place à la crainte de pouvoir être castré, avec le désir de consolider un manque toujours d’actualité, tandis que chez la fille, il laisse la place au désir de récupérer le pénis coupé, avec la crainte de ne pouvoir combler le manque. Cependant, il ne faut évidemment pas prendre cette idée de la castration à la lettre. On doit considérer à présent la castration comme étant éminemment symbolique et s’appliquer au phallus, et à ce titre concerner autant les filles que les garçons, et non plus au pénis. L’origine de ce fantasme est l’observation chez l’enfant de la différence des sexes, de la différence anatomique et ontologique des sexes, le phallus étant commun aux deux sexes, sans naturellement exclure ce qui fait mystère dans cette différence.

. Le cinquième, Enfant trouvé, renvoie à l’idée d’auto-engendrement, et s’établit selon l’idée de l’enfant qu’il mérite mieux que de vivre au milieu du couple au sein duquel et par lequel il est venu au monde.

C’est l’idée du fantasme nommé par Freud « roman familial ». On y retrouve l’idée de totipotentialité, terme emprunté à la biologie végétale et qui caractérise la capacité d’une cellule de reproduire à elle seule tout l’organisme. C’est un peu comme dans le mythe de Protée, ce dieu de la mythologie capable de prendre toutes les formes possibles pour échapper à ses mortels questionneurs, et portant l’autoérotisme à son apogée.
Ce fantasme représente pour l’enfant les idées consistant à imaginer avoir été kidnappé ou adopté à son insu et mériter de pouvoir retrouver, en s’inventant, éventuellement, des parents plus aimables et aimants, plus méritants, plus prestigieux. Le fantasme de l’enfant trouvé est une révolte contre le vol, le viol, l’abus de pouvoir réels ou supposés, s’opposant au développement harmonieux de l’adolescent possiblement contrecarré par une imposition aléatoire à son devenir ou une déprivation.

Enfin, du point de vue un peu daté, mais pouvant éclairer synthétiquement, de la structure, les fantasmes originaires prennent pour objets problématiques avec les pulsions y afférentes : le sein, dans ses différentes acceptions (Retour in utero) avec l’oralité ; l’excrément, au sens d’objet par excellence des primo-relations (Séduction) avec l’analité ; le regard, sur l’autre, sur soi, sur le regard (Scène primitive) avec le scopique ; la voix, comme objet performatif (Castration) avec l’invocation ; le phallus, en tant que réalisation, conquête toujours et partout possible (Enfant trouvé) avec l’autoérotisme.

Nicolas Koreicho – Janvier 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse