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Napoléon Bonaparte, « il ribuglione »

Alice Tibi – Juillet 2021

Sommaire
1. Un prématuré
2. Se régénérer 
3. Une re-fondation inaboutie 
4. Le ribuglione prémonitoire
… Le bel aujourd’hui
Portait inachevé de Bonaparte – Jacques-Louis David, 1798 – Musée du Louvre

On rapporte généralement à l’ambition la carrière fulgurante de Napoléon. Parfois aussi à la nécessité d’être devenu soutien de famille, étant le plus présent en France par rapport à ses frères après la disparition du père, Charles Bonaparte, en 1785, alors qu’il n’avait que seize ans. Quelquefois, on se souvient du surnom attribué dans l’enfance : il ribuglione (prononcer ribullione), que l’on pourrait traduire par « l’insoumis », l’instigateur de désordre, de confusion, l’agitateur aux marges d’une révolution [1].

1. Un prématuré 

On a fait appel à des motivations ou une caractérologie objectives, connues. Une circonstance, cependant hors du commun et peu souvent évoquée, est le fait, pour le jeune Bonaparte, d’avoir élaboré 17 plans dès 1794 au moins, soit conçus encore antérieurement, avant vingt-quatre ans, pour envahir l’Italie. La nomination en 1796 de commandant en chef de l’armée d’Italie constituait non les prémisses d’une carrière mais un aboutissement. 

Ses commensaux, Volney et Turreau, auxquels il fait part de son plan, fin 1794, au cours d’un dîner à Nice, crient au génie, comme en témoignera Chaptal dans ses Mémoires [2]. L’intuitif et sensible Volney, lorsqu’il apprendra la nomination de son ami à la tête de l’Armée, lors de la Première Campagne d’Italie, écrira dans une lettre : « Pour peu que les circonstances le secondent, ce sera la tête de César sur les épaules d’Alexandre » [3], une vue prophétique dont peut-être Stendhal se souviendra [4]. Le témoignage existe donc. Tout Bonaparte se trouve prématuré. Le jeune artilleur a été un stratège avant le champ de bataille, il a envisagé l’imprévu des affrontements, les intentions et manoeuvres de l’ennemi, les accidents du terrain, bien avant de les avoir rencontrés. Certes, les bases historiques ne manquent pas : la famille Buonaparte est lointainement originaire de Ligurie et de Toscane. Mais lequel de ses membres s’en souvient-il, après le rattachement de la Corse à la France ? 

En conséquence, l’existence de Bonaparte se présente très tôt dans la vie comme l’affrontement belliqueux d’une adversité inconnue, dont il faut sortir victorieux, coûte que coûte ; et si le seul souvenir, à neuf ans, d’une bataille de boules de neige initiée et poursuivie quinze jours durant à Brienne, nous est resté de ses années de classe, il n’est peut-être pas fortuit. On peut présumer que les hasards de la vie militaire intervenus ensuite ont trouvé un soldat déjà sur le pied de guerre et anticipant toujours la bataille d’après. « Mais, soldats, vous n’avez rien fait puisqu’il vous reste encore à faire »[5], proclame-il à l’armée dans une longue profession de foi, après l’armistice de Cherasco en Italie (28 avril 1796) et la capitulation du royaume de Sardaigne : où l’on discerne une trajectoire lancée sur un parcours sans fin. La succession brillante de victoires, lors de la Première Campagne d’Italie, confirmera le dîner prémonitoire de Nice. On pourrait parler de surrégime hors temps beaucoup plus que de carrière militaire, de présence hors-normes, hors d’une réalité inscrite dans le temps. Hippolyte Taine, pour traduire son saisissement, ne dira-t-il pas que Bonaparte est « (…) quelque chose à côté, au-delà, au-delà de toute similitude ou analogie » ? 8* Avatar d’un enfant hypermature, attelé à la vie adulte bien avant d’y être parvenu et s’étant figuré celle-ci comme une cadence de virtuosité, ce très jeune homme est marqué par la brièveté : « les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle ». [6] Comprenons le « génie » comme une destinée frénétique et hors du commun. On aperçoit ici les contours d’une structure névrotique, où l’on affronte le conflit avec le réel, mais toujours en anticipation, de manière à la fois intellectuellement hyper-mature et affectivement immature, selon un schéma classique.

Quelle en serait l’origine ? Chercher à gagner l’âge adulte avant l’heure en brûlant les étapes est une démarche connue de nous : elle implique souvent un lien invalide ou démonétisé avec les géniteurs ou parents. L’enfance se trouve interrompue et l’enfant, parent de lui-même enfant, affichant une pseudo-personnalité d’apparence adulte (cf. le concept d’Hélène Deutsch [7] pour désigner des relations sociales défaillantes), invente souvent une légende pour expliquer sa venue sur terre, se figurant être issu de deux autres parents ; un prince et une princesse seraient fréquemment, dans son imaginaire, ses vrais parents et ne tarderaient pas à venir le chercher. À moins qu’il ne se reconnaisse pas de parents du tout.

Il se trouve que Napoléon s’interrogea beaucoup sur l’origine ses exploits à la guerre, en Italie comme en Égypte, de 1796 à 1799 : on sait qu’il en fut lui-même surpris, découvrant tel un apprenti sorcier ses propres potentialités ; la victoire de Lodi le révèle à lui-même et lui laisse alors espérer un destin politique. Mais il voulut concomitamment et intensément savoir qui était son père, ne croyant pas que son génie militaire pût avoir été hérité de son géniteur. Son être même faisait donc pour lui l’objet d’une interrogation, et non seulement la qualité de ses aptitudes. On voit ici un soldat nouveau dans la carrière, à peine nommé commandant en chef d’une armée fort dépourvue et « insubordonnée d’avance », dira Taine [8] : mais ce soldat part à la découverte de lui-même ! Il fait même des recherches sur le jour présumé de sa conception avec deux scientifiques de son temps, Monge et Berthollet, au retour de la Campagne d’Égypte. Le premier devint un très grand ami (cf. Souvenirs de Monge et ses rapports avec Napoléon, par Edme-François Jomard, Gallica [9]). S’il finit, dit-on, par se convaincre par de savants calculs que Charles Bonaparte était son père, la seule recherche obsédante à laquelle il s’était livré jusqu’au temps du retour d’Égypte, indique dès le début de son existence un doute profond sur ce point, pouvant expliquer le cours singulier que prit alors sa vie. (cf., entre autres, Patrice Gueniffey, Bonaparte, Gallimard, 2013). En effet, une naissance illégitime fut présagée très tôt et même en Bretagne plutôt qu’en Corse, du fait de la passion née entre le comte de Marbeuf, Breton gouverneur de Corse et Letizia Ramolino, Madame Bonaparte, en l’absence fréquente de Charles Bonaparte, ainsi que d’un baptême intervenu deux ans plus tard en 1771, fait tardif très inhabituel. Vraie ou pas, cette thèse, largement répandue en Corse et ayant généré une abondante littérature [10] ( voir D. Carrington,182), préoccupa vivement le futur artilleur. Tout concordait ainsi pour que Napoléon Bonaparte fût un enfant seul, à la destinée déviée par rapport à sa fratrie. 

On devrait sans doute comprendre le clairon des harangues et des Bulletins militaires qui étonnèrent le monde, moins comme l’invention de la propagande, ainsi qu’on le ressasse, mais comme le désir de marquer un territoire, proclamer emphatiquement une existence. Bonaparte marqua les esprits par son décalage même. 
Dès les premières batailles, une succession de tableaux des meilleurs peintres, français et italiens, accompagne les affrontements. Ce choix de Bonaparte, immortalisé au Pont d’Arcole, au passage du Grand Saint-Bernard, comme plus tard aux Pyramides et ailleurs en Europe, pourrait être prolongé dans les textes. Cette disposition à semer des représentations, plus héroïques que réelles, plus puisées dans l’imaginaire du condottiere, comme les toiles de Géricault par exemple (du Chasseur à cheval au Radeau de la Méduse, qui en serait la nostalgie), se perçoit aussi dans le verbe. 

Nul besoin de peintre pour voir des tableaux dans ses déclarations ou ses lettres, comme des enseignes de son Moi secret. Dans une confidence à Mme de Rémusat [11], Bonaparte se remémore son état d’esprit dans la dernière Campagne : 

« En Égypte, je me voyais débarrassé des freins d’une civilisation gênante. Je rêvais toutes choses et je voyais les moyens d’exécuter tout ce que j’avais rêvé. Je créais une religion et je me voyais sur le chemin de l’Asie, parti sur un éléphant, le turban sur ma tête et dans ma main un nouvel Alcoran que j’aurais composé à mon gré. » 

… Un Delacroix ! Hors civilisation, Bonaparte se voit en nouveau prophète à l’action libérée, cornac en costume d’une contrée ignorée, prêchant sa propre Bible ! Que la foi n’y soit pas étrangère n’est pas pour nous surprendre : sa croyance dans les étoiles est bien documentée, celle des enfants aux premiers âges de la vie plus encore… Mais surtout trouvant sa propre langue enfin, après tant de sarcasmes sur ses approximations françaises et son accent corse, et faisant de ses rêves un texte sacré. Le primat de l’imaginaire est ce qu’on lit, représentations et affects, dans ce souvenir égyptien. 

2. Se régénérer

Peut-être le seuil entre les premières Campagnes — en Italie et en Égypte — et le Consulat suivi de l’Empire, correspond-il à la fin d’une mèche, allumée à l’aube de l’existence et consumée avant le 18 Brumaire. En dépit des fondations administratives nouvelles bientôt données à la France, on remarque un désenchantement traduit dans une lettre à Joseph Bonaparte. En effet, après le coup d’État, le Premier Consul n’eut que trop conscience de devoir graver son action dans des « masses de granit [ jetées sur le sol de France ] » [12] (cf. Napoléon + Dorothy Carrington,18-1), car telle était l’évolution naturelle après la fin de la période révolutionnaire. On note pourtant une lettre à Joseph, le frère aîné, en 1799, exactement avant ces derniers événements : 

« Je suis annulé de la nature humaine ! j’ai besoin de solitude et d’isolement ; la grandeur m’ennuie, le sentiment est desséché, la gloire est fade ; à vingt-neuf ans, j’ai tout épuisé. » [13] (Lettre à Joseph Bonaparte, 25 juillet 1799, après la victoire d’Aboukir, en Egypte). 

Annulé de la nature humaine ! Pesons ces termes : observons avec quelle facilité Bonaparte se retire de l’espèce, rien moins… Ce n’est pas pour nous étonner, car nous avons appris qu’il n’y avait pas, comme tout un chacun, trouvé de place prédestinée. Et la grandeur m’ennuie est peut-être une expression à double sens, mise pour « rejoindre l’âge des grands ». Voici donc, pense-t-il, tel un extra-terrestre, la fin du chemin. Il ressent avoir vécu toute la vie et il fait preuve d’une étrange cécité sur le parcours qui pourrait lui échoir encore, son imagination ne lui présentant rien du futur, « à vingt-neuf ans »… Toutes proportions gardées, ce serait un peu le parcours d’Oedipe : en 1799, Laïos est mort, Jocaste est dans son lit (i.e. Charles Bonaparte et Joséphine), la légende est accomplie !! 

Mais pourquoi interprète-t-on ces paroles comme les témoins d’une dépression ? [14] (cf. https://www.histoire-en-citations.fr) Une dépression aussitôt rapportée à d’autres symptômes, hyperactif maladif, infatigable battant et en apothéose, plusieurs tentatives de suicide ? Interprétation qui englobe négativement l’ensemble de l’action comme le tableau d’un syndrome… et nous paraît sommaire. 

Aucune précocité ne peut se concevoir sans une dépression latente, l’hypermaturité forcée naissant comme un mécanisme de défense ou un recours, si la petite enfance ou l’enfance ne peuvent se poursuivre, car elles ont été perdues. Dans ce contexte, il devient nécessaire de sur-développer ses facultés dans un effort surhumain, ici en particulier à l’aide des livres, jusque sur tous les champs de bataille, dans des malles dédiées à ce transport. Les « parents » sont devenus Plutarque et César, il n’est que de s’en rapporter à ces maîtres sans défauts. À Sainte-Hélène, quelque trois mille livres suivront Napoléon en exil. Le surinvestissement de la pensée vient remplacer les pulsions sexuelles primaires, généralement suivi d’un désinvestissement, au contraire, de ces mêmes pulsions. Non seulement ceci n’est pas infirmé par la vie privée, au total pauvre, de Napoléon Bonaparte, mais ce fait se voit confirmé par son équivalent dans la conduite à table : repas peu copieux, brefs, affichant peu de goût pour la bonne chère en général. 

Cette évolution est généralement observée chez les aînés, qui se posent infiniment de questions anxieuses sur les naissances suivantes, venant menacer leur place. Selon Freud, à propos de Léonard et secrètement de lui-même [15], le développement intense des pulsions sexuelles se voit peu à peu sublimé en d’autres, la pulsion scopique et cognitive chez Léonard, guerrière aussi bien que cognitive chez Napoléon. Ce dernier eut en partie le statut d’un aîné de par son caractère, lors de la mort du père, par exemple, mais également dès la petite enfance où son frère aîné Joseph fut son souffre-douleur ; d’autre part, la fuite en montagne de sa mère pendant la gestation constitue un fait marquant partout rapporté. On sait que ce souvenir perdure chez le nouveau-né : cet événement eut toutes les affres d’une guerre et différencie ce début de vie de celui des autres frères et soeurs. Le souvenir prénatal, aussi bien le sien que celui de la mère, a pu constituer un traumatisme et la parabole d’un futur. Mais le caractère turbulent, voire rebelle, qui le fit surnommer il ribuglione, paraît surtout manifester l’écart que fait l’enfant dès la naissance, pour sortir symboliquement de sa famille et s’opposer à elle à grand fracas, même s’il ne l’abandonne jamais dans les faits par la suite. Le caractère turbulent et tourmenté précède le parcours guerrier. 

Deux événements, par conséquent, président à la naissance de Napoléon Bonaparte : un souvenir traumatique prénatal marqué par la guerre et l’écho d’une naissance illégitime. Ces deux événements nous paraissent avoir préparé un chemin de traverse, précoce et hypermature. 

NB : Un exemple similaire peut être trouvé chez Winston Churchill, descendant d’illustres soldats, mais notoirement délaissé par ses parents [16]. Churchill emportait ses chevalets sur les champs de bataille, déjà très jeune. Mais une personnalité artistique, avec ses facultés d’imagination créative, lui sera de meilleur secours que les livres au Corse. 

On fera aussi valoir qu’aucune tentative de suicide, en effet issue d’un terrain dépressif, n’a abouti ; et que l’on trouve, dans des recommandations à la garde en 1805, l’interdiction de se suicider par amour – ce qui venait trop souvent d’arriver – , sous peine de « quitter le champ de bataille avant d’avoir vaincu. » [17] Tout était donc comparable à une bataille vitale, même l’amour. La tentation du suicide, intervenue plusieurs fois, dénote surtout, sur un lit dépressif, l’irrésolution fragile, le destin plein d’inconnu. Mais il est aussi intéressant de remarquer, à propos du nouveau projet des « masses de granit », que les fondations de la ville natale d’Ajaccio sont en granit [18]: s’agit-il d’une tentative de seconde naissance ? De régénération dans un ultime effort ? 
Le Code civil, sobre autant qu’exact, en sera la langue, inspirant Stendhal, pour refouler les palabres à l’honneur dans l’Ancien Régime, ou comme une tentative de fixer le temps dans sa course. 

2. Une re-fondation inaboutie 

Cependant, les alliances internationales manquent leur but. Même l’empereur d’Autriche, père de l’épouse légitime et grand-père du dauphin, roi de Rome, trahit. 

Pendant que l’Angleterre continue ses menées anti-napoléoniennes en finançant de nouvelles coalitions hostiles, la Grande Armée ne compte plus dans ses rangs les soldats plus valeureux des débuts militaires, morts ou âgés. Une prédiction bonapartiste s’accomplit : « (…) le sentiment est desséché ; la gloire est fade ; à vingt-neuf ans, j’ai tout épuisé. » 

Lors de la préparation du second exil qui se terminera à Sainte-Hélène, une lettre de l’empereur des Français au régent d’Angleterre, futur George IV, emprunte un ton dont l’apparente ingénuité étonne. 

Précédemment, George III, après la coûteuse Paix d’Amiens en 1802 (rétablissement français de l’esclavage pour s’aligner sur les contrées ennemies), n’a-t-il pas déclaré la guerre à la France du Premier Consul dès le 14 mai 1803, dans une lettre vendue tout dernièrement, le 12 janvier 2021 ? [19] Considérée comme un véritable acte de piraterie par l’embargo décrété sur tous les bâtiments français et bataves, cette lettre atteste l’hostilité ouverte ou dissimulée de l’Angleterre envers la France, malgré les nombreuses offres de paix de Napoléon. Mais au souverain dont le royaume n’a pas ménagé ses coups bas depuis plusieurs décennies, le Français écrit : 

« Je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale, comme celles du plus constant, du plus généreux de mes ennemis. » [20] 

Le contraste étonne, entre le bellicisme constant et patent d’Albion et les termes choisis par Napoléon : la demande et les qualificatifs témoignent d’une confiance si totale, qu’ils laissent envisager le pire, et non les bons traitements attendus. Comment ne pas lire, à travers la soumission du ton, comme la supplique d’un enfant ? Pourquoi cette grandiloquence, aux accents quelque peu absents, remplace-t-elle le bellicisme d’usage entre les deux parties ? 

Thémistocle, à l’instar de Napoléon, est issu d’une famille à la fois roturière et aristocratique de second ordre. Mais une fois banni de son pays après ses bons services, il bénéficie des honneurs et même de tâches de commandement de son hôte, le roi de Perse Artaxerxès, au cours d’un épilogue idéal dans l’Histoire. Que cet épisode soit invoqué par l’empereur des Français rêvant d’une reconnaissance pour ses actions, constitue un leurre de grande dimension, comme si l’ennemi anglais devait se renverser soudain en autorité bienveillante. L’hostilité anglaise – et européenne – est alors à son comble, Napoléon est hors-la loi en Europe depuis les Congrès de Vienne, tout cela rendant inimaginable une réhabilitation aussi proche. 

Mais dans le monde intérieur de Napoléon, une étape semble avoir été franchie, comme une sorte de retour à une période archaïque précédant l’instinct de guerre – « né pour la guerre », disait le narrateur de Clisson et Eugénie [21], à propos du héros – un âge d’or enfantin dénué d’ambivalence, témoignant, dans le lointain, d’un début de vie marqué par un Moi Idéal. L’essor d’une Troisième période semble être venu redoubler celle qui conclut la Campagne d’Egypte, mais plus idéalement encore, puisant dans un passé primaire. 

La geste napoléonienne apparaît comme une allégorie grandiose, dont l’ennemi anglais finit par avoir raison, passant, pour Bonaparte, du statut d’ennemi implacable à celui d’interlocuteur rendu à la sagesse, à travers une haute idéalisation ; peut-être cet excès d’idéal menaça-t-il l’excellence de l’entreprise et devait-il en prédire la fin. 

Car ce fut aussi, à ce qu’il semble, le projet d’un enfant méconnu. 

4. Le ribuglione prémonitoire

Cet enfant précoce fut-il un visionnaire ? 

On sait que Napoléon Bonaparte réinvente la stratégie, la tactique – le jeune De Gaulle étudia avec passion ses batailles et les enseigna [22] – la rapidité de déplacement, la surprise, le choc non moins que l’intuition, l’examen minutieux des cartes, et l’artillerie, la bravoure de la garde à cheval… La guerre-éclair, la position excentrée, le défi aux normes ont initié la guerre moderne. Puis la refondation des institutions républicaines au pas de charge, dans un élan qui dure encore aujourd’hui, voilà de quoi ébranler. Politiquement, Bonaparte, héritier de Robespierre, est le seul à avoir « fini la Révolution » sans l’avoir trahie, tenté et réussi la séparation de l’Église et de l’État, dont la preuve en granit est le Code civil, espéré l’hégémonie républicaine française en Europe. Un écrit sur César à Sainte-Hélène réaffirme l’inanité de la royauté et la vigueur de la République sous son autorité. 

Ne trouve-t-on pas ici, en réalité, un changement de tableau, la prémonition d’un futur encore inimaginable pour les contemporains, dont la chute engendra une désillusion à la mesure de l’espérance par lui suscitée ?… Plutôt que de stigmatiser une sortie de la norme, ne devrait-on pas apercevoir une vision que seule la Révolution avait permise, suivant le modèle de Paul Hazard (1935) dans les effets de La crise de la conscience européenne relevés dès 1680, en termes rétroactifs prophétiques ? 

Napoléon Bonaparte ne serait-il pas ce météore avant-coureur laissant son empreinte inédite sur les décombres du monde ancien ? L’art de la guerre – permettant dès le XVIIIème siècle la guerre de mouvement -, les fondations d’une société emmenée par le peuple dans un mouvement inexorable, n’étaient-ils pas en germe dans cette génération ayant eu vingt ans en 1789 (NB : 1769-1821), déroulant les sommations de son être nouveau ? Comme on comprend la légende noire d’un sujet quelque peu anachronique bousculant l’état présent, on pourrait lire aussi, plutôt qu’une anomalie, une révélation que seuls les contemporains des générations suivantes seront en mesure de découvrir. 

Dans les exemples que nous avons présentés, l’Idéal joue un rôle princeps. La recherche active des origines, les harangues, tableaux, livres accompagnant les batailles, la référence à un temps oriental chimérique de création, le temps de pause réclamé « hors de l’espèce humaine  » avant le 18 Brumaire, l’auto-qualification de « météore « , enfin l’interpellation du Régent d’Angleterre au nom de Thémistocle, et même la décision devant sa garde en 1814 d’écrire ses Mémoires « et les grandes choses que nous avons faites ensemble » en partance pour Elbe, puis, en 1815, l’ordre au bibliothécaire Barbier d’envoyer en Amérique une bibliothèque de voyage pour Sainte-Hélène, tout cela est marqué du sceau de l’idéal. Et qui, mieux qu’un enfant virtuose, eût pu se faire l’artificier d’un présent à naître, d’un idéal à investir comme un rayon vert ? 

… Le bel aujourd’hui

La référence inconsciente à l’idéal sert à contrer une réalité décevante, elle servira toujours à la remplacer, tant que la réalité objective ne pourra se manifester directement. Ainsi le savent les artistes, les génies créateurs en général, puisant dans les ressources imaginaires ce que le réel prosaïque ne laisse pas vivre. Au cours du développement psychologique, le sens de la réalité n’adviendra pleinement que dans des conditions d’exercice pleinement appréhendées. La prépondérance de l’idéal n’est-elle pas le sas de sécurité mis en oeuvre, lorsque la conjecture intérieure et extérieure de la réalité marque le pas ? Ne se trouve-t-on pas, entre 1789 et 1815, dans un tel moment incertain de l’Histoire ? Quand il s’y ajoute le clair-obscur intérieur de l’identité, tout est réuni pour que l’inscription dans le réel, erreurs et défaillances mêlées, s’achève. En 1815, tant les batailles européennes engageant à présent des armées lourdes, que la désaffection du peuple et des compagnons d’hier, finiront de consumer la mèche de ce météore, expatrié à Sainte-Hélène à l’heure prématurée des bilans. 

Aujourd’hui encore, après quelque deux cents ans, oublieux d’un temps que nous aurions voulu continu, et qui fut discontinu, nous peinons à accepter les blancs de la chronologie, leurs bizarreries et leurs manques, et les représentants avancés tels que Napoléon Bonaparte, entré par effraction [23], actif par hasard, « hors-ligne et hors-cadre »8, sans origine ni destin assignés, aristocrate de fraîche date et empereur républicain – une incongruité à interroger [24] -, en somme, un homme de demain et, insensiblement, du bel aujourd’hui, 

ce lac dur oublié que hante sous le givre 

le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui [25]

Alice Tibi – Juillet 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Notes

[1] Dizziunariu Corsu Francese, Joseph Sicurani. 
[2] Chaptal Jean-Antoine, Mes souvenirs sur Napoléon, Plon, Paris, 1893, Gallica. 
[3] Volney, cf. Gaulmier Jean, L’idéologue Volney, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1951. 
[4] Stendhal, La chartreuse de Parme, Garnier-Flammarion, Paris, 2018. 
Chapitre I, Incipit : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan, à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur. »
[5] Napoléon Bonaparte, Proclamation de Cherasco, 26 avril 1796. « (…) mais vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. »
[6]Napoléon Bonaparte, Concours de Lyon , 1791. Le sujet auquel a entrepris de répondre Napoléon Bonaparte, 22 ans, était : « Rester jeune donne-t-il le bonheur ? » Un sujet « en situation », dans ce contexte… 
[7] Hélène Deutsch, Les ‘ comme si ‘ et autres textes (1933/1970), Le Seuil, Paris, 2007. 
[8] Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine, Hachette et Cie, 1904. Volume 9. 
[9] Edme-François Jomard, Souvenirs de Gaspard Monge et ses rapports avec Napoléon, Hachette Livre, 1853. Gallica. 
[10] Ben Weider et Émile Guegen, Un secret bien gardé : l’histoire d’amour de la mère de Napoléon, napoleon_mere.PDF, in www.corsicamea.fr 
[11] Comtesse de Rémusat, Mémoires, Levy, Paris, 1881, p.274. 
[12] Napoléon Bonaparte, Projet de loi sur la Légion d’honneur, 8 mai 1802 : « (…) Nous sommes maîtres de la faire (i.e. La République), mais nous ne l’avons pas, et nous ne l’aurons pas, si nous ne jetons pas sur le sol de France quelques masses de granit. » 
[13] Napoléon Bonaparte, Lettre à Joseph Bonaparte, 25 juillet 1799. 
[14] www.histoire-en-citations.fr 
[15] Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, traduction de Marie Bonaparte (première édition 1910), coll. Idées/ Gallimard, 1987, Paris. 
[16] François Kersaudy, Winston Churchill, le pouvoir de l’imagination, Taillandier, 2015. 
[17] Emmanuel de Las Cases, Le mémorial de Sainte-Hélène, Garnier, 1924, Chapitre I, p. 
[18] Dorothy Carrington, 1. Granite island: Portrait of Corsica, 1971. 2. Napoléon et ses parents, au seuil de l’histoire, éditions Alain Piazzola & La marge, Ier janvier 2000. 
[19] https://www.carreimperial.fr 
[20] Napoléon Bonaparte, Lettre au Régent d’Angleterre, 13 juillet 1815. 
[21] Napoléon Bonaparte, Clisson et Eugénie, Fayard Paris, 2007. 
[22] Charles de Gaulle, avril 1919 à janvier 1921, voyages en Pologne, conférences sur l’art stratégique de Napoléon, in Lettres, notes et carnets, Plon, Paris, 1980. 
[23] Jacques Garnier, L’art militaire de Napoléon, Perrin, Paris, 2015. 
J.G. cite ce portrait de Bonaparte, par l’historien Félix Bouvier, lors de sa présentation à l’armée d’Italie : « La chétive et pensive figure de Bonaparte, avec sa pâleur olivâtre, sa maigreur maladive, sa taille grêle, ses longs cheveux noirs, lustrés et plats, tombant coupés droit sur le front, en désordre aux tempes, ses yeux profonds, fixes et brillant d’un éclat étrange, aux effluves magnétiques, au sourcil sévère, pénètre dès ce jour dans l’Histoire comme par effraction. » On devrait aussi faire un sort au regard « qui traversait la tête », selon Cambacérès (cité par le même J.G), un moyen de communication à part entière chez Bonaparte, selon tous les contemporains. 
[24] Un empereur républicain… Thierry Lentz rappelle que le pouvoir napoléonien n’a pas les caractéristiques d’une dictature et conserve les principes de la République, même s’il restreint certaines libertés au nom de la raison d’État. Il conserve « le gouvernement représentatif, la propriété, la conciliation des droits des citoyens et des intérêts de l’État. » 
De la dictature, il n’a « ni la force militaire, ni l’arbitraire, ni une structure illégitime de gouvernement ». Thierry Lentz, FigaroVox, 22/03/2021. 
[25] Stéphane Mallarmé, Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, Poésies, 1899. In Bibliothèque de la Pléiade, édition Mondor / Jean-Aubry, Gallimard, 1945. 

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L’emprise du geste

Vincent Caplier – Juin 2021

Le cas Twombly

« L’événement (la séance) est pour l’essentiel un récit. Rapporter une séance, c’est faire le récit d’un récit. Rapporter une cure c’est faire le récit de son histoire. »
Didier Anzieu, Du récit d’une séance à l’histoire d’une cure (1990) in Le travail de l’inconscient.

Robert Rauschenberg – Cy + Relics, Rome, 1952

Lorsque Cy Twombly dit en 1957 “Chaque trait est habité de sa propre histoire, dont il est l’expérience présente ; il n’explique pas, il est l’événement de sa propre matérialisation”, en substance, il inscrit le tracé d’une ligne dans une durée. Il établit un rapport entre l’espace de la toile et le temps de l’exécution. Temporalité à laquelle le spectateur n’est pas astreint puisqu’il appréhende de manière synthétique ce qui a mis un certain temps à s’inscrire. La vérité en jeu n’est pas objective mais comme le dit Michael Larivière : “La spéculation est au principe même du regard. Sans théorie, on ne verrait rien. Sans théorie, il n’y aurait ni analyste, ni analysant – donc pas d’analyse” (Que font vos psychanalystes , 2010). Freud confesse dans Au-delà du principe de plaisir qu’il ne fait “que donner une traduction théorique de l’observation” et que l’on est rarement impartial, “lorsqu’on se trouve en présence des choses dernières”.

Comment, dès lors, faire ce pas au-delà de l’œuvre et appréhender le cas Twombly, l’artiste, discret et peu prompt à se confesser ? Faire la part de l’homme entre le Twombly du premier cercle lorsqu’il fait ses premiers pas à l’Art Students League de New-York, l’artiste fétiche d’une frange de collectionneurs menée par le galeriste Yvon Lambert, le mythe préservé par le gardien du temple Nicola Del Roscio (Président de la Fondation Cy Twombly), le double polémique de la biographie de Joshua Rivkin (Chalk : The Art and Erasure of Cy Twombly – 2018) ? Il faut partir des faits, essentiellement de sa peinture, également de sa sculpture et accessoirement de ses photographies. Il faut également faire avec les deux envolées sémiologiques de Roland Barthes (Yvon Lambert organise un rendez-vous au Café de Flore, le 25 mai 1975. Les deux hommes se reverront en avril 1979), la monographie œdipienne de Richard Leeman (Cy Twombly, Peindre, Dessiner, Écrire – 2004) et la lecture intertextuelle de Mary Jacobus (Reading Cy Twombly : Poetry in Paint – 2016). Mais, avant tout, c’est par les œuvres que se noue la rencontre.

Cy twombly, né en 1928, à Lexington, en Virginie, arrive à New-York en 1950 au moment où, après que Pollock ait brisé la glace (selon De Kooning), une génération héritière de l’expressionnisme abstrait vole l’idée d’art moderne et se dégage de la sphère européenne. Paradoxalement Twombly sera fort critiqué et rejeté par la critique américaine au point de s’exiler en Europe pour libérer sa puissance créative. Son œuvre s’étaye sur le thème du sujet de l’école new-yorkaise, l’esprit du mythe de Rothko, une expression immédiate et fondamentale des énergies primordiales et phalliques de l’Action Painting, des archétypes. Il éprouve un intérêt pour “les éléments primitifs, rituels et fétiches” pour “leur immédiateté simple et expressive”. Ses premières œuvres expriment l’angoisse, la terreur, la sexualité et la violence avec le mythe comme résolution du tragique et de l’intemporel. Ce primitivisme entretient un rapport étroit avec l’origine de l’écriture et explore le pouvoir des glyphes, symboles ou signes d’un art magique.

Sa sculpture est totémique ; sa peinture faite de gestes à grands coups de brosses noires où la verticalité s’oppose aux formes ovoïdes. Un art brut, rugueux, à la dimension sacrée ; un archaïsme entre vie et mort, mâle et femelle. Twombly noue avec l’abandon, la brutalité et l’irrationnel de la peinture d’avant-garde du moment. Ses motifs primordiaux trouvent leur prolongement dans les dessins effectués durant son service militaire et qui marquent la direction de tout son travail ultérieur. 40 ans plus tard, le peintre soulignera leur importance. La série Augusta est réalisée à l’aveugle, dans le noir. Il affranchit le dessin du disegno en brisant le lien de la main et de l’œil. Il laisse à la seule main la responsabilité du trait. Roland Barthes interprète cet abandon de l’œil comme un désir de la main :

“… l’œil, c’est la raison, l’évidence, l’empirisme, la vraisemblance, tout ce qui sert à contrôler, à coordonner, à imiter, et comme art exclusif de la vision, toute notre peinture passée s’est trouvée assujettie à une rationalité répressive. D’une certaine façon, Twombly libère la peinture de la vision …”

Roland Barthes, Cy Twombly ou « Non multa sed multum »

Une absence de contrôle prônée par Breton, une dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison dont Twombly se dégage de l’effet de style. Ce travail régressif, dont le gribouillis est le signe, n’est pas seulement formel, une déconstruction de savoirs et de techniques, mais l’expression d’un abandon et d’une angoisse plus profonds. Son service militaire est source de tensions qui lui valent d’être mis en observation psychiatrique. Twombly se confronte à l’impensable d’une peur sans objet représentable, une expérience des limites de l’expression, une quête d’enracinement qui fraye avec l’auto-analyse.

Les motifs archaïques autant que les tracés pulsionnels qui leur ont succédé se déploient sur des fonds travaillés, texturés, des surfaces érodées, incisées. Il fusionne peinture et dessin par des jeux de textures, mêlant le crayon, la mine de plomb , la craie grasse à l’usage des pinceaux. Une peinture dans la pâte, où l’activité picturale alterne avec le vide et le silence. Il y a une indécision cultivée par Twombly entre le fond et les figures. L’activité embryonnaire marque l’absence d’unité. Twombly se présente comme un outsider dans la veine du graffiti urbain. Il se définit au travers des titres de ses toiles : un inadapté (The geek), un artiste en roue libre (Free wheeler) scandant un fuck tonitruant à l’académisme (Academy). Il abandonne peu à peu le all over, il atténue la gestualité, moins ample, plus précise au profit d’un rythme, d’une mise en forme des émotions brutes. Le recouvrement compulsif cède la place à la maîtrise. Il quitte l’automatisme psychique pur pour un contrôle plus affirmé du geste, régulé, dirigé et opérer une syntaxe, un système de signes. Commence alors un long travail (d’une vie) d’exploration de l’écriture.

Éros et Thanatos

La raréfaction renouvelle les motifs primordiaux mâles et femelles, phallus et monts de vénus s’ouvrent à la sémiographie d’un langage plus riche, le sens se complique, le récit s’invite et les allusions s’en mêlent. Les mots, les noms propres se font de plus en plus présents. Les titres font leur apparition dans les tableaux jusqu’en constituer le sujet principal. Les gribouillis des œuvres primaires deviennent des ombres plus régulées, sémantiques, une figuration de la trace psychique (automatique) pour faire signe. L’ombre est fantôme, âme, esprit. Twombly exploite de manière compulsive le classicisme et les thèmes antiques, qualifiant la blancheur d’un état classique de l’intellect. Ce romantisme désirant fait l’apologie de l’érotisme du geste, du dessin, du blanc et de la ligne. Un style apollinien où la couleur n’est que supplément, le vert dénotant la nature, le bleu, l’eau ou l’azur, le rouge et le rose, la chair. Dessin et couleur entrent en conflit.

Mais la teneur organique et biomorphique imprègne l’œuvre de Twombly. La dimension sexuelle archaïque ressurgit comme un retour du refoulé. L’explosion est extatique, dionysiaque. La matière au sortir du tube macule la toile. Culmination baroque où l’intensité sensuelle, corporelle (il peint avec la main, les doigts) s’attaque à la surface, la virginité de la toile. L’œuvre de Twombly oscille entre Éros et Thanatos, entre maîtrise et relâchement, une dialectique sphinctérienne de la rétention et de l’expulsion. L’artiste navigue sur un océan de mélancolie entre nostalgie, épiphanie et vertige jusqu’au symbolisme solaire. Une mélancolie du naufrage inscrivant la guerre et la mort en miroir de la naissance et de la vie.

La sagesse de l’art

Pour Roland Barthes “ni Eros, ni Thanatos, mais Vie-Mort, d’une seule pensée, d’un seul geste […] par une trace inimitable, l’inscription et l’effacement, l’enfance et la culture, la dérive et l’invention.”

L’écriture de Twombly est un langage épars, des bribes de quelques seuls mots, qui ne garde le geste que comme un supplément d’acte. Un geste qui est la somme indéterminée et inépuisable des raisons, des pulsions, des paresses qui entourent l’acte d’une atmosphère. Barthes considère les graphismes de Twombly comme autant de petits satoris que le peintre met en scène pour présenter, agencer, transformer l’acte de création en une succession d’événements inscrits dans le champ de la toile : un fait (pragma), un hasard (tyché), une issue, une finalité (télos), une surprise (apodeston) et une action (drama) :

“L’artiste compose ce qui est allégué (ou refusé) de sa culture et ce qui insiste de son propre corps : ce qui est évité, ce qui est évoqué, ce qui est répété, ou encore : interdit/désiré […] La valeur déposée par Twombly dans son œuvre peut tenir dans ce que Sade appelait le principe de délicatesse (« Je respecte les goûts, les fantaisies… je les trouve respectables… parce que la plus bizarre de toutes, bien analysée, remonte toujours à un principe de délicatesse »). Comme principe, la « délicatesse » n’est ni morale ni culturelle ; c’est une pulsion (pourquoi la pulsion serait-elle de droit violente, grossière ?), une certaine demande du corps lui-même.”

Roland Barthes, Cy Twombly ou « Non multa sed multum »

Twombly compose des récits fragmentés sous forme d’associations laissant parfois des interstices vides, sans liens apparents pour l’observateur. Lorsque l’écriture est ininterprétable, il exprime une résistance, une forme de marquage conflictuel. Il semble performer un acte délibéré de frustration dans la communication. L’écrit devient le siège paradoxal de la poesis et du néant, de la révélation et du secret. La meilleure façon de s’exprimer est de ne rien dire ou de le rendre illisible. Il se joue dans les toiles un drame ; des histoires qui viennent du savoir, une mise en scène de la culture d’un savoir propre et d’un savoir classique. Quel est le sujet ? La quaestio ? À la fois l’objet (la toile), ce dont elle parle, mais également le sujet-objet, le sujet-mème, le peintre mais également le spectateur. Sujets pluriels d’un deuil, d’une culture défunte, dont subsiste la trace, la traîne, comme un cadavre, un déchet, une charogne. L’artiste l’exhume, l’observateur le convoque, l’analyste s’en repaît. Un travail du négatif définis par Freud en 1925 (La négation) comme “une manière de prendre connaissance du refoulé, à vrai dire déjà une annulation du refoulement, mais évidemment pas une acceptation du refoulé. On voit comment la fonction intellectuelle se sépare du processus affectif”. Une capacité de la pensée “à rendre présent ce qui une fois a été perçu par la reproduction dans la représentation, tandis que l’objet au dehors n’a plus besoin d’être présent”.

La relation à la psyché s’impose pour un artiste dont le travail exprime des tensions invisibles, des pensées complexes et des émotions. L’identification récurrente de Twombly à Narcisse suggère qu’il dialoguait avec une psyché qu’il appréhendait, fixait par une réflexion consciente. La notion de double ne signifie pas nécessairement chez lui une dualité clivante. Sa référence à Dionysos, outre l’élément phallique, peut-être associé à la bisexualité. S’il opère une auto-analyse dans son travail, la psychanalyse n’apparaît pas comme un intérêt explicite. Mais de l’ardoise magique de Freud à la différance de Derrida il n’y a pas de texte sans origine psychique et il n’y a pas de psyché sans texte. La peinture de Twombly répond aux fonctions du Discours vivant d’André Green, “un mouvement à la recherche d’une forme« , un mode de symbolisation primaire où l’affect, “chair du signifiant et signifiant de la chair”, est lié à la chaîne signifiante ou la déborde.

C’est un art apophatique, démiurgique qui utilise le matériau comme Materia Prima, une expérience de la matière avant le sens. Une omnipotence du créateur transnarcissique chez Green (circulation du narcissisme du créateur au narcissisme du recevant par l’intermédiaire du statut narcissique de l’œuvre), transitionnelle chez Winnicott (omnipotence de transposition qui décale la réalité psychique interne dans une réalité matérielle). Pour Didier Anzieu “la principale fonction de l’œuvre est, pour l’auteur, de faire quelque chose non pas de rien mais de l’inemployé. Épuiser la part d’imagination, le potentiel d’affects qui n’ont point trouvé leur emploi dans sa vie” (Didier Anzieu, Créer-Détruire, La structure nécessairement narcissique de l’œuvre). Il semble y avoir chez Twombly une nécessité de produire, d’expulser de soi une marge ou un surcroît d’énergie psychique. Élaborer prendrait un caractère pressant au service de la restauration narcissique ; une hémorragie, une faille incolmatable de l’inachevé qui aspire à la complétude. Ce corps à corps recèle une composante hystérique, hypocondriaque de récupération dans l’œuvre d’un vécu sensoriel et corporel primaire.

L’humain, pour Groddeck, existe sous trois formes, comme une trinité : l’homme, la femme et l’enfant. La psychanalyse considère l’enfant comme un stade qui doit être dépassé dans l’adulte par la constitution d’un être-homme ou d’un être-femme. La névrose se définit en conséquence soit par la régression soit par la fixation au stade transitoire de l’enfance. Chez Groddeck, l’être-humain se définit par l’être-enfant, l’individu (indivis), non disséqué, non sexué. Par le symbole, l’être-humain actuel, la personne, retourne à l’individu, annule sa sexion et accomplit sa bisexualité. La vie humaine est une compulsion de retour vers la totalité, fœtale, dans le sein maternel, annulation de la naissance. Twombly semble répondre à cette conception. Il n’oppose pas vie et mort, il sexionne, il dissèque pour mieux conjurer les deux pulsions antagonistes, Éros et Thanatos. En contrepartie, l’exacerbation libidinale le conduit à créer à partir d’une surabondance de réalité psychique inemployée. Une parole couchée sur la toile adressée à un destinataire dérobé ; un ordre symbolique au service du refoulement, propre à la névrose, qui accompagne la régression de la libido. Le geste est dandy, s’efforce d’échapper à la perversion.

D’un point de vue économique, l’opération vise à la réduction des tensions mais la décharge, ni en moi ni hors de moi, implique un remaniement topique. L’œuvre hérite du statut d’intermédiaire entre la réalité matérielle et la réalité psychique, entre dedans et dehors, entre personne subjective et histoire sociale. Elle est un corps utopique qui reçoit la scarification. Un travail de liaisons – déliaison – reliaisons dont la fonction essentielle dans le processus de représentation (ou de représentance) est la constitution du sujet. De l’œdipe il nous faudrait alors retenir le ternaire, la tiercéité, au profit d’une théorie de la triangulation généralisée qu’André Green appelait de ses vœux, maintenant la relation entre le sujet et l’objet au travers d’un tiers substituable, l’autre objet. Pour lui, “seule une théorie de la représentation généralisée peut répondre aux problèmes soulevés par la pratique et la théorie« . Un dyptique théorique et clinique conciliant le modèle du rêve de la première topique et le modèle de l’acte de la seconde où s’affirme l’importance des motions pulsionnelles du Ça, entre actes compulsifs et liaisons représentatives. Une conception de la psyché comme un processus dynamique, hétérogène et conflictuel, de création et de destruction de sens. Ce qu’il y a d’infantile, d’Art Brut, d’esthétique de la marginalité, d’énoncé, de concrétude, de destruction, de vie et de non-mort chez Twombly ne relève-t-il pas simplement du penser, cet art pénible de subordonner le principe de plaisir au principe de réalité ? Il nous faudrait alors explorer cet Art résistant aux résistances au bénéfice de l’expérience analytique.

Vincent Caplier – Juin 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Cy Twombly – Catalogue raisonné des oeuvres sur papier par Yvon Lambert : https://drive.google.com/file/d/1qE3N4EitJ_JbpXrUw4Q6_wXTwkZav1zb/view

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Ça, Moi, Surmoi – 2ème Topique

Nicolas Koreicho – Mai 2021

Sigmund Freud conçoit la métapsychologie (μετά meta : « après, au-delà de, avec », mais aussi : « point de vue supérieur sur un domaine ». Ici, il s’agit d’une psychologie englobant les autres psychologies) en 1896 enrichie selon une 1ère topique de 1900 (l’Inconscient, le Préconscient, le Conscient) et selon une 2ème topique de 1923 (le Ça, le Moi, le Surmoi) d’après trois points de vue :
– Dynamique (c’est l’étude des forces et des conflits psychiques)
– Economique (il y a une énergie psychique qui circule)
– Topique (le psychisme s’organise en territoires et en systèmes)

Les trois points de vue sont, conformément au socle de la Métapsychologie, le point de vue dynamique avec la pulsion, le refoulement, le symptôme, le transfert, le point de vue économique avec les processus énergétiques primaire et secondairel’affect, la représentationl’objet, le point de vue topique avec les systèmes inconscientpréconscientconscient (1ère topique : 1900’) puis avec les instances çamoisurmoi, (2ème topique : 1920’),
Ces trois points de vue sont étroitement liés et fonctionnent conjointement.
pour résumer, l’appareil psychique et l’énergie qui le traverse interagissent grâce à un jeu de forces, de conflits, de circulations entre les éléments de ces points de vue.

La constitution de la personnalité dépend selon les deux topiques de l’organisation de l’appareil psychique en trois systèmes et trois instances qui se combinent : d’une part, l’inconscient, le préconscient, le conscient, d’autre part, le ça, le moi, le surmoi.

Ics-Pcs-Cs-Ça-Moi-Surmoi-IFP©

Le point de vue topique
Il existe chez une même personne des territoires psychiques différents et plus ou moins indépendants les uns des autres (névroses, psychoses, pathologies, troubles).
Freud a inventé deux aires sémantiques composées de systèmes et d’instances qui se combinent schématisant l’appareil psychique. On les nomme « la première topique » et « la deuxième topique ».

  • Dans la deuxième topique L’appareil psychique est composé de trois instances qui complètent les trois systèmes de la première topique (Ics, Pcs, Cs). Ces instances sont le Ça, le Moi et le Surmoi, trois entités qui entrent en conflit à l’intérieur de l’appareil psychique.

Le Ça correspond mutatis mutandis plutôt à l’Ics. C’est le réservoir de pulsions fondamentales (de vie, de mort, sexuelles), « la partie obscure, impénétrable de notre personnalité ». Il est régi par les processus primaires et le principe de plaisir, c’est-à-dire qu’il ne connaît ni logique rationnelle, ni contradiction, ni négation. Le temps n’existe pas pour lui et il ignore les jugements de valeur, le bien, le mal, la morale. – Le ça est du domaine du biologique, de l’intemporel, de l’anhistorique, de l’irrationnel. Il représente l’originel de la personne, l’archaïque, la nature, les pulsions refoulées, sous l’égide du principe de plaisir. Il est le lieu (topos) des pulsions agressives, de retrait, de constance, (pulsions de mort) et des pulsions sexuelles (libido d’objet), de l’autoconservation, des besoins du Moi, de la reproduction (pulsions de vie). En cela il contient les motions du désir et de la crainte.

Le Moi doit composer entre les exigences pulsionnelles du Ça, les contraintes de la réalité extérieure et les exigences du Surmoi. Le Moi est en quelque sorte le médiateur chargé d’assurer la stabilité et la cohésion de la personne. Il regroupe le Cs et le Pcs (de la première topique). Mais le Moi comprend également une partie inconsciente. Le moi représente la consitution psychique de la personne, l’individuel, (libido narcissique), la causalité, le rationnel, la réalisation, une motion d’adaptation, l’expérience personnelle (en particulier ce que l’on en fait et ce que l’on en dit), l’ajustement, le contrôle, les perceptions externes, les processus intellectuels, l’objectivé, le verbal, l’action, le non conflictuel, les mécanismes de défense. Il est l’objet de la réalité du corps (schéma corporel). Il est le lieu d’oscillations entre Ics, Pcs, plutôt du côté du Cs.

Le Surmoi se construit à partir des exigences et des valeurs parentales. Il se met en place spécialement au moment de la résolution du complexe d’Œdipe.
Il a pour fonction d’établir les lois de la morale et de la censure. Il a aussi une fonction d’autoconservation et d’idéal.
Le Surmoi implique « tu dois… » (sinon risque d’éprouver un sentiment de culpabilité).
L’Idéal du moi implique « tu devrais… » (sinon risque d’éprouver un sentiment d’infériorité). Il s’adresse aux autres.
Moi idéal implique « tu peux… » (sinon risque de développer une mésestime de soi). Il s’adresse à soi.
Le surmoi contribue à l’intériorisation de la répression, par introjection des instances morales, des influences parentales, culturelles et sociales, il est le lieu (topos) du pré-rationnel, de l’identification au parent idéalisé (de même sexe), de l’émotif lié à la morale (culpabilité), de l’auto-observation, de l’autocritique, de l’interdiction, du masochisme moral, il est l’agent principal de la compulsion à l’échec, en tant que produit terminal de l’identification aux premiers objets (héritier du complexe d’Œdipe). Enfin il est le juge du Moi. En quoi sa fonction de La censure (refoulement) est prévalente. Il représente l’autre en soi et est le lieu d’oscillations entre Cs et Ics.

Entre le Ça, instance la plus inaccessible des trois, le Moi, dont il est issu et avec lequel il lutte, et le Surmoi, qui se veut le régulateur obligé de cette lutte, le combat est continu et détermine l’équilibre de la personne. De ce combat résulte la prise en compte simultanée et distanciée de la pulsion, de la réalité et de la Loi.

Nicolas Koreicho – Mai 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Inconscient, Préconscient, Conscient – 1ère Topique
Ça, Moi, Surmoi – 2ème Topique

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Inconscient, Préconscient, Conscient – 1ère Topique

Nicolas Koreicho – Mai 2021

Sigmund Freud conçoit la métapsychologie (μετά meta : « après, au-delà de, avec », mais aussi : « point de vue supérieur sur un domaine ». Ici, il s’agit d’une psychologie englobant les autres psychologies) en 1896 enrichie selon une 1ère topique de 1900 (l’Inconscient, le Préconscient, le Conscient) et selon une 2ème topique de 1923 (le Ça, le Moi, le Surmoi) d’après trois points de vue :
– Dynamique (c’est l’étude des forces et des conflits psychiques)
– Economique (il y a une énergie psychique qui circule)
– Topique (le psychisme s’organise en territoires et en systèmes)

Les trois points de vue sont, conformément au socle de la Métapsychologie, le point de vue dynamique avec la pulsion, le refoulement, le symptôme, le transfert, le point de vue économique avec les processus énergétiques primaire et secondairel’affect, la représentationl’objet, le point de vue topique avec les systèmes inconscientpréconscientconscient (1ère topique : 1900’) puis avec les instances ÇaMoiSurmoi, (2ème topique : 1920’),
Ces trois points de vue sont étroitement liés et fonctionnent conjointement.
pour résumer, l’appareil psychique et l’énergie qui le traverse interagissent grâce à un jeu de forces, de conflits, de circulations entre les éléments de ces points de vue.

La constitution de la personnalité dépend selon les deux topiques de l’organisation de l’appareil psychique en trois systèmes et trois instances qui se combinent : d’une part, l’inconscient, le préconscient, le conscient, d’autre part, le ça, le moi, le surmoi.

Ics-Pcs-Cs-Ça-Moi-Surmoi-IFP©

Le point de vue topique
Il existe chez une même personne des territoires psychiques différents et plus ou moins indépendants les uns des autres (névroses, psychoses, pathologies).
Freud a inventé deux aires sémantiques composée de systèmes et d’instances qui se combinent schématisant l’appareil psychique. On les nomme « première topique » et « deuxième topique ».

  • Dans la première topique
    L’appareil psychique est composé de trois systèmes qui vont être complétés par les trois instances de la deuxième topique (Ça, Moi, Surmoi). Ces systèmes sont l’inconscient (Ics), le préconscient (Pcs), le conscient (Cs). Ces entités composent les domaines de la constitution de la personnalité.

L’Inconscient est le réservoir des pulsions et des traces mnésiques anciennes (mémoire des sensations, des émotions, des perceptions). Les pulsions de l’Ics sont libres et très mobiles. Elles tendent à faire irruption dans la conscience et à se décharger à l’occasion de conduites, représentant quelque chose de l’Ics, en premier lieu les traces mnésiques refoulées ce qui explique la fonction du travail de la censure avant que ces pulsions puissent accéder au préconscient et au conscient.
En tant que siège des pulsions, il est le lieu (topos) des désirs, des souvenirs, en particulier refoulés, donc, des fantasmes, des rêves, sous la forme d’organisations et de représentations placées sous la prévalence du principe de plaisir et des processus primaires (visualisation, symbolisation, déplacement ou métaphore, condensation ou métonymie). Ces représentations ou organisations de représentations sont ainsi susceptibles de se décliner en thèmes, scénarisés en complexes, ou fixés en syndromes ou en symptômes, provenant au premier chef de la petite enfance, mais aussi issus des étapes déterminantes de la constitution de la personnalité.

Le Préconscient, lieu (topos) intermédiaire entre l’Ics et le Cs, nécessaire au fonctionnement dynamique de l’appareil psychique, contient des représentations qui ne sont pas présentes à la conscience mais sont susceptibles de le devenir. Il a pour rôle principal de permettre des pensées intermédiaires, de censure (réticences) mais aussi d’adjonction, à partir, notamment, de sèmes intuitifs et de sèmes mnésiques. Dès lors, ce système a un rôle de lissage, à partir d’éléments bruts vers des constructions plus élaborées, afin que les pensées conscientes puissent s’en emparer. Le préconscient, de cette manière, met de l’ordre dans le relatif chaos de l’Ics, et commence à lui donner une cohérence vers l’intelligibilité du système du Cs.
A ces titres, le Pcs, en tant que produisant des formations de compromis, est le siège des opérations psychologiques telles que l’apprentissage, les acquisitions, l’ajournement, l’inhibition, l’ajustement au réel, déjà sous la prévalence du principe de réalité, et des processus secondaires (pensée rationnelle, langage, logique).
Le Pcs permet les compromis futurs, en symptômes langagiers et comportementaux, de l’affectivité et de la motilité, élaborés plus distinctement par le système du Cs. Il autorise également une répartition acceptable pour le Cs des investissements issus du refoulé (rejetons du refoulé) du système de l’Ics.
En tant que système d’adaptation et d’intermédiaire entre l’inconscient et le conscient, il est particulièrement à l’œuvre dans les cures.

Le Conscient est chargé d’enregistrer et d’utiliser de manière sélective (réagencement, remaniement, désinvestissement) les informations venant du monde extérieur et des souvenirs élaborés par le système du Pcs, ainsi que de percevoir les sensations intérieures de plaisir et de déplaisir au vu de leur transformation. Il est aussi le lieu (topos) des processus de pensée et, comme le préconscient, des processus secondaires (raisonnement, souvenirs et leurs récits, organisation coordonnée).
Le Cs est le siège de l’ajustement précis au réel, et est placé sous la prévalence du principe de réalité, selon des processus précis de discriminations, de choix, de résistances à la frustration, mais aussi en fonction de transpositions, de répétitions, d’équivalents symboliques, de reproductions déguisées d’affects sous la forme de représentations c’est-à-dire d’idées, de paroles, d’actions, de performatifs, le cas échéant en autant de symptômes (cf. les actes manqués, les lapsus, les mots de l’esprit, les expressions pathologiques).

Il existe une zone frontière entre ces trois systèmes, une sorte de filtre qui empêche l’énergie, les affects et les représentations de circuler librement. La censure est particulièrement rigoureuse entre le système de l’Ics et le système du Pcs. Elle ne laisse passer les désirs, les craintes inconscients, les affects, qu’après les avoir transformés ou déguisés sous la forme de représentations accessibles. Sans cette conversion en une forme rendant les affects, dans une certaine mesure, acceptables, la personne ne pourrait les considérer. Cette censure s’exerce également, selon des contraintes différentes, de mise en récit par exemple, entre le Pcs et le Cs. La censure se relâche dans le rêve, dans la scénarisation, dans les fantasmes, dans les souvenirs relatés, d’où l’importance de l’analyse des rêves, en tant que « voie royale vers l’Ics », des réminiscences, des associations, des histoires.
Dans le travail psychothérapeutique et psychanalytique, il s’agit de faire en sorte de dépasser, méthodiquement, les défenses, où l’infantile et le refoulé sont privilégiés, en s’affranchissant de la censure entre Ics et Pcs, puis de vaincre les réticences entre Pcs et Cs dans la formulation.
A la surface de l’appareil psychique, entre Cs et monde extérieur, se trouve une troisième zone frontière, qui sert de filtre pour éviter que des stimuli trop violents ne pénètrent à l’intérieur du psychisme. C’est le pare-excitation, particulièrement actif dans l’enfance, dans les périodes critiques, dans les traumas.
Lorsqu’il y a effraction du pare-excitation, il se produit un traumatisme psychique pouvant être constitué d’événements, ou de périodes entières d’environnement, affectif en particulier, inadéquat.

Nicolas Koreicho – Mai 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Inconscient, Préconscient, Conscient – 1ère Topique
Ça, Moi, Surmoi – 2ème Topique

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L’Irréel du présent chez Stendhal

Alice Tibi – Mai 2021

Préambule 

Le Corrège – La Madone à l’enfant avec Saint-Jérôme et Marie-Madeleine (Le Jour) – (détail), 1525-28 – Galerie nationale de Parme

La renommée de Stendhal, bien qu’intervenue tardivement, à la fin du XIXème siècle, devrait nous interroger depuis longtemps.

Alors que la lisibilité de Hugo ou de Balzac laisse entendre aisément leur fortune jusqu’à nous, le texte stendhalien présente une difficulté que sa gloire posthume n’explique qu’imparfaitement. Peut-être les louanges de Balzac en 1840 (1) contribuèrent-elles à la reconnaissance de Beyle pour une part : elles lui firent dire, dans une lettre célèbre à son cadet, qu’ il « avait eu pitié d’un orphelin abandonné dans la rue ». 

Pourtant, lire Stendhal, c’est franchir soudainement le portail d’une ville d’Orient, ou s’envoler dans les airs comme la première montgolfière de son année de naissance. La plupart des lecteurs honnêtes, du reste, le trouvent généralement opaque, verrouillé au premier abord. En revanche, les idolâtres de Stendhal existent, des lecteurs toujours passionnés, fanatiques même dans leur enthousiasme : un signe que nous devrions prendre au sérieux. 

Une circonstance l’explique, que l’on banalise par trop : les textes stendhaliens sont nommément dédiés aux happy few. Non seulement l’auteur interdit sa lecture à la plupart des lecteurs dans plus d’une préface, mais il en réserve la découverte aux seuls élus ayant partagé son expérience secrète : il ne fera rien pour « expliquer » l’affection dont il parle ( cf. De l’amour ) ou décrire le tableau qu’il loue ( DA, ibidem). Il faut avoir éprouvé l’amour, ou vu le tableau. 

Quelle est l’expérience secrète de Stendhal ? Avant tout une expérience non partageable, il s’en convainc obstinément : on ne le comprend pas parce que personne n’a senti ce qu’il a senti ; par conséquent, il le taira ! D’où les innombrables apostrophes et fins de non-recevoir aux lecteurs depuis les tout premiers textes autobiographiques, et les pointillés sur des lignes entières : l’auteur s’absente ! Il quitte son texte ! 

Une large part d’inconnu est donc réservée aux néophytes et occupe les fondations du texte stendhalien ; un blanc qui ne paraît pas sans rapport avec le dead blank mentionné dans L’amour, « inanité mortelle » si l’on veut, « l’un des deux malheurs au monde avec la passion contrariée. » ( DA, ibid.

C’est dire qu’une folie stendhalienne est à l’oeuvre, un espace clôturé « qui cherche à rendre l’autre fou » (2), ayant élu domicile en littérature « par effraction », ainsi que jadis un étrange Bonaparte, le jour de sa présentation comme général en chef à l’Armée d’Italie. Comme Stendhal veut entrer dans les Lettres en bousculant et maltraitant les lecteurs, le jeune Bonaparte affecte une présentation saisissante devant les vieux soldats qui l’accueillent, au poste élevé qu’il inaugure. 

« La chétive et pensive figure de Bonaparte, avec sa pâleur olivâtre, sa maigreur maladive, sa taille grêle, ses longs cheveux noirs, lustrés et plats, tombant coupés droit sur le front, en désordre aux tempes, ses yeux profonds, fixes et brillant d’un éclat étrange, aux effluves magnétiques, au sourcil sévère, pénètre dès ce jour dans l’Histoire comme par effraction. » 

Une prise de contact qui l’eût compromis à jamais, sans l’apport d’ « un regard qui traversait la tête » (3). À l’instar d’un Bonaparte auquel il s’identifiait tant, on peut se demander ce que Beyle, ce nouvel impétrant rageur dans les Lettres, faisait là ! (4) Mais sachons reconnaître que les transgressions de l’un et de l’autre annonçaient l’avenir littéraire, social et politique d’une société qui n’existait pas encore. 

Attirés par cet univers, nous l’avons tous été irrésistiblement, et nous avons cherché ensuite infiniment pourquoi. 

1. L’empire de l’imagination 

Prenons-en pour exemple la page significative entre toutes de l’âme du Grenoblois, la description du lac de Côme, l’un des luoghi ameni (5), à l’orée de La chartreuse de Parme

Cette page fait d’abord l’effet d’un panorama vu d’un balcon de nuées : on ne fait que monter, de la villa Melzi offrant un « point de vue », aux « hardis promontoires » des branches du lac, en passant par les villages « situés à mi-côte » et de « l’architecture des clochers » jusqu’aux « pics des Alpes ». Nous frôlons le lac et ses rives, les châtaigniers et les cerisiers en fleurs, nous entendons les cloches de ses villages, portés par les réminiscences du Tasse ou de l’Arioste des XVème et XVIème siècles. 

Le fait d’autre part d’encenser un paysage, au lieu d’un personnage ou d’une circonstance, est dispensateur d’émotion, mis pour l’émotion : toutes les sensations émanant du paysage convoquent l’imagination, que les lectures idéologiques de Beyle : Tracy, Biran, Cabanis, détaillaient à loisir. Stendhal s’y reconnut pour toujours. Philippe Berthier a remarqué que l’auteur « ne décrit pas » le lac, il le laisse ressentir, éprouver, et là réside l’enchantement, à la fois le ravissement et l’illusion intense de l’impression (6). L’« emportement » du lecteur tient à son traitement plus pictural et musical que verbal. 

Du reste, la Sanseverina est dite « copiée du Corrège » ( lettre à Balzac) , et le Corrège lui-même aurait « rapproché la peinture de la musique » ( HPI) ! C’est à une transfiguration que nous sommes conviés, au progressif et insensible glissement vers une abstraction épiphanique. 

2. La formation de l’idéal 

D’autre part, cette métamorphose est possible une fois que les forces viles de la société ont été repoussées sans faiblesse. Avoir nommé auparavant « la haine des idées nouvelles » professée par le marquis del Dongo permet « l’élévation » du lac de Côme. Le ciel et la terre sont débarrassés, l’idéal va supplanter le réel abhorré. Tout Stendhal renvoie le monde, avant de rétablir « les plaisirs donnés par une ancienne civilisation » ( LL ) et sa manifestation élective : le sublime, domaine hors limites. « Je ne vis pas dans la société, je la trouve trop stupide et trop grognonne pour cela. Je vis dans les environs de la société, dans une demi-solitude. » ( M ) 

C’est donc vers un «voyage en pays inconnu » ( DA) que nous partons, pour un « tourisme » — un terme, on le sait, forgé par Beyle — expérimenté par l’auteur seul et certifié comme connu. Tous les termes employés ici désignent par force une réalité à part. 

La lecture de Stendhal signifie un embarquement volontaire pour une désorientation, dont la bataille de Waterloo offre une autre escale inédite. 

Quels éléments de ce conflit légendaire sont-ils pour lors abrasés ? Ni la cartographie du lieu, ni les affrontements, les stratégies militaires mutuelles, ni les chefs de cet engagement mortel ne paraissent ici. Mais l’étourdissement du héros, Fabrice del Dongo, enveloppe le tout dans la brume des champs de seigle : il se demande alors s’il assiste bien à une bataille et ne reconnaît pas son père ( seul le lecteur le sait) passant à cheval dans son champ de vision. Un dépaysement qu’il n’était pas venu chercher et qui le sidère. Loin d’une défaite entraînant la chute de Napoléon, le Waterloo de Stendhal efface l’Histoire, rendant peut-être son condottiere vaincu à ses victoires héroïques en Italie en 1796, lorsqu’il entrait dans Milan et « donnait un successeur à César et Alexandre. » L‘incipit (7) de La chartreuse de Parme n’est pas un début mais une fin éternelle. 

Comment Stendhal a-t-il pu passer pour réaliste ? Car montrer l’imagination à l’oeuvre à l’aide du Code Civil (1) est une gageure : à moins qu’il ne s’agisse de fonder une autre réalité, avec ses masses de granit (1), son administration et sa Cour des comptes, ses serviteurs vertueux et ses ciels diaphanes. Sans oublier, peut-être, le pieux souvenir de Bonaparte comme éclaireur. 

Sur papier millimétré, Stendhal a décrit un monde de déraison avec le sérieux d’un Premier Consul, et l’exaltation d’un patriote enfin chez lui. 

3. Essai d’une métapsychologie 

Dans une névrose, « le Moi fait alliance avec le Réel contre le Ça », mais dans une psychose, « le Moi fait alliance avec le Ça pour créer une néo-réalité. » Comment ces définitions freudiennes rendraient-elles compte des écrits stendhaliens ? 

L’hommage posthume H.B. (8) de Prosper Mérimée, l’un des trois seuls témoins présents à l’enterrement d’Henri Beyle, semble accréditer la seconde définition. Certes, une néo-réalité se présente ici, paradoxale, vengeresse et cryptée ( n’oublions pas les centaines de pseudonymes stendhaliens), extatique aussi bien qu’organisée, en cela plutôt soeur naturelle du délire ; mais peut-être également la seule posture, le seul imaginaire capables de représenter et d’annoncer des temps nouveaux. Mérimée, qui était très attaché à Beyle, le décrit comme « dominé par son imagination » mais simultanément féru de LO-GIQUE, scandant ce mot, ne corrigeant jamais ses écrits spontanés mais en refaisant le plan ; en somme, cherchant à contenir les débordements imaginaires par des lois intangibles, une structure qui les stabilise. 

Encore faut-il identifier ce que l’on entend par « imagination » chez Stendhal. Persuadé de n’être découvert qu’au XXème siècle et reniant le XIXème avec ses descriptions volubiles, Stendhal ne décrit pas, mais peint par ellipses. Il s’abreuve à la suggestion indirecte, au laisser entendre et à l’art de la litote des XVIIème et XVIIIème siècles, dont les lectures l’ont enseigné. Mais sur le plan personnel, précisément, ces figures lui conviennent parfaitement : il les emprunte à ses propres fins de reclus très pudique des Lettres, avare de mots, égotiste volontaire à l’enseigne du ver à soie ( SE), tout en inaugurant un style du futur, toisant sans phrases cet avenir inconnu dépouillé des certitudes dynastiques et religieuses, désormais notre lot. Enfin, le Code Civil et sa concision redoutable armera le tout. 

Au plan littéraire, la réalité stendhalienne insurrectionnelle, revenue de tout le passé, à l’assaut d’un avenir indistinct, est l’enseigne des temps : un Bonaparte surgi de nulle part et « né de lui seul » (9) lui avait ouvert la voie. 

4. Illustrations romanesques 

Ainsi, le traité d’Idéologie intitulé De L’amour parle d’amour au gré de son inspiration mais fixe cette passion, qui le fit beaucoup souffrir, par la théorie de la cristallisation : une métaphore étrange et désincarnée, à la structure minérale. Nous sommes encore chez le premier Stendhal, en proie à des relations toujours passionnelles, qui ne s’est pas encore vraiment risqué à la fiction. 

Le premier grand roman, Armance ( 1827), choisit le sujet d’un jeune homme impuissant ou « babilan », soit, d’un point de vue existentiel, affecté d’une inaptitude ou d’un handicap majeur pour traduire et affirmer son amour pour Armance. Mais c’est cette dernière qui annonce plutôt les futurs héros stendhaliens, car, selon l’ultime phrase du roman, « C’était une âme trop ardente pour se contenter du réel de la vie. » En route pour la création d’un monde imaginaire. 

Le rouge et le noir ( 1830), roman suivant remarqué, bien que vilipendé par la critique, campe un héros qui ne traduit pas ses émotions, ivre de ressentiment et d’ambition, aimé mais n’aimant point : son châtiment, sur l’échafaud, liquide sans doute les affects anti-sociaux violents et hostiles. Le célèbre « Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation », pose les fondations d’une sortie résolue de la vie en société. 

Mathilde ne l’en avait-elle pas dégoûté pour toujours, par l’apostrophe « J’ai horreur de m’être livrée au premier venu ! » ?? Le meurtre de Mme de Rênal dans une église fait aussi justice à une institution depuis toujours haïe. 

Quand La chartreuse saisit l’inspiration de Beyle en Angleterre, en 1838, tout est prêt pour l’amour d’une duchesse et de son neveu, même incestueux, doublé par celui de Fabrice pour Clélia, dans une prison, puis pour une rencontre toujours interdite, et l’ineffable : « Entre ici, ami de mon coeur. » 

Chez Stendhal, une vie fut nécessaire pour exprimer l’émotion, oser le contact, pierre angulaire du risque social, à la toute fin de son existence. Son credo de jeune homme, quand il se destinait à l’écriture théâtrale, n’était-il pas : Sic itur ad astra (10) ? Dans La chartreuse, les astres ne sont plus que le chemin scintillant de l’abbé Blanès pour rejoindre l’empereur… 

L’amour a-t-il surpassé les visions héroïques de la vie, triomphé du dead blank ? La fin, escamotée en quelques tournures sibyllines, de La chartreuse, engloutit dans un tourbillon ce que Freud appelle l’ombilic du rêve : le point indéfini où toute interprétation file vers le néant… 

Alice Tibi – Mai 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Nota bene : aurions-nous ici « anatomisé le bonheur », tabou stendhalien à jamais proscrit ? osé mettre des mots sur des pointillés nombreux, souvent sur une ligne entière, des Souvenirs d’égotisme à La chartreuse
Un stendhalien peut se le reprocher, s’il enfreint l’allégeance aux happy few… 
Puissent les mânes de Stendhal nous le pardonner !… 

Abréviations :
DA : De l’amour 
HPI : Histoire de la peinture en Italie 
LL : Lucien Leuwen 
M : Mélanges intimes et Marginalia 
SE : Souvenirs d’égotisme

Notes :
(1) Honoré de Balzac, La Revue parisienne, 25 septembre 1840. Dans un article dithyrambique, Étude sur M. Beyle, d’une revue qu’il avait fondée, Balzac fit un tel éloge de La chartreuse de Parme ( 1839), qu’il fit sortir Stendhal du quasi-anonymat où il était relégué. On ne possède que trois brouillons de la réponse que Stendhal fit à son ami, où il révèle avoir lu régulièrement des pages du Code civil avant de se mettre à l’ouvrage. Les masses de granit sont une expression employée par Napoléon pour désigner la fondation des institutions civiles du pays, en 1802 ; une référence inconsciente au sous-sol de granit d’Ajaccio, sa ville natale ?… 
(2) Harold Searles, L’effort pour rendre l’autre fou, coll. Connaissance de l’Inconscient, Gallimard, 1977. Une étude de la schizophrénie. 
(3) Cambacérès, cité par Jacques Garnier, voir (4). 
(4) Félix Bouvier, historien, cité par Jacques Garnier, L’art militaire de Napoléon, Perrin, 2015. 
(5) Exergue, La chartreuse de Parme
«Giá mi fur dolci inviti a empir le carte / i luoghi ameni », une citation de l’Arioste que l’on pourrait interpréter comme l’incidence fondamentale, pour Stendhal, des «lieux amènes » ou paysages enchanteurs, pour « noircir du papier », c’est-à-dire pour se lancer dans l’écriture de La chartreuse. Les lieux, par leur charge émotive, l’emportent sur toute autre considération. 
(6) Philippe Berthier, Lac de Côme, Sur les traces de Stendhal, La Renaissance du livre, 2002. 
(7) Incipit de La Chartreuse de Parme : 
« Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan, à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur. » 
(8) Mérimée Prosper, H.B., Solin,1850. bmlisieux.com 
(9) Chateaubriand François René, Mémoires d’outre-tombe, Quarto, Gallimard, 1997. 
(10) « Sic itur ad astra : c’est ainsi que l’on s’élève vers les étoiles ». 
Virgile, Énéide, chant IX, vers 641. 

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L’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal – II

Vincent Caplier – Mai 2021

La tentation de l’homme-Dieu

Lilith – John Collier, 1889 – Atkinson Art Gallery, Southport

Cet article fait suite au texte L’Arbre de Vie des kabbalistes, une dialectique de la lumière – I. Loin des terres d’orient, alors que le désenchantement du monde aboutit à la perte du symbolique, la pensée magique de l’occident, dans une ultime tentative d’apporter un supplément d’âme au sentiment religieux, donne naissance à un ésotérisme ambivalent. À l’idéal de l’arbre de la mystique juive succède l’imaginaire de l’arbre de la chute, non sans influences..

Notre espèce est la seule créatrice et elle ne dispose que d’une seule faculté créatrice : l’esprit individuel de l’homme. Deux hommes n’ont jamais rien créé. Il n’existe pas de collaboration efficace en musique, en poésie, en mathématiques, en philosophie. C’est seulement après qu’a eu lieu la création que le groupe peut l’exploiter. Le groupe n’invente jamais rien. Le bien le plus précieux de l’homme est le cerveau isolé de l’homme.

John Steinbeck – A l’Est d’Eden

“Yahvé fit pousser du sol toutes sortes d’arbres désirables à voir et bons à manger, ainsi que l’arbre de vie au milieu du jardin et l’arbre de la connaissance du bien et du mal” (Genèse 2,9). Si Dieu, dans le deuxième récit de la création, intime l’homme de ne pas manger de l’Arbre de la Connaissance (Genèse 2,17), dans le récit de la chute (Genèse 3,3) l’interdiction porte sur l’arbre du milieu. Ambivalence. Le jardin d’Éden était le lieu de l’intimité avec Dieu. À cause de la désobéissance, le privilège est perdu et avec lui l’immortalité (“…il ne faudrait pas qu’il avance la main et qu’il prenne aussi de l’arbre de vie, qu’il en mange et vive à jamais…” Genèse 3,22). Le démiurge veille à ses prérogatives et le couple banni n’acquiert que la conscience de la culpabilité. Les deux arbres se combinent en un seul et même symbole, une description concrète de la transgression d’un ordre divin. En s’affranchissant, l’homme fait de son propre jugement la norme de ses actes, perte d’innocence originelle, et n’obtient qu’une connaissance pratique du bien et du mal et non l’intelligence qui doit puiser ses lumières à la vraie sagesse, qui est don de Dieu.

Le meilleur des mondes possibles

Si tu agis bien, ne te relèveras-tu pas ? Mais si tu n’agis pas bien, le péché n’est-il point tapi à la porte ? Vers toi [se porte] son désir, mais à toi de dominer sur lui.

Genèse 4,7

Le péché n’est pas, il n’y a que des fautes. Cette première évocation dans le dialogue entre Dieu et Caïn fait écho au premier faux pas d’Adam. Kabbalistes et gnostiques partagent cette même conception d’une imperfection, d’un mal intrinsèque : “Il n’y a pas de péché. C’est vous qui faites exister le péché lorsque vous agissez conformément aux habitudes de votre nature adultère ; là est le péché.” (L’Évangile de Marie – Codex Berolinensis Gnosticus 8502). Adam (adâm) et Caïn sont les symboles d’une humanité blasphématoire, sacrifiant aux idoles, porteuse d’un mal collectif à la volonté prométhéenne. L’Arbre de la Connaissance domine l’existence humaine soumise au désordre, la multiplicité et la dualité du bien et du mal. L’Arbre de Vie représente une existence utopique, le paradis perdu, au-delà de toute limitation. À l’inverse l’Arbre de la Connaissance est distinction et séparation, nécessitant les lois et la contrainte de la tradition. Pour les kabbalistes les deux arbres seraient issus de la même racine et une interprétation fréquente veut que la séparation ait eu pour conséquence une connaissance détachée, une incomplétude :

Le serpent primordial, qui procédait de la puissance de “Laban l’Araméen” [le principe du mal], infligea un dommage dans “la lune” [la sefira Malkhout] par le biais du premier homme qui n’a pas été capable d’attendre une seule heure à cause du prépuce et mangea de l’arbre alors qu’il était encore bon et mauvais [à la fois], et il n’attendit pas jusqu’à ce que [le serpent] prenne sa part en son lieu – la chose appelée prépuce – alors l’arbre aurait été appelé “bien” et non “mal”, et il aurait pu en manger autant qu’il le désirait, “il en aurait mangé et vécu à jamais” (Gen. 3:22), selon le secret de l’arbre de vie qui était attaché à l’arbre de la connaissance en tant qu’il est seulement bon […]. Si le premier homme avait attendu que soit coupé le prépuce [de l’arbre], il n’aurait pas été arbre de la connaissance du bien et du mal, mais [arbre] du bien seulement, mais au moment où il en mangea, il était bien et mal.

Joseph Gikatila, Cha’aré Orah (Les Portes de la lumière), XIIIe.

La foi, la voie de la main droite, propose un retour vers un état originel, l’effacement de la souillure, la restauration de l’harmonie et la réparation du monde (Tikkun Olam). Le mal métaphysique, kabbalistique, est à la fois une puissance destructrice et une force de création vers laquelle l’homme doit se tourner s’il désire une existence individuelle. La voie sénestre, de la main gauche, parachève la Chute et conduit l’homme vers une seconde naissance pour atteindre la Connaissance (gnôsis). Une connaissance expérimentale et empirique plutôt qu’épistémologique, une union du sujet et de l’objet.

La sagesse déchue

Chez les kabbalistes la Connaissance est Da’ath, la sefira caché, le point d’union de la Sagesse (Chokmah) et de l’Intelligence (Binah) agissant comme un principe unifiant. Elle est la porte vers les sphères supérieures de la triade céleste, mais la faute primordiale, en provoquant la séparation des intimes introduit le penchant au mal dans l’humanité. Elle devient alors le lieu de communication entre deux mondes, deux versants : le Côté Saint (le monde de la Création, des hommes) et l’Autre Côté (Le Sitra Ahra, l’Enfer, l’anti-monde du mal, La lumière noire de l’inconscient). Da’ath est Amour de la Sagesse, Éros qui dompte l’Intelligence et la Sagesse, Phanès le dieu androgyne orphique (le Révélateur, le Brillant, l’Apparu, le Manifesté), Hécate la déesse des carrefours (qui relie les enfers, la terre et le ciel), Lilith la Grande Déesse (le démon de la nuit, la succube, la tentatrice, le serpent), la Sophia gnostique (entité féminine déchue, prostituée et sainte à la fois, qui par sa démesure est responsable de la matière, du mal et de la mort), le daimôn :

Que serait l’amour ? dis-je ; mortel ? – Pas du tout. – Alors quoi ? – Comme les choses dont je viens de parler, un milieu entre le mortel et l’immortel. – Qu’entends-tu par là Diotime ? – Un grand démon [daimôn], Socrate ; et en effet tout ce qui est démoniaque est intermédiaire entre les dieux et les mortels – Il interprète et porte aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux, les prières et les sacrifices des uns, les ordres des autres et la rémunération des sacrifices ; placé entre les uns et les autres, il remplit l’intervalle, de manière à lier ensemble les orties du grand tout ; c’est de lui que procèdent toute la divination et l’art des prêtres relativement aux sacrifices, aux initiations, aux incantations, et à toute la magie et la sorcellerie. Les dieux ne se mêlent pas aux hommes ; c’est par l’intermédiaire du démon que les dieux conversent et s’entretiennent avec les hommes, soit pendant la veille, soit pendant le sommeil ; et l’homme habile en ces sortes de choses est démoniaque, tandis que l’homme habile en quelque autre chose, art ou métier, n’est qu’un artisan.

Le Banquet de Platon
Angélologie et démonologie

Pour Isaac l’Aveugle (XIIe siècle), à l’origine du développement de la mystique juive apparentée au gnosticisme, le principe qui détermine la Kabbale n’est pas le Logos (la Raison), mais le langage lui-même. Un principe qui requiert une méthode de pensée attentive au langage et à tout ce qui émane du langage : les rêves, les songes éveillés, les extases, les transports mystiques… La Kabbale structure alors pleinement son système théosophique et théurgique, une théopraxie comme fait social. La liberté ne réside pas dans la remise en cause des rites de la tradition mais de savoir ou non leur donner du sens.

La magie juive est fondée sur la croyance en la capacité de l’être humain à agir sur le monde, au moyen de paroles et de rituels. Le langage magique est performatif, l’acte de parole agit sur / transforme la réalité. Le langage possède également une dimension de communication avec des entités aux côtés de la divinité (Les anges et les luminaires sous son autorité) et les démons, en bas, aux abords de la société humaine. Ce sont ces esprits, ces agents intermédiaires que les thaumaturges sollicitent et tentent de contraindre d’agir à l’aide d’incantations, de caractères magiques, de noms sacrés (noms de Dieu, d’anges ou de démons) et de rituels rigoureux. La magie possède une structure et des composantes linguistiques propres. Contrairement aux prières qui s’expriment au pluriel et au nom du collectif, les incantations s’énoncent à la première personne, non comme des requêtes mais des injonctions. Les objets magiques, les talismans, les bols incantatoires calligraphiés… renforcent le pouvoir performatif des mots par un élément visuel servant le même objectif : s’emparer des démons, les asservir, les neutraliser ou les chasser.

Si la kabbale extatique, spéculative est une mystique doctrinale et philosophique poursuivant des fins sublimes, la théurgie par ses tentatives proactives peut se révéler pragmatique, triviale et prosaïque. Mais la magie, antérieure à la Kabbale de plus d’un millénaire, avec ses vieilles recettes, ses arts apotropaïques, son angélologie occupe le même rang que les ouvrages contemplatifs et théosophiques. Ses adeptes y voient des pratiques et de puissants outils capables d’influer le cours de l’histoire et le devenir du monde et lient intimement ces deux dimensions répondant aux attentes messianiques, de la kabbale au hassidisme.

Le Zohar, pièce maîtresse qui se répand au XIIIe siècle, attache une grande importance aux pratiques du judaïsme. Les mitzvot, les rites dictés par les commandements divins, perdent leur signification quand on les accomplit sans éprouver intimement, intellectuellement et corporellement, ce qu’ils recouvrent. La conscience active (kavanah) accompagnant chaque geste est requise contrairement à la théurgie antique pour laquelle les rites agissent par eux-même. La doctrine secrète devient pensée du secret où chaque chose est enveloppée d’une klipah, une coquille que l’on prend souvent pour cette chose même, vecteur de toutes les illusions. Il faut briser la coquille pour pénétrer le fruit, l’amande, symbole du secret.

Les apports philosophiques du néoplatonisme tardif sont les ferments intellectuels qui ont permis à la pensée des kabbalistes, qui sont avant tout des exégètes, de se constituer en système. Les kabbalistes ont longtemps été les continuateurs des dernières philosophies païennes permettant aux croyances et aux concepts issus de leurs derniers feux de survivre, s’épanouir et connaître un nouveau destin. Un des apports les plus originaux étant le développement d’une pensée de la pratique et des œuvres leur attribuant un pouvoir sur la création et sur le monde divin au point de “faire Dieu” ou, à l’inverse, amoindrir sa divinité par la transgression.

Concordia discors

Dans l’ordre que je dis tous les êtres créés
sont inclinés, dans diverses conditions,
selon qu’ils sont plus ou moins proches de Dieu ;
d’où ils se dirigent vers des ports distincts
par la grand mer de l’être, chacun
porté selon l’instinct qui lui est donné.

Dante, La Divine Comédie, Le Paradis, I-108-114

Hérésie ! Ce manichéisme est incompatible avec la Cité de Dieu. Magia, goetia (sorcellerie) et theurgia, indissociables, relèvent du vulgaire, de superstitions barbares et de pratiques infidèles. Au delà du blasphème, c’est le gai savoir érotique de l’ambivalence et du mélange des genres qui est l’objet d’attaques. Le corps est lieu d’un paradoxe, à la fois abominable vêtement de l’âme et tabernacle du Saint Esprit.

L’idéologie anti-corporelle du christianisme endigue le corps et en réprime les manifestations sociales les plus ostensibles comme les exultations les plus intimes. Par le contrôle des gestes et le calendrier des interdits, l’Église impose une police dans l’espace et dans le temps. L’idéal ascétique du Carême s’oppose à l’obscène et au temps dionysiaque du Carnaval dans un effet de balancier. Le péché originel devient péché sexuel et la femme, male manqué, va payer dans sa chair le tour de passe passe. Si le paganisme en vient à être étouffé, l’anti-civilisation survit et renaît. Le paillard est païen. Essentiellement orale, la société médiévale est investie par la gestuelle et rompue aux rituels. L’expression extérieure de l’homme (foris) donne à voir les manifestations et les mouvements intérieurs (intus) de l’âme. Le retour du refoulé s’exprime dans le fin’amor des troubadours. Les fabliaux participent à la fois de l’obscénité et du raffinement, et le lyrisme occidental mêle sentiment et sensualité.

Métaphore dans tous ses états (microcosme, monstrueux, ville, État…) le corps, lieu de rencontre mystique avec Dieu, est en proie au Diable, se sécularise, se défoule dans les marges où l’érotisme émerge et illustre la tension qui traverse le Moyen-Âge. Dans l’incapacité de contrôler et de dompter la résistance des corps, l’Église cherchera à codifier et maîtriser la vie et la mort. La chasse aux sorcières, loin de n’être que répression de la magie, est également prétexte aux visées morales et politiques de luttes de savoirs-pouvoirs. C’est cette même condamnation de la magie folklorique, et son exploitation par l’ordre établi, qui la feront surgir hors des cercles ruraux et contaminer les esprits nobles sous une forme pervertie entre rites contre nature, sabbats urbains, affaire des poisons, satanisme et messes noires. Face à ces infamies, la magie naturelle perdure, s’intellectualise et devient le ferment de la magie occidentale.

Prisca Theologia

Nulle science ne confirme davantage la divinité du Christ que la magie et la Cabale. Ce que l’homme produit par l’art, la nature le produit naturellement en produisant l’homme. Les merveilles de l’art magique ne s’accomplissent que par l’union et l’actualisation des choses qui sont latentes ou séparées dans la nature. La forme de toute la vertu magique procède de l’âme humaine stable et qui ne chute pas. Faire de la magie n’est pas autre chose que marier le monde.

Pic de la Mirandole, 900 conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques

Le florentin Marsile Ficin (1433-1499) en publiant la première traduction intégrale des Dialogues de Platon et une bonne partie du Corpus Hermeticum (un recueil de traités mystico-philosophiques en grec) ouvre le champs d’une culture sous influence du stoïcisme, du judaïsme, de la théologie persane et du néoplatonisme égyptien, élaborant une chaîne de maîtres en ésotérisme, un syncrétisme tardif de philosophie éternelle (perennis philosophia) et de théologie antique (prisca theologia). Le Tarot de Marseille, dont les traces les plus anciennes remontent à cette période, est à l’image de sa pensée dans laquelle s’accordent platonisme, hermétisme, christianisme, astrologie et magie. C’est dans ce creuset médicéen que Pic de la Mirandole inaugure un courant philosophique adaptant les techniques d’interprétation kabbalistique au christianisme en général et au Nouveau Testament en particulier: la Kabbale chrétienne. Il use de la rhétorique et la dialectique de la scolastique pour avancer voilé, sans éloquence, employant un langage âpre et vrai de la philosophie pour mieux contourner la censure. Peine perdue.

Le christianisme élude l’affrontement œdipien et la faiblesse du mythe chrétien par rapport au mythe juif est de ne pas présenter le couple en tant que tel (L’univers contestationnaire, Béla Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel). Le siècle de Mirandole n’est qu’illusion d’harmonie et de progrès où les écoles, sectaires et dogmatiques, s’imposent à force de querelles et d’autorité. Le monde moderne s’ouvre à peine, redécouvre son héritage et opère un retour aux origines pour libérer le savoir. La nouvelle philosophie doit conclure sur le savoir, rompre avec l’accumulation d’idées et de doctrines pour instituer un nouveau mode de pensée, frotter sa cervelle contre celle d’autrui.

Contrairement à Diotime, le Zohar ne cherche pas à définir l’origine de l’Amour. En cherchant à fournir le modèle métaphysique des rapports charitables entre les hommes, il idéalise le couple comme type de rapport social à imiter. Le couple originel devient familier, se profanise. La qualité de l’inter-pénétration du sacré et du profane est fondamentale, engendrant simplification, élucidation et permet l’identification et l’humanisation des héros et des sauveurs. L’humaniste célèbre les noces alchimiques, invoque la raison de l’ésotérisme, opère l’osmose de l’individu et du collectif et aspire à l’altérité. Il fait l’expérience d’un désir lévinassien d’approcher l’absolu.

L’individualisme, la libre pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des théocraties orientales. C’est un phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se développe sans s’arrêter, tout le long de l’histoire.

Émile Durkheim, De la division du travail social, 1893

À la verticalité de la transmission de l’enseignement secret, relevant de l’initiation, s’adjoint l’horizontalité fraternitaire, trait d’union triangulaire du sujet, de l’objet naturel et du porteur de la loi. L’hermétisme de la Renaissance est un vaste ensemble de croyances et de pratiques incluant aussi bien la kabbale chrétienne, le rosicrucisme, le paracelsisme, et d’une façon générale la plupart des formes que revêt l’ésotérisme occidental moderne, héritier d’un complexe fraternel, adelphique, de la problématique œdipienne. Une fantasmatique inconsciente de la problématique narcissique, homosexuelle, de l’ambivalence et de la bisexualité, en proie à la gémellité et au double. L’occultisme, la science du caché, en exhale l’archaïsme, force d’engendrement et d’ordonnancement créateur des formes élémentaires triomphant du chaos, du vide et de la nuit, au travers d’une pratique cérémonielle érigée au rang de Haute Magie. Mais les actes que produit ce retour du religieux, intime, sont personnels et non ritualistes.

Au désenchantement du monde succède l’échec des Lumières à fonder rationnellement la morale. L’évolution de la rationalité elle-même pose problème, aboutissant inéluctablement au décisionnisme. Le saut de paradigme marque le passage de la vision holiste, intégrative de la foi à une conception plus moderne et individualiste. Le drame qui se joue est un bouleversement anthropologique qui transforme tout d’un même geste philosophique. Le contenu de la croyance importe moins que la droiture de l’intention morale. Rien ne s’oppose à l’existence du païen vertueux. L’art pratique laisse place à la religion personnelle, émanation du for intérieur. L’individu fait lui-même ses affaires au dépend des intermédiaires et leurs sacrements. L’imago s’extériorise dans le spiritisme de salon, la science des cabinets, la littérature romantique, le spiritualisme, entre goût du macabre et renouveau du gothisme. Mais ce qui se joue réellement n’est pas sur le devant de la scène.

Psychologie des fous et analyse de l’émoi

Ce qui est grave est que nous savons qu’après l’ordre de ce monde il y en a un autre. Quel est-il ? Nous ne le savons pas. Le nombre et l’ordre des suppositions possibles dans ce domaine est justement l’infini ! Et qu’est-ce que l’infini? Au juste nous ne le savons pas ! C’est un mot dont nous nous servons pour indiquer l’ouverture de notre conscience vers la possibilité démesurée, inlassable et démesurée. Et qu’est-ce au juste que la conscience ? Au juste nous ne le savons pas. C’est le néant.

Antonin Artaud, La question se pose de…

Cette naturalisation de la croyance coïncide avec une biologie de la pensée et épouse l’hybridation du savoir encyclopédique des académies, un syncrétisme au parfum d’orient. La science participe de cette magie sympathique (Magicae sympathiae). La modernité privilégie le temps, l’être n’est plus total et statique (ontologique) mais un être en perpétuel devenir (ontogenèse). Ce creux, lieu en retrait où la fécondité s’épanouit, c’est le tsimtsoum, le retirement de Dieu lui-même, en lui-même, afin de laisser la place à l’autre, au monde. Ces cadavres exquis, à la démesure de la puissance chtonienne, nécessitent une sagesse démonique, cette sorcière métapsychologique qui ne sera pas sans influencer la magick sexuelle d’Aleister Crowley ou l’Alphabet du désir d’Austin Osman Spare contemporains de Freud.

La volonté du désir cède la place à l’intentionnalité de la jouissance, une quantité d’énergie à investir sans limite, objet d’une pulsion sublimée en appétit de connaissance. Un éros, au-delà du principe de plaisir, avec ses expressions les plus raffinées, les plus incandescentes, les plus ludiques ou les plus aveuglément destructrices et démoniaques que peut prendre l’érotisme. Le lieu d’une humanité faite de langage et de pulsions sexuelles qui réactualise le mythe nostalgique d’une jouissance totale. Une transgression, une traversée du miroir, comme geste d’insoumission, exploratoire, dans un souci de complétude. Une hérésie (hairesis) comme un choix, une préférence pour une pensée libre. Une folie de vivre, un acte de désobéissance au principe de réalité ouvrant sur une inquiétante étrangeté libératoire et créatrice, violation et profanation de la morale. Une hétérotopie, un lieu autre, un espace concret où émerge l’imaginaire en quête de perfection.

Vincent Caplier – Mai 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

L’Arbre de Vie des kabbalistes, une dialectique de la lumière – I

L’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal – II

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ? – Mandiargues – 3

Vincent Caplier – Avril 2021

En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ?

« Visitabitis Interiora Terrae Rectificando,
Invenietis Occultum Lapidem Veram Medicinam. »

« Vous visiterez les intérieurs de la terre en rectifiant,
vous trouverez la pierre cachée, vraie médecine. »

Garance (Arletty) et Baptiste (Jean-Louis Barrault) au Grand Relais – Les enfants du Paradis, Marcel Carné, 1945

La Marge est un diamant noir, un roman difficile, âpre, hermétique. Sa lecture demande de lâcher prise, d’y pénétrer sans jouer des coudes, de lever toute résistance et se laisser bousculer, emporté par la foule des signes. Une lecture herméneutique passe par une autopsie, une dissection méticuleuse, une biopsie. Il faut grever la bulle, crever l’abcès.

Le musée noir

Dans l’avant texte qui introduit aux récits du Musée noir, Mandiargues insiste sur la présence d’un en deçà ou d’un au-delà des apparences, sur la présence de lieux, de situations qui créent « une atmosphère : un climat propice à la transfiguration des phénomènes sensibles ». Il insiste, là aussi en bon surréaliste, sur ce qui en découle, à savoir : « l’envahissement de la réalité par le merveilleux qui surgit d’un pays très vaste, où le témoin, assez habile pour observer sans faire fuir par trop d’attention les éléments fantasmatiques pourra se promener avec fruit » (André Pieyre de Mandiargues, Le musée noir, 1946).

L’œuvre, onirique, est une errance dans un labyrinthe borgésien, puzzle énigmatique d’un inventaire à la Prévert. Une esthétique de la couleur et de l’image où le Barrio Chino est une fumerie d’Opium vert absinthe, un bordel ordonnancé, un bric-à-brac, un dédale de sens et d’essences (couleurs, odeurs, saveurs…). Un univers fantastique oscillant entre surréalisme et situationnisme, une psychogéographie gravitant autour de la thématique centrale de la rencontre et de la coïncidence, un éros géographique dépeint au vitriol entre désir et transgression. Le roman est une succession d’images, animé d’un récit en mouvement, au rythme séquentiel, cinématographique.

« Le cinéma participe à cette domestication de la Photographie du moins le cinéma fictionnel, celui précisément dont on dit qu’il est le septième art; un film peut être fou par artifice, présenter les signes culturels de la folie, il ne l’est jamais par nature (par statut iconique); il est toujours le contraire même d’une hallucination; il est simplement une illusion; sa vision est rêveuse, non ecmnésique. »

Roland Barthes, La chambre claire
La planche scénaristique du film Les enfants du Paradis, Jacques Prévert, 1943

Entre Baudelaire et Aragon, Breton et Debord, la ville se vit comme un songe, entre perdition et refuge, un espace évidé du réel, une bulle extraite du réel qui passe par les mots et leur enjeu sémantique (théâtre, scène, décor, musée…). L’imaginaire évoqué avec le réalisme le plus minutieux invite la théâtralité de la comédie humaine, tension de l’espace et du temps, entre détours, allers-retours, arpentage compulsif et mise en abyme : « Le roman, le conte même, ont tout à gagner à être construits sur des temps différents, et depuis longtemps il est fait usage, à cette fin, de l’inscription d’un récit dans un autre récit. Chez moi, la méthode est courante […] je voudrais que les trois temps principaux interviennent dans la narration, et que, comme j’ai cherché à faire dans La Marge, il y ait superposition et parfois coïncidence du passé, du présent et du futur » (André Pieyre de Mandiargues, Le Désordre de la mémoire). La représentation passe par le champ lexical, par le texte et dans le texte, sur la page et dans son cadre, un espace du verbe, une jouissance du texte où le langage est érotisme.

« Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage. »

Roland Barthes, Plaisir du texte

Mandiargues dit procéder par « cristallisation d’images maintenues en état de vibrations ». On pourrait dire que La marge condense son travail poétique. Un parti pris des choses qu’il partage avec son ami Francis Ponge où la multiplicité des images, les objets, sont délivrés des topos qui les enferment, brisure des moules créant ses propres objets poétiques d’un double élan répondant aux besoins transcendants d’objectivité et de subjectivité.

L’éros noir

« Démembrer la nature et disloquer l’univers »

Sade, Les 120 jours de Sodome

Pour Barthes, la pratique sadienne est l’exercice de l’ordre par excellence ; chez Sade tout s’arrange, des unités les plus petites jusqu’aux scènes et au récit complet. Le sadisme ne serait que le contenu grossier (vulgaire) du texte sadien et Sade peut se lire suivant le principe de délicatesse. Si Mandiargues a donné la preuve qu’il était capable d’écrire un texte sadien dans L’Anglais décrit dans le château fermé (1953), il en modifie le modèle dans le roman La Marge et en fait une reprise, un éros noir, un pornogramme hors des sentiers clandestins.

« Le pornogramme n’est pas seulement la trace écrite d’une pratique érotique, ni même le produit d’un découpage de cette pratique, traitée comme une grammaire de lieux et d’opérations ; c’est par une chimie nouvelle du texte, la fusion (comme sous l’effet d’une température ardente) du discours et du corps […], en sorte que, ce point atteint, l’écriture soit ce qui règle l’échange de Logos et d’Éros, et qu’il soit possible de parler de l’érotique en grammarien et du langage en pornographe. »

Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola

Mandiargues cite son roman anonyme dont la phrase finale souligne qu’« Éros est un dieu noir » et en fait le titre d’un essai dans le Cadran Lunaire. Il utilise éros comme synonyme d’érotisme et non comme le nom d’un personnage mythologique ou faisant allusion à la pulsion freudienne. Pourtant sa dichotomie blanche et noire de l’éros renvoie à l’amour et l’érotisme, au Paradis et à l’Enfer, au jour et à la nuit, à l’hôtel et au Barrio. La frontière entre les deux est floue et perméable. L’auteur est intéressé par cette interzone (qui n’est pas sans rappeler Le festin nu de Burroughs) évoquant des images qui unissent les deux mondes. L’érotisme dans sa dimension spatiale sera de couleur noire et c’est cet aspect chromatique que l’écrivain cherche à développer. La symbolique du noir peut être interprétée comme une allusion au démon, au deuil, à la mort, à la nuit, aux ténèbres, à la tristesse… Une polyvalence qui se résume dans l’expression archaïsante à sénestre dans le passage « Son pied gauche a buté sur un corps mou. « “Me garer à senestre”, pense-t-il en reculant »

Deux romans d’André Pieyre de Mandiargues, La Motocyclette  et La Marge,  traduisent une expérience fantasmatique du corps singulière et érotique, un voyage où les personnages centraux trouvent au cours d’une fantastique ambulation la mort. Cette affinité freudienne d’Éros et Thanatos est loin d’être démentie dans les entretiens autobiographiques de 1975 avec Francine Mallet :

« Éros et Thanatos […] est un thème extrêmement ancien, que l’on trouve dans les plus vieilles traditions, dans les premiers chants du monde. Bien plus qu’un thème, c’est plutôt une notion enfouie dans l’inconscient le plus obscur et qui est l’une des plus généreuses sources d’inspiration auxquelles puissent avoir recours les poètes, les narrateurs, les artistes.
Dans mes premiers récits, mes premières tentatives d’écrivain, cette notion archaïque [Éros et Thanatos] s’aperçoit presque toujours à l’origine de ce qui était en train de prendre forme. Plus tard, il n’est pas impossible que l’appel à telle notion soit devenu un peu voulu, parce que je m’étais aperçu qu’il y avait là quelque chose qui me mettait dans l’état d’obsession que j’ai dit et qui me procurait des phrases douées pour moi d’un certain charme. Parce que vous savez que l’on n’écrit, au fond, que pour obtenir des formes de langage qui vous charment. »

André Pieyre de Mandiargues, Le Désordre de la mémoire, 1975

La forme est primordiale chez Mandiargues. Il est en quête d’un roman vrai, qui ne prétend pas montrer le réel, n’aboutissant qu’à en refouler les aspects apparemment immoraux, mais qui au contraire confronte le lecteur à des situations imprévues, voire insoutenables. La réalité, « pesant gisement de fictions fossiles » se distingue du réel « où l’expérience est donnée de tout par quoi l’univers de la raison vacille ou défaille : le rire, l’ivresse, la sauvagerie érotique ou mystique, le mal, la mort enfin » (Philippe Forest, Le Roman, le Réel et autres essais).

Un roman à la première personne 

«[Q]uand je raconte une histoire, même à la troisième personne comme je le fais le plus souvent, c’est à la première personne que je ressens ce que j’imagine qui arrive à mon personnage. Vraiment, je me mets dans sa peau, avec ce bonheur dont je ne cesse pas de parler… »

André Pieyre de Mandiargues, Un Saturne gai, 1982

Il y a dans l’écriture de La Marge une incertitude identitaire, qui ne relève pas de l’autobiographie ni de l’autofiction mais un roman du Je où le Moi relève de l’indéfini. Un Moi autre en lien avec une unité, un Autre, alter-ego. Une expérience infrasubjective participant d’une organisation spéculaire.

« L’écriture du Je – soyons honnêtes : là où l’expérience littéraire se trouve conduite avec un peu de gravité et d’ambition – ne consiste nullement à s’enchanter de manière assez régressive du miracle, du mirage de son propre Moi. Elle procède d’un projet contraire, éminemment moderne, participant de la mise en question du sujet et solidaire en cela de ceux de la psychanalyse, de la phénoménologie, de la philosophie – […] renvoyant à Freud et à Lacan, à Sartre et à Husserl, à Kierkegaard et Foucault […]. Elle vise plutôt à faire se dissiper une telle illusion […] de manière à ce que se découvre le domaine impersonnel de l’impossible, celui de « l’intime » mais au sens paradoxal que Bataille donnait à ce dernier terme lorsqu’il le définissait ainsi : « ce qui a l’emportement d’une absence d’individualité ».

Philippe Forest, Je & Moi, La Nouvelle Revue Française, n° 598, Octobre 2011

Freud aborde la question de la possibilité du recours à des œuvres littéraires pour soutenir la théorisation psychanalytique dans un ouvrage de 1907 Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de Wilhelm Jensen. Si L’archéologue, la première nouvelle du Soleil des loups (1951), semble inspirée de la même fiction, le récit en est l’antithèse. Le fantastique tel qu’il est conçu par Mandiargues « relève du surréalisme et […] étant un négatif du réalisme, il lui ressemble pourtant, par contraste » (Jean Marteau, Trois ouvrages qui se réclament de la littérature poétique,  La Tribune de Genève, 23 novembre 1946). Son  rapport à la psychanalyse est tout aussi paradoxal et relève d’un travail du négatif. Selon lui les poètes auraient « grand tort de se faire, ou de se laisser, psychanalyser » au risque de faire la lumière sur leurs « sources profondes » et de les tarir en les tirant « de l’obscurité qui leur convient ». En bon surréaliste son noème est l’insaisissabilité, l’irréalité substantielle du moi profond.
Pour lui, l’écriture est un exercice aussi inutile que nécessaire. Elle est inutile parce qu’elle ne peut pas conduire à la connaissance inatteignable de soi. Elle est nécessaire en ce qu’elle répond au besoin d’approcher la part d’inconnu de soi. Lecteur de «  Les Rêves et les moyens de les diriger » (publié anonymement, au XIXe siècle, par le marquis d’Hervey-Saint-Denys), il cultive le rêve de façon systématique, se livre à leur enregistrement et à leur critique de façon utilitaire pour en tirer des arguments de récits, ou de poèmes en prose ; de l’autre, il confie « je cherchais par là à me connaître mieux et à tirer de l’obscurité la face cachée de mon moi profond. […] [J]e voulais alors l’approcher par les figures innombrables de mes rêves et par là prendre conscience de son irréalité, en laquelle je sais que j’aspirais à me reconnaître » (Le désordre de la mémoire). À cet égard, le personnage de La Marge ne se livre pas à tant à une réflexion introspective qu’à un regard rétrospectif. Si les trois unités de temps sont présentes dans le récit, l’auteur privilégie le présent, l’immédiateté, la narration sur le vif. Il exploite à l’extrême le flux de pensées, de conscience du nouveau roman dans un geste compulsif. À ce stade toutes les intertextualités sont permises, imaginables pour cet auteur-lecteur boulimique ancré dans la société intellectuelle de son temps.

Le nœud borroméen

La Marge est un nœud borroméen. Nœud de soutien du personnage ? Sinthome de l’auteur ? Les deux à la fois peut-être. Le récit est un long préliminaire qui tient en haleine, un roman noir dont l’intrigue gravite autour d’une tour (phallus) et d’une lettre (insistante-instance). L’attente ambulatoire est puissance du désir de patienter, une motricité qui tourne en rond et rebrousse chemin alors que l’immobilité des corps, leur pesanteur, la chaleur expriment le côté gauche de cette galerie de portraits claudicants, œdipes aux pieds gonflés.
Autant de signes qui nous rappellent le patient Ernst Lanzer, cas célèbre de Freud. S’il est nécessaire d’appuyer la spéculation, associons pêle-mêle l’obsession de l’hygiène qui s’exprime tout au long du roman, la poste si loin si proche, la lettre glissée dans le portefeuille et la défiance à l’égard du régime franquiste comparable aux visées libertaires du Jardin des supplices de Gustave Mirbeau. L’homme aux rats apparaît comme un hypotexte :

« Pour que le pari soit gagné tout à fait, il suffirait d’attendre que les hypocrites ressortent et montent aux habitations chacun avec sa truie, car ceux-là ne sont pas venus en simples voyeurs. Mais Sigismond s’est rappelé un autre pari tenu contre inconnu de même et perdu, face au guichet de la poste restante, deux soirs plus tôt, pari plus grave à son jugement et dont il ne s’est pas acquitté. Ce souvenir suffit à engouffrer toute idée de gain dans des fonds à rats qui ne sont que réalité trop proche au robador. Et le mot de récompense, qui s’est présenté à son esprit, doit être rayé illico, pense-t-il, puisque la tour de verre ne défendra plus longtemps sa partie sur l’échiquier déplorable et puisque la rupture prochaine de la bulle va le laisser dans une abjection qu’il ne saurait encore imaginer. »

André Pieyre de Mandiargues, La marge, 1967

Le funambule

Et il y a une homosexualité latente, omniprésente dans ce roman hétérosexuel. Homosexualité surdéterminée (la question reste posée) dans L’homme aux rats devenue stylistique dans La Marge à la limite de l’intertextualité.  Lecteur d’André Gide, Traducteur de Yukio Mishima, Mandiargues est nécessairement familier de Jean Genet, par le style de la malséance. De ces trois-là il retient l’Intelligence de la perversion (Gide Genet Mishima, Catherine Millot). Sigismond est un condamné à mort, un Être-vers-la-mort heideggerien, un personnage sur la ligne de crête en position d’équilibriste. Sa dé-ambulation souligne une ambivalence, une dualité. La Rambla est la frontière entre les deux mondes qu’il côtoie, la ligne de démarcation, la corde raide du Funambule de Genet, fil sous tension chargé d’unir la gloire et l’abjection. Du grand écart de l’immonde à l’idéal, le roman en conjugue les extrêmes.
Il y a dans ces femmes féminines, fatales, garçonnes, phalliques, jusqu’aux formes les plus grotesques les traces de la prostituée travestie Divine de Notre Dames des Fleurs, une sacralisation du sexe, une forme de religiosité polythéiste de l’ambivalence et l’indifférenciation des sexes. L’évocation de l’impuissance (par l’absence de description du coït) passe par un rituel de préliminaires, d’inhibitions de la castration (symbolique du l’œuf) et une infantilisation du jeu sexuel (réminiscence des jeux pervers de l’enfance). Il oppose amour profane et amour sacré, évoque la jouissance sans plaisir et le désir sans jouissance pour explorer l’amour sans jouissance et la jouissance sans amour.
Le génie, selon Sartre, est « l’issue qu’on invente dans les cas désespérés ». L’homosexualité, selon Genet, s’apparente au suicide, un refus de « la loi visant à la perpétuation de la vie ».

« … Dans l’enfance, un traumatisme bouleverse l’âme. Je pense qu’il se produit alors ceci : après un certain choc, je refuse de vivre, mais, incapable de penser ma mort en termes clairs, rationnels, je la vis symboliquement en refusant de continuer le monde. L’instinct me porte alors vers mon propre sexe. »

Cité par Edmund White in Jean Genet

Le Barcelone de Mandiargues, son port, ses marins et ses reflets dans les miroirs courbes sont les anamorphoses, l’empreinte en creux d’une réalité divisée où « vous êtes seuls au monde, la nuit dans la solitude d’une esplanade immense. Votre double statue se réfléchit dans chacune de ses moitiés. Vous êtes solitaires et vivez dans votre double solitude  » (Jean Genet, Querelle de Brest, 1947).

Notre-Dame des fleurs. L’Arbalète. Imprimé sur la presse à bras de Marc Barbezat. A Lyon, le 30 août 1948. Envoi autographe (destinataire inconnu) signé sous forme de calligramme érotique, représentant un phallus percé par une flèche : « Je sais que tu préfères l’âme et la pâleur des petites communiantes et la blonde douceur de leurs petits frères. Cette pureté, cette candeur je vois tu la découvriras toujours car elle est plus dans un regard que dans l’objet même. Ton ami, toujours, toujours !! Jean Genet », à l’encre bleue sur le faux-titre.

Pompes funèbres

La Marge relève plus encore de Pompes Funèbres (Jean Genet, 1948) qui fait basculer du deuil à l’érotisme entre hommage rendu et profanation de sépulture; l’érotisme, le désir sexuel, le phallicisme convoqués pour protéger l’endeuillé du trou vertigineux de la perte. D’ailleurs L’orthographe du Furhoncle ne renvoie-t-il pas à celui du Führer (sodomite et castré), autorité bafouée par Genet ?
Dans son essai, Catherine Millot souligne : «  Il est d’usage, depuis Freud, de dire que le pervers désavoue la castration. On entend par là que, plus qu’un autre, il prétend la nier ou la masquer. C’est oublier que le désaveu ne va pas sans l’aveu, ce que Freud n’a pourtant pas manqué de souligner, et que manifeste, à l’évidence, la particulière fascination, voire prédilection, pour l’horrible, que l’on rencontre dans les différentes formes de la perversion. […] Le désaveu de la castration ne consiste pas en autre chose que cette affirmation, envers et contre tout, de la jouissance, capable de jaillir de l’horreur même dont, ainsi, elle triomphe. C’est là que  se proclame l’identité des contraires, grâce à ce pouvoir de  retournement. En ce point de réversion règne la logique paradoxale de la castration, celle du “qui perd gagne” de la jouissance » (Gide Genet Mishima, Catherine Millot).

Il y a dans La Marge une invocation, une convocation de l’homosexualité dans sa fonction économique, sa perversion comme rempart à la mort, pour ce qu’elle a de sublime, de vital par la transfiguration qu’elle opère. Une mise en œuvre de l’homosexualité psychique, pulsionnelle, au service d’une dynamique résolutoire. Un homo-éros, acte régressif, investissant le narcissisme primordial. Un mode de pensée singulier d’une communauté dans l’étrangeté, un mécanisme psychique de l’érotisation de la pulsion de mort, un noeud fait avec le sexe  pour tenir la mort en lisière. Une victoire à la Pyrrhus d’un talent pervers contraint à s’ériger sans cesse contre la mort, qui par cette lutte lui reste attaché, et où il arrive qu’à force ce soit elle qui gagne.

Vincent Caplier – Avril 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

La Marge, la mort dans la vie – Mandiargues 1
Alice Tibi

Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues 2
Nicolas Koreicho

En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ? – Mandiargues 3
Vincent Caplier

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues – 2

Nicolas Koreicho – Avril 2021

Une méthode et un exemple d’application

« […] à moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car on ne se réalise que successivement.»
Marcel Proust, « La Prisonnière », in A la recherche du temps perdu.

« Les deux principaux moteurs énergétiques qui font fonctionner l’artistique et exceptionnel cerveau de Salvador Dali sont, premièrement, la libido ou instinct sexuel, et secondement, l’angoisse de la mort. »
Salvador Dali

Antonio Mancini – Le repos, 1887 – Art Institute of Chicago

Une méthode

Dans la littérature, des phénomènes du texte situés entre le récit (objet du romancier) et l’histoire (fait du narrateur) produisent un discours de fiction composé de symboles, de représentations, de personnages, de répétitions, de métaphores, de métonymies, de systèmes isotopiques [1], comme peuvent être utilisés un certain nombre de figures et tropes de la rhétorique classique [2], en des compositions qui fonctionnent à la manière de manifestations symptomatiques – qui se répètent donc – se rapportant, en dernière analyse, à une logique psychique.
Nous avons appelé [3] cette logique psychique, propre à une textualité, une instance narrative [4].
La transposition de cette logique, du côté des catégories psychopathologiques, revient à considérer cette instance à l’instar du fonctionnement d’un grand système catégoriel principal, possiblement psychotique, névrotique, narcissique, limite, duquel découlent des systèmes particuliers, plus précis.
Cette instance narrative, c’est l’un des postulats de ma thèse de doctorat, ce système principal, si l’on préfère, obéit à un concept psychanalytique principal, sous le double point de vue, simultané, de la psychanalyse et de la littérature [5].
De la même manière qu’on peut rattacher un syndrome (ensemble de symptômes) à une catégorie névrotique ou psychotique ou narcissique ou limite principale, il est possible de rattacher cette instance narrative à une catégorie psychanalytique principale, qui d’ailleurs peut se comparer à l’idée même d’écriture issue du phénomène de sublimation, et qui donne au texte ses caractéristiques et ses tendances.
Si l’on transpose cette idée à la linguistique, et précisément à la rhétorique [6], ces tendances ressortissent d’une problématique principale, comme telle figure de discours appartient à tel système de tropes.

Ces tendances, dans la composition littéraire, sont autant de représentations des éléments fondamentaux constitutifs de l’engendrement d’une écriture.
Si l’on se concentre sur la nature particulière du roman, ce qui s’impose d’emblée c’est l’intrigue, c’est-à-dire l’action, les mouvements, les itinéraires réalisés par les protagonistes ainsi que par les mouvements du texte qui conditionnent les personnages et l’écriture elle-même.
De la lecture du discours manifeste, qui émane de ce présupposé analytique « littérature et psychanalyse », découle une logique qui conduit une intériorité, un discours latent, savoir l’inconscient du texte.

On peut envisager, mutatis mutandis, que comprendre l’inconscient du texte équivaut à comprendre l’inconscient d’un patient, dans le travail d’interprétation d’une analyse, et que les péripéties, les répétitions, les situations, les souvenirs, les objets d’un récit peuvent représenter, là aussi mutatis mutandis, la succession des éléments des séances de cette analyse. Il y manque bien entendu des éléments indispensables (transferts et contre-transferts, temps propre à la situation analytique…).
Précisons que nous ne faisons en aucun cas l’analyse de l’auteur. J’y viens plus loin.

Dans le roman La Marge [7], cette logique subsume les itinéraires qu’effectue le personnage principal vers l’Autre, en l’occurrence vers une certaine idée de la femme, puis vers une relation du personnage principal avec le couple du père et de cette idée de la femme, ensuite vers le passé archaïque du personnage principal. Ce roman est particulièrement propice à l’observation de cette écriture littéralement psychanalytique dans la mesure où, comme ailleurs dans l’évolution du travail psychanalytique, le roman, par l’intermédiaire de son narrateur, relate, construit et organise un voyage, c’est-à-dire un cheminement textuel, métaphore d’un cheminement personnel, qui prend en compte le passé, les souvenirs, le présent, les fantasmes, les rêveries, les obsessions, les symptômes…
Les résistances d’accession à l’inconscient tombent plus massivement lorsque les aspects parabolique et elliptique du texte, à l’instar du rêve, sont laissés libres aux associations. De la sorte, il est important que les propos sur lesquelles s’appuie l’interprétation soient compris de manière exacte [8].
Dans l’analyse des conjonctions à présent établies qui existent entre l’art et la psychanalyse [9], les analogies de nature entre le rêve, la création artistique et les développements qu’en ont tiré les auteurs, sont aptes à faire des processus créatifs une « […] seconde voie royale de l’inconscient [10]. »
Après Freud et les relations de similarité qu’il a établies lui-même dans ses lectures et ses études dans des domaines aussi divers que les différents âges de l’humain, le symptôme, le rêve, le récit fantastique, les tabous, les jeux, les mots d’esprit, le langage et la parole, les productions culturelles et artistiques, avec la prédilection que l’inventeur de la psychanalyse avait pour l’art en général et pour les œuvres littéraires en particulier, les conditions sont remplies pour favoriser une incitation tacite à construire des significations fondées sur des systèmes d’analogie ; après Lacan et ses développements conceptuels caractérisant les « signifiants » appréhendables à travers des représentations de choses (images) et des représentations de mots (signes linguistiques), la mise en évidence de l’inconscient à l’œuvre dans le langage et dans le « discours de l’Autre », la spécificité du « je », le rôle du miroir dans le développement de la personnalité, il existe aujourd’hui un certain nombre de grilles d’interprétation autour de la littérature, d’obédience psychanalytique, qui ont pour avantages de proposer des méthodes, quelquefois normées en excès, mettant au jour des concepts utiles et de suggérer des pistes de réflexion.

Ainsi, il n’est pas question de psychanalyse, par l’intermédiaire de son œuvre, de l’auteur, car enfin les conditions, celles de l’auteur justement, en accord avec l’interprète supposé (paranoïde ?), ne sauraient être réunies, à commencer par le simple accord de principe de celui qui devrait en être pour le moins le premier intéressé, et à quoi, vu son absence, il ne saurait d’ailleurs associer et s’associer [11].
Non plus de psychobiographie, autre pathographie réduisant dans le principe une œuvre à une thérapie, selon une catharsis plus ou moins élaborée et gommant la distance, malgré les appréciations laudatrices du processus de la création, entre un homme et son œuvre, à l’extrême simple reflet de celui-là, qui, ici non plus, ne permet pas au critique de faire montre de son travail autrement que comme simple témoin, partial et subjectif, de la vie, qui demeure apparente, incomplète (et idéalisée ?) d’une personne, fût-il des mieux informés [12]. D’ailleurs, l’autobiographie la plus franche se ramène, en dernière analyse, à un leurre en ce que l’auteur sachant où il écrit se choisit et choisit ce qu’il veut se raconter, tandis que lorsqu’il raconte des personnages, des objets, des événements, des décors, l’auteur se surveille moins : c’est l’autre (narrateur ou personnage) qui dit l’Autre (inconscient).

Pas de psychocritique non plus, laquelle court le risque de reconstituer un ensemble complet (toute l’œuvre est tout l’écrivain) d’une cohérence voulue (à preuve le désir de confronter la vie de l’auteur avec ce que le critique aura échafaudé) et aussi artificielle qu’intelligente en certains de ses développements. En outre, la psychanalyse d’une œuvre dans son entier, origine d’un souci d’exhaustivité louable (obsessionnel ?), dans son ampleur même, laisserait s’échapper des réseaux interprétatifs mis à jour par le détail seulement, dans un seul récit par exemple, voire dans une seule scène [13].
En tout état de cause, et compte tenu des interprétations « datées », les « […] œuvres dépassent leur auteur, leur époque, leur cercle linguistique […] Le poème en sait plus que le poète [14]. »

Apparentée, de manière très lointaine, à la recherche à partir d’un motif [15], mais agissant selon un procédé inverse, la proposition faite ici n’inclut pas ici la quête d’un motif dans une ou plusieurs œuvres mais se propose de concrétiser la recherche de ce que peut engendrer comme motifs, sujets, objets et systèmes, dans un ou plusieurs textes, les suggestions associatives d’une psychanalyse dans l’œuvre, donc partielle, puisque ici s’appliquant au genre romanesque (« Délimiter l’espace pour y effectuer des trajets, percevoir les enchaînements de signifiés et les échos de signifiants [16][…] »), par lequel s’expriment le plus librement (bien sûr : par personnes, par objets interposés), des éléments qui se rapprochent le plus de la complétude serrée (nécessaire et suffisante) d’un psychisme et de son expression ou d’une instance narrative (mutatis mutandis, sorte de personne, mieux : d’organisme), cette psychanalyse textuelle du récit offrant l’avantage de travailler à partir d’un modèle apte à s’exposer sous autant de dimensions que lui sont imposées de perspectives, sans qu’il soit besoin d’appeler l’auteur à la rescousse, pour son invention éventuelle [17].
Outre les outils apportés par la théorie psychanalytique et par la théorie littéraire, la rhétorique offre les outils conceptuels (figures et tropes) toujours adaptés à de multiples opérations descriptives, cependant susceptibles d’être complétés par les quelques ajouts terminologiques et conceptuels pratiques qui seront proposés ici.

« Lire la fiction avec le regard de la psychanalyse permet à la fois d’offrir aux textes une autre dimension et d’observer l’écriture dans sa genèse et dans son fonctionnement [18]. »

En psychanalyse, l’analysant est une personne. Dans la psychanalyse appliquée telle qu’elle vient d’être décrite, l’analysant est une logique narrative à qui l’on fera produire, en les mettant en évidence, des signifiants qui existent à la fois dans et en deçà du texte de manière latente. Cette instance est prise en charge par les personnages pris dans leur acception la plus large, avec les objets et les cadres qui les concernent, elle se trouve soumise de ce fait aux variations, voire aux dysfonctionnements, d’une vie intellectuelle, sexuelle, affective actualisée, mais également par ce qui fonctionne comme systèmes et éléments organisateurs de cette instance narrative, littéraire et psychique.
Ainsi, l’instance narrative telle qu’elle est définie ici concerne tous les déplacements à la fois réels, effectifs, figurés, symboliques, par lesquels les éléments des systèmes considérés prennent vie, font des choix, décrivent une trajectoire, définissent une gestualité, établissent un itinéraire, développent un tragique, construisent une comédie, agissent, réagissent, mettent en œuvre, vivent, comme selon la poussée, le but, l’objet et la source d’une pulsion.

A partir de l’expérience, c’est-à-dire des observations issues principalement du relevé empirique de systèmes et d’éléments isotopiques, métaphoriques et métonymiques, et en fonction de la confrontation des étapes de l’expérience avec des éléments théoriques avérés, autrement dit d’un appareil conceptuel constitué par la théorie psychanalytique et par la théorie littéraire, l’analyse, savoir l’étude des logiques et des organisations des systèmes et des éléments issus des données de l’expérience, est en mesure d’élaborer, dans un questionnement directeur sur la possibilité pour un concept psychanalytique d’être à l’origine d’une conception littéraire, une réflexion sur la validité et la cohérence de l’hypothèse d’existence d’une instance narrative.

Selon Freud, il existe une « dissociation » agissante entre les systèmes conscient et inconscient qui consiste en « le conflit de deux forces psychiques […] résultat d’une révolte active des deuxconstellations psychiques […] [19] »
Les formations substitutives, comme les symptômes, constituent la preuve de ce mouvement premier à l’œuvre dans l’appareil psychique :
« […] ce caractère dynamique se vérifie à la fois par le fait qu’on rencontre une résistance pour accéder à l’inconscient et par la production renouvelée de rejetons du refoulé [20]. »
A partir de cette assertion, et en particulier à l’occasion du développement par cet auteur de la notion de pulsion, le point de vue dynamique s’est affiné et s’est élargi à d’autres champs. Il recouvre en fin de compte des ensembles dualistes qui, en fonction des pulsions considérées, prennent l’avantage les uns sur les autres. Ces ensembles, compte tenu des mouvements concurrentiels qui les animent, se caractérisent d’une part en ce que les uns impliquent dans une première élaboration freudienne une séparation entre les pulsions sexuelles et les pulsions d’auto-conservation, et dans un second développement en ce que les autres consacrent l’opposition des pulsions de vie et des pulsions de mort [21], lesquels éléments de cette dernière antonymie de principe recouvriront pour une large part, dans la théorie et plus précisément encore dans les textes qui en sont pétris, les éléments de la première différence, plus relative, pour tout dire ambivalente, et à plus d’un titre.

Le clivage évoqué par Freud est reconstitué par certain agencement de la disposition des épisodes du texte et de la composition de ses péripéties, l’organisation générale, non chronologique cependant – on sait que l’inconscient est fondamentalement anhistorique –, révélant à l’analyse la mise en perspective de systèmes anaphoriques, puis isotopiques, qui traversent la ligne narrative des romans.
Dans La Marge, cette ligne narrative est construite logiquement de trois étapes d’investigation vers les origines d’une logique narrative : dans un premier temps, par les mouvements, les voyages, à considérer ces termes dans leur plus large acception d’une évolution ; par la concentration, la focalisation, dans un second temps, sur une certaine image des femmes qui ponctuent le sens des trajets ; et par ce qui aboutit, dans un troisième temps, à un retour vers l’enfance jusqu’à ses stades les plus précoces.
L’hypothèse selon laquelle, d’une part, les isotopies constituées par les sèmes se rapportant à des notions de mouvement et de voyage, en définitive de déplacement (pas au sens métonymique ici, mais selon une acception premièrement spatiale et deuxièmement temporelle), transposent dans les textes l’aspect dynamique d’une pulsion (avec une source, une poussée, un but et un objet) apte à rencontrer des représentants, des personnages, et, d’autre part, les mêmes éléments conjugués selon des modalités différentes au début et à la fin du récit se complètent et confortent cette même dynamique, constituera donc l’axe autour duquel vont s’organiser les différents pans, comparables à ceux de la personnalité en construction, d’une instance narrative.

« […] il peut être significatif que ce soit au même moment (vers l’âge de trois  ans) que le petit de l’homme “ invente ” à la fois la phrase, le récit et l’Œdipe. »
Roland Barthes – Introduction à l’analyse structurale des récits, in Poétique du récit, Seuil, Points, 1977

Les situations initiales et les situations finales des textes, grâce en particulier aux précisions données par le narrateur sur les liens de parenté du personnage principal et sur les relations que celui-ci entretient avec les figures parentales en tant que circonstances les plus générales du récit, offrent à l’analyse toutes les précisions concernant la nature de la filiation du personnage principal, tenant premier de l’instance narrative, vis-à-vis de ces figures. Le personnage figurant le fils s’identifie tout d’abord clairement au père et à ses représentants, les deux manifestations étant, avec la femme représentée également surmoïques et ambivalentes, en se pliant nécessairement à leurs exigences. L’image du père disqualifié et de la femme dominante, les deux instances parentales prééminentes, placent le personnage principal sous leur autorité introjectée et déterminent son devenir physique et mental. Au fur et à mesure de son voyage, dans le récit et dans la constitution du   moi du personnage principal, la femme, ou l’une de ses figurations, apparaîtra, par évocations interposées, comme modifiée par une valeur de plus en plus maternelle, vaincue sous le poids mortifère et mortel du père, ou de l’un de ses représentants, pourtant absent. Ainsi, le système de l’Œdipe prend littéralement le visage du personnage principal ou de son emblème inaugural (un demeuré) et affirme sa souveraineté dans la forme même du récit.
Cette filiation narcissique à dominante œdipienne inaugure une forme d’ébauche de l’Œdipe dont les romans seront le développement précis, un cadre familial étant immédiatement proposé au lecteur. Sous le sceau de la culpabilité corrélative à la tentation sexuelle, mortifère, cause du refoulement, le personnage principal ne peut ignorer la domination qu’exerce sur lui le phallus, sous la forme à la fois d’un idéal et d’une répulsion. En définitive, l’instauration du joug parental substitue au désir du personnage principal une soumission narcissique qui se traduit par le non-dit et par l’importance de la lettre comme objet épistolaire, relais entre le sujet et l’objet. Auparavant, le personnage principal devra reprendre les étapes de son voyage, externe et intérieur, afin d’être à même de constater la présence ou l’absence en chacune d’elles de la confirmation narcissique. Les rôles secondaires sont ainsi révélateurs d’une tension et d’une culpabilité relative au narcissisme perdu de l’enfance, à laquelle aboutit finalement le personnage principal.

Un exemple d’application

Au début de La Marge, les premiers mots :

« Cinq heures. Un clocher, lointain par bonheur, vient d’en donner l’annonce. Sigismond a-t-il dormi pendant sa sieste ? Il ne saurait le dire avec certitude, et si, comme habituellement, il a l’impression d’être resté conscient dans son corps immobile et d’avoir laissé divaguer son esprit à la manière d’un promeneur sous surveillance, cependant il se rappelle comment sa femme s’est moqué de lui une fois qu’il s’était vanté ou plaint de ne jamais s’abandonner au sommeil pendant le repos de l’après-midi.  La bouche ouverte, oui, voilà comme Sergine l’avait vu dormir sur le divan de la chambre haute du mas, quand elle y était allée sur la pointe des pieds, pour le surprendre, et elle a dit aussi que la violence de son ronflement seule empêchait les mouches de septembre d’entrer dans sa gorge et de le visiter jusqu’à l’estomac et plus profondément peut-être. Elle a dit qu’il était béant comme un sanctuaire où l’on gagne des indulgences en descendant dans la crypte.»

A la fin du roman, les derniers mots :

« “ J’ai vécu en marge ”, se dit-il (pensant qu’ainsi auraient pu dire son père et la duchesse).
Comme pour un victorieux volt, alors, à haute voix dans le confinement, il prononce : “ Que le grand peuple catalan soit délivré du furhoncle et du furhonculisme, que soient délivrés tous les peuples d’Espagne, que le noble acier intervienne et que le pus ignoble soit expulsé, que la verte vie refoule le cours merdeux de la mort !” Il rit aux plus grands éclats de lui-même et de son malheur, il pose sur sa poitrine, à sa juste place, le court canon de l’arme, il presse la gâchette, et voilà comment il s’est brûlé le cœur. »

Le lecteur est invité à déchiffrer le centre vital du texte, à lire ce que représente le siège des émotions et des affects induits par le mot qui, aux deux extrémités du roman, selon la paronomase d’une rime équivoque, « […] répétition sonore [qui] provoque toujours l’apparition d’un rapport sémantique [22]», part du cœur (cinq heures) et revient au cœur (brûlé le cœur).
De quel cœur s’agit-il ? L’hypothèse développée ici est qu’il s’agit du cœur de la personnalité représentant un moi épars dont le roman dans sa totalité est la tentative de résolution, c’est-à-dire  d’unification. La boucle ainsi constituée aboutit à la mort du personnage principal, laquelle ne corrobore pas pour autant la mort du moi de la logique narrative.

V de cinq heures, en situation initiale et V de volt en situation finale :
Au commencement (premier paragraphe) et à la terminaison (dernier paragraphe) de La Marge, les conjonctions des syntagmes se rapportant aux pulsions de vie et aux pulsions de mort révèlent leur intrication, à commencer par la charge contenue dans la signification de deux majuscules.
Au tout début et à l’extrême fin du roman la lettre V s’impose : cinq en chiffre romain, au début, « victorieux volt », « verte vie », V implicite de la victoire, à la fin. C’est le V de la vie qui retourne à elle-même, après un périple qui conduira le narrateur en un double oxymore d’une naissance (« par bonheur, vient d’en donner l’annonce », au début) mortifère (« le confinement », à la fin, « s’abandonner », « la bouche ouverte », au début) à une mort (« il presse la gâchette ») libératrice (« que soit délivré », « que soient délivrés », « le pus ignoble soit expulsé »), à la fin, en une conjonction faisant s’apparenter clairement le symbole V à un système ambivalent. En revanche, la signification de la lettre F est mise en relation avec évidence à la mort directe de la fin : « faire feu », « se brûler le cœur », « furhoncle », en conjugaison dans tout le roman avec les relations familiales, paternelle et maternelle, du personnage principal : Franco, Féline.
A cette façon polysémique d’envisager la signification d’une lettre, d’admettre la validité d’un symbole, d’imaginer même la résonance d’un objet utilitaire, la clinique n’est pas étrangère. L’analyse par Freud de la névrose infantile de « L’homme aux loups [23] » témoigne, à partir de l’étude raisonnée de ses associations, de la façon dont une lettre peut représenter, à partir de diverses images réelles et fantasmatiques (papillons, mouvement de jambes, scènes érotiques itératives, menace de castration, initiales de nom…) la scène primitive. La conjonction et l’intrication des deux pulsions se révèlent également dans la position spatiale du personnage principal et dans les lieux mêmes de son entrée et de sa sortie de la scène du roman. Au début, c’est dans un lieu mortuaire que la vie du veilleur s’exprime, en position haute (« sur le divan de la chambre haute du mas ») et basse (« en descendant dans la crypte »), à la fin, c’est dans un lieu de vie (à connotation maternelle, qui donne le verre, la transparence), en bas (la sablière donc, en référence au narcissisme fœtal et, selon Lacan, à la symbolisation de la formation du je en opposition au ça [24]) et c’est en haut (« le grand », « le noble », « aux plus grands éclats ») que la mort va s’imposer.
De même, la construction des disjonctions à l’œuvre dans le texte définit par relations oxymoriques la liaison obligée et naturellement conflictuelle de la vie et de la mort, en position initiale :

« […] le sommeil lui paraît un état morbide, à cause de l’inertie dans laquelle il laisse le corps. Le caractère de Sergine est la vivacité. »

et en position finale :

« Rires et criailleries, cris de colère et de joie, défis, commentaires, rires, rires, cela vient d’un aveugle ivre et d’un groupe de farceurs qui guident et poussent l’homme à canne blanche vers les feux de la rôtisserie des Caracoles, où tournent en pleine rue des volailles embrochées. »

APM

Texte source : Nicolas Koreicho, Thèse de doctorat 1997 http://www.theses.fr/1997PA070069

NB : Nous pouvons préciser par exemple, dans l’architectonique des isotopies sémantiques de La Marge, principe mandiarguien de construction narcissique élaborée et de résolution oedipienne radicale, l’existence entres autres, dans cette constellation signifiante, d’objets prégnants, avec
– La tour de verre : le phallus, le pénis, la tour des échecs, le symbole, la mémoire, Babel…
– La lettre : la lettre cachée (E. Poe), la lettre en souffrance, le discours propice à interprétation, à révélation, à malédiction
– Altaïr : l’autre, l’androgyne, le malheur, l’étoile manquante du désir (de-siderare), l’astérisme des trois étoiles, l’aigle en vol (en arabe), la menace

« Mais tout est toujours différent de ce à quoi l’on s’attendait ou que l’on imagina (le malheur serait évitable si l’on était capable de se le représenter dans sa totalité possible, avait-il pensé parfois)... »
André Pieyre de Mandiargues

Nicolas Koreicho – Avril 2021 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] La notion d’isotopie (isotopie sémantique pour être exact) n’est pas sans rapport avec la notion de champ lexical, elle permet cependant une appréhension plus large d’un thème ou d’un motif qui se développerait dans un texte. Le champ lexical est en effet un ensemble de mots qui, par leur sens premier ou leur sens explicite renvoie au même thème. Par exemple les termes « arbre », « herbe », « rivière », « forêt » renvoient au thème de la nature et ce de manière claire, explicite. Une isotopie est, elle, un ensemble de mots qui renvoie aussi au même thème (étym. iso = même) mais par un jeu de références, de sens implicites ou seconds, figurés, sens qui ne se comprennent que dans le contexte.
[2] Thèse de doctorat, Nicolas Koreicho, 1997
[3] Idem
[4] Il ne s’agit pas ici de l’« instance narrative » à laquelle il est fait allusion dans l’Introduction à l’analyse du roman de Yves Reuter, Paris, Dunod, 1996, p. 69, qui, dans sa formulation, ne répond pas aux définitions courantes qui nous    servent de références premières (sollicitation ; ensemble juridique ; juridiction ; partie de l’appareil psychique). En effet, pour cet auteur, « L’instance narrative se construit dans l’articulation entre les deux formes fondamentales du narrateur (homo- et hétérodiégétique) et les trois perspectives possibles (passant par le narrateur, par l’acteur, ou neutre) ». Quant à cette instance telle que nous la concevons, elle répond à la définition courante et psychanalytique.
[5] Point de vue illustré par l’inventeur de la psychanalyse notamment, ainsi que le souligne Marcelle Marini dans son chapitre II : La critique psychanalytique, in Introduction aux méthodes critiques pour l’analyse littéraire, Paris, Bordas, 1990, p. 41-83, dans les textes qui se rapportent à Œdipe-roi de Sophocle, à Hamlet de Shakespeare et à Les frères Karamazov de Dostoïevski pour la genèse de la conception freudienne du seul complexe d’Œdipe.
[6] Pierre Fontanier, Les figures du discours, Flammarion, 1968
[7] André Pieyre de Mandiargues, La marge, NRF, Gallimard, 1967 – Prix Goncourt
[8] Dans ma pratique de psychanalyste, les rêves, par exemple, dont je note précisément les attendus, fonctionnent comme des trajets, des signaux, des architectoniques qui permettent de placer l’évolution du discours de l’analysant dans des perspectives souvent révélatrices d’un thème latent.
[9] A ce titre, les relations établies par Janine Chasseguet-Smirgel dans son Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Paris, Payot, 1977, entre la psychanalyse et les écrivains, les peintres, les analystes eux-mêmes, sont d’un  souci de professionnalisme exemplaire, particulièrement en ce qu’elles souhaitent ne rien laisser dans l’ombre et le flou d’une vision qui pourrait être par trop idéale et esthétisante.
[10] Idem, p. 36.
[11] Richesse d’écriture et d’intuition d’avant-garde pourtant mais approximation quand même dans le fondateur : Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, N.R.F., Collection Idées, 1977.
[12] Subtilité et rigueur mais globalisation dans le puissant : Jean Laplanche, Hölderlin et la question du père, P.U.F, 1969.
[13] Reconnaissance en la partie de l’ouvrage qui concerne la fulgurante méthode des superpositions pour le novateur : Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Introduction à la psychocritique, Paris, Corti, 1963.
[14] Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, Paris, P.U.F., Que sais-je ?, 1983, p. 7.
[15] C’est une piste qui, de la part de cet auteur, parmi un certain nombre d’approximations et de partis pris, avait été suggérée (mais mal conclue) par Ernest Fraenkel à l’occasion d’une communication, « La psychanalyse au service de  la science de la littérature », Paris, Les Cahiers de l’Association internationale des études françaises, VIème congrès de l’Association, n° 7, 1955, p. 23-49 : « Nous retiendrons donc que les situations, images, vocables et particularités du discours qui se retrouvent souvent sous la plume d’un auteur à la façon de leitmotive musicaux, nous serviront d’indices, en ce qui concerne l’intensité et la persévérance avec lesquelles le psychisme de l’auteur a travaillé sur les thèmes affectifs correspondants. », p. 35.
[16] J. Bellemin-Noël, Psychanalyse et littérature, p. 106.
[17] L’appel à la confirmation par la vie de l’auteur est une tentation qui déborde l’interprétation. Les réductions (de l’œuvre à l’auteur, d’un élément à sa généralisation, d’une observation à sa vérité, d’un thème à une névrose…) qui en découlent ne peuvent être évitées que par l’analyse des systèmes de répétitions. Ainsi en est-il de l’expérience et de son passage au fait théorique. A contrario, Jean Bellemin-Noël, dans son La Psychanalyse du texte littéraire, Paris, Nathan/Université, 128, 1996, tire, à partir de brillantes intuitions et d’observations pertinentes, à propos de deux textes de Baudelaire, des conclusions non fondées scientifiquement puisque non confirmées par l’itération d’occurrences identiques ou analogues, ne répondant pas à ce principe de la répétition. Il faut souligner que c’est une revendication personnelle de cet auteur que de vouloir analyser un texte en fonction de l’inconscient du critique, ce qui, malgré la tentation qui émane du propos, devrait être relativisé.
[18] J. Bellemin-Noël, La Psychanalyse du texte littéraire, p. 122.
[19] S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, 1966, p. 28.
[20] Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F., 1967, p. 124.
[21] Nous avons choisi la plupart du temps de parler des pulsions de mort (au pluriel), dans la mesure où, d’abord, elles s’opposent de façon quasi symétrique aux pulsions de vie, et ensuite, en ce que les théoriciens de la psychanalyse (Lagache, Laplanche et Pontalis, Roudinesco et Plon, Chemama…), après Freud lui-même à partir de 1920 dans « Au- delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1994, p. 41-116, élargissent dans leurs ouvrages et dictionnaires la notion originelle concernant la pulsion de mort (au singulier) à l’ensemble des pulsions, tendances et buts mortifères que sont l’agression, la destruction, la compulsion de répétition, le sadomasochisme…
[22] O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, Points, p. 246, « assonance ».
[23] S. Freud, « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », in Cinq psychanalyses, Bibliothèque de psychanalyse, Paris, P.U.F., 1993, p. 325-420.
[24] J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », in Ecrits I, Paris, Editions du seuil, Points/Sciences humaines, 1966, p. 94.

La Marge, la mort dans la vie – Mandiargues 1
Alice Tibi

Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues 2
Nicolas Koreicho

En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ? – Mandiargues 3
Vincent Caplier

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

La Marge, la mort dans la vie – Mandiargues – 1

Alice Tibi – Avril 2021

Une approche psychanalytique à travers une écriture poétique 

Max Ernst – La Puberté proche… ou Les Pléiades, 1921 – Collage, fragments de photographies retouchées, gouache et huile sur papier, monté sur carton – Collection particulière

Sommaire

1. Préambule et compte-rendu 
2. Une approche psychanalytique 
3. L’art abolit-il la mort ? 
4. La notion de réalité psychique 
5. Bibliographie 

1. Préambule

« Ne pleure pas celle que tu as perdue, mais réjouis-toi de l’avoir connue. » 
Cet adage indien transmis à l’acteur Jean-Louis Trintignant, dans une lettre lue lors de l’enterrement de sa fille Marie, cet adage est exemplaire : il résume en deux phrases indépendantes mais liées le processus naturel du deuil, le temps des pleurs, auquel succède celui du ressouvenir et de la sortie de ce deuil. L’élaboration du deuil consiste en une recréation. 
Il existe une beauté du deuil, la force d’un train représentatif mis en branle dans les fonds imaginaires, pour réalimenter la vie. En ce sens, il est faux de prétendre que la vie serve à la mort, la vie combat la mort et en triomphe sans cesse. 
Après l’affliction, sorte de position dépressive naturelle – qui fournit le modèle du stade kleinien -, commence une lente résurrection mémorielle de la personne défunte, comme un panthéon représentatif qui animera, ainsi que durant sa vie, son évocation. 
Le monde des représentations vit « dans les environs » de la réalité objective, il la double, l’informe mais ne la rencontre pas. 

Compte-rendu

Le héros du roman intitulé La marge, d’André Pieyre de Mandiargues, apprend la mort de son épouse, dont il était provisoirement séparé pour une mission, puis erre dans Barcelone jusqu’à sa propre mort, latente dès l’origine ; une errance dans les bas-fonds de la ville, dans le quartier des prostituées, magnifiées autant que déchues, la révolte contre Franco constituant un arrière plan-politique. Ce roman vaut avant tout par son style, une arabesque baroque anhistorique émanée du héros seul : le baroque, ici, caractérise pour lui-même l’élan du passant Sigismond dans Barcelone, dernier élan désespéré avant une chute annoncée. Cependant, la poétique des couleurs, la sorte de vitrail des images muent le récit endeuillé en aparté ambivalent, d’expression picturale. 

2. Une approche psychanalytique 

Dans ce roman, La marge, le temps du commencement du deuil, temps vital situé entre parenthèses, est un temps manqué : au lieu d’acheminer vers le ressouvenir et la re-création, ce temps conduit à une mort seconde, ne franchit pas le temps des pleurs et rejoint l’épouse disparue, comme par une attraction invincible. La séparation – expérience primordiale de l’existence – n’aboutit pas à la continuation de la vie initiale : elle trouve ici une impasse et rencontre la fin « définitive » de la mort objective du corps. La représentation de la mort échoue, comme une épave, sur la réalité extérieure, elle sort de son champ infini… 
La marge, le roman de Mandiargues, est d’abord l’élaboration du retour vers la mort.

Nous savons mieux, depuis Freud, que nous sommes des êtres de représentation, et que nous ne sortons jamais de cette grandiose illusion.
Toute représentation est l’enseigne de l’avenir. Nos désirs ont des prédécesseurs, ces miroitants tableaux que sont nos représentations. Par elles nous savons ce qui va arriver, nous savons, de façon générale, si nous allons vers la vie ou vers la mort. 
Dans La marge, l’enseigne est incontestablement la mort, ou l’imagination de la mort. Au temps de cet « oncle » funeste du fascisme espagnol (Franco, le « furh-oncle »), le passant Sigismond ( le Sigmund Freud d’Au-delà du principe de plaisir ? Celui de l’inauguration des pulsions de mort dans la Deuxième Topique ?…) traverse, dans une Barcelone saturnienne, la cohorte des prostituées, des corps vendus des femmes dans les bas-quartiers de la ville, dans une ambiance de fin du monde que la sienne propre achèvera. Ce temps de la marge déroule une réminiscence ordonnée par la mort, connue du lecteur dès l’origine, qu’il s’agisse de la mort de l’épouse annoncée par une lettre ou de la mort du héros pressentie au début du texte. 
Certes, une morale y préside, la marge honorée des bas-fonds, des déviances sexuelles, de la résistance et de la révolte républicaines : ceci pour l’étendard de la conscience. 
Mais s’il est vrai que le surréalisme est la patrie d’élection de Mandiargues, on ne saurait méconnaître la bacchanale présentée ici sur son versant d’outre-tombe, par exemple pour évoquer de manière ambiguë la prostituée dans une danse des voiles : 
« Mais à ces soies généralement artificielles, à ces violents tons d’aniline, il voit un aspect fol et funèbre, comme à la défroque d’un bal autant de carnaval que de fête des morts. » (L’aniline, servant à fabriquer des colorants, marque ici le ton artificiel des couleurs des étoffes.) 
Ce descriptif grimaçant est un peu voisin du film testament de Stanley Kubrik, Eyes wide shut, mot à mot « Les yeux grand fermés », où le héros fait connaissance malgré lui avec les turpitudes secrètes des notables de sa ville ; ce même film étant tiré de la nouvelle d’Arthur Schnitzler, Traumnovelle, auteur à l’oeuvre emblématique d’une Vienne en décadence. Voici trois récits lunaires et infernaux de la préfiguration de la mort, ombrés par elle dans une vision, peut-être volontariste, mais douloureuse et pleine de batailles sans retour. On devrait y ajouter, en sous-main, le rêve de Freud décrit dans Die Traumdeutung (1900) : « On est prié de fermer les yeux »… La réaction à la mort de son père… 
Du reste, la traversée de Barcelone est plongée dans la nuit, qui indique, dans les rêves, la tristesse, l’accablement de la perte… « Entre grotesque et sublime », Sébastien Reynaud a raison d’y voir « un songe » où « s’égare » le locuteur Sigismond (18 août 2013, https://zone-critique.com), un parcours de somnambule dans une immense divagation onirique. 

On pourrait y opposer l’effort de réminiscence proustien, qui, dans le long rêve qu’est La recherche – « Longtemps je me suis couché de bonne heure »-, au contraire redécouvre, dans une transe extatique, un temps béni, à travers le parfum envoûtant du thé ou du tilleul et le goût adoré des Petites Madeleines « sous [leur] plissage sévère et dévot » : cette remémoration « sensuelle » et divine tout à la fois, selon l’auteur lui-même, réactualise, recrée le passé enfui de la vie, lui ajoute son paradis manquant pour qu’il soit complet, bref, fait d’un temps Perdu un temps Retrouvé
Au firmament des représentations, Proust est le maître de la création imaginaire, celle qui file notre vie comme un rouet enchanté, faisant surgir des flammes, devant l’âtre, le lutin amoureux Trilby, de Charles Nodier. 
C’est cela, le combat constant de la vie contre la mort. Mandiargues le prend à rebours, comme le décadent des Esseintes de Huysmans, ou le Baudelaire d’Une charogne, et le file à l’envers, pressentant une époque tournant le dos à la création vitale. À l’enseigne de la mort, une vie qui tourne court… 

3. L’art abolit-il la mort ?

La Deuxième Topique, avec l’introduction des pulsions de mort (1920), a ses thuriféraires comme ses détracteurs ; comme si le prône des pulsions de mort avait heurté notre dispositif moral. 
Chez Proust, la tonalité comme la fin sont morales. « L’odeur et la saveur » des petites madeleines surmontent « la mort des êtres », […] « la destruction des choses », elles sont « comme des âmes ». Les petites madeleines transportent les âmes vers leur destination séraphique ; il est juste, selon cette parabole, de louer la victoire de la vie sur la mort. Le « rayon spécial » qui fait de Proust un fanal dans notre temps sombre, et transcenda le spleen de son existence, c’est la réapparition ultime de la vie, dans sa littérature et dans la nôtre. 
Mais chez Mandiargues, au contraire, le centre de la présente création semble être la mort seule : un Déplacement a eu lieu, la mort Est le sujet. Y a-t-il « une obscure clarté » (V. Hugo) de la mort, en psychanalyse ? 
On songe à l’abolition orgastique des tensions, la mort dans la vie ou « petite mort » , synonyme de plaisir et, par conséquent, de vie. C’est à cette interprétation, développée dans Au-delà du principe de plaisir (Freud 1920), que l’on pourrait se référer, à la lecture de La marge. Certes, la mort domine ici le champ, dans le thème comme dans l’épilogue ; mais le traitement artistique du sujet produit une métamorphose : à travers les couleurs, le clair-obscur et les manières d’estampes et d’allégories du texte, une chaîne scintillante des plaisirs, dans la nuit d’une Barcelone endeuillée, ressuscite Sigismond et en fait un héros redivivus
Il en acquiert une aura, comme les saints, et ne dérive pas très loin, au total, des « coquilles de Saint-Jacques » proustiennes, elles aussi émanées de l’iconographie chrétienne. Mandiargues photographe, initié par Cartier-Bresson, ne saurait être oublié, rejoignant Proust au chapitre de la représentation : 
« La vision doit précéder le mot » (Mandiargues, 1933), dit-il, en écho à la célèbre assertion proustienne : « Le style, comme la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. » 
Le peintre affleure sous l’écrivain, élément maintes fois remarqué chez Mandiargues. Même l’écriture proustienne, avec ses touches quasi-picturales au sein des mots, sans oublier « le petit pan de mur jaune », en référence à Vermeer, ni la sorte de portée musicale qui marque l’ensemble de La recherche, volatilisent une morbidité bien présente. 
S’il n’abolit pas tout à fait la mort, l’art abolit le temps. De ce fait, la marge temporelle, chez Mandiargues, a une couleur d’éternité. Comme aussi les paperolles proustiennes s’achèvent sur l’effigie géante du Temps. 
Mais ne savions-nous pas que, dans l’Inconscient, il n’y a pas de temps ?? Les artistes, embarqués dans l’imaginaire, ont invariablement emprunté cette voie secrète depuis le commencement de leurs voyages déréels. Une manière d’itinéraire commuant la mort en passage vers l’Au-delà éternel, tel que le prévoyaient les anciens Égyptiens à l’heure de la mort, sur leur barque solaire. Ainsi, à sa façon, la marge ou le sursis qui sépare Sigismond de la mort convoque aussi le deuxième temps du deuil, celui de la re-création et de la beauté, fût-ce celle de Goya, de « La maja vestida » au « Tres de mayo », des étincelles de la parure à celles des armes. 
Bien que Freud n’ait jamais été indifférent à l’art, son traitement des personnalités artistiques n’a pas été à la hauteur de celui d’un Otto Rank, par exemple. Mais c’est par le rêve qu’il s’en est le plus rapproché, de la manière la plus scientifique qui soit, et nous laissant cependant ses propres rêves comme autant de tableaux. Encore le Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci en constitue-t-il un supplémentaire, le préféré, plus « écrit » que tous les autres, se rapprochant de l’imaginaire d’un peintre ou d’un poète, hors du temps. 
En cela, Malraux, familier des « Voix du silence », eût rappelé que « l’art est un anti-destin. » 

4. La notion de réalité psychique 

Mais ne devrions-nous pas, à ce stade, différencier nettement le traitement que nous réservons aux personnes, de celui que nous appliquons aux oeuvres ? 
Rappelons alors que nous portons notre regard ici non sur un être mais sur un texte, et qui plus est celui d’un poète. 
C’est dire que le processus de deuil, que nous voulons apercevoir, ou croyons reconnaître, en filigrane dans ce récit, n’est que l’ombre portée d’une tout autre expérience de l’artiste. 
Didier Anzieu, comme Freud avec ses propres rêves, a observé sur lui-même, poète, le processus de création et ses étapes. Il a reconnu au départ de toute personnalité artistique un objet perdu, que chaque oeuvre, chaque création, aura pour but de restaurer : mais entre chaque moment créateur, un épisode dépressif viendra sanctionner la perte du précédent, avant qu’une nouvelle inspiration ne vienne réalimenter « l’élan créateur », selon l’expression utilisée par Anzieu (cf. Le corps de l’oeuvre, PUF, 1981) 
Ainsi, l’artiste vit tout au long de son existence une succession de processus de deuil, il consacre toute une vie à la restauration de l’objet, familier de la perte et de la recréation, n’achevant au vrai qu’un seul chef-d’oeuvre, à travers une multiplicité d’avatars, l’objet jadis perdu. Un bon exemple est celui de Stendhal, chez qui on a pu montrer « l’indéchirable continuité » des textes (Gérard Genette, Figures II, 1969). 
En quoi la mort figure-t-elle dans cette épopée ? Elle n’y figure nullement, l’artiste finit et recommence sans cesse son ouvrage, comme Freud décrit les oeuvres « sans fin ni conclusion de la nature » dans Le souvenir d’enfance de Léonard de Vinci
C’est bien, comme il nous semble, à une fictive danse macabre que nous assistons chez Mandiargues, un de ces maîtres à qui la perte fut familière, au point de la conjurer par des chefs-d’oeuvre poétiques sans nombre, jusqu’au bout de son âge… 
Le processus de deuil n’a donc pas du tout la même signification, dans la vie, lors de la perte d’un être, et au cours d’une existence consacrée à l’art. 
Dans la première, ce processus exige d’avoir atteint un niveau de symbolisation, capable de conjurer la perte. 
Mais dans la seconde, où la perte est bien davantage un espace béant pour toujours, la création est l’épiphanie qui abolit la mort, non seulement s’en rend maîtresse, mais l’annule purement et simplement, comme une réalité éternellement à vaincre et à transcender. 
Pourquoi était-il opportun de rappeler la destinée du processus de deuil chez un artiste ? 
Car c’est ici que la « réalité psychique », un terme forgé par Freud dans L’intérêt de la psychanalyse (1913), trouve sa manifestation la plus éclatante. 
Cette notion n’est-elle pas en cours de disparition ? N’est-il pas temps de la remettre en mémoire à une époque oublieuse de la vie psychique dans toutes ses dimensions ? 
Il y a un siècle, il semblait que ce fût pour toujours que Proust (1922) en administrait la révélation, sans même avoir connu les résultats de la « jeune science » freudienne, au terme d’un labeur quasi archéologique : 

« La grandeur de l’art véritable, (…) c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. » 

Une profession de foi que nous ne pouvons que faire nôtre, la clé de voûte de l’édifice psychanalytique et la leçon extra-territoriale, fantasque et singulière d’André Pieyre de Mandiargues.

5. Bibliographie

  • Didier Anzieu, Le corps de l’oeuvre, PUF, 1981
  • P-L Assoun, Introduction à l’épistémologie freudienne, Payot, 1981
  • Gérard Genette, Figures II, Seuil, 1969
  • Annika Krüger, La marge, d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néo-baroque (2007) – https://core.ac.uk PDF
  • Sébastien Reynaud, Au bord du gouffre (2013) https://zone-critique.com

Alice Tibi – Avril 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

La Marge, la mort dans la vie – Mandiargues 1
Alice Tibi

Psychanalyse et littérature, La Marge – Mandiargues 2
Nicolas Koreicho

En marge du roman mandiarguien, un cadavre exquis ? – Mandiargues 3
Vincent Caplier

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Eyes Wide Shut : Les yeux grand fermés

Nicolas Koreicho – Mars 2021

C’est le treizième et dernier film de Stanley Kubrick sorti en juillet 1999. Le cinéaste meurt en effectuant le dernier montage du film. Le tournage a duré deux ans.

Eyes wide shut

Le film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut, « Les yeux grand fermés », est basé sur une nouvelle du Viennois Arthur Schnitzler (1862-1931), Traumnovelle, en français, La Nouvelle Rêvée, dont le cinéaste a acheté les droits dès 1970, et qui, à l’instar de la nouvelle, dont la trame est identique au film, raconte l’histoire d’un couple de l’Upper West Side, Bill Hartford (Tom Cruise) et sa femme Alice (Nicole Kidman), qui un beau jour reconsidèrent la validité de leur relation au regard des désirs conscients et inconscients de chacun de ces deux protagonistes.

Arthur Schnitzler, médecin laryngologue puis assistant en psychiatrie, écrit vingt pièces de théâtre, des nouvelles, des romans, un ouvrage sur Charcot Les Leçons sur les maladies du système nerveux, que Freud traduit de l’autrichien en allemand. Freud entretient avec lui une correspondance que l’inventeur de la psychanalyse souhaitait garder secrète.
Freud bizarrement lui écrit dans une de ses lettres : « Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double… ». Sur cet auteur, Theodor Reik, psychanalyste austro-américain, est l’auteur d’une étude de psychanalyse appliquée intitulée Arthur Schnitzler als Psycholog (1913 : « Arthur Schnitzler en tant que psychologue »).
Notons que certaines de ses pièces et de ses nouvelles le confrontèrent à la censure du fait du développement de thèmes ayant trait à la sexualité, à l’antisémitisme ou à la critique de l’Armée. Sa pièce La Ronde[1] (Der Reigen), écrite en 1896, déclencha ainsi un scandale à sa première représentation en 1921 à Berlin et donna lieu à un procès qui fit à l’époque grand bruit.

L’aveu que fait Alice à son mari Bill, laquelle lui dévoile son désir pour un autre homme, déclenche chez lui une exacerbation dissimulée de ses propres désirs. Il se produit en Bill un questionnement sur les désirs de sa femme qui, dans un premier temps, le poussent à essayer de les comprendre, puis de tendre vers leur acceptation, puis, assez vite facilement, d’aller vers la possible réalisation des siens.
Alors que chez Alice, le fantasme se manifeste dans la relation putative à un autre homme, les siens, exponentiels, lui font entrevoir des univers qui, de possibles évocations érotiques, voire incestuelles, vont se révéler de plus en plus sombres et implicantes : être séduit par deux femmes en même temps et l’assumer avec une certaine joie, être attiré par la fille d’un de ses patients et l’accepter, recevoir l’invitation d’une prostituée qui lui propose de monter chez elle, ce qu’il accepte, pour enfin se retrouver, grâce à un subterfuge mensonger, au beau milieu d’une soirée mettant en scène une orgie cérémonielle sataniste et pornographique, « allégorie de l’humanité en prise au sexe, c’est-à-dire ce qu’il y a peut-être de plus étrange, qui l’attire à la fois vers la bestialité et la divinité »[2] organisée par une riche communauté secrète.

Cependant, aucun des désirs des deux époux, malgré une dangereuse, surtout pour Bill, proximité avec le passage à l’acte, ne se réalisent. Ceux-ci sont évoqués, fantasmés, frôlés, subsumés par la caméra, le jeu des acteurs, les lumières, les couleurs, et, en fin de compte évités. En référence persistante avec le thème d’Éros et Thanatos, la sexualité est en effet appréhendée en termes de désir[3] et non de passages à l’acte. Elle reste un possible, souvent brûlant, comme demeure un possible, dans la figuration et les lieux médico-légaux, la mort même. Les personnages du couple cheminent sur une corde tendue entre le fantasme et sa réalisation, entre les visages et les masques[4], particulièrement itératifs dans le film, dans un contexte criminel, angoissant, suivant les idées de danger, de faute, de culpabilité, d’exécution, les participants, pris dans une tension dramatique, telle que dans les cérémonies orgiaques, à travers les menaces surgissant de l’obscurité ou du mensonge plaçant les potentiels auteurs victimes et/ou inventeurs de basculements criminels.

Kubrick filme le désir en tant qu’élaboration hypothétique, et cependant, de manière paradoxale, le fantasme de Bill comporte des dangers imminents (de viol, de meurtre, de menace physique, d’agression meurtrière) et la sourde angoisse[5] issue de l’improbable possibilité, nonobstant son imminente potentialité, de réalisations sexuelles transgressives, s’impose au spectateur. Alice, quant à elle, effleure l’adultère de façon finalement passablement romantique, sans le réaliser.
A partir de la remise en jeu de la relation de couple lequel, après neuf ans de mariage, met en question d’une part l’union de Bill et d’Alice à travers l’intentionnalité de leurs fantasmes, remise en jeu qui va d’autre part jusqu’au risque de la vie même du héros masculin, la femme apparaissant comme une figure de désir, certes, mais compréhensive et maternelle. Le film place d’emblée l’enjeu de la réalisation ou non du fantasme à la limite de deux dimensions : l’intimité confiante du couple, mais avec l’ennui et la tentation qui en découle, en une sorte de « réduction des tensions » proprement thanatique, le basculement vers des systèmes transgressifs et excitants, érotique, pouvant aller jusqu’à la mort.
Frédéric Raphael, coscénariste du film indique : « Le sujet du film est le désir. Kubrick refuse de s’occuper de la mécanique de la copulation. Au lieu de ça il veut saisir des émotions, attraper l’impalpable. »[6]

La conclusion du film est à ce titre, là encore paradoxale, dans la mesure où elle efface toute la dimension fantasmatique du film, placé sous le joug étrange de constantes représailles pour ceux qui en disent trop, en un double apophtegme résolutoire et rassurant :

« L’important c’est que nous soyons réveillés maintenant »

« – Nous avons quelque chose d’important à faire le plus vite possible.
– quoi ?
– Baiser. »

Nicolas Koreicho – Mars 2021 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] La pièce est constituée de dix brefs dialogues entre un homme et une femme qui ont finalement, mais non mise en scène, une relation sexuelle. Les spectateurs assistent aux préliminaires, aux jeux de séduction et de pouvoir entre les deux protagonistes jusqu’à l’acte sexuel suggéré, chacun des deux membres du couple décrivant successivement pour l’une ses fantasmes, et pour l’autre sa tentation d’avoir plusieurs partenaires sexuels.

[2] Philippe Fraisse, Le Cinéma au bord du monde. Une approche de Stanley Kubrick, Paris Gallimard, 2010.

[3] Wunsch, « désir » en allemand, implique l’idée d’un souhait, d’un vœu formulé mais non réalisé. C’est de la sorte que le fantasme est défini par Freud en 1887 dans ses échanges avec Wilhelm Fliess comme une activité psychique consistant en la construction imaginaire d’un scénario metttant en scène des modes de satisfaction libidinale.

[4] Le masque de théâtre, selon l’étymologie, se disait persona.

[5] Puissant entêtement de la Musica ricercata de György Ligeti, ostinato d’angoisse.

[6] Fréderic Raphael : Deux ans avec Kubrick. In Première (09/1999).

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