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Psychopathologie historique : Eros et Thanatos – Les Convulsionnaires

Nicolas Koreicho – Janvier 2021

« Imagines-tu ce que peuvent être les mythes endopsychiques ?… L’obscure perception interne par le sujet suscite des illusions qui, naturellement, se trouvent projetées au dehors et, de façon caractéristique, dans l’avenir, dans un au-delà »
Freud à Fliess – 12 décembre 1897

« Wo es war soll ich werden » : « Là où Ça était, Je dois advenir »

Sigmund Freud – Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933

Convulsionnaire – Sepia – XVIIIème

Sommaire :
Introduction
Terminologie préalable
Épistémologie historique
– Le Moyen Age et la notion de folie
– Le XVIIIème siècle et les Convulsionnaires
– Le début du 19ème siècle et l’aliénation mentale
– Le milieu du 19ème siècle et le modèle biomédical
– La Fin du 19ème et la structure
Le XXème siècle et l’organisation psychique
Le XXIème siècle et le retour des fondations

En 1920, dans un essai spéculatif, Au-delà du principe de plaisir (Jenseits des Lustprinzips), Freud envisage pour la première fois, à partir de l’observation empirico-inductive d’une mystérieuse compulsion de répétition – laquelle réactualise sans cesse les motifs d’une « expérience » -, l’existence de deux motions pulsionnelles : la pulsion de vie et la pulsion de mort. Il postule, à la suite d’August Weismann (médecin biologiste) que l’homme est mortel en tant qu’être somatique et est immortel du fait de ses cellules germinales lesquelles contiennent l’information héréditaire et, dès lors, sa permanence dans le temps, ainsi qu’en référence à la théorie de Ewald Hering, (physiologiste prussien) dans l’opposition qu’il formule entre les processus de construction-assimilation (pulsion de vie) et les processus de destruction-désassimilation (pulsion de mort).
Ces deux pulsions, incompréhensibles selon un abord direct, ne nous sont connues que par leurs représentants psychiques. Freud isole alors quatre représentations de la pulsion de mort : la destructivité, la déliaison, la compulsion de répétition dans son acception « démoniaque » et le principe de nirvâna. Parallèlement, il distingue quatre figurations de la pulsion de vie : l’autoconservation et la sexualité, la liaison, la compulsion de répétition dans son versant adaptatif et le principe de plaisir. Si Freud repère dès 1920 un net antagonisme entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, il insiste aussi sur « l’action conjuguée » de ces deux pulsions originaires, qui seront dès lors dites intriquées et qui n’interviennent jamais seules en tant que telles, cette liaison pulsionnelle permettant la régulation des processus vitaux, pour le meilleur et pour le pire, en quelque sorte.

Pour tenter d’y voir plus clair dans la dualité Éros – Thanatos en psychopathologie, nous commencerons dans cet article par un développement épistémologique à partir de l’histoire de la psychopathologie et des liens existant entre un contexte environnemental socio-historique, nous référant en particulier à un étonnant et remarquable phénomène sectaire, et une psychopathologie personnelle du sujet.

A l’occasion d’un second écrit, nous proposerons un développement clinique à travers la description de trois troubles psychiques, qui pourront servir d’archétypes, selon cette idée des deux pulsions, en psychopathologie dans les grandes catégories : névrose, psychose, pathologie narcissique.

Terminologie préalable

Psychopathologie est composé de psycho (psyché, psuché), l’âme, de pathos (la souffrance, la maladie), de logos (langage, étude). Dès l’abord, la psychopathologie est faite de conflit entre le psychique (le vivant), la souffrance (la menace mortifère), le logos (résolutoire) ayant le rôle de tiers, exclu a priori, qu’il s’agit de réintégrer comme pouvant être une façon de décrire (puis de dis-penser) le symptôme, signe d’un trouble.
Le diagnostic, manière de cataloguer, va porter sur la clinique psychiatrique et nommer le trouble, comme le feront à sa suite les enseignants de la structure et les auteurs de manuels. La psychiatrie isole et hiérarchise les symptômes pour les grouper en syndromes.
Nous verrons que le fait de fixer une certaine composition de personnalité à partir d’une étiquette diagnostique présupposée, n’est en réalité qu’un devenir possible, non permanent, du trouble.
Le symptôme est le signe d’un trouble, c’est le phénomène particulier qui provoque dans l’organisme un état de déséquilibre.
Le syndrome est un groupement de signes, la réunion d’un groupe de symptômes qui se produisent pendant un même laps de temps.
La sémiologie est l’étude des signes du trouble en question.
La nosographie concerne la classification méthodique de la maladie selon des critères d’exclusions, d’inclusions et de différences. Elle permet de constituer des entités distinctes entre la maladie de la normalité, Freud ayant d’abord constitué son matériel scientifique à partir de la nosographie de Kraepelin (psychiatre allemand).
La nosologie est la science sur laquelle repose la nosographie. C’est l’étude des caractères distinctifs qui permettent de définir les maladies, les syndromes, les troubles.
L’étiologie est l’étude des causes de la maladie, son origine. C’est l’une des pistes d’investigation privilégiée par les psychanalystes.

Épistémologie historique

Nous élaborerons notre développement autour d’une large circonstance socio-historique en incise proposant un objet d’étude remarquable sur les liens sujet-société : le mouvement sectaire des convulsionnaires.
Les premiers temps de l’histoire de la psychopathologie en tant que telle mettent d’emblée en évidence une dualité, présente dès le début de cette histoire, qui illustre davantage les relations conceptuelles d’Éros et Thanatos avec un environnement global que les pulsions de vie et de mort par elles-mêmes reliant des motions pulsionnelles entre elles.

– Le Moyen Age et la notion de folie.
C’est l’époque du « diabolisme », qui se manifeste par la « possession ». C’est un mauvais esprit qui s’est emparé de l’esprit du  » fou  » et dont il faut, à l’instar d’un exorcisme, le débarrasser, quitte à se débarrasser du fou lui-même. Ceci annonce déjà Esquirol, Pinel, les aliénistes (alien : « un autre est en toi ! »), lesquels s’attaquent aux textes et aux faits des apôtres, des mystiques, des saints en parlant d’« hallucinations morbides ». Cela représente un thème qui mérite à lui tout seul de profondes remises en question plus que ne le fait cette conjonction évidemment par trop raccourcie proposée par les premiers psychopathologues.

Cependant, entre la possession du diable du Moyen-âge et les expressions hystériques décrits par les aliénistes, puis par Charcot, qui, lui, tente de transcrire le phénomène des extatiques en le modèle de la Grande Hystérie, s’intercale au début du XVIIIème siècle un mouvement sectaire très important, fascinant pour les chercheurs se proposant de faire des liens entre contexte socio-historique et développements personnels, issu des jansénistes et de leur opposition à la bulle papale unigenitus, après la destruction de l’Abbaye de Port-Royal ordonnée en 1711 par Louis XIV : les convulsionnaires.

– Le XVIIIème siècle et les Convulsionnaires.
Les convulsionnaires, par l’intermédiaire des Appelants (ceux, jansénistes, qui ont fait appel de la bulle pontificale), ont fait trembler l’Église catholique, apostolique et romaine, la monarchie, en un mot l’organisation religieuse et politique de tout le royaume.
Les trois quarts des curés du diocèse parisien sont des appelants. Un tout jeune diacre, François de Pâris, né en 1690 (il a vingt ans au début des troubles) avait une grande notoriété dans le quartier Mouffetard, s’occupant des pauvres, des indigents, des infirmes, qui venaient de tous les quartiers de Paris pour profiter de ses prodigalités et de ses soins. Le singulier cénobite[1], quelque peu hétérodoxe eu égard à la doxa janséniste, était par ailleurs un adepte des jeûnes, des breuvages macérés, des mortifications (il portait en permanence une large ceinture munie de pointes de fer qui lui entraient dans la chair). Ces différents traitements eurent raison de sa vie en 1727.
Dès lors, sur la pierre noire de son tombeau, un premier « miracle » eut lieu, puis quantité d’autres, pour, mutatis mutandis, faire advenir le lieu en une sorte de grotte de Lourdes avant la lettre. A partir de ce moment son tombeau, sis en un emplacement secret de l’église actuelle de Saint-Médard, devint l’objet d’un véritable culte, jusqu’aujourd’hui où l’on vient encore discrètement prélever des pincées de terre du square jouxtant l’église. Des malades et leurs familles, à l’époque, arrivaient de tout le pays pour prélever cette terre du cimetière du tombeau du diacre afin de s’en faire des compresses, des onguents et des breuvages. Du jour de la mort du diacre, les moribonds, paralytiques et éclopés de tout le bassin parisien se retrouvaient là pour bénéficier de premiers miracles, guérisons inexpliquées, et des spectateurs (quelquefois moyennant finance : de multiples commerces en tous genres s’installèrent alors dans le quartier Mouffetard) vinrent assister au spectacle des miracles puis à celui des secours.
Les secours consistèrent d’abord en prières et invocations, puis en transports extatiques, en états de transe, puis en crises que l’on dirait aujourd’hui de tétanie ou de spasmophilie, en convulsions et, très rapidement, dégénérèrent en saynètes improbables, dues aux interventions physiques de la part de spectateurs devenant peu à peu acteurs de ces manières d’exhibition. Ceux-là, les actifs (les frères secoureurs), qui étaient censés délivrer les hommes, femmes, adolescents qui, en provenance au début de ces performances des bas quartiers, mais très vite de toute la région, venaient se soumettre aux multiples sévices de ceux qui étaient censés les délivrer, par les secours, des possessions diaboliques dont ils étaient victimes. Les convulsionnaires demandaient (aux frères secoureurs) qu’on les aidât à extirper le mal diabolique qui les plongeait en souffrance et qu’on utilise pour ce faire les pieds, les poings, les ongles, qu’on use de piétinements, d’étranglements, de flagellations, de coups de fouets, de baguettes, de gourdins, d’épées, d’instruments de torture en tous genres, jusqu’à l’extase des convulsionnaires qui ne demandaient pas moins que cette forme de nirvaña[2]. Les corps résistaient notablement étonnement bien à ces sévices. Toujours est-il que ces rituels attiraient des curieux puis des spectateurs de toutes classes et de toutes sociétés de toute la région, puis de tout le royaume, « performances » qui réunissaient alors convulsionnaires (par centaines), secoureurs et spectateurs dans ces incroyables mises en scènes. Les journaux clandestins relatent ces démonstrations, qui deviennent absolument délirantes et publiques, les registres de l’Église établissant de longues listes de miraculés certifiés ou non, les rapports de police quant à eux s’inquiétant de l’exposition des corps dénudés, de jeunes filles en particulier, malmenés et abusés, dans le consentement – souvent prostitutif – mais aussi sans ce consentement, des convulsionnaires, jusqu’à l’intervention de Louis XV et de ses brigades qui mirent fin à ces « saturnales » sado-masochiques.
Les Rituels (des miracles aux secours) de ce mouvement laissaient libre cours aux scénographies polymorphes par lesquelles les délires hystériques, somatiques et pervers, exhibitionnistes, voyeuristes, masochistes, sadiques, jusqu’aux passages à l’acte, par lesquels crucifiements, lapidations, tortures en tout genre se donnaient libre cours.

Eros
et Thanatos se développent alors sur un terreau inédit et complexe, dans un ensemble hors de tout contrôle ou de compréhension, d’acteurs, de voyeurs, véritablement « no-limit », avec pour arrière-plan le courant de pensée janséniste et ses rigueurs d’alors.

Sur les lieux du début du mouvement (1711), le tombeau de François Pâris fut interdit et rendu anonyme, les portes du cimetière de Saint-Médard furent scellées et la place recouverte d’un square, et d’un presbytère (1732). Ainsi, les réunions de l’œuvre des convulsionnaires, à la fois réunions politiques et perverses, appelées par les autorités « crimes de la gentilité[3] », se déplacèrent dans les provinces du pays, et eurent lieu désormais dans les appartements, les caves, les greniers, les granges, se répandant dans tout le royaume.
Les jansénistes puis le Parlement se désolidarisèrent de ce qu’ils considéraient comme des exactions inadmissibles et le mouvement pris fin officiellement aux premiers jours de la révolution. L’explosion géographique et personnelle (psycho-physique) de ces rituels devaient cesser en 1789, c’est-à-dire aux balbutiements violents de la Révolution, de ses massacres officiels, et à l’aube d’un ordre nouveau, impitoyablement sanglant et hyper législateur.
Notons qu’aujourd’hui encore, dans l’Est parisien, des bribes de cette secte éparpillée subsiste sous la forme de groupements endogames, appartenant à « la Famille ».

– Le début du 19ème siècle et l’aliénation mentale.
A cette époque l’aliénation s’oppose à la normalité, qui est, elle, signe d’intégrité, d’unité. Nous avons en ces temps et aujourd’hui encore (les décompensations) l’idée d’une crise s’emparant de la psyché, puis, la crise dépassée, permettant à l’aliéné de redevenir normal. C’est la période du magister de Charcot (neurologue, professeur) à la Salpêtrière. Les aliénistes et les neurologues construisent des entités nosographiques (« folie religieuse », « délire prophétique », « psychose mystique »), jusqu’à Ribot (philosophe, psychologue) et sa psychologie pathologique. Janet (philosophe, psychologue, médecin), quant à lui, prendra pied sur le concept, naturellement assez court, de « maladie extatique » pour expliquer ces phénomènes.

– Le milieu du 19ème siècle et le modèle biomédical.
Cette période voit s’imposer le développement de la médecine et du modèle biomédical pour expliquer les maladies mentales par lequel apparaît la notion de « maladie » mentale où l’on va rechercher une cause anatomique, sans la trouver.

– La Fin du 19ème et la structure.
Cette période est propice à l’apparition d’un embryon de structure (psychopathologique) qui remplace la maladie mentale : cette idée est présente d’abord chez De Clérambault (psychiatre français).
En psychiatrie, on part de l’idée qu’il existe un noyau générateur et invariable de la maladie et que s’y rattache un certain nombre de formes de symptômes (Bleuler, psychiatre suisse). Cette structure comprend l’idée qu’il y a une maladie latente (le noyau), un signifiant, et une maladie manifeste, un signifié.
A la suite de Clérambault et de Bleuler, dans la première moitié du XXème siècle, Bergeret (médecin, professeur) et Lacan (psychiatre, psychanalyste) raisonneront en termes de structure. Ils développeront un discours certes rassurant pour l’Idéal du moi, mais qui dispense le lecteur/spectateur d’y adjoindre une attention trop serrée, discours qui se trouve caractérisé pour l’un (Bergeret) par une dissémination définitionnelle, satisfaisante du point de vue d’une expansion nosographique, mais rendant absconse une accumulation de vocables techniques irreprésentable pour la pensée synthétique, et pour l’autre (Lacan) par l’approximation assertive, satisfaisante pour la poiesis et la pensée sensible – A cet égard, le discours lacanien ressortirait davantage du théâtre que de la poésie, dans la mesure où cette dernière se caractérise par l’emploi du mot juste, non troublé par l’à-peu-près phatique de l’énonciation théâtrale -, mais figurant en une concaténation de syntagmes polysémiques un discours inutilisable pour le professionnel. Il n’existe pas, dans ces deux théorisations, de discursivité argumentative telle qu’on l’exige du point de vue d’une scientificité de construction.

La structure psychopathologique proprement dite continue d’empoisonner le travail psychanalytique, chez bon nombre de praticiens, qui ont déjà tendance à penser en fonction du DSM et des prescriptions idoines à ordonner et les empêche de faire des liens (astructurels, mixtes, mouvants, implicites, évolutifs…) (ex. de la névrose phobique, qui est le plus souvent une étape, qui se modifie, évolue, se transforme ; ex. de la psychose paranoïaque, aboutissement d’une névrose expansive, etc.), entre les différentes pathologies, les personnes, les périodes et les événements de la vie, les environnements, familiaux au premier chef. Le résultat de l’obéissance à la structure chez un grand nombre de praticiens est que, faute de comprendre et de proposer avec discernement des liens aux patients, ils restent dans le silence ou sont à côté du sujet. La structure semble alors bel et bien un frein à la correspondance entre le psychanalyste, l’analysant et l’objet de l’analyse.
La notion de structure développée par les structuralistes est à présent obsolète. Nonobstant, le structuralisme a démontré toute son utilité en linguistique, plus anciennement en littérature, il est encore efficient en anthropologie, mais apparaît inadapté, tel que, à l’étude du vivant, hic et nunc, ici et maintenant.
Les fondations utilisées par les développeurs de la structure en psychanalyse sont directement issues de celles de la caractérologie du XVIIIème siècle, en un présupposé fixiste : Il y a une structure de la personnalité de base qui reste toute la vie sur laquelle on peut disserter à l’infini.

D’ailleurs, à une rigidité conceptuelle, de mise pendant la grande période janséniste, est répondu un éclatement sectaire puis une explosion révolutionnaire. De quelque façon, à la rigidité religieuse du Grand siècle a succédé l’implosion sexuelle des libertins, puis de manière bien moins littéraire, un certain nombre de sectes sataniques et/ou religieuses.

À la frustration généralisée répond le retour du refoulé.

Le XXème siècle et l’organisation psychique.
Cette période voit se développer la notion d’organisation psychique, celle-ci désignant les processus psychiques, bien différente de la notion de structure psychique eu égard à la profondeur de sa dynamique, de son mouvement, de son évolution, de sa construction. Elle est susceptible de modifications, de mélanges symptomatologiques, de stratégies d’adaptations, de mixités des critères nosologiques, de tendances observables précises.
Sur les questions mystiques, Freud, cataloguant d’emblée la tendance (« Mysticisme, auto-perception obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça. »), optera d’abord pour le développement d’observations réalisées d’après l’idée d’un Sentiment océanique, concept inauguré par Romain Roland (écrivain, musicologue), pour évoquer ensuite, par la bande, son peu de lien avec une mystique juive, jusqu’au développement critique de Moïse et le monothéisme.
Il s’agit de comprendre, pour la psychanalyse et la psychopathologie actuelles et à venir, en quoi il est nécessaire de recourir tantôt à un raisonnement hypothético-déductif, tantôt à une démarche empirico-inductive, deux discours de scientificité aptes à mettre en valeur une dynamique circulatoire entre l’analysant, l’objet de l’analyse, et le psychanalyste.

– Le XXIème siècle et le retour des fondations.
Aujourd’hui
, on considère qu’il existe, à partir des théorisations freudiennes, une première psychopathologie réellement structurante pour la compréhension des systèmes psychiques, avec des systèmes métapsychologiques[4] de base, systèmes fondamentaux, théoriques, classiques (enseignées dans les classes, à l’université, à l’institut) nécessaires à la compréhension de la personnalité dans son évolution (avec les stades, le narcissisme, l’Œdipe) mais qui cependant ne correspondent pas stricto sensu à la réalité nosologique observable.
En effet, la psychopathologie actuelle (les névroses, les psychoses, les pathologies narcissiques, plus les troubles…) est directement issue de la nosographie freudienne théorique et clinique résolutoire sur laquelle les professionnels de la neurologie, de la psychiatrie, de la psychologie et de la psychanalyse sont d’accord.

Nicolas Koreicho – Janvier 2021 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Moine vivant en communauté, singulier ici du fait d’un penchant doloriste, non sans conséquence sur ses adeptes.

[2] Le principe de nirvaña est un concept créé par Barbara Low, après Schopenhauer, puis utilisé par Freud qui le rapproche de son concept de pulsion de mort, pour désigner la tendance du psychisme à ramener vers zéro, vers le néant, toute excitation, toute quantité d’énergie ou tension, interne ou externe.

[3] Ensemble des peuples païens. 

[4] Les points de vue selon la Métapsychologie : point de vue topique avec les systèmes inconscient, préconscient, conscient puis avec les instances ça, moi, surmoi, point de vue économique avec les processus énergétiques primaire et secondaire, l’affect, la représentation, l’objet, point de vue dynamique avec la pulsion, le refoulement, le symptôme, le transfert.

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John William Waterhouse, Les Danaïdes

Serge-Henri Saint-Michel – Janvier 2021

John William Waterhouse – Les Danaïdes, 1906

Eros… Ces jeunes filles peintes par John William Waterhouse dans un style préraphaélite moderne, sont  sexy, sensuelles, délicates, douces. Leur coiffure, leurs vêtements, dénudant ici une épaule, dévoilant là leur poitrine dans des poses graciles, interpellent, piquent, séduisent…

Thanatos… Mais ces belles sont dangereuses : quarante-neuf sœurs, les Danaïdes ont assassiné leur mari pendant leur nuit de noces et ont été condamnées à remplir éternellement des tonneaux aux Enfers. Leur dangerosité n’est compréhensible que par leur statut (ou à la lecture du titre de l’œuvre). Le sens aurait été tout autre si elles avaient été des porteuses d’eau, des nymphes accompagnant Diane, des sirènes… Le vase de René Lalique, Danaïdes, opalescent prête lui aussi au doute.

Les Danaïdes, femmes fatales

Ces belles enchanteresses, prisonnières au Tartare semblent insensibles et résignées à leur condamnation, à leur fatum, leur destin. D’ailleurs, elles ne se sont pas révoltées contre la décision de leur père (sauf l’ainée, Hypermnestre, épargnée par son mari Lyncée et par le tribunal des Juges des Morts), ne l’ont pas tué, elles ne se sont pas non plus suicidées suite à leur crime, elles n’ont pas fuit Argos… Pourquoi ? Ce n’est pas la seule question…

Les Danaïdes nous interpellent et nous renvoient à notre inconscient : « Qu’aurais-je fait à la place d’une des sœurs d’Hypermnestre ? », « Qu’aurais-je fait à la place d’Hypermnestre ? » « Et à la place de Lyncée ? » De plus, « qu’aurais-je fait à la place de Danaos, leur père ? » « N’ai-je jamais imposé des comportements, des décisions à mes enfants ? » « Lorsque j’étais enfant, me suis-je opposé à une décision que j’estimais inappropriée d’un parent ? » « Ai-je été conduit à me sacrifier pour respecter un engagement pris par un autre que je ne pouvais parjurer (Horace) ni contredire ? » « Pour quelle raisons dans ma vie personnelle et psychique ? »

Les Danaïdes, entre Eros et Thanatos

En regardant cette œuvre, je me remémore mes expériences, je rapproche, je soupèse, je balance, j’intériorise ce moment d’éternité…

Car dans Les Danaïdes, se produit un balancement entre Eros et Thanatos, oscillant entre la séduction et l’effroi, le sensuel et le froid, la fascination et la compassion, la compréhension des motifs de leur crime et de leur condamnation. Balancement encore entre l’horizontalité et la verticalité, entre ces femmes un instant meurtrières placées en haut de la composition, et l’eau, symbole de la vie, en bas, qu’elles déversent pour l’éternité, tranquillement, imperturbablement, mais assurément….

Comme le temps qui s’écoule, comme la peine vaine et absurde qu’elles purgent, tel Sisyphe, dans un infernum ad infinitum.

Par contre, pourrait-on imaginer les Danaïdes heureuses ?

Serge-Henri Saint-Michel – Janvier 2021 – Psychiart©

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Lettres portugaises – Extraits

Lettres portugaises – Extraits de la première et de la dernière et cinquième lettre – Guilleragues

Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas – c’est le commencement de l’écriture.
Roland Barthes – Fragments d’un discours amoureux – 1977

Première lettre

Etude de femme voilée, Sanguine, pierre noire et estompe, attribuée à Sassoferatto, Ecole italienne, XVIIème siècle.

      Considère mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance. Ah ! malheureux, tu as été trahi, et tu m’as trahie par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets de plaisirs ne te cause présentement qu’un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu’à la cruauté de l’absence qui le cause. Quoi ! cette absence, à laquelle ma douleur, toute ingénieuse qu’elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux dans lesquels je voyais tant d’amour, et qui me faisaient connaître des mouvements qui me comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisaient ? Hélas ! les miens sont privés de la seule lumière qui les animait, il ne leur reste que des larmes, et je ne les ai employés à aucun usage qu’à pleurer sans cesse, depuis que j’appris que vous étiez enfin résolu à un éloignement qui m’est si insupportable, qu’il me fera mourir en peu de temps.

[…]

      Mais je vous demande pardon : je ne vous impute rien ; je ne suis pas en état de penser à ma vengeance, et j’accuse seulement la rigueur de mon destin. Il me semble qu’en nous séparant, il nous a fait tout le mal que nous pouvions craindre ; il ne saurait séparer nos cœurs ; l’amour, qui est plus puissant que lui, les a unis pour toute notre vie. Si vous prenez quelque intérêt à la mienne, écrivez-moi souvent. Je mérite bien que vous preniez quelque soin de m’apprendre l’état de votre cœur et de votre fortune ; surtout venez me voir.

      Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur : hélas ! insensée que je suis, je m’aperçois bien que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrir encore plus de maux.

Cinquième et dernière lettre

      Je vous écris pour la dernière fois, et j’espère vous faire connaître, par la différence des termes et de la manière de cette lettre, que vous m’avez enfin persuadée que vous ne m’aimiez plus, et qu’ainsi je ne dois plus vous aimer : je vous renverrai donc par la première voie tout ce qui me reste encore de vous. Ne craignez pas que je vous écrive ; je ne mettrai pas même votre nom au-dessus du paquet ; j’ai chargé de tout ce détail Dona Brites, que j’avais accoutumée à des confidences bien éloignées de celle-ci ; ses soins me seront moins suspects que les miens ; elle prendra toutes les précautions nécessaires afin de pouvoir m’assurer que vous avez reçu le portrait et les bracelets que vous m’avez donnés.

      Je veux cependant que vous sachiez que je me sens, depuis quelques jours, en état de brûler et de déchirer ces gages de votre amour, qui m’étaient si chers, mais je vous ai fait voir tant de faiblesse, que vous n’auriez jamais cru que j’eusse pu devenir capable d’une telle extrémité : je veux donc jouir de toute la peine que j’ai eue à m’en séparer, et vous donner au moins quelque dépit. Je vous avoue, à ma honte et à la vôtre, que je me suis trouvée plus attachée que je ne veux vous le dire à ces bagatelles, et que j’ai senti que j’avais un nouveau besoin de toutes mes réflexions pour me défaire de chacune en particulier, lors même que je me flattais de n’être plus attachée à vous : mais on vient à bout de tout ce qu’on veut, avec tant de raisons. Je les ai mises entre les mains de Dona Brites ; que cette résolution m’a coûté de larmes ! Après mille mouvements et mille incertitudes que vous ne connaissez pas, et dont je ne vous rendrai pas compte assurément, je l’ai conjurée de ne m’en parler jamais, de ne me les rendre jamais, quand même je les demanderais pour les revoir encore une fois, et de vous les renvoyer, enfin, sans m’en avertir.

[…]

      Cependant je crois que je ne vous souhaite point de mal, et que je me résoudrais à consentir que vous fussiez heureux ; mais comment pourrez-vous l’être, si vous avez le cœur bien fait ? Je veux vous écrire une autre lettre, pour vous faire voir que je serai peut-être plus tranquille dans quelque temps ; que j’aurai de plaisir de pouvoir vous reprocher vos procédés injustes après que je n’en serai plus si vivement touchée, et lorsque je vous ferai connaître que je vous méprise, que je parle avec beaucoup d’indifférence de votre trahison, que j’ai oublié tous mes plaisirs et toutes mes douleurs, et que je ne me souviens de vous que lorsque je veux m’en souvenir !

      Je demeure d’accord que vous avez de grands avantages sur moi, et que vous m’avez donné une passion qui m’a fait perdre la raison ; mais vous devez en tirer peu de vanité ; j’étais jeune, j’étais crédule, on m’avait enfermée dans ce couvent depuis mon enfance, je n’avais vu que des gens désagréables, je n’avais jamais entendu les louanges que vous me donniez incessamment: il me semblait que je vous devais les charmes et la beauté que vous me trouviez, et dont vous me faisiez apercevoir, j’entendais dire du bien de vous, tout le monde me parlait en votre faveur, vous faisiez tout ce qu’il fallait pour me donner de l’amour ; mais je suis, enfin, revenue de cet enchantement, vous m’avez donné de grands secours, et j’avoue que j’en avais un extrême besoin.

      En vous renvoyant vos lettres, je garderai soigneusement les deux dernières que vous m’avez écrites, et je les relirai encore plus souvent que je n’ai lu les premières, afin de ne retomber plus dans mes faiblesses. Ah ! qu’elles me coûtent cher, et que j’aurais été heureuse, si vous eussiez voulu souffrir que je vous eusse toujours aimé ! Je connais bien que je suis encore un peu trop occupée de mes reproches et de votre infidélité ; mais souvenez-vous que je me suis promis un état plus paisible, et que j’y parviendrai, ou que je prendrai contre moi quelque résolution extrême, que vous apprendrez sans beaucoup de déplaisir ; mais je ne veux plus rien de vous, je suis une folle de redire les mêmes choses si souvent, il faut vous quitter et ne penser plus à vous, je crois même que je ne vous écrirai plus ; suis-je obligée de vous rendre un compte exact de tous mes divers mouvements ?

Comte de Gabriel-Joseph de Lavagne, dit Guilleragues, 1628, Bordeaux – 1686, Constantinople.

Les cinq lettres :

http://clicnet.swarthmore.edu/litterature/classique/guilleragues/portugaises.1.html

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L’Arbre de vie des kabbalistes – I

Vincent Caplier – décembre 2020

Une dialectique de la lumière

Cet article trouve son extension dans le texte L’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal – II.
Une dialectique de la lumière

S’il n’y avait point d’obscurité l’homme ne sentirait point sa corruption, s’il n’y avait point de lumière l’homme n’espérerait point de remède, ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie et découvert en partie puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.
Pascal. Pensées. Fragment 586

Génie tenant une fleur de pavot (Mésopotamie, Assyrie – Khorsabad)
Musée du Louvre, antiquités orientales (Salle 229)
Décor de la ville et du palais du roi Sargon II à Dur-Sharrukin, actuellement Khorsabad, près de Mossoul. 713 – 706 avant J.-C. Le génie bénisseur, gardien et protecteur de l’arbre de vie, tient une tige végétale d’où jaillissent des pavots, l’autre main levée en signe d’invocation. L’arbre stylisé exprime l’équilibre parfait de l’univers, obtenu grâce à la faveur divine accordée au roi.

Le Sefer Yetsirah, à l’origine de la doctrine des Sephiroth, est un livre de cosmogonie juive rédigé entre le IIIe et le VIe siècle, apparemment en terre d’Israël. Il a donné lieu à une littérature entière de commentaires, rationalistes ou mystiques, en faisant un traité fondamental de la Kabbale. Du XIIIe au XVIe siècle, cette conception du monde se répandit hors des cercles d’initiés et influença longuement le monde occidental tant en matière de philosophie, d’ésotérisme que de création artistique. Plus que le caractère spécifiquement juif, c’est son mode de penser qui lui confère un rôle culturel important par ses analogies, ses affinités occultes, ses sympathies, ses subordinations et ses hiérarchies complexes. 

Au commencement était l’action

Il existe dans la kabbale un schéma de base d’une grande simplicité, une structure verticale, qui illustre la tension qui existe entre la lumière de l’en-haut  et la réception de la lumière dans les mondes d’en-bas, souffle infini se trouvant dans toutes choses, la réalité vraie, fondamentale, non la matière mais l’énergie. Entre la lumière source et la réception (kabbale), un monde intermédiaire, de sphères (sephiroth), d’arbres, d’échelles et d’hommes justes (tsadik) dont elle étudie les différents chemins.

Ô déments, ô misérables ! […] pèlerins ! Pourquoi cherchez-vous au loin le bien, alors qu’il réside à proximité, ou mieux, à l’intérieur de vous ?
Marsile Ficin, Correspondance. Livre I. Epistolarium (1457-1475)

En hébreu, le terme pour “celui qui reçoit” est meqabel. Pourtant le mot qui désigne le kabbaliste est meqoubal,celui qui est reçu”. Il est un initié, détenteur d’une tradition. Le maître représente, aux yeux de l’élève, le support que lui donne le passé. La semikha (imposition des mains qui instaure, ordonne le maître) offerte au disciple, bien loin d’entraver son développement intellectuel, ne doit que lui servir d’appui.

Être, c’est interroger dans les dédales de la Question posée à Dieu et à autrui et qui ne comporte aucune réponse.
Edmond Jabès, Elya (1969)

La kabbale est mouvement, dynamique, vitalité. Malgré son profond respect pour le passé, elle se renouvelle sans cesse. Elle jette l’homme dans le mouvement perpétuel du temps, un homme en chemin, le “va-t’en de ton lieu natal, de ta parenté, de la maison de ton père” d’Abraham (Genèse 12,1). L’homme est essors vers, effort, tension et désir. Le kabbaliste n’est pas un savant, un sachant, c’est un chercheur. Il interroge les nombres, les lettres, les multiples noms de Dieu, la Torah ; il  fait l’expérience de l’étude, de la prière et des mitsvot (prescriptions) ; tout ce qui participe de la présence de Dieu.

De la féminité, introduction du négatif

Il y a dans l’essence de Dieu, deux lumières, l’une active appelée jour, l’autre passive appelée nuit  
Zohar I, fol. 16B et 17a

La Shekinah est cette  présence divine qui se manifeste dans la lumière divine, lien entre le divin et le non divin, le tabernacle du désert, la symbolique du Temple, manifestations de Dieu dans le monde matériel. Le masculin est ce qui donne (notene) et le féminin ce qui reçoit (meqabel). Le vivant repose sur cette dualité intime, une dialectique centrale, deux modalités de l’être en général. Cette distinction nominale devient une distinction effective. La Shekinah est le versant féminin de Dieu, l’élément passif, la Reine, l’Épouse, l’Amante, la Promise. Le Kadosh Baroukh Hou (« Saint Béni soit-il ») en est le versant masculin, l’élément actif, le Roi, l’Époux, l’Amant. Cette dichotomie se double d’une théologie négative, apophatique.

L’existence [de Dieu] et l’existence de ce qui est hors de lui, ne s’appellent l’une et l’autre « existence » que par homonymie.
Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, Livre I, chap. XXXV

Vraiment tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël, sauveur !
Isaïe 45,15

L’En Sof est le Deus absconditus, ce Dieu caché en Lui-même, qui ne peut-être nommé que dans un sens métaphorique, “la racine de toutes les racines”, “la grande Réalité”, “l’Unité indifférenciée”, “l’Infini” (En-Sof), non pas “celui qui est infini” mais “ce qui est infini” ou, pour Isaac l’Aveugle “ce qui n’est pas concevable pour la pensée” mais non “celui qui n’est pas”. Ce Dieu caché reste éternellement méconnaissable dans les profondeurs de son propre être, “dans les profondeurs de son néant”. 
C’est l’infini ineffable, la volonté de l’infini, l’essence primordiale, qui ne peut être exprimé par aucun mot, ni rendu par aucun terme. L’un, le tout et le rien. Il n’est connu (rendu tangible) que par ses attributs (Sephiroth), émanations de Lui-même, reflets de Lui-même, libération volontaire de l’unité originelle, afin qu’il puisse se percevoir Lui-même.

Par dix choses le monde fut créé, par la sagesse et par l’intelligence, et par la raison et la force, par la rigueur et par la puissance, par la justice et par le jugement, par l’amour et par la compassion
Talmud – Traité Haguiga, 12a

Le monde fut créé à travers dix paroles [divines]. Qu’est-ce que cela vient nous apprendre ? En effet, le monde n’aurait-il pu être créé par une seule parole ? En fait, c’est pour châtier [d’autant plus] les impies qui ruinent le monde qui fut créé par dix paroles et pour attribuer une récompense [d’autant plus importante] aux justes qui maintiennent le monde qui fut créé par dix paroles.
Mishna – Traité Avot (L’Éthique des Pères) 5,1

Kether (La Couronne, le principe primordial) est à son image, une existence unique incapable de définir son existence, non être, aussi longtemps que les autres Sephiroth ne viennent définir son existence.

Chokmah (La Sagesse) est la première existence positive pouvant se définir par rapport à quelque chose d’autre. Elle est associée au père, à la force primordiale masculine.

Binah est le principe de compréhension, d’organisation et de réflexion. Elle est associée à la mère, à la force primordiale féminine.

Ce sont les trois Sephiroth supérieures qui appartiennent au royaume du divin, le monde de l’Émanation (Atziluth). Il représente le niveau le plus élevé de l’esprit, le monde de la spiritualité qui englobe à la fois actions, sentiments et pensées.
Les Sephiroth, en relation les unes avec les autres par les canaux qui les relient (Les 22 lettres ou 22 sentiers), se transmettent les unes aux autres l’épanchement divin qui procède de la première d’entre elles, Kether, la Couronne suprême.

À gauche : Sefer Yetsira, manuscrit du XIIIe, Bibliothèque nationale de France. Les sephiroth sont présentés en cercle. À droite : Codex du XVIe siècle, The British Library. Abrégé d’un traité kabbalistique, basé sur le Pardes Rimonim de Moses ben Jacob Cordovero. L’influence de Cordovero est considérable, notamment sur son disciple Isaac Louria et sur Spinoza, ainsi que sur le mouvement hassidique. La disposition en arbre des sephiroth est emblématique de cette période.

Chacun des degrés sans exception de YHVH, béni soit-Il, possède deux forces ; une force reçoit de ce qui est au-dessus d’elle, et sa seconde face épanche de la bonté à ce qui est au-dessous d’elle, jusqu’au nombril de la terre (Malkhut). Chaque degré sans exception se trouve donc posséder deux instances : une puissance de réception pour recevoir l’épanchement de ce qui est au-dessus de lui, et une puissance d’émission pour épancher du bien à ce qui est en dessous de lui, de cette façon les structures sont dites androgynes, en tant que recevant et épanchant. C’est là un grand secret parmi les mystères de la foi.
Joseph Gakitala, Cha’aré Orah (Les portes de la lumière), chapitre 5 fol. 58b.

Chaque Sephirah – et donc l’ensemble de l’Émanation – est à la fois mâle et femelle, épanchant et recevant, ce qui engendre un double état androgynal : 

  • l’androgynie féminine (neqevah) pour les Sephiroth féminines Binah, Geburah, Hod et Malkuth
  • l’androgynie masculine (zakhar) pour les Sephiroth masculines
    Kether, Chokhmah, Hessed, Tiphereth, Netzach et Yesod

L’hébreu biblique n’a pas de mot particulier pour désigner l’androgynie. Et l’hébreu rabbinique a emprunté le grec androgunos afin d’expliquer le sens de la Genèse 1,26 où est décrite la création d’Adam et Ève, bien que l’hébreu biblique, dans ce contexte, soit parfaitement clair (zakhar u-neqevah).
De manière générale, les Sephiroth mâles sont des énergies expansives et créatrices (ektasis), et les Sephiroth femelles sont des restrictions et des stabilisations de ces forces par un geste de contraction (systole).

Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les bestiaux, sur toutes les bêtes sauvages et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre.
Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa; mâle et femelle il les créa.”
Génèse 1,26-27

Unique est le Dieu qui a dit à sa Sagesse : “Faisons l’homme.” La Sagesse avec laquelle il se réjouissait sans cesse comme avec son propre esprit, est unie comme une âme à Dieu et s’étend hors de lui, comme une main, pour fabriquer l’univers. C’est pour cela aussi qu’a été fait un seul homme et que le féminin est sorti de lui. L’un est dualité du point de vue de la génération : c’est en effet selon l’extension et la contraction que l’unité est considérée comme dualité. J’ai donc raison de rapporter tout l’honneur à un seul Dieu comme à père et mère.
Les Homélies clémentines (VIe siècle)

La divinité est donc décrite comme un couple et l’homme est façonné à son image, il est par essence un couple, une dyade sexuelle. L’androgynie ne peut impliquer la neutralisation de la différence sexuée. Elle est affirmation de sa pérennité, hors de l’un et au sein même de l’un.
En tant que reproduction et  prolongement  de la structure duelle de la divinité au centre de la création, il est en le pouvoir de l’homme de maintenir et de restaurer l’unité de cette forme double ou de la démanteler.

Harmonie et équilibre du monde

Le schéma fondamental de la kabbale ne se limite pas à la simple verticalité de l’en haut et l’en bas. Il se déploie également en trois colonnes :

  • La colonne de droite est la colonne de la miséricorde (Chesed), la Grâce (Hessed), la Clémence (Gedulah), la force qui unit, la liberté créatrice, la volonté dynamique, l’action, le masculin. Chesed représente la force de pardon et de miséricorde qui lie les choses aux autres. Si Chesed venait à dominer, tous les éléments de l’univers prendraient la forme d’une masse indifférenciée.
  • La colonne de gauche est la colonne de la rigueur (Geburah), du Jugement (Din), la force qui juge et désagrège. Din correspond au principe de la loi, de la séparation et de la rigueur qui crée la distance et l’espace nécessaire à l’existence individuelle. Si le pouvoir de cette Sephira n’était pas contrebalancé, elle aurait la possibilité de détruire et de transformer toute chose en particules incohérentes. Elle est la configuration close, l’aboutissement d’un mouvement de singularisation, l’enfermement de l’infini dans le fini, le féminin.
  • La colonne du milieu est la colonne de l’harmonie qui équilibre la Miséricorde et la Rigueur. Tiphereth, au centre de l’Arbre de Vie, le Soleil, équilibre les forces antagonistes de Chesed et Geburah et apporte la stabilité à l’ensemble des autres Sephiroth.

La triade du monde de la création (Chesed, Geburah, Tiphereth) est le point central où le flux qui s’élève des mondes inférieurs rencontre celui qui descend des mondes supérieurs et où une relation peut s’établir entre eux. Les trois sephiroth, qui caractérisent les trois piliers, offrent une autre dialectique, de l’ouverture et de la fermeture, du parfait et de l’imparfait, une réflexion éthique sur la question du bien et du mal.

Origine et nature du mal

Au commencement, Dieu pensa créer le monde à partir du hessed. Il s’aperçut qu’il ne pourrait pas subsister, il lui adjoignit du din
Midrash Bereshith Rabbah

À l’origine tout était uni et confondu (Le Tohu Bohu) et c’est à partir de cet état primordial que le monde prit forme au travers d’un processus de séparation. Le côté gauche dans son ensemble est associé aux principes qui créent les limites et les lois qui participent activement au processus de création, son principe destructeur étant la force séparatrice qui rend possible la multiplicité. Il est une condition préalable au processus de création, les forces du Chaos précédent les forces bienveillantes et organisatrices. Le mal prend racine en Dieu où il n’existe qu’à l’état de potentialité. Un mal nécessaire contrebalancé et équilibré par les attributs positifs.
Le mal est survenu dans la monde non pas en raison de la chute d’Adam qui actualisa la présence du mal alors en puissance mais en raison du décret selon lequel le mal a une réalité en soi. Le mal est par sa nature même indépendante de l’homme ; il fait partie de la structure du monde ou plutôt de l’existence de Dieu, doctrine propre également au gnosticisme. Au-delà du concept de division, le mal se caractérise par le mauvais penchant porté sur toutes les formes d’unité illégitime, “unions contre nature”, lorsque quelqu’un ou quelque chose d’extérieur à Dieu parvient à l’égaler en terme de réalisations, c’est l’Hybris grec dépeint par le récit mythique de la tour de Babel.
Le mal acquiert une existence indépendante et se radicalise du fait de transgressions, péchés et autres désastres. Les caractéristiques principales du mal sont la division et l’isolement vis-à-vis de l’unité divine originelle. La cause métaphysique du mal réside dans un acte qui transforme la catégorie du jugement en un absolu. 
Le Zohar donne sept noms au penchant du mal (Yetser Hara) : Mauvais, Impur, Satan, Ennemi, Pierre d’achoppement, Incirconcis et Tsafoni car il est tsafoun, caché, à l’intérieur de l’homme (Ruth 79b).
De même que l’arbre ne peut exister sans écorce ou le corps humain sans faire couler “de sang impur”, de même aussi tout ce qui est démoniaque a sa racine  quelque part dans le mystère de Dieu. La métaphore consiste à considérer le mal comme la Qlipah, l’écorce, la pelure, le résidu. L’ensemble des qliphoth, les diverses formes démoniaques issues des émanations de gauche, forment un anti-monde, l’Autre Côté, le Sitra Ahra, le côté obscur, la Géhenne (Enfer), également définie par sept noms comme autant de chausse-trappes : Puits, Oubliette, Silence, Bourbier, Sheol, Ombre de Mort, Terre d’en dessous (Pirke de Rabbi Eliézer chapitre 53).

Une métalogique en quête d’une forme d’ordre

L’arbre des Sephiroth est à rapprocher de l’arbre de Porphyre (IIIe siècle) présentant les  bases de la logique d’Aristote sous la forme d’un schéma aux divisions dichotomiques. Cette tendance à créer des hiérarchies et des chaînes d’êtres ontologiques émerge d’une nécessité d’organiser le savoir confronté aux formes d’ordre diverses de la littérature kabbalistique, spéculative, empreinte d’imaginaires, de rêves et de mystique. 
Une quête de sens offrant la possibilité de transcender une situation de désordre relatif dans le monde extérieur, dans la psyché humaine et dans la divinité. Une organisation rendue possible par l’emploie des penseurs juifs du Moyen Âge de catégories absentes jusqu’alors du judaïsme comme la théologie, la métaphysique, la psychologie, la nature et la science. 
Ce n’est qu’au XVIe siècle que ces unités organisées, ayant pour dénominateur commun la place centrale faite à l’action et au destin de l’homme, s’érigent en un système contextualisé avec la kabbale lourianique. La principale originalité de la théorie lourianique tient au fait que le premier acte de la divinité transcendante n’est pas un acte de révélation et d’émanation, mais, au contraire, un acte de dissimulation et de restriction. “Qu’est-il arrivé avant le commencement des temps pour que commencement il y ait ?”. Jusqu’à ce qu’Isaac Louria s’intéresse à cette question, le Dieu des religions n’avait d’intérêt qu’en tant qu’il se manifestait aux hommes.

L’unité de ce monde m’apparaît comme allant de soi, ne méritant pas d’être mentionnée. Ce qui m’intéresse, c’est la séparation et l’organisation de ce qui autrement se perdrait dans une bouillie originaire.
Sigmund Freud, lettre du 30 juillet 1915 à Lou Andreas-Salomé

Comment concevoir ce qui précède l’antécédent, ce plus avant, cet Avant absolu, cet originaire, ce Ur-, origine radicalement absente, cet archaïque frappé d’interdit ? Par des détours, des voies de traverse permettant le dévoilement partiel, fragmentaire et incessant de l’activité imperceptible d’un travail producteur de sa propre expression.

Je crois en fait qu’une grande partie de la conception du monde mythologique, qui s’étend jusque profondément dans les religions les plus modernes, n’est rien d’autre que de la psychologie projetée dans le monde extérieur. L’obscure aperception [Erkenntnis] (pour ainsi dire perception endopsychique) de facteurs et corrélations de l’inconscient se reflète […] dans la construction d’une réalité suprasensible, qui doit être transformée à rebours par la science en psychologie de l’inconscient. On pourrait se risquer à décomposer de cette manière les mythes du paradis et du péché originel, du bien et du mal, de l’immortalité, etc., à transmuer la métaphysique en métapsychologie.
Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne (1901)

La psychologie des profondeurs ne sonde pas une histoire des origines (Urgeschichte) mais un au-delà, un début qui fait sens pour la psyché inconsciente, la scène de l’avant (Urszene), un fond qui se dérobe à la conscience et à la volonté, à la fois réserve et fondation, retrait et impulsion. Une science du secret, chtonienne, marquée de l’irrationnel du rêve, du génie et des puissances cachées. Une épiphanie du Visage primordial (Urgesicht), l’infini qui prend forme en dépit de toute son occultation et offre un chemin original à chacun par la force du récit :

L’érotique fait entrer le sujet dans une relation imprévisible en logique formelle. La réalité ne peut plus être découpée en oppositions comme genre/espèce, partie/tout, action/passion ou vérité/erreur. Il ne suffit pas de dire que l’élan vital se propage à travers la séparation des individus. Il faut observer que, dans la relation, quelque chose demeure autre, sans jamais se convertir en “mien”. Autrui (le féminin) est présent dans la volupté, mais absent dans l’ordre du savoir ou du pouvoir. La sexualité est la pluralité même de notre exister. Sa fécondité se libère des limitations biologiques, et trouve dans la paternité un débouché ontologique.

Emmanuel Lévinas, Totalité et infini (1961)

Vincent Caplier – décembre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

L’Arbre de Vie des kabbalistes, une dialectique de la lumière – I

L’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal – II

 34RL1H3  Copyright Institut Français de Psychanalyse

Voie lactée ô soeur lumineuse – II

Guillaume Apollinaire

Galaxie LGC 6946

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses

Les démons du hasard selon
Le chant du firmament nous mènent
A sons perdus leurs violons
Font danser notre race humaine
Sur la descente à reculons

Destins destins impénétrables
Rois secoués par la folie
Et ces grelottantes étoiles
De fausses femmes dans vos lits
Aux déserts que l’histoire accable

Luitpold le vieux prince régent
Tuteur de deux royautés folles
Sanglote-t-il en y songeant
Quand vacillent les lucioles
Mouches dorées de la Saint-Jean

Près d’un château sans châtelaine
La barque aux barcarols chantants
Sur un lac blanc et sous l’haleine
Des vents qui tremblent au printemps
Voguait cygne mourant sirène

Un jour le roi dans l’eau d’argent
Se noya puis la bouche ouverte
Il s’en revint en surnageant
Sur la rive dormir inerte
Face tournée au ciel changeant

Juin ton soleil ardente lyre
Brûle mes doigts endoloris
Triste et mélodieux délire
J’erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le cœur d’y mourir

Les dimanches s’y éternisent
Et les orgues de Barbarie
Y sanglotent dans les cours grises
Les fleurs aux balcons de Paris
Penchent comme la tour de Pise

Soirs de Paris ivres du gin
Flambant de l’électricité
Les tramways feux verts sur l’échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines

Les cafés gonflés de fumée
Crient tout l’amour de leurs tziganes
De tous leurs siphons enrhumés
De leurs garçons vêtus d’un pagne
Vers toi toi que j’ai tant aimée

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d’esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes

Guillaume Apollinaire – La Chanson du Mal-Aimé

Voie lactée ô soeur lumineuse – I

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Eros et Thanatos : une dualité post-hellénique ?

Nicolas Stroz – Décembre 2020

“When all of your wishes are granted, many of your dreams will be destroyed.”
Marilyn Manson, “Man That You Fear” (album Antichrist Superstar, 1996)

Kali

Le courant littéraire romantique, l’idéalisme allemand du XIX° siècle, ainsi que l’imaginaire collectif contemporain, présentent Eros et Thanatos comme intimement liés, le premier constituant une pente savonneuse vers le second. De la façon la plus caricaturale, nous pouvons songer à la manière dont certaines campagnes de sensibilisation au sida amalgamaient sexe et mort ; le désir devait alors être jugulé par la raison (ici la conservation de soi, voire une forme de méfiance envers l’autre) sinon la mort nous attend[1]. Souvent cette dualité est présenté comme éternelle et vraie dans toutes les régions du monde depuis toujours. Les deux entités ayant des noms grecs, on suppose même que les Grecs anciens les opposaient déjà.

Néanmoins, une lecture attentive des écrits des Grecs anciens nous montre qu’il est fort possible que le rapport entre Eros et Thanatos, le désir et la mort, tel que nous le connaissons, ne saurait avoir une origine strictement hellénique et pourrait provenir des monothéismes contemporains ou postérieurs à l’âge d’or hellénique, ainsi que, partiellement, de l’hindouisme.

En effet, la première chose à remarquer est la famille mythologique de Thanatos (Θαναθος). Son frère mythologique, d’après Homère, dans l’Iliade, est Hypnos (Υπνος), le sommeil. Tous deux sont fils de Nyx (Νυξ), la nuit. Thanatos, au demeurant, n’est jamais représenté ou figuré, il est une force évanescente et absolue, sachant que les dieux grecs peuvent mourir, comme l’ont fait les premiers dieux, Ουρανος (Ouranos, le ciel), puis Χρονος (le temps), et à leur suite de nombreux Titans lors de la grande guerre qui couronnera Zeus. On peut même considérer qu’il préexistait à sa propre naissance, tout comme Eros, étant donné que ce sont les forces qui mèneront à l’avènement de Zeus. De ce point de vue, il est juste de dire que le rapport entre les deux pulsions peut s’observer même si la culture grecque ne le fait pas elle-même.

On peut d’ailleurs remarquer que, jusqu’au Moyen-Âge, de nombreux évanouis ou catatoniques furent enterrés vivants par erreur ; ils étaient seulement trop profondément endormis. C’est pour éviter ces accidents qu’on eut recours à la veillée mortuaire ou qu’on équipait les tombes de petites cloches dont le fil était relié au poignet du mort, et, si au bout de 3 jours la cloche n’avait pas tinté, on coupait le fil ; cela faisait partie des tâches du fossoyeur. Cette anecdote illustre la proximité entre le sommeil et la mort et pourquoi la mythologie grecque les rapproche.

Éros, quant à lui, est fils d’Aphrodite. Elle est l’amour et la beauté, il est inspirateur du désir et quand Psyché le contemple elle est saisie par sa beauté. En outre, les mythes grecs montrent que la mort elle-même est désirante. Hadès, suite à un envoûtement décide d’épouser sa nièce Perséphone, provoquant ainsi le cycle des saisons, en deux périodes par an. Elle est aux enfers avec son oncle et mari (qui a refusé de renoncer après avoir repris ses esprits) et sa mère Déméter la cherche partout, négligeant de nourrir le sol et donc les plantes.

Similairement, Orphée est trompé par les esprits des Enfers qui le poussent à trahir Eurydice, simplement parce que la mort refuse de lâcher ce qu’elle a (même par accident). Quant aux traditions relatives aux mânes (les esprits des ancêtres) elles demandaient lors des jours consacrés à les nourrir de pois chiches et de graines et de battre un morceau de métal pour les chasser de la maison afin que leur présence n’entrave pas la bonne fortune de la maison. La mort elle-même est donc désirante.

Enfin, chez Homère et approximativement jusqu’au théâtre d’Euripide, où les personnages assument leurs velléités vis-à-vis du public, nos désirs n’ont jamais d’origine personnelle. Ce sont les dieux qui provoquent en moi la colère, la haine, la joie, la jalousie (l’enthousiasme veut étymologiquement dire « le dieu (Θεος) inspire, provoque [en moi] »). Narcisse, figure importante de la psychanalyse, qui meurt de faim en admirant son reflet qu’il ne peut toucher car il n’aime rien de moins beau que lui-même, ne le fait pas par orgueil mais parce qu’il est maudit (tout comme la majorité des mortels importants de la mythologie grecque).

Il faut aussi se rappeler que, similairement aux Babyloniens ou aux Celtes, dans le monde grec, la mort est l’autre face du monde et les morts vivent une sorte de non-vie, miroir de la vie. De fait, la mort n’est qu’une étape de l’univers et les esprits des morts peuvent être consultés, ils restent présent à l’univers.

Les penseurs grecs eux-mêmes font souvent peu de cas de la mort, la vie les intéresse beaucoup plus. Epicure, dans son incontournable Lettre à Ménécée, rappelle que la mort n’est rien, avec un petit renversement binaire (ici paraphrasé) : « tant que nous sommes là, la mort n’est pas, et quand elle est là nous ne sommes plus, alors à quoi bon s’en inquiéter au lieu de vivre ? ». Il faut préciser toutefois qu’en bon atomiste, Epicure pensait qu’après la mort il ne restait rien, le corps et l’âme se désagrégeant pour redevenir des atomes libres qui iront se combiner en autre chose dans l’univers. De même les désirs ne sont pas vus comme pouvant mener à la mort. Il rappelle qu’il existe des désirs naturels, des désirs non-naturels, parmi eux soit nécessaires soit superflus, et que la vie heureuse consiste à privilégier les désirs naturels et nécessaires, voie vers l’ataraxie (absence de troubles). Si l’on privilégie le non-naturel et le superflu, c’est dans le pire des cas parce qu’on a peur de mourir : on s’inquiète alors plus de la postérité que de la vie.

Epictète puis Sénèque diront que la mort est inévitable et qu’il faut simplement le savoir et s’accoutumer au fait que tout passe, que chaque jour est peut-être le dernier, pour ne pas être chagriné de son impuissance face à ce qui ne dépend pas de nous. La vie est une épreuve de courage et de tempérance.

Aristote, de son côté, ne parle de la mort que pour citer les honneurs et poèmes qui rappellent les grands noms et il voit le désir comme la force motrice de tout, jusqu’à l’intelligence, sans le παθειν (ressentir), pas de μαθειν (réflexion) possible. De fait le désir n’a de rapport avec la mort qu’en tant qu’il est vie. La pulsion n’est pas perçue, on peut même considérer la mort globalement absente de ses écrits.

Dans le théâtre (ou la poésie) antique également, ce n’est pas l’amour qui mène à la folie et au meurtre, mais le destin qui emploie l’amour comme vecteur. Deux exemples : l’Orestie d’Eschyle et Antigone de Sophocle.

Si dans l’Orestie Clytemnestre assassine Agamemnon parce qu’il a sacrifié sa fille Iphigénie pour gagner la Guerre de Troie, c’est à cause d’un mauvais tour d’Aphrodite, furieuse que la famille royale (les légendaires Atrides, maudits pour toujours) ait osé suggérer que leur enfant puisse être au moins aussi belle, voire plus, que la déesse de l’Amour. Elle les punit par le moyen de l’hubris car il faut respecter les Dieux et l’ordre de l’univers. Mais Iphigénie est sauvée de la falaise et deviendra prêtresse d’Apollon à Delphes, permettant à Oreste, à la fin des Euménides (épisode final de la trilogie), de demander pardon aux dieux (premier Atride à faire ce geste) par l’intermédiaire d’Apollon, sauvant ainsi toute sa dynastie. Mais il accomplit néanmoins une prophétie, il ne choisit pas d’être celui qui purge les Atrides, c’est sa destination.

Quant à Antigone, si son désir d’honorer ses frères en tant que famille, contre la loi qui interdit d’enterrer les bannis, cause sa mort, ce n’est pas de son fait, c’est une question d’opposition entre des lois humaines et des lois divines sur l’amour filial.

On pourrait encore citer l’histoire de Myrrha (je tire cette version des Métamorphoses d’Ovide), désirant charnellement son père car maudite, père qui voudra la tuer lorsqu’il réalisera que sa fille l’a enivré pour le conduire dans sa couche (comme le firent les filles de Lot dans la Bible), car le père avait droit de vie et de mort sur ses enfants.

Myrrha fuira, sera changée en arbre et enfantera Adonis, qui sera le bel amant d’Aphrodite, provoquant la jalousie d’Arès (qui n’est même pas son mari mais son amant) qui enverra son sanglier de guerre l’étriper. Myrrha n’est pas punie par les dieux, elle est pardonnée et sauvée telle une victime, la changer en arbre c’est lui épargner le bannissement de toute cité, d’être fille-mère. D’ailleurs c’est Héra elle-même, patronne des sages-femmes, qui viendra délivrer l’enfant avec douceur et mansuétude. La jalousie proverbiale d’Héra d’ailleurs relève plus de la reine qui défend son patrimoine que de l’épouse possessive. Hors de question que les bâtards de Zeus viennent quémander un statut à l’Olympe juste en vertu de leur royal géniteur.

Ce long prologue pour en arriver à deux points qui servent de tournants : le monothéisme d’une part (spécifiquement judéo-chrétien) et d’autre part Platon.

Platon d’abord. Dans le Banquet, dernière partie, Socrate rapporte les paroles de la prêtresse Diotime quant à Eros. C’est un grand démon et non un dieu et il est l’enfant de deux pauvres : Poros, l’expédient et Penia, la pauvreté, qui s’est faite engrosser à un banquet de dieux en abusant de Poros abruti, voire endormi par le vin (202d sqq.). Eros ici est loin d’être le bel enfant ailé d’Aphrodite, c’est un mendiant laid qui dort à la belle étoile, qui désire ce qu’il n’a pas et s’il est rusé et à l’affut du beau et du bon comme son père et rusé pour l’acquérir (il est dit magicien n’ayant de cesse de tramer des ruses, 203e, – on peut alors le rapprocher du séducteur -), il ne peut jamais l’avoir longtemps car sa mère lui a laissé l’indigence en héritage. Il pousse aussi à chercher l’immortalité, par la procréation comme par la recherche de savoir et la production de beaux discours qui resteront à la postérité (207a-209e).

Platon en posant ces éléments, à mes yeux, place le prototype de notre conception du rapport pulsion de vie/mort et donc le rapport direct et essentiel (et non accidentel) entre Eros et Thanatos : nous cherchons à fuir la mort car le désir est son contraire.

On retrouve cette idée dans les monothéismes juif et chrétien, mais cette fois sur une base déjà métaphysique. En effet, contrairement aux polythéismes où les dieux cohabitent, pour ces deux religions D.ieu (comme on l’écrit dans le judaïsme pour ne pas invoquer son nom en vain) s’est retiré du monde après la création, lui étant étranger, afin d’assurer que le libre-arbitre et le jugement aient un sens. Autrement quelle utilité à la perfectibilité humaine et au jugement de Dieu si nous sommes déterminés par Sa présence continuelle dans notre monde ? En outre la théologie chrétienne pense que la substance-même de Dieu est étrangère à ce monde, créé pour la créature, Dieu se tenant donc en-dehors, respectant les lois de la nature qu’Il a créées par respect et amour pour la créature.

Si pour les juifs le but est de rendre le monde digne du retour de D.ieu via la venue de Machiah, par le biais des mitzvot, pour les Chrétiens il faut se rendre digne de retourner à Dieu après la mort (l’exitvs/reditvs de la scolastique, la créature est venue de Dieu sur cette Terre et sera rappelée à son Créateur à la fin de sa vie), mais aussi assurer la possibilité de la Béatitude (ou contemplation de Dieu) pour soi (et les autres sur Terre également) par les bonnes actions, ou mérites (Somme Théologique, Ia IIae, Art.1, Q.7).

Dans les deux cas l’âme quitte ce monde pour de bon, la mort est la disparition de l’univers. Alors les désirs doivent bien plus être surveillés car c’est chacun qui met non seulement son repos post mortem mais aussi le monde entier en danger par ses actions, a fortiori avec l’idée des péchés capitaux ou du péché originel. Toute l’humanité doit se racheter et certaines fautes sont si graves qu’elles condamnent immédiatement et parfois sur des générations (Exode 20.6 : Dieu dit que celui qui l’offense il le punira sur trois ou quatre générations). Rappelons également que les Tables de la Loi contiennent en majorité des interdits, qui s’opposent à des envies qu’on pourrait qualifier de « bestiales » (vénérer un autre Dieu, faire des images taillées – donc de potentielles idoles et les adorer -, l’adultère, convoiter ce qui est à autrui, tuer, faire un faux témoignage).

Tandis que chez les polythéistes le village peut souffrir temporairement du mauvais sort, mais les Dieux ne punissent pas excessivement le mort ou le sacrifié, c’en est fini une fois que l’équilibre est rétabli. Les Dieux pratiquent ce qu’ils interdisent aux hommes, mais ne les en punissent pas toujours, les lois humaines réprouvent l’ivresse publique, mais les Dieux n’en ont cure, ni de la gourmandise (sauf le cannibalisme ou l’anthropophagie[2] – Tantale, qui à défaut d’être maudit se révèle stupide -), ni de l’adultère (Zeus en premier).

Une nuance est à faire avec l’hindouisme. Il est entendu que pour les Hindous nous faisons partie du cycle de résurrection (Samsarâ) et que notre tâche est de nous en libérer par la méditation et l’expiation à travers les cycles. Il faut aussi voir que les dieux sont tous émanations d’une divinité première et unique, y compris la Trimurti (le trio majeur de Brahma, Vishnu et Shiva, complété par leurs épouses). Il y a donc ici déjà, dès l’Antiquité, l’idée que nous avons un rôle à jouer vis-à-vis de l’univers car nous sommes responsables de nous remémorer nos fautes passées pour les racheter afin de ne plus ressusciter. En outre, on trouve aussi un rapport explicite entre Eros (aussi bien désir charnel que désir du bien) et Thanatos dans la figure de Kali, la déesse de la destruction (y compris de l’ignorance). En effet, elle est l’alter ego de Parvati, la shakti – ou épouse -, de Shiva, devenue monstrueuse, selon un des mythes, après avoir tué un démon qui avait pris les traits de Shiva, pour qui sa dévotion était sans bornes, ivre de rage et emportée par sa victoire, elle se mit à faire trembler le sol par sa danse. Shiva s’est interposé et elle l’a piétiné ; réalisant ensuite qu’elle bousculait son bien aimé, elle signifia sa honte en tirant la langue et se calma pour redevenir Parvati. Ici le rapport occidental entre le désir, comme force motrice vers le bien comme le mal, et la mort, en tant que destruction potentiellement absolue, se rencontre, c’est d’ailleurs le désir en tant qu’amour qui guérit Parvati de son état altéré. C’est aussi par amour qu’elle s’est fâchée.

On peut d’ailleurs raisonnablement hasarder que les théories de Platon sur la métempsychose (transmigration des âmes et résurrection après avoir oublié la vie passée en buvant de l’eau du Léthé (Ληθη « l’oubli »), le fleuve des Enfers qui fait perdre la mémoire, proposées dans la République (dernier livre) peuvent provenir d’échanges via la vallée de l’Indus avec les Hindous, sachant que ces légendes sont au moins aussi anciennes que l’époque de Platon (V° siècle av. JC). Chez Platon il y a aussi cette question, choisira-t-on de retenter l’aventure humaine pour cette fois être digne de contempler l’intelligible comme le font les Dieux aidé par les souvenir de nos vies antérieures (théorie du savoir universel que l’âme oublie via la naissance, présentée également dans le Ménon) ou choisira-t-on d’abandonner la forme humaine pour de bon ? Dans le second cas on restera animal, dans le premier on prendra une forme humaine ou animale suivant notre mérite (par ordre décroissant homme, femme, puis les animaux par rang de noblesse) et nous devrons redevenir dignes d’être des hommes (mâles – n’oublions pas que la Grèce dans son ensemble était très misogyne -).

La jonction donc, outre les tables de la loi, Shéma Yisraël (prière première et en un sens profession de foi judaïque), et toutes les règles de cacherout dont certaines seront différemment reprises par les Chrétiens (les jours maigres et gras au Moyen-Âge), entre l’Antiquité païenne et la morale du désir et de la mort judéo-chrétienne se fait surtout dans le Christianisme via la Grèce tardive. Plotin et les néo-platoniciens poussent à l’extrême la théorie des Idées de Platon pour remonter jusqu’à l’Un, purement intelligible et dénué des sens, donc de désirs. Il faut donc apprendre à désirer quitter le sensible.

On retrouvera cette influence dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, père de l’Église, et qui affirmera que la Cité terrestre est sensible et faite de désirs, tandis que la Cité céleste est faite du seul amour envers Dieu. Céder aux désirs revient donc à risquer l’éloignement de Dieu et l’absence de salut de l’âme après la mort. Rappelons au demeurant que les pères de l’Église trouvaient Platon, avec son Démiurge pure intelligence et créateur du monde, le païen le plus facilement adaptable au christianisme. En outre, Augustin, cité par Thomas d’Aquin (ST, Ia IIae, Art.1 Q.4, Objection 1) dit que « la vision [de Dieu] est toute la récompense de la foi », autrement dit le pur désir de foi dégagé de tout désir « sensible » qui aurait un quelconque lien avec la mort.

À travers la séparation radicale entre le monde sensible et le monde intelligible par Plotin et la fusion avec le christianisme opérée par Augustin, se dessine notre conception morale de l’opposition entre les deux forces. C’est là, à mon sens, dans le syncrétisme Gréco-Judéo-Chrétien que naît réellement l’opposition entre Eros et Thanatos telle que l’Occident la connaît. Naturellement des exemples des liens modernes existent dans les mythes grecs (comme Hercule et le Centaure Nessos, qui tenta de violer Déjanire, qui mourut d’une flèche d’Héraclès mais réussit à se venger en empoisonnant sa tunique de son sang), mais soit il s’agit du destin (les Centaures, excepté Chiron, étaient des êtres mauvais et fourbes par nature), soit les mythes que nous racontons ont été christianisés (l’Andromaque ou la Phèdre de Racine ne croient pas aux Dieux. Quand à la fin d’Andromaque Oreste trahi prononce son célèbre monologue aux Furies – « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » -, il est décrit comme délirant, fou, il n’était pas possible à l’époque de Racine d’admettre les croyances païennes comme autre chose que folie. Par conséquent son écriture, bien que parlant de récits grecs, n’est pas hellénique – il n’y a d’ailleurs jamais de chœur pour commenter, on voit des personnages dans un paradigme chrétien, seuls avec leurs angoisses et expiant leurs péchés capitaux – jalousie, envie, colère -).

Et c’est d’ailleurs cette forme qui inspirera ensuite aussi bien le désespoir de Kierkegaard que la théorie du vouloir-vivre de Schopenhauer (pour qui la Volonté ou force vitale pure se sent perdue au milieu de la Représentation – la diversité des choses sensibles – et souffre de ne pas se reconnaître avant la contemplation des œuvres d’art, spécialement la musique car elle parle son langage : les émotions) ou les appels à l’ivresse de Baudelaire, Verlaine, Rimbaud. Atteindre par les désirs le moment où l’on parvient à tuer la mort un instant dans l’extase pour s’être senti au moins une fois immortel devient alors le triomphe d’Eros sur Thanatos dans notre mythologie contemporaine, que l’on perçoit déjà dans le célèbre « Enivrez-vous, de vin, de poésie ou de vertu » de Baudelaire.

Ainsi donc, si les racines de notre dualité moderne en psychologie comme dans l’imaginaire collectif plongent bien jusqu’à l’Antiquité, il ne serait pas juste de dire que les Grecs anciens la pensaient déjà, au contraire des Hindous. Toutefois leurs mythes ont joué un rôle quand ils furent exploités par la pensée judéo-chrétienne, qui elle, tout au contraire, avait besoin de cette opposition pour constituer le rapport de vertu à Dieu et ses interdits.

Nicolas Stroz – Décembre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Il n’est pas question ici de remettre en cause l’importance des préservatifs dans la lutte contre l’épidémie, uniquement de parler de l’imagerie employée.

[2] Nous les entendons ici de la manière suivante : anthropophagie signifie manger de l’humain et cannibalisme manger des individus de sa propre espèce. Dans le récit de Tantale les dieux auraient commis l’anthropophagie, mais Tantale lui aurait été cannibale s’il avait mangé de son fils en ragoût servi aux dieux.

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Au-delà du bien et du mal – L’autre éthique de Freud

Vincent Caplier – Novembre 2020

« Lorsque l’enfant était enfant, vint le temps des questions comme celles-ci  :
Pourquoi suis-je moi et pourquoi ne suis-je pas toi ?
Pourquoi suis-je ici et pourquoi … pas là ?
Quand commence le temps et où finit l’espace ?
La vie sous le soleil n’est-elle rien d’autre qu’un rêve ?
Ce que je vois, ce que j’entend et sens, n’est-ce pas…simplement l’apparence d’un monde devant le monde ?
Le mal existe t-il vraiment avec des gens qui sont vraiment les mauvais ?
Comment se fait-il que moi qui suis moi, avant de le devenir je ne l’étais pas, et qu’un jour moi… qui suis moi, je ne serai plus ce moi que je suis ?« 
Lied vom Kindsein – Peter Handke
Poème d’ouverture  du film Der Himmel über Berlin (Les Ailes du désir), 1987

Der Himmel über Berlin (Les Ailes du désir), 1987 – Réalisation Wim Wenders

À Berlin, les anges errent. Ils ne voient le monde qu’en noir et blanc, et ne peuvent qu’assister aux événements – sans rien sentir, goûter, ou toucher. Mais ils entendent les pensées des humains, et ont le pouvoir de leur apporter du réconfort (Supra : séquence de la bibliothèque. Le désir de préhension de l’ange Cassiel).

La moralité n’est pas la cause du  refoulement. Séquentiellement, c’est le refoulement qui rend possible la moralité. « L’impuissance originelle de l’être humain devient aussi la source première de tous les motifs moraux » (Esquisse d’une psychologie scientifique, Sigmund Freud, 1896). Freud ne se faisait guère d’illusions sur la nature humaine et encore moins sur sa moralité. « Les morales ne sont, elles aussi, qu’un langage figuré des passions » (Par delà le bien et le mal, Friedrich Nietzsche, 1886) et d’enchaîner « De l’air ! De l’air ! Cette officine où l’on fabrique les idéaux, il me semble qu’elle pue le mensonge à plein nez » (La généalogie de la morale, Friedrich Nietzsche, 1887). En ce sens Freud était étranger à la morale. Freud était amoral. C’est ainsi qu’il tenta d’expliquer à sa fille de 14 ans son métier :  « Tu vois ces maisons avec leurs belles façades ? Les choses ne sont pas toujours aussi belles derrière les façades. C’est la même chose avec les êtres humains... « 

Ce constat n’en fait pas pour autant un étranger à l’éthique et il en précise les contours au Pasteur Pfister le 9 octobre 1918 :

« L’éthique m’est étrangère et vous êtes un pasteur d’âmes. Je ne me casse pas beaucoup la tête au sujet du bien et du mal, mais, en moyenne, je n’ai découvert que fort peu de « bien » chez les hommes. D’après ce que j’en sais, ils ne sont pour la plupart que de la racaille, qu’ils se réclament de l’éthique de telle ou telle doctrine – ou d’aucune. Cela, vous ne pouvez pas le dire tout haut, peut-être pas même le penser, bien que votre expérience de la vie ne puisse pas être très différente de la mienne. S’il faut parler d’une éthique, je professe pour ma part un idéal élevé, dont les idéaux qui me sont connus s’écartent en général d’une manière des plus affligeantes. »

Une éthique des sujets

Pour Freud la responsabilité éthique du sujet est la recherche de la signification inconsciente, infantile de ses désirs. C’est avec L’interprétation des rêves (1900) qu’il aborde la question morale de ces désirs inconscients : « Si l’on considère le fonctionnement de l’appareil psychique et les relations du conscient et de l’inconscient, tout ce que nos rêveries peuvent avoir de choquant disparaît presque complètement ». Et de préciser plus tard que « le narcissisme éthique de l’être humain devrait se contenter de recueillir dans la réalité de la déformation du rêve, dans les rêves d’angoisse et de punition, des preuves patentes de son essence morale, tout comme il trouve par l’interprétation des rêves des justificatifs de l’existence et de la force de son essence maléfique. Celui qui, insatisfait de tout  cela, veut être « meilleur » que sa nature ne l’y dispose peut toujours essayer de voir si, dans la vie, il réussit à produire autre chose qu’hypocrisie ou inhibition. » (Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves, Sigmund Freud, 1925). On remarque au passage l’évolution qui fait apparaître le narcissisme comme une instance au service des valeurs positives de l’Idéal du Moi.

Ainsi se dessine la téléologie de la pratique de la psychanalyse, où « l’art consiste à donner aux gens la possibilité d’être moral et de dominer leurs pulsions avec philosophie » (Lettre du 14 mai 1911 à Sándor Ferenczi). Une philosophie qui répudie tout appel aux transcendances et s‘ancre dans le désir et la réalité. Une éthique de l’immanence « indifférente […] aux tendances pratiques-hygiéniques » (Lettre à C.G.Jung du 24 novembre 1911), affaire de l’analysé et de l’analysant au sein du transfert.

À propos des « pervers » en général, Freud parle de « groupes entiers d’individus dont la vie sexuelle diffère d’une façon frappante de la représentation moyenne et courante […] Leurs folies, singularités et horreurs jouent dans leur vie exactement le même rôle que la satisfaction sexuelle normale […] ils font, pour obtenir leur satisfaction, les mêmes sacrifices souvent très grands, que nous […] En réalité, les pervers sont plutôt des pauvres diables qui expient très durement la satisfaction qu’ils ont tant de peine à se procurer. » (Introduction à la psychanalyse, Sigmund Freud, 1915-1917). En résumé, ils « déchargent »… Un principe de constance, présent dès les premiers travaux, un fondement de la théorie économique freudienne qui n’est pas sans rappeler le conatus de Spinoza. 

Choses et destin des choses

Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.
Spinoza – Éthique III, Proposition VI

Concept fondamental de l’Éthique de Spinoza, Le conatus est cette puissance propre et singulière de tout étant à persévérer dans cet effort pour conserver et même augmenter sa puissance d’être. Le terme s’applique universellement à tout étant-existant singulier pour prendre le nom moins abstrait d’appétit par restriction aux êtres vivants. Mais Freud condamne sous le nom de philosophie, péjoratif, les tendances panthéistes des philosophies romantiques de la nature et il évoque « sa défense devant la philosophie pure, [le] sentiment qu’il éprouve qu’au fond il faudrait lutter contre le besoin rationnel d’une unité définitive des choses, parce qu’il provient d’une racine et d’habitudes hautement anthropomorphiques et deuxièmement parce qu’il peut être gênant ou troublant pour la recherche positive scientifique » (Lou Andréa-Salomé, Journal d’une année, 23 février 1913).

Freud condamne le symptôme philosophique, le penser philosophique, survivance du « mode de penser animiste », reproche qu’il fera à Georg Groddeck dans une lettre du 5 juin 1917, ce qui ne l’empêchera pas de se réapproprier le Ça concerné : 
« Pourquoi quitter votre base solide pour vous précipiter dans la mystique, pourquoi supprimer la différence entre le psychique et le somatique et vous arrêter à des théories philosophiques qui ne sont plus de mise ? J’ai bien peur que vous ne soyez philosophe et que vous ayez la tendance moniste à dédaigner les belles différences offertes par la nature en faveur des séductions de l’unité ; mais sommes-nous pour autant débarrassés des différences ? »

Métaphysique à l’échappée 

Freud, intransigeant sur le destin scientifique de la psychanalyse, ne sombre pas pour autant dans le scientisme. Il développe un nouvel appetitus : « j’ai choisi maintenant comme aliment le thème de la mort, j’y suis venu en butant sur une curieuse idée des pulsions et me voici obligé de lire tout ce qui concerne cette question, comme par exemple et pour la première fois, Schopenhauer » (Lettre à Lou Andréas-Salomé du 1er août 1919).
Nous sommes à l’orée de la grande période spéculative, l’échappée métaphysique de l’amour et de la mort. Il ne s’agit plus d’un emprunt technique, d’un thème circonscrit mais de l’adoption dans sa globalité :

« qu’en soi-même tout notre être est déjà pure volonté de vivre, qu’à son sens la vie doit par suite valoir comme le bien suprême, si amère, si brève, si incertaine même d’ailleurs qu’elle puisse être ; c’est enfin qu’en soi et à l’origine cette volonté est aveugle et dépourvue de connaissance. La connaissance, au contraire, bien loin d’être la source de cet attachement à la vie, agit en sens opposé ; elle dévoile le peu de valeur de cette vie et combat ainsi la crainte de la mort. Vient-elle à l’emporter et l’homme marche-t-il au-devant de la mort le cœur ferme et tranquille, nous honorons sa conduite comme noble et grande ; nous célébrons alors le triomphe de la connaissance sur l’aveugle volonté de vivre, sur cette volonté qui n’en est pas moins le germe de notre propre existence. De même nous méprisons l’homme chez lequel la connaissance succombe dans cette lutte, l’homme qui s’attache sans réserve à la vie, qui se raidit de toutes ses forces à l’approche de la mort et se désespère en la recevant, et pourtant ce qui parle en lui, ce n’est autre chose que le fond originel de notre moi et de la nature »
(Schopenhauer, Chap. XLI des Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation, 1844).

Mais moins que la fascination pour le problème de la mort, à l’origine pour Freud de la philosophie, c’est l’angoisse de la brève tentation du monisme jungien qui s’exprime. L’introduction de la mort vient rétablir, préserver le dualisme freudien en passe d’être perdu avec l’introduction du narcissisme et l’unité de la libido :

« Il est peut-être plus difficile de se faire une vue d’ensemble sur les transformations du concept de « pulsions du moi ». À l’origine, nous appelions ainsi tous les courants pulsionnels, mal connus de nous, qu’on peut distinguer des pulsions sexuelles dirigées vers l’objet et nous opposions les pulsions du moi aux pulsions sexuelles dont l’expression est la libido. Plus tard, nous nous rapprochâmes de l’analyse du moi ; nous reconnûmes alors qu’une partie des « pulsions du moi» est elle aussi de nature libidinale et a pris le moi propre comme objet. Ces pulsions narcissiques d’autoconservation devaient donc désormais être rangées parmi les pulsions sexuelles libidinales. L’opposition entre pulsions du moi et pulsions sexuelles se changeait en celle des pulsions du moi et des pulsions d’objet – les unes et les autres de nature libidinale. Mais, à la place de la première opposition, il s’en dégagea une nouvelle entre les pulsions libidinales (pulsions du moi et d’objet) et d’autres pulsions qu’il convient de situer dans le moi et qu’il faut peut-être reconnaître dans les pulsions de destruction. La spéculation transforme cette opposition en celle des pulsions de vie (Éros) et des pulsions de mort. »
(Au-delà du principe de plaisir, Sigmund Freud, 1920)

Le chassé-croisé entre les théories poétiques, scientifiques et métaphysiques, source selon Jean Laplanche d’un fourvoiement biologisant de la sexualité, apparaît pourtant comme une constance depuis l’Esquisse d’une psychologie scientifique (1895-1896) :
« Au départ des processus de pensée scindés il y a la formation du jugement à laquelle parvint le Je grâce à une trouvaille dans son organisation, grâce à la coïncidence, déjà introduite en partie, des investissements de perception avec les informations issues du corps propre. Les complexes de perception se séparent par là, en une partie constante, incomprise, la Chose (das Ding), et [en une partie] changeante, compréhensible, l’attribut ou mouvement de la Chose. »

Das Ich, Das Es, Das Ding

C’est cet impensable, cet indicible, cet innommable, das ding, en manque de symbolisation qu’il faut élucider. Un noyau indéfectible, irréductible, indivisible, clivé, qui différencie la colère blanche, la violence sans objet de l’affect maîtrisable, une source pulsionnelle inaugurale, extérieure à la sexualité, à savoir la pulsion d’emprise. Telle est l’impasse de l’effroi de l’infans en perte de sa toute puissance avec l’érotisation comme subterfuge. Le prédisposé pervers polymorphe n’est pas un enfant de cœur.

Le terme Bernächtigung, emprise, côtoie fréquemment celui assez voisin de Bewältigung , maîtrise, employé plus généralement par Freud pour désigner le fait de se rendre maître de l’excitation. On trouve également des termes  comme bändigen (dompter) et Triebbeherrschung  (domination sur la pulsion), qui engagent une responsabilité du sujet, maître de ses actes, de son destin et des valeurs qu’il décide d’adopter. La psychanalyse serait-elle existentielle ? Après la théorie de la sexualité, la théorie des pulsions reconsidérerait la condition humaine à partir de la position du sujet au monde en tant qu’être sous emprise. C’est ce que semble confirmer la lettre de Freud à Marie Bonaparte du 27 mai 1937 :

« La sublimation est un concept qui comprend un jugement de valeur. En fait, elle signifie une application à un autre domaine où des réalisations socialement plus valables sont possibles. On voit alors que des déviations semblables s’écartant du but de destruction et d’exploitation pour se tourner vers d’autres réalisations sont démontrables sur une large échelle en ce qui concerne l’instinct de destruction. Toutes les activités qui organisent ou affectent des changements sont, dans une certaine mesure, destructrices et redirigent ainsi une portion de l’instinct loin de son but destructeur original. Même l’instinct sexuel, comme nous le savons, ne peut agir sans une certaine dose d’agression. Par conséquent, il y a dans la combinaison normale des deux instincts une sublimation partielle de l’instinct de destruction. »

Mais cette idée était déjà bien présente lorsque Freud considérait que « la pulsion de savoir ne peut être ni mise au nombre des composantes pulsionnelles élémentaires ni exclusivement subordonnée  à la sexualité. Son action correspond d’un côté à une forme sublimée de l’emprise, d’un autre côté elle travaille avec l’énergie du désir-plaisir de regarder » (Trois essais sur la théorie sexuelle, Sigmund Freud, 1905-1915). 
En 1923, dans Le Moi et le Ça, il resitue la place de la sublimation, au sein du dualisme Éros-Thanatos, comme une énergie de déplacement, de la libido désexualisée issue du processus sublimatoire. Les pulsions érotiques, plus plastiques, seraient alors plus susceptibles de dérivation et de déplacement que les pulsions de destruction qui favoriseraient la stase libidinale. 

Mais le dessein (Skopos) du Dasein (être-le-là) se fracture sur le roc de la castration, le roc d’origine, l’en-deçà, la limite indépassable. Il n’est qu’un être (Sein) jeté ici-bas (Da) « sous l’empire d’une conscience de culpabilité dont au reste il ne sait rien, donc d’une conscience de culpabilité inconsciente » (Actions compulsionnelles et exercices religieux, Sigmund Freud, 1907). Le sujet est alors confronté au choix de succomber à son désir (choix de l’inhibition, de l’idéalisation, de l’aliénation, de l’addiction, de la perversion, de la paranoïa, du délire) fait de petites morts ou transporter ce deuil au sein du Moi par le renoncement des pulsions, « la plus haute prouesse psychique qui soit à la portée d’un humain » (Le Moïse de Michel-Ange, Sigmund Freud, 1914).
Un impératif de savoir (Logos) lesté du devoir de réel, un destin nécessaire (Ananké).

Vincent Caplier – Novembre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

La Leçon de sagesse des vaches folles

Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », 1996

John Constable – Wivenhoe Park, Essex (1816)

       Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réellement distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue commune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singulièrement étriquée des choses. Cette fin d’une harmonie primitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants.
Aujourd’hui encore, on dirait que nous restons confusément conscients de cette solidarité première entre toutes les formes de vie. Rien ne nous semble plus urgent que d’imprimer, dès la naissance ou presque, le sentiment de cette continuité dans l’esprit de nos jeunes enfants. Nous les entourons de simulacres d’animaux en caoutchouc ou en peluche, et les premiers livres d’images que nous leur mettons sous les yeux leur montrent, bien avant qu’ils ne les rencontrent, l’ours, l’éléphant, le cheval, l’âne, le chien, le chat, le coq, la poule, la souris, le lapin, etc. ; comme s’il fallait, dès l’âge le plus tendre, leur donner la nostalgie d’une unité qu’ils sauront vite révolue.
Il n’est pas surprenant que tuer des êtres vivants pour s’en nourrir pose aux humains, qu’ils en soient conscients ou non, un problème philosophique que toutes les sociétés ont tenté de résoudre. L’Ancien Testament en fait une conséquence indirecte de la chute. Dans le jardin d’Éden, Adam et Ève se nourrissaient de fruits et de graines (Genèse I, 29). C’est seulement à partir de Noé que l’homme devint carnivore (IX, 3). Il est significatif que cette rupture entre le genre humain et les autres animaux précède immédiatement l’histoire de la tour de Babel, c’est-à-dire la séparation des hommes les uns des autres, comme si celle-ci était la conséquence ou un cas particulier de celle-là.
Cette conception fait de l’alimentation carnivore une sorte d’enrichissement du régime végétarien. À l’inverse, certains peuples sans écriture y voient une forme à peine atténuée de cannibalisme. Ils humanisent la relation entre le chasseur (ou le pêcheur) et sa proie en la concevant sur le modèle d’une relation de parenté : entre des alliés par le mariage ou, plus directement encore, entre des conjoints (assimilation facilitée par celle que toutes les langues du monde, et même les nôtres dans des expressions argotiques, font entre l’acte de manger et l’acte de copuler). La chasse et la pêche apparaissent ainsi comme un genre d’endo-cannibalisme.
D’autres peuples, parfois aussi les mêmes, jugent que la quantité totale de vie existant à chaque moment dans l’univers doit toujours être équilibrée. Le chasseur ou le pêcheur qui en prélève une fraction devra, si l’on peut dire, la rembourser aux dépens de sa propre espérance de vie ; autre façon de voir dans l’alimentation carnivore une forme de cannibalisme : auto-cannibalisme cette fois puisque, selon cette conception, on se mange soi-même en croyant manger un autrui.
Il y a environ trois ans, à propos de l’épidémie dite de la vache folle qui n’était pas d’actualité autant qu’elle l’est devenue aujourd’hui, j’expliquais aux lecteurs de La Repubblica dans un article (« Siamo tutti canibali », 10-11 octobre 1993) que les pathologies voisines dont l’homme était parfois victime – kuru en Nouvelle-Guinée, cas nouveaux de la maladie de Creutzfeldt-Jacob en Europe (résultant de l’administration d’extraits de cerveaux humains pour soigner des troubles de croissance) – étaient liées à des pratiques relevant au sens propre du cannibalisme dont il fallait élargir la notion pour pouvoir toutes les y inclure. Et voici qu’on nous apprend à présent que la maladie de la même famille qui atteint les vaches dans plusieurs pays européens (et qui offre un risque mortel pour le consommateur) s’est transmise par les farines d’origine bovine dont on nourrissait les bestiaux. Elle a donc résulté de leur transformation par l’homme en cannibales, sur un modèle qui n’est d’ailleurs pas sans précédent dans l’histoire. Des textes de l’époque affirment que pendant les guerres de Religion qui ensanglantèrent la France au xvie siècle, les Parisiens affamés furent réduits à se nourrir d’un pain à base de farine faite d’ossements humains qu’on extrayait des catacombes pour les moudre.
Le lien entre l’alimentation carnée et un cannibalisme élargi jusqu’à lui donner une connotation universelle a donc, dans la pensée, des racines très profondes. Il ressort au premier plan avec l’épidémie des vaches folles puisque à la crainte de contracter une maladie mortelle s’ajoute l’horreur que nous inspire traditionnellement le cannibalisme étendu maintenant aux bovins. Conditionnés dès la petite enfance, nous restons certes des carnivores et nous nous rabattons sur des viandes de substitution. Il n’en reste pas moins que la consommation de viande a baissé de façon spectaculaire. Mais combien sommes-nous, bien avant ces événements, qui ne pouvions passer devant l’étal d’un boucher sans éprouver du malaise, le voyant par anticipation dans l’optique de futurs siècles ? Car un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du xvie ou du xviie siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains.
La vogue croissante des mouvements de défense des animaux en témoigne : nous percevons de plus en plus distinctement la contradiction dans laquelle nos mœurs nous enferment, entre l’unité de la création telle qu’elle se manifestait encore à l’entrée de l’arche de Noé, et sa négation par le Créateur lui-même, à la sortie.

    Parmi les philosophes, Auguste Comte est probablement l’un de ceux qui ont prêté le plus d’attention au problème des rapports entre l’homme et l’animal. Il l’a fait sous une forme que les commentateurs ont préféré ignorer, la mettant au compte de ces extravagances auxquelles ce grand génie s’est souvent livré. Elle mérite pourtant qu’on s’y arrête.
Comte répartit les animaux en trois catégories. Dans la première, il range ceux qui, d’une façon ou de l’autre, présentent pour l’homme un danger, et il propose tout simplement de les détruire.
Il rassemble dans une deuxième catégorie les espèces protégées et élevées par l’homme pour s’en nourrir : bovins, porcins, ovins, animaux de basse-cour… Depuis des millénaires, l’homme les a si profondément transformés qu’on ne peut même plus les appeler des animaux. On doit voir en eux les « laboratoires nutritifs » où s’élaborent les composés organiques nécessaires à notre subsistance.
Si Comte expulse cette deuxième catégorie de l’animalité, il intègre la troisième à l’humanité. Elle regroupe les espèces sociables où nous trouvons nos compagnons et même souvent des auxiliaires actifs : animaux dont « on a beaucoup exagéré l’infériorité mentale ». Certains, comme le chien et le chat, sont carnivores. D’autres, du fait de leur nature d’herbivores, n’ont pas un niveau intellectuel suffisant qui les rende utilisables. Comte préconise de les transformer en carnassiers, chose nullement impossible à ses yeux puisqu’en Norvège, quand le fourrage manque, on nourrit le bétail avec du poisson séché. Ainsi amènera-t-on certains herbivores au plus haut degré de perfection que comporte la nature animale. Rendus plus actifs et plus intelligents par leur nouveau régime alimentaire, ils seront mieux portés à se dévouer à leurs maîtres, à se conduire en serviteurs de l’humanité. On pourra leur confier la principale surveillance des sources d’énergie et des machines, rendant ainsi les hommes disponibles pour d’autres tâches. Utopie certes, reconnaît Comte, mais pas plus que la transmutation des métaux qui est pourtant à l’origine de la chimie moderne. En appliquant l’idée de transmutation aux animaux, on ne fait qu’étendre l’utopie de l’ordre matériel à l’ordre vital.
Vieilles d’un siècle et demi, ces vues sont prophétiques à plusieurs égards tout en offrant à d’autres égards un caractère paradoxal. Il est trop vrai que l’homme provoque directement ou indirectement la disparition d’innombrables espèces et que d’autres sont, de son fait, gravement menacées. Qu’on pense aux ours, loups tigres, rhinocéros, éléphants, baleines, etc., plus les espèces d’insectes et autres invertébrés que les dégradations infligées par l’homme au milieu naturel anéantissent de jour en jour.
Prophétique aussi, et à un point que Comte n’aurait pu imaginer, cette vision des animaux, dont l’homme fait sa nourriture, impitoyablement réduits à la condition de laboratoires nutritifs. L’élevage en batterie des veaux, porcs, poulets en offre l’illustration la plus horrible. Le Parlement européen s’en est même tout récemment ému.
Prophétique enfin, l’idée que les animaux formant la troisième catégorie conçue par Comte deviendront pour l’homme des collaborateurs actifs, comme l’attestent les missions de plus en plus diverses confiées aux maîtres-chiens, le recours à des singes spécialement formés pour assister des grands invalides, les espérances auxquelles donnent lieu les dauphins.
La transmutation d’herbivores en carnassiers est, elle aussi, prophétique, le drame des vaches folles le prouve, mais dans ce cas les choses ne se sont pas passées de la façon prévue par Comte. Si nous avons transformé des herbivores en carnassiers, cette transformation n’est d’abord pas aussi originale, peut-être, que nous croyons. On a pu soutenir que les ruminants ne sont pas de vrais herbivores car ils se nourrissent surtout des micro-organismes qui, eux, se nourrissent des végétaux par fermentation dans un estomac spécialement adapté.
Surtout, cette transformation ne fut pas menée au profit des auxiliaires actifs de l’homme, mais aux dépens de ces animaux qualifiés par Comte de laboratoires nutritifs : erreur fatale contre laquelle il avait lui-même mis en garde, car, disait-il, « l’excès d’animalité leur serait nuisible ». Nuisible pas seulement à eux mais à nous : n’est-ce pas en leur conférant un excès d’animalité (dû à leur transformation, bien plus qu’en carnivores, en cannibales) que nous avons, involontairement certes, changé nos « laboratoires nutritifs » en laboratoires mortifères ?

    La maladie de la vache folle n’a pas encore gagné tous les pays. L’Italie, je crois, en est jusqu’à présent indemne. Peut-être l’oubliera-t-on bientôt : soit que l’épidémie s’éteigne d’elle-même comme le prédisent les savants britanniques, soit qu’on découvre des vaccins ou des cures, ou qu’une politique de santé rigoureuse garantisse la santé des bêtes destinées à la boucherie. Mais d’autres scénarios sont aussi concevables.
On soupçonne que, contrairement aux idées reçues, la maladie pourrait franchir les frontières biologiques entre les espèces. Frappant tous les animaux dont nous nous nourrissons, elle s’installerait de façon durable et prendrait rang parmi les maux nés de la civilisation industrielle, qui compromettent de plus en plus gravement la satisfaction des besoins de tous les êtres vivants.
Déjà nous ne respirons plus qu’un air pollué. Elle aussi polluée, l’eau n’est plus ce bien qu’on pouvait croire disponible sans limite : nous la savons comptée tant à l’agriculture qu’aux usages domestiques. Depuis l’apparition du sida, les rapports sexuels comportent un risque fatal. Tous ces phénomènes bouleversent et bouleverseront de façon profonde les conditions de vie de l’humanité, annonçant une ère nouvelle où prendrait place, simplement à la suite, cet autre danger mortel que présenterait dorénavant l’alimentation carnée.
Ce n’est d’ailleurs pas le seul facteur qui pourrait contraindre l’homme à s’en détourner. Dans un monde où la population globale aura probablement doublé dans moins d’un siècle, le bétail et les autres animaux d’élevage deviennent pour l’homme de redoutables concurrents. On a calculé qu’aux États-Unis, les deux tiers des céréales produites servent à les nourrir. Et n’oublions pas que ces animaux nous rendent sous forme de viande beaucoup moins de calories qu’ils n’en consommèrent au cours de leur vie (le cinquième, m’a-t-on dit, pour un poulet). Une population humaine en expansion aura vite besoin pour survivre de la production céréalière actuelle tout entière : rien ne restera pour le bétail et les animaux de basse-cour, de sorte que tous les humains devront calquer leur régime alimentaire sur celui des Indiens et des Chinois où la chair animale couvre une très petite partie des besoins en protéines et en calories. Il faudra même, peut-être, y renoncer complètement car tandis que la population augmente, la superficie des terres cultivables diminue sous l’effet de l’érosion et de l’urbanisation, les réserves d’hydrocarbures baissent et les ressources en eau se réduisent. En revanche, les experts estiment que si l’humanité devenait intégralement végétarienne, les surfaces aujourd’hui cultivées pourraient nourrir une population doublée.
Il est notable que dans les sociétés occidentales, la consommation de viande tend spontanément à fléchir, comme si ces sociétés commençaient à changer de régime alimentaire. En ce cas, l’épidémie de la vache folle, en détournant les consommateurs de la viande, ne ferait qu’accélérer une évolution en cours. Elle lui ajouterait seulement une composante mystique faite du sentiment diffus que notre espèce paye pour avoir contrevenu à l’ordre naturel.
Les agronomes se chargeront d’accroître la teneur en protéines des plantes alimentaires, les chimistes de produire en quantité industrielle des protéines de synthèse. Mais même si l’encéphalopathie spongiforme (nom savant de la maladie de la vache folle et d’autres apparentées) s’installe de façon durable, gageons que l’appétit de viande ne disparaîtra pas pour autant. Sa satisfaction deviendra seulement une occasion rare, coûteuse et pleine de risque. (Le Japon connaît quelque chose de semblable avec le fugu, poisson tétrodon d’une saveur exquise, dit-on, mais qui, imparfaitement vidé, peut être un poison mortel.) La viande figurera au menu dans des circonstances exceptionnelles. On la consommera avec le même mélange de révérence pieuse et d’anxiété, qui, selon les anciens voyageurs, imprégnait les repas cannibales de certains peuples. Dans les deux cas, il s’agit à la fois de communier avec les ancêtres et de s’incorporer à ses risques et périls la substance dangereuse d’êtres vivants qui furent ou sont devenus des ennemis.
L’élevage, non rentable, ayant complètement disparu, cette viande achetée dans des magasins de grand luxe ne proviendra plus que de la chasse. Nos anciens troupeaux, livrés à eux-mêmes, seront un gibier comme un autre dans une campagne rendue à la sauvagerie.
On ne peut donc pas affirmer que l’expansion d’une civilisation qui se prétend mondiale uniformisera la planète. En s’entassant, comme on le voit à présent, dans des mégalopoles aussi grandes que des provinces, une population naguère mieux répartie évacuera d’autres espaces. Définitivement désertés par leurs habitants, ces espaces retourneraient à des conditions archaïques ; çà et là, les plus étranges genres de vie s’y feraient une place. Au lieu d’aller vers la monotonie, l’évolution de l’humanité accentuerait les contrastes, en créerait même de nouveaux, rétablissant le règne de la diversité. Rompant des habitudes millénaires, telle est la leçon de sagesse que nous aurons peut-être, un jour, apprise des vaches folles.

Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », 1996

Etudes rurales – 2001
La Repubblica  24 novembre 1996.

Pour citer cet article :

Référence papier :
Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales, 157-158 | 2001, 9-14.

Référence électronique :
Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales [En ligne], 157-158 | 2001, mis en ligne le 13 décembre 2016, consulté le 07 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/27 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.27


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Maurizio Cattelan, « America »

Serge-Henri Saint-Michel – Novembre 2020

Maurizio Cattelan – « America » – 2016

Ces chiottes en or illustrent la pensée de l’artiste Maurizio Cattelan. Elles nous parlent, nous interrogent, puis finissent par servir de coin contre Trump et d’objet du désir dans un château anglais…

Musée Guggenheim de New York.  L’installation de Maurizio Cattelan goguenard remplace une des toilettes des WC du musée par une réplique entièrement fonctionnelle d’un ensemble siège, cuvette et chasse d’eau… en or 18 carats. Il nomme l’ensemble America. Elles seront utilisées gratuitement par quelque 100 000 personnes entre septembre 2016 et l’été 2017.

Dans ce dispositif, démocratisation rime avec provocation, tendance pour laquelle l’artiste est connu et dont il s’amuse… et qui révèle un sens plus profond.

America dénonce, agit et symbolise…

L’œuvre, un produit de luxe extravagant, est présentée comme égalitariste par l’artiste de 58 ans qui affirme à l’AFP qu’il s’agit « de l’art du 1 % (comprenant les personnes les plus riches de la planète) pour les 99 autres pour cent », elle se veut le « symbole des inégalités du système capitaliste », et lance un clin d’œil aux excès du marché de l’art, tout en évoquant le rêve américain d’opportunité pour tous, d’Eldorado, de richesse possible, mais finalement si vaine. A tel point que le visiteur peut s’asseoir dessus (a minima).

Maurizio Cattelan fait aussi allusion aux luxueux biens immobiliers de Donald Trump, sorte de moderne Midas, celui qui voulait posséder toutes les richesses du monde.

Cupidité et bêtise sont reines et le trône invite à la réflexion personnelle. Car la nature participative de America conduit les visiteurs à utiliser l’installation dans l’individualité, dans l’intimité, offrant une expérience de proximité avec l’œuvre d’art. Son utilité nous rappelle finalement les réalités physiques communes à toute l’humanité.

La chiotte dorée incite de plus à relire un extrait d’une lettre adressée à Wilhelm Fliess par Sigmund Freud : « J’ai lu un jour que l’or donné par le diable à ses victimes se transforme immanquablement en excrément ».

WC ready-made

Selon Giovanni Lista, la démarche artistique de Maurizio Cattelan se caractérise par « la volonté de jouer de façon provocatrice avec la déstabilisation de la conscience, en manipulant toute perception acquise à travers la mise en place, dans des contextes impropres, surprenants ou incongrus, de formes communes à l’imaginaire collectif. Ses sculptures brouillent l’entendement en créant un court-circuit de sens. Pour faire advenir ce procédé de détournement du sens et pour que se produise un dépaysement brutal, un choc non récupérable par la conscience, Cattelan a besoin de faire appel à des sujets connus de l’imaginaire, à des formes symboliques immédiatement reconnaissables, qu’il dévie vers des zones radicalement inhabituelles de l’interprétation. »

Ici, ce n’est pas la forme plastique qui interroge au premier chef (vs. L.O.V.E. de Cattelan, 2010), car le WC est un ready made, mais ses symboles issus du matériau, du titre, de l’emplacement de l’œuvre et de son contexte politique. Ainsi l’œuvre ready made rencontre les fèces : chacune n’est rien en elle-même, mais prend uniquement un sens dans la mesure où elle représente un enjeu.

America, petit coin politique

L’humour de l’œuvre a ensuite été appuyé par le sensationnalisme… Le WC avait fait parler de lui quand le Président américain Donald Trump se l’était vu proposer en prêt par le musée Guggenheim, après que la conservatrice, Nancy Spector, eut refusé de mettre à sa disposition en juin 2018 Paysage enneigé, sorte de toile-églogue de Vincent Van Gogh (je passe le jeu de mots facile en français), comme l’avait demandé la Maison Blanche.

Colère de Trump. Colère rentrée de Trump… comme les fèces que l’on retient. Encoprésidentielle… et étonnant clin d’œil à Fédor Ferenczi qui posait : « Les matières fécales ainsi retenues sont réellement les premières « économies » de l’être de devenir, et comme telles restent en corrélation permanente avec toute activité physique ou mentale qui a quelque chose à voir avec l’action d’amasser, d’accumuler et d’épargner ».

Vol des gogues

Cacastrophe… Estimé à plus d’un million d’euros, America est volé en 2019 en Angleterre, fauché en pleine gloire, faisant entrer cette grosse pépite dans la légende et alimentant le buzz : l’œuvre conchiante reste introuvable à ce jour…

Deux questions cruciales et angoissantes demeurent : « Où sont partis les WC ? » et « Que devient mon caca ? »

Serge-Henri Saint-Michel – Novembre 2020 – Psychiart©

***

Références de l’œuvre : Maurizio Cattelan, America, 2016, musée Guggenheim, New York

© Ill. : Musée Guggenheim https://www.guggenheim.org/exhibition/maurizio-cattelan-america

Sandor Ferenczy, Ontogénèse de l’intérêt pour l’argent, 1914

Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887 – 1904, lettre du 24 janvier 1897 https://www.puf.com/content/Lettres_%C3%A0_Wilhelm_Fliess_1887-1904

Jean-Pierre Garcia, Entre plaisir et réalité : l’argent dans la cure analytique, 2011/2 (n° 82), pages 51 à 57 https://www.cairn.info/revue-empan-2011-2-page-51.htm#

Alain Gibeault, Symbolique de l’argent et psychanalyse, 1989, 50 pp. 51-79 https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1989_num_50_1_1756  

Van Gogh, Paysage enneigé https://www.guggenheim.org/artwork/1486

Giovanni Lista, Le digitus impudicus de Maurizio Cattelan, Ligeia 2010/2 (N° 101-104), pages 3 à 11 https://www.cairn.info/revue-ligeia-2010-2-page-3.htm

Le Monde, 14 septembre 2019 https://www.lemonde.fr/international/article/2019/09/14/america-les-toilettes-en-or-massif-de-l-artiste-maurizio-cattelan-volees-dans-un-palais-anglais_5510518_3210.html

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Eros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions

Nicolas Koreicho – Octobre 2020

« Je te dirai encore : il n’est de naissance pour aucun
Tous mortels, point de fin à la mort funeste
Mélange seulement, échange des mélanges.
Naissance est son nom pour les hommes »
Empédocle

Une inspiration freudienne : Empédocle

Evelyn de Morgan – L’Ange de la mort (1890)

Freud voyait en Empédocle (490 av. JC, Agrigente, 430, Etna), biologiste, médecin*, ingénieur, poète, devin, croyant en la métempsychose, – la transmigration des âmes -, « une des plus importantes et des plus remarquables [personnalités] de l’histoire grecque » incluse dans cette immense civilisation et laquelle possède en elle une inspiration issue d’ « une spéculation cosmique d’une hardiesse d’imagination étonnante. »
Empédocle offre pour Freud la garantie de la qualité du chercheur épistémologique dont le champ d’exploration se magnifie dans la rencontre entre la mythologie et la science. 

Freud découvre Empédocle grâce à la lecture du livre de Wilhelm Capelle, Die Vorsokratiker, chez Alfred Kröner, 1935.
Il le citera à plusieurs reprises et notamment dans Analyse avec fin et analyse sans fin (1937) et dans l’Abrégé de psychanalyse (1938).

Dans le premier texte, Freud parle d’Empédocle à propos de sa nouvelle théorie des pulsions et se plaint de la difficulté qu’il éprouve lui-même à la faire accepter aux psychanalystes. Il argumente par l’antériorité et la validité philosophique le bien-fondé de sa théorie : « J’ai eu beaucoup de plaisir à retrouver récemment notre théorie chez un des grands penseurs de l’antiquité grecque : Empédocle d’Agrigente, né vers 495 av. J.-C., nous apparaît comme l’une des plus grandes et surprenantes figures de la civilisation hellénique. »
Freud argue de la similitude de leurs doctrines : « On pourrait même être tenté de tenir les deux théories comme identiques et : Philia et Neikos sont, par le nom, comme par la fonction, les équivalents de nos deux pulsions primitives : Éros et la destruction. L’un s’efforce d’englober en des unités toujours plus vastes tout ce qui est, l’autre cherche à dissocier les combinaisons et à détruire les structures qu’a édifiées Éros. »
Pour Empédocle, la Philia est harmonie, équilibre, union. A l’inverse, le Neikos non seulement sépare, clive, mais dissocie les corps, les membres (fantasme courant chez les schizophrènes que cette dispersion corporelle), produit des monstres mi humains, mi animaux (figurations habituelles du diable, du mal) et des humains bisexués (et non pas bisexuels).
Freud reprend cette idée et s’appuie sur le mythe d’Aristophane dans Le banquet de Platon selon lequel l’accouplement sexuel aurait pour objectif de rétablir l’unité perdue d’un être asexué originairement androgyne antérieur à la séparation des sexes.

Dans l’Abrégé de psychanalyse, lorsqu’il expose sa deuxième théorie des pulsions, en fonction de leur but et de leur fonctionnement en biologie, et qu’il en propose une extension dans le domaine physique, Freud, dans une note, précise à nouveau : « Le philosophe Empédocle d’Agrigente avait déjà adopté cette façon de considérer les forces fondamentales ou pulsions, opinion contre laquelle tant d’analystes s’insurgent encore. »

Empédocle a par ailleurs intéressé beaucoup de penseurs et de philosophes de son époque, ceci jusqu’à nos jours. Il exerce en particulier une forte influence sur Hölderlin, lequel écrit un drame sur sa destinée (La Mort d’Empédocle) et sur Nietzsche qui le place, à côté de Goethe et de Spinoza, au rang des ancêtres fondateurs (La naissance de la philosophie). On lui attribue couramment comme ses maîtres Pythagore, Parménide, Xénophane, Héraclite.

Selon, en résumé, la théorie d’Empédocle, il existe quatre éléments : la terre, l’eau, l’air et le feu, qui ont toujours existé et qui produisent le changement (on pourrait dire un conflit ou même une dynamique ?) en se mélangeant et en se séparant par l’action des deux forces : la Philia, Amitié (Amour, Concorde) et le Neikos, Conflit (Haine, Discorde).
Cette combinaison entre
les quatre éléments et les deux forces sont antagonistes. L’une construit en liant les éléments entre eux pour produire la parfaite et immense harmonie de la Sphère (Sphairos), tandis que l’autre produit en emportant dans un redoutable tourbillon le Vortex (Neikos), les deux se trouvant aux pôles opposés d’un cycle cosmique obligé. « Ils sont égaux et de même noblesse. Chacun règne avec d’autres honneurs, à chacun sa nature. Mais ils dominent tour à tour dans les cercles du temps. »

Il existe enfin deux périodes de transition, d’une part de la Haine à l’Amour et d’autre part de l’Amour à la Haine.
La question de la quantité dans les deux pulsions (pour Freud) ou dans les deux forces (pour Empédocle) conditionne leur harmonie.
Freud note, dans l’Abrégé : « Un excès d’agressivité sexuelle fait d’un amoureux un assassin sadique, une forte diminution du facteur agressif le rend timide et impuissant. » C’est dire à quel point l’aspect quantitatif est important. Pour Empédocle, la proportion dont parle ici Freud est aussi importante, cependant qu’il parle de proportion ou d’harmonie (étymologie : cheville, joint, accord, juste proportion).

Freud et les deux théories des pulsions

La pulsion est surtout un processus dynamique. Dans leur évolution les théories freudiennes maintiennent un dualisme pratiquement constant : à la pulsion sexuelle s’opposent d’autres pulsions. Au cours du premier dualisme, les pulsions d’autoconservation ou pulsions du Moi s’opposent aux pulsions sexuelles (années 1915). La dernière théorie des pulsions oppose les pulsions de vie (Éros) et les pulsions de mort (Destruction) (années 1920).

– 1ère théorie des pulsions (années 1915) :

Le premier dualisme est celui des pulsions sexuelles et des pulsions du Moi ou d’autoconservation, lesquelles pulsions d’autoconservation correspondent à de grands besoins comme la faim et la nécessité de s’alimenter : la pulsion sexuelle se détache des fonctions d’autoconservation sur lesquelles elle s’étaye d’abord. Les pulsions partielles décrivent bien le phénomène et on y peut voir déjà une certaine conjonction paradoxale (les lèvres par exemple, zone érogène de la faim et de la satiété sur laquelle s’étayera le baiser, avec cet ambivalent plaisir qui consiste à absorber et à donner).
Cependant, Freud spécifiait en 1915 :

« La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle prend source dans la récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateur de stimulus, récusation émanant du Moi narcissique. En tant que manifestation de la réaction de déplaisir suscitée par ces objets, elle demeure toujours en relation intime avec les pulsions de conservation du Moi, de sorte que pulsions du Moi et pulsions sexuelles peuvent facilement en venir à une opposition qui répète celle de haïr et aimer. Quand les pulsions du Moi dominent la fonction sexuelle, comme au stade de l’organisation sadique-anale, elles confèrent au but pulsionnel lui aussi les caractères de la haine. »

Freud – Pulsion et destin des pulsions.

L’introduction, intermédiaire aux deux théories, du concept de narcissisme (1914), principe de vie, force de liaison (à rapprocher d’«Eros, qui assure la cohésion et l’unité de tout ce qui existe dans le monde»), est susceptible de redistribuer les pulsions selon que leur orientation se manifeste vers le moi ou vers l’objet, dans la perspective d’une possibilité d’agencement, d’ajustement qui tend vers l’équilibre de la personne.

– 2ème théorie des pulsions (années 1920) :

Freud introduit cette deuxième théorie des pulsions dans Au-delà du principe du plaisir (1920), théorie déjà annoncée dans Pulsions et destins des pulsions (1915), à l’occasion de considérations sur le sadisme et la haine, approfondie dans Le problème économique du masochisme (1924), nuancée toutefois dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926) avant d’être résumée dans l’Abrégé de psychanalyse (1938).

Ainsi, pulsions de mort et pulsions de vie sont deux grandes catégories de pulsions que Freud oppose dans sa dernière théorie. Pour résumer la théorie freudienne :
– Les pulsions de vie tendent à constituer des unités toujours plus grandes et à les maintenir. Désignées par le terme d’Eros, elles recouvrent non seulement les pulsions sexuelles mais aussi les pulsions d’auto-conservation.
– Les pulsions de mort, quant à elles, tendent à la réduction complète des tensions, à ramener l’être vivant à l’état anorganique. Elles sont régressives. Tournées d’abord vers l’intérieur et tendant à l’autodestruction, elles seraient secondairement dirigées vers l’extérieur, se manifestant sous la forme de pulsions d’agression ou de destruction.

Représentations des pulsions de vie et de mort

À ce point de notre développement, notons que opposition que Freud formule entre les processus de construction-assimilation (pulsion de vie) et les processus de destruction-désassimilation (pulsion de mort) peut être spécifiée ainsi :
Ces deux pulsions, incompréhensibles selon un abord direct, ne nous sont connues que par leurs représentants psychiques. Freud isole alors quatre représentations de la pulsion de mort : la destructivité, la déliaison, la compulsion de répétition dans son acception « démoniaque » et le principe de nirvâna. Parallèlement, il distingue quatre figurations de la pulsion de vie : l’autoconservation et la sexualité, la liaison, la compulsion de répétition dans son versant adaptatif et le principe de plaisir. Si Freud repère dès 1920 un net antagonisme entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, il insiste aussi sur « l’action conjuguée » de ces deux pulsions originaires, qui seront dès lors dites intriquées et qui n’interviennent jamais seules en tant que telles, cette liaison pulsionnelle permettant la régulation des processus vitaux, pour le meilleur et pour le pire, en quelque sorte.
La pulsion de mort représente la tendance fondamentale de tout être vivant à retourner à l’état anorganique. Cela concorde avec la formule selon laquelle cette pulsion tend à un retour à l’état antérieur. On pourrait oser une perspective cosmologique en parlant de l’avant Big Bang.

La libido et les deux pulsions

La libido a d’ailleurs pour tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructrice et tente de neutraliser son caractère mortifère en la dérivant en grande partie vers l’extérieur, en la dirigeant contre/vers les objets, assez tôt à l’aide de la musculature puis de la vision. Cette pulsion s’appelle alors tantôt pulsion de destruction, pulsion d’emprise, ou, si l’on puit dire, en termes nietzschéens, tantôt volonté de puissance, dans l’idée de domination de l’autre, tantôt pulsion de vie dans l’idée de réunion érotique avec l’autre.
Une partie de cette pulsion est placée directement au service de la fonction sexuelle (sadisme), une autre partie ne suit pas ce déplacement vers l’extérieur ; elle demeure dans l’organisme où elle est liée de façon libidinale (masochisme originaire, érogène).
Enfin les deux pulsions peuvent être totalement déconnectées de leur dimension sexuelle et complètement désexualisées grâce aux processus de la sublimation.

Notons que Freud emploie couramment les substantifs Eros et destruction. Il n’emploie pas le mot Thanatos ; et comme la carte sans nom du tarot, nous aurions ici le concept sans nom de la théorie freudienne ?
Pour conclure et synthétiser, je me cite si vous m’y autorisez, dans un article du site de l’IFP de novembre 2019 :

« Nous pouvons dire alors que la haine est chargée de produire une action dans le cadre de la pulsion d’autoconservation, action qui projette hors du moi la pulsion de mort, le moi se protégeant ainsi des pulsions d’emprise et de destructivité qui peuvent se retourner vers soi, en les attribuant au monde, à l’autre, aux objets, afin de relativiser leur potentiel d’annihilation. Si les termes de cette projection-protection-circulation ne sont pas précisément relativisés, grâce à la prise en compte d’une heureuse ambivalence, exactement dans ce qui peut être aménagé d’une homéostasie du moi pouvant s’enrichir d’une relation équilibrée, le narcissisme, primaire encore à ce moment, devra se porter garant de la possibilité pour la personne confrontée à la déceptivité d’une haine réfrénée mais agissante, de revenir vers un moi dénué de culpabilité. La pulsion de mort s’en trouvera neutralisée.
L’agressivité séparatrice (processus d’individuation), réconciliatrice (colère, revendication : pulsion d’appel) et créatrice (sexuel ou séduction, sexualité ou sublimation) peut alors trouver sa place dans l’intrapsychique et construire pour le sujet un devenir civilisationnel. De la déliaison vers la liaison. »

Nicolas Koreicho – Agressivité – Violence – Ambivalence ; pulsion de vie, pulsion de mort – Novembre 2019

*Résolution d’une épidémie telle que le COVID avant l’heure (2019) : il aurait permis à la cité voisine de Sélinonte de mettre fin à une violente épidémie, en faisant drainer les eaux stagnantes des estuaires !

Nicolas Koreicho – Octobre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

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