Cette page déroule les 10 dernières publications de l’IFP de façon antéchronologique, les plus récentes étant situées en haut de page. Une autre taxinomie est proposée dans Publications.

L’Arbre de vie des kabbalistes – I

Vincent Caplier – décembre 2020

Une dialectique de la lumière

Cet article trouve son extension dans le texte L’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal – II.
Une dialectique de la lumière

S’il n’y avait point d’obscurité l’homme ne sentirait point sa corruption, s’il n’y avait point de lumière l’homme n’espérerait point de remède, ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie et découvert en partie puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.
Pascal. Pensées. Fragment 586

Génie tenant une fleur de pavot (Mésopotamie, Assyrie – Khorsabad)
Musée du Louvre, antiquités orientales (Salle 229)
Décor de la ville et du palais du roi Sargon II à Dur-Sharrukin, actuellement Khorsabad, près de Mossoul. 713 – 706 avant J.-C. Le génie bénisseur, gardien et protecteur de l’arbre de vie, tient une tige végétale d’où jaillissent des pavots, l’autre main levée en signe d’invocation. L’arbre stylisé exprime l’équilibre parfait de l’univers, obtenu grâce à la faveur divine accordée au roi.

Le Sefer Yetsirah, à l’origine de la doctrine des Sephiroth, est un livre de cosmogonie juive rédigé entre le IIIe et le VIe siècle, apparemment en terre d’Israël. Il a donné lieu à une littérature entière de commentaires, rationalistes ou mystiques, en faisant un traité fondamental de la Kabbale. Du XIIIe au XVIe siècle, cette conception du monde se répandit hors des cercles d’initiés et influença longuement le monde occidental tant en matière de philosophie, d’ésotérisme que de création artistique. Plus que le caractère spécifiquement juif, c’est son mode de penser qui lui confère un rôle culturel important par ses analogies, ses affinités occultes, ses sympathies, ses subordinations et ses hiérarchies complexes. 

Au commencement était l’action

Il existe dans la kabbale un schéma de base d’une grande simplicité, une structure verticale, qui illustre la tension qui existe entre la lumière de l’en-haut  et la réception de la lumière dans les mondes d’en-bas, souffle infini se trouvant dans toutes choses, la réalité vraie, fondamentale, non la matière mais l’énergie. Entre la lumière source et la réception (kabbale), un monde intermédiaire, de sphères (sephiroth), d’arbres, d’échelles et d’hommes justes (tsadik) dont elle étudie les différents chemins.

Ô déments, ô misérables ! […] pèlerins ! Pourquoi cherchez-vous au loin le bien, alors qu’il réside à proximité, ou mieux, à l’intérieur de vous ?
Marsile Ficin, Correspondance. Livre I. Epistolarium (1457-1475)

En hébreu, le terme pour “celui qui reçoit” est meqabel. Pourtant le mot qui désigne le kabbaliste est meqoubal,celui qui est reçu”. Il est un initié, détenteur d’une tradition. Le maître représente, aux yeux de l’élève, le support que lui donne le passé. La semikha (imposition des mains qui instaure, ordonne le maître) offerte au disciple, bien loin d’entraver son développement intellectuel, ne doit que lui servir d’appui.

Être, c’est interroger dans les dédales de la Question posée à Dieu et à autrui et qui ne comporte aucune réponse.
Edmond Jabès, Elya (1969)

La kabbale est mouvement, dynamique, vitalité. Malgré son profond respect pour le passé, elle se renouvelle sans cesse. Elle jette l’homme dans le mouvement perpétuel du temps, un homme en chemin, le “va-t’en de ton lieu natal, de ta parenté, de la maison de ton père” d’Abraham (Genèse 12,1). L’homme est essors vers, effort, tension et désir. Le kabbaliste n’est pas un savant, un sachant, c’est un chercheur. Il interroge les nombres, les lettres, les multiples noms de Dieu, la Torah ; il  fait l’expérience de l’étude, de la prière et des mitsvot (prescriptions) ; tout ce qui participe de la présence de Dieu.

De la féminité, introduction du négatif

Il y a dans l’essence de Dieu, deux lumières, l’une active appelée jour, l’autre passive appelée nuit  
Zohar I, fol. 16B et 17a

La Shekinah est cette  présence divine qui se manifeste dans la lumière divine, lien entre le divin et le non divin, le tabernacle du désert, la symbolique du Temple, manifestations de Dieu dans le monde matériel. Le masculin est ce qui donne (notene) et le féminin ce qui reçoit (meqabel). Le vivant repose sur cette dualité intime, une dialectique centrale, deux modalités de l’être en général. Cette distinction nominale devient une distinction effective. La Shekinah est le versant féminin de Dieu, l’élément passif, la Reine, l’Épouse, l’Amante, la Promise. Le Kadosh Baroukh Hou (« Saint Béni soit-il ») en est le versant masculin, l’élément actif, le Roi, l’Époux, l’Amant. Cette dichotomie se double d’une théologie négative, apophatique.

L’existence [de Dieu] et l’existence de ce qui est hors de lui, ne s’appellent l’une et l’autre « existence » que par homonymie.
Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, Livre I, chap. XXXV

Vraiment tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël, sauveur !
Isaïe 45,15

L’En Sof est le Deus absconditus, ce Dieu caché en Lui-même, qui ne peut-être nommé que dans un sens métaphorique, “la racine de toutes les racines”, “la grande Réalité”, “l’Unité indifférenciée”, “l’Infini” (En-Sof), non pas “celui qui est infini” mais “ce qui est infini” ou, pour Isaac l’Aveugle “ce qui n’est pas concevable pour la pensée” mais non “celui qui n’est pas”. Ce Dieu caché reste éternellement méconnaissable dans les profondeurs de son propre être, “dans les profondeurs de son néant”. 
C’est l’infini ineffable, la volonté de l’infini, l’essence primordiale, qui ne peut être exprimé par aucun mot, ni rendu par aucun terme. L’un, le tout et le rien. Il n’est connu (rendu tangible) que par ses attributs (Sephiroth), émanations de Lui-même, reflets de Lui-même, libération volontaire de l’unité originelle, afin qu’il puisse se percevoir Lui-même.

Par dix choses le monde fut créé, par la sagesse et par l’intelligence, et par la raison et la force, par la rigueur et par la puissance, par la justice et par le jugement, par l’amour et par la compassion
Talmud – Traité Haguiga, 12a

Le monde fut créé à travers dix paroles [divines]. Qu’est-ce que cela vient nous apprendre ? En effet, le monde n’aurait-il pu être créé par une seule parole ? En fait, c’est pour châtier [d’autant plus] les impies qui ruinent le monde qui fut créé par dix paroles et pour attribuer une récompense [d’autant plus importante] aux justes qui maintiennent le monde qui fut créé par dix paroles.
Mishna – Traité Avot (L’Éthique des Pères) 5,1

Kether (La Couronne, le principe primordial) est à son image, une existence unique incapable de définir son existence, non être, aussi longtemps que les autres Sephiroth ne viennent définir son existence.

Chokmah (La Sagesse) est la première existence positive pouvant se définir par rapport à quelque chose d’autre. Elle est associée au père, à la force primordiale masculine.

Binah est le principe de compréhension, d’organisation et de réflexion. Elle est associée à la mère, à la force primordiale féminine.

Ce sont les trois Sephiroth supérieures qui appartiennent au royaume du divin, le monde de l’Émanation (Atziluth). Il représente le niveau le plus élevé de l’esprit, le monde de la spiritualité qui englobe à la fois actions, sentiments et pensées.
Les Sephiroth, en relation les unes avec les autres par les canaux qui les relient (Les 22 lettres ou 22 sentiers), se transmettent les unes aux autres l’épanchement divin qui procède de la première d’entre elles, Kether, la Couronne suprême.

À gauche : Sefer Yetsira, manuscrit du XIIIe, Bibliothèque nationale de France. Les sephiroth sont présentés en cercle. À droite : Codex du XVIe siècle, The British Library. Abrégé d’un traité kabbalistique, basé sur le Pardes Rimonim de Moses ben Jacob Cordovero. L’influence de Cordovero est considérable, notamment sur son disciple Isaac Louria et sur Spinoza, ainsi que sur le mouvement hassidique. La disposition en arbre des sephiroth est emblématique de cette période.

Chacun des degrés sans exception de YHVH, béni soit-Il, possède deux forces ; une force reçoit de ce qui est au-dessus d’elle, et sa seconde face épanche de la bonté à ce qui est au-dessous d’elle, jusqu’au nombril de la terre (Malkhut). Chaque degré sans exception se trouve donc posséder deux instances : une puissance de réception pour recevoir l’épanchement de ce qui est au-dessus de lui, et une puissance d’émission pour épancher du bien à ce qui est en dessous de lui, de cette façon les structures sont dites androgynes, en tant que recevant et épanchant. C’est là un grand secret parmi les mystères de la foi.
Joseph Gakitala, Cha’aré Orah (Les portes de la lumière), chapitre 5 fol. 58b.

Chaque Sephirah – et donc l’ensemble de l’Émanation – est à la fois mâle et femelle, épanchant et recevant, ce qui engendre un double état androgynal : 

  • l’androgynie féminine (neqevah) pour les Sephiroth féminines Binah, Geburah, Hod et Malkuth
  • l’androgynie masculine (zakhar) pour les Sephiroth masculines
    Kether, Chokhmah, Hessed, Tiphereth, Netzach et Yesod

L’hébreu biblique n’a pas de mot particulier pour désigner l’androgynie. Et l’hébreu rabbinique a emprunté le grec androgunos afin d’expliquer le sens de la Genèse 1,26 où est décrite la création d’Adam et Ève, bien que l’hébreu biblique, dans ce contexte, soit parfaitement clair (zakhar u-neqevah).
De manière générale, les Sephiroth mâles sont des énergies expansives et créatrices (ektasis), et les Sephiroth femelles sont des restrictions et des stabilisations de ces forces par un geste de contraction (systole).

Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les bestiaux, sur toutes les bêtes sauvages et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre.
Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa; mâle et femelle il les créa.”
Génèse 1,26-27

Unique est le Dieu qui a dit à sa Sagesse : “Faisons l’homme.” La Sagesse avec laquelle il se réjouissait sans cesse comme avec son propre esprit, est unie comme une âme à Dieu et s’étend hors de lui, comme une main, pour fabriquer l’univers. C’est pour cela aussi qu’a été fait un seul homme et que le féminin est sorti de lui. L’un est dualité du point de vue de la génération : c’est en effet selon l’extension et la contraction que l’unité est considérée comme dualité. J’ai donc raison de rapporter tout l’honneur à un seul Dieu comme à père et mère.
Les Homélies clémentines (VIe siècle)

La divinité est donc décrite comme un couple et l’homme est façonné à son image, il est par essence un couple, une dyade sexuelle. L’androgynie ne peut impliquer la neutralisation de la différence sexuée. Elle est affirmation de sa pérennité, hors de l’un et au sein même de l’un.
En tant que reproduction et  prolongement  de la structure duelle de la divinité au centre de la création, il est en le pouvoir de l’homme de maintenir et de restaurer l’unité de cette forme double ou de la démanteler.

Harmonie et équilibre du monde

Le schéma fondamental de la kabbale ne se limite pas à la simple verticalité de l’en haut et l’en bas. Il se déploie également en trois colonnes :

  • La colonne de droite est la colonne de la miséricorde (Chesed), la Grâce (Hessed), la Clémence (Gedulah), la force qui unit, la liberté créatrice, la volonté dynamique, l’action, le masculin. Chesed représente la force de pardon et de miséricorde qui lie les choses aux autres. Si Chesed venait à dominer, tous les éléments de l’univers prendraient la forme d’une masse indifférenciée.
  • La colonne de gauche est la colonne de la rigueur (Geburah), du Jugement (Din), la force qui juge et désagrège. Din correspond au principe de la loi, de la séparation et de la rigueur qui crée la distance et l’espace nécessaire à l’existence individuelle. Si le pouvoir de cette Sephira n’était pas contrebalancé, elle aurait la possibilité de détruire et de transformer toute chose en particules incohérentes. Elle est la configuration close, l’aboutissement d’un mouvement de singularisation, l’enfermement de l’infini dans le fini, le féminin.
  • La colonne du milieu est la colonne de l’harmonie qui équilibre la Miséricorde et la Rigueur. Tiphereth, au centre de l’Arbre de Vie, le Soleil, équilibre les forces antagonistes de Chesed et Geburah et apporte la stabilité à l’ensemble des autres Sephiroth.

La triade du monde de la création (Chesed, Geburah, Tiphereth) est le point central où le flux qui s’élève des mondes inférieurs rencontre celui qui descend des mondes supérieurs et où une relation peut s’établir entre eux. Les trois sephiroth, qui caractérisent les trois piliers, offrent une autre dialectique, de l’ouverture et de la fermeture, du parfait et de l’imparfait, une réflexion éthique sur la question du bien et du mal.

Origine et nature du mal

Au commencement, Dieu pensa créer le monde à partir du hessed. Il s’aperçut qu’il ne pourrait pas subsister, il lui adjoignit du din
Midrash Bereshith Rabbah

À l’origine tout était uni et confondu (Le Tohu Bohu) et c’est à partir de cet état primordial que le monde prit forme au travers d’un processus de séparation. Le côté gauche dans son ensemble est associé aux principes qui créent les limites et les lois qui participent activement au processus de création, son principe destructeur étant la force séparatrice qui rend possible la multiplicité. Il est une condition préalable au processus de création, les forces du Chaos précédent les forces bienveillantes et organisatrices. Le mal prend racine en Dieu où il n’existe qu’à l’état de potentialité. Un mal nécessaire contrebalancé et équilibré par les attributs positifs.
Le mal est survenu dans la monde non pas en raison de la chute d’Adam qui actualisa la présence du mal alors en puissance mais en raison du décret selon lequel le mal a une réalité en soi. Le mal est par sa nature même indépendante de l’homme ; il fait partie de la structure du monde ou plutôt de l’existence de Dieu, doctrine propre également au gnosticisme. Au-delà du concept de division, le mal se caractérise par le mauvais penchant porté sur toutes les formes d’unité illégitime, “unions contre nature”, lorsque quelqu’un ou quelque chose d’extérieur à Dieu parvient à l’égaler en terme de réalisations, c’est l’Hybris grec dépeint par le récit mythique de la tour de Babel.
Le mal acquiert une existence indépendante et se radicalise du fait de transgressions, péchés et autres désastres. Les caractéristiques principales du mal sont la division et l’isolement vis-à-vis de l’unité divine originelle. La cause métaphysique du mal réside dans un acte qui transforme la catégorie du jugement en un absolu. 
Le Zohar donne sept noms au penchant du mal (Yetser Hara) : Mauvais, Impur, Satan, Ennemi, Pierre d’achoppement, Incirconcis et Tsafoni car il est tsafoun, caché, à l’intérieur de l’homme (Ruth 79b).
De même que l’arbre ne peut exister sans écorce ou le corps humain sans faire couler “de sang impur”, de même aussi tout ce qui est démoniaque a sa racine  quelque part dans le mystère de Dieu. La métaphore consiste à considérer le mal comme la Qlipah, l’écorce, la pelure, le résidu. L’ensemble des qliphoth, les diverses formes démoniaques issues des émanations de gauche, forment un anti-monde, l’Autre Côté, le Sitra Ahra, le côté obscur, la Géhenne (Enfer), également définie par sept noms comme autant de chausse-trappes : Puits, Oubliette, Silence, Bourbier, Sheol, Ombre de Mort, Terre d’en dessous (Pirke de Rabbi Eliézer chapitre 53).

Une métalogique en quête d’une forme d’ordre

L’arbre des Sephiroth est à rapprocher de l’arbre de Porphyre (IIIe siècle) présentant les  bases de la logique d’Aristote sous la forme d’un schéma aux divisions dichotomiques. Cette tendance à créer des hiérarchies et des chaînes d’êtres ontologiques émerge d’une nécessité d’organiser le savoir confronté aux formes d’ordre diverses de la littérature kabbalistique, spéculative, empreinte d’imaginaires, de rêves et de mystique. 
Une quête de sens offrant la possibilité de transcender une situation de désordre relatif dans le monde extérieur, dans la psyché humaine et dans la divinité. Une organisation rendue possible par l’emploie des penseurs juifs du Moyen Âge de catégories absentes jusqu’alors du judaïsme comme la théologie, la métaphysique, la psychologie, la nature et la science. 
Ce n’est qu’au XVIe siècle que ces unités organisées, ayant pour dénominateur commun la place centrale faite à l’action et au destin de l’homme, s’érigent en un système contextualisé avec la kabbale lourianique. La principale originalité de la théorie lourianique tient au fait que le premier acte de la divinité transcendante n’est pas un acte de révélation et d’émanation, mais, au contraire, un acte de dissimulation et de restriction. “Qu’est-il arrivé avant le commencement des temps pour que commencement il y ait ?”. Jusqu’à ce qu’Isaac Louria s’intéresse à cette question, le Dieu des religions n’avait d’intérêt qu’en tant qu’il se manifestait aux hommes.

L’unité de ce monde m’apparaît comme allant de soi, ne méritant pas d’être mentionnée. Ce qui m’intéresse, c’est la séparation et l’organisation de ce qui autrement se perdrait dans une bouillie originaire.
Sigmund Freud, lettre du 30 juillet 1915 à Lou Andreas-Salomé

Comment concevoir ce qui précède l’antécédent, ce plus avant, cet Avant absolu, cet originaire, ce Ur-, origine radicalement absente, cet archaïque frappé d’interdit ? Par des détours, des voies de traverse permettant le dévoilement partiel, fragmentaire et incessant de l’activité imperceptible d’un travail producteur de sa propre expression.

Je crois en fait qu’une grande partie de la conception du monde mythologique, qui s’étend jusque profondément dans les religions les plus modernes, n’est rien d’autre que de la psychologie projetée dans le monde extérieur. L’obscure aperception [Erkenntnis] (pour ainsi dire perception endopsychique) de facteurs et corrélations de l’inconscient se reflète […] dans la construction d’une réalité suprasensible, qui doit être transformée à rebours par la science en psychologie de l’inconscient. On pourrait se risquer à décomposer de cette manière les mythes du paradis et du péché originel, du bien et du mal, de l’immortalité, etc., à transmuer la métaphysique en métapsychologie.
Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne (1901)

La psychologie des profondeurs ne sonde pas une histoire des origines (Urgeschichte) mais un au-delà, un début qui fait sens pour la psyché inconsciente, la scène de l’avant (Urszene), un fond qui se dérobe à la conscience et à la volonté, à la fois réserve et fondation, retrait et impulsion. Une science du secret, chtonienne, marquée de l’irrationnel du rêve, du génie et des puissances cachées. Une épiphanie du Visage primordial (Urgesicht), l’infini qui prend forme en dépit de toute son occultation et offre un chemin original à chacun par la force du récit :

L’érotique fait entrer le sujet dans une relation imprévisible en logique formelle. La réalité ne peut plus être découpée en oppositions comme genre/espèce, partie/tout, action/passion ou vérité/erreur. Il ne suffit pas de dire que l’élan vital se propage à travers la séparation des individus. Il faut observer que, dans la relation, quelque chose demeure autre, sans jamais se convertir en “mien”. Autrui (le féminin) est présent dans la volupté, mais absent dans l’ordre du savoir ou du pouvoir. La sexualité est la pluralité même de notre exister. Sa fécondité se libère des limitations biologiques, et trouve dans la paternité un débouché ontologique.

Emmanuel Lévinas, Totalité et infini (1961)

Vincent Caplier – décembre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

L’Arbre de Vie des kabbalistes, une dialectique de la lumière – I

L’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal – II

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Voie lactée ô soeur lumineuse – II

Guillaume Apollinaire

Galaxie LGC 6946

Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses

Les démons du hasard selon
Le chant du firmament nous mènent
A sons perdus leurs violons
Font danser notre race humaine
Sur la descente à reculons

Destins destins impénétrables
Rois secoués par la folie
Et ces grelottantes étoiles
De fausses femmes dans vos lits
Aux déserts que l’histoire accable

Luitpold le vieux prince régent
Tuteur de deux royautés folles
Sanglote-t-il en y songeant
Quand vacillent les lucioles
Mouches dorées de la Saint-Jean

Près d’un château sans châtelaine
La barque aux barcarols chantants
Sur un lac blanc et sous l’haleine
Des vents qui tremblent au printemps
Voguait cygne mourant sirène

Un jour le roi dans l’eau d’argent
Se noya puis la bouche ouverte
Il s’en revint en surnageant
Sur la rive dormir inerte
Face tournée au ciel changeant

Juin ton soleil ardente lyre
Brûle mes doigts endoloris
Triste et mélodieux délire
J’erre à travers mon beau Paris
Sans avoir le cœur d’y mourir

Les dimanches s’y éternisent
Et les orgues de Barbarie
Y sanglotent dans les cours grises
Les fleurs aux balcons de Paris
Penchent comme la tour de Pise

Soirs de Paris ivres du gin
Flambant de l’électricité
Les tramways feux verts sur l’échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines

Les cafés gonflés de fumée
Crient tout l’amour de leurs tziganes
De tous leurs siphons enrhumés
De leurs garçons vêtus d’un pagne
Vers toi toi que j’ai tant aimée

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d’esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes

Guillaume Apollinaire – La Chanson du Mal-Aimé

Voie lactée ô soeur lumineuse – I

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Eros et Thanatos : une dualité post-hellénique ?

Nicolas Stroz – Décembre 2020

“When all of your wishes are granted, many of your dreams will be destroyed.”
Marilyn Manson, “Man That You Fear” (album Antichrist Superstar, 1996)

Kali

Le courant littéraire romantique, l’idéalisme allemand du XIX° siècle, ainsi que l’imaginaire collectif contemporain, présentent Eros et Thanatos comme intimement liés, le premier constituant une pente savonneuse vers le second. De la façon la plus caricaturale, nous pouvons songer à la manière dont certaines campagnes de sensibilisation au sida amalgamaient sexe et mort ; le désir devait alors être jugulé par la raison (ici la conservation de soi, voire une forme de méfiance envers l’autre) sinon la mort nous attend[1]. Souvent cette dualité est présenté comme éternelle et vraie dans toutes les régions du monde depuis toujours. Les deux entités ayant des noms grecs, on suppose même que les Grecs anciens les opposaient déjà.

Néanmoins, une lecture attentive des écrits des Grecs anciens nous montre qu’il est fort possible que le rapport entre Eros et Thanatos, le désir et la mort, tel que nous le connaissons, ne saurait avoir une origine strictement hellénique et pourrait provenir des monothéismes contemporains ou postérieurs à l’âge d’or hellénique, ainsi que, partiellement, de l’hindouisme.

En effet, la première chose à remarquer est la famille mythologique de Thanatos (Θαναθος). Son frère mythologique, d’après Homère, dans l’Iliade, est Hypnos (Υπνος), le sommeil. Tous deux sont fils de Nyx (Νυξ), la nuit. Thanatos, au demeurant, n’est jamais représenté ou figuré, il est une force évanescente et absolue, sachant que les dieux grecs peuvent mourir, comme l’ont fait les premiers dieux, Ουρανος (Ouranos, le ciel), puis Χρονος (le temps), et à leur suite de nombreux Titans lors de la grande guerre qui couronnera Zeus. On peut même considérer qu’il préexistait à sa propre naissance, tout comme Eros, étant donné que ce sont les forces qui mèneront à l’avènement de Zeus. De ce point de vue, il est juste de dire que le rapport entre les deux pulsions peut s’observer même si la culture grecque ne le fait pas elle-même.

On peut d’ailleurs remarquer que, jusqu’au Moyen-Âge, de nombreux évanouis ou catatoniques furent enterrés vivants par erreur ; ils étaient seulement trop profondément endormis. C’est pour éviter ces accidents qu’on eut recours à la veillée mortuaire ou qu’on équipait les tombes de petites cloches dont le fil était relié au poignet du mort, et, si au bout de 3 jours la cloche n’avait pas tinté, on coupait le fil ; cela faisait partie des tâches du fossoyeur. Cette anecdote illustre la proximité entre le sommeil et la mort et pourquoi la mythologie grecque les rapproche.

Éros, quant à lui, est fils d’Aphrodite. Elle est l’amour et la beauté, il est inspirateur du désir et quand Psyché le contemple elle est saisie par sa beauté. En outre, les mythes grecs montrent que la mort elle-même est désirante. Hadès, suite à un envoûtement décide d’épouser sa nièce Perséphone, provoquant ainsi le cycle des saisons, en deux périodes par an. Elle est aux enfers avec son oncle et mari (qui a refusé de renoncer après avoir repris ses esprits) et sa mère Déméter la cherche partout, négligeant de nourrir le sol et donc les plantes.

Similairement, Orphée est trompé par les esprits des Enfers qui le poussent à trahir Eurydice, simplement parce que la mort refuse de lâcher ce qu’elle a (même par accident). Quant aux traditions relatives aux mânes (les esprits des ancêtres) elles demandaient lors des jours consacrés à les nourrir de pois chiches et de graines et de battre un morceau de métal pour les chasser de la maison afin que leur présence n’entrave pas la bonne fortune de la maison. La mort elle-même est donc désirante.

Enfin, chez Homère et approximativement jusqu’au théâtre d’Euripide, où les personnages assument leurs velléités vis-à-vis du public, nos désirs n’ont jamais d’origine personnelle. Ce sont les dieux qui provoquent en moi la colère, la haine, la joie, la jalousie (l’enthousiasme veut étymologiquement dire « le dieu (Θεος) inspire, provoque [en moi] »). Narcisse, figure importante de la psychanalyse, qui meurt de faim en admirant son reflet qu’il ne peut toucher car il n’aime rien de moins beau que lui-même, ne le fait pas par orgueil mais parce qu’il est maudit (tout comme la majorité des mortels importants de la mythologie grecque).

Il faut aussi se rappeler que, similairement aux Babyloniens ou aux Celtes, dans le monde grec, la mort est l’autre face du monde et les morts vivent une sorte de non-vie, miroir de la vie. De fait, la mort n’est qu’une étape de l’univers et les esprits des morts peuvent être consultés, ils restent présent à l’univers.

Les penseurs grecs eux-mêmes font souvent peu de cas de la mort, la vie les intéresse beaucoup plus. Epicure, dans son incontournable Lettre à Ménécée, rappelle que la mort n’est rien, avec un petit renversement binaire (ici paraphrasé) : « tant que nous sommes là, la mort n’est pas, et quand elle est là nous ne sommes plus, alors à quoi bon s’en inquiéter au lieu de vivre ? ». Il faut préciser toutefois qu’en bon atomiste, Epicure pensait qu’après la mort il ne restait rien, le corps et l’âme se désagrégeant pour redevenir des atomes libres qui iront se combiner en autre chose dans l’univers. De même les désirs ne sont pas vus comme pouvant mener à la mort. Il rappelle qu’il existe des désirs naturels, des désirs non-naturels, parmi eux soit nécessaires soit superflus, et que la vie heureuse consiste à privilégier les désirs naturels et nécessaires, voie vers l’ataraxie (absence de troubles). Si l’on privilégie le non-naturel et le superflu, c’est dans le pire des cas parce qu’on a peur de mourir : on s’inquiète alors plus de la postérité que de la vie.

Epictète puis Sénèque diront que la mort est inévitable et qu’il faut simplement le savoir et s’accoutumer au fait que tout passe, que chaque jour est peut-être le dernier, pour ne pas être chagriné de son impuissance face à ce qui ne dépend pas de nous. La vie est une épreuve de courage et de tempérance.

Aristote, de son côté, ne parle de la mort que pour citer les honneurs et poèmes qui rappellent les grands noms et il voit le désir comme la force motrice de tout, jusqu’à l’intelligence, sans le παθειν (ressentir), pas de μαθειν (réflexion) possible. De fait le désir n’a de rapport avec la mort qu’en tant qu’il est vie. La pulsion n’est pas perçue, on peut même considérer la mort globalement absente de ses écrits.

Dans le théâtre (ou la poésie) antique également, ce n’est pas l’amour qui mène à la folie et au meurtre, mais le destin qui emploie l’amour comme vecteur. Deux exemples : l’Orestie d’Eschyle et Antigone de Sophocle.

Si dans l’Orestie Clytemnestre assassine Agamemnon parce qu’il a sacrifié sa fille Iphigénie pour gagner la Guerre de Troie, c’est à cause d’un mauvais tour d’Aphrodite, furieuse que la famille royale (les légendaires Atrides, maudits pour toujours) ait osé suggérer que leur enfant puisse être au moins aussi belle, voire plus, que la déesse de l’Amour. Elle les punit par le moyen de l’hubris car il faut respecter les Dieux et l’ordre de l’univers. Mais Iphigénie est sauvée de la falaise et deviendra prêtresse d’Apollon à Delphes, permettant à Oreste, à la fin des Euménides (épisode final de la trilogie), de demander pardon aux dieux (premier Atride à faire ce geste) par l’intermédiaire d’Apollon, sauvant ainsi toute sa dynastie. Mais il accomplit néanmoins une prophétie, il ne choisit pas d’être celui qui purge les Atrides, c’est sa destination.

Quant à Antigone, si son désir d’honorer ses frères en tant que famille, contre la loi qui interdit d’enterrer les bannis, cause sa mort, ce n’est pas de son fait, c’est une question d’opposition entre des lois humaines et des lois divines sur l’amour filial.

On pourrait encore citer l’histoire de Myrrha (je tire cette version des Métamorphoses d’Ovide), désirant charnellement son père car maudite, père qui voudra la tuer lorsqu’il réalisera que sa fille l’a enivré pour le conduire dans sa couche (comme le firent les filles de Lot dans la Bible), car le père avait droit de vie et de mort sur ses enfants.

Myrrha fuira, sera changée en arbre et enfantera Adonis, qui sera le bel amant d’Aphrodite, provoquant la jalousie d’Arès (qui n’est même pas son mari mais son amant) qui enverra son sanglier de guerre l’étriper. Myrrha n’est pas punie par les dieux, elle est pardonnée et sauvée telle une victime, la changer en arbre c’est lui épargner le bannissement de toute cité, d’être fille-mère. D’ailleurs c’est Héra elle-même, patronne des sages-femmes, qui viendra délivrer l’enfant avec douceur et mansuétude. La jalousie proverbiale d’Héra d’ailleurs relève plus de la reine qui défend son patrimoine que de l’épouse possessive. Hors de question que les bâtards de Zeus viennent quémander un statut à l’Olympe juste en vertu de leur royal géniteur.

Ce long prologue pour en arriver à deux points qui servent de tournants : le monothéisme d’une part (spécifiquement judéo-chrétien) et d’autre part Platon.

Platon d’abord. Dans le Banquet, dernière partie, Socrate rapporte les paroles de la prêtresse Diotime quant à Eros. C’est un grand démon et non un dieu et il est l’enfant de deux pauvres : Poros, l’expédient et Penia, la pauvreté, qui s’est faite engrosser à un banquet de dieux en abusant de Poros abruti, voire endormi par le vin (202d sqq.). Eros ici est loin d’être le bel enfant ailé d’Aphrodite, c’est un mendiant laid qui dort à la belle étoile, qui désire ce qu’il n’a pas et s’il est rusé et à l’affut du beau et du bon comme son père et rusé pour l’acquérir (il est dit magicien n’ayant de cesse de tramer des ruses, 203e, – on peut alors le rapprocher du séducteur -), il ne peut jamais l’avoir longtemps car sa mère lui a laissé l’indigence en héritage. Il pousse aussi à chercher l’immortalité, par la procréation comme par la recherche de savoir et la production de beaux discours qui resteront à la postérité (207a-209e).

Platon en posant ces éléments, à mes yeux, place le prototype de notre conception du rapport pulsion de vie/mort et donc le rapport direct et essentiel (et non accidentel) entre Eros et Thanatos : nous cherchons à fuir la mort car le désir est son contraire.

On retrouve cette idée dans les monothéismes juif et chrétien, mais cette fois sur une base déjà métaphysique. En effet, contrairement aux polythéismes où les dieux cohabitent, pour ces deux religions D.ieu (comme on l’écrit dans le judaïsme pour ne pas invoquer son nom en vain) s’est retiré du monde après la création, lui étant étranger, afin d’assurer que le libre-arbitre et le jugement aient un sens. Autrement quelle utilité à la perfectibilité humaine et au jugement de Dieu si nous sommes déterminés par Sa présence continuelle dans notre monde ? En outre la théologie chrétienne pense que la substance-même de Dieu est étrangère à ce monde, créé pour la créature, Dieu se tenant donc en-dehors, respectant les lois de la nature qu’Il a créées par respect et amour pour la créature.

Si pour les juifs le but est de rendre le monde digne du retour de D.ieu via la venue de Machiah, par le biais des mitzvot, pour les Chrétiens il faut se rendre digne de retourner à Dieu après la mort (l’exitvs/reditvs de la scolastique, la créature est venue de Dieu sur cette Terre et sera rappelée à son Créateur à la fin de sa vie), mais aussi assurer la possibilité de la Béatitude (ou contemplation de Dieu) pour soi (et les autres sur Terre également) par les bonnes actions, ou mérites (Somme Théologique, Ia IIae, Art.1, Q.7).

Dans les deux cas l’âme quitte ce monde pour de bon, la mort est la disparition de l’univers. Alors les désirs doivent bien plus être surveillés car c’est chacun qui met non seulement son repos post mortem mais aussi le monde entier en danger par ses actions, a fortiori avec l’idée des péchés capitaux ou du péché originel. Toute l’humanité doit se racheter et certaines fautes sont si graves qu’elles condamnent immédiatement et parfois sur des générations (Exode 20.6 : Dieu dit que celui qui l’offense il le punira sur trois ou quatre générations). Rappelons également que les Tables de la Loi contiennent en majorité des interdits, qui s’opposent à des envies qu’on pourrait qualifier de « bestiales » (vénérer un autre Dieu, faire des images taillées – donc de potentielles idoles et les adorer -, l’adultère, convoiter ce qui est à autrui, tuer, faire un faux témoignage).

Tandis que chez les polythéistes le village peut souffrir temporairement du mauvais sort, mais les Dieux ne punissent pas excessivement le mort ou le sacrifié, c’en est fini une fois que l’équilibre est rétabli. Les Dieux pratiquent ce qu’ils interdisent aux hommes, mais ne les en punissent pas toujours, les lois humaines réprouvent l’ivresse publique, mais les Dieux n’en ont cure, ni de la gourmandise (sauf le cannibalisme ou l’anthropophagie[2] – Tantale, qui à défaut d’être maudit se révèle stupide -), ni de l’adultère (Zeus en premier).

Une nuance est à faire avec l’hindouisme. Il est entendu que pour les Hindous nous faisons partie du cycle de résurrection (Samsarâ) et que notre tâche est de nous en libérer par la méditation et l’expiation à travers les cycles. Il faut aussi voir que les dieux sont tous émanations d’une divinité première et unique, y compris la Trimurti (le trio majeur de Brahma, Vishnu et Shiva, complété par leurs épouses). Il y a donc ici déjà, dès l’Antiquité, l’idée que nous avons un rôle à jouer vis-à-vis de l’univers car nous sommes responsables de nous remémorer nos fautes passées pour les racheter afin de ne plus ressusciter. En outre, on trouve aussi un rapport explicite entre Eros (aussi bien désir charnel que désir du bien) et Thanatos dans la figure de Kali, la déesse de la destruction (y compris de l’ignorance). En effet, elle est l’alter ego de Parvati, la shakti – ou épouse -, de Shiva, devenue monstrueuse, selon un des mythes, après avoir tué un démon qui avait pris les traits de Shiva, pour qui sa dévotion était sans bornes, ivre de rage et emportée par sa victoire, elle se mit à faire trembler le sol par sa danse. Shiva s’est interposé et elle l’a piétiné ; réalisant ensuite qu’elle bousculait son bien aimé, elle signifia sa honte en tirant la langue et se calma pour redevenir Parvati. Ici le rapport occidental entre le désir, comme force motrice vers le bien comme le mal, et la mort, en tant que destruction potentiellement absolue, se rencontre, c’est d’ailleurs le désir en tant qu’amour qui guérit Parvati de son état altéré. C’est aussi par amour qu’elle s’est fâchée.

On peut d’ailleurs raisonnablement hasarder que les théories de Platon sur la métempsychose (transmigration des âmes et résurrection après avoir oublié la vie passée en buvant de l’eau du Léthé (Ληθη « l’oubli »), le fleuve des Enfers qui fait perdre la mémoire, proposées dans la République (dernier livre) peuvent provenir d’échanges via la vallée de l’Indus avec les Hindous, sachant que ces légendes sont au moins aussi anciennes que l’époque de Platon (V° siècle av. JC). Chez Platon il y a aussi cette question, choisira-t-on de retenter l’aventure humaine pour cette fois être digne de contempler l’intelligible comme le font les Dieux aidé par les souvenir de nos vies antérieures (théorie du savoir universel que l’âme oublie via la naissance, présentée également dans le Ménon) ou choisira-t-on d’abandonner la forme humaine pour de bon ? Dans le second cas on restera animal, dans le premier on prendra une forme humaine ou animale suivant notre mérite (par ordre décroissant homme, femme, puis les animaux par rang de noblesse) et nous devrons redevenir dignes d’être des hommes (mâles – n’oublions pas que la Grèce dans son ensemble était très misogyne -).

La jonction donc, outre les tables de la loi, Shéma Yisraël (prière première et en un sens profession de foi judaïque), et toutes les règles de cacherout dont certaines seront différemment reprises par les Chrétiens (les jours maigres et gras au Moyen-Âge), entre l’Antiquité païenne et la morale du désir et de la mort judéo-chrétienne se fait surtout dans le Christianisme via la Grèce tardive. Plotin et les néo-platoniciens poussent à l’extrême la théorie des Idées de Platon pour remonter jusqu’à l’Un, purement intelligible et dénué des sens, donc de désirs. Il faut donc apprendre à désirer quitter le sensible.

On retrouvera cette influence dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, père de l’Église, et qui affirmera que la Cité terrestre est sensible et faite de désirs, tandis que la Cité céleste est faite du seul amour envers Dieu. Céder aux désirs revient donc à risquer l’éloignement de Dieu et l’absence de salut de l’âme après la mort. Rappelons au demeurant que les pères de l’Église trouvaient Platon, avec son Démiurge pure intelligence et créateur du monde, le païen le plus facilement adaptable au christianisme. En outre, Augustin, cité par Thomas d’Aquin (ST, Ia IIae, Art.1 Q.4, Objection 1) dit que « la vision [de Dieu] est toute la récompense de la foi », autrement dit le pur désir de foi dégagé de tout désir « sensible » qui aurait un quelconque lien avec la mort.

À travers la séparation radicale entre le monde sensible et le monde intelligible par Plotin et la fusion avec le christianisme opérée par Augustin, se dessine notre conception morale de l’opposition entre les deux forces. C’est là, à mon sens, dans le syncrétisme Gréco-Judéo-Chrétien que naît réellement l’opposition entre Eros et Thanatos telle que l’Occident la connaît. Naturellement des exemples des liens modernes existent dans les mythes grecs (comme Hercule et le Centaure Nessos, qui tenta de violer Déjanire, qui mourut d’une flèche d’Héraclès mais réussit à se venger en empoisonnant sa tunique de son sang), mais soit il s’agit du destin (les Centaures, excepté Chiron, étaient des êtres mauvais et fourbes par nature), soit les mythes que nous racontons ont été christianisés (l’Andromaque ou la Phèdre de Racine ne croient pas aux Dieux. Quand à la fin d’Andromaque Oreste trahi prononce son célèbre monologue aux Furies – « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » -, il est décrit comme délirant, fou, il n’était pas possible à l’époque de Racine d’admettre les croyances païennes comme autre chose que folie. Par conséquent son écriture, bien que parlant de récits grecs, n’est pas hellénique – il n’y a d’ailleurs jamais de chœur pour commenter, on voit des personnages dans un paradigme chrétien, seuls avec leurs angoisses et expiant leurs péchés capitaux – jalousie, envie, colère -).

Et c’est d’ailleurs cette forme qui inspirera ensuite aussi bien le désespoir de Kierkegaard que la théorie du vouloir-vivre de Schopenhauer (pour qui la Volonté ou force vitale pure se sent perdue au milieu de la Représentation – la diversité des choses sensibles – et souffre de ne pas se reconnaître avant la contemplation des œuvres d’art, spécialement la musique car elle parle son langage : les émotions) ou les appels à l’ivresse de Baudelaire, Verlaine, Rimbaud. Atteindre par les désirs le moment où l’on parvient à tuer la mort un instant dans l’extase pour s’être senti au moins une fois immortel devient alors le triomphe d’Eros sur Thanatos dans notre mythologie contemporaine, que l’on perçoit déjà dans le célèbre « Enivrez-vous, de vin, de poésie ou de vertu » de Baudelaire.

Ainsi donc, si les racines de notre dualité moderne en psychologie comme dans l’imaginaire collectif plongent bien jusqu’à l’Antiquité, il ne serait pas juste de dire que les Grecs anciens la pensaient déjà, au contraire des Hindous. Toutefois leurs mythes ont joué un rôle quand ils furent exploités par la pensée judéo-chrétienne, qui elle, tout au contraire, avait besoin de cette opposition pour constituer le rapport de vertu à Dieu et ses interdits.

Nicolas Stroz – Décembre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Il n’est pas question ici de remettre en cause l’importance des préservatifs dans la lutte contre l’épidémie, uniquement de parler de l’imagerie employée.

[2] Nous les entendons ici de la manière suivante : anthropophagie signifie manger de l’humain et cannibalisme manger des individus de sa propre espèce. Dans le récit de Tantale les dieux auraient commis l’anthropophagie, mais Tantale lui aurait été cannibale s’il avait mangé de son fils en ragoût servi aux dieux.

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Au-delà du bien et du mal – L’autre éthique de Freud

Vincent Caplier – Novembre 2020

« Lorsque l’enfant était enfant, vint le temps des questions comme celles-ci  :
Pourquoi suis-je moi et pourquoi ne suis-je pas toi ?
Pourquoi suis-je ici et pourquoi … pas là ?
Quand commence le temps et où finit l’espace ?
La vie sous le soleil n’est-elle rien d’autre qu’un rêve ?
Ce que je vois, ce que j’entend et sens, n’est-ce pas…simplement l’apparence d’un monde devant le monde ?
Le mal existe t-il vraiment avec des gens qui sont vraiment les mauvais ?
Comment se fait-il que moi qui suis moi, avant de le devenir je ne l’étais pas, et qu’un jour moi… qui suis moi, je ne serai plus ce moi que je suis ?« 
Lied vom Kindsein – Peter Handke
Poème d’ouverture  du film Der Himmel über Berlin (Les Ailes du désir), 1987

Der Himmel über Berlin (Les Ailes du désir), 1987 – Réalisation Wim Wenders

À Berlin, les anges errent. Ils ne voient le monde qu’en noir et blanc, et ne peuvent qu’assister aux événements – sans rien sentir, goûter, ou toucher. Mais ils entendent les pensées des humains, et ont le pouvoir de leur apporter du réconfort (Supra : séquence de la bibliothèque. Le désir de préhension de l’ange Cassiel).

La moralité n’est pas la cause du  refoulement. Séquentiellement, c’est le refoulement qui rend possible la moralité. « L’impuissance originelle de l’être humain devient aussi la source première de tous les motifs moraux » (Esquisse d’une psychologie scientifique, Sigmund Freud, 1896). Freud ne se faisait guère d’illusions sur la nature humaine et encore moins sur sa moralité. « Les morales ne sont, elles aussi, qu’un langage figuré des passions » (Par delà le bien et le mal, Friedrich Nietzsche, 1886) et d’enchaîner « De l’air ! De l’air ! Cette officine où l’on fabrique les idéaux, il me semble qu’elle pue le mensonge à plein nez » (La généalogie de la morale, Friedrich Nietzsche, 1887). En ce sens Freud était étranger à la morale. Freud était amoral. C’est ainsi qu’il tenta d’expliquer à sa fille de 14 ans son métier :  « Tu vois ces maisons avec leurs belles façades ? Les choses ne sont pas toujours aussi belles derrière les façades. C’est la même chose avec les êtres humains... « 

Ce constat n’en fait pas pour autant un étranger à l’éthique et il en précise les contours au Pasteur Pfister le 9 octobre 1918 :

« L’éthique m’est étrangère et vous êtes un pasteur d’âmes. Je ne me casse pas beaucoup la tête au sujet du bien et du mal, mais, en moyenne, je n’ai découvert que fort peu de « bien » chez les hommes. D’après ce que j’en sais, ils ne sont pour la plupart que de la racaille, qu’ils se réclament de l’éthique de telle ou telle doctrine – ou d’aucune. Cela, vous ne pouvez pas le dire tout haut, peut-être pas même le penser, bien que votre expérience de la vie ne puisse pas être très différente de la mienne. S’il faut parler d’une éthique, je professe pour ma part un idéal élevé, dont les idéaux qui me sont connus s’écartent en général d’une manière des plus affligeantes. »

Une éthique des sujets

Pour Freud la responsabilité éthique du sujet est la recherche de la signification inconsciente, infantile de ses désirs. C’est avec L’interprétation des rêves (1900) qu’il aborde la question morale de ces désirs inconscients : « Si l’on considère le fonctionnement de l’appareil psychique et les relations du conscient et de l’inconscient, tout ce que nos rêveries peuvent avoir de choquant disparaît presque complètement ». Et de préciser plus tard que « le narcissisme éthique de l’être humain devrait se contenter de recueillir dans la réalité de la déformation du rêve, dans les rêves d’angoisse et de punition, des preuves patentes de son essence morale, tout comme il trouve par l’interprétation des rêves des justificatifs de l’existence et de la force de son essence maléfique. Celui qui, insatisfait de tout  cela, veut être « meilleur » que sa nature ne l’y dispose peut toujours essayer de voir si, dans la vie, il réussit à produire autre chose qu’hypocrisie ou inhibition. » (Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves, Sigmund Freud, 1925). On remarque au passage l’évolution qui fait apparaître le narcissisme comme une instance au service des valeurs positives de l’Idéal du Moi.

Ainsi se dessine la téléologie de la pratique de la psychanalyse, où « l’art consiste à donner aux gens la possibilité d’être moral et de dominer leurs pulsions avec philosophie » (Lettre du 14 mai 1911 à Sándor Ferenczi). Une philosophie qui répudie tout appel aux transcendances et s‘ancre dans le désir et la réalité. Une éthique de l’immanence « indifférente […] aux tendances pratiques-hygiéniques » (Lettre à C.G.Jung du 24 novembre 1911), affaire de l’analysé et de l’analysant au sein du transfert.

À propos des « pervers » en général, Freud parle de « groupes entiers d’individus dont la vie sexuelle diffère d’une façon frappante de la représentation moyenne et courante […] Leurs folies, singularités et horreurs jouent dans leur vie exactement le même rôle que la satisfaction sexuelle normale […] ils font, pour obtenir leur satisfaction, les mêmes sacrifices souvent très grands, que nous […] En réalité, les pervers sont plutôt des pauvres diables qui expient très durement la satisfaction qu’ils ont tant de peine à se procurer. » (Introduction à la psychanalyse, Sigmund Freud, 1915-1917). En résumé, ils « déchargent »… Un principe de constance, présent dès les premiers travaux, un fondement de la théorie économique freudienne qui n’est pas sans rappeler le conatus de Spinoza. 

Choses et destin des choses

Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.
Spinoza – Éthique III, Proposition VI

Concept fondamental de l’Éthique de Spinoza, Le conatus est cette puissance propre et singulière de tout étant à persévérer dans cet effort pour conserver et même augmenter sa puissance d’être. Le terme s’applique universellement à tout étant-existant singulier pour prendre le nom moins abstrait d’appétit par restriction aux êtres vivants. Mais Freud condamne sous le nom de philosophie, péjoratif, les tendances panthéistes des philosophies romantiques de la nature et il évoque « sa défense devant la philosophie pure, [le] sentiment qu’il éprouve qu’au fond il faudrait lutter contre le besoin rationnel d’une unité définitive des choses, parce qu’il provient d’une racine et d’habitudes hautement anthropomorphiques et deuxièmement parce qu’il peut être gênant ou troublant pour la recherche positive scientifique » (Lou Andréa-Salomé, Journal d’une année, 23 février 1913).

Freud condamne le symptôme philosophique, le penser philosophique, survivance du « mode de penser animiste », reproche qu’il fera à Georg Groddeck dans une lettre du 5 juin 1917, ce qui ne l’empêchera pas de se réapproprier le Ça concerné : 
« Pourquoi quitter votre base solide pour vous précipiter dans la mystique, pourquoi supprimer la différence entre le psychique et le somatique et vous arrêter à des théories philosophiques qui ne sont plus de mise ? J’ai bien peur que vous ne soyez philosophe et que vous ayez la tendance moniste à dédaigner les belles différences offertes par la nature en faveur des séductions de l’unité ; mais sommes-nous pour autant débarrassés des différences ? »

Métaphysique à l’échappée 

Freud, intransigeant sur le destin scientifique de la psychanalyse, ne sombre pas pour autant dans le scientisme. Il développe un nouvel appetitus : « j’ai choisi maintenant comme aliment le thème de la mort, j’y suis venu en butant sur une curieuse idée des pulsions et me voici obligé de lire tout ce qui concerne cette question, comme par exemple et pour la première fois, Schopenhauer » (Lettre à Lou Andréas-Salomé du 1er août 1919).
Nous sommes à l’orée de la grande période spéculative, l’échappée métaphysique de l’amour et de la mort. Il ne s’agit plus d’un emprunt technique, d’un thème circonscrit mais de l’adoption dans sa globalité :

« qu’en soi-même tout notre être est déjà pure volonté de vivre, qu’à son sens la vie doit par suite valoir comme le bien suprême, si amère, si brève, si incertaine même d’ailleurs qu’elle puisse être ; c’est enfin qu’en soi et à l’origine cette volonté est aveugle et dépourvue de connaissance. La connaissance, au contraire, bien loin d’être la source de cet attachement à la vie, agit en sens opposé ; elle dévoile le peu de valeur de cette vie et combat ainsi la crainte de la mort. Vient-elle à l’emporter et l’homme marche-t-il au-devant de la mort le cœur ferme et tranquille, nous honorons sa conduite comme noble et grande ; nous célébrons alors le triomphe de la connaissance sur l’aveugle volonté de vivre, sur cette volonté qui n’en est pas moins le germe de notre propre existence. De même nous méprisons l’homme chez lequel la connaissance succombe dans cette lutte, l’homme qui s’attache sans réserve à la vie, qui se raidit de toutes ses forces à l’approche de la mort et se désespère en la recevant, et pourtant ce qui parle en lui, ce n’est autre chose que le fond originel de notre moi et de la nature »
(Schopenhauer, Chap. XLI des Suppléments au Monde comme volonté et comme représentation, 1844).

Mais moins que la fascination pour le problème de la mort, à l’origine pour Freud de la philosophie, c’est l’angoisse de la brève tentation du monisme jungien qui s’exprime. L’introduction de la mort vient rétablir, préserver le dualisme freudien en passe d’être perdu avec l’introduction du narcissisme et l’unité de la libido :

« Il est peut-être plus difficile de se faire une vue d’ensemble sur les transformations du concept de « pulsions du moi ». À l’origine, nous appelions ainsi tous les courants pulsionnels, mal connus de nous, qu’on peut distinguer des pulsions sexuelles dirigées vers l’objet et nous opposions les pulsions du moi aux pulsions sexuelles dont l’expression est la libido. Plus tard, nous nous rapprochâmes de l’analyse du moi ; nous reconnûmes alors qu’une partie des « pulsions du moi» est elle aussi de nature libidinale et a pris le moi propre comme objet. Ces pulsions narcissiques d’autoconservation devaient donc désormais être rangées parmi les pulsions sexuelles libidinales. L’opposition entre pulsions du moi et pulsions sexuelles se changeait en celle des pulsions du moi et des pulsions d’objet – les unes et les autres de nature libidinale. Mais, à la place de la première opposition, il s’en dégagea une nouvelle entre les pulsions libidinales (pulsions du moi et d’objet) et d’autres pulsions qu’il convient de situer dans le moi et qu’il faut peut-être reconnaître dans les pulsions de destruction. La spéculation transforme cette opposition en celle des pulsions de vie (Éros) et des pulsions de mort. »
(Au-delà du principe de plaisir, Sigmund Freud, 1920)

Le chassé-croisé entre les théories poétiques, scientifiques et métaphysiques, source selon Jean Laplanche d’un fourvoiement biologisant de la sexualité, apparaît pourtant comme une constance depuis l’Esquisse d’une psychologie scientifique (1895-1896) :
« Au départ des processus de pensée scindés il y a la formation du jugement à laquelle parvint le Je grâce à une trouvaille dans son organisation, grâce à la coïncidence, déjà introduite en partie, des investissements de perception avec les informations issues du corps propre. Les complexes de perception se séparent par là, en une partie constante, incomprise, la Chose (das Ding), et [en une partie] changeante, compréhensible, l’attribut ou mouvement de la Chose. »

Das Ich, Das Es, Das Ding

C’est cet impensable, cet indicible, cet innommable, das ding, en manque de symbolisation qu’il faut élucider. Un noyau indéfectible, irréductible, indivisible, clivé, qui différencie la colère blanche, la violence sans objet de l’affect maîtrisable, une source pulsionnelle inaugurale, extérieure à la sexualité, à savoir la pulsion d’emprise. Telle est l’impasse de l’effroi de l’infans en perte de sa toute puissance avec l’érotisation comme subterfuge. Le prédisposé pervers polymorphe n’est pas un enfant de cœur.

Le terme Bernächtigung, emprise, côtoie fréquemment celui assez voisin de Bewältigung , maîtrise, employé plus généralement par Freud pour désigner le fait de se rendre maître de l’excitation. On trouve également des termes  comme bändigen (dompter) et Triebbeherrschung  (domination sur la pulsion), qui engagent une responsabilité du sujet, maître de ses actes, de son destin et des valeurs qu’il décide d’adopter. La psychanalyse serait-elle existentielle ? Après la théorie de la sexualité, la théorie des pulsions reconsidérerait la condition humaine à partir de la position du sujet au monde en tant qu’être sous emprise. C’est ce que semble confirmer la lettre de Freud à Marie Bonaparte du 27 mai 1937 :

« La sublimation est un concept qui comprend un jugement de valeur. En fait, elle signifie une application à un autre domaine où des réalisations socialement plus valables sont possibles. On voit alors que des déviations semblables s’écartant du but de destruction et d’exploitation pour se tourner vers d’autres réalisations sont démontrables sur une large échelle en ce qui concerne l’instinct de destruction. Toutes les activités qui organisent ou affectent des changements sont, dans une certaine mesure, destructrices et redirigent ainsi une portion de l’instinct loin de son but destructeur original. Même l’instinct sexuel, comme nous le savons, ne peut agir sans une certaine dose d’agression. Par conséquent, il y a dans la combinaison normale des deux instincts une sublimation partielle de l’instinct de destruction. »

Mais cette idée était déjà bien présente lorsque Freud considérait que « la pulsion de savoir ne peut être ni mise au nombre des composantes pulsionnelles élémentaires ni exclusivement subordonnée  à la sexualité. Son action correspond d’un côté à une forme sublimée de l’emprise, d’un autre côté elle travaille avec l’énergie du désir-plaisir de regarder » (Trois essais sur la théorie sexuelle, Sigmund Freud, 1905-1915). 
En 1923, dans Le Moi et le Ça, il resitue la place de la sublimation, au sein du dualisme Éros-Thanatos, comme une énergie de déplacement, de la libido désexualisée issue du processus sublimatoire. Les pulsions érotiques, plus plastiques, seraient alors plus susceptibles de dérivation et de déplacement que les pulsions de destruction qui favoriseraient la stase libidinale. 

Mais le dessein (Skopos) du Dasein (être-le-là) se fracture sur le roc de la castration, le roc d’origine, l’en-deçà, la limite indépassable. Il n’est qu’un être (Sein) jeté ici-bas (Da) « sous l’empire d’une conscience de culpabilité dont au reste il ne sait rien, donc d’une conscience de culpabilité inconsciente » (Actions compulsionnelles et exercices religieux, Sigmund Freud, 1907). Le sujet est alors confronté au choix de succomber à son désir (choix de l’inhibition, de l’idéalisation, de l’aliénation, de l’addiction, de la perversion, de la paranoïa, du délire) fait de petites morts ou transporter ce deuil au sein du Moi par le renoncement des pulsions, « la plus haute prouesse psychique qui soit à la portée d’un humain » (Le Moïse de Michel-Ange, Sigmund Freud, 1914).
Un impératif de savoir (Logos) lesté du devoir de réel, un destin nécessaire (Ananké).

Vincent Caplier – Novembre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

La Leçon de sagesse des vaches folles

Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », 1996

John Constable – Wivenhoe Park, Essex (1816)

       Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réellement distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue commune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singulièrement étriquée des choses. Cette fin d’une harmonie primitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants.
Aujourd’hui encore, on dirait que nous restons confusément conscients de cette solidarité première entre toutes les formes de vie. Rien ne nous semble plus urgent que d’imprimer, dès la naissance ou presque, le sentiment de cette continuité dans l’esprit de nos jeunes enfants. Nous les entourons de simulacres d’animaux en caoutchouc ou en peluche, et les premiers livres d’images que nous leur mettons sous les yeux leur montrent, bien avant qu’ils ne les rencontrent, l’ours, l’éléphant, le cheval, l’âne, le chien, le chat, le coq, la poule, la souris, le lapin, etc. ; comme s’il fallait, dès l’âge le plus tendre, leur donner la nostalgie d’une unité qu’ils sauront vite révolue.
Il n’est pas surprenant que tuer des êtres vivants pour s’en nourrir pose aux humains, qu’ils en soient conscients ou non, un problème philosophique que toutes les sociétés ont tenté de résoudre. L’Ancien Testament en fait une conséquence indirecte de la chute. Dans le jardin d’Éden, Adam et Ève se nourrissaient de fruits et de graines (Genèse I, 29). C’est seulement à partir de Noé que l’homme devint carnivore (IX, 3). Il est significatif que cette rupture entre le genre humain et les autres animaux précède immédiatement l’histoire de la tour de Babel, c’est-à-dire la séparation des hommes les uns des autres, comme si celle-ci était la conséquence ou un cas particulier de celle-là.
Cette conception fait de l’alimentation carnivore une sorte d’enrichissement du régime végétarien. À l’inverse, certains peuples sans écriture y voient une forme à peine atténuée de cannibalisme. Ils humanisent la relation entre le chasseur (ou le pêcheur) et sa proie en la concevant sur le modèle d’une relation de parenté : entre des alliés par le mariage ou, plus directement encore, entre des conjoints (assimilation facilitée par celle que toutes les langues du monde, et même les nôtres dans des expressions argotiques, font entre l’acte de manger et l’acte de copuler). La chasse et la pêche apparaissent ainsi comme un genre d’endo-cannibalisme.
D’autres peuples, parfois aussi les mêmes, jugent que la quantité totale de vie existant à chaque moment dans l’univers doit toujours être équilibrée. Le chasseur ou le pêcheur qui en prélève une fraction devra, si l’on peut dire, la rembourser aux dépens de sa propre espérance de vie ; autre façon de voir dans l’alimentation carnivore une forme de cannibalisme : auto-cannibalisme cette fois puisque, selon cette conception, on se mange soi-même en croyant manger un autrui.
Il y a environ trois ans, à propos de l’épidémie dite de la vache folle qui n’était pas d’actualité autant qu’elle l’est devenue aujourd’hui, j’expliquais aux lecteurs de La Repubblica dans un article (« Siamo tutti canibali », 10-11 octobre 1993) que les pathologies voisines dont l’homme était parfois victime – kuru en Nouvelle-Guinée, cas nouveaux de la maladie de Creutzfeldt-Jacob en Europe (résultant de l’administration d’extraits de cerveaux humains pour soigner des troubles de croissance) – étaient liées à des pratiques relevant au sens propre du cannibalisme dont il fallait élargir la notion pour pouvoir toutes les y inclure. Et voici qu’on nous apprend à présent que la maladie de la même famille qui atteint les vaches dans plusieurs pays européens (et qui offre un risque mortel pour le consommateur) s’est transmise par les farines d’origine bovine dont on nourrissait les bestiaux. Elle a donc résulté de leur transformation par l’homme en cannibales, sur un modèle qui n’est d’ailleurs pas sans précédent dans l’histoire. Des textes de l’époque affirment que pendant les guerres de Religion qui ensanglantèrent la France au xvie siècle, les Parisiens affamés furent réduits à se nourrir d’un pain à base de farine faite d’ossements humains qu’on extrayait des catacombes pour les moudre.
Le lien entre l’alimentation carnée et un cannibalisme élargi jusqu’à lui donner une connotation universelle a donc, dans la pensée, des racines très profondes. Il ressort au premier plan avec l’épidémie des vaches folles puisque à la crainte de contracter une maladie mortelle s’ajoute l’horreur que nous inspire traditionnellement le cannibalisme étendu maintenant aux bovins. Conditionnés dès la petite enfance, nous restons certes des carnivores et nous nous rabattons sur des viandes de substitution. Il n’en reste pas moins que la consommation de viande a baissé de façon spectaculaire. Mais combien sommes-nous, bien avant ces événements, qui ne pouvions passer devant l’étal d’un boucher sans éprouver du malaise, le voyant par anticipation dans l’optique de futurs siècles ? Car un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du xvie ou du xviie siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou africains.
La vogue croissante des mouvements de défense des animaux en témoigne : nous percevons de plus en plus distinctement la contradiction dans laquelle nos mœurs nous enferment, entre l’unité de la création telle qu’elle se manifestait encore à l’entrée de l’arche de Noé, et sa négation par le Créateur lui-même, à la sortie.

    Parmi les philosophes, Auguste Comte est probablement l’un de ceux qui ont prêté le plus d’attention au problème des rapports entre l’homme et l’animal. Il l’a fait sous une forme que les commentateurs ont préféré ignorer, la mettant au compte de ces extravagances auxquelles ce grand génie s’est souvent livré. Elle mérite pourtant qu’on s’y arrête.
Comte répartit les animaux en trois catégories. Dans la première, il range ceux qui, d’une façon ou de l’autre, présentent pour l’homme un danger, et il propose tout simplement de les détruire.
Il rassemble dans une deuxième catégorie les espèces protégées et élevées par l’homme pour s’en nourrir : bovins, porcins, ovins, animaux de basse-cour… Depuis des millénaires, l’homme les a si profondément transformés qu’on ne peut même plus les appeler des animaux. On doit voir en eux les « laboratoires nutritifs » où s’élaborent les composés organiques nécessaires à notre subsistance.
Si Comte expulse cette deuxième catégorie de l’animalité, il intègre la troisième à l’humanité. Elle regroupe les espèces sociables où nous trouvons nos compagnons et même souvent des auxiliaires actifs : animaux dont « on a beaucoup exagéré l’infériorité mentale ». Certains, comme le chien et le chat, sont carnivores. D’autres, du fait de leur nature d’herbivores, n’ont pas un niveau intellectuel suffisant qui les rende utilisables. Comte préconise de les transformer en carnassiers, chose nullement impossible à ses yeux puisqu’en Norvège, quand le fourrage manque, on nourrit le bétail avec du poisson séché. Ainsi amènera-t-on certains herbivores au plus haut degré de perfection que comporte la nature animale. Rendus plus actifs et plus intelligents par leur nouveau régime alimentaire, ils seront mieux portés à se dévouer à leurs maîtres, à se conduire en serviteurs de l’humanité. On pourra leur confier la principale surveillance des sources d’énergie et des machines, rendant ainsi les hommes disponibles pour d’autres tâches. Utopie certes, reconnaît Comte, mais pas plus que la transmutation des métaux qui est pourtant à l’origine de la chimie moderne. En appliquant l’idée de transmutation aux animaux, on ne fait qu’étendre l’utopie de l’ordre matériel à l’ordre vital.
Vieilles d’un siècle et demi, ces vues sont prophétiques à plusieurs égards tout en offrant à d’autres égards un caractère paradoxal. Il est trop vrai que l’homme provoque directement ou indirectement la disparition d’innombrables espèces et que d’autres sont, de son fait, gravement menacées. Qu’on pense aux ours, loups tigres, rhinocéros, éléphants, baleines, etc., plus les espèces d’insectes et autres invertébrés que les dégradations infligées par l’homme au milieu naturel anéantissent de jour en jour.
Prophétique aussi, et à un point que Comte n’aurait pu imaginer, cette vision des animaux, dont l’homme fait sa nourriture, impitoyablement réduits à la condition de laboratoires nutritifs. L’élevage en batterie des veaux, porcs, poulets en offre l’illustration la plus horrible. Le Parlement européen s’en est même tout récemment ému.
Prophétique enfin, l’idée que les animaux formant la troisième catégorie conçue par Comte deviendront pour l’homme des collaborateurs actifs, comme l’attestent les missions de plus en plus diverses confiées aux maîtres-chiens, le recours à des singes spécialement formés pour assister des grands invalides, les espérances auxquelles donnent lieu les dauphins.
La transmutation d’herbivores en carnassiers est, elle aussi, prophétique, le drame des vaches folles le prouve, mais dans ce cas les choses ne se sont pas passées de la façon prévue par Comte. Si nous avons transformé des herbivores en carnassiers, cette transformation n’est d’abord pas aussi originale, peut-être, que nous croyons. On a pu soutenir que les ruminants ne sont pas de vrais herbivores car ils se nourrissent surtout des micro-organismes qui, eux, se nourrissent des végétaux par fermentation dans un estomac spécialement adapté.
Surtout, cette transformation ne fut pas menée au profit des auxiliaires actifs de l’homme, mais aux dépens de ces animaux qualifiés par Comte de laboratoires nutritifs : erreur fatale contre laquelle il avait lui-même mis en garde, car, disait-il, « l’excès d’animalité leur serait nuisible ». Nuisible pas seulement à eux mais à nous : n’est-ce pas en leur conférant un excès d’animalité (dû à leur transformation, bien plus qu’en carnivores, en cannibales) que nous avons, involontairement certes, changé nos « laboratoires nutritifs » en laboratoires mortifères ?

    La maladie de la vache folle n’a pas encore gagné tous les pays. L’Italie, je crois, en est jusqu’à présent indemne. Peut-être l’oubliera-t-on bientôt : soit que l’épidémie s’éteigne d’elle-même comme le prédisent les savants britanniques, soit qu’on découvre des vaccins ou des cures, ou qu’une politique de santé rigoureuse garantisse la santé des bêtes destinées à la boucherie. Mais d’autres scénarios sont aussi concevables.
On soupçonne que, contrairement aux idées reçues, la maladie pourrait franchir les frontières biologiques entre les espèces. Frappant tous les animaux dont nous nous nourrissons, elle s’installerait de façon durable et prendrait rang parmi les maux nés de la civilisation industrielle, qui compromettent de plus en plus gravement la satisfaction des besoins de tous les êtres vivants.
Déjà nous ne respirons plus qu’un air pollué. Elle aussi polluée, l’eau n’est plus ce bien qu’on pouvait croire disponible sans limite : nous la savons comptée tant à l’agriculture qu’aux usages domestiques. Depuis l’apparition du sida, les rapports sexuels comportent un risque fatal. Tous ces phénomènes bouleversent et bouleverseront de façon profonde les conditions de vie de l’humanité, annonçant une ère nouvelle où prendrait place, simplement à la suite, cet autre danger mortel que présenterait dorénavant l’alimentation carnée.
Ce n’est d’ailleurs pas le seul facteur qui pourrait contraindre l’homme à s’en détourner. Dans un monde où la population globale aura probablement doublé dans moins d’un siècle, le bétail et les autres animaux d’élevage deviennent pour l’homme de redoutables concurrents. On a calculé qu’aux États-Unis, les deux tiers des céréales produites servent à les nourrir. Et n’oublions pas que ces animaux nous rendent sous forme de viande beaucoup moins de calories qu’ils n’en consommèrent au cours de leur vie (le cinquième, m’a-t-on dit, pour un poulet). Une population humaine en expansion aura vite besoin pour survivre de la production céréalière actuelle tout entière : rien ne restera pour le bétail et les animaux de basse-cour, de sorte que tous les humains devront calquer leur régime alimentaire sur celui des Indiens et des Chinois où la chair animale couvre une très petite partie des besoins en protéines et en calories. Il faudra même, peut-être, y renoncer complètement car tandis que la population augmente, la superficie des terres cultivables diminue sous l’effet de l’érosion et de l’urbanisation, les réserves d’hydrocarbures baissent et les ressources en eau se réduisent. En revanche, les experts estiment que si l’humanité devenait intégralement végétarienne, les surfaces aujourd’hui cultivées pourraient nourrir une population doublée.
Il est notable que dans les sociétés occidentales, la consommation de viande tend spontanément à fléchir, comme si ces sociétés commençaient à changer de régime alimentaire. En ce cas, l’épidémie de la vache folle, en détournant les consommateurs de la viande, ne ferait qu’accélérer une évolution en cours. Elle lui ajouterait seulement une composante mystique faite du sentiment diffus que notre espèce paye pour avoir contrevenu à l’ordre naturel.
Les agronomes se chargeront d’accroître la teneur en protéines des plantes alimentaires, les chimistes de produire en quantité industrielle des protéines de synthèse. Mais même si l’encéphalopathie spongiforme (nom savant de la maladie de la vache folle et d’autres apparentées) s’installe de façon durable, gageons que l’appétit de viande ne disparaîtra pas pour autant. Sa satisfaction deviendra seulement une occasion rare, coûteuse et pleine de risque. (Le Japon connaît quelque chose de semblable avec le fugu, poisson tétrodon d’une saveur exquise, dit-on, mais qui, imparfaitement vidé, peut être un poison mortel.) La viande figurera au menu dans des circonstances exceptionnelles. On la consommera avec le même mélange de révérence pieuse et d’anxiété, qui, selon les anciens voyageurs, imprégnait les repas cannibales de certains peuples. Dans les deux cas, il s’agit à la fois de communier avec les ancêtres et de s’incorporer à ses risques et périls la substance dangereuse d’êtres vivants qui furent ou sont devenus des ennemis.
L’élevage, non rentable, ayant complètement disparu, cette viande achetée dans des magasins de grand luxe ne proviendra plus que de la chasse. Nos anciens troupeaux, livrés à eux-mêmes, seront un gibier comme un autre dans une campagne rendue à la sauvagerie.
On ne peut donc pas affirmer que l’expansion d’une civilisation qui se prétend mondiale uniformisera la planète. En s’entassant, comme on le voit à présent, dans des mégalopoles aussi grandes que des provinces, une population naguère mieux répartie évacuera d’autres espaces. Définitivement désertés par leurs habitants, ces espaces retourneraient à des conditions archaïques ; çà et là, les plus étranges genres de vie s’y feraient une place. Au lieu d’aller vers la monotonie, l’évolution de l’humanité accentuerait les contrastes, en créerait même de nouveaux, rétablissant le règne de la diversité. Rompant des habitudes millénaires, telle est la leçon de sagesse que nous aurons peut-être, un jour, apprise des vaches folles.

Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », 1996

Etudes rurales – 2001
La Repubblica  24 novembre 1996.

Pour citer cet article :

Référence papier :
Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales, 157-158 | 2001, 9-14.

Référence électronique :
Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales [En ligne], 157-158 | 2001, mis en ligne le 13 décembre 2016, consulté le 07 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/27 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.27


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Maurizio Cattelan, « America »

Serge-Henri Saint-Michel – Novembre 2020

Maurizio Cattelan – « America » – 2016

Ces chiottes en or illustrent la pensée de l’artiste Maurizio Cattelan. Elles nous parlent, nous interrogent, puis finissent par servir de coin contre Trump et d’objet du désir dans un château anglais…

Musée Guggenheim de New York.  L’installation de Maurizio Cattelan goguenard remplace une des toilettes des WC du musée par une réplique entièrement fonctionnelle d’un ensemble siège, cuvette et chasse d’eau… en or 18 carats. Il nomme l’ensemble America. Elles seront utilisées gratuitement par quelque 100 000 personnes entre septembre 2016 et l’été 2017.

Dans ce dispositif, démocratisation rime avec provocation, tendance pour laquelle l’artiste est connu et dont il s’amuse… et qui révèle un sens plus profond.

America dénonce, agit et symbolise…

L’œuvre, un produit de luxe extravagant, est présentée comme égalitariste par l’artiste de 58 ans qui affirme à l’AFP qu’il s’agit « de l’art du 1 % (comprenant les personnes les plus riches de la planète) pour les 99 autres pour cent », elle se veut le « symbole des inégalités du système capitaliste », et lance un clin d’œil aux excès du marché de l’art, tout en évoquant le rêve américain d’opportunité pour tous, d’Eldorado, de richesse possible, mais finalement si vaine. A tel point que le visiteur peut s’asseoir dessus (a minima).

Maurizio Cattelan fait aussi allusion aux luxueux biens immobiliers de Donald Trump, sorte de moderne Midas, celui qui voulait posséder toutes les richesses du monde.

Cupidité et bêtise sont reines et le trône invite à la réflexion personnelle. Car la nature participative de America conduit les visiteurs à utiliser l’installation dans l’individualité, dans l’intimité, offrant une expérience de proximité avec l’œuvre d’art. Son utilité nous rappelle finalement les réalités physiques communes à toute l’humanité.

La chiotte dorée incite de plus à relire un extrait d’une lettre adressée à Wilhelm Fliess par Sigmund Freud : « J’ai lu un jour que l’or donné par le diable à ses victimes se transforme immanquablement en excrément ».

WC ready-made

Selon Giovanni Lista, la démarche artistique de Maurizio Cattelan se caractérise par « la volonté de jouer de façon provocatrice avec la déstabilisation de la conscience, en manipulant toute perception acquise à travers la mise en place, dans des contextes impropres, surprenants ou incongrus, de formes communes à l’imaginaire collectif. Ses sculptures brouillent l’entendement en créant un court-circuit de sens. Pour faire advenir ce procédé de détournement du sens et pour que se produise un dépaysement brutal, un choc non récupérable par la conscience, Cattelan a besoin de faire appel à des sujets connus de l’imaginaire, à des formes symboliques immédiatement reconnaissables, qu’il dévie vers des zones radicalement inhabituelles de l’interprétation. »

Ici, ce n’est pas la forme plastique qui interroge au premier chef (vs. L.O.V.E. de Cattelan, 2010), car le WC est un ready made, mais ses symboles issus du matériau, du titre, de l’emplacement de l’œuvre et de son contexte politique. Ainsi l’œuvre ready made rencontre les fèces : chacune n’est rien en elle-même, mais prend uniquement un sens dans la mesure où elle représente un enjeu.

America, petit coin politique

L’humour de l’œuvre a ensuite été appuyé par le sensationnalisme… Le WC avait fait parler de lui quand le Président américain Donald Trump se l’était vu proposer en prêt par le musée Guggenheim, après que la conservatrice, Nancy Spector, eut refusé de mettre à sa disposition en juin 2018 Paysage enneigé, sorte de toile-églogue de Vincent Van Gogh (je passe le jeu de mots facile en français), comme l’avait demandé la Maison Blanche.

Colère de Trump. Colère rentrée de Trump… comme les fèces que l’on retient. Encoprésidentielle… et étonnant clin d’œil à Fédor Ferenczi qui posait : « Les matières fécales ainsi retenues sont réellement les premières « économies » de l’être de devenir, et comme telles restent en corrélation permanente avec toute activité physique ou mentale qui a quelque chose à voir avec l’action d’amasser, d’accumuler et d’épargner ».

Vol des gogues

Cacastrophe… Estimé à plus d’un million d’euros, America est volé en 2019 en Angleterre, fauché en pleine gloire, faisant entrer cette grosse pépite dans la légende et alimentant le buzz : l’œuvre conchiante reste introuvable à ce jour…

Deux questions cruciales et angoissantes demeurent : « Où sont partis les WC ? » et « Que devient mon caca ? »

Serge-Henri Saint-Michel – Novembre 2020 – Psychiart©

***

Références de l’œuvre : Maurizio Cattelan, America, 2016, musée Guggenheim, New York

© Ill. : Musée Guggenheim https://www.guggenheim.org/exhibition/maurizio-cattelan-america

Sandor Ferenczy, Ontogénèse de l’intérêt pour l’argent, 1914

Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887 – 1904, lettre du 24 janvier 1897 https://www.puf.com/content/Lettres_%C3%A0_Wilhelm_Fliess_1887-1904

Jean-Pierre Garcia, Entre plaisir et réalité : l’argent dans la cure analytique, 2011/2 (n° 82), pages 51 à 57 https://www.cairn.info/revue-empan-2011-2-page-51.htm#

Alain Gibeault, Symbolique de l’argent et psychanalyse, 1989, 50 pp. 51-79 https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1989_num_50_1_1756  

Van Gogh, Paysage enneigé https://www.guggenheim.org/artwork/1486

Giovanni Lista, Le digitus impudicus de Maurizio Cattelan, Ligeia 2010/2 (N° 101-104), pages 3 à 11 https://www.cairn.info/revue-ligeia-2010-2-page-3.htm

Le Monde, 14 septembre 2019 https://www.lemonde.fr/international/article/2019/09/14/america-les-toilettes-en-or-massif-de-l-artiste-maurizio-cattelan-volees-dans-un-palais-anglais_5510518_3210.html

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Eros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions

Nicolas Koreicho – Octobre 2020

« Je te dirai encore : il n’est de naissance pour aucun
Tous mortels, point de fin à la mort funeste
Mélange seulement, échange des mélanges.
Naissance est son nom pour les hommes »
Empédocle

Une inspiration freudienne : Empédocle

Evelyn de Morgan – L’Ange de la mort (1890)

Freud voyait en Empédocle (490 av. JC, Agrigente, 430, Etna), biologiste, médecin*, ingénieur, poète, devin, croyant en la métempsychose, – la transmigration des âmes -, « une des plus importantes et des plus remarquables [personnalités] de l’histoire grecque » incluse dans cette immense civilisation et laquelle possède en elle une inspiration issue d’ « une spéculation cosmique d’une hardiesse d’imagination étonnante. »
Empédocle offre pour Freud la garantie de la qualité du chercheur épistémologique dont le champ d’exploration se magnifie dans la rencontre entre la mythologie et la science. 

Freud découvre Empédocle grâce à la lecture du livre de Wilhelm Capelle, Die Vorsokratiker, chez Alfred Kröner, 1935.
Il le citera à plusieurs reprises et notamment dans Analyse avec fin et analyse sans fin (1937) et dans l’Abrégé de psychanalyse (1938).

Dans le premier texte, Freud parle d’Empédocle à propos de sa nouvelle théorie des pulsions et se plaint de la difficulté qu’il éprouve lui-même à la faire accepter aux psychanalystes. Il argumente par l’antériorité et la validité philosophique le bien-fondé de sa théorie : « J’ai eu beaucoup de plaisir à retrouver récemment notre théorie chez un des grands penseurs de l’antiquité grecque : Empédocle d’Agrigente, né vers 495 av. J.-C., nous apparaît comme l’une des plus grandes et surprenantes figures de la civilisation hellénique. »
Freud argue de la similitude de leurs doctrines : « On pourrait même être tenté de tenir les deux théories comme identiques et : Philia et Neikos sont, par le nom, comme par la fonction, les équivalents de nos deux pulsions primitives : Éros et la destruction. L’un s’efforce d’englober en des unités toujours plus vastes tout ce qui est, l’autre cherche à dissocier les combinaisons et à détruire les structures qu’a édifiées Éros. »
Pour Empédocle, la Philia est harmonie, équilibre, union. A l’inverse, le Neikos non seulement sépare, clive, mais dissocie les corps, les membres (fantasme courant chez les schizophrènes que cette dispersion corporelle), produit des monstres mi humains, mi animaux (figurations habituelles du diable, du mal) et des humains bisexués (et non pas bisexuels).
Freud reprend cette idée et s’appuie sur le mythe d’Aristophane dans Le banquet de Platon selon lequel l’accouplement sexuel aurait pour objectif de rétablir l’unité perdue d’un être asexué originairement androgyne antérieur à la séparation des sexes.

Dans l’Abrégé de psychanalyse, lorsqu’il expose sa deuxième théorie des pulsions, en fonction de leur but et de leur fonctionnement en biologie, et qu’il en propose une extension dans le domaine physique, Freud, dans une note, précise à nouveau : « Le philosophe Empédocle d’Agrigente avait déjà adopté cette façon de considérer les forces fondamentales ou pulsions, opinion contre laquelle tant d’analystes s’insurgent encore. »

Empédocle a par ailleurs intéressé beaucoup de penseurs et de philosophes de son époque, ceci jusqu’à nos jours. Il exerce en particulier une forte influence sur Hölderlin, lequel écrit un drame sur sa destinée (La Mort d’Empédocle) et sur Nietzsche qui le place, à côté de Goethe et de Spinoza, au rang des ancêtres fondateurs (La naissance de la philosophie). On lui attribue couramment comme ses maîtres Pythagore, Parménide, Xénophane, Héraclite.

Selon, en résumé, la théorie d’Empédocle, il existe quatre éléments : la terre, l’eau, l’air et le feu, qui ont toujours existé et qui produisent le changement (on pourrait dire un conflit ou même une dynamique ?) en se mélangeant et en se séparant par l’action des deux forces : la Philia, Amitié (Amour, Concorde) et le Neikos, Conflit (Haine, Discorde).
Cette combinaison entre
les quatre éléments et les deux forces sont antagonistes. L’une construit en liant les éléments entre eux pour produire la parfaite et immense harmonie de la Sphère (Sphairos), tandis que l’autre produit en emportant dans un redoutable tourbillon le Vortex (Neikos), les deux se trouvant aux pôles opposés d’un cycle cosmique obligé. « Ils sont égaux et de même noblesse. Chacun règne avec d’autres honneurs, à chacun sa nature. Mais ils dominent tour à tour dans les cercles du temps. »

Il existe enfin deux périodes de transition, d’une part de la Haine à l’Amour et d’autre part de l’Amour à la Haine.
La question de la quantité dans les deux pulsions (pour Freud) ou dans les deux forces (pour Empédocle) conditionne leur harmonie.
Freud note, dans l’Abrégé : « Un excès d’agressivité sexuelle fait d’un amoureux un assassin sadique, une forte diminution du facteur agressif le rend timide et impuissant. » C’est dire à quel point l’aspect quantitatif est important. Pour Empédocle, la proportion dont parle ici Freud est aussi importante, cependant qu’il parle de proportion ou d’harmonie (étymologie : cheville, joint, accord, juste proportion).

Freud et les deux théories des pulsions

La pulsion est surtout un processus dynamique. Dans leur évolution les théories freudiennes maintiennent un dualisme pratiquement constant : à la pulsion sexuelle s’opposent d’autres pulsions. Au cours du premier dualisme, les pulsions d’autoconservation ou pulsions du Moi s’opposent aux pulsions sexuelles (années 1915). La dernière théorie des pulsions oppose les pulsions de vie (Éros) et les pulsions de mort (Destruction) (années 1920).

– 1ère théorie des pulsions (années 1915) :

Le premier dualisme est celui des pulsions sexuelles et des pulsions du Moi ou d’autoconservation, lesquelles pulsions d’autoconservation correspondent à de grands besoins comme la faim et la nécessité de s’alimenter : la pulsion sexuelle se détache des fonctions d’autoconservation sur lesquelles elle s’étaye d’abord. Les pulsions partielles décrivent bien le phénomène et on y peut voir déjà une certaine conjonction paradoxale (les lèvres par exemple, zone érogène de la faim et de la satiété sur laquelle s’étayera le baiser, avec cet ambivalent plaisir qui consiste à absorber et à donner).
Cependant, Freud spécifiait en 1915 :

« La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle prend source dans la récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateur de stimulus, récusation émanant du Moi narcissique. En tant que manifestation de la réaction de déplaisir suscitée par ces objets, elle demeure toujours en relation intime avec les pulsions de conservation du Moi, de sorte que pulsions du Moi et pulsions sexuelles peuvent facilement en venir à une opposition qui répète celle de haïr et aimer. Quand les pulsions du Moi dominent la fonction sexuelle, comme au stade de l’organisation sadique-anale, elles confèrent au but pulsionnel lui aussi les caractères de la haine. »

Freud – Pulsion et destin des pulsions.

L’introduction, intermédiaire aux deux théories, du concept de narcissisme (1914), principe de vie, force de liaison (à rapprocher d’«Eros, qui assure la cohésion et l’unité de tout ce qui existe dans le monde»), est susceptible de redistribuer les pulsions selon que leur orientation se manifeste vers le moi ou vers l’objet, dans la perspective d’une possibilité d’agencement, d’ajustement qui tend vers l’équilibre de la personne.

– 2ème théorie des pulsions (années 1920) :

Freud introduit cette deuxième théorie des pulsions dans Au-delà du principe du plaisir (1920), théorie déjà annoncée dans Pulsions et destins des pulsions (1915), à l’occasion de considérations sur le sadisme et la haine, approfondie dans Le problème économique du masochisme (1924), nuancée toutefois dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926) avant d’être résumée dans l’Abrégé de psychanalyse (1938).

Ainsi, pulsions de mort et pulsions de vie sont deux grandes catégories de pulsions que Freud oppose dans sa dernière théorie. Pour résumer la théorie freudienne :
– Les pulsions de vie tendent à constituer des unités toujours plus grandes et à les maintenir. Désignées par le terme d’Eros, elles recouvrent non seulement les pulsions sexuelles mais aussi les pulsions d’auto-conservation.
– Les pulsions de mort, quant à elles, tendent à la réduction complète des tensions, à ramener l’être vivant à l’état anorganique. Elles sont régressives. Tournées d’abord vers l’intérieur et tendant à l’autodestruction, elles seraient secondairement dirigées vers l’extérieur, se manifestant sous la forme de pulsions d’agression ou de destruction.

Représentations des pulsions de vie et de mort

À ce point de notre développement, notons que opposition que Freud formule entre les processus de construction-assimilation (pulsion de vie) et les processus de destruction-désassimilation (pulsion de mort) peut être spécifiée ainsi :
Ces deux pulsions, incompréhensibles selon un abord direct, ne nous sont connues que par leurs représentants psychiques. Freud isole alors quatre représentations de la pulsion de mort : la destructivité, la déliaison, la compulsion de répétition dans son acception « démoniaque » et le principe de nirvâna. Parallèlement, il distingue quatre figurations de la pulsion de vie : l’autoconservation et la sexualité, la liaison, la compulsion de répétition dans son versant adaptatif et le principe de plaisir. Si Freud repère dès 1920 un net antagonisme entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, il insiste aussi sur « l’action conjuguée » de ces deux pulsions originaires, qui seront dès lors dites intriquées et qui n’interviennent jamais seules en tant que telles, cette liaison pulsionnelle permettant la régulation des processus vitaux, pour le meilleur et pour le pire, en quelque sorte.
La pulsion de mort représente la tendance fondamentale de tout être vivant à retourner à l’état anorganique. Cela concorde avec la formule selon laquelle cette pulsion tend à un retour à l’état antérieur. On pourrait oser une perspective cosmologique en parlant de l’avant Big Bang.

La libido et les deux pulsions

La libido a d’ailleurs pour tâche de rendre inoffensive cette pulsion destructrice et tente de neutraliser son caractère mortifère en la dérivant en grande partie vers l’extérieur, en la dirigeant contre/vers les objets, assez tôt à l’aide de la musculature puis de la vision. Cette pulsion s’appelle alors tantôt pulsion de destruction, pulsion d’emprise, ou, si l’on puit dire, en termes nietzschéens, tantôt volonté de puissance, dans l’idée de domination de l’autre, tantôt pulsion de vie dans l’idée de réunion érotique avec l’autre.
Une partie de cette pulsion est placée directement au service de la fonction sexuelle (sadisme), une autre partie ne suit pas ce déplacement vers l’extérieur ; elle demeure dans l’organisme où elle est liée de façon libidinale (masochisme originaire, érogène).
Enfin les deux pulsions peuvent être totalement déconnectées de leur dimension sexuelle et complètement désexualisées grâce aux processus de la sublimation.

Notons que Freud emploie couramment les substantifs Eros et destruction. Il n’emploie pas le mot Thanatos ; et comme la carte sans nom du tarot, nous aurions ici le concept sans nom de la théorie freudienne ?
Pour conclure et synthétiser, je me cite si vous m’y autorisez, dans un article du site de l’IFP de novembre 2019 :

« Nous pouvons dire alors que la haine est chargée de produire une action dans le cadre de la pulsion d’autoconservation, action qui projette hors du moi la pulsion de mort, le moi se protégeant ainsi des pulsions d’emprise et de destructivité qui peuvent se retourner vers soi, en les attribuant au monde, à l’autre, aux objets, afin de relativiser leur potentiel d’annihilation. Si les termes de cette projection-protection-circulation ne sont pas précisément relativisés, grâce à la prise en compte d’une heureuse ambivalence, exactement dans ce qui peut être aménagé d’une homéostasie du moi pouvant s’enrichir d’une relation équilibrée, le narcissisme, primaire encore à ce moment, devra se porter garant de la possibilité pour la personne confrontée à la déceptivité d’une haine réfrénée mais agissante, de revenir vers un moi dénué de culpabilité. La pulsion de mort s’en trouvera neutralisée.
L’agressivité séparatrice (processus d’individuation), réconciliatrice (colère, revendication : pulsion d’appel) et créatrice (sexuel ou séduction, sexualité ou sublimation) peut alors trouver sa place dans l’intrapsychique et construire pour le sujet un devenir civilisationnel. De la déliaison vers la liaison. »

Nicolas Koreicho – Agressivité – Violence – Ambivalence ; pulsion de vie, pulsion de mort – Novembre 2019

*Résolution d’une épidémie telle que le COVID avant l’heure (2019) : il aurait permis à la cité voisine de Sélinonte de mettre fin à une violente épidémie, en faisant drainer les eaux stagnantes des estuaires !

Nicolas Koreicho – Octobre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

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Eros et Thanatos – Quelques repères mythologiques à l’usage de la psychanalyse

Guy Decroix – Octobre 2020

François Gérard – Cupidon et Psyché – 1798

Et si le monde était « une pulsation rythmée de vie et de mort », de mouvements perpétuels, d’apparition et de disparition – « Il court, il court, le furet » – pointait Lacan pour illustrer le caractère métonymique du désir et d’aspiration à l’équilibre, à la satiété, à l’image de la mort. Telle pourrait être une représentation du couple oxymore d’Eros et Thanatos dans la mythologie grecque. 
La mythologie demeure elle-même structurée sur un couple cardinal de contraires conflictuels, constitué de Mythos («Tu racontes des bobards », pouvons-nous imaginer dans le propos de Platon soulignant une origine chaotique aux mythes) et de Logos, expression d’une parole discursive et organisée. Chaos, conflictuel, pulsions et « contre-pulsions », fait advenir l’engendrement des divinités.
La théorie des pulsions, selon Freud, est notre mythologie et les dieux de la mythologie ne seraient que des figures de nos pulsions.
Pour les mythologues, les généalogies fluctuent selon les auteurs, poètes ou philosophes, des pré-socratiques aux post-socratiques.

Un profil d’Eros

Dans la théogonie (engendrement des dieux) d’Hésiode, au commencement était le Chaos : l’abime, la béance, le non-lieu, d’où il ne sort rien, « l’ouvert » pour Jean-Pierre Vernant.
De ce Chaos émergeront cinq divinités dont Eros, le plus beau des immortels, Gaia, la terre mère primordiale matrice de la vie, Tartare, le lieu divin du châtiment, Nyx, la nuit et Erèbe, les ténèbres.  La Terre engendrera le Ciel (Ouranos : le Père).
Pour Pierre Legendre (La 901° conclusion : étude sur le théâtre de la raison, Fayard, 1998) ce Père – Ouranos sorti de la mère archaïque – serait l’expression d’un fantasme infantile du sexe unique.

Si ces divinités sont toutes des lieux constitutifs de l’espace, Eros apparait comme la force qui pousse à l’engendrement, le dynamisme, la puissance qui met en mouvement, la propulsion qui met hors de soi, le principe universel qui assure les générations en rendant les êtres attractifs.
Enfant qu’il est, il incarne l’amour, le désir, l’érotisme, la pulsion de vie.

Eros a pour frère Antéros, présenté selon les auteurs comme frère rival créateur de désamour, ou comme l’amour retourné, réciproque, et représente dans le discours de Socrate sur l’amour le sentiment amoureux d’un jeune garçon Éromène pour Éraste.
Dans la théogonie orphique (Orphée, initiateur mythique), Eros nait d’un œuf primordial nommé Protogonos (le premier né) ou Pharès (qui fait étinceler les ailes d’or sur son dos) qui, en unissant tous les éléments, crée l’origine du monde.
Ce serait pour Jean-Pierre Vernant le premier Eros non sexué (France culture : Le bon plaisir, 1994). Le second Eros, sexué, naîtrait de l’émasculation d’Ouranos par l’un de ses fils, Chronos, qui jette le sexe de celui-là à la mer. Ainsi naissent Aphrodite, de l’écume spermatique (« Aphros » signifie écume) et Eros, sexué à l’origine, de l’union entre les mâles et les femelles. 
Aphrodite sortant nue des flots et chevauchant une conque est magistralement représentée dans le tableau de Botticelli. 
Il est à noter que cette beauté absolue émerge d’une sanglante horreur, de l’émasculation d’un homme… Gérard Miller (Malaise, Seuil, 1992) fait remarquer que cette perfection (la Vénus) sera à notre époque (dé-)voilée, habillée par des hommes couturiers homosexuels qui mettront en scène dans un défilé de mode ces belles femmes mannequins inaccessibles en tenues vaporeuses, irréelles, telles des muses au regard porté vers un au-delà. Ces beautés parfaites « médusent » les photographes hommes rendus quasiment impuissants, rivés à leur bien le plus précieux, leurs gigantesques téléobjectifs phalliques. Dans cette comédie des sexes, beauté absolue et horreur de la castration se côtoient.
Face à l’événement traumatique de la découverte de la castration, notamment maternelle, événement à la lisière de l’imaginable, événement qui conduit Lacan à forger le néologisme de « troumatisme », le sujet invente alors quelque substitut pour combler le trou dans le Réel, ce trou lié au trauma.
Pour la plupart des auteurs, Eros est fils d’Aphrodite, déesse de l’Amour et d’Arès, dieu de la Guerre. Chez les Romains, la correspondance d’Eros est Cupidon, fils de Vénus et de Mars.
Eros est représenté en enfant ailé muni d’un arc et d’un carquois garni de deux types de flèches : en or et pointues, elles génèrent désir et amour, en plomb et émoussées, elles immunisent contre toute avance. Les Erotidies, en quelque sorte notre « Saint-Valentin », sont célébrées dans son sanctuaire à Thespies.

Le mythe d’Eros et Psyché illustre « l’amour aveugle » ou l’amour de deux êtres, impossible au grand jour, allégorie entre un amour charnel et un amour divin, une histoire d’ailes entre Psyché aux ailes de papillon (« Psyché » signifiant papillon) et Eros aux ailes d’oiseau.

Psyché, l’une des trois filles d’un roi de Grèce, est dotée d’une beauté extraordinaire. Aphrodite se montre jalouse et demande à Eros de décocher une flèche pour qu’elle tombe amoureuse de la créature la plus laide. Par erreur, Eros se blesse et tombe amoureux de Psyché qu’il emmène secrètement dans son palais.  Il la rencontre dans le noir et il lui fait promettre de ne jamais découvrir son visage, mais la curiosité trop forte l’entraine à découvrir ce mystérieux être tant aimé.  Pendant son sommeil elle approche une bougie, mais une goutte huile tombe et réveille Eros. Elle découvre alors la beauté du dieu de l’amour. La promesse est rompue, Eros s’envole dans la douleur. Psyché part à sa recherche et prie Aphrodite qui demeure d’autant plus jalouse que Psyché entretient une relation amoureuse avec son fils. Aphrodite va alors lui imposer une série d’épreuves dont la dernière est de rencontrer Perséphone dans le royaume d’Adès et de lui rapporter une boîte contenant une partie de sa beauté. Une fois encore, Psyché dérogera à cette injonction en ouvrant la boîte. Une brume sort de la boîte et l’endort (Serait-ce Hypnos, frère de Thanatos ?). Eros interprète ces épreuves comme autant de manifestations d’amour. Emu, il part à sa rencontre et remet la malédiction dans la boîte. Psyché se réveille alors et ils s’enlacent. Elle devient alors immortelle et déesse de l’Esprit. Ils ont pour descendante une fille nommée Edone, déesse de la volupté.

Ce mythe de Psyché est fondamental, en tant que la psychanalyse est l’analyse de Psyché, et mérite un développement. Guy Massat, dans un séminaire du 30-10-2006 sur le mythe de Psyché, avance l’idée que les trois figures illustrent des pulsions de vie : Eros la libido, Aphrodite la beauté et Psyché le charme et la force vitale inconsciente, laquelle devient immortelle après une série d’épreuves.
Aphrodite et Psyché illustreraient alors deux figures de la femme.

Dans le banquet de Platon, six personnes essaient de définir la nature d’Eros.
Pour Socrate, il apparaît comme un intermédiaire entre les Dieux et les hommes : il naît de Poros, dieu de l’ingéniosité, de l’abondance, doté de savoirs et de ressources  (son étymologie montre qu’il n’est jamais dans l’aporie) et de Pénia, figure de pauvreté, de misère, dépourvue de savoirs et toujours dans le manque !
Eros héritera de ces deux parents. Il sera « va-nu-pieds », malpropre, sans gîte, telle sa mère, mais à l’affut de tout ce qui est beau et bon, viril, chasseur redoutable, rusé, magicien à l’instar de son père ; il sera pauvre mais toujours astucieux pour charmer, toujours dans le manque de l’être aimé, en un mot en désir, à l’image de Don Juan.
Eros reste intrinsèquement contradictoire, exaltant et décevant, et quelle que soit sa généalogie, il est plus ou moins redouté, grâce à son pouvoir de faire aimer.

Une esquisse de Thanatos

Dans la Théogonie d’Hésiode, Thanatos est tantôt fils d’Erèbe, dieu des enfers et de Nyx, déesse de la nuit, tantôt, par parthénogenèse, Nyx l’a conçu seule c’est-à-dire sans union sexuelle. Thanatos « le trépas » possède un frère jumeau, Hypnos, personnalisation du sommeil et d’une forme de petite mort, et une sœur Lyssa, déesse de la folie furieuse destructrice.
Thanatos est la personnification de la mort, réfugié dans le Tartare, séjour des morts.  Redouté, son nom est tu par superstition, et il est représenté dans un corps amaigri, squelettique et souvent recouvert d’un voile, tenant une faux et une urne contenant des cendres. Ennemi des humains, au cœur d’airain, il considère les hommes comme faibles et sans intérêt.

Thanatos reste une figure mineure qui ne donne pas lieu à un mythe. Il est essentiellement attaché à deux épisodes : ceux de Sisyphe et d’Héraclès.
Sisyphe le rusé défie la mort et piège Thanatos en l’enchaînant avec des menottes, mais dans un second temps, Thanatos, aidé de Zeus, amène Sisyphe aux enfers où il sera condamné à rouler un rocher jusqu’au sommet d’une butte. Le rocher dévalera la pente et Sisyphe devra recommencer à perpétuité : on n’échappe pas à la mort qui gagne toujours… Nous sommes seulement en sursis.
Héraclès entre en lutte contre la mort, attache Thanatos pour délivrer Alceste (fille de Pélias) des enfers.

Le couple oxymore Eros et Thanatos  

Ce couple de dieux grecs sera retenu par Freud comme l’intrication de figures antagonistes et articulées sous le concept de pulsion de vie et de pulsion de mort (« de destructivité »). Le monde apparaît alors comme une pulsation rythmée de vie créative et de mort destructrice.
Eros est conçu dans un entre-deux, entre un Dieu et une mortelle, à la porte du palais, ni dedans, ni dehors. Il est l’expression du jeu dans cet entre-deux. C’est la vie dans son perpétuel renouvellement, dans son esthétisme à travers le plaisir de créer et de susciter le désir amoureux et sexuel. Le désir est étymologiquement l’arrachement à la fixation ( » sidération « ) de l’étoile, la « dé-sidération » représentant la quête vers l’étoile manquante, désir toujours en mouvement déséquilibrant et tendant vers l’équilibre, mouvement qui entraine vers l’autre. Ce désir qu’on ne peut jamais attraper est à l’image du furet pour Lacan : « il court il court le furet, le furet du bois mesdames », en une allusion sexuelle dans la contrepèterie de cette comptine de 1720 faisant référence au cardinal Dubois réputé pour son amour des femmes.
Thanatos sera au contraire l’aspiration à l’équilibre, la stabilité, la satiété hors de la faim, de la soif, image de la mort à l’instar d’un organisme parfait sans besoin de son environnement. Sur l’Olympe, Zeus et les treize autres olympiens viennent de gagner la guerre contre les Titans, ils se retrouvent dans un monde paisible, harmonieux et commencent à s’ennuyer. Le besoin de vie, Eros, se fait sentir pour ne pas chuter dans cet équilibre paradoxalement mortifère qu’est Thanatos. Alors ils inventent les humains pour se distraire !

Guy Decroix – Octobre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

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Le Château de ma mère

Marcel PagnolLe Château de ma mère Extrait

Château d’Astros

« Le temps passe, et il fait tourner la roue de la vie comme l’eau celle des moulins. Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire, dont les roues étaient si hautes que je voyais les sabots des chevaux. J’étais vêtu de noir, et la main du petit Paul serrait la mienne de toutes ses forces, on emportait notre mère pour toujours. De cette terrible journée, je n’ai aucun autre souvenir, comme si mes quinze ans avaient refusé d’admettre la force d’un chagrin qui pouvait me tuer. Pendant des années, jusqu’à l’âge d’homme, nous n’avons jamais eu le courage de parler d’elle. Puis, le petit Paul est devenu très grand. Il me dépassait de toute la tête, et il portait une barbe en collier, une barbe de soie dorée. Dans les collines de l’Etoile, qu’il n’a jamais voulu quitter, il menait son troupeau de chèvres ; le soir, il faisait des fromages dans des tamis de joncs tressés, puis sur le gravier des garrigues, il dormait, roulé dans son grand manteau : il fut le dernier chevrier de Virgile. Mais à trente ans, dans une clinique, il mourut. Sur la table de nuit, il y avait son harmonica. Mon cher Lili ne l’accompagna pas avec moi au petit cimetière de La Treille, car il l’y attendait depuis des années, sous un carré d’immortelles : en 1917, dans une noire forêt du Nord, une balle en plein front avait tranché sa jeune vie, et il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms… Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants.

Encore dix ans, et je fondai à Marseille une société de films. Le succès couronna l’entreprise, et j’eus alors l’ambition de construire, sous le ciel de Provence, la « Cité du Cinéma » ; un « marchand de biens » se mit en campagne, à la recherche d’un « domaine » assez grand pour accueillir ce beau projet. Il trouva mon affaire pendant que j’étais à Paris, et c’est par le téléphone qu’il m’informa de sa découverte. Mais il m’apprit en même temps qu’il fallait conclure la vente en quelques heures, car il y avait d’autres acheteurs. Son enthousiasme était grand, et je le savais honnête : j’achetai ce domaine sans l’avoir vu.
Huit jours plus tard, une petite caravane de voitures quitta les studios du Prado. Elle emportait les hommes du son, les opérateurs de la prise de vues, les techniciens des laboratoires. Nous allions prendre possession de la terre promise, et pendant le voyage, tout le monde parlait à la fois. Nous franchîmes une très haute grille, déjà ouverte à deux battants.
Au fond d’une allée de platanes centenaires, le cortège s’arrêta devant un château. Ce n’était pas un monument historique, mais l’immense demeure d’un grand bourgeois du Second Empire : il avait dû être assez fier des quatre tours octogonales et des trente balcons de pierre sculptée qui ornaient chaque façade…
Nous descendîmes aussitôt vers les prairies, où j’avais l’intention de construire les studios.
J’y trouvai des hommes qui dépliaient des chaînes d’arpenteurs, d’autres qui plantaient des jalons peints en blanc, et je regardais orgueilleusement la naissance d’une grande entreprise, lorsque je vis au loin, en haut d’un remblai, une haie d’arbustes… Mon souffle s’arrêta et, sans en savoir la raison, je m’élançai dans une course folle à travers la prairie et le temps. Oui, c’était là. C’était bien le canal de mon enfance, avec ses aubépines, ses clématites, ses églantiers chargés de fleurs blanches, ses ronciers qui cachaient leurs griffes sous les grosses mûres grenues…
Tout le long du sentier herbeux, l’eau coulait sans bruit, éternelle, et les sauterelles d’autrefois, comme des éclaboussures, jaillissaient en rond sous mes pas. Je refis lentement le chemin des vacances, et de chères ombres marchaient près de moi.
C’est quand je le vis à travers la haie, au-dessus des platanes lointains, que je reconnus l’affreux château, celui de la peur, de la peur de ma mère.
J’espérai, pendant deux secondes, que j’allais rencontrer le garde et le chien. Mais trente années avaient dévoré ma vengeance, car les méchants meurent aussi. Je suivis la berge : c’était toujours « une passoire », mais le petit Paul n’était plus là pour en rire, avec ses belles dents de lait…
Une voix au loin m’appela : je me cachai derrière la haie, et j’avançai sans bruit, lentement, comme autrefois… Je vis enfin le mur d’enceinte : par-delà les tessons de la crête, le mois de juin dansait sur les collines bleues ; mais au pied du mur, tout près du canal, il y avait l’horrible porte noire, celle qui n’avait pas voulu s’ouvrir sur les vacances, la porte du Père Humilié…
Dans un élan de rage aveugle, je pris à deux mains une très grosse pierre, et la levant d’abord au ciel, je la lançai vers les planches pourries qui s’effondrèrent sur le passé. Il me sembla que je respirais mieux, que le mauvais charme était conjuré.
Mais dans les bras d’un églantier, sous des grappes de roses blanches et de l’autre côté du temps, il y avait depuis des années une très jeune femme brune qui serrait toujours sur son cœur fragile les roses rouges du colonel. Elle entendait les cris du garde, et le souffle rauque du chien. Blême, tremblante, et pour jamais inconsolable, elle ne savait pas qu’elle était chez son fils. »

Marcel Pagnol – Le Château de ma mère, 1957

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Distanciation, isolement, solitude

Nicolas Koreicho – Septembre 2020

Ecoute, parole, dialogue. Un éclairage de la psychanalyse et de la psychopathologie.

« Souffrir de la solitude est mauvais signe ; je n’ai jamais souffert que de la multitude. »
Friedrich Nietzsche

Edward Hopper – Western Motel, 1957

À l’occasion de la crise sanitaire que nous traversons, nous sommes projetés dans une étrange époque de remise en question du sens des mots, de la signification des discours, du positionnement des personnes, bref, de la subjectivité des valeurs.
Dès lors, pour s’y retrouver, il importe plus que jamais de tenter d’y voir plus clair dans trois situations qui placent d’ordinaire la personne dans des moments de détresse, de repli ou de crise, tous phénomènes pouvant être à l’origine de maladies physiques, de pathologies psychiques, de passages à l’acte, mais qui proposent aussi des espaces de vérité pertinente susceptible de créativité, d’intégrité, de joie : la distanciation, l’isolement, la solitude.
Ces concepts peuvent être considérés et discutés dans leurs différentes acceptions afin de ne pas favoriser de contre-sens préjudiciables à la prise en compte des personnes et de la singularité de leurs ressentis.
Il n’y a pas d’écoute sans dialogue. Si nous ne parlons pas, nous n’écoutons pas.

Distanciation

Outre les maladresses, pour le moins, des autorités politiques, médiatiques, sanitaires, le syntagme « distanciation sociale » n’est pas approprié.
Au moment où le covid bouleverse à la fois les personnes physiquement et des personnes vis-à-vis de leur environnement, la société et ses valeurs de responsabilité individuelle, il fallut parler de « distance physique ». En effet, « distanciation » implique prise de distance psychologique, voire affective. L’adjectif « social(e) » en rajoute une couche supplémentaire dans l’injonction de s’éloigner de nos semblables socialisés.
Ceci provient de la confusion entre distancer et distancier, verbes formés à partir de distance, et qui n’ont pas le même sens.
Distancer signifie « dépasser », lorsque l’on parle de choses ou de personnes en mouvement, au figuré distancer signifie « faire mieux que ».
Distancier signifie « prendre du recul », c’est l’acception freudienne, par rapport à quelque chose, souvent pour tenter de considérer les choses de manière objective. C’est de ce verbe que provient le nom « distanciation » qui a été utilisé au théâtre par Bertolt Brecht pour désigner une pratique théâtrale qui consiste, pour le comédien, à jouer son personnage de manière détachée, afin que le spectateur ne puisse s’y identifier et qu’il se concentre sur le message délivré par la pièce dans son entier afin de développer son esprit critique. Le synonyme serait « prendre du recul ».
Le message implicite contenu dans « distanciation sociale » peut hélas être équivalent, du point de vue sémantique, à « distinction », « différenciation », mais aussi, et c’était le cas au 19ème siècle, « ségrégation » (Zola : « discrimination » de classe), ce qui peut impliquer, pour des personnes fragiles, l’idée de se défier, se méfier, voire ignorer l’autre.
A ce titre, le covid est devenu une maladie honteuse. L’absence de remise en question des termes et des slogans inappropriés, encore aujourd’hui, est préjudiciable.
Alors que la période que nous traversons devrait nous inciter au contraire à se rapprocher de nos proches, de nos collègues, de nos relations, de nos appelants, de nos patients, l’idée de « distanciation » est particulièrement mal venue. Au passage, en cours de psychopathologie, on apprend en 1ère année que la distanciation est nécessaire, mutatis mutandis, dans des acceptions de formes de distanciation très différentes, vis-à-vis d’un parent à tendance incestueuse, d’un psychothérapeute vis-à-vis de son patient, d’un juge vis-à-vis du délinquant, d’un témoin vis-à-vis de l’avocat, d’un avocat vis-à-vis de la victime… Autrement dit, la distanciation est pertinente dans des situations où la trop grande proximité affective est contre indiquée, voire nocive. C’est précisément l’inverse que nous devons respecter dans les périodes de crise, et spécifiquement dans nos activités d’écoutant ou de psychothérapeute. Nous devons laisser le transfert se déployer, quitte bien entendu à l’analyser. Il s’agit pour nous avant tout de rétablir ou d’établir du lien pour favoriser rapprochement social, dialogue, compréhension.

Liaison – déliaison

En effet, ces temps-ci, chacun aura pu mesurer dans ses relations avec les autres, famille, amis, rencontres, certaines modifications dans le lien. La difficulté n’est pourtant pas d’établir des liens avec les autres. C’est d’une part de rétablir ou, et c’est le cas la plupart du temps, d’établir le lien avec sa propre biographie, et de revisiter particulièrement les moments de dépendance que nous avons tous eu, par rapport à l’autre, la mère, le père, la fratrie, dans un trop d’amour ou dans un trop de haine et, dans le meilleur des cas, de rétablir ou d’établir le lien avec ne serait-ce qu’une seule personne – un seul animal ? – ne serait-ce qu’un instant, que l’espace d’un regard, avec qui on pourra échanger ou, simplement, communiquer, sur la vérité de notre vie, de l’instant, du regard. Cependant, nous sommes à nous-même notre propre référence.
Il s’agit de retrouver, ou de trouver, l’équilibre avec soi, d’abord, « être en accord avec soi-même » (mais qui est ce soi-même ? Un moi altéré par des relations excessives, en passion, en haine ou en indifférence ? Ou un moi retrouvé, ou trouvé, identifié comme notre véritable moi ?) et il s’agit de retrouver ou de trouver, l’équilibre avec l’autre.
Ce double équilibre, qui consiste à exercer une pulsion de vie répartie entre deux forces qui ne sont pas forcément compatibles, se construit par ce que l’on appelle en psychologie l’individuation, elle-même sous-tendue par l’intra-subjectivité et l’intersubjectivité du sujet.
Une individuation rendue réalisable par la prise en compte du développement d’un premier concept l’intra-subjectivité, concept socle de la personnalité, en ce qu’il est le garant d’une individuation, qui s’établit dans le rapport à soi, à ses besoins, par le truchement de la pulsion d’auto-conservation, dans la considération de sa priorité personnelle, de sa sécurité, de son intégrité, sans le basculement dans les formes des psychoses que l’on connaît, et une individuation rendue réalisable par la prise en compte d’un second concept tout aussi important que le concept d’intra-subjectivité, savoir le concept d’intersubjectivité, qui se développe dans l’idée de la satisfaction de ses besoins, autre condition de la construction de la personnalité, en ce qu’il est lui le garant d’une individuation dans le rapport à l’autre, dans la pulsion, sexuelle à l’origine, dans l’évolution de notre relation aux autres, dans l’espoir, l’empathie, le soin, idéalement sans dépendance, et sans emprise.
A ce titre, nous pourrions avoir le choix entre une empathie obligée, imposée par des systèmes de soumission à l’autre, selon des formes d’autorité ancienne, inadaptée à l’adulte, et une empathie spécifique agissant en conformité avec notre désir et nos besoins réels.
En effet, nous devrions être en mesure d’affirmer une distanciation de sauvegarde, en particulier lorsque l’autre, perçu cette fois sous le jour de la responsabilité et non plus en fonction d’une empathie qui nous fait le dédouaner d’emblée de toute intentionnalité. L’empathie ne doit pas faire le lit de l’hostilité. La question de la responsabilité de l’autre doit advenir et à sa suite la possibilité d’une distanciation par rapport à lui et par rapport à cette empathie obligée nonobstant la nécessité du lien dans la construction de la personnalité.

Isolement et solitude

Ces deux termes sont souvent confondus. Il est de première importance de les distinguer précisément.
L’isolement est une donnée sociale qui peut être mortifère. En particulier lorsqu’il est imposé par les circonstances, car il peut être alors assimilé à une punition. Et qui dit punition dit culpabilité ou à tout le moins, sentiment de culpabilité, ce qui renvoie à des temps d’individuation archaïques (enfance, adolescence).
L’isolement peut affaiblir considérablement le système immunitaire physique (on parle d’« immunodépression »). Le stress, continu, à bas bruit, est sans doute un des principaux vecteurs de maladies particulièrement sévères : pathologies cardio-vasculaires, troubles de l’anxiété (angoisse…), troubles de l’humeur (dépressions…), troubles du comportement (addictions…), pathologies neurologiques (maladie d’Alzheimer…), démences (confusions…) ou en tout cas d’un affaiblissent immunitaire physiologique (le rôle du cortisol, l’hormone du stress, dans cet affaiblissement physique est démontrée).
Pour ne pas être malade, il vaut mieux être en bonne santé physique.
Cependant, ce n’est pas l’isolement qui est directement responsable des maladies psychiques. L’isolement agit plutôt comme un révélateur, ou un précipitant comme disent les chimistes, de pathologies psychiques préexistantes qui à leur tour entraînent des pathologies physiques (cf. l’hormone du stress).
L’isolement qui concerne spécifiquement les personnes qui souffrent de psychopathologies est donc une résultante secondaire aux psychopathologies proprement dites. Autrement dit, ce sont les psychopathologies qui tendent à isoler les personnes, et non pas l’isolement qui crée les pathologies. La pathologie isole, dans la mesure où la souffrance n’est pas partagée, d’abord formulée, explicitée en discours, puis dans la mesure où la souffrance n’est pas comprise, prise avec soi (étymologiquement, comprendre c’est « prendre avec ») par l’autre.
L’absence de formulation relègue les causes de la souffrance dans les tréfonds de l’inconscient et du sentiment de culpabilité, et l’absence de compréhension relègue la possibilité d’attribuer une logique à ce que nous sommes devenu dans la privation d’un autre attentif, l’isolement (le sentiment de solitude) ne proposant plus d’espace de socialité (de parole, de proximité) à la personne.
C’est précisément cet isolement, social, pas physique, qui peut entraîner des moments de crise, des moments « hors-limites », ce que l’on appelle des décompensations. En effet, le discours de soi et le discours de soi dans la présence de l’autre instaurent des frontières pouvant constituer un territoire psychique, d’abord dicible, puis compréhensible.
Ce n’est donc pas l’isolement physique qui crée la maladie psychique mais l’isolement par rapport à la compréhension de soi, par soi, et par quelqu’un d’autre. L’isolement met simplement au jour des maladies psychiques latentes, lesquelles ont précipité l’isolement.
L’absence de solutions profondes pouvant être données par l’entourage – et pour cause : nous sommes ontologiquement seuls, et seuls à pouvoir changer – et cette absence de solutions données par l’autre, l’objet, confirme bien évidemment que les solutions ne sont qu’en nous en tant que nous sommes sujet (la subjectivité, intra- et inter- dont j’ai parlé tout-à-l’heure), sujet de notre propre vie, sujet que nous sommes de nous-même, de notre propre partition, peut faire la personne se renfermer sur un sentiment de solitude, tandis que, par conséquent, peu à peu, l’isolement pourrait suivre.
C’est cet isolement qui risque d’exposer à une solitude non assumée comme étant notre lot d’être vivant, du début jusqu’à la fin, la solitude étant, entre autres, la faculté de se considérer, avec ses qualités et ses travers comme sujet de soi. C’est la fameuse « capacité d’être seul » développée par le psychanalyste Donald Winnicott.
Le professionnel, l’écoutant, le psy, est là très utile, dans la mesure où c’est un objet qui ne se substitue pas au sujet que vous êtes mais qui peut néanmoins restaurer, grâce au partage distancié et, paradoxalement, à sa faculté de consolation et de réagencement, dans la profondeur de l’intime prenant place en un cadre de qualité, pour un temps ou plus durablement, le narcissisme détérioré de la personne, c’est-à-dire le regard que la personne pose sur elle-même, comme l’ont détérioré l’excès et les blessures causées par la haine, la négligence, l’insécurité.
A l’inverse, un isolement trophique, bénéfique, nécessaire peut advenir en tant que période de reconstitution personnelle, intime, apaisante, qui peut correspondre à une introspection positive et possiblement re-narcissisante de retour sur soi, surtout si l’on découvre en l’autre une hostilité, prolégomènes à l’observation de son axe propre comme priorité, en cet isolement qui forge ou qui consolide une intégrité, un quant-à-soi revigorant.
Ces processus d’élaboration supposent que la considération de l’autre soit prise en tant qu’environnement, humain, et non comme une donnée intrinsèque à nous.
L’équilibre de la personne dépend de l’équilibre, de la cohérence entre la relation intra-subjective, celle que l’on développe avec soi-même, dans l’acceptation de toutes nos composantes, selon une homéostasie psychique, et de la relation intersubjective, celle que l’on construit avec les autres, en se défiant de toute dépendance, dans une juste proxémie : ni dépendance, ni retrait. Un partage distancié. Une reconnaissance de la place du sujet et de l’objet.
La solitude est une donnée ontologique à laquelle nous ne pouvons nous soustraire. C’est une condition humaine et biologique. Le sentiment de solitude est tout autre chose et s’apparente à un isolement psychique. Ce sentiment correspond la plupart du temps à la réminiscence d’un trop d’affect, d’amour, ou plutôt de passion, de haine, pouvant se manifester en haine de soi, ce qui équivaut à une saturation, qui envahit l’espace affectif, d’une absence, qui, au passage, engage le rôle de l’autre, ou d’une privation, qui engage la responsabilité de l’autre. Il existe ainsi trois écueils à la bonne construction de l’intersubjectivité, en lien avec le narcissisme du sujet, l’autre se plaçant dans ces moments de partage, comme un miroir, mais déformant, de soi. Ceci peut donner naissance à un moi déformé qui, pour se reconstituer (de manière erronée : le système de l’addiction est un faux ami : un faux autre) fera appel aux « ressources » des pathologies narcissiques addictives.
La solitude est un principe de la condition humaine en tant que la « plus originaire et plus constante expérience » (Grimaldi).
Il y a une différence entre la solitude, acceptable donc, et le sentiment de solitude. La solitude est un thème hyper investi par l’art, par l’histoire, par la fiction, par les mouvements littéraires. Le sentiment de solitude, par contre, est un ressenti durable qui concerne une réalité pragmatique, personnelle, intime, en particulier dans la clinique, clinique analysable dans le monde du soin (thérapeutique : étymologiquement « besoin ») et dans l’idée du soin (attention : étymologiquement « souci »).
Si la personne naît dans une parfaite dépendance par rapport à son environnement, dépendance qui correspond à la nécessité de nous adapter au monde, d’advenir au monde, un processus d’individuation acceptable, sécure, devra cependant s’instaurer pour que d’objet, de l’autre, de soin, d’amour, ou de haine, de négligence, la personne puisse devenir sujet, d’elle-même, de son histoire, de son discours.
A ce titre, il faut que la personne comprenne qu’il y a autre chose à décliner que la plainte, nécessaire mais pas suffisante, et que tout ne peut pas être dépendant ou investi en l’autre. Il n’y a pas que la voix, de l’objet, il y a la voie, du sujet.
Ceci se fait au cours d’un apprentissage idéalement étayé par l’autre, mais souvent, pour la personne qui s’isole, un apprentissage construit de bric et de broc, c’est-à-dire de ses expériences et, surtout, dans ce qu’elle peut faire de ses expériences, selon qu’elle a été suffisamment aimée ou détestée, ou négligée. En psychanalyse cet apprentissage est un des domaines investis par le préconscient.
De ces premiers affects reçus, la personne pourra investir à la fois son narcissisme et le monde de l’autre au travers d’un sentiment de sécurité qui va déterminer ses rencontres, acceptables, avec la distance, l’isolement, la solitude.
Si ce premier environnement humain, de la mère, du père, a été insuffisamment sécure, ou même partiellement défaillant, l’enfant n’aura pas un objet de projection fiable, sur lequel il pourrait facilement s’appuyer pour se construire en tant que sujet (toujours cette intersubjectivité décrite par les philosophes du langage). Il devra désormais trouver la possibilité de cet objet en lui-même et par lui-même.
Le sujet doit être distancié affectivement parce qu’il aura eu un amour nécessaire et suffisant, il pourra donc se trouver sécure d’abord par lui-même et indépendant de l’excès d’amour, de haine, de négligence de la part de l’autre. Sinon, il devra faire la balance entre la possibilité de puiser dans les ressources proposées par l’autre et les ressources, à trouver, en devenir de soi.
Secondairement, si la haine ou la négligence n’ont pas investi trop profondément, souvent grâce à l’amour donné par l’autre parent suffisamment aimant, ses images intrapsychiques de soi et de l’autre, la relation à l’autre sera elle-même sécure, c’est-à-dire proximale si la confiance est au rendez-vous, ou distale si l’autre est hostile. Dans tous les cas, la relation est, peut être, doit être, distanciée.
A l’inverse, si la personne a été privée de soin, de compréhension, d’empathie dans son enfance et dans son adolescence, elle gardera une vulnérabilité longtemps, jusqu’à ce que sa propre maturité psychique, à condition qu’elle se développe dans une ou deux relations de qualité, marquée par des limites, des cadres, des valeurs, lui permette d’accéder à une solitude non dépressive, non angoissante : une solitude acceptable.
Le sentiment de solitude, quant à lui, renvoie à l’angoisse, qui elle-même, renvoie à la séparation, à la privation, affects mortifères et de souffrance différents de la solitude qui renvoie au manque, moins douloureux, qui lui-même, grâce à la dynamique vitale qu’il présuppose, renvoie au désir.
Le sentiment de solitude, plus que la solitude, donc, implique une privation ancienne qui étayera en strates successives un narcissisme défaillant, lequel sera faussement comblé (là aussi saturé) par les faux amis des pathologies addictives, perverses, sociopathiques, limites, ou par les troubles de l’humeur, dépression, manie, mélancolie.
Incidemment, le sentiment de solitude pour les personnes âgées en particulier peut se compliquer d’un mécanisme d’étrangeté, étrangeté fondée sur la distance qui se crée entre elles et un monde qui, trop construit sur les liens sociaux et les contraintes de rôle et pas suffisamment sur la conscience de ressources internes au sujet ou externes eu égard à des relations défaillantes, les fait glisser vers l’indifférence, à l’autre, de l’autre et, plus mortifère encore, à soi-même.
Ici, nous pouvons parler à nouveau de la distanciation, dans la mesure où il est possible d’établir une distance avec ses propres habitudes de souffrance pour faire de la solitude une alliée, en exploitant et en aimant sa solitude.
Cette solitude remplie, plus que d’une capacité à être seul, d’un travail sur soi et d’amour de soi, amour ponctué par la toujours possible rencontre de l’autre de qualité, solitude consolidée d’activités artistiques, manuelles, intellectuelles, de pensées identitaires toujours possiblement actuelles et en devenir, de relâchements récupérateurs aussi, peut être la condition d’existence d’un univers intérieur constitutif d’une vie personnelle indépendante assumée.

Nicolas Koreicho – Septembre 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

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