Cette page déroule les 10 dernières publications de l’IFP de façon antéchronologique, les plus récentes étant situées en haut de page. Une autre taxinomie est proposée dans Publications.

Au-delà du burn out

Charlotte Lemaire – Février 2024

« Un nouveau mot est toujours une bénédiction pour croire éviter les redites. »
Paul-Laurent Assoun

Edvard Munch, Le cri, 1893-1910, ©Munchmuseet, Oslo

Résumé

Saisir les enjeux psychiques de ce que recouvre un burn out nécessite de passer outre les stéréotypes et autres conceptions populaires, pour voir tout ce qu’il n’est pas, à commencer par un seul syndrome d’épuisement professionnel. Pas plus que la cause directe d’une quantité trop importante de travail, ou d’un seul souci de performance et de productivité, un burn out n’est pas provoqué uniquement par les demandes incessantes et surréalistes d’un ou plusieurs supérieurs hiérarchiques. Il s’agit ici de démontrer que le burn out, au-delà de ce qu’il désigne vaguement, est avant tout un effondrement dépressif pressenti par la réactualisation d’un lien spécifique et non élaboré.

Plan :

Introduction

  1. Le mot n’est pas la chose
    1. L’effondrement dépression
    2. La thèse du burn out : un agrippement au manifeste
  2. Enjeux narcissiques
    1. Causes manifestes du burn out
    2. Illusion de toute-puissance et registre narcissique
  3. Au-delà du burn out
    1. Répétition et type de choix d’objet
    2. L’échec de la mission

    Conclusion

Introduction

Le burn out, énième anglicisme communément admis, fait parler de lui. À contresens, certes, de l’esprit d’immédiateté et d’hyper-productivité actuel, il ne s’agira pas ici de proposer de solutions pour l’éviter, ni de conseils pour passer à autre chose – énième expression aussi courante qu’illusoire. Peut-être serait-il pertinent, sinon moins dommageable, d’interroger ce que recouvre un burn out, à commencer par l’identification de ce qu’il n’est pas. En effet, la méthode psychanalytique consistant en une investigation de ce qui ne se dit et ne se voit pas, nul n’est surpris lorsque la clinique vient démontrer qu’un burn out ne se résume pas au seul « syndrome d’épuisement professionnel » que désigne sommairement le concept.

I. Le mot n’est pas la chose

1. L’effondrement dépressif

L’on parle aujourd’hui de burn out pour désigner un état d’épuisement physique et psychique, provoqué par une charge excessive de travail. La clinique démontre que pendant une période plus ou moins longue, le sujet investit presque exclusivement ses tâches professionnelles, au détriment du moi, le tout sur fond d’anxiété. La frustration grandit à mesure que le sujet redouble d’efforts sans jamais que le résultat s’avère celui escompté. Porté par l’espoir que l’intensification de son investissement change la donne, il va, au contraire, développer des sentiments mêlés d’inaccomplissement et d’impuissance grandissants. À mesure que l’autodépréciation s’installe, l’humeur se trouve altérée. L’énergie psychique et celle physique s’amenuisent progressivement, jusqu’à s’épuiser tout à fait, constituant par-là le point d’acmé du burn out.

Le Larousse définit le burn out par un « syndrome d’épuisement professionnel caractérisé par une fatigue physique et psychique intense, générée par des sentiments d’impuissance et de désespoir »[1].
D’après le Guide d’aide à la prévention intitulé Le syndrome d’épuisement professionnel ou burnout[2], fruit de la collaboration de l’INRS, de l’Anact, et d’enseignants chercheurs et experts de terrain, un burn-out se traduirait par un « état d’épuisement professionnel (à la fois émotionnel, physique et psychique) ressenti face à des situations de travail ”émotionnellement” exigeantes ». Plus loin, on lit que « [s’]il existe une diversité de situations vécues par des travailleurs, toutes sont à analyser au regard du travail, des conditions de son exercice et des multiples relations (relation client, relations entre collègues, relations avec la hiérarchie, etc.) qui se nouent et se dénouent en milieu professionnel ».
Quelles que soient les autres sources consultées – qu’il s’agisse, pour n’en citer qu’une poignée, du Robert, du site de l’Académie Française, ou de celui de l’INRS – ou qu’il s’agisse de ce que l’on entend et lit à ce propos, les définitions du burn out mettent en évidence deux caractéristiques particulières : d’une part, il s’agit d’un état de fatigue, tout au plus d’un épuisement, et d’autre part, celui-ci serait inhérent au champ professionnel. 

Souvenons-nous toutefois des mots de Diderot : « Un mot n’est pas la chose, mais un éclair à la lueur duquel on l’aperçoit »[3].
En effet, l’humeur triste, la fatigue, le repli sur soi, l’anxiété, la perte d’intérêt, de plaisir et de désir, sont autant de manifestations qui permettent raisonnablement d’avancer que le sujet dont on dit aujourd’hui qu’il a « fait un burn out », est déprimé. Si l’on renonce à se cantonner au manifeste pour prendre le parti de chercher du côté des enjeux psychiques inconscients, l’on s’aperçoit, dans un premier temps, que le sujet en proie au burn out est un sujet dont le moi s’est effondré, parce que l’équilibre narcissique – précaire – a rompu, que l’énergie psychique a chuté, de même que les mécanismes de défense se sont affaissés. Dans certains cas, l’effondrement peut être même physiquement observable, à en juger par la peine qu’éprouve le sujet ne serait-ce qu’à « tenir debout ». En d’autres termes, un burn out, plus qu’un seul syndrome d’épuisement professionnel, n’est en rien différent d’un effondrement dépressif.

Celui-ci, dans ce cas précis, voit l’une de ses particularités éclairée par la théorie de la crainte de l’effondrement de Winnicott[4]. Angoisse agonique, massive, et archaïque, que l’auteur désigne par « breakdown », la crainte de l’effondrement renvoie à l’échec de l’organisation d’une défense, à une époque de dépendance totale du sujet à son environnement, devant « l’état de chose impensable » rencontré par un moi qui n’est alors que prémices du moi. La crainte de l’effondrement, telle qu’elle se manifeste ensuite, est donc celle de quelque chose qui a déjà eu lieu, mais qui, n’ayant trouvé de lieu d’inscription psychique, reste tout à fait méconnue du sujet et impensable par lui. Dans ce cas, c’est contre « l’effondrement de l’institution du Self unitaire » que s’érigent les défenses. Autrement dit, le moi, dont toute l’organisation se voit menacée, met en place des défenses contre son propre effondrement. C’est précisément cette lutte menée contre l’effondrement du moi qui semble faire écho à ce qui est observable dans le burn out, notamment lorsque le sujet redouble d’efforts et intensifie son investissement dans les tâches professionnelles, comme pour se défendre activement contre ce qui va advenir – bien que ce soit alors ce qui va précipiter la chute. 
Mais « il n’y a pas de fin que l’on ait touché le fond, et que l’on n’ait fait l’épreuve de la chose redoutée », écrit Winnicott. Pour lui, autant que la remémoration et la levée du refoulement incarnent l’un des enjeux de l’analyse des patients névrosés, le sujet en proie à la crainte de l’effondrement doit faire l’expérience de cette chose passée, dans le présent et dans le transfert. Dans ce cadre, l’effondrement tant redouté se produisant finalement, offrirait alors une issue salvatrice. Sur ce dernier point, peut-il en être de même pour le sujet dont le burn out a mené à l’entreprise d’une analyse ?

2. La thèse du burn out : un agrippement au manifeste

Il est clair que le concept de burn out, tel qu’il est défini aujourd’hui, exclut sans ménagement ce qui est de l’histoire personnelle et de la réalité psychique du sujet. Au contraire, ce concept, duquel toute analyse semble bannie, repose sur une description sommaire promue par un agrippement au manifeste. Précisément parce qu’il est question de s’en tenir à ce qui est observable, désigner par « burn out » cette situation si particulière et si profondément source de souffrance, revient à prendre le mot pour la chose. Ainsi, maigres sont les chances, pour le sujet invité à ne prêter attention qu’à un plan – manifeste, qui plus est – de sa vie, de tirer davantage qu’une compréhension partielle et imprécise de ce qu’il traverse.
Dans le guide d’aide précédemment évoqué, dans la rubrique intitulée « Après la phase ”d’arrêt maladie” et de retrait : la préparation du retour à l’emploi », des solutions, toujours inhérentes au champ professionnel, sont proposées parce qu’ « il faut pouvoir éviter tout risque de rechute »[5]. Projet ambitieux sinon utopique, et qui, tant que persistera cet agrippement au champ du manifeste, n’aura d’efficacité que dans la précipitation de ladite rechute.

Une dépression, pour Juan David Nasio, « ne peut être déclenchée par un événement douloureux que chez une personne déjà vulnérable à la souffrance dépressive »[6]. Il distingue en effet deux types de causes psychiques de la dépression : celles déclenchantes et celles latentes. Les premières correspondent à l’événement douloureux, et les deuxièmes, plus « difficilement repérables », constituent la « fragilité affective du sujet », c’est-à-dire le terrain de prédisposition à la dépression. Ainsi, la dépression prend racine dans « un choc émotionnel souvent difficile à repérer », renforçant par-là notre intuition quant à l’insuffisance de la thèse du burn out lorsqu’il s’agit d’appréhender le sens et les origines de la souffrance en cause.
Par ailleurs, J. D. Nasio le précise, et la clinique n’a de cesse de le démontrer : la cause déclenchante d’une dépression peut être de tout ordre. Il peut s’agir d’un événement grave (un décès, par exemple), autant que d’un événement manifestement moins grave (avoir égaré ses clés). De fait, adhérer à la thèse du burn out comme seule cause de la souffrance du sujet, s’avère aussi absurde que de s’en tenir à la conclusion selon laquelle un patient est en dépression parce qu’il a égaré ses clés.

II. Enjeux narcissiques

1. Causes manifestes du burn out

L’expérience clinique, autant que les récits informels entendus au quotidien, démontrent que, selon l’opinion populaire, les causes qui ont mené à l’installation d’un burn out coïncident systématiquement avec la responsabilité – exclusive, de nouveau – des supérieurs hiérarchiques et du cadre de travail.
D’une part, en effet, dans les tout premiers temps d’une psychothérapie ou d’une analyse dont l’entreprise fut motivée par l’installation d’un burn out, le patient met l’accent, bien souvent, sur deux points : la place prise dans sa vie par le travail, et le rôle d’un ou plusieurs supérieurs hiérarchiques dans la situation qu’il traverse. Il insiste sur le poids des demandes incessantes, surréalistes et souvent incohérentes de son supérieur, auxquelles il a tenté, en vain, de se plier.
Dans un premier temps, le patient est convaincu que ce qui l’a conduit au burn out – non encore perçu et nommé par lui comme un effondrement dépressif à ce moment – réside uniquement dans les demandes incohérentes et irréalisables que le supérieur hiérarchique, tenu pour responsable, lui a adressées.
D’autre part, notons à propos du guide d’aide à la prévention cité plus haut, que les recommandations qui y figurent sont adressées « à l’employeur, aux directions des ressources humaines, aux organisations syndicales et aux autres acteurs de l’entreprise »[7]. D’autres sites internet tels que celui du gouvernement ou celui de l’INRS proposent des guides et articles destinés à prévenir les risques d’épuisement professionnel des employés, et sont, eux aussi, adressés à l’employeur. Nous n’avons rien trouvé de semblable qui fut adressé à l’employé ; cependant, l’on est facilement redirigé vers la liste des lois supposées le protéger, et vers des listes d’obligations incombant à son employeur.

Dès lors, ce qui est nettement perceptible, c’est qu’avoir « fait un burn out » semble tout naturellement s’accompagner d’une responsabilisation de l’autre et d’une victimisation du sujet concerné. Ce dernier, déjà largement mis à mal par ce qui s’apparente à une déferlante d’injonctions paradoxales, est désormais infantilisé sinon nié dans sa singularité et sa souffrance, par l’incontestable déresponsabilisation que lui prête l’opinion publique qui, au profit du renforcement d’une idéologie, achève de le passiver.
Non seulement le sujet se voit coupé de son expérience propre, mais le risque de la répétition se voit alors accentué, en ceci que cette déresponsabilisation induit de négliger un élément central et déjà sous-entendu par le type d’investissement du sujet pour son objet : l’illusion de toute-puissance qui l’a mené à se croire capable de réaliser l’impossible – nous y reviendrons.

Que des employeurs et des supérieurs hiérarchiques abusent de leur pouvoir, tyrannisent leurs employés, emploient ce qu’il faut d’effort pour rendre l’autre fou[8], n’est plus à prouver. Il ne s’agit pas de le contester, pas même de le remettre en question. En revanche, expliquer l’effondrement dépressif du sujet qui a manifestement surinvesti ses tâches au travail, par la seule demande exagérée d’un chef, est aussi illusoire et dangereux – nous insistons sur le caractère dangereux – que de l’expliquer par un seul souci du travail bien fait et/ou de performance accru. À ce propos, Paul Laurent Assoun, mettant le burn out à l’épreuve de la psychanalyse[9], démontre méticuleusement le « caractère foncièrement insuffisant de la thèse du surmenage ». En effet, d’après lui, « ce n’est en aucun cas l’excès de travail qui mécaniquement ferait que le sujet tombe malade », au contraire. Nous pouvons, à ce propos, nous souvenir des mots de Voltaire : « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice, le besoin »[10].

2. Illusion de toute-puissance et registre narcissique

Pour P. -L. Assoun, qui invite à chercher « du côté de la fonction idéalmoïque », le burn out est « une pathologie surmoïque » qui se traduit par un épuisement provoqué par l’acharnement avec lequel le sujet s’applique à tenter de répondre à la demande l’autre. Pour tenter de saisir ce qui, en amont, aurait provoqué l’effondrement relatif au burn out, il nous faut, en effet, partir du thème de la demande de l’autre.

En séance, dans un premier temps du moins, il arrive que le patient justifie son acharnement au travail par des « craintes » spécifiques : celle d’accroître la charge de travail de tel collègue s’il ne fait pas telle tâche à sa place, celle de décevoir tel autre collègue, celle de peiner ou irriter autrui, etc… Il est clair que nous ne pouvons raisonnablement pas considérer ces craintes, autant que le souci de performance et de productivité, ou encore la pression de l’employeur, comme motifs à même de rendre compte, à eux seuls, du surinvestissement observé. Toutefois, ces craintes tiennent leur importance, en ceci qu’elles esquissent déjà des angoisses de perte.

L’on s’aperçoit, à travers le récit du patient, que le regard, la considération, la perception que l’autre aurait de lui, jouent un rôle déterminant pour le narcissisme. Plus précisément, tout se passe comme si la survivance du narcissisme tenait à la capacité du sujet à répondre à la demande de l’autre – du moins, à ce qu’il prend comme tel. Il est clair que s’investir de cette mission repose sur une illusion : celle d’être à même de réaliser l’impossible. Et c’est bien cette illusion, qui n’est pas sans évoquer celle de toute-puissance infantile, qui constitue le terreau de la problématique. D’une part, elle indique que l’investissement est d’ordre narcissique. D’autre part, elle révèle que le surinvestissement n’est pas tant porté sur le travail, comme on pourrait le supposer au premier abord, mais sur la demande de l’autre.

C’est précisément lorsque cette illusion se transforme en désillusion, que l’effondrement surgit.
Pour J. D. Nasio, la dépression est une réaction à la perte d’une illusion[11], et exprime, quel que soit l’élément déclencheur, une perte d’amour. Pour cause, « le Moi […], se sentant amputé d’un objet d’amour qu’il vivait comme une partie vitale de lui-même, se déconstruit et s’effondre ». Dans le cas du burn out, le sujet se heurte donc à une double désillusion : celle selon laquelle il serait à même de répondre à la demande de l’autre, et celle selon laquelle il lui est donc indispensable – tel que cet objet lui est narcissiquement indispensable. Pour J. D. Nasio, « tout le problème est là, dans l’idéalisation de soi ».

III. Au-delà du burn out

1. Répétition et type de choix d’objet

De cette insistance avec laquelle l’on tend à associer les causes d’un burn out au seul champ professionnel, transparaît une volonté de les isoler radicalement de tout élément biographique, voire de tout ce qui, de près ou de loin, impliquerait le sujet. Mais qu’elle appartienne au discours du patient ou à celui populaire, cette démarche de désolidarisation n’est pas sans évoquer une forme de résistance, voire un recours au clivage. Ces derniers ne s’érigeant que face à un sentiment de menace caractéristique de l’angoisse, la seule manifestation de cette stratégie défensive laisse alors entendre le contraire de ce qu’elle prétend.

D’une part, le burn out étant, comme nous avons tenté de le démontrer, un effondrement dépressif provoqué par la perte d’une illusion dont le socle est l’investissement narcissique à l’objet, l’on devine déjà que cet épisode douloureux n’est pas un élément isolé, indépendant, et imprévisible dans la vie du sujet – contrairement à ce qu’indique la théorie du burn out.
D’autre part, nous évoquions précédemment le rôle, dans ce qui a mené à cet effondrement dépressif, de l’investissement de la demande de l’autre. Dès lors que nous consentons à « rechercher, plutôt que patauger dans l’affect »[12], que l’on s’emploie donc à décoller progressivement le patient des thèmes du burn out et du travail, celui-ci fait le récit d’autres plans de sa vie (la famille, l’enfance, les relations amoureuses, etc…), et l’on s’aperçoit de la prédominance, à nouveau, de la demande de l’autre.
Que les demandes soient explicites ou supposées, le récit fait apparaître un dévouement du patient à son entourage, soit par le biais de réponses systématiques aux sollicitations aussi nombreuses qu’exagérées de la part de certains proches avec lesquels il entretient une relation basée sur la dépendance, soit par le biais de services que le patient propose de rendre à autrui, même quand il n’a pas été sollicité. Et bien que parfois conscient du caractère inadapté des demandes explicites de l’autre, le patient s’investit pourtant tout naturellement de la mission d’y répondre. Il fait en fonction d’autrui, à ses dépens.
En d’autres termes, le dévouement et l’agrippement à la demande explicite ou supposée de l’autre, mécanismes clés dans ce qui a mené le sujet au prétendu burn out, n’est définitivement pas inhérent à cette situation douloureuse et donc à la sphère professionnelle, étant donné qu’ils sont également observables dans les relations d’ordre personnelles. Et ce, probablement parce que les pôles professionnel et personnel sont moins dissociables que la tendance ne le prétend.

Il n’est pas rare, nous le disions, d’observer, dans l’histoire et dans l’entourage du sujet, une ou plusieurs personnes requérant d’innombrables services, le sollicitant en permanence, et ce, sans forme apparente de réciprocité. Probablement le thérapeute, l’ami, ou « l’accompagnant », partisans de la thèse du burn out formuleraient-ils, ici, une critique sévère quant à cet entourage qui, sans scrupule, profite de la profonde gentillesse et de l’immense empathie du sujet concerné. Dans les registres du sommaire et de l’apparent, il faut bien des fautifs, et ce sont forcément les autres.

D’un point de vue analytique, c’est l’expression d’un au-delà du principe de plaisir qui est à considérer dans cette configuration où le rôle du type de choix d’objet et de la répétition semblent largement en cause. En effet, comment se fait-il que le patient se trouve ainsi sollicité par ses proches, ou encore, par son employeur ? L’argument du hasard étant bien entendu exclu, l’analyse doit s’orienter sur le type de choix d’objet. Pour cause, l’existence-même de ces sollicitations, aussi nombreuses que grotesques, semblent traduire une grande sensibilité du sujet à la demande de l’autre, certes, mais aussi une forme « d’autorisation » donnée à ce que celle-ci lui soit adressée. Plus exactement, au-delà de l’autoriser et de tenter d’y répondre, le sujet semble agrippé à la demande au point de chercher inconsciemment à la susciter, le conduisant alors à favoriser les relations (personnelles comme professionnelles) basées sur le besoin et donc, la dépendance. Dès lors, l’appui narcissique étant non seulement trouvé mais aussi recherché dans l’agrippement à la demande de l’autre, l’absence de réciprocité évoqué plus haut n’est qu’apparent.
Pour ce qui est de la répétition, ou compulsion de répétition, celle-ci se définit, d’après le Vocabulaire de la psychanalyse[13], comme le « processus incoercible et d’origine inconsciente, par lequel le sujet se place activement dans des situations pénibles, répétant ainsi des expériences anciennes sans se souvenir du prototype et avec au contraire l’impression très vive qu’il s’agit de quelque chose qui est pleinement motivé dans l’actuel ». Dans le cas qui nous intéresse ici, la répétition réside dans le lien à l’objet – le lien reposant, d’emblée, sur la répétition de modalités relationnelles anciennes. Ainsi, le sujet qui a fait un burn out réédite un type de relation à l’objet, un lien à l’autre beaucoup plus ancien, dans ses relations « personnelles » autant que dans celles professionnelles.

2. L’échec de la mission

D’après Nasio, « il n’est de dépression que sur fond d’un amour narcissique exacerbé », où le narcissisme exacerbé, ici, est celui, primaire, et traduit l’atrophie de celui secondaire. Ainsi, le narcissisme, tributaire de la demande de l’autre, se maintient à peu près tant que le sujet est entretenu, sur fond de différenciation moi/non-moi incomplète, dans l’illusion toute-puissante de pouvoir y répondre.
Dans le cas du burn out, la désillusion est brutale. Pourtant, nous savons bien, grâce aux travaux de Winnicott[14] notamment, la nécessité pour le développement psycho-affectif et pour le moi, que la désillusion s’effectue progressivement. Dans le cas qui nous intéresse ici, ni la créativité – la pulsion reste inemployée – ni la solidité des objets internes, ne sont à même de soutenir la frustration et l’élaboration de l’absence, inhérentes à la désillusion. Plus que la seule perte de l’illusion, la radicalité de celle-ci semble donc participer au déclenchement de l’effondrement dépressif.

Ainsi, bien qu’il souffre manifestement de cette situation, le patient qui a « fait un burn out » semble, inconsciemment, et par le biais du type de choix d’objet et de la répétition qu’il agit, avoir alimenté activement sa propre souffrance. Le burn out apparaît alors comme un épiphénomène, qui, dans l’histoire du sujet concerné, n’a d’inédit que l’effondrement dépressif, lequel coïncide donc avec le moment où la mission dont s’était investi le sujet – mission reposant sur la capacité à répondre au désir de l’autre – s’avère un échec. Par-là, et en tenant compte du rôle central de la répétition et du type de choix d’objet, n’apparaît-il pas qu’un burn out s’installe précisément parce qu’un terrain de prédisposition le permettait ? 
Par ailleurs, ce mode d’investissement n’étant pas inhérent à l’objet-travail – sauf, bien sûr, si l’on persiste à parler de burn out –, peut-on supposer que si l’effondrement dépressif n’avait pas été déclenché dans le cadre professionnel, il l’aurait été, de toute façon, à une autre occasion ?  Compte tenu du fait que l’objet est investi en tant que prothèse narcissique, mais que cette dernière ne peut jouer son rôle que dans le cas où le sujet parvient à combler le désir de l’autre – ce qui, bien entendu, s’avère impossible –, la chute semble, en effet, d’ores et déjà annoncée.

Si l’on veut conduire le patient reçu à cette occasion en psychothérapie, à donner sens à ce qu’il vit et à saisir la potentialité subjectivante de l’effondrement dépressif qu’il traverse, il semble nécessaire d’abandonner l’hypothèse d’après laquelle cet événement douloureux serait indépendant du reste de son histoire. Pour cause, en regardant au-delà de ce que ce concept donne à voir, l’on s’aperçoit qu’il est avant tout le fruit de la réactualisation d’un lien du passé, dans le présent.
N’étant ni plus ni moins qu’une incitation au déni, le burn out s’avère, in fine, un concept dangereux, en ceci qu’il alimente, à lui seul, les mécanismes psychiques qui l’ont provoqué. En effet, en éloignant le sujet de tout ce qui pourrait lui permettre de penser et se penser, prolongeant par-là l’impossible individuation-subjectivation, il permettra, tout au plus, d’offrir à la répétition de beaux jours devant elle. En effet, l’analyse du concept de burn out, autant que celle du processus qui a conduit le sujet à cet effondrement dépressif, posent toutes deux la même question : où est le sujet ?

Conclusion

Le concept de « burn out » a vu le jour dans le courant des années 70. Bien que les informations diffèrent selon la source consultée lorsqu’il s’agit de désigner celui qui en fût le précurseur, se démarquent presque systématiquement les travaux du psychiatre et psychanalyste américain Herbert J. Freudunberger, lesquels furent élaborés à partir de ses observations des soignants de la free clinic qu’il dirigeait à l’époque. À sa suite, la psychologie sociale se saisit du concept et en poursuivit l’exploration, par le biais de Christina Maslach notamment, qui publia une étude et proposa une méthode (le Maslach Burnout Inventory) permettant, via un questionnaire, de mesurer l’épuisement professionnel – lequel questionnaire, à l’époque, s’adressait aux professionnels de santé. Depuis, nombreux sont ceux qui se sont emparés du concept, et aujourd’hui, « burn out » est entré dans le langage courant.

Abréger ce qui est de la genèse et de l’histoire du burn out est ici un choix délibéré. Celles-ci font déjà l’objet d’un grand nombre d’articles, et il ne serait pas pertinent de s’y consacrer davantage, dans un développement consistant précisément à se distancier de ce concept. Toutefois, l’histoire de l’apparition du burn out a ceci d’intéressant qu’à l’époque, le trouble fût observé et décelé en premier chez des professionnels du secteur de la santé (éducateurs, infirmiers, etc…). Les symptômes, parmi lesquels l’épuisement physique et celui psychique, se manifestaient particulièrement chez des personnes dont le travail consistait à accompagner, à venir en aide, à porter assistance, à un autre dans le besoin. Il est clair que le choix d’un métier dont les principales fonctions sont celles-ci n’est, là non plus, pas le fruit du hasard, et témoigne déjà d’une certaine préoccupation pour l’autre, d’une place particulière accordée à la demande de l’autre, qui surpassent la seule empathie.

La théorie du burn out – qui, poussée à l’extrême, prend des allures de théorie du complot – s’illustre ici par les assertions aussi dangereuses que tristement populaires sur lesquelles elle repose. Une patiente reçue en psychothérapie – dont l’entreprise fût motivée par cette problématique – semble l’avoir saisi, lorsqu’à la fin d’une séance, elle a exprimé le souhait de « ne plus nommer ce qui [m’est] arrivé par “burn out“ », estimant que « c’est bien plus que ça ». Souhait que l’on conçoit aisément, compte tenu de l’euphémisation de la souffrance du sujet, associée au déni de l’histoire personnelle et de la réalité psychique, qu’induit automatiquement cet énième concept aléatoire qui, à lui seul, achève de déposséder le sujet en l’invitant à s’abstraire de toute élaboration.

Charlotte Lemaire – Février 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Dictionnaire Larousse. En ligne :
[https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/burn_out/10910385#:~:text=et%20de%20désespoir.-,burn%20out%20n.m.%20inv.,fatigue%20physique%20et%20psychique]

[2] DGT, Anact, INRS, « Le syndrome d’épuisement professionnel ou burnout », Guide d’aide à la prévention, mai 2015. En ligne : [https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Exe_Burnout_21-05-2015_version_internet.pdf]

[3] Denis Diderot, Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau, volume X des Œuvres Complètes, Paris, Garnier, 1876.

[4] Donald Woods Winnicott, (non-daté), « La crainte de l’effondrement », La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Nouvelle Revue Française, Gallimard (2002), p. 205 à 216.

[5] DGT, Anact, INRS, op. cit.

[6] Juan David Nasio, « La dépression est une réaction à la perte d’une illusion », Cliniques, 2012/2, n°4, p. 100-113.

[7] DGT, Anact, INRS, op. cit.

[8] Harold Searles, L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1997.

[9] Paul-Laurent Assoun, « Le burn out à l’épreuve de la psychanalyse », Corps et Psychisme, 2020/2, n°77, p. 9-26.

[10] Voltaire, Candide ou l’optimisme, Paris, Gallimard, 2003, (1759).

[11] J. D. Nasio, art. cité.

[12] P. -L. Assoun, art. cité.

[13] Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, coll. « dictionnaires Quadriges », 2007.

[14] Donald Woods Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1976.

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Science et psychanalyse : discours, corps, symptôme

Guy Decroix – Janvier 2024

Léonard de Vinci, L’homme de Vitruve, 1492, Gallerie dell’Accademia de Venise (cabinet des dessins et estampes), Venise

Sommaire :

Introduction
Entre deux discours : scientifique et psychanalytique 
– Discours scientifique
– Discours psychanalytique 
Entre deux corps : corps somatique et corps de jouissance
– Le corps du discours médical
– Le corps du discours psychanalytique 
Entre deux symptômes
– Approche somatique du symptôme 
– Approche psychanalytique du symptôme 
En guise de conclusion

Introduction

Dans la préface de l’ouvrage de Christophe Dejours[1] Entre biologie et psychanalyse, François Dagonnier évoquait une « faute inexpiable » pour avoir tenté une « discussion interdite » qui remettait en cause jusqu’alors « les doctrines, les territoires et les frontières » en abordant la question du corps dans son double registre biologique et érotique.
En effet, les biologistes demeurent monistes, considérant l’âme comme inexistante ou incarnée dans le fonctionnement cérébral, en opposition au dualisme freudien envisageant la pensée humaine déterminée d’une part par la biologie mais relevant aussi du psychique, du sens, du rapport à l’autre.
Notre propos tentera de revisiter et comparer quelques soubassements des discours scientifiques (biologique et médical) et psychanalytique, pour illustrer le fonctionnement de ces discours dans le registre du corps et les symptômes associés. En guise de conclusion nous évoquerons le transgenrisme, en tant que symptôme sociétal affectant le corps qui nous autorisera à poser la question de la subjectivité de notre époque et du caractère politique de la psychanalyse.

Entre deux discours : scientifique et psychanalytique

– Discours scientifique

Quelques spécificités de ce discours :
Tout discours scientifique use de concepts monosémiques. Ce langage qui opère hors de la psyché ouvre au fonctionnement performant de la physique contemporaine. Ainsi, l’énergie qui est « une grandeur qui mesure la capacité d’un système à modifier un état, à produire un travail entraînant un mouvement » ne souffre pas d’interprétation, en opposition au concept littéraire ou psychanalytique. Ce discours se caractérise par la visée constante de l’objectivité, la rigueur, la méthode spécifique dite expérimentale (identification d’une problématique, définition d’une méthode, formulation d’hypothèses, expérimentation, analyse des résultats et conclusion) et s’appuie sur des procédés variés (démonstration, réfutation, comparaison).
Karl Popper, théoricien de la « falsifiabilité » épistémologique propose le critère de réfutabilité pour distinguer la science de toute pseudo-science dans laquelle il classe la psychanalyse.
Comme nous venons de l’évoquer, l’activité scientifique procède par hypothèses. Elle ne consiste pas à vérifier ces conjectures mais s’efforce de réfuter ces propositions par l’expérimentation.
À titre d’exemple la proposition « tous les cygnes sont blancs » est réfutable et toute attitude scientifique consistera à repérer un seul cygne noir invalidant cet énoncé. A l’inverse, la proposition « Dieu existe » peut-être vraie mais non scientifique car non réfutable selon le critère poppérien de la science. Ainsi, nous n’obtiendrons jamais la certitude de la véracité d’une théorie car toujours réfutable ou intégrable à un autre paradigme, à l’instar de la théorie newtonienne intégrée dans la théorie de la relativité générale d’Einstein. En revanche, nous pouvons avoir la certitude de la fausseté de certaines propositions telles que « tous les signes sont blancs ». Attitude scientifique qui évince tout dogmatisme. Tout énoncé scientifique n’est jamais qu’un savoir incomplet et ouvert. 

L’expérimentation et ses résultats généralement appliqués sur l’animal, par définition animé par des processus instinctuels sont difficilement transposables à l’humain mû par le pulsionnel.
Entreprendre un questionnement sur le comportement du rat dans un labyrinthe peut conduire à s’interroger sur ce qui reste de l’animalité de l’animal expérimenté, car dans la nature, point de rat drogué et enfermé dans un labyrinthe sous le regard de l’expérimentateur.
Lacan nous interroge sur le désir de l’expérimentateur dans le séminaire 20 « Le rat, le scientifique et la lalangue ». Le savoir, dit-il, se réduit à « un apprendre à donner un signe de sa présence d’unité ratière en appuyant sur un clapet ». Tout vient de l’extérieur. C’est l’expérimentateur qui sait ! C’est en quelque sorte l’animal perdu du rêve du scientifique. Une autre situation en lien avec la dimension instinctuelle de l’animal se présente avec la sexualité. L’animal est programmé dans sa sexualité qui lui permet un rapport sexuel dans une complémentarité par adéquation des instincts. Il inscrit ce rapport hors signifiant à la différence de l’humain pour qui le rapport sexuel n’existe pas dans l’inconscient, car les « parlêtres » sont divisés par le langage et séparés par leur mode de jouissance. Les sujets humains cherchent à s’unir dans la sexualité pour faire UN. La vie sexuelle est toujours hors programme préétabli, hors harmonie, et nous confronte à du non savoir, à la pulsion, à la jouissance, à la différence de la sphère de la conservation et de la reproduction. « Nous sommes alors frappés de quelques fêlures peu naturelles » a pu écrire Lacan. En d’autres termes, du mécanique, de l’adéquation du rapport sexuel se présente chez l’animal, qui permet à la science de mieux s’y repérer. En revanche, chez l’être parlant, point de semblable. Le champ du désir génère toujours du différent.
Le discours de la science est synonyme de progrès humain et de modernité en tant que la science aura permis à l’humanité de s’affranchir des contraintes de son environnement et de tenter d’éradiquer toute faille.
Il s’inscrit historiquement dans la métaphore cartésienne fondatrice de la science moderne, « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », métaphore sexuelle signant une certaine domination de la femme par l’homme. Phénomène reconduit aujourd’hui dans les technosciences.
Ce discours est de nature pulsionnelle où des forces libidinales poussent toujours au « plus de jouir ». On peut remarquer que les questions posées à la science portent moins sur la curiosité que sur la volonté de puissance ou de jouissance aliénant l’homme moderne à ce discours en tant qu’il prétend éliminer toute faille et toute énigme.
Ce discours est par ailleurs sous-tendu par un double fantasme : d’ordre œdipien, où le chercheur en culotte courte poursuit sa logique d’aller à son terme les yeux fermés, en ne voulant rien savoir de son destin, dans un déchaînement expérimental de la biomédecine où il s’agit moins de soulager la souffrance que de tenter de nous guérir de la condition humaine, et d’ordre prométhéen en s’emparant du feu, réalisant la bombe atomique dans une puissance mortifère. Certes, les comités d’éthique « instances surmoïques » semblent répéter « pas plus loin !» mais ne transmettent-ils pas subrepticement l’injonction « Jouis ! » et ne signent-ils pas un déficit symbolique sans précédent dans notre société ?Dans sa conférence à Rome de 1974, Lacan précise que « Le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce que l’on appelle l’humanité. La psychanalyse, c’est le poumon artificiel grâce à quoi l’on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de Jouissance du parler pour que l’histoire continue ».  En d’autres termes la technoscience génère de l’irrespirable pour le sujet et entrave son désir synonyme de respiration. Belle métaphore du poumon artificiel en une période récente où le virus du Covid a failli faire mourir la planète d’étouffement.
Si Freud évoque dans Le malaise de la culture cette capacité d’extinction, source d’angoisse, Lacan dans son séminaire sur l’éthique de la psychanalyse avance l’idée d’un effondrement de l’éthique sous-tendu par une pulsion de mort et présente la bombe atomique comme « la vérité de la physique » qui conduit à un anéantissement de l’humanité et de son support la planète.
Clotilde Leguil[2] rappelle qu’historiquement la notion de progrès chez Rousseau était perçue comme une maladie au sens où progresse un cancer qui risque d’anéantir l’individu et que cette frénésie innovatrice de la technoscience génère du toxique au point de rendre l’humanité irrespirable.

– Discours psychanalytique 

« Seule l’âme permet de percevoir l’essence des choses, le corps, lui, nous trompe. Ainsi, seule l’âme peut s’élever vers le bien et atteindre la vérité »
Platon

Cette citation pourrait illustrer le rôle de l’analyste, qui est engagé sur le versant du désir tourné vers l’avenir, à l’opposé de la jouissance axée sur le passé.  Il s’agit de susciter un désir de vérité de l’âme de chacun, face à l’omnipotence du discours scientifique qui vise la réduction de l’âme à de l’observable. Rappelons pour autant que la vérité est toujours du domaine du dit, elle n’est « pastoute » et ne peut être, comme l’énonce Lacan que de l’ordre du « mi dire ». Il n’y a pas de dire en vérité.
Le discours psychanalytique s’inscrit dans la rencontre intellectuelle des grandes découvertes du 19e siècle. On peut repérer ainsi le point de vue économique de l’énergie psychique comme héritier de la découverte de la thermodynamique. La psychologie de l’enfant naîtra du principe évolutionniste darwinien et de la loi biogénétique de Haeckel où l’embryogénèse récapitule la phylogenèse. Ce principe s’illustre par l’expression « l’enfant est le père de l’homme » du poète Wordsworth repris par Freud, où l’on repère une perspective génétique, à savoir que les premières expériences ne cessent de se répéter et historique où le sujet « fait du neuf avec du vieux », évocation du « bricolage » dans la thèse de François Jacob[3].

Rappelons la définition de la psychanalyse pour Freud[4] :
« Psychanalyse est le nom : 1) d’un procédé pour l’investigation de processus animiques, qui sont à peine accessibles autrement ; 2) d’une méthode de traitement des troubles névrotiques, qui se fonde sur cette investigation ; 3) d’une série de vues psychologiques, acquises par cette voie, qui croissent progressivement pour se rejoindre en discipline scientifique nouvelle ».
Ainsi cette nouvelle discipline qui se veut une science de la vie psychique inconsciente au même titre que les sciences de la nature vise l’amélioration de la vie du patient pour lui permettre de « travailler et d’aimer » d’un amour éventuellement sexué.
Le langage de la psychanalyse est la langue naturelle, centrée sur la parole du sujet désirant c’est-à-dire manquant, sur le tissage des mots et leurs signifiants, pour se saisir de l’émergence de l’inconscient. C’est un langage non consistant contrairement à la science car polysémique.
Le signifiant est équivoque et source de malentendus. Il s’agira de se brancher sur les deux registres, celui des significations du réseau social de la langue et celui du registre primitif (la « lalangue » de Lacan), source de lapsus, de cette « parole originelle…d’avant les mots » disait Artaud.  Lacan utilisait la métaphore de la passoire pour illustrer la notion de « Lalangue » que l’on envisagera particulièrement à l’occasion du chapitre sur le corps.
La méthode d’investigation est de type archéologique. La psychanalyse relève de l’archéologie dans la mesure où la méthode freudienne s’exprime par la recherche d’un passé enfoui, d’un désir de ramener le refoulé en surface. Freud comparait lui-même le travail de l’analyste à celui de l’archéologue qui, « d’après des pans de mur restés debout, reconstruit les parois de l’édifice »[5].
C’est également un art herméneutiquequi fait accéder à l’inconscient par l’interprétation, en travaillant sur l’hypothèse de la division du sujet entre conscient et inconscient.
La méthode de la cure basée sur le dire, qui contribue à prendre conscience des déterminismes inconscients, des désirs sexuels de l’enfance sources de symptômes, exige la règle de la sincérité absolue, en laissant advenir toute pensée hors censure, par la technique de l’association libre dans la stricte confidentialité. La parole censurée de l’un se libère pour tendre vers sa vérité, alors que la parole de l’autre se réduit à l’interprétation et ne dit rien de l’émetteur. Ce moment permet de pointer le respect du silence, qui autorise que quelque chose de l’émergence de la propre parole de l’analysant advienne. Deux remarques relatives à la cure : premièrement, dans une période où la place du « grand Autre » dans sa verticalité est forclose et tend à se déplacer vers une dépendance à l’horizontalité de l’opinion, l’analyste dans la cure pourrait occuper cette place du « grand Autre » comme lieu de la verticalité. Deuxièmement, il est intéressant de faire remarquer que pour Freud dans Introduction à la psychanalyse, des personnes doutent de l’efficacité d’une cure par la parole alors qu’ils reconnaissent « qu’avec des mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir ».
L’usage du transfert défini par l’extériorisation des conflits intrapsychiques, qui doit être démasqué comme tout symptôme, autorisera la transposition de la névrose de l’adulte en névrose de transfert analysable en termes de névrose infantile. Le « sujet supposé savoir » représenté par l’analyste qui néanmoins « en connaît un bout » précise Lacan fonde la demande de la cure. Cette place que l’analysant donne à l’analyste à qui il suppose un savoir sur sa souffrance, installe le transfert moteur de la cure. L’analysant se met alors à « aimer celui à qui il suppose le savoir ».
Ce discours se réfère à des états mentaux et non à des propriétés propres au discours scientifique. États mentaux appréhendés à des fins d’évaluation des capacités liées aux comportements, croyances, perceptions inhabituelles, troubles de l’humeur ou autres aspects de la cognition.
La psychanalyse est étrangère à la recherche des causes conscientes. Ainsi on peut travailler avec des enfants autistes sans connaître les causes de la pathologie. On sait que face à leur hypersensibilité qui entrave l’organisation de leur monde intérieur, ces enfants mettent en place des mécanismes de défense qui inhibent leur développement cognitif. Le travail abordera le desserrage de ces mécanismes.
Pour Lacan, le discours va au-delà de la parole et constitueune forme de lien social. Dans le séminaire l’envers de la psychanalyse il introduit quatre discours, celui du maître, de l’universitaire, de l’hystérique et de l’analyste
Ainsi, le discours de la science peut s’inscrire dans le discours hystérique, « Ils ont presque la même structure »[6] écrit Lacan, dans télévision, à cette différence que le savoir de la science s’élabore dans le réel, celui de l’hystérique serait « déjà là » dans l’ « Autre ». Le discours psychologique s’exprimerait dans le discours universitaire, mais où situer le discours psychanalytique qui n’apporte pas le progrès de nouvelles connaissances ?
Autant on peut soutenir que la structure du discours psychanalytique est l’interprétation, autant pour Christian Fierens[7] « le discours psychanalytique n’est pas le discours tenu par l’analyste, ni non plus le discours tenu par l’analysant. Il n’y a aucun analyste et aucun analysant qui tiennent le discours psychanalytique. C’est au contraire ce dernier qui les tient et les soutient ».  En d’autres termes ce discours sans consistance ne serait pas un discours. 
Bien des interrogations demeurent concernant le discours psychanalytique, telle l’interrogation sur l’acte thérapeutique ou non, sur les limites de la méthode cantonnée au domaine des névroses, sur le normal et le pathologique, en rappelant avec Georges Canguilhem[8] que le concept de pathologique n’est pas l’antonyme logique du concept de normal, car dit-il « la vie à l’état pathologique n’est pas l’absence de normes mais présence d’autres normes ». Le pathologique serait ainsi le contraire de sain. Autre interrogation : la dimension mythologique. Rappelons que Freud lui-même qualifiera ses théories de « mythologie » à propos de la doctrine des passions. Dans une lettre ouverte à Einstein il interroge celui-ci : « Toute la science de la nature ne revient elle pas à une sorte de mythologie » ?
Enfin, l’interrogation majeure pourrait porter sur la scientificité de la démarche freudienne. Notons d’emblée, que ces deux disciplines procèdent de la même démarche, mais se singularisent dans le rapport de leurs savoirs à l’origine. Alors que le savoir de la psychanalyse s’articule à son énonciation, celui de la science s’ampute de celle-ci, car le discours de la science par nécessité se caractérise par une forclusion du sujet.
Quels arguments militeraient en faveur de la scientificité de la psychanalyse ?
On pourrait retenir deux arguments : la capacité de rendre intelligible le réel et le possible remaniement des théories.  Si la science est d’édifier un savoir, au-delà des apparences et des illusions, de rendre intelligible le réel (que l’on ne connaît pas, le non su), par une méthode spécifique, alors la psychanalyse dont le but est également l’intelligibilité du réel de l’inconscient (dans les névroses par exemple), apparaît comme une science par sa méthode, par sa cure de parole. Freud, fondateur d’un nouveau savoir qu’il nomme « la jeune science », dans une « passion du réel », dans le sillage d’Ernest Renan, militant de la science, pour qui il s’agit « d’organiser scientifiquement l’humanité », montre le désir de s’approcher du « mystérieux réel » dans l’introduction de la pulsion de mort, d’en saisir les processus inconscients qui sont des morceaux de réel. Il ne s’agit pas de s’approprier tout le réel, ce qui serait une position totalitaire mais faire avec « les restes » que la science ignore. Précisons la position scientifique de « non savoir » de l’analyste animé d’un amour de vérité, d’une « passion de l’ignorance » dira Lacan, c’est-à-dire d’un « ne rien vouloir savoir ». Position opposée à tout maître. En second lieu, si le changement possible de paradigme est singulier dans le domaine scientifique, alors l’analyse freudienne pourrait présenter ce caractère scientifique en tant que la clinique qui s’élabore avec les patients est fondamentale au sens des fondations et n’hésite pas à remanier ses théories. Le fameux aphorisme de Charcot « La théorie c’est bon mais ça n’empêche pas d’exister ? » sera repris par Freud et Octave Mannoni qui rédigera un ouvrage sous le titre Ça n’empêche pas d’exister, ouvrage consacré à la pratique de la psychanalyse et du transfert. Lacan accentuera cette position ainsi énoncée « Il faut que chaque psychanalyste réinvente, d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant, que chaque analyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer[9] ». Cependant, Freud remaniera son développement de la théorie psychanalytique du moment en introduisant le concept de narcissisme de 1914 dans le cadre du traitement des psychoses.
Freud est le produit de la médecine scientifique qui découvre en qualité de conquistador le « continent intérieur » en nous, l’inconscient, non irrationnel mais domicilié dans la science. L’inconscient est un système psychique et non un principe métaphysique.
A cet égard, un moment particulièrement scientifique de la démarche freudienne pourrait s’exprimer dans la période inspirée de la neurobiologie dite « de la neurotica » ou théorie de la séduction élaborée entre 1895 et 1897, autorisant Freud à faire l’hypothèse du refoulement dans l’inconscient auprès des hystériques. Le titre initial était Psychologie à l’usage du neurologue dans une lettre à Wilhem Fliess[10]. L’hypothèse de la localisation cérébrale de sa neurotica sera abandonnée au profit du support matériel du langage dans la psychanalyse. Lacan empruntera plus tard cette voie en se distanciant de l’emprise imaginaire propre à une interprétation moïque.

Et que dire de certains concepts ? L’équation mathématique qui est une égalité entre deux expressions sur le mode A = B ne rencontre-t-elle pas son analogue dans les concepts psychanalytiques tels phallus = fèces = enfant = argent ? Ces équivalents pulsionnels renvoient à une pensée qui fonctionne sur l’égalité et l’identité.
La question du symbole pour être également être interrogée. Le scientifique invente le symbole d’une qualité qui est hors signifiant. E symbole de l’énergie dans E = MC 2 permet d’effectuer des équations avec des symboles hors langage. Le symbole en psychanalyse est lié entre autre à des conflits psychiques dissimulés. Il sert à écrire une équation qui est marquée d’une contradiction interne. Le symptôme n’est-il pas une tentative d’écrire une équation fausse, ratée entre l’actuel et l’infantile ?
Remarquons au passage que toutes les théories d’Euclide, de Galilée, d’Einstein qui en donnant leur nom propre à leur axiomatique supplantent le précédent par un désir sexuel parricide. Pour la psychanalyse, Freud plus intéressé par la fonction de la vérité que par la dimension narcissique, aura souhaité d’une part, s’effacer dans son œuvre en refusant sa photo sur ses ouvrages, d’autre part en désignant Jung comme son « fils et héritier scientifique », seul apte à soustraire « la psychanalyse au danger de devenir une affaire nationale juive ».
En revanche l’argument majeur qui ne répond pas aux critères de scientificité demeure celui de la réfutabilité. Rappelons la position de Lacan : « La psychanalyse est à prendre au sérieux bien que ça ne soit pas une science. Comme l’a montré abondamment un nommé Karl Popper. Ce n’est pas une science du tout car c’est irréfutable. C’est une pratique qui durera ce qu’elle durera. C’est une pratique de bavardage.[11]»
En effet, Karl Popper théoricien de la « falsifiabilité » épistémologique, reproche à la psychanalyse qu’il qualifie de « pseudo-science », de ne pas être scientifique car non réfutable au même titre que l’énoncé « Dieu existe » où aucune expérimentation ne saurait l’invalider.
Ainsi toute interprétation de l’analyste ne saurait être démontrée et toute désapprobation de l’analysant peut être alors présentée comme une résistance en vertu du paradigme où « le moi n’est pas maître en sa demeure »selon l’expression de Freud dans Introduction à la psychanalyse.
Aucun énoncé ne peut être réfuté en raison des critères alogiques de l’objet de la psychanalyse qu’est l’inconscient. Dans L’interprétation du rêve, Freud montre que l’inconscient ne répond à aucun des trois principes logiques d’Aristote, l’identité, la non-contradiction, le tiers-exclu, et ne considère pas la négation qui permet de prendre conscience du refoulé ou les rapports de causalité. Ainsi tel énoncé peut exister et ne pas exister, être vrai et faux en même temps, ce qui par parenthèse est sans doute possible aujourd’hui en physique quantique.
Vassilis Kapsambelis[12] montre que le schizophrène peut être soumis à une situation paradoxale. Il ne peut pas vivre sans objet mais dans le même mouvement il peut être menacé de mort psychique par les objets sur le mode paranoïaque. L’issue pourrait être la formation d’objets délirants. 
Si la science traite des objets quantifiables et discontinus, la pulsion sexuelle qui est prégnante dans toutes les activités psychiques demeure continue.
Les énoncés psychanalytiques étant pratiquement toujours performatifs demeurent donc non réfutables. L’usage du discours psychanalytique est thérapeutique. En médecine, la description des symptômes est un préalable à la guérison alors que dans la cure dite de parole talking cure énoncée par Anna O. l’expression des troubles est la méthode de guérison. La parole est curative. L’acte thérapeutique repose sur un dire, sur une « narration dépuratoire »[13]. Le langage soigne ses maux par des mots, sur le mode efficace, performatif, mais non réfutable.
J.L. Austin inventeur du concept de « performatif » et praticien d’une « philosophie du langage ordinaire », distingue deux types d’énoncés : constatif, descriptif, réfutable, et performatif non réfutable à l’effet perlocuteur c’est-à-dire qui produit quelque chose pouvant affecter le locuteur. Formule ramassée de 1962 sous la forme « quand dire c’est faire ». Austin précise que l’énoncé performatif peut être heureux ou malheureux suivant l’effet produit.
Il est remarquable que Freud dans Constructions dans l’analyse de 1937 évoque la future conceptualisation d’Austin en évoquant l’effet d’enthousiasme ou de désapprobation de l’analysant consécutif à l’interprétation.
Enfin, la prédictibilité scientifique qui est le fait de prévoir un événement particulier qui se produira grâce à un ensemble prédéfini d’événements similaires qui se sont produits dans le passé est un impossible en psychanalyse à l’exception de l’expérience post traumatique qui conduit le malade à répéter le même rêve qui devient alors prédictif.

Ayant placé notre paragraphe sous le signe de l’entre-deux, entre discours de la science et discours de la psychanalyse, il est à noter que Freud se sera intéressé aux entre-deux dans le psychisme au sein de la découverte de la psychanalyse. Entre-deux, dans le développement de la sexualité humaine nommée période de latence, entre veille et lendemain dans l’activité psychique nocturne évoquée dans L’Interprétation du rêve.
Janus, Dieu à deux têtes et gardien des passages, de la transition, de l’entre-deux, peut se présenter comme une figure de la psychanalyse en tant que Freud ne participera pas au débat qui scindait les sciences de la nature dans le registre de l’explicatif et du matériel et les sciences de l’homme dans le registre du compréhensif et du spirituel. Pour Freud la psychanalyse participe de l’explication et de l’interprétation.
Au regard du sujet, la science dans sa pratique le forclos, là où la psychanalyse le fait advenir par la cure.
En dépit de certaines critiques, nous souhaiterions rappeler combien Freud neurologue fut un homme de science dans toute sa formation. Sa pratique scientifique ayant eu pour objet l’inconscient. Outre sa rencontre avec son Maître Charcot à la Salpêtrière, il fut reconnu par ses prédécesseurs du Collège de France. Paul Laurent Assoun[14] retrace ces rencontres avec une acuité remarquable.
Louis-Antoine Ranvier, assistant et successeur de Claude Bernard auteur de la méthode expérimentale fut le créateur des archives anatomiques microscopiques. Il légitima Freud qui débutait sa carrière derrière le microscope préoccupé par les cellules d’anguilles dans une passion de la neurobiologie. Freud fut alors l’homme de la clinique de regard avant d’être celle de l’écoute.
Alfred Maury, professeur au Collège de France aborde la question du rêve dans sa réalité psychophysiologique. C’est une première intuition qui restera descriptive faute de l’usage de la pulsion. Comme Freud dans l’interprétation des rêves il engage sa problématique subjective en racontant ses rêves dont celui de la guillotine sous Robespierre où « il va être décapité, se réveille dans la torpeur, réalise que la tête du lit s’est détachée ». Nous assistons à un rêve de castration qui reste au stade de stimuli extérieur pour Maury.
Ainsi Freud aura puisé chez ces initiateurs qui l’ont reconnu les germes d’une rupture épistémologique. Il abandonnera son savoir neurologique pour s’ouvrir au savoir métapsychologique dans une conception psycho-sexuelle, une psychologie au-delà du conscient, une théorie des processus inconscients.

Entre deux corps : corps somatique et corps de jouissance

« Le cœur et l’esprit sont une seule et même chose vue sous deux angles différents »
Spinoza, Éthique, livre II, proposition 7

Le corps est un signifiant polysémique. De quel corps parle-t-on en passant d’un discours à l’autre, celui de la médecine, de la psychosomatique, de la psychanalyse ? La conception philosophique classique dualiste séparait le corps de l’esprit. L’expression « un esprit sain dans un corps sain » en témoigne, mais il fallait privilégier l’âme supposée éternelle sur un corps périssable et mortel. Tout corps considéré pervers sexuellement était brûlé pour préverser son âme. « Le corps est la prison de l’âme » dit Platon dans ses Dialogues. Ce dualisme sera sérieusement perturbé par Freud qui introduisit les concepts de conversion hystérique et de pulsion, et par Lacan qui distinguera trois registres du corps (Réel, Imaginaire, Symbolique). Ainsi émergeront deux discours, médical et analytique, sérieusement distincts. 

– Le corps du discours médical

Un jeu de réductions s’est opéré au fil des siècles pour délimiter le champ du somatique comme objet d’une pensée scientifique reposant sur la méthode anatomoclinique.
Quelques points de repères historiques :
Vésale (1514-1564) père de l’anatomie à la Renaissance produit un corpus de savoir De Humani corporis fabrica (La fabrique du corps humain). Il entérine la conception céphalocentrée de l’organisme et le modèle ventriculaire répartissant des zones cérébrales superficielles, prémisses des facultés et futur schéma des territoires spécifiques du cortex cérébral de Gall et ses dérives phrénologiques. Ces localisations cérébrales associées de manière congruente à la théorie de l’évolution et la réflexologie du 19e siècle obligent à penser un fonctionnement fédéral cérébral et participeront à un certain réductionnisme. 
Descartes (1596-1650) animé par la doctrine iatromécanique rapporte tous les phénomènes de l’organisme à des actions mécaniques. Le savoir est dans le corps constitué comme « une machine qui se remue de soi-même ».
Morgagni (1682-1771) médecin-chirurgien à Padou fondateur de l’anatomopathologie travaille moins à découvrir la place des organes que la lésion qui a entraîné la mort.  Il instaure le cadavre comme outil de l’étude des vivants. C’est un corps-mort biologique, organique, ensemble d’organes qui réfère à l’anatomie scotomisante de la dissection où la dimension humaine est forclose.
Ainsi le corps organique né de la biologie et de la médecine du dix-neuvième siècle se présente comme un ensemble d’organes avec des fonctions d’autoconservation pouvant dysfonctionner et générer une « mauvaise santé ». C’est un corps conçu comme une machine homéostasique dans lequel on peut changer des pièces. Machine fonctionnant soit sur le mode thermodynamique où s’affrontent des forces tensionnelles compensatrices (Notons que l’appareil psychique freudien s’est accommodé de ce modèle dans le principe de plaisir où alternent tensions et décharges), soit sur le modèle cybernétique (dans les systèmes immunitaires ou hormonaux), où des messages, des informations, circulent, au sens propre du terme, soumises à des rétroactions régulatrices. 
L’abstraction du corps est advenue d’une part par la spécialisation démantelant le corps (le foie appartenant à l’hématologue) évinçant le sujet de la maladie et d’autre part celui des techniques (prélèvement, IRM, scanner) privant du regard ou de la palpation et excluant la dimension de jouissance et de souffrance.
La représentation du corps devient un tableau en deux dimensions où toute historicité est évincée. Un lien causal s’établit entre symptôme et lésion. Le corps est à décoder et à analyser par des signes. L’être malade se réduit au corps.
Le discours médical est essentiellement un discours hygiéniste qui parle à la place du patient sur le mode « Je sais ton dysfonctionnement que tu ignores et je te prescris le remède ».  Cet hygiénisme s’est particulièrement révélé dans l’épisode du Covid, faisant de la médecine et de la science « le sujet supposé savoir » de notre temps. Dans un transfert quasi généralisé nous avons cru et obéi à cette voix du maître politique et scientifique qui nous énonçait « Restez chez vous ».  Cet hygiénisme se démocratise aujourd’hui en prônant une vie saine associée à la défense de la planète.
« Ce qui est forclos dans le discours de la science, c’est le savoir de la jouissance sexuelle. »
La science vise à caractériser le « quelconque » applicable à tous les sujets, or le sujet est « irremplaçable », et irréductible à tout processus physico-chimique, car il relève d’une variabilité absolue qui maintient le mystère humain.
Le discours médical, via le médecin, répond à une demande et tend à installer celui-ci dans la position du « discours du Maître » faisant de la réalité scientifique la totalité du réel.
Alors que la pratique médicale vise à la disparition du symptôme en tant que dysfonctionnement organique, la pratique analytique selon le développement ci-après est porteuse de la vérité du sujet invisible à la conscience. Deux concepts et pratiques antagonistes.

– Le corps du discours psychanalytique

L’analyste passe pour négliger le corps alors que sa rencontre est présente à chaque séance et le transfert peut s’exprimer par une certaine « agitation » du corps.
« Alors de quoi avons-nous peur ?… De notre corps ! » déclarait Lacan en 1974.  Le corps apparaît ainsi comme lieu de la peur qui fait névrose, chez Lacan.  Cette dimension de la radicale altérité, cet autre double, cette « inquiétante étrangeté », Freud en aura fait l’expérience dans l’appréhension de son corps, comme d’un étranger à lui-même dans le célèbre reflet d’un miroir apparaissant soudain dans un wagon-lit de voyageurs.
Toute la question du corps peut être massifiée dans l’élément fondateur, inaugural, et princeps de la psychanalyse évoquée par Alain Vanier[15] dans le fameux rêve de « L’injection faite à Irma ». Ce rêve de Freud d’une de ses patiente raconté dans L’interprétation du rêve de 1900 fonde un pan de la psychanalyse en exposant la méthode de l’interprétation du rêve. 
Rappelons que dans ce rêve Freud examine la gorge souffrante d’Irma et découvre « d’extraordinaires formations contournées de larges escarres… ». Devant ces anomalies anatomiques où le savoir lui échappe, il en appelle « aux petits autres », deux amis médecins M. et Otto qui défaillent à leur tour. Cette vision effrayante de l’informe échappe à la nomination du savoir anatomique. Une faille apparaît. A la fin du rêve, dit Freud « la formule de la triméthylamine devant mes yeux, imprimée en caractères gras » Trois radicaux autour de deux lettres à A et Z. Première et dernière lettre de l’alphabet. La question de la lettre apparait, faut-il prendre le corps à la lettre ? Le corps pourrait être un support à la lettre, une surface d’écriture ?
Sur la question du corps, Freud sera traversé par une hétérogénéité épistémologique, illustration de sa démarche scientifique. Rappelons qu’il débute sa carrière en qualité de neurologue pétri de la science positiviste de son époque, appliquant la démarche de Claude Bernard, puis dans un glissement de posture, il abandonnera le paradigme médical pour la psychanalyse, via la méthode cathartique de la neurotica (première théorie de la séduction) en collaboration avec Breuer.
La présentation des malades de Charcot à la Salpêtrière conduira Freud à éclairer le statut du corps. Il s’agira du corps des hystériques donnés à voir dans ce théâtre d’exposition. Louise Augustine l’une des malades de Charcot excellait dans la grande crise hystérique en réponse à l’attente du Maître. La photographie immortalisera les contorsions corporelles, illustrant la puissance de l’hystérie. « La grande hystérie » sera alors le modèle conceptuel de Charcot, considéré comme une névrose spécifiquement féminine aux symptômes corporels protéiformes.
Le corps fut originellement tabou en psychanalyse et l’objet de controverses quant à sa prise en compte.
Dans « Pulsions et destins de pulsions » en 1915 Freud montre que la source pulsionnelle est somatique, issue d’un corps anatomo-physiologique. Pour Freud, la notion de pulsion qui devait servir d’intermédiaire « concept limite entre le psychisme et le somatique », n’aura jamais atteint le stade de concept apte à produire de nouvelles découvertes. « Les pulsions sont notre mythologie » dit-il encore en 1932. Il congédie le corps de la théorie psychanalytique, l’abandonnant aux sciences biologiques. En 1923 Freud inclinera sa position dans Le moi et le ça en précisant sa fameuse phrase « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface ».
En dehors du corps comme lieu symptomatique de la conversion hystérique, Freud restera récalcitrant à toute théorie du corps et théorie psychosomatique. Il n’y a pas de langage du corps mais celui-ci peut « se mêler à la conversation » selon l’expression élégante de Freud.
D’autres auteurs s’écarteront de l’orthodoxie freudienne sur la question du corps en psychanalyse : Didier Anzieu s’aventurera dans une théorie du moi-peau et des états limites. On peut s’interroger sur la nécessité de donner une peau au moi qu’on pourrait dire lui-même structuré comme une peau.
Groddeck avec son concept du « ça » emprunté à Spinoza dans son poème Natura naturans sera le premier à poser la séparation corps-âme comme distinction de mots et non d’essence. Pour l’auteur[16] l’inconscient était le « maillon manquant » entre psychique et somatique.
Qu’en est-il de la somatisation pour la psychanalyse ? Ne pourrait-on pas la décrypter comme un passage à l’acte du fantasme sur l’organe dans une jouissance inconsciente ?
Jean Oury pourra définir le corps comme une limite c’est-à-dire le « je ne suis pas tout partout ».
Dans une perspective psychanalytique « le corps apparaît comme le lieu d’où se déploie progressivement la subjectivité[17] ». Les soins de l’enfant s’accompagnent de plaisir, de désir, d’excitation et se déplient ainsi dans une dimension érotique. Un second corps apparaît issu du corps biologique, un corps érotique issu d’une « subversion libidinale des fonctions physiologiques[18] » générant une affectivité érotique. Un stigmate de la naissance ou vestige de la première « coupure » du corps, le nombril, « le nombre IL », le un en plus, fait entrer l’enfant dans le monde du nombre.
Ainsi à côté du corps organique, il existe donc un autre corps, un corps boitant, magistralement représenté dans « le corps imaginaire » de Molière, un corps de l’économie pulsionnelle, libidinale, narcissique.
Ce corps définit par la dimension érogène évoquée dans les Études sur l’hystérie est un corps qui ne se réduit pas à l’organique, mais un corps souffrant et jouissant sous l’effet des processus inconscients, corps animé d’une conflictualité psychique entre pulsions de vie et pulsions de mort.
L’hystérique invente une anatomie et défie le discours médical avec son corps : un bras peut être paralysé sans répondre aux lois de l’anatomie organique. Dans la cécité organique, l’œil fonctionne mais ne voit pas. Un conflit s’instaure dans l’organe, entre la fonction d’observation animale du monde extérieur, fonction organique de conservation, où regarder s’entend au sens de « se garder de », et l’utilisation de l’œil dans un plaisir voyeuriste de l’être parlant. Tout organe apparaît avec deux fonctions organiques et sexuelles.  Pierre Janet qui déniait le réel sexuel ne pouvait que décrire la dissociation sans en comprendre le sens, à savoir le conflit sexuel. Notons l’absence de plaisir voyeuriste chez l’animal. Pour Freud, l’homme ne pourrait servir « deux maîtres à la fois ».  Ayant mal usé de cet œil, le sujet cesse de voir par culpabilité.
L’hystérie donc apparait comme le lieu du corps où un événement « se répète » et renvoie à un autre lieu du corps. Situation rencontrée également chez l’hypocondriaque, malade réel et non imaginaire, mais du corps pulsionnel. Ce corps mène une vie libidinale. À travers la satisfaction des besoins s’installe une satisfaction pulsionnelle. Le nourrissage est un besoin sur lequel s’étaye un érotisme oral et le corps entier et ses orifices devient une « poudrière pulsionnelle » selon l’expression de Paul-Laurent Assoun.
L’analyste s’intéresse aux dysfonctionnements entre le patient, son corps et l’autre. Le sujet est en quelque sorte malade de l’autre. Depuis Freud des circuits pulsionnels, narcissisés, projetés et fortifiables se substituent au corps avec un grand C. Plus de corps, plus d’inconscient du corps. Ce corps pulsionnel ignoré par la médecine, demeure en crise permanente du fait de la répression pulsionnelle qui fonde la culture.  
Depuis le père de la horde primitive, ce Père orang outang, « pérorant outang » de Lacan qui se jouissait sans entrave, le corps est coupé de sa jouissance. Certes le corps pervers tente d’y revenir sporadiquement sur le mode d’un « pauvre diable » dit Freud.
Quelle serait l’approche lacanienne du corps ?
Pour Lacan, le « parlêtre » a un corps à la différence du psychotique qui en est dépourvu, être sans parole, incapable de relier les organes et leurs fonctions, suspendu à la jouissance de l’autre.
Ce corps du « parlêtre » tramé dans sa structure langagière, n’est jamais un ensemble biologique mais d’emblée le résultat du « nouage » réel, symbolique, imaginaire.
Le corps réel s’exprime par ses caractéristiques personnelles génétiques, couleur de peau, problème de vision… C’est une chair vivante, traversée par des sensations de plaisir, de douleur et animée d’une pulsion de jouissance non abordée par le discours de la science.
Les somatisations affectent le réel du corps. L’uvéite répond bien à une infection bactérienne ou virale, mais le désir du sujet déclenche-t-il le virus dont il est porteur sain ? Désir de ne pas voir ?
Le corps imaginaire présente en plus du corps réel anatomique, une enveloppe limitante et limitée construite dans le miroir. Au stade du miroir le spéculatif s’enchevêtre avec le langagier, le symbolique : « c’est toi » et « c’est moi », faisant du corps imaginaire une surface de projection d’affects.
Médecine et psychanalyse abordent ce corps avec une approche de discours différents.
À la demande de certains patients qui souffrent dans leur corps et leur psychisme, le médecin reste sans réponse.
Ainsi se rencontrent des conversions symboliques ou des manifestations hypocondriaques sans lésion, qui n’affectent pas l’organisme
Le corps symbolique est le cadavre qui « ne jouit pas sauf dans les films justement dits d’horreur »[19]
Déjà avant sa naissance le corps de l’enfant est tramé de mots, de projections diverses de son entourage lui désignant entre autres sa place générationnelle. Ces signifiants constitutifs de l’inconscient évident le corps de sa jouissance. Celle-ci se niche dans les enclaves que sont les zones érogènes.
Les signifiants lestés d’affects qui s’expriment dans la demande et donc du désir de l’autre, peuvent être à l’origine des troubles fonctionnels affectant le corps sans lésion. On pourrait dire que « le corps est parlé » pour signifier l’impact de la parole sur le corps. Le corps est le lieu de la parole signifiante qui s’exprime à titre d’exemple dans l’expression « accouche » ! Corps et paroles sont liés
On pourrait s’interroger sur le devenir actuel de ces corps exposés dans le social, de ces nombrils à l’air, symbole du moi, expression du centre d’un monde omphalique et de l’attention, dans un narcissisme de type exhibitionniste, enfin de ces corps que l’on peut s’approprier, se monnayer dans l’univers de la procréation, ces corps scarifiés, expression
quasi psychotique où la jouissance semble prévaloir sur le désir. 
Le discours social fédérant semble s’évanouir au bénéfice d’une variété de revendications qui ne peuvent se dialectiser, d’un éclatement du corps social et de la disparition des limites. Le discours capitaliste dominant œuvre-t-il sur l’élaboration des subjectivités ? L’apparition non négligeable du transgenrisme s’exprimant sous l’aphorisme « je suis ce que je dis » ne signe-t-il pas un nouveau rapport au corps sans repérage identitaire (hier celui-ci était organisé à partir d’une reconnaissance de soi par l’ « Autre »), en lien avec ce que Charles Melman[20] nomme une « nouvelle économie psychique » ?
Si pour Freud « les artistes nous précèdent », comment penser ces structures géantes en cire d’Urs Fischer fondues chaque jour à l’exposition Pinault ? Inconsistance de corps évanescents ?
Que dire de la pratique artistique d’Abraham Poinwheval enfermé plusieurs jours dans du minéral au Palais de Tokyo ? Un moi cuirasse supplantant une enveloppe contenante psychique défaillante ? La représentation du corps pourrait faire place aujourd’hui à sa présentation, à ses déchets, de nature à sidérer le spectateur. Les effets de bordage du symbolique apparaissent chancelants.

Entre deux symptômes

L’étymologie de symptôme, sumptôma nous renvoie à une coïncidence, sun à ensemble, en même temps et ptosis à chute.  En tant qu’il fait événement, le symptôme est au carrefour des deux champs médical et psychanalytique. Comment décliner cette notion complexe empruntée à la médecine et qui se déploie dans chaque domaine ?

– Approche somatique du symptôme 

L’Académie nationale de médecine de 2023 définit le symptôme comme une « manifestation pathologique perçue par le malade, par opposition au signe constaté lors de l’examen ». Le signe apparaît donc comme une manifestation objective distincte du symptôme qui est la perception et la description par le malade de diverses sensations.
Pour la médecine ou la psychiatrie le symptôme qui s’exprime par une voie anatomique, est un observable de l’extérieur par le praticien. C’est l’ensemble des signes cliniques qui traduisent une dysfonction organique, par une lésion liée à un processus morbide sous-jacent.
Les signes ou symptômes peuvent se regrouper en syndromes qui constituent un tableau clinique d’une maladie.
La médecine par un double traitement symptomatique et étiologique va tenter de traiter la cause d’origine organique, héréditaire, ou environnementale, en vue d’un retour à la situation antérieure au dysfonctionnement, mais ne traite pas l’effet de vérité du sujet qui refusée s’exprime sous forme d’un symptôme somatique.

– Approche psychanalytique du symptôme 

« Commencez par ne pas croire que vous comprenez »
Lacan

Notons que dans le Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.B. Pontalis le symptôme ne figure pas dans la liste alphabétique. Il est mentionné à l’occasion des formations de compromis, réactionnelle et substitutive.
Pour Freud le symptôme apparait comme le substitut de représentations, le mode d’expression déguisé d’un désir inconscient insupportable, enraciné dans la sexualité infantile, désir refoulé qui peut désormais réinvestir le champ de la conscience en étant acceptable.
Explorons succinctement ces trois types de formation citées précédemment qui participent du symptôme.
. Formation de compromis
Le symptôme apparaîtra comme un mode d’expression d’un désir inconscient refoulé. C’est un mode d’expression en formation de compromis entre le désir inconscient et les exigences défensives qui s’expriment dans les lapsus, les rêves, les actes manqués, le mot d’esprit. Pour Freud, les symptômes hystériques étaient des messages codés tels des « hiéroglyphes » adressés par le sujet à qui voudrait bien les entendre, espérant et craignant simultanément que cet autre puisse également les déchiffrer. Le symptôme hystérique dans sa dimension corporelle et théâtrale est l’accomplissement d’un compromis entre le besoin de satisfaction et celui de punition devant témoins.
Le sujet entretient une ambivalence par rapport à son symptôme. Paradoxalement, il a du mal à s’en séparer, il tient à le garder, car c’est là que le désir trouve à s’y satisfaire en lui apportant une étrange satisfaction. Cette souffrance qui le satisfait est un compromis. C’est mieux que rien dans son économie psychique.  Ainsi s’exprime la capacité de résistance du symptôme. À l’inverse de l’approche médicale, symptôme et cause ne sont pas séparés. Le symptôme porte en lui-même la cause dans la structure de la syntaxe de la langue. Éradiquer le symptôme c’est découvrir son sens crypté. Trouver l’événement traumatique c’est trouver la cause du symptôme, « les symptômes sont des signes commémoratifs d’événements traumatiques » disait Freud en 1909. Cette révélation de savoir participe à lever le refoulement et libérer le sujet de sa souffrance.
. Formation réactionnelle
« En termes économiques la formation réactionnelle est un contre investissement d’un élément conscient, de force égale et de direction opposée à l’investissement inconscient. »[21]
L’étude des mécanismes de la névrose obsessionnelle conduira Freud à repérer la trace d’un conflit défensif dans le symptôme. Ce mécanisme de défense est manifeste dans le « caractère anal ». C’est une attitude qui s’oppose à un désir refoulé dans l’inconscient et en réaction à celui-ci. Les attitudes conscientes du sujet sont contraires à son inconscient. Ainsi l’excès de pudeur pourra s’opposer à des tendances exhibitionnistes, le désir inconscient de saleté peut entraîner une névrose obsessionnelle visant à une propreté abusive.
. Formation substitutive
Dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud assimile les symptômes névrotiques à des formations substitutives. Ces formations comme les actes manqués, les traits d’esprit, remplacent les contenus inconscients. Elles désignent le retour du refoulé suffisamment changé pour ne pas être reconnu par la censure.
Ces substitutions sont d’une double nature : symbolique par déplacement et condensation d’une part et économique en apportant une satisfaction dans le remplacement de tensions liées au désir inconscient, par une autre. Cette hypothèse de la substitution comme mécanisme de formation du symptôme hystérique se retrouve dans tous les cas des études sur l’hystérie rapportés par Freud. Le cas Miss Lucy R. est emblématique. Freud suppose que le symptôme d’hallucinations olfactives présentée par la patiente relève d’une substitution de ce qui fut à l’origine une perception olfactive par une perception subjective. De même la phobie du cheval chez Le petit Hans relève de la substitution du péril de la castration en celui de la morsure.

Contrairement au champ médical, en psychanalyse le symptôme qui est d’abord un phénomène subjectif, constitue non le signe d’une maladie mais l’expression d’un conflit intérieur, et s’exprime par une voie sémantique et non anatomique. C’est un rapport au langage, (« le mal à dit »), un bégaiement du corps. Quand le langage est suspendu, l’organe prend la parole.
Lacan parlera d’une dimension de « jouissance » du symptôme. C’est la solution singulière de résolution pour le sujet à sa condition d’être parlant, c’est-à-dire d’être entré dans le langage.
Cette entrée dans le symbolique, implique de facto quelque chose de l’ordre de la division puisque l’on est « représenté par un signifiant pour un autre signifiant », et confronte le sujet à une dimension de l’impossible tant sur le plan de sa sexualité qui abandonne son statut d’instinct, que son rapport à la mort « qui est du domaine de la foi » dont il est conscient mais qui reste néanmoins un impensable. Le symptôme est dû à un rapport à la langue. Lacan utilise la métaphore de la passoire, pour signifier que l’eau du langage laisse au passage quelques détritus avec lesquels l’enfant va jouer et devra se débrouiller en entrant dans le monde du langage. Cette entrée dans le langage advient dès lors que le besoin oral est insatisfait. L’appel « maman » pour l’enfant signifie par cette nomination, le « mot étant le meurtre de la chose », non seulement l’absence mais le premier nom de la perte.
La jouissance du symptôme est alors en lien avec la notion de « lalangue » ou langue maternelle entendue par l’enfant dans sa jouissance sonore. Pour Lacan, le symptôme éclaire, outre son statut de signe qui réfère à la sémiologie, celui d’une vérité qui témoigne de ce qui ne va pas dans le réel, « la vérité est cause du symptôme ». L’hystérique manifeste ce qui ne va pas entre l’homme et la femme et pour elle dans son rapport à la féminité.
Le symptôme dit-il, « c’est ce que les gens ont de plus réel » et qui conduit à l’entrée en analyse. Les grandes œuvres illustrent la dimension du réel inconscient pris dans la fiction littéraire : « il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horacio, que n’en rêve votre philosophie » Hamlet de Shakespeare.  Un rappel de l’artiste qui « précède toujours le psychanalyste ».  Si le symptôme freudien se guérit, le « sinthome » définit comme le noyau du symptôme, « le trognon du réel » qui ne chute pas, résiste à l’analyse et il doit trouver sa fonction. 
La psychanalyse pour Lacan[22] consistera à « tirer au clair la conscience dont vous êtes le sujet » induisant un double effet, celui de l’élucidation et celui du changement.
Le symptôme qui vient de l’inconscient s’adresse à l’autre. Nous en sommes destinataires dans le transfert. Là où Buffon écrivait « le style est l’homme même », Lacan[23] dès l’ouverture de ses Écrits sera soucieux d’accentuer la citation, « le style c’est l’homme, en rallierons-nous la formule, à seulement la rallonger : l’homme à qui l’on s’adresse ? », pour souligner l’importance qui consiste à prendre l’autre en compte d’où le discours nous revient.
Beaucoup de sujets rencontrent dans leur vie des obstacles intérieurs qui les privent d’une réalisation de leur désir, que ce soient des inhibitions au travail ou dans leur vie érotique et sentimentale. Ces signes de l’inconscient entrent dans la répétition. Le symptôme plainte qui fait souffrir le patient, sera à rechercher non pas dans le registre de la conscience mais sur « l’autre scène », celle de l’inconscient, de son désir.
Dans l’inconscient, le sujet ignore être habité par des paroles non confuses mais bien élaborées à l’image de celles de la vie diurne, qui le guident à son insu. Le sujet participe ainsi à son symptôme, lequel apparait double dans sa dimension manifeste, ce qu’il dit, ce qu’il donne à voir et sa dimension latente, ce que ces dits expriment c’est-à-dire un désir inconscient refoulé en opposition avec les exigences de l’extérieur. Le sujet se trouve divisé par ce symptôme.
Dans son séminaire « oupire », Lacan définit le symptôme, structuré par le processus métaphorique du langage, comme lettre à la jonction du symbolique et de la jouissance. La lettre est le résultat d’un signifiant refoulé qui fait retour incomplètement et revient avec sa charge de jouissance. Ainsi le V romain nominateur (expression des jambes écartées d’une femme) dans L’homme au loup  est un marqueur qui a pris sa source dans le signifiant originaire refoulé et marque la rencontre (« troumatique ») avec le réel de la scène primitive.
Chez un contemporain, où la jouissance prend toute la place, la demande et le symptôme devront quelquefois être élaborés en amont du travail analytique. Il est plus facile en effet de se détourner de la question de la castration pour des sujets sans demande, et de s’en remettre à l’Autre médical. Il s’agira d’accueillir le patient là où il en est, pour le conduire progressivement vers l’élaboration d’une demande, en renonçant à la dépendance, à la non-soumission à l’autre, pour accéder à la position de sujet désirant.

En guise de conclusion

Une expression de la psychopathologie de notre hypermodernité ou un symptôme sociétal : Le transgenrisme.
Les affirmations identitaires sexuelles s’intensifient, entraînant les individus vers l’illusion d’une « maîtrise du moi en sa demeure ». Le sentiment d’inadéquation entre le sexe de naissance et le « ressenti », aurait augmenté de 1000 à 4000 % sur une période de 10 à 15 ans.[24]  Comment accueillir ces nouvelles demandes de transition de genre ? Au-delà de l’interrogation sur le sens de ces dérives du transgenrisme chez les mineurs, ce phénomène illustre à ce jour une différence d’approches médicales ou psychiatrique et psychanalytiques.
Arte a diffusé en décembre 2020 un documentaire, Petite fille, de Sébastien Lifshitz qui présente le vécu familial, le diagnostic et le traitement de la dysphorie de genre chez les enfants. Nous emprunterons à l’ouvrage cité de Caroline Eliacheff et Céline Masson, quelques extraits des paroles de la mère de Sacha et du discours médical.
La mère de l’enfant déclare à plusieurs reprises « avoir toujours souhaité avoir une fille ». Réponse péremptoire de la pédopsychiatre : « ça n’a rien à voir ». Le diagnostic de « dysphorie de genre » est posé comme une évidence, et un rendez-vous est programmé avec l’endocrinologue pour préparer le protocole de changement de sexe. Aucune investigation sur l’assujettissement possible de Sacha au désir de sa mère, aucun temps pour l’élaboration constructive et complexe de la personnalité de l’enfant, aucune attente de l’âge requis de cet enfant et de sa faculté de discernement, aucun temps pour interroger le symptôme et aborder la question de la vérité chez cet enfant en souffrance, sans s’opposer pour autant à son projet de transition. Le psychanalyste est dans une autre temporalité plus longue et dans un autre champ que celui de l’agir.
Un autre psychiatre cité dans l’ouvrage conduit les parents qui exprimaient un doute sur l’urgence de la prise en charge au dilemme suivant : « Monsieur préférez-vous une fille morte ou un garçon vivant ? »
Le risque suicidaire est agité, évinçant toute réflexion sur la radicalité du traitement.
Ainsi dans ces situations, la transidentité est appréhendée par la médecine ou la pédopsychiatrie non pas comme un symptôme psychique à entendre, à interroger dans toute sa complexité, mais comme un fait social à accompagner qui signe d’une part, l’autodétermination de l’enfant, le non-dépassement du stade de la toute-puissance infantile chez certains adultes et certains médecins qui peuvent être aveuglés par un savoir absolu, au détriment du patient.
Il s’agirait en quelque sorte pour la science de tendre vers une jouissance toujours plus satisfaisante, d’offrir un pouvoir du « tout possible », de l’ubris, du « plus de jouir » au-delà du principe de plaisir, ouvrant la voie à la libération de forces mortifères à bas bruit, autorisant l’abolition de la castration qui ouvre au désir, l’abolition des limites spatio-temporelles symboliques, l’abolition de la différence conflictuelles des sexes.
Faut-il rappeler que rester humain consiste à se soumettre aux interdits fondamentaux et accepter le renoncement à la toute-puissance par l’intériorisation des limites ?  Sans limite, nous ne sommes plus dans l’humanité mais dans la nature, « un homme ça s’empêche » disait Camus. Il s’agit d’engager ses pulsions dans des destins de sublimation ou dans des formations de compromis.
Le transgenrisme qui n’est pas sans évoquer l’hystérie du 19e siècle dans sa difficulté à déterminer l’objet de son désir, à se demander toujours qui aimer, dans une ambivalence des jeux de rôles actif- passif, masculin-féminin, maître-esclave, voire à confondre le pénis et le phallus, n’est-il pas un symptôme qui s’inscrit dans des dérives identitaires dans un moment caractérisé par une profonde crise de la rationalité ? Un symptôme d’une nouvelle pathologie ou d’un désordre psychosomatique en lien avec notre modèle civilisationnel dominé par le discours du marché dérivant le désir sur la demande ? Un cas limite ou limite de la psychanalyse, où face au moindre malaise psychique la médecine et la technique répondent présents ? Quoi qu’il en soit s’ouvrent des pistes d’investigation pour la psychanalyse.
Dans une approche analytique, il s’agira de faire exister et émerger le sujet dans son lien à la parole et la jouissance du corps. La pratique de l’analyste, instrumenté de la métapsychologie peut se décliner dans trois dimensions pour questionner le processus psychique :  dans quelle topique (préconscient- conscient-inconscient, ça -moi -surmoi), quelles sont les forces en tension, quelle dynamique de conflit, quelles quantités investies ou déchargées dans cette économie ?
Ce phénomène actuel pose la question de la subjectivité, voire de l’engagement de l’analyste.
Paul-laurent Assoun[25] fait remarquer qu’au Collège de France les enseignants-chercheurs le sont à la première personne en engageant leur subjectivité, qu’ils sont à ce titre en affinité avec la démarche freudienne, et de rappeler la citation de Freud « Quand on est chercheur il faut être sanguin dans l’effort et critique dans l’examen. »
Sur un autre registre Lacan invite l’analyste à « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque ».
Freud rejoignait la subjectivité de son époque en qualité de lecteur de romans de son temps, « la clinique se lit comme un roman » pouvait-il déclarer. Lacan influencé par le nouveau roman (Joyce, Duras) et la littérature chinoise tentait cette visée.
Ainsi l’analyste doit être en rapport avec son temps mais pas dans l’air du temps qui « imaginarise » les problèmes.
Une adaptation à l’esprit du temps serait problématique et signerait une dégradation de l’éthique psychanalytique. L’analyste doit rester à l’écoute de la réalité psychique de ses patients déboussolés par absence de repères identitaires exprimés par le « je suis ce que je dis » dans le rapport au corps. L’analyste qui occupe la place symbolique du grand Autre ne doit pas abolir l’acte de résistance à ces dérives performatives, à ces tendances à évacuer la question de la castration et du sexuel, soutenues par des dérives de thérapies perméables au wokisme d’outre Atlantique.
En d’autres termes, l’analyste ne doit pas être garant d’aucune façon de l’ordre moral, mais au service du sujet, du déploiement de sa vie psychique, du primat de son désir. La psychanalyse rappelle ce primat du désir sur lequel il y a lieu pour le sujet de « ne pas céder » et ne peut que résister à cet idéal actuel de jouissance, obstacle au désir. « La psychanalyse est politique »[26] ou éthique en cela qu’elle ne peut être indifférente à l’évolution d’une société, où une clinique du refoulement cède la place à une clinique de la jouissance mortifère, qui appellera demain un maître pour réguler cette jouissance et accéder à la culture.Évolution où la loi du père s’est effacée créant une crise du signifiant père.  « Se passer du nom du père à condition de s’en servir » serait le but de la psychanalyse pour Lacan.
Évolution où la transmission s’efface par absence d’adultes responsables : le dé-baptême envisagé d’une crèche Anne-Frank en Allemagne au titre que « l’histoire de l’adolescente d’origine juive est difficile à comprendre pour des petits enfants et des parents issus de l’immigration », pose la question du lieu de description de la mémoire collective ainsi brocardée.
Évolution qui conduit à un enlisement assuré par faute de temporalité, de fondation commune, de pusillanimité dans bien des secteurs, pour l’illusion d’une paix sociale.  

                                          « Nous vivons un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie. »
Freud, 1939.

Guy Decroix – Janvier 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Christophe Dejours, Le corps entre biologie et médecine, Payot, 1986

[2] Clotilde Leguil, L’ère du toxique, PUF, 2023

[3] François Jacob, Le jeu des possibles, Fayard, 1981

[4] Sigmund Freud, « Encyclopédie de la sexologie humaine en tant que science de la nature et de la culture » 1923

[5] Cité par Aziza Claude, « Freud archéologue », in l’Histoire, septembre 2000, n° 246

[6] Jacques Lacan, « Télévisions », Autres écrits, 1973

[7] Christian Fierens, Le discours psychanalytique, une deuxième lecture de L’étourdit de Lacan, Erès, 2012

[8] Georges Canguilhem, « La connaissance de la vie », Paris, Vrin, 1965

[9] Jacques Lacan, Conclusion du 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur « La transmission », paru dans Les Lettres de l’École,   1979, n° 25, vol. II, p.219-220.

[10] Sigmund Freud, Projet d’une psychologie, in Lettres à Wilhem Fliess, Paris Puf, 2006, p 593.

[11] Ornicar ? bulletin périodique du champ freudien, 1979, numéro 19

[12] Vassilis Kapsambelis, Le schizophrène en mal d’objet, PUF, 2020

[13] S. Freud et J. Breuer, Études sur l’hystérie, Vienne, 1895, trad. A. Bernard, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de psychanalyse » 1956, p.25.

[14] Paul Laurent Assoun, Freud au Collège de France, Éditions : passage des disciplines PSL, 2018

[15] Alain Vanier, « le corps entre psychanalyse et médecine » Youtube 2021

[16] Lettre de Freud à Groddeck du 5 juin 1917, le ça et le moi, Gallimard, 1977

[17] Christophe Dejours, corps et psychanalyse, L’information psychiatrique, 2009

[18] Ibid.

[19] Patrick Valas, Essai sur le corps dans la biologie la médecine la psychanalyse, 2014

[20] Charles Melman, l’homme sans gravité, Denoël, 2003

[21] Jean Laplanche, Jean-Berttrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1964

[22] Jacques Lacan, Séminaire Livre XX

[23] Jacques Lacan, Ecrits, Editions Seuil, Paris 1966

[24] Caroline Eliacheff, Céline Masson, La fabrique de l’enfant transgenre, Ed. L’Observatoire, 2022

[25] Paul Laurent Assoun, Freud au Collège de France, Éditions : passage des disciplines PSL, 2018

[26] Jean Charles Bettan, « La psychanalyse est politique », Youtube 2023

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

D’un sujet l’autre : une phénoménalité du langage

Vincent Caplier – Décembre 2023

« Le non-concernant. Non seulement ce qui ne le concerne pas, mais ce qui ne se concerne pas. Quelque chose d’illégitime s’introduit par là. Comme jadis, il aurait pu, simplement en modifiant quelques termes, évoquer, dans la tristesse d’une nuit savante, l’esprit étranger, à présent il est lui-même évoqué par un simple changement dans le jeu des paroles. »

« Vivre avec quelque chose qui ne le concerne pas. C’est une phrase facile à accueillir, mais à la longue elle lui pèse. Il essaie de la mettre à l’épreuve. “Vivre“ — est-ce bien la vie qui est en cause ? »

Maurice Blanchot, L’entretien infini (1969).

Marc Chagall, La Vie, 1964, fondation Maeght.

S’intéresser à la place du langage dans l’œuvre de Levinas revient à aborder le langage comme paradigme de la relation. Le philosophe n’entend pas le langage comme produit culturel des langues et ne l’aborde pas dans sa structure sémantique et syntaxique mais comme relation entre êtres qui parlent. Une phénoménologie de l’altérité qui se joue dans la relation à autrui et non dans la reconduction au drame du sujet sans compagnie. L’approche ne relève pas d’une philosophie du langage mais d’une expérience humaine. « L’expérience et sa prise en compte par le langage »[1], comme le titrait le linguiste Jean-Claude Coquet : une expérience du langage qui ne se réduit pas à une expérience de pensée (Erfahrung) « dont nous avons besoin pour comprendre la logique[2] » mais déborde du champ clos du Logos : une nappe de sens préalable au langage, apprésentée, qui excéderait l’empiriquement visible ; un mode d’être, une rencontre avec, une présence au monde qui s’appuierait sur l’expérience de la réalité (Erlebnis), expérience humaine inscrite dans le langage[3].

Ce serait, en ce sens, sa phénoménalité (son caractère de phénomène) qui ferait sens, dans son incapacité à se réduire à un langage ontologique ou « eidétique » qui ne concernerait que les essences et ferait abstraction de l’existence. Si Levinas reste profondément attaché à la méthode phénoménologique, il n’en questionne pas moins l’acception fondamentale de son caractère ontologique. Une difficulté et une problématique que nous avions déjà évoquées au sujet des passions chez Paul Ricœur[4]. Et c’est toute la notion d’intentionnalité chez Husserl qui est interrogée pour aboutir à une phénoménologie de la non-constitution : la conscience ne peut constituer tout le sens. Nous aurions, de nouveau, une raison au fait qu’il ne semble y avoir, chez Freud, d’intentionnalité qu’inconsciente. L’autre n’est pas alter ego et c’est dans cet échec à saisir autrui que Levinas s’emploie à déceler la verticalité de l’altérité, au sein du rapport diachronique et asymétrique. Pour le philosophe, la métaphore déborde tout sens par le « haut », vers la « hauteur » d’un autre ordre au-delà de l’être et de l’étant. Un mouvement vers l’infini qui relève de l’universalité du langage. C’est à partir de l’étude de l’éclosion de cette pensée que nous tenterons d’en isoler le caractère fondamental et les éventuelles propriétés métapsychologiques qui s’en dégagent.

L’essence du langage

C’est dans les textes relatifs à sa soutenance de thèse du 6 juin 1961 que Levinas résume son analyse fondamentaliste du langage : « Le langage n’est pas une espèce de symbolisme, le symbolisme présuppose le langage, comme la relation même de signifiance. Il s’agit là encore du langage qui précède la culture, qui a une essence éthique, qui est à sa façon universel. »L’essence du langage semble ne pouvoir se résumer au sens nominal d’une quiddité : l’essence d’une chose ne peut se réduire à une définition faisant abstraction de son existence et c’est tout « le drame de l’expression » qu’exprime la poésie de Francis Ponge. Cette conception s’oppose à la forme (eidos) totalisante du mot d’Hegel. Pour le philosophe de l’esprit « le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie[5] ». L’ineffable relève d’une pensée obscure « à l’état de fermentation ». Tout au contraire, pour Levinas, l’essence du langage est de l’ordre du Wesen[6] heideggérien : le déploiement de l’être d’une chose.Le projet lévinassien relève d’un mouvement de transcendance. Plus encore, il apparaît en quête d’un statut ontologique du transcendantal. Une quête paradoxale dont il expose la raison méthodologique dans la préface à l’édition allemande de Totalité et Infini (1987) : « Autrement qu’être ou au-delà de l’essence évite déjà le langage ontologique – ou, plus exactement, eidétique – auquel Totalité et Infini ne cesse de recourir pour éviter que ses analyses mettant en question le conatus essendi essentielle de l’être ne passent pour reposer sur l’empirisme d’une psychologie. »

La phénoménologie de Levinas relève plus de la nécessité que de l’ontologie essentielle ou essentialiste. Bien qu’héritière et restant fidèle à Husserl, sa philosophie n’est pas attachée aux essences. Mais elle est également fortement influencée par l’existentialisme d’Heidegger. Il y a une volonté de concilier les deux pensées d’un double héritage. Une nécessité de fait (que Sartre assigne au fait primitif d’une séparation des consciences) qui tend à éconduire « l’ontologie de la subjectivité isolée » (Levinas parle d’ « égoïsme ontologique ») et « l’ontologie de la raison impersonnelle se réalisant dans l’histoire[7] ». Son appréhension du langage en tant que phénomène relève d’une phénoménologie radicale et fondamentale. Tous ses développements « essaient de se libérer d’une conception qui cherche à réunir les évènements de l’existence affectés de signes opposés dans une condition ambivalente, laquelle aurait seule une dignité ontologique, alors que les évènements eux-mêmes qui s’engagent dans un sens ou un autre, resteraient empiriques, sans articuler ontologiquement rien de nouveau. La méthode pratiquée ici consiste bien à chercher la condition des situations empiriques, mais elle laisse aux développements dits empiriques où la possibilité conditionnante s’accomplit – elle laisse à la concrétisation – un rôle ontologique qui précise le sens de la possibilité fondamentale, sens invisible dans cette condition.» Le projet phénoménologique se heurte au doublet empirico-transcendantal qui consiste à concilier la phénoménologie transcendantale de Husserl et l’herméneutique existentiale de Heidegger. Une articulation des idéaux et du discours de l’être que tente Wolfgang Blankenburg dans La perte de l’évidence naturelle (1971). C’est alors dans un contexte psychopathologique que le psychiatre interroge la condition de possibilité d’un vouloir-dire qui échoue à dire chez les patients hébéphrènes, une perte du « sens commun » comme trouble fondamental.

Les deux auteurs partagent le même sentiment qui traverse La prose du monde (1952) de Maurice Merleau-Ponty : le besoin d’appréhender le sens de ce qui n’a pas été objectivé, le « pouvoir d’anticipation du sens », et « définir comme la fonction même de la parole son pouvoir de dire au total plus qu’elle ne dit mot par mot, et de se devancer elle-même, qu’il s’agisse de lancer autrui vers ce que je sais et qu’il n’a pas encore compris ou de me porter moi-même vers ce que je vais comprendre ». La prise de conscience est déjà langage et le fait phénoménologique passe par l’explicitation de la vie préréflexive. La manifestation ne coïncide pas avec l’acte intentionnel qui la vise. Pour Husserl toute conscience est conscience de quelque chose. Une expérience est dirigée vers un objet en vertu de son sens (ce qui représente l’objet). Le processus intentionnel de la conscience (noèse) tend vers un contenu idéal (noème). Le prolongement de vue radical de Levinas consiste à dépasser la relation de réciprocité noético-noématique et renouveler le sens du rapport au monde. Il ne suffit pas de postuler avec Hegel que l’on puisse « appréhender et exprimer le Vrai, non comme substance, mais précisément comme sujet[8] ». Mais au-delà du « co-sujet[9] » de l’intersubjectivité husserlienne, il convient également de penser autrui comme sujet totalement autre, extérieur, non assimilable au je égoïque. « Noèse sans noème », « cogito ébloui » devant l’excès d’infini[10], l’analyse menée à son extrême pose la question des conditions de possibilité de la phénoménalité. Si la phénoménologie est une discipline empirique qui aborde la réalité au travers des phénomènes qui la donnent à voir, Levinas est effectivement un phénoménologue. Pour autant, la véritable expérience, vécue, n’est pas pour lui l’expérience de la conscience qui pense le monde comme elle se pense elle-même : le donné Husserlien est une donation du sens dans ce qui est porté à « la vision », à la perception, donné aux sens. Pas plus qu’il ne s’attache au monde comme représentation, son successeur ne retient l’idée d’intentionnalité de la conscience. Il s’agit plus du monde comme volonté qui retient son attention, dans ce qu’il contient de désir et d’effort et de proximité avec la pensée de Schopenhauer. Une volonté d’aller vers qui n’est pas volonté d’être comme je suis mais comme « verbalité du verbe », en devenir. Emprunts et réécriture, lecture critique, la philosophie de Levinas consiste à saisir la relation sociale comme ultime événement et à distinguer l’être ontique, être concret de l’expérience, de la structure de l’être : « L’être se produit comme multiplicité et comme scindé en Même et en Autre. C’est sa structure ultime. »

Le langage entre proximité et séparation

À ce stade, il est difficile de poursuivre sans une mise en garde. Notre auteur nous engage à une certaine exigence de lecture. S’aventurer sur ses terres, c’est cheminer sur une écriture discursive, peu balisée et peu prompte à évoquer ses sources. C’est faire l’expérience d’une langue, d’une œuvre faite de récurrences et d’indentations lexicales dont Le temps et l’autre serait la condensation abrupte.  Fréquenter son dire et son dit revient à côtoyer une méditation ouverte à l’interprétation. S’adonner à son herméneutique devient abandon à une autre façon, séduisante, de penser et attirance pour un style difficile à paraphraser. C’est dans une promiscuité avec l’œuvre qu’il nous faut avancer au risque de s’y accoler. Une fragilité de l’écriture offerte à la plume et au lecteur qui est sans commune mesure avec la « franchise absolue » de la « parole pure ». Cohabiter avec la pensée de Levinas revient à faire corps avec le texte. « Le seul texte existant », cette « réalité corporelle primaire » qu’est « le texte de la chose » nous dirait Pierre Fédida. Il y a bien là une « co-essentialité de la métaphore et de l’écriture », de la représentation et de l’inscription. La représentation de chose (Dingvorstellung), seule représentation inconsciente, permet d’éviter le préjugé limitant et objectivant de la représentation d’objet (Objektvorstellung). « Écrire est pris sur le corps de la chose, dans sa texture » ; l’acte d’écrire est « une effraction du corps dans l’acte de dire l’élémentarité — l’élémentarité matérielle — de la chose ». La représentation de mot, représentation uniquement consciente, ne « saurait recevoir une inscription inconsciente ». Y faire « trace inscrite en écriture » nécessite un traitement en représentation de chose ; « le mot appartient à la parole et son écoute[11] ».

La métapsychologie est au psychanalyste ce que la méta-éthique est à Levinas. C’est par une détermination originaire du phénomène que le philosophe compte lever les « draperies de l’illusion » au sein d’une dotation pré-originelle ou pré-existentielle. Son principe de réalité est une « épreuve du réel » comme « épreuve de force » : la « dure réalité des choses » de « l’expérience pure de l’être pur » en guerre avec la raison. Son eschatologie cherche à entrer « en relation avec l’être, par-delà la totalité ou l’histoire », comme « évé­nement ontologique qui se dessine dans cette noire clarté ». Parler c’est se mettre en relation avec autrui et prendre le risque de s’exposer à l’absolument Autre. Une relation du Moi (« Même ») à l’Autre, dans un « face à face », qui maintiendrait une séparation radicale et empêcherait la reconstitution de la totalité qui irait à l’encontre d’une économie féconde. Une « économie générale de l’être » où le « même », « ramassé dans son ipséité de “je“ d’étant particulier unique et autochtone » renonce à l’égoïsme de son existence et part à la rencontre d’autrui. Le langage n’y est pas mise en mots du monde. Il est « visage, déjà langage avant les mots, langage originel du visage humain dépouillé de la contenance qu’il se donne – ou qu’il supporte – sous les noms propres, les titres et les genres du monde ». Si le langage se conçoit comme un acte, il est ici essentiellement « coïncidence du révélateur et du révélé dans le visage ». Il est la « révélation de l’Autre », enseignant. De même que les gestes et les actes produits, il est enseignement d’un « commerce éthique » de deux termes qui « s’absolvent de la relation ». Il est l’espace de rencontre d’une pluralité d’interlocuteurs, « irréductible à la relation sujet-objet », qui demeurent absolus dans la relation : l’expérience morale de l’être séparé se satisfait d’une autonomie qui reste attachée à la recherche de l’autre mais ne saurait être motivée par le manque du besoin ou le souvenir d’un bien perdu, la trace de l’absence.

L’assignation lévinassienne de l’éthique à l’autre (« tu ne commettras pas de meurtre ») « énonce l’extériorité inviolable » d’un « premier intelligible », d’une éthique comme « philosophie première », essence du discours. La légitimité même du discours philosophique en vient à être interrogée comme « intelligible idéaliste », « système de relations idéales cohérentes dont la présentation devant le sujet, équivaut à l’entrée du sujet dans cet ordre et son absorp­tion dans ces relations idéales ». Levinas accuse « le concept de totalité » qui dominerait, selon lui, la philosophie occidentale et mènerait une guerre du « sens objectif ». Cette topique en « extériorité » aboutit à distinguer l’objet de la représentation de l’acte de représentation. Objet de la conscience, il est produit du sens, le résultat de la Sinngebung[12]. Aboutissement par le sujet, cette « jouissance » (satisfaction et « égoïsme du Moi ») est un idéalisme qui achève tout réalisme du sens. Le langage, diachronique, devient interpellation qui en appelle à la parole, à être présent. « L’objet de la connaissance est toujours fait, déjà fait et dépassé » dans la prétention de savoir et d’atteindre l’Autre. Entrer en contact est déjà thématisation et ne représente pas le mode originel de l’immédiateté. L’immédiat, c’est le « face à face », cette notion de manifestation du « visage » (« épiphanie »), éclosion qui me conduit vers une notion de sens antérieur à ma Sinngebung. Le « visage », qui se signifie par lui-même, précède la Sinngebung. « La vision est, en effet, essentiellement adéquation de l’extériorité à l’intériorité ». Le langage est le dépassement incessant d’une « idée adéquate » se révélant a priori comme résultant d’une Sinngebung.

Métaphysique du langage

« L’œuvre du langage […] consiste à entrer en rapport avec une nudité dégagée de toute forme », signifiante avant d’être signifiée, de faire l’objet d’un jugement de valeur, d’une projection de sens. La révélation d’autrui — par autrui — est tout entière parole. Une « parole pure », aporétique, pur « exotisme » d’une étrangeté qu’offre « le dépaysement d’un [autre] être ». « Le langage ne se réfère pas à la généralité des concepts, mais jette les bases d’une possession en commun. « Il abolit la propriété inaliénable de la jouissance ». « Le monde dans le discours, n’est plus ce qu’il est dans la séparation – le chez moi où tout m’est donné – il est ce que je donne – le communicable, le pensé, l’universel. » On voit ici naître l’idée d’une participation en rupture avec la conception platonique d’idées participant les unes aux autres, d’une entrée en relation de deux termes subsistants. Pour Levinas, « le langage se parle là où manque la communauté entre les termes de la relation » où la langue commune fait manque. Il ne s’agit ni d’une participation à un idéal collectif, ni d’une « représentation de l’un par l’autre ». Cette « connaissance pure », instruite par autrui, ne serait que l’expérience radicale d’un « traumatisme de l’étonnement ». De cette vision, le rôle du psychisme ne consisterait pas à simplement refléter l’être et son monde, narcissisme d’un Moi qui condenserait son investissement et sa constitution même. Il instaurerait une manière d’être qui articule la séparation comme résistance à la totalité : « L’éthique, par-delà la vision et la certitude, dessine la structure de l’extériorité comme telle. La morale n’est pas une branche de la philosophie, mais la philosophie première. » L’assertion fait étrangement écho à un passage du premier séminaire de Lacan : « Le surmoi est à la fois la loi et sa destruction. En cela, il est la parole même, le commandement de la loi, pour autant qu’il n’en reste plus que la racine. La loi se réduit toute entière à quelque chose qu’on ne peut même pas exprimer, comme le « Tu dois », qui est une parole, privée de tous ses sens. C’est dans ce sens que le surmoi finit par s’identifier à ce qu’il y a seulement de plus ravageant, de plus fascinant, dans les expériences primitives du sujet. Il finit par s’identifier à ce que j’appelle la figure féroce, aux figures que nous pouvons lier aux traumatismes primitifs, quels qu’ils soient, que l’enfant a subis. »

L’éthique de Levinas est une expérience limite, une dramatique esseulée de l’être laissé seul. La distance de l’autre est une distance à soi, une distanciation de soi. La parole est dans le dire. Le fait qu’elle ne soit pas dans le dit ne la définit pas de façon négative, apophatique. Elle est au contraire appréhendée positivement. La parole est ce qu’elle n’est plus dans le dit, dans un phénomène de contraction, de retrait, à l’image d’un tsimtsoum. C’est en cela qu’elle est anticipation. Le Moi et l’Autre, comme êtres de surface, ne sont plus surface de projection mais surface d’inscription à la manière de la cellule photosensible d’une chambre noire. L’épiphanie serait le punctum de La chambre claire de Roland Barthes, cet imprévisible qui touche l’observateur. La parole en serait le « ça a été ». L’effraction du visage serait la révélation de l’autre, sa luminosité, sa mise en lumière, son enseignement, dans ce qu’elle a de divin. La rencontre passe par la séparation, une étrangeté non pas de l’inquiétude mais de l’intranquillité, du « dérangement » d’un « désintéressement ». La Loi ne vient pas s’adjoindre à une existence libre et individuelle au sein d’une coexistence de rivalités mais renvoie à une relation primordiale. L’Infini lévinassien frappe d’invalidité la distinction entre immanence et transcendance. Dans son irréductibilité à la connaissance objective, le savoir y est essentiellement critique et renvoie à l’Autre : « La merveille de la création ne consiste pas seulement à être création ex nihilo, mais à aboutir à un être capable de recevoir une révélation, d’apprendre qu’il est créé et à se mettre en question. Le miracle de la création consiste à créer un être moral. » Une conception où être est « être pour autrui », « assumer l’extériorité » et entrer « dans une relation où le Même détermine l’autre, tout en étant déterminé par lui ». Une métaphysique comme Désir, où le désir engendre le Désir comme production originelle de l’être et extériorité essentielle à l’être. L’infini débordant par définition la pensée qui le pense, la relation avec l’infini devient une expérience par excellence dans la relation avec l’absolument autre. « La métaphysique se joue là où se joue la relation sociale – dans nos rapports avec les hommes. Il ne peut y avoir, séparée de la relation avec les hommes, aucune “connaissance“ de Dieu. » Il s’agit moins, chez Levinas, de croire en Dieu que de penser Dieu. On retrouve chez Marcel Conche[13] cette « voie certaine » vers un « incertain » que serait Dieu et ne ferait qu’échapper aux « raisons de croire ». Bien au-delà d’une onto-théologie kantienne, il s’agit d’approcher l’incompréhensible mystère pascalien « qui consacre l’échec du théologisme et de la voie rationnelle vers Dieu ». « La voie de l’image » est seule « voie sûre pour aller vers Dieu […] que Dieu existe ou non » : il suffit « de regarder l’homme », son humanité faite à son image (eikôn).

Les deux philosophes ont un goût commun pour le présocratisme. Il ne s’agit néanmoins pas d’avoir recours « à d’obscurs fragments d’Héraclite » pour Levinas : « ce qui compte c’est l’idée de débordement de la pensée objectivante par une expérience oubliée dont elle vit ». Pas de Phusis, de nature infinie qui déploierait ici sa présence dans la totalité des phénomènes mais la constitution d’un « événement ultime » de nature infinie. « Autrui est le lieu même de la vérité métaphysique. » Sans les relations éthiques humaines, les concepts théologiques demeureraient « des cadres vides et formels ».  C’est ainsi que le langage originel est déjà demande, mendicité, misère de « l’en soi de l’être ». Il est « déjà aussi impératif qui du mortel, qui du prochain, me fait répondre, malgré ma propre mort, message de la difficile sainteté, du sacrifice ; origine de la valeur et du bien, idée de l’ordre humain dans l’ordre donné à l’humain. Langage de l’inaudible, langage de l’inouï, langage du non-dit. » La nécessité pour le Moi autochtone de sortir « à partir de soi et non pas à partir de la totalité » passe par l’émergence d’un étant singulier. Pensé comme verbe et non comme substantif, être décrit une présence impersonnelle et anonyme sous-jacente à toute phénoménalité. L’entrée dans le monde est l’entrée dans l’être, dans le fait d’un « il y a », le fait d’être, primordial, qui se fonde sur une inclusion inévitable[14]. Elle est naissance de tous les instants où sourd une révolte, d’une possibilité de refus ou de négation d’une présence totale, voire totalitaire, qui s’exprime dans le besoin d’évasion. L’être pur est un presque rien, une absence universelle d’une condition d’étant, la présence résiduelle d’un indéterminé dans toute sa froideur et son aridité, d’un a priori universel de l’existence. Un sombre « je-ne-sais-quoi[15] » auquel il manquerait l’élan vital bergsonien dans « la façon qu’a l’exister de s’affirmer dans son propre anéantissement ». Il est l’existence pure d’une éternité, d’une présence atemporelle, d’un fait ontologique antérieur à toute représentation par une conscience. Une conscience après-coup, toujours en retard, qui est dans l’impossibilité de s’inscrire dans le présent, temps du langage.

De l’existence à l’existant

De De l’existence à l’existant à Totalité et Infini, Levinas s’évertue à définir une subjectivation du sujet en prise avec son adhérence à l’être comme verbe : exister, comme une existence qui s’impose dans un « sans-soi » d’une « densité atmosphérique ». La référence de cet être à soi-même, son identité d’être, est son existence au sein d’une « plénitude du vide ». Seulement l’identité d’un Moi ne peut se résumer à une propriété du simple fait d’être. Être sujet, la forme substantive d’un « existant », signifie essentiellement se libérer de l’assujettissement à « la forme verbale de l’être ». Une indépendance qui ne s’acquiert qu’à proportion d’auxiliariser l’acte pur (pure activité) d’exister. Être c’est avant tout agir (« au commencement était l’acte[16] ») et la lassitude ne serait que le refus de jouer le jeu de l’existence. Il faut faire fait fond sur il faut être et « le commencement de l’acte contient la structure fondamentale de l’existence ». Se saisir de l’acte, le faire sien reviendrait à le sublimer. Cet évènement de naissance, cette « hypostase », préalable d’une participation à l’existence, émergence d’un étant qui adhère à ce qui existe déjà, est l’accomplissement du fait d’exister : « L’apparition d’un “quelque chose qui est“ constitue une véritable inversion au sein de l’être anonyme. Il porte l’exister comme attribut, il est maître de cet exister comme le sujet est maître de l’attribut.[17] » Le monde des formes s’ouvre sur l’abîme sans fond du « il y a », l’absence de lieu, cet instant originaire où « le monde éclate et laisse béer le chaos » : « Le frôlement de l’il y a, c’est l’horreur […] une nuance indéterminée de l’espace lui-même dégagé de sa fonction de réceptacle d’objets, d’accès aux êtres. […] Être conscience, c’est être arraché à l’il y a, puisque l’existence d’une conscience constitue une subjectivité, puisqu’elle est sujet d’existence, c’est à dire, dans une certaine mesure, maîtresse de l’être, déjà nom, dans l’anonymat de la nuit. L’horreur est, en quelque sorte, un mouvement qui va dépouiller la conscience de sa “subjectivité“ même. Non pas en l’apaisant dans l’inconscient, mais en le précipitant dans une vigilance impersonnelle […].[18] » La première expérience de l’être est celle de la déréliction, non pas d’un manque d’être comme chez Aristote mais d’un excès de sa présence. « L’être est essentiellement étranger et nous heurte. Nous subissons son étreinte étouffante comme la nuit, mais il ne répond pas. Il est le mal d’être.[19] »  Cette Geworfenheit serait le tragique indépassable de l’exister de la condition humaine; celle d’un être-jeté, d’un étant irrémédiablement rivé à son Moi, à son unité, son ipséité : « le malheur de la subjectivité ne tient pas à la finitude de mon être et de mes pouvoirs, mais précisément au fait que je suis un être ou un être un.[20] » Une incomplétude inassumable qui trouverait son salut insensé au sein d’une « relation érotique » abordée « à partir des relations sociales ».

Cette « nostalgie de l’évasion de soi » n’est pas sans lien avec une certain sentiment océanique. Si la notion soufflée à Freud par Romain Rolland évoque la spontanéité du sentiment religieux suite à la publication de L’avenir d’une illusion, son destin psychanalytique est sans ambage. La sensation d’éternité est de nature primaire : « à l’origine le moi contient tout, ultérieurement il sépare de lui un monde extérieur. Notre actuel sentiment du moi n’est donc qu’un reste ratatiné d’un sentiment beaucoup plus largement embrassant, et même… embrassant tout, sentiment qui correspondrait à un lien plus intime du moi avec le monde environnant. » Aspirer à réinstaurer un narcissisme sans limite ne serait que « simple prolongation de la vie enfantine ». Un sentiment « conservé durablement du fait de l’angoisse devant la surpuissance du destin », comme le sentiment religieux, trouve quant à lui son origine dans le « désaide infantile » et « la désirance qu’il éveille pour le père[21] ». C’est sans doute en cela que Levinas insiste sur le fait qu’il n’est pas question d’angoisse dans l’indistinction de « l’être anonyme ». Le philosophe s’inscrit pleinement au-delà du principe de plaisir et du caractère limitant de son besoin de satisfaction. L’insuffisance du manque ne serait qu’un vide à combler. La souffrance de l’inexistant est « le malaise » du « besoin déchirant […] d’une mort qui ne vient pas », « dans la nausée » d’un « il-n‘y-a-plus-rien-à-faire », « la marque d’une situation limite où l’inutilité de toute action est précisément l’indication de l’instant où il ne reste qu’à sortir[22] ». Face au péril de l’absolution dans l’il y a, l’émergence d’un étant est une évasion radicale qui ne relève pas d’un processus qualitatif mais phénoménologique : une dialectique de l’instant où la prise de conscience de soi (altérité de l’effort qui consiste à assumer ce qui existe) vient s’inscrire dans l’égoïsme du monde de l’intériorité. « Le fait que le visage entretient par le discours une relation avec moi, ne le range pas dans le Même. Il reste absolu dans la relation. La dialectique solipsiste de la conscience toujours soupçonneuse de sa captivité dans le Même, s’interrompt. La relation éthique qui sous-tend le discours, n’est pas, en effet, une variété de la conscience dont le rayon part du Moi. Elle met en question le Moi. Cette mise en question part de l’autre. » Pour Levinas, « le solipsisme n’est ni une aberration, ni un sophisme : c’est la structure même de la raison[23] ». Fouiller l’instant c’est en chercher la dialectique, découvrir l’évènement non pas dans « sa signification par rapport à un système de références quelconques, mais l’évènement secret dont cet instant est l’accomplissement, et non seulement son accomplissement ». C’est prendre position d’entrer dans l’être ou de s’y abandonner passivement. Dans le faire de l’instant se présente le sujet qui fait « don de sa peau », ce « me voici » qui accomplit l’hypostase. Se poser en étant est une instance (sollicitation pressante) et une stance (rythme) de l’instant. Là où l’éternité est ce en quoi tout est tout entier présent et la présence de l’être sans distance, éternelle et désincarnée, l’instant présent est la temporalité véritable qui brise la présence indistincte, rompt avec un passé et se distingue d’un à-venir. Il est l’altérité de l’avenir par le surgissement de l’autre porteur d’une nouvelle naissance, d’une nouveauté véritable[24].

Le langage entre épiphanie et hypostase

C’est de cette même « non-coïncidence » qu’émerge le langage, dans cette temporalité du « toujours de la relation – de l’aspiration et de l’attente[25] ».  Dans Les carnets de captivité, langage et voix sont à la croisée du son et du sens. À la charnière du monde physique et de l’éthique fondamentale, la voix part du « poids mort » du corps pour en devenir l’émanation volatile en mesure de le transcender. Son caractère insaisissable échappe à la concrétude d’une forme tangible et ne se laisse appréhender que par une trace, celle d’une signature éthique du sujet. « L’infini se passe dans le dire[26] » qui n’a pas de temporalité spécifique : Il n’est que succession de mots et d’énonciations qui forment un chemin de parole et de pensée. Acte performant par essence, il se produit en même temps qu’il se consume. L’acte de respiration en est le vent de l’altérité, « le pneuma de la psyché » qui se livre à l’espace, se délivre de la claustration en soi et se consume dans le souffle exhalé. Le sens s’en est échappé ; « dénucléation » du noyau substantiel du moi, il devient assignation à répondre. L’esprit, intelligence de l’enseignant, « inspiration par l’autre », par son mouvement de signification, par le fait de m’obliger, fournit le souffle à la voix, sa matière pour s’exprimer. Le souffle, son muet d’avant la sonorité, conditionne la voix qui lie l’intériorité du sujet à l’extériorité. Le fait de respirer c’est se libérer, s’évader de « la coquille de soi », alors que la captivité est « la paresse d’exister », le fait d’être livré à soi-même dans l’existence absolue de l’il y a, existence sans existant, sans appui. La voix vient de l’autre rive, comme un éclat qui interrompt le dire du déjà dit au sein d’une sonorité qui accomplit la communication. C’est peut être pour cela que l’analysant en appelle si souvent à la parole de l’analyste. « Ce n’est pas la communication qui fait pousser le cri – qui nous introduit dans autrui – ce n’est pas pas grâce au cri que la communication s’établit seulement. Cette place du cri par rapport à la communication c’est précisément la voix.[27] » Avant le mot, il y a la matérialité du son qui le remplit et en fait le fait même de signifier, ramenant le sens à la sensation et la musicalité. Le son des mots se consume dans les significations transmises alors que la signification des mots s’efface derrière la musicalité du langage. Parler c’est rendre audible, offrir un surplus de signification aux mots, et compléter la notion de visage dans la montrance d’un invisible d’autrui au sein d’une économie d’échange.

Levinas s’adonne à une véritable métapsychologie du sens. Le sens de la sonorité du son est autre chose qu’une allégorie ou un signe, il est le symbole du retentissement de l’être. Le son n’est qu’un épiphénomène qui rompt la continuité, rupture surmontée dans le mot. Le sens du mot ne réside pas dans l’image qui lui est associée, il nous enseigne que l’objet peut nous venir du dehors, nous être enseigné. Le mot n’est pas seulement le nom d’une chose mais tient son essence du verbe, par son « lien intime » avec le « verbe être ». « Le verbe c’est le son » alors que « l’Être n’est pas seulement un verbe – c’est le Verbe[28] » qui exprime le rapport avec l’existant. Apprendre c’est exister métaphysiquement dans une raison autre, une relation première. « La pensée ne précède donc pas le langage, mais n’est possible que par le langage, c’est à dire par l’enseignement et la reconnaissance d’autrui comme maître.[29] » L’appel à autrui serait l’aveu de faiblesse de la pensée qui y recourt. Il désigne un au-delà du langage qui ne se bornerait plus à un objet unique, au signe perdant contact avec son objet, mais à « une désignation simultanée d’une multiplicité » qui « épuiserait l’intention de généralité » de la pensée conceptuelle. À partir de cette« fécondité » s’ouvre la perspective d’une ontologie, non purement anthropologique, qui désignerait une place à « un pouvoir » du sujet au sein de son « économie générale de l’être ». L’exister, l’œuvre d’être, est chez Levinas indifférent à l’existant. L’apparition de l’existant en son sein, en affirmant sa maîtrise sur lui, est le retournement radical de l’hypostase : l’apparition d’un substantif qui assume l’être comme pur « champ de forces ». L’hypostase est la première liberté. La liberté du commencement qui n’est pas encore liberté du libre arbitre. Une liberté qui est incluse dans tout sujet, dans le fait même qu’il y a un sujet, un étant. Pour qu’il y ait un existant, pour qu’il devienne possible, il y a nécessité d’un départ de soi et un retour au soi. L’hypostase est la constitution de cette maîtrise qui n’est pas sans rappeler l‘épisode du For Da. Le prototype même de cet accomplissement à partir de soi c’est la séparation d’avec la mère : une désolidarisation qui appelle à une consolidation du Moi et garde la trace immuable d’une adhérence au maternel. Levinas semble chercher l’issue à cette perspective monadique qu’emprunte brièvement Freud dans l’Esquisse par une réflexion centrée sur le fonctionnement intrapsychique. L’éthique de Levinas s’inscrit dans la continuité de cet effleurement du sujet connecté au maternel comme source originaire (Urquelle) de tous les motifs moraux. Une complicité souterraine avec le féminin qui n’est pas sans interroger son rapport au Surmoi et les repères séparateurs qu’elle désoriente. On peut se demander s’il n’y a pas là la trace de la condition de possibilité du refus du féminin, un travail de culture dont fait l’objet le tournant lévinassien avec Autrement qu’être ou au-delà de l’essence : s’affranchir de toute essence, de l’idée même d’essence, en insistant sur « cette rupture avec l’être et avec son histoire ». Une filiation qui passerait par le père, un détour par le père, où « l’idée-de-l’infini-en-moi — ou ma relation à Dieu — me vient dans la concrétude de ma relation à l’autre homme[30] ».

Il y a chez Levinas, comme pour Merleau-Ponty, une « spatialité primordiale » qui fait de lui un penseur de la perception, de l’être-au-monde. Un point de vue nouveau, critique des notions de Geworfenheit (être-jeté comme simple limitation de la liberté) et de facticité chez Heidegger. La facticité chez Levinas ne relève pas d’une simple finitude mais d’une impuissance radicale du Moi à l’égard de l’être et de son être, d’une difficulté à se projeter. On peut qualifier cette démarche nouvelle de nouvelle approche axiologique, de nouvelle règle fondamentale. Une Grundregel au sens de celle qui émerge chez Freud dans les Études sur l’hystérie avec l’apparition de l’Œdipe comme nouvelle norme. Le renversement qu’opère Levinas avec sa notion d’hypostase, avec le primat de l’existant sur l’existence, relève de l’Umwertung de Nietzsche, d’un renversement des valeurs. Une volonté de puissance qui va au-delà de l’élan désirant de « persévérer dans l’être » de Spinoza ou de la nécessité aveugle du « vouloir vivre » de Schopenhauer. Il y a chez Levinas et Freud une inflation du langage qui se trouve toujours en instance de prendre ou de recevoir la parole en marge de discours tenus. Une adlinguisticité qui tire tout son sens non pas d’un référent extra-linguistique mais d’une relation à du langage, à des discours. Une secondarité[31] qui fait sens chez un philosophe du XXème siècle mais qui devient beaucoup moins évidente chez l’inventeur de la psychanalyse. Leur point commun réside dans l’absence de métalangage. Cette thématisation du langage est postérieure à Freud et il n’y a, par ailleurs, pas chez lui de signes au sens saussurien, mais plutôt des choses soumises au processus de condensation et de déplacement à l’œuvre dans les processus inconscients. Chez Levinas, l’enjeu est la secondarité d’une philosophie qui n’a plus la puissance de parler directement de ce qui est. Dans un souci ontologique, la trame même de l’être est tissée par le langage. Pas de métalangage, donc, mais d’un côté une métapsychologie et de l’autre une métaéthique. Deux chemins qui semblent se rencontrer dans leurs virages respectifs, à la croisée de deux directions.

Il y aurait d’une part un au-delà d’un principe de plaisir et de l’autre un en-deçà de la jouissance. Chez Freud le symptôme s’inscrit en positif avec pour négatif photographique la structure du cristal. Chez Levinas, l’ancrage positif du sujet dans l’être fait montre d’un potentiel pathologique, d’un négatif, que l’on retrouve chez les post-freudiens. Il n’y a pas de différenciation des sexes ni de hiérarchie chez Levinas mais une polarité féminin-masculin, positif-négatif, qui affiche une proximité avec le couple pulsion de vie – pulsion de mort dans la deuxième topique de Freud. Éros ne relève pas d’une union sacrée ou d’une notion physiologique mais d’une « dualité », du « mystère d’autrui » : « Le rapport qui, dans la volupté, s’établit entre les amants, foncièrement réfractaire à l’universalisation, est tout le contraire du rapport social. Il exclut le tiers, il demeure intimité, solitude à deux, société close, le non public par excellence ». C’est à une « phénoménologie de l’éros » que fait appel Levinas. Une origine sexuelle du phénomène du social qui ne peut s’accomplir que dans la « dualité sociale » de sujets confrontés à l’immédiateté de la jouissance. Du duo éthique, de « la diachronie de deux », se déploie une « contemporanéité du multiple » comme « tiers exclu de l’essence, de l’être et du ne-pas-être ». Un tertium qui offre la possibilité d’une suspension d’un conatus qui ne s’envisagerait que dans sa persévérance. Une « illéité » comme épochè, une « non-phénoménalité de l’ordre », qui viendrait de « je ne sait d’où », « auquel je suis assujetti avant de l’entendre ou que j’entends dans mon propre Dire ; commandement auguste, mais sans contrainte ni domination qui me laisse hors toute corrélation avec sa source[32] ». Cette « tertialité » lévinassienne côtoie la première topique de Freud non pas par l’entremise du complexe mythique[33] mais l’anticipation du besoin ontologique d’un tiers organisateur rendant possible la séparation de la mère et de l’enfant. Un « autre de l’objet » qui est constitutif d’une « tiercéité » chez André Green. Réflexion qui ne se limite pas à la figure du « père séparateur » mais aborde essentiellement les registres sexuels prégénitaux et « la construction du père » dans un effet de balancier où « nous passons constamment d’une forme de présence à une autre » et où « chacun de ces modes d’existence est absent de l’autre[34] ». Levinas vient ainsi s’inscrire en complémentarité de Freud en s’engouffrant dans la faille laissée ouverte par l’Esquisse inaugurale où affleurait la question éthique d’une « compréhension mutuelle » au fondement pré-œdipien. Il vient aussi en continuité du deuxième texte qui borde l’œuvre de Freud : le dernier, celui qui exprime certains regrets d’avoir insuffisamment considéré la phylogénèse « de l’hérédité des traces mnésiques » et fait retour sur une forme de judéité de l’homme, idée de Dieu façonné à son image : Le « facteur constitutionnnel[35] » d’un « être juif » en quête d’une « essance », comme ose l’écrire Levinas. Une existance pourrions-nous dire en reprenant ce suffixe ance qui ouvre à l’action du Seiendes, « processus ou évènement d’être » de l’ens, l’Être par excellence de la philosophie scolastique. Un mouvement de l’essence qui s’accomplit en même temps qu’il s’exprime, participe présent de l’esse (Sein) latin. Une éthique en souffrance, « incessance » sous-jacente, que Levinas vient mettre en lumière. « Un droit de vivre sans quérir une raison d’être » qui ne se limiterait pas à « chercher un refuge dans le monde » mais s’enquérait d’une « place dans l’économie de l’être[36] ».

Vincent Caplier – Décembre 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Jean-Claude Coquet, Phénoménologie du langage, (2022).

[2] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921).

[3] « L’expérience humaine est inscrite dans le langage », Émile Benveniste, Le langage et l’expérience humaine (1965).

[4] Vincent Caplier, Les reliques de la passion, 2023.

[5] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, 1807

[6] Martin Heidegger, Apports à la philosophie : De l’avenance (1989): Il y a dans l’emploi de Wesen le sens de « demeurer », « habiter » (en un lieu), temporellement, comme tentative de passage d’un commencement de penser à un autre commencement débouchant sur une véritable transformation du mode d’être de l’« être humain ».

[7] Emmanuel Levinas, Totalité et Infini (1961). Sauf mention autre, les citations de l’article sont extraites de l’ouvrage.

[8] Op. cit.

[9] Terme forgé par Levinas à l’occasion de la traduction des Méditations cartésiennes de Husserl.

[10] Michel Dupuis, Le cogito ébloui ou la noèse sans noème. Levinas et Descartes, in Revue ne Philosophique de Louvain (1996).

[11] Pierre Fédida, Les stries de l’écrit. La table d’écriture in L’absence (1978)

[12] Donation de sens : « […] le sens (Sinn) en phénoménologie est distinct de la signification (Bedeutung). […] il revient à la subjectivité de conférer un sens à une matière ou hylé qui n’en a pas par elle-même. La subjectivité ou conscience intentionnelle est la condition d’émergence du sens. » Philippe Cabestan, Evénement et sens de l’événement : E. Straus, L. Binswanger, Séminaire de l’Ecole Française de Daseinsanalyse, 2018.

[13] Marcel Conche, Métaphysique (2012).

[14] On pense en littérature à L’inconvénient d’être né de Cioran et Le livre de l’intranquillité de Pessoa.

[15] L’emprunt de la formule à Jankélévitch nous intéresse en ce que son « je-ne-sais-quoi » nous comblerait de sa présence et nous plongerait dans l’abîme de son inquiétante absence.

[16] La formule de Freud qui clôt Totem et tabou empruntée au Faust de Goethe trouve ici toute sa valeur.

[17] Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre (1948a).

[18] Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant (1947).

[19] Ibid.

[20] Emmanuel Levinas, Parole et silence (1948b).

[21] Sigmund Freud, Malaise dans la culture (1929).

[22] Emmanuel Levinas, De l’évasion (1935).

[23] Emmanuel Levinas, op. cit. (1948a)

[24] « L’altérité absolue de l’autre […] ne peut se trouver dans le sujet qui est définitivement lui-même. Cette altérité ne vient que d’autrui. » Emmanuel Levinas, op. cit. (1947).

[25] Emmanuel Levinas, op. cit. (1948a).

[26] Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1978).

[27] Emmanuel Levinas, Les carnets de captivité (1940-1945).

[28] Ibid.

[29] Emmanuel Levinas, op. cit (1948b).

[30] Emmanuel Levinas, op. cit. (1978).

[31] Une référence seconde au langage lorsque la philosophie traditionnelle était directement référentielle.

[32] Ibid.

[33] Complexe d’Œdipe perçu comme fondamentalement païen et sévèrement critiqué par Levinas (Lévinas, 1996, Nouvelles lectures talmudiques).

[34] André Green, La construction du père perdu (2008).

[35] C’est ainsi que Freud définit dans L’homme Moïse l’héritage archaïque d’un savoir originaire qui transcenderait les différences entre les langues.

[36] Emmanuel Levinas, Être juif (1947).

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Honorine / Honoré : une transverbération* ?

Honoré de Balzac Honorine

Présentation Alice Tibi

Devéria, Achille (1800-1857). « …et nunc et semper… [Portrait de Balzac jeune] ». Balzac, Honoré de (1799-1850). reproduction photo-mécanique. Paris, Maison de Balzac.

Dans le petit roman balzacien intitulé Honorine, Honoré est d’emblée l’image dans le tapis. Le lecteur sait que l’auteur se met en scène dans le récit, à travers une figure en quelque sorte hermaphrodite, ou de sexe indéterminé. Cette figure est jeune : l’œuvre est dédiée à l’ami peintre Achille Devéria, auteur d’un portrait de Balzac jeune ; cet artiste a aussi une œuvre érotique à son actif.
Or, en fait d’amour, la narration présente trois héros dans leur jeunesse, se refusant à tout assouvissement de désir et en proie au spleen, de l’abattement au dégoût de la vie :  le narrateur, aujourd’hui consul en Italie, l’ancien protecteur du narrateur, Octave et Honorine elle-même. Parisiens à l’origine, ils sont les protagonistes d’une histoire rapportée des années plus tard en Italie, dans la ville de Gênes.
C’est ainsi que prend tout son prix le préambule du premier chapitre, dont on ne comprend pas d’abord la pertinence au regard de la suite. L’auteur se livre à un véritable dithyrambe sur l’âme française, qui fournit la vie de tête, l’activité d’idées, le talent de conversation […], cette soudaine entente de ce qu’on pense et de ce qu’on ne dit pas, le génie du sous-entendu, la moitié de la langue française, [et] ne se rencontre nulle part. Nous voilà en extase, devant une âme sans prix et sans égale sauf au paradis. Mais cette âme est perdue puisqu’elle manque irrémédiablement, ici, en terre étrangère. La formule consistant à décrire le Français à l’étranger comme un arbre déplanté, montre qu’une angoisse de dénaturation, voire de castration plane au-dessus du texte, une blessure d’amour en union quasi mystique avec l’éternité.
N’était-ce pas le sujet de La peau de chagrin et de nombre d’autres œuvres ? Le désir entravé, exercé à perte ou même interdit ne figure-t-il pas au centre de la Comédie humaine comme une forme obsédante ? Son contrepoint et sa rédemption se trouvent dans l’écriture essoufflée, sans trêve ni salut, vocation d’un très jeune homme visionnaire, dont pourtant La peau de chagrin avait assigné la fin.

*transverbération : union mystique avec Dieu comme après le transpercement du cœur par une flèche divine enflammée (d’amour).

Alice Tibi – Décembre 2024 – Institut Français de Psychanalyse©

EXTRAITS

Chapitre I, Comme quoi le Français est peu voyageur

« Retrouver Paris ! savez-vous ce que c’est, ô Parisiens ? C’est retrouver, non pas la cuisine du Rocher de Cancale, comme Borel la soigne pour les gourmets qui savent l’apprécier, car elle ne se fait que rue Montorgueil, mais un service qui la rappelle ! C’est retrouver les vins de France, qui sont à l’état mythologique hors de France, et rares comme la femme dont il sera question ici ! C’est retrouver, non pas la plaisanterie à la mode, car, de Paris à la frontière, elle s’évente ; mais ce milieu spirituel, compréhensif, critique, où vivent les Français, depuis le poète jusqu’à l’ouvrier, depuis la duchesse jusqu’au gamin. »

Chapitre VIII, Un vieil hôtel

« En frappant à l’immense grande porte d’un hôtel aussi grand que l’hôtel Carnavalet et sis entre cour et jardin, le coup retentit comme dans une solitude […] Les balustres des galeries supérieures étaient rongés. Par une magnifique arcade, j’aperçus une seconde cour latérale où se trouvaient les communs dont les portes pourrissaient. Un vieux cocher y nettoyait une vieille voiture.  À l’air nonchalant de ce domestique, il était facile de présumer que les somptueuses écuries où tant de chevaux hennissaient autrefois en logeaient tout au plus deux. La superbe façade de la cour me sembla morne, comme celle d’un hôtel appartenant à l’État ou à la couronne, et abandonné à quelque service public […] Une visite était si rare que le domestique achevait d’endosser sa casaque, en en ouvrant une porte vitrée en petits carreaux, de chaque côté de laquelle la fumée de deux réverbères avait dessiné des étoiles sur la muraille. Un péristyle d’une magnificence digne de Versailles laissait voir un de ces escaliers comme il ne s’en construira plus en France, et qui tiennent la place d’une maison moderne. En montant des marches en pierre, froides comme des tombes, et sur lesquelles huit personnes devaient marcher de front, nos pas retentissaient sous des voûtes sonores. On pouvait se croire dans une cathédrale. Les rampes amusaient le regard par les miracles de cette orfèvrerie de serrurier, où se déroulaient les fantaisies de quelque artiste du règne de Henri III. Saisis par un manteau de glace qui nous tomba sur les épaules, nous traversâmes des antichambres, des salons en enfilade, parquetés, sans tapis, meublés de ces vieilleries superbes qui, de là, retombent chez les marchands de curiosités […] Au premier coup d’œil, je donnai [ au comte ] cinquante-cinq ans ; mais après un examen attentif,  je reconnus une jeunesse ensevelie sous les glaces d’un profond chagrin, sous la fatigue des études obstinées, sous les teintes chaudes de quelque passion contrariée. »

Chapitre XXXVII, Le dernier soupir d’Honorine – lettre à Maurice (futur consul)

« Je suis une sainte Thérèse qui n’a pu se nourrir d’extases […] Gardez mes secrets comme la tombe me gardera. Ne me pleurez pas : il y a longtemps que je suis morte, si Saint Bernard a eu raison de dire qu’il n’y a plus de vie là où il n’y a plus d’amour. »

Honoré de Balzac, Honorine, 1843. BEQ , Éditions Garnier Frères, Paris, 1964

Texte intégral :
https://beq.ebooksgratuits.com/Balzac-xpdf/Balzac_23_Honorine.pdf

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Langages, Discours, Mythes en psychanalyse

Introduction au séminaire

Nicolas Koreicho – Octobre 2023

« Une expression vicieuse ne détonne pas uniquement par rapport à cela même qu’elle exprime, mais cause encore du mal dans les âmes. »
Socrate, Phédon

« L’idée profonde de Parain est une idée d’honnêteté : la critique du langage ne peut éluder ce fait que nos paroles nous engagent et que nous devons leur être fidèles. Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde. » 
Albert Camus, « Sur une philosophie de l’expression », Poésie 44, janvier-février 1944

Dante Gabriel Rossetti, Astarte Syriaca, 1877, Delaware Art Museum, Wilmington, Delaware.

Sommaire

  • Préambule
  • Langages
    . Qu’est-ce qu’un langage ?
    . Le signe – La logique
    . Le signal
    . Le langage chez l’humain
    . Origine du langage
    . Le langage dans le discours psychanalytique
    . Sémantique
  • Discours
    . Qu’est-ce qu’un discours ?
    . Difficulté posée par le discours populaire ou familier dans la compréhension du discours professionnel
    . Discours psychanalytique et jargon
    . Discours « psychanalytique » et détournement de concepts. La structure en psychanalyse
  • Mythes
    . Le discours mythique
    . Récits originels et mythes de la Création
    . Mythes et sagesses orientales
    . Mythologie celte
    . Mythologie germanique, balte, slave
    . Mythes fondateurs de la psychanalyse : Œdipe et Narcisse, Éros et Thanatos

Préambule

De nos jours, l’importance du bon emploi et de la bonne compréhension des mots s’impose, dans la mesure où les tendances péjoratives actuelles, telle le courant du wokisme qui draine un grand nombre de doctrines approximatives ou ineptes, brouille les limites entre les communautarismes et l’obscurantisme totalitaire[1], le second réalisant sur un mode « fratriciel » pour le moins abusif, paradoxe aporétique révélateur, ce que les premiers dénoncent, et où les doxas, les convictions binaires, les communautés et les sectes se confondent en un seul manichéisme opposant dominants et minorités, la plupart du temps en la raison superficielle qu’une couleur de peau, un dogme, un genre ou une sexualité définiraient une identité, à prise rapide.

Ce faisant,  alors que ces discours militants, réfugiés dans la fierté ou dans la honte, composent seulement autant de discours sociaux sommaires, et qui font tout sauf constituer des personnes dignes de ce nom, remplacent le simple courage et le bon sens qui consisteraient à tenter de se comprendre soi-même, non au travers d’une identité factice proposée à bon compte intellectuel, mais selon la construction de la personnalité même, laquelle est au cœur cette fois des environnements physico-psychiques d’importance première, puisant leurs fondations dans les mythes fondateurs, parmi lesquels Œdipe et Narcisse, Éros et Thanatos, qui nous demanderont un travail approfondi, tels qu’ils ont été validés par la psychanalyse, la psychiatrie, la psychologie.

L’objet du thème tripartite consiste en un tour d’horizon de ce qui parait aujourd’hui indispensable à la réalisation raisonnée en formation continue des métiers de psychothérapeute (psychologue, psychiatre, psychanalyste), à partir de l’utilisation du triptyque – Langages Discours Mythes -, ceci grâce à l’étude des fondations formelles des systèmes indispensables à l’exercice de la psychothérapie.

L’idée principale du thème, son « fil rouge », est de pouvoir s’appuyer sur des modes de raisonnement précis et étayés – dont les modes de raisonnement par analogie, inductif, déductif, hypothético-déductif – ainsi que par des concepts développés par les trois grands systèmes du triptyque précité, pour interpréter, comprendre et développer au plus juste une pratique théorico-clinique basée sur des principes fiables, intellectuellement et éthiquement.

L’objectif est de revisiter les fondations épistémiques, quasi grammaticales, de nos systèmes de pensée en psychopathologie, à commencer par reprendre la définition des mots que nous employons, des syntagmes et des paradigmes que nous utilisons dans le cadre du travail intellectuel et du soin personnel. Il s’agit ensuite de reconnaître, non pas la structure de l’inconscient qui est tout sauf structuré, mais les compositions, agencements, constructions, dispositions, ordonnancements, systèmes, schèmes, formes des expressions en développement, au travers des grandes entités nosologiques habituelles, dans les interactions entre systèmes (Ics, Cs, Pcs) et instances (Ça, Moi, Surmoi) constitutifs de l’inconscient.

Enfin il est question, last but not least, de consolider nos cultures générales et, de la sorte, de pouvoir disposer de concepts langagiers, discursifs, mythologiques, les plus exacts possible, analysables et synthétisables susceptibles de composer une cohérence vers une certaine scientificité pour comprendre, analyser, interpréter les phénomènes de l’inconscient qui, la plupart du temps, s’organisent dans leur détail comme des signes, des figures, des tropes, des types de discours décrits dans la littérature qu’il nous revient de saisir et de se représenter.

Langages

Qu’est-ce qu’un langage ?

Au sens large, c’est un système de signes permettant la communication. Dans un sens étroit, c’est la capacité d’exprimer une pensée et de communiquer au moyen d’un système de signes – un signe étant l’unité d’expression d’un langage, que ce langage soit olfactif, tactile, gestuel, vocal, graphique – doté d’une sémantique – consistant en l’étude des signifiés (unités de sens) et des signifiants (unités d’expression) et le plus souvent d’une syntaxe – représentant la manière dont les mots se combinent pour former des phrases ou des énoncés dans une langue donnée –, mais pas systématiquement (la cartographie utilise un langage non syntaxique). En tous les cas, le langage est le fruit d’une acquisition, et la langue est une des nombreuses manifestations du langage.
Nous pourrons sans doute tenter de concevoir et de décrire des langages du psychotique ou des psychoses, des langages du névrosé ou des névroses, des langages du pervers ou des perversions, ce qui sera sans doute plus malaisé, mais qui demandera plus de précision, avec les personnalités limites, puisqu’elles empruntent plusieurs langages conjointement. Nous serons à même de concevoir les langages distincts correspondant aux pathologies et troubles mentaux, les langages du corps et/ou vis-à-vis du corps aussi bien.

Le signe – La logique[2]

L’évolution du signe démarre probablement avec la linguistique hindoue, puis se poursuit avec les philosophes grecs, jusqu’à la forme déjà complète de la théorie du signe d’Augustin d’Hippone au IVe siècle, puis à celle du signe indépendant au XIIIe siècle (modi essendi, modi intellegendi, modi significandi[3]). C’est le premier linguiste moderne le Suisse Ferdinand de Saussure qui proposera des lois stables sur la nature du signe (arbitraire, signifiant linéaire, immutabilité synchronique, mutabilité diachronique[4]), ces derniers concepts étant parfois encore discutés, ce qui annoncera le logicien allemand et philosophe du langage Gottlob Frege, au XIXe (sens, référence – dénotation, connotation, représentation – unité mentale subjective et individuelle), puis Charles Sanders Peirce, sémiologue et pragmaticien américain (le signe est une triade et comprend reprentamen, object, interpretant[5]).
La classification des signes se détermine aujourd’hui selon les catégories de :
l’archétype (en psychologie analytique jungienne, différente de la psychanalyse) qui est une matrice de symboles, une sorte d’image primordiale ;
l’allégorie, qui est la figuration d’un être abstrait ;
l’emblème, qui est un objet matériel représentant un ensemble de valeurs ;
l’icône, qui est un signe où le représentant ressemble au représenté ;
l’image, qui est une forme concrète reproduisant une réalité concrète ;
l’indice, qui indique un rapport causal ;
l’insigne, qui est un objet matériel indiquant l’appartenance à une institution ;
le logo, qui est un nom dans un graphisme typographique spécial ;
la métaphore, qui réside en l’emploi d’un terme auquel on substitue un autre qui lui est assimilé après la suppression des mots introduisant la comparaison, tels que « comme » ;
le nom, le substantif, mot désignant les objets, les phénomènes, les qualités, les sentiments, les personnes, les peuples, etc. ;
le schème, qui représente sur le plan mental une figure simplifiée ;
le signal, qui est un signe fait pour déclencher une réaction ;
le symbole, signe naturel, qui est un substitut non conventionnel d’une réalité ou d’une partie du réel. Il est le résultat d’un code défini par une communauté[6];
le symptôme, qui, terme médical, est un phénomène visible qui témoigne d’un état ou d’une évolution.

Le signal

Le signal est un message envoyé à qui peut le recevoir, généralement à un ou plusieurs congénères, quelquefois à soi-même, et nous pouvons par exemple distinguer :
des signaux visuels, comme chez les abeilles ;
des signaux acoustiques, comme chez les oiseaux, les baleines ;
des signaux chimiques, probablement les plus anciens dans le développement des êtres vivants, les plus obscurs (l’olfaction), comme chez les fourmis ou les plantes ;
des signaux tactiles (extéroception), ainsi qu’il en est des caresses, le plus souvent pour que naisse et se développe un plaisir, voire une jouissance ;
des signaux électriques, comme chez la chauve-souris.

Le langage chez l’humain

Le langage est chez l’homme l’ensemble des activités mises en œuvre par un individu lorsqu’il parle, écoute, réfléchit, essaie de comprendre, lit et écrit, lorsqu’il pense. Les langages constituent, de manière intrinsèque, des systèmes de sens relativement spécifiques.

On distingue le langage formel (langage construit selon un ensemble de termes, symboles ou lexèmes, comme en mathématiques, en informatique, en linguistique), le langage naturel (le langage parlé), le langage de programmation, le langage juridique, le langage des fleurs, etc.
Selon Roman Jakobson, il existe six fonctions du langage. Tout acte de parole ou de communication, correspond à une de ces six fonctions :
la fonction expressive (expression des sentiments du locuteur ;
la fonction conative (fonction relative au récepteur) ;
la fonction phatique (mise en place et maintien de la communication) ;
la fonction métalinguistique (le code lui-même devient objet du message) ;
la fonction référentielle (le message renvoie au monde extérieur) ;
la fonction poétique (la forme du texte devient l’essentiel du message).

Origine du langage

L’origine du langage peut être induite d’abord en fonction de la créativité archaïque des mythes (par exemple le mythe de la tour de Babel[7], le mythe de Mnémosyne[8]), et déduite de l’anthropologie (étude des formes du pharynx et du larynx de l’homo erectus permettant de dater l’origine du langage des environs de 250 000 ans).
Du point de vue neuronal, le langage provient d’une extension des gestes (les zones cervicales du geste et de la parole – Wernicke, Broca – sont interconnectées ; cf. aussi les neurones miroirs).
L’étude du langage se développe principalement en linguistique (descriptive) et en grammaire (prescriptive) selon les disciplines suivantes :
Phonétique – Phonologie – Morphologie – Syntaxe – Sémantique – Stylistique – Pragmatique (actes d’énonciation) – Logique (cohérence) – Étymologie – Lexicologie.

Le langage dans le discours psychanalytique

La compréhension métapsychologique peut gagner en précision par l’intermédiaire de disciplines d’étude du langage qui sont les plus à même de proposer des clés de compréhension et d’analyse des procédés, des dispositifs, des organisations de l’inconscient et de ses troubles.
Il s’agit en premier lieu de :
la sémiotique, qui étudie les systèmes de relation entre les plans du signe (signifiant, signifié) et les corrélats du signe (concept, référent) ;
la sémiologie[9], qui étudie le sens des signes (dans les différents langages) ;
la sémantique, qui étudie le sens des systèmes de signes) ;
la rhétorique (figures[10], tropes[11], types de discours[12], argumentation).

Sémantique

La sémantique est l’étude de la signification des mots, simples ou composés. Elle étudie à ce titre les rapports de sens entre les mots (relations d’homonymie, de paronymie, de synonymie, d’antonymie, de polysémie, d’hyperonymie, d’hyponymie, etc.) ainsi que :
la distribution des actants au sein d’un énoncé ;
les conditions de vérité d’un énoncé ;
l’analyse critique du discours ;
la pragmatique[13], en tant qu’elle est considérée comme une branche de la sémantique ;
les descriptions.

Nous étudierons, grâce à ces multiples formes, les langages utiles pour nous en ce qu’ils nous donnent des systèmes de compréhension des processus mentaux, figés, en mouvement, conjugables, modifiables, segmentables, substituables.

Discours

Qu’est-ce qu’un discours ?

Selon l’acception la plus courante, un discours consiste en un développement oral devant une audience. Il se rapporte aux différents genres d’éloquence : tribune politique ; éloquence judiciaire du barreau ; éloquence de la chaire académique (épidictique : démonstratif, apologétique) ; rhétorique (exorde, proposition ou narration, division, confirmation, réfutation, péroraison ou conclusion) ; exposé ; traité ; homélie ; dithyrambe ; réquisitoire ; galimatias ; propos ; conversation ; dialogue ; entretien ; anamnèse ; monologue associatif ; etc…
En linguistique, un discours est aussi, simplement, une production textuelle écrite ou orale. On y peut décrire un certain nombre d’éléments du discours.
On distingue différents types de discours et, en particulier les discours narratif, descriptif, explicatif et argumentatif.

La grammaire des discours pourrait concourir à garantir une scientificité à la psychanalyse. Les unités de segmentation du texte ne sont alors plus forcément des phrases, mais des propositions, des énoncés, des situations d’énonciation, des ensembles sémiotiques, sémiologiques, sémantiques, rhétoriques, des formes, des figures, des tropes, des expressions précisément descriptibles correspondant à des entités nosographiques.

Difficulté posée par le discours populaire ou familier dans la compréhension du discours professionnel

Dans l’utilisation du vocabulaire psychanalytique à des fins réductrices et parfois militantes, les termes trauma, transfert, symptôme, Surmoi (celui-ci n’est pas tellement utilisé dans les cancel cultures !), etc. impliquent approximation et, souvent, contre-sens et sont rentrés dans les mœurs langagières associatives néoféministe, indigéniste, décolonialiste, racialiste, LGBTQIA+iste, inclusiviste, etc. avec beaucoup d’incertitude et de flottement. Dans ces cas, on peut catégoriser les utilisations de vocables et de concepts psychanalytiques comme l’imposture involontaire de ceux qui voudraient percevoir une allocation de reconnaissance narcissique à bon compte idéologique, pour éviter toute sublimation, toute créativité, toute production et, plus grave, tout travail personnel réel qui éclaircirait la cause de leurs difficultés et quelquefois de leur violence, ce qui bien souvent précipite vers des symptômes plus profonds, inscrits en perversion, en addiction, en psychopathie, en état limite.

Ceci posé, ces discours seront susceptibles d’être compris en fonction de l’utilité qu’ils peuvent avoir dans une perspective de distinction psychanalytique et psychothérapeutique, et pour éviter l’embourbement des patients dans des travers idéologiques facilement séducteurs mais vains.

Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de considérer la pertinence d’un discours psychothérapeutique (psychiatrique, psychologique, psychanalytique), la question de la hiérarchie des concepts, des normes nosologiques, de la hiérarchie de l’abord des pathologies, et de situer ces ensembles dans une perspective allant de la morale à l’éthique.

Discours psychanalytique et jargon

« […] l’homme, tout en étant déterminé par un destin, peut se libérer de ses chaînes pulsionnelles grâce à une exploration de lui-même […] Cette discipline étrange a été injuriée autant par les religieux fanatiques que par les régimes totalitaires ou les scientistes forcenés, soucieux de réduire l’homme à une somme de circonvolutions cérébrales.
Mais elle a été aussi tristement adulée par ses adeptes qui ont souvent contribué à son abaissement à force de jargon. »
Elisabeth Roudinesco, Dictionnaire amoureux de la psychanalyse, 2017.

Dans la pratique psychanalytique elle-même d’abord, en termes de courants sociologiques et militants pour échapper (c’est au mieux une résistance, au pire une défense, rempart ou forteresse) à la confrontation avec son propre inconscient, nous pouvons croiser :
La « schizo-analyse » (Deleuze, Guatari) a fait long feu mais le wokisme revendique à présent l’inexistence des pathologies mentales, l’invalidité de la médecine, de la psychiatrie, des mathématiques, etc[14]. qui ne seraient que des constructions patriarcales inadaptées, tout comme dans les théories et « techniques » exposées dans leur livre Anti-Œdipe. Des générations de post soixante-huitards ont voulu déconstruire, après la psychiatrie (« l’anti-psychiatrie ») la psychanalyse tout entière à commencer par déconstruire Freud, puis son approche des mythes fondateurs. (Il y a toujours quelque chose qui ne va pas dans les tentatives de déconstruction. Quelquefois c’est la sexualité perverse (Foucault), quelquefois c’est l’imposture (Deleuze), c’est, quoi qu’il en soit, souvent une tentative pour « tuer le père » (et d’abord, vouloir se mettre à sa hauteur, ainsi qu’il en est dans les nombreuses associations de psychanalyse qui se réclament (mais mal, souvent de façon à le réciter, sans distance, sans exégèse) de Jacques Lacan[15] » et laissant rares les instituts freudiens, Dieu merci encore influents, sauf à l’université[16] qui les a placés au second plan, au profit des « luttes intersectionnelles » wokistes.
Il ne faut pas confondre ces laborations approximatives avec les développements littéraires proposés en tant que tels comme par exemple « la méthode paranoïaque critique » de Dali qui a eu plus de succès sur le plan de la créativité (sublimation) et de l’interprétation (cela lui a permis de comprendre la dimension inconsciente de chefs d’œuvre de la peinture mondiale, comme l’Angélus de Millet[17]) dont la pertinence a été avérée[18] se plaçant ainsi dans le sillage de Freud (Sainte Anne, la Vierge et l’enfant Jésus[19]).
Nous retrouvons quelques de ces tentatives dans les termes usités ensuite dans un certain nombre de pseudo-psychanalyses, « psychanalyse interpersonnelle », « psychanalyse jungienne », « psychanalyse inclusive », « psychanalyse féministe », « Daseinanalyse », « Queer analyse » (ne riez pas, ça existe !), etc. et dans de très nombreuses « psychothérapies[20] », au point qu’il suffit d’exciper du substantif psychanalyse pour jeter le voile  sur les incomplétudes conceptuelles des pratiques et de ce qu’elles révèlent de résistances et de défenses individuelles.

Discours « psychanalytique » et détournement de concepts. La structure en psychanalyse

L’inconscient n’est pas structuré. Il est instable, d’expression multiple, mouvant, polysémique, multiforme, « limite ». Une construction molle, mixte, évolutive, heurtée, chaotique.
Cette idée de structure est, dans les disciplines du psychique, la résultante erronée des développements d’un mouvement d’idées, le structuralisme, suivant en cela la filiation du positivisme et à la suite de l’existentialisme (Sartre), en vogue dans les années 60 d’abord en linguistique (Saussure), précisément en phonologie, puis dans les sciences sociales, en anthropologie (Lévi-Strauss), en critique littéraire (Barthes), en philosophie (Althusser), et rejetant la pensée diachronique, historique, temporelle, au profit d’une dimension synchronique, constructiviste, temporaire.
Peu d’auteurs (Piaget, en psychologie ; Petitot, en épistémologie) ont replacé le structuralisme dans le contexte plus large de l’histoire des idées. Il a été appliqué aux phénomènes psychiques une grille structurante qui n’a fonctionné que pour les discours univoques, formels, descriptibles dans certaines officines[21].
Nous avons eu le structuralisme, à présent nous avons le wokisme, aussi puissant sur le point de la contamination universitaire, mais bien moins pertinent sur le plan des fondations conceptuelles.
Le résultat c’est, par le biais d’une dépersonnalisation des individus au profit de minorités, l’enfermement dans un statut social militant et borné, plus grave, l’empêchement pour eux d’accéder à leurs motivations inconscientes les plus justes qui s’ensuit.
Par conséquent, l’autonomie intellectuelle devient impossible pour les wokistes[22], et la fermeture psychique, puisqu’auto-référentielle, selon le dogme dominant-dominé, devient la règle. Dès lors, les personnes, pour se soumettre à la doxa séparatiste, et pour dénier à quiconque le droit de les dominer intellectuellement, à l’occasion d’une nouvelle « anti-psychiatrie », d’un « anti-œdipe », d’un « anti-capitalisme », « anti-bourgeois », « anti-patriarcat », revendiquent d’appartenir à des groupes « psys » spécifiques valorisés, « non psychiatrisables », d’humains dominés « souffrant de handicaps » sociaux (« HPI » pour ne pas dire paresseux ou impolis, « TDAH » pour ne pas dire hystériques ou mal élevés, « bipolaires » pour ne pas dire maniaco-dépressif, « Asperger » pour ne pas dire schizophrène, etc.).
Les phénomènes sectaires (et communautaires) nous intéressent en ce que des individus créent ou dirigent des organisations collectives restreintes qui font en sorte de donner une forme officielle à leurs communautés et tentent d’imposer dans la société des idéologies particulières, intellectuellement perverses ou physiquement violentes. Le wokisme développe ceci à l’envi. Le déconstructionnisme wokiste, qui, en des formes acculturées du totalitarisme de minorités idéologiques, se propose d’ériger les particularités sexuelles, comportementales, raciales, identitaires en rejetons assertifs d’une civilisation devenue indésirable (car originellement supposant un travail, moral, esthétique, reconnu, redevable, éminent) et toujours à revendiquer quitte même, dans la suite des « marges » foucaldiennes ou de la poésie théâtrale lacanienne, à en bricoler les concepts jusqu’à l’absurde.
Notre idée est, comme de juste, que ces élaborations déconstructionnistes sont tout simplement des résistances/défenses qui évitent d’y aller : dans les méandres de son propre inconscient.
Et plus vous adhérez à ces communautés, plus vous vous éloignez de vous-même. Le principe en est le même que pour les perversions, les addictions, les psychopathies, les états limite.

Aujourd’hui de multiples « thérapies[23] » – Le terme psychothérapeute est à présent protégé – : « écopsychothérapie », « psychothérapie existentielle », « psychanalyse interpersonnelle », « psychanalyse humaniste », « psychanalyse intégrative », « psychanalyse relationnelle », « analyse psycho-organique », « psychosomatoanalyse », « queer-analyse » (!), etc., tous descendants tératologiques de la « schizo-analyse », des « marges » foucaldiennes, d’idéologies en mal de piliers conceptuels fiables, ont dépassé la simple extension dans le respect des principes de la psychanalyse pour tenter de normaliser les communautés militantes exemptes de justification argumentée raisonnablement et dénier l’inaccomplissement personnel de ses membres. Les composantes des phénomènes sectaires obéissent bien aux principes de ces dogmes construits la plupart du temps, à l’instar des minorités wokistes, sur une conception du monde dominant/dominé (racialisme, indigénisme, sexualisme, transgenrisme, intersectionisme, inclusivisme[24]), conception reposant sur la dualité actif/passif, comme par hasard, à l’œuvre dans les perversions.

Mythes

« Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réellement distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue commune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singulièrement étriquée des choses. Cette fin d’une harmonie primitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants[25]. »
Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles ».

À ce sujet, l’intention de conférer aux pulsions humaines des motivations bestiales, ou tératologiques, dans une sorte de refoulé primitif, se retrouve dans la bête mythique, sous ses multiples formes[26].

Le discours mythique

« Un mythe se rapporte toujours à des événements passés « avant la création du monde » ou « pendant les premiers âges », en tout cas « il y a longtemps ». Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. »
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale.

« Il y a longtemps ». On pourrait dire « il y a profond ».

Le mythe (en grec ancien : « la parole », puis « le discours[27] ») est constitué d’une forme : un récit, d’un socle : une adhésion, d’une fonction : éclairer un mystère.
Le mythe est un récit en ce qu’il suppose une continuité narrative. À ce titre elle propose un cadre, des personnages, une action, une psychologie.
Généralement, une ou plusieurs entités sont personnifiées de manière allégorique ou symbolique. Aphrodite, qui représente l’amour, Psyché, qui représente l’âme, Arès, qui représente la guerre, Gaïa, qui représente la terre, etc.
Ces divinités, dieux, demi-dieux, animaux, monstres parois, possèdent une ascendance et des descendants, et s’inscrivent dans une lignée. C’est la notion d’environnement, qui rejoint celui développé par la psychanalyse et axé sur la génétique, ou l’épigénétique et sur la dimension familiale des problématiques psychiques, qui se joue là.
Dans le mythe, la narration est fixée ou résumée, à travers les systèmes de l’allégorie ou du symbolique, cependant que le mythe peut toujours se déplier en la forme narrative d’un conte, d’une légende, d’une épopée, d’un épisode.
La dimension religieuse du mythe, si elle ne peut être éludée, ne le fait pas s’apparenter à une croyance religieuse à proprement parler. Par contre, la profondeur, psychique et affective, du mythe, le dote d’une puissance sacrée indéniable. Dans certains cas, les récits, contes et légendes les rapprochent de cet aspect sacré dans la mesure où leur signification dure à travers les siècles, même si les tentatives de réécriture wokiste tentent de réduire leur portée universelle en les rapportant à des phénomènes sociaux limités à un regroupement selon une couleur de peau, un genre, une sexualité, une particularité physique ou psychique.

Par ailleurs, ces récits, ces formes multisémiques de fictions, sont baignés de dimensions fabuleuse, symbolique, magique, d’une inquiétante étrangeté, merveilleuse, fantastique, qui font représenter les personnages, les objets, les actants qui apparaissent alors nantis d’une apparence, d’un pouvoir, d’une épaisseur extraordinaire où, par excellence, l’ordre de succession chronologique se résorbe dans une construction matricielle atemporelle et cependant marquée spatialement. Ceci nous amène à considérer, après leur profondeur, la permanence des mythes, en particulier dans leur propension à faire se coordonner le monde des hommes et le monde des dieux, proposant une explication du monde universelle, et révélant dès lors, et en nous-même, un espace mental caché commun mais dont l’appropriation est personnelle. C’est ainsi que les principes du réel sont clairement constitutifs des mythes qui sont riches d’une étiologie : du feu prométhéen demeure le feu, de Gaia demeure la terre, de Jupiter la foudre, d’Icare une île, d’Éros la vie, de Thanatos la destruction. La fiction mythique est non seulement un aboutissement d’un récit dans la réalité, mais elle révélatrice de composantes entières de la personne, ce qui en fait des écritures primordiales, non littérales mais littéraires, au sens premier, issues du commencement des temps et des êtres.

Homère, au VIIIe siècle av. J.-C., Pindare, au Ve siècle av. J.-C., Apollonios de Rhodes, au IIIe siècle av. J.-C., Aristophane, au Ve av. J.-C., Platon, au IVe siècle av. J.-C., conjuguent la tragédie, la poésie, la philosophie, la morale avec le mythe, voire le mythe avec le verbe, et, en relisant la distinction faite par ce dernier entre muthos et logos, c’est-à-dire entre l’évocation imaginaire, subtile et reconstruisant une vérité profonde et le verbe raisonné, déduit et ouvert à une vérité discursive, argumentée, nous pouvons ainsi comprendre Virgile (L’Énéide), au 1er siècle av. J.-C., comme une cohérence articulant le destin d’un héros à la naissance de la Rome civilisationnelle, et Tite-Live, au 1er siècle après J.-C., qui revient au texte historique pour conférer une lecture exacte au mythe historique, jusqu’à Ovide, au 1er siècle avant et après J.-C., selon qui les êtres changent de forme au gré de leur caractère, ce qu’illustreront Catulle, au 1er siècle avant J.-C. Sénèque, au 1er siècle et Apulée, au 2e siècle.
Avant ces développements, au temps de l’âge archaïque de la Grèce, on ne discerne pas d’opposition réelle entre muthos et logos. Dans les deux cas le récit est sacré, qui s’applique aux dieux et aux héros, et retrace des généalogies dans le mouvement desquels on augure les développements freudiens, lui-même grand helléniste, et qui concernent les environnements, familiaux et psychiques, évoqués précédemment.

Nous pouvons penser que mythe et discours sont parfois figés, le plus souvent en mouvement, et sont conjugables, et, dans un certain mode d’interprétation, segmentables et substituables.
En effet, les sciences des religions abrahamiques et l’anthropologie ont élaboré une compréhension du mythe en adéquation avec la raison. Mythe et discours sont deux manières d’obtenir un ensemble cohérent dirigeant vers un travail, sinon d’interprétation personnelle, du moins de conceptualisation. Cette dimension entraîne la considération dans les textes fondateurs de la civilisation gréco-judéo-chrétienne de mythes détachables des ensembles religieux proprement dits.

Récits originels[28] et mythes de la Création

Les « récits originels» sont des récits, scientifiques ou mythologiques, se rapportant aux mythes des origines, qui relatent les débuts d’un peuple, les débuts de l’humanité, la naissance de la terre, le début de la vie même, le commencement de l’univers en un récit cosmogonique. Ces récits mythiques peuvent provenir de recherches scientifiques (Big Bang), de découvertes archéologiques (Jéricho, Babel), de croyances religieuses (Création).

Entre le Xe siècle avant J.-C. et le début de notre ère, dans la Thora écrite et dans la Bible, figurent les cinq livres du Pentateuque : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome, puis le livre de Josué, le livre des Juges, le livre de Ruth, reconstituant l’histoire du peuple juif, dont la composition d’ensemble inclut des raccords, des interventions, des commentaires intégrés à une trame initiale. Dans ces textes, quelques chapitres ressortissent au récit mythique. Le récit du Déluge et de Noé, le récit de la tour de Babel, comme source de la diversité des langues, développent des dispositifs allégoriques impliquant la responsabilité, et, éventuellement, la culpabilité des hommes, dans leurs décisions et dans leurs actions.
Le livre de Josué, récit épique impliquant Yahvé exerçant son pouvoir sur les murailles de Jéricho donne la préséance de la foi sur la force, ce à quoi, à l’instar de la réalité historique, les faits donnent une certaine épaisseur historique (une ville fut retrouvée sur le site de la Jéricho biblique, dont les remparts s’écroulèrent au XIVe siècle avant J.-C., à la suite d’un tremblement de terre).
Le texte juif de la Thora, rédigé au Ier siècle après J.-C. à partir de la tradition orale, ne présente pas de mythes. Il en est ainsi du Nouveau Testament chrétien, qui retrace la vie de Jésus et de ses apôtres ou décline les épîtres adressées aux premières communautés chrétiennes. L’Apocalypse de Saint Jean se déroule en cohérence avec quelques mythes eschatologiques, même s’il s’agit de ressemblances qui tiennent au sujet de la fin du monde terrestre et de l’établissement du royaume de Dieu. Les textes musulmans du Coran ne comportent pas non plus de mythes à proprement parler.

Mythes et sagesses orientales

Les sagesses orientales mettent en valeur les mythes indiens, d’origine antique, issus de la littérature indienne, avec les Védas et deux célèbres épopées : le Râmâyana (la « geste de Râma ») et le Mahâbhârata (la « guerre des Bhârata »), lesquelles se déroulent entre le Ve siècle avant J.-C. et le IVe siècle de l’ère actuelle et qui font apparaître des divinités que l’on peut qualifier de mythiques, telles Ganéshâ, qui a une tête d’éléphant et un corps de petit garçon, Hanoumâ, le dieu-singe, Dourgâ, qui a dix bras, Brahmâ, qui montre quatre visages. Ces divinités peuvent évoluer et changer d’apparence, tel Vishnou qui, lorsqu’il descend dans notre monde, modifie sa forme et revêt une expression concrète temporaire (avatar[29]).
L’originalité de ces sagesses hindouistes repose en grande partie sur l’idée de la mobilité des divinités sur le plan de l’apparence, corps, membres, visages, sur celle des changements des aspects et des noms en fonction des régions, sur celle des transmigrations (réincarnations mélioratives ou péjoratives, dans un corps d’animal, d’homme, de caste), en fonction du comportement des personnes sur terre, sur celle de différents mondes. Le mythe pourrait représenter une forme de stabilité et de continuité par rapport à la multiplicité sémantique de cette sagesse religieuse.

Entre 3200 avant J.-C. et le IVe siècle de notre ère, la mythologie égyptienne magnifie le rôle et la densité mythique et religieuse des animaux : divinités à tête de chat, de chacal, de vautour, de cobra, de vache, de bélier, constituent un panthéon animal composite, célébré par le pharaon. La littérature sacrée ou les inscriptions religieuses consignent rites et prières (Le Livre des morts développe les bons arguments pour permettre à l’individu de s’adjuger l’indulgence des juges de l’enfer). Peu de mythes, hormis ceux de la puissance animale, s’expriment dans les cycles organisés autour d’un dieu majeur, tels le cycle solaire, le cycle horien, le cycle osirien.

Mythologie celte

Comme précédemment, les mythes celtes sont obscurs car la transmission du savoir mythologique et religieux des druides était, à l’instar de ceux-là, orale, et il est nécessaire de se référer à des témoignages grecs et romains, qui n’étaient pas prompts à les mettre en valeur, en apposant des noms méditerranéens sur ces divinités étranges et peut-être négligeables pour eux.

Malgré un immense territoire qui s’étendait avant notre ère de l’Irlande à la mer Noire et des Orcades à l’Espagne, les mythes celtes se sont en grande partie éteints mais, partiellement, transmis, oralement, en poésies ou en chansons, dont la mémoire, grâce aux moines d’Irlande, d’Écosse, du Pays de Galles, de Bretagne, se maintient.

Mythologie germanique, balte, slave

Enfin, la mythologie des Germains et les croyances germaniques sont perçus par le biais de Wagner et de ses opéras, et grâce à des textes des XIIe et XIIIe siècles (le Danois Saxo Grammaticus, 1140 ? -1206, l’Islandais Snorri Storluson, 1178-1241, qui ont pu se référer à des récits très anciens (monde sacré appartenant à des géants, comme Thor, des dieux, comme Odin) se combinant avec les ancêtres et les grands patriarches à l’occasion de l’écriture de textes sacrés, de sagas historiques, avec une marquante exceptionnalité pour les mythes des Baltes et des Slaves, complexes et mystérieux.

Mythes fondateurs de la psychanalyse : Œdipe et Narcisse, Éros et Thanatos

Cette large thématique de la concordance des deux plus puissants mythes, complexes et concepts de la psychanalyse fait l’objet d’un développement à suivre en séminaire, dans lequel nous ferons apparaître les corrélations logiques des deux systèmes, Narcisse et Œdipe, les deux antonomases les plus fameuses de tous les temps et des deux pulsions, Éros, pulsion de vie et Thanatos, pulsion de mort, les plus importantes de la métapsychologie freudienne et de la psychanalyse.

Pour se familiariser avec l’actualité des mythes en psychanalyse, voici de courtes lectures :

Nicolas Koreicho, Éros et Thanatos, 2020, Site de l’IFP. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/

Guy Decroix, Éros et Thanatos, Quelques repères mythologiques à l’usage de la psychanalyse, 2020, Site de l’IFP. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-quelques-reperes-mythologiques-a-lusage-de-la-psychanalyse/

Nicolas Koreicho, Narcisse et narcissisme, 2021, Site de l’IFP. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/i-de-narcisse-au-narcissisme/

Nicolas Koreicho, 2023, L’Œdipe, Site de l’IFP. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/loedipe/

Nicolas Koreicho – Octobre 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Cf. Carine Azzopardi, Quand la peur gouverne tout, 2023, qui démontre comment wokisme et islamisme s’utilisent l’un l’autre pour détruire les fondements de la démocratie et des Lumières.

[2] Le livre de chevet de Freud, travaillé et annoté plus que tout autre ouvrage, était le traité de logique de John Stuart Mill : Système de logique déductive et inductive, Exposé des Principes de la Preuve Et des Méthodes de Recherche Scientifique, 1843.

[3] Les modi essendi représentent ce que sont réellement les choses, c’est le sujet de la métaphysique et de la physique ;
les modi intellegendi représentent les choses telles qu’elles sont représentées dans l’intellect ;
les modi significandi représentent les choses de manière signifiée, selon le mode qui est le sujet de la grammaire.

[4] Saussure distingue quatre caractéristiques du signe linguistique :
L’arbitraire du signe : le lien entre le signifiant et le signifié est arbitraire (c’est-à-dire immotivé), car un même concept peut être associé à des images acoustiques différentes selon les langues.
Le caractère linéaire du signifiant : « le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps ». Les éléments des signifiants se présentent donc obligatoirement les uns après les autres, selon une succession linéaire : ils forment une chaîne.
L’immutabilité synchronique du signe : le signifiant associé à un concept donné s’impose à la communauté linguistique : un locuteur ne peut décider de le modifier arbitrairement.
La mutabilité diachronique du signe : les signes linguistiques peuvent néanmoins être modifiés par le temps, par l’évolution linguistique (cf. l’historique de la phonétique et les modifications du signifiant, du signifié ou de leur rapport).

[5] Un representamen (signe matériel) dénote un object, un objet (un objet de pensée) grâce à un interpretant, un interprétant (une représentation mentale de la relation entre le representamen et l’objet, un sens).

[6] Loi symbolique : code du totem et du tabou non écrits défini de manière universelle. Cf. Nicolas Koreicho, La Loi symbolique, 2014. Site de l’IFP. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-loi-symbolique/

[7] Le mythe : Le mythe de la tour de Babel, allégorie biblique sur la vanité humaine, est basé en partie sur des faits historiques. Cette histoire de la genèse de l’ancien testament témoigne de l’orgueil des babyloniens qui, en voulant atteindre les cieux, ne purent que provoquer le chaos sur terre. Pour punir les hommes de leur vanité, Dieu créa les langues différentes qui les empêchèrent de communiquer entre eux et aboutit à la dispersion des descendants de Noé à travers le globe.
En ligne : https://toutelaculture.com/actu/la-tour-de-babel-lhistoire-derriere-le-mythe/
Cf. Babel, film réalisé par Alejandro González Iñárritu avec Brad Pitt et Cate Blanchett, 2006. En plein désert marocain, deux jeunes garçons tirent un coup de feu en direction d’un car de touristes. Le coup de fusil va déclencher toute une série d’événements qui impliqueront un couple d’américains en difficulté relationnelle, les deux jeunes Marocains auteurs du crime plus ou moins accidentel, une nourrice qui voyage illégalement avec deux enfants américains, une adolescente japonaise rebelle, sourde et muette, dont le père est recherché par la police à Tokyo pour résoudre l’affaire. Séparés par leurs cultures, leurs modes de vie, leurs motivations, chacun de ces quatre groupes de personnes va cependant connaître une même destinée d’isolement et de douleur, avec un point commun : le fusil.

[8] Cf. supra

[9] La sémiologie psychiatrique est celle qui, pour notre propos, est allée le plus loin dans l’idée d’une juste description des troubles.

[10] Une figure de style, du latin figura, est un procédé d’écriture qui s’écarte de l’usage ordinaire de la langue et donne une expressivité particulière au propos. On parle également de figure rhétorique ou de figure du discours.
De manière générale, les figures de style mettent en jeu : soit le sens des mots (figures de substitution comme la métaphore ou la litote, l’antithèse ou l’oxymore), soit leur sonorité (allitération, paronomase par exemple) soit enfin leur ordre dans la phrase (anaphore, gradation parmi les plus importantes). Elles se caractérisent par des opérations de transformation linguistique complexes, impliquant la volonté stylistique de l’énonciateur, l’effet recherché et produit sur l’interlocuteur, le contexte et l’univers culturel de référence également.
La linguistique moderne a renouvelé l’étude de ces procédés d’écriture en introduisant des critères nouveaux, d’identification et de classement, se fondant tour à tour sur la stylistique, la psycholinguistique ou la pragmatique. Les mécanismes des figures de style sont en effet l’objet de recherches neurolinguistiques et psychanalytiques.

[11] Un trope (du grec τρόπος, tropos, ‘direction’, ‘tourner’, du verbe trépo, ‘faire tourner’) est une figure de style ou de rhétorique par laquelle se produit un changement de sens, qui peut être interne (au niveau de la pensée) ou externe (au niveau des mots). Dans le premier cas et lorsqu’il n’y a qu’une seule association d’idées, on l’appelle périphrase ; si l’association d’idées est de nature comparative, une métaphore se produit, qui est le trope par excellence. La rhétorique classique, selon Lausberg, ne classe comme tropes que la synecdoque, l’antonomase, l’emphase, la litote, l’hyperbole, la métonymie, la métaphore, la périphrase, l’ironie et la métalepse (un type rare de métonymie que nous aimons bien. Ex. Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte).
Tropes majeurs : La métaphore, trope par ressemblance ; la métonymie, trope par correspondance ; la synecdoque, trope par connexion (Ex. jeter un œil) ; l’ironie, voisine de l’antiphrase.
Tropes mineurs : la comparaison ; le symbole ; l’allégorie ; la parabole ; la périphrase (Ex. le grand timonier) et l’hypallage (Ex. Ça sent le propre).

[12] Narratif, descriptif, argumentatif, explicatif, injonctif.

[13] La pragmatique est une branche de la linguistique qui s’intéresse aux éléments du langage dont le sens ne peut être compris qu’en connaissant le contexte de leur emploi.

[14] Colloque en Sorbonne – Janvier 2022 : « La multiplicité des domaines abordés a permis de comprendre l’étendue de la pensée décoloniale qui ne se contente plus de contaminer les sciences humaines, mais s’attaque aussi à la musique, aux mathématiques, à la physique. Après tout, pourquoi le discours de Newton, symbole de la science blanche occidentalo-centrée, aurait-il plus de poids que la tradition chamanique sur l’explication du phénomène de la lumière ? Tout se vaut ! Le colloque égrène les perles de la culture woke. La métaphore supposée devient science : un sonnet de Ronsard est interprété comme expression de la culture du viol, des tapisseries de la villa Médicis à Rome sont dénoncées comme des symboles de l’esclavage, les premières notes de l’Allegro con brio de la Ve symphonie de Beethoven (le célèbre pom pom pom pom) sont considérées comme une métaphore du viol… »

[15] Cf. Derrière la controverse entre Henri Ey et Jacques Lacan autour du concept de liberté, nous sommes confrontés à une opposition de conception anthropologique. Le système de pensée de Henri Ey, pour qui l’homme normal est libre et autodéterminé, inscrit dans l’humanisme philosophique, un autre système de Jacques Lacan, pour lequel l’homme reçoit ses déterminations essentielles de l’extérieur et pour qui l’individu normal est aliéné dans le langage, ce qui constitue un supplément au matérialisme historique. De ce fait la folie constitue pour l’un une insulte à la Raison, une entrave à la Liberté, et pour l’autre la libération des contraintes constituantes de la norme oppressive.

[16] Cf. Michel Onfray, cependant excellent intellectuel, qui, à peu près seul philosophe à tenir ces propos, nie la validité des thèses freudiennes et nie l’existence du Christ. Si ce n’est pas vouloir « tuer le père » (et le retrouver) par auteurs interposés (et prestigieux : ils tiennent une place éminente dans l’inconscient), nous ne savons pas ce que c’est.

[17] Salvador Dali, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, 1963.

[18] Selon Dali, le thème inconscient prépondérant de l’Angélus est la mort du fils. Dali postule que le couple figurant sur le tableau n’était pas simplement en prière au moment de l’angélus, mais qu’il se recueillait devant le petit cercueil de leur fils décédé. En 1963, sous l’insistance du Maître, le musée du Louvre décida de faire analyser le tableau aux rayons X. La radiographie révéla en effet que, à la place du panier, figurait un caisson noir confirmant l’intuition du peintre surréaliste, et qui représentait le cercueil d’un enfant que Millet avait voulu peindre dans un premier temps.

[19] Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910.

[20] Alexandre Santeuil, La liste noire des thérapies, Site de l’IFP, 2012-2022. https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-liste-noire-des-therapies/

[21] Lacan, qui n’était pas à une provocation près, a même tenté l’assertif (et prétentieux) « l’inconscient est structuré comme un langage », alors que, et même si l’on peut déceler dans l’inconscient des microstructures, temporaires le plus souvent et systématiquement instables, c’est l’interprétation de l’inconscient qui peut, sous certaines conditions, être structurée. Pour Freud, plus modeste – plus prudent – et plus scientifique, l’inconscient fonctionne comme un texte.

[22] Cf. Nora Bussigny, Les nouveaux inquisiteurs : L’enquête d’une infiltrée en terres wokes, 2023.
https://www.youtube.com/watch?v=mVLKL5QziSg

[23] Les thérapeutes sont à l’origine – ce qui tombe très bien pour notre propos – une secte juive hellénisée d’Alexandrie décrite par Philon d’Alexandrie, vouant un culte à la chasteté et à la contemplation.

[24] Cf. l’invraisemblable escroquerie de « la relecture en sensibilité » (Non-racisée Neige et les sept personnes de petite taille pour Blanche Neige et les sept nains !).

[25] Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales, 157-158 | 2001, 9-14. Cf. le texte ici.

[26] Nicolas Koreicho, La Bête, en ligne sur le site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-bete/, 2022.

[27] Cf. Roland Barthes, Mythologies, 1954-56 : le mythe est d’abord une parole. La mythologie réunit le muthos, parole, en tant que discours simple et le logos, parole, en tant que discours logique.

[28] Récit sacré rendant compte du mystère des origines.

[29] Krishna est un avatar de Vishnou.

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Marilyn

Nicolas Koreicho – Août 2023

« Seuls quelques fragments de nous toucheront un jour des fragments d’autrui. La vérité de quelqu’un n’est en réalité que ça, la vérité de quelqu’un. On peut seulement partager le fragment acceptable pour le savoir de l’autre. Ainsi on est presque toujours seuls. »
Marilyn Monroe

« L’amour et le travail sont les deux seules choses vraies qui nous arrivent dans la vie. »
Marilyn Monroe

« Je ne sais pas qui je suis, mais je suis la blonde. »
Marilyn Monroe

Georges Barris, Marilyn Monroe’s final photo shoot, Santa Monica, Juillet 1962. Crédit Georges Barris©

Marilyn Monroe, de son vrai nom Marilyn Mortensen[1], est morte comme serait morte une divinité tragique, à la fois dans la vraie vie[2], selon la conséquence d’un réseau de circonstances jouées par « des hommes manipulateurs et des femmes opportunistes » – une destinée – et morte en scène, mise en lumière par elle, pour le mythe – un destin -, par l’autre et pour l’autre toujours absent, sauf la nuit de sa mort pendant laquelle, subitement, un grand nombre de personnes se sont intéressées à elle.
Jusqu’à sa dernière heure, pourtant, c’est « Marilyn Monroe » dont on s’est préoccupé, pas d’elle.
La particularité du désir, celui qu’elle a suscité sans cesse, est qu’il ne fonctionne que dans l’absence de l’objet désiré. Désirer de de-siderare : l’étoile qui manque. Mais quel était la nature de son désir à elle ? « Être merveilleuse », disait-elle. Contentez-vous de cela.
Elle était trop belle pour les autres, mais ce n’est pas le « trop » que l’on entend aujourd’hui et qui veut dire « vraiment ». Elle était trop belle car son œuvre et son art existaient d’abord de manière manifeste dans et par sa beauté et son sex-appeal et parce que les autres ne voyaient que ceci. Trop, car c’était pour elle une question de survie que de se reconstruire dans et par-delà un narcissisme originel, et que celui-ci, par le biais de son image – dans un premier temps : son image était un refuge, non déceptif –, soit reconnu, puisque ses parents n’ont fait que détruire, avant même qu’il existât, dans un développement ordinaire de l’Œdipe, son Moi, et le cœur de celui-ci, c’est-à-dire son narcissisme originel (rien à voir avec la pathologie du même nom ni avec le vocable ordinaire), l’un des deux socles de la personnalité, avec l’Œdipe (idem), si tôt anéanti.
Père non connu, parti quelque temps après sa naissance, mère partie depuis toujours dans la maltraitance et la folie. Pour Marilyn, ce que l’on appelle les objets primaires n’ont existé que sous leur pire aspect, nullement, donc. Elle vécut au sein de douze familles d’accueil, pour l’abandon compulsif – malgré son sourire, un redoutable bouclier – souvent[3]. Elle : jetée au milieu des flots des projections et des profiteurs.
Elle a été aimée, quelquefois, mais à côté, ce qu’elle savait bien – elle était toujours en retard : savait-elle qu’elle voulait qu’on l’attende, qu’elle aurait voulu être attendue, c’est-à-dire désirée puisque le désir naît de ce que l’on n’a pas ? –, et ce qui était aimé, hélas pour elle, était son image, ou son empathie, rarement son intelligence, cependant qu’elle avait beaucoup plus à apprendre à ces célébrités, artistes, intellectuels, gouvernants qui avaient possédé son corps, sa notoriété, une image à peloter, un trophée dont jouir : « L’autre prend votre corps pour illustrer des fantasmes dont vous n’êtes pas, la tendresse en moins. » disait-elle.
Trop belle également car cette quête d’un Moi idéal devait demeurer inassouvi et la mener en enfer. La façon dont les hommes ont abusé d’elle – treize avortements/fausses couches/GEU/andométriose : elle n’a pu obtenir qu’elle fût mère – et sur quoi les femmes ont fermé les yeux, sans cesse, est à proprement parler infernale puisque, hormis dans son image peaufinée comme un tableau dont on ne voit pas la fin, dans ses lectures, dans ses notes, peut-être en partie dans son analyse[4], ils ne lui ont pas permis qu’elle trouve le bien de sa vie, qu’elle se trouve et se rétablisse.
Elle finira par prendre ce courant de l’abus d’elle-même, à travers les médicaments et les relations à corps perdu, et en mourra, c’est peut-être là que se trouvait, en partie, sa responsabilité, de n’avoir pas su résilier ce que l’on avait fait d’elle. On ne l’y aida point.
Une résilience a pourtant existé pour elle, difficile à réaliser puisque menaçant l’image qu’elle s’était construite. Mais c’est comme si sa quête du bien, et du bien qu’elle était et qu’elle voulait trouver, reconnaître et développer, s’annulait par la violence des hommes et la rivalité (et l’admiration) des femmes qui avaient croisé sa route. Il s’agissait pour eux de jouir, ou de s’approprier un peu, au passage, de cette quête absolue du bien et du beau que Marilyn avait dans sa construction, en une sublimation effective, de l’image étourdissante qu’elle montrait de ce désir, qu’à tort ils croyaient à eux destiné.
En effet, l’attirance sexuelle que Marilyn provoquait et l’envie qu’elle suscitait, qu’elle développait à l’envi dans la manière, unique, qu’elle avait de mettre en valeur et de transformer cette énergie d’Éros en pulsion de vie, n’était pas axée sur le sexe à proprement parler mais en représentait une ouverture, un possible chemin vers une amitié, vers une affection qu’elle attendait éperdument, ne l’ayant jamais eue avec ses parents, c’est-à-dire, nous y insistons, son œuvre cinématographique et photographique en témoigne, une forme particulière de sublimation.
Cependant, disait-elle avec humour, « Je peux vous l’affirmer ici et maintenant. La gloire est capricieuse. Elle a ses avantages, mais aussi ses inconvénients. J’en suis consciente. Je t’ai connue, gloire ! Adieu. »
Cette sublimation, ambivalente, à la fois artistique et spirituelle, qu’elle a développée avec ce talent[5] singulier, s’exprimait – tout le monde s’y est engouffré – dans la puissance esthétique et sensuelle de sa personnalité mais aussi, dimension sombre de la brillante star qu’elle était, dans la sacrificialité de sa personne, porteuse et actrice, était-elle, de la culpabilité des autres, ce qui en fait, en ce sens, une personnalité christique.
Il s’agissait pour elle non seulement de se faire reconnaître, mais, plus encore, de se faire renaître, avec les autres. Co-renaître. Re-co-naître. De mauvaises rencontres en miroir aux alouettes, elle n’y parvint pas.
Une enfance en souffrance répétée (multiple familles de rencontres et de séparations plus ou moins traumatiques qu’il fallait réinvestir à chaque fois ou s’en faire accepter), mariée à 16 ans une première fois, c’est-à-dire pour retrouver un re-père, et/ou un « re-mède », à tout le moins une certaine sécurité.
Malheureusement, et c’est là comme une répétition de l’absence, du vide, auxquels elle aura été toute sa vie confrontée – et dans l’abandon ultérieur répété de la part des hommes – comme au manque essentiel, l’être en souffrance, c’est-à-dire égarée, perdue, en l’absence de parents qui auraient pu l’aimer inconditionnellement : « L’enfance de chacun se rejoue tout le temps » disait-elle. Hélas pour elle.
Cette naissance avec l’autre, elle la répétait[6] compulsivement et d’abord en donnant. En donnant aux hommes quand ils lui demandaient puisqu’elle pensait à chaque fois qu’ils allaient l’aimer, elle, d’une profonde amitié d’abord.
Marilyn – un prénom qui marquera le monde, comme les prénoms qui sont aujourd’hui, littéralement, adorés : Jésus, Marie –, une mère orpheline, une sainte sans sanctuaire, une martyre sans calendrier, quelque chose d’une divinité, maternelle et érotique, Marilyn était patriote.
Le fameux et à peine ambigu « Happy Birthday, Mr. President » du 19 mai 1962 pour l’anniversaire de John F. Kennedy, sa tournée dans les camps de soldats en pleine guerre de Corée lors de ce février 1954, où, sur scène, elle mourait littéralement de froid en lamé moulant, pour redonner de l’énergie aux GIs, de nombreux moments de sa vie sont une ode à l’Amérique, mère patrie non démente celle-ci, pensait-elle. Elle alla, selon certains courageux témoignages, jusqu’à coucher avec les deux frères Kennedy[7], et en même temps (les démocrates : l’éthique ? Les principes ? D’abord profiter ? La mort au tournant), pour ne pas les contrarier, ne pas les blesser, pour ne pas risquer d’affaiblir, par personnalités interposées, le pays. C’est cohérent.
Marilyn aimait les animaux dans le martyre desquels elle se reconnaissait. Son jeu de grande souffrance dans The Misfits[8] est un sacrifice complet de son image de la blonde écervelée et soumise de Bus Stop à l’avantage de sa révolte sincère pour la défense des chevaux sauvages, les mustangs, massacrés à l’époque pour servir de nourriture aux pets, les animaux domestiques des familles américaines.
D’ailleurs, sa démarche, sa présence était animale. Quiconque l’a vue entrer dans une pièce, sur un plateau, dans un jardin, témoigne de ce climat très particulier qui s’instaurait sitôt qu’elle pénétrait dans un espace empli de gens. Un silence, une qualité vibratoire, un chuchotement, un arrêt, imperceptible, sur image. Une autre célébrité faisant le même effet à qui en a été le témoin : Johnny, lorsqu’il entrait sur un plateau, au milieu des loges, dans un couloir, traversant une foule, laissait un sillage de sidération semblablement animal. Un autre point commun entre eux, était que souvent, avant de se produire, ils vomissaient, puis, soulagés et transfigurés, brillaient sur scène, forts et fragiles.
Sa vie était plus que d’une blessure narcissique, puisque de narcissisme, paradoxalement, elle n’avait pas été pourvue, étant littéralement partie de rien ni de personne, car elle ne fut pas aimée tout-à-fait, et elle n’a disposé pour se faire elle-même que de son travail : « Faire en sorte que la routine de mon travail soit plus continue et plus importante que mon désespoir. »
Il s’agît donc d’une construction narcissique singulière – dont elle ne put bénéficier d’emblée – et qu’il s’agissait de créer sans cesse, construction qu’elle ne devra qu’à elle-même, grâce à une grande intelligence, à une grande beauté, à une sincérité et une intégrité qui la condamnaient concomitamment à incarner un être sacrificiel.
Elle disait aussi : « l’enfance dure toute la vie ». L’impossible dépassement pour elle de sa condition affective lui coûta la répétition sans cesse réitérée des gouffres, et de l’angoisse y afférente, de son enfance.
Un père qui ne la reconnaît pas, une mère qui ne l’aime pas. Seule au monde, comme plus tard elle fut au figuré isolée par sa beauté et son intelligence, avec comme enjeu la construction à réaliser d’un monde original, unique. Elle échoua donc pendant toute son enfance et son adolescence dans ces multiples familles ersatiques. C’est dire qu’elle a vécu itérativement un abandon dont la puissance traumatique fut renouvelée durant toute la partie de sa vie qui aurait dû être édificatrice et, au contraire, qui fut par-là déconstructrice. C’est grâce à cette beauté et cette intelligence qu’elle parvint malgré tout à devenir, après Marie, la seconde femme la plus célèbre de tous les temps, mais au prix d’un véritable chemin de croix.
Dans Bus stop[9], elle incarne Cherie, une « inspiration divine », qui rêve de partir du minable cabaret des alentours de Phoenix en Arizona où elle chante pour rejoindre Hollywood et ses promesses de lendemains meilleurs. Jo, primaire et enthousiaste cow-boy, réussit à la convaincre de partir avec lui, ce qu’elle finit par accepter pour l’amour que le personnage lui portait.
Le grand repère fut pour elle d’abord sa propre image qu’elle croyait – et, en une sorte d’hallucination de désir, espérait a minima voir dans les yeux des hommes -, qu’elle devait réinvestir indéfiniment non pas pour plaire à ces hommes sexuellement, dans le regard desquels elle voulait en fait percevoir une amitié, cette affection, cette reconnaissance qui lui avaient tant manquée, quitte à développer une hypersexualité, qui la maintenait, mais aussi pour tenter de s’apercevoir dans ces miroirs aux alouettes que le regard des hommes lui tendait.
De la même manière, du côté du manque maternel cette fois, elle ré-investit compulsivement une génitalité (sexualisation par défaut) non comblée par l’objet primaire (« pri-mère »).
Dans l’absence de ces regards du père et de la mère, la seule issue pour elle fut dans un premier temps de construire sa propre image de manière suffisamment explosive (la beauté et la provocation, toutes deux peaufinées avec une intelligence pragmatique et une grande sensibilité – et comme une candeur d’enfant – afin qu’elle pût masquer une détresse intérieure archaïque provenant de ces deux manques initiaux.
C’est comme si Marilyn avait désinvesti l’intellection (à commencer par le langage articulé : elle ne pouvait prononcer sans une intense émotion et avec difficulté les débuts de phrase, en particulier les M), malgré une vive intelligence qui la fit lire quelques auteurs fameux, parfois difficiles, se rapprocher de bons intellectuels, prendre des cours de théâtre (Actors Studio), pourtant au faîte de sa gloire, entreprendre une analyse, malheureusement pour elle, avec de médiocres analystes, dont le principal, Ralph Greenson, à la fois psychiatre et, se disant tel, psychanalyste – a commis ce qu’on considèrerait aujourd’hui comme une première faute professionnelle : prescrire et analyser en même temps – et se montra mal avisé dans la maîtrise des enjeux de son contre-transfert envers Marilyn qui était, en un moindre mal, consolée dans la famille de son analyste, ce qui compensait partiellement l’absence d’amour simple en sa simple personne et qu’elle retrouvait là mais aussi, d’une certaine façon, ce qui l’enfermait dans une dernière famille d’accueil.
Nous pouvons à présent considérer la mort violente de Marilyn comme conclusive – inéluctable pour ceux que cela arrangeait – de l’état et du contenu de ce qu’il reste du dossier des dernières heures de l’événement, en même temps que l’absence d’assassin direct – et unique – identifié. Cependant, la déflagration causée par sa mort reste, à ce jour, à la lettre, à la fois sacrificielle et déniée. Compte tenu de sa dépressivité et de son usage des toxiques, il fut aisé à l’époque de convaincre le monde entier, la presse en particulier, de son suicide « […] par surdosage, volontaire ou accidentel » (et, dans ce cas, de qui ?), contraire pourtant aux coups de téléphone, aux rendez-vous, aux projets, aux témoignages[10] relatifs aux tout derniers jours de sa vie et à ses toutes dernières heures. Tout était prêt, elle allait être heureuse.
Elle aurait, selon toute vraisemblance, été en quelque sorte effacée[11] de la société d’alors, consécutivement aux menaces qui pesaient sur les frères Kennedy, N°1 et N°2 des États-Unis, que pût être révélé leur comportement, spécialement en lien avec les relations physiques (et sexuelles) qu’ils avaient avec les femmes en général et Marilyn en particulier[12], ainsi que, incidemment, eu égard aux échanges qui se déroulaient en sa présence malgré l’état, sensible, du monde et de l’Amérique d’alors (Essais nucléaires, Missiles, Cuba, Castro), cependant pas comme on l’entend habituellement du seul geste d’un seul responsable.
Selon une dernière et complète enquête (cf. infra : Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes) la responsabilité de sa mort pourrait[13] être « partagée » entre plusieurs personnes : John et Robert Kennedy, président et procureur général des États-Unis[14], dont Marilyn, malgré leurs étroites relations, a reçu du jour au lendemain de la part de Bobby, immédiatement avant sa mort – une très forte dispute s’en est suivie entre elle et lui -, l’interdiction définitive de tout contact avec eux, ce qui l’a « […] blessée, terriblement blessée. » et lui laissa l’impression de n’avoir été « qu’un morceau de viande », John Edgar Hoover, homme lige du FBI, Ralph Greenson, le psychiatre-« psychanalyste », trop intéressé sur trop de plans, Peter Lawford, l’organisateur des parties fines pour les Kennedy, Arthur Jacobs, son public relations, Eunice Murray, au comportement particulièrement duplice, d’autres encore de l’entourage de Marilyn, toutes responsabilités délayées cette nuit-là, en un étrange et opportun commun accord, décelable dans l’inexactitude ou les correctifs des déclarations de ces hommes et de la gouvernante, du chauffeur et des employés d’ambulance, du pilote d’hélicoptère, des agents du FBI, du personnel médico-légal[15].

La nuit de la mort[16] de Marilyn, la participation de différents protagonistes – la chronologie est brouillée, incertaine, laissée volontairement dans le flou, le puzzle de la temporalité événementielle, des allers et retours des visiteurs, sont demeurés incohérents ou tus – est révélée par les silences et/ou les contradictions. La circulation des multiples personnes présentes à un moment ou à un autre, cependant que Marilyn était encore en vie et pendant son agonie[17], reste encore incomplète et imprécise, sans que l’on ait trop cherché, à cette époque de grande influence, à approfondir.
À partir, cependant, pour ce qui est de la densité personnelle de l’héroïne de cette histoire et sans se limiter à ceux-là, d’éléments dissociés (narcissisme exalté et environnement déceptif, quête d’un amour propre et amour d’une sexualité détachée – « Un baiser est une gourmandise qui ne fait pas grossir. » -, image sublimée dans le mythe et image abîmée dans la vie, incertitude et confiance en sa séduction en scène, intelligence brillante et absence de reconnaissance intellectuelle, urgence de montrer ses talents et retards devant les demandes de l’autre), s’organisant malgré tout dans une construction assumée tant bien que mal et sur le point de s’embellir et de se libérer encore, les constituants de sa personnalité n’ont été approchés que par objets (intellectuels, artistes, célébrités, livres, pensées, notes, chants et danses) interposés. Morte en scène[18], nourrie non d’affection mais de barbituriques, de narcotiques, de somnifères et d’alcool, de n’avoir pu être nourrie de l’affect indéfectible d’un père et d’une mère, aimée, comme il devrait toujours se devoir, inconditionnellement.

Nicolas Koreicho – Août 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Ce texte représente, à la lumière des derniers éléments de l’enquête, un approfondissement de notre ébauche d’octobre 2012.

Références :

Marilyn Monroe, Fragments, Seuil, 2010.

France-Culture (Radio), Michel Schneider, Moi Marilyn, Les Grandes Traversées, Juillet et Août 2012 :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-moi-marilyn?p=2

Netflix (Télé), Emma Cooper, Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes (Le Mystère Marilyn Monroe : Conversations inédites), 2022 :
https://www.netflix.com/fr/title/81216491


[1] De manière révélatrice, on se trompe sur le nom, « Baker », qu’on lui attribue et qui vient du métier du premier mari de la mère de Marilyn, donné rapidement à l’occasion d’un malentendu sur le passeport du géniteur. Dans notre article, nous exceptons le prénom « Norma Jeane » qui l’enferme dans cette enfance.

[2] Dans la nuit du samedi 4 août 1962, à son domicile du 12305 Fifth Helena Drive à Los Angeles, Californie.

[3] Ayant été agressée sexuellement, à l’âge de huit ans, la femme de l’homme responsable de ces gestes ne supporta pas l’accusation et la gifla violemment. Elle bégaya incessamment depuis ce jour.

[4] Tous ses analystes se sont fait piéger, avec cependant moins de zèle que le psychiatre Greenson, tant son image (imago : en biologie désigne le stade imaginal – terminal – de la créature) les éblouissait.

[5] Du vieux français talent « inclination, disposition, volonté, désir » (XIIe siècle), du latin médiéval talenta, pluriel de talentum « inclination, penchant, volonté, désir » (XIe siècle) et du latin classique « balance, poids ; somme d’argent », du grec talanton « une balance, une paire de balances », d’où « poids, poids défini, tout ce qui est pesé ». Dès lors, se rapproche du poids, de l’investissement que l’on met dans les choses.

[6] Hormis sur scène ou lors de ses séances analytiques, Marilyn bégayait depuis l’enfance.

[7] Les frères Kennedy, en toute arrogance, et selon les témoignages de leur entourage, avaient des « mœurs dissolues ». Il est difficile d’imaginer qu’ils ne soient pas impliqués dans la fin tragique de l’actrice. À peu près tous les documents, photos, enregistrements dans lesquels ils apparaissaient avec Marilyn furent saisis et détruits. Son dossier à la CIA fut presque totalement expurgé.

[8] John Huston, The Misfits (Les Désaxés), États-Unis, 1961.

[9] Joshua Logan, Bus stop, L’Arrêt d’autobus, États-Unis, 1956.

[10] Georges Barris, dernier photographe de Marilyn, trois semaines avant sa mort, sur la plage de Santa Monica, révèle le coup de tonnerre qu’a provoqué sur lui l’inimaginable : « Ce fut l’événement le plus effroyable de toute ma vie […] Elle ne voulait pas être enterrée, car elle avait peur des vers de terre. » ‘‘France-Culture, Moi Marilyn, Épisode 11’’, et sur la planète l’annonce de la mort de Marilyn.

[11] Le détail des circonstances de sa mort, la disparition de photos, de notes et journaux intimes, l’identité des personnes présentes, leur rôle précis n’ont pas été, jusqu’à aujourd’hui, élucidés.

[12] Les Kennedy, Robert en particulier, craignaient notamment que Jimmy Hoffa (responsable du tout puissant syndicat des camionneurs co-dirigé officieusement par la mafia) ne révèle les turpitudes des gouvernants démocrates avec l’actrice.

[13] Emma Cooper, Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes (Le Mystère Marilyn Monroe : Conversations inédites), Netflix, 2022.

[14] Le procureur général des États-Unis Robert Kennedy était en ville cette nuit-là et a pris un hélicoptère pour l’aéroport vers 3h.

[15] Sur l’improbable déroulement des faits et leur étrange chronologie : Peter Lawford, à partir de la fin d’après-midi s’inquiète comme jamais de son état physique. Arthur Jacobs, le public relations de Marilyn aurait été prévenu à 22h30 que « quelque chose de grave s’était passé chez Marilyn Monroe » ce dont témoigne sa veuve. Il serait allé chez Marilyn à 23h (témoignage de son assistante). Eunice Murray gouvernante de Marilyn et du Dr Greenson dit s’être aperçue de la mort de Marilyn à 3h. Elle aurait prévenu Ralph Greenson qui serait venu aussitôt. Les secours ont été appelé à 4h25 du matin (archives de la police). Entre 22h30 et 4h25, un grand nombre de personnes sont allées chez Marilyn. De nombreuses anomalies ont depuis lors été relevées (rôle et témoignages des protagonistes, objets, pièces, documents, chronologie, toxicologie, autopsie).
Les éléments concernant la position du corps ne correspondent pas non plus entre les témoins, celui-ci ayant été déplacé un grand nombre de fois.

[16] Officiellement : « suicide par surdose médicamenteuse ». A priori, surdose de barbituriques administrés par lavement. Syndicat des médecins généralistes (en ligne) : https://lesgeneralistes-csmf.fr/2014/03/07/histoire-marilyn-monroe-les-mysteres-de-son-autopsie/. « Bizarrement, dans le cas de Marilyn, nous ne disposons que de résultats d’examens dans le sang et le foie, alors que, d’après le compte rendu de toxicologie, d’autres avaient été demandés. »

[17] Lorsqu’on l’a transportée aux urgences de l’hôpital Saint Johns de Santa Monica, accompagnée de Ralph Greenson, elle était apparemment encore vivante. L’ambulance aurait fait demi-tour « avec le corps ».

[18] Marilyn Monroe est morte dans la nuit du 4 au 5 août 1962, et, sans que l’on pût disposer d’une heure exacte, malgré la quantité des protagonistes présents à un moment ou à un autre de cette nuit-là, entre 22h30 et 3h du matin.

La Passion

La Passion

Religion et psychanalyse

Nicolas Koreicho – Juillet 2023

Michele da Verona, Il commiato di Cristo dalla sua casa, 1390-1430, con San Giovanni Evangelista e la Madonna, Galleria Giorgo Franchetti, Ca’ d’Oro, Venezia.

« Ecce homo »
« Voici l’homme »

Sommaire

  • Préambule
  • La religion pour Freud
  • Dieu et le Père
  • Rituels et névroses
  • La Passion du Christ comme processus limite inaugural de la civilisation. Le Fils
  • Abolition des corps, perversion et sublimation
  • Les Femmes et la Mère et deux trinités
  • Le Fils et l’ambivalence de la Passion. Narcisse et Œdipe

Préambule

Au terme de la passion, parmi les différentes acceptions du mot, demeurera La Passion. C’est elle qui restera dans l’histoire, sans doute comme point de départ, pourtant incompréhensible si l’on s’en tient à un point de vue uniquement intellectuel, de la civilisation.
Sont exposés ici quelques éléments métapsychiques inscrits dans un courant logique fonction des attendus historico-politiques de la Passion, la plus édifiante et la plus mystérieuse des passions, qui ne prendront évidemment pas la forme d’une psychopathologie du message christique ni d’une théologie de son Mystère. Nous tenterons simplement et avec très grande humilité de comprendre à l’aune d’un point de vue psychanalytique quelques idées génériques que sous-tendent les très nombreuses études – croisées et démontrées par les chercheurs reconnus dans à peu près toutes les disciplines scientifiques – réalisées à partir des récits de certains évangiles, singulièrement celui de Jean[1], l’observateur minutieux, spécialement apprécié de Jésus, ceux des historiens et des hommes politiques du début de l’ère civilisationnelle[2], dès lors qu’ils ont été confirmés par des scientifiques reconnus comme tels, identifiés par nom, par discipline, par institution, scientifiques expressément attestés dans la biographie de la vie de Jésus la plus rigoureuse qui soit publiée[3].
On n’entre pas dans cet épisode de cette dimension de la vie de notre monde facilement. Nous sommes confrontés ici, ce n’est rien de le dire, à une histoire paroxystique de la planète, laquelle histoire nous dépasse infiniment. Il est immodeste de vouloir établir des liens, aussi pertinents et/ou scientifiques soient-ils, avec cette histoire-là. Malgré cela, peut-être parviendrons-nous à poser quelques jalons, théogonie globale, unité trinitaire religion-psychanalyse, liens avec la constitution de la personnalité, pour tenter de comprendre comment, à partir de la Passion, se rejoignent quelques concepts logiquement agencés de la psychanalyse et de la religion.

La religion pour Freud

Sigmund Freud n’était pas à proprement parler empreint de religion. Cependant, l’homme était respectueux de sa culture juive, dans les limites d’un parti pris de non-confessionnalité – sa foi étant d’abord en la science -, tout en procédant au long de sa carrière d’intellectuel à la conception d’une cohérence judéo-chrétienne, d’une part, et à l’inscription de cette dimension dans la civilisation gréco-latino-judéo-chrétienne, d’autre part.
L’ouverture au catholicisme se fait par l’intermédiaire intime de sa nourrice, Nania, très croyante et très pieuse, ainsi que par le biais hautement représentatif du don, transmis par son père, d’une Bible illustrée[4] dont il ne se sépara jamais.
La singularité de la conception freudienne de la religion tient d’abord à une approche conjointe du fait religieux, de sa liturgie, de ses pratiques, objectivement observées et des liens pouvant être établis entre celles-ci et les raisonnements hypothético-déductifs susceptibles d’être déclinés des caractéristiques des névroses, en une conjonction établissant les rapprochements développés entre préhistoire de la horde humaine, établissement religieux et construction civilisationnelle.
Ainsi en est-il, dans Totem et Tabou[5], des premières élaborations censées décrire l’origine de la civilisation et de ses prescriptions à partir des relations entre les hommes et leurs croyances, singulièrement entre la vie psychique des « sauvages » et celle des névrosés dans l’idée de conférer leur juste place aux désirs infantiles.
En effet, Freud développe qu’il existe un rapport d’analogie entre la psychopathologie et la psychologie individuelle des névroses, d’une part, et la phénoménologie religieuse des croyances caractérisant une conception collective des reliances des peuples, d’autre part, arguant d’événements censés donner un sens aux symptômes (Totem et Tabou) par le biais de la relation au meurtre véritable du Père de la horde primitive et de sa quasi vénération en tant que Dieu le Père, représentation sublimée du Surmoi.
Freud semble ce faisant  éluder notablement, d’un côté la place éminente de la Déesse-Mère originelle, celle-ci ne représentant pour lui qu’un apogée de la vie sensorielle, et aussi n’existant en tant que déesse que par le biais de ses multiples agrégats polythéistes, ainsi que, d’un autre côté, celle, pourtant prodigieuse, du Fils, au profit de la position éminemment surmoïque du Dieu (Père) unique de la religion monothéiste, fruit premier d’une perfection toute spirituelle.

Dieu et le Père

Selon la démonstration réalisée dans Totem et Tabou, l’ouvrage princeps de notre auteur sur le sujet, Dieu est le substitut inconscient du père, omnipotent, dont il faut à la fois se débarrasser et qu’il faut honorer, par le truchement de l’imposition des interdits de l’inceste et du parricide, ceci constituant les origines de la culture, de la morale et de la religion.
La horde est originellement organisée à partir de la domination du chef, le père, à l’instar du mâle alpha chez les loups, qui, dans son idéal de toute puissance, en même temps qu’il dispose du pouvoir absolu sur les mâles et la possession des femelles, s’attire la haine des fils. La mise à mort qui s’ensuit du père[6] par les fils institue l’idée d’une culpabilité de ceux qui ne peuvent faire autrement que le considérer dans toute sa puissance originelle ainsi que l’idée d’une alliance afin de ne pas reproduire la tyrannie paternelle qui pourrait naître chez l’un d’eux et, également, de protéger la tribu de l’inceste, compte tenu de l’indéfectible et éminente place des femmes au sein des anciennes socialités. Ainsi, castration symbolique induite de ceux qui s’interdisent de nouveaux meurtres et sublimation socialisante de ceux qui doivent s’entendre pour ne pas commettre l’interdit de l’inceste peuvent conduire, grâce à des répétitions ritualisées – qui préservent de la compulsion de répétition spécifique à l’obsessionalité –, dans la religion chrétienne en particulier, lesquelles représentent le sacrifice du Fils prenant lieu et place du Père, dans l’effectivité de sa puissance incarnée, mais aussi le repas totémique dans sa célébration eucharistique, à œuvre, grâce au monothéisme, de civilisation.

Rituels et névroses

Dans un article de 1907[7], Freud, de l’impertinente hauteur de ses 18 ans, va auparavant opérer un rapprochement entre les rites religieux et la compulsion de répétition observable dans la névrose obsessionnelle. Ainsi, les rites religieux préservent-ils de l’angoisse à l’instar des rituels obsessionnels qui proposent un cadre limitant à l’étreinte problématique, qui prémunit de la propension des humains à céder aux puissances pulsionnelles de leur inconscient.
Dans cette idée, il est nécessaire, comme dans toute bonne analyse, que le dialogisme qui s’instaure entre réel et psychisme ait pour fonction non seulement d’apaiser les affres, et parfois l’inutilité, de l’angoisse et d’en rappeler, en tant que de besoin, la possibilité pour l’analysant d’en saisir les causes.
Par suite, dans L’avenir d’une illusion[8], Freud démontre la prévalence à l’âge adulte de la possibilité pour le croyant de s’adosser à la fidélité envers un Dieu tout-puissant et protecteur afin de pouvoir bénéficier d’une sauvegarde (Espérance) paternelle, fût-elle elle-même appuyée sur l’amour (Charité) si possible partagé, ou la croyance profonde (Foi), à un moment de l’histoire du sujet.
Le pacte inconscient qui réside dans cette alliance-là se fait au prix du respect d’un certain nombre de préceptes, moraux en particulier, cependant que la culture civilisationnelle s’étaye nécessairement à tout le moins d’une dimension religieuse pour se construire dans la transformation et la désexualisation de la pulsion, ainsi qu’il en est dans la sublimation, contraire à l’effectivité de la pulsion sexuelle[9].
Enfin, dans Malaise dans la culture[10], Sigmund souhaite (cf. sa correspondance[11]) convaincre Romain Rolland de la limite de la thèse de celui-ci sur le sentiment océanique[12], selon laquelle le désir d’osmose de l’humain avec le cosmique serait premier, cependant que Freud, lui, défend la primarité des dogmes religieux dans leur rôle de prolongement des désirs infantiles évoqués plus haut.
Nous pouvons à ce point de notre développement proposer l’amorce d’une jonction logique entre la conception rollandienne du religieux, fusion souhaitée entre l’infini cosmique et l’humain avec l’éternel comme résolution, certes connotée religieusement, et celle freudienne, issue d’une phase archaïque du sentiment du Moi dans la confrontation avec une certaine détresse vis-à-vis du père, et qu’on pourrait qualifier de narcissique prototypique, dénotée originellement comme consolatrice à l’angoisse.
Nous tenterons plus loin d’établir, sous l’égide d’une logique triadique, la possibilité d’une structuration conjonctive entre le sentiment religieux incluant le Père et la Mère avec l’Enfant et le développement psychique y afférent et incluant ses aléas.  

La Passion du Christ comme processus limite inaugural de la civilisation. Le Fils.

Rappelons l’étymologie de passion. Elle se fait du latin passio, –onis, formé sur passum, supin du verbe pati (pâtir), « souffrir, supporter, endurer ».
Un deuxième sens (IIe siècle, Apulée) nous intéresse dans la mesure où celui-ci indique « fait de subir, d’éprouver » relatif à une « action de subir de l’extérieur », c’est-à-dire à ce qui advient d’on ne sait où.
Le troisième sens qui nous éclairera concerne son acception d’à partir de la fin du IIIe siècle, passio, qui connaît un emploi au sens de « mouvement, affection, sentiment de l’âme » (Arnobe ; Saint Augustin).
Ceci fait directement référence à la passion en tant que processus transcendantal, à savoir la Passion du Christ.
Enfin, le mot « patience » référé à son étymon, indique que patior signifie souffrir longuement, ainsi qu’il peut en être cependant d’une lettre en souffrance, qui doit être découverte, ouverte et déchiffrée, comme ici partiellement et avec modestie.
La Passion du Christ relate le déroulement des dernières heures de la vie de Jésus et inclut respectivement une crise, l’« agonie psychosomatique », en l’espèce  l’angoisse, violente et intense, proprement humaine, qui submerge[13] Jésus à Gethsémani – le Jardin des oliviers –, espace clos appartenant à Jean, eu égard à l’effroi qu’il éprouve devant l’inéluctabilité des épreuves qui l’attendent : « Mon âme, leur dit-il, est triste à en mourir, demeurez ici et veillez avec moi[14]», cependant que les disciples à qui il s’adresse dans un premier temps (Pierre, Jacques et Jean) dorment[15] lorsqu’il revient les voir après s’être isolé pour pleurer[16] ; son arrestation[17] ; son informel « procès » juif[18], pendant lequel Jésus, mains attachées, tient tête au chef moral de la religion juive[19], en réclamant par exemple un vrai procès, ce qui lui est refusé, et devant ce qui est perçu comme de l’insolence[20], débutent les humiliations physiques et symboliques infligées par les gardes et les exclaves des hiérarques (barbe partiellement arrachée, crachats, vêtements déchirés, gifles, coups) ; son procès romain[21] contre l’agitateur politique menaçant l’ordre public de l’imperium ; la flagellation à la romaine[22] ; le couronnement d’épines[23] ; les sévices[24] ; l’abandon par les disciples – hormis Jean, l’évangéliste lettré –, et quelques femmes, dont sa mère, qui l’accompagneront jusqu’à la mort ; le reniement de Pierre ; le portage du patibulum jusqu’au golgotha[25] ; la crucifixion[26] ; la mort ; la mise au tombeau.
Le négationnisme qui s’attaque encore parfois à l’authenticité du Saint Suaire de Turin[27], quelquefois encore, mais d’un point de vue a-scientifique, à l’existence même de Jésus (cf. la dénégation en psychopathologie, ainsi que, en contradiction avec le réel historique, l’intention délibérée de falsifier ou d’ignorer les faits – « la terre est plate », « les chambres à gaz n’ont pas existé », « l’attentat du 11 septembre a été perpétré par les américains », etc. -, le négationnisme représente, sur un plan général, une « subversion du doute cartésien » qui consiste à « […] profiter, sous l’égide de quelque pulsion inavouée, de l’éloignement temporel des événements pour manipuler et en faire douter […] », André Jacob, En quête d’une philosophie pratique : De la morale à l’éthico-politique, L’Harmattan, 2007) semble bien indiquer la difficile acceptation (une parfaite et clinique résistance, politique et inconsciente) pour le commun de l’entendement humain d’abord (politique) de l’extraordinaire déroulement et de l’accélération inexorable des faits, ensuite (inconsciente) de la transmission assumée de l’enseignement de Jésus jusqu’à sa mort paroxystique.
Selon également le double point de vue historique et psychanalytique, le thème fondateur de l’expérience chrétienne est l’incarnation. Le Christ est d’abord Jésus, c’est-à-dire un homme.

Abolition des corps, perversion et sublimation

L’idée de détruire sauvagement et radicalement et de toutes les façons imaginables le corps – athlétique avant le calvaire (environ : un mètre quatre-vingts, soixante-dix-sept kilos) –, et la conscience d’un homme, de l’humilier et d’exposer à la fois son corps dévasté et son humiliation, suit à la lettre l’idée précédemment évoquée de la dénégation et du geste mental de dénier la réalité – à commencer par celle du corps puis de celle de l’existence même de Jésus) n’a pas d’équivalent dans l’histoire, véritablement insensée, du traitement d’un humain, sauf peut-être dans le sort que des humains (!) réservent aux animaux dans maints contextes, d’élevage, de déportation, de torture, d’abattage, de chasse (« L’enfer n’existe pas pour les animaux, ils y sont déjà. » Victor Hugo, attr.).
C’est une des caractéristiques de la Passion que d’avoir été instituée d’une complétude temporelle, sans un instant de répit pour le supplicié, afin de parfaire l’idée (la pulsion de destruction dans son paroxysme) d’anéantissement, compte tenu de la persévérance obstinée à l’égard de la destruction d’un corps (la sociologie sadienne fait exception pour ce qui est de l’histoire littéraire, mais sans jamais que son œuvre pousse la représentation de la torture ni surtout l’acharnement à ce point de persistance), car c’est bien le Sujet lui-même qu’on a voulu littéralement annihiler au fur et à mesure de son abolition, tant qu’il restait au corps supplicié un tant soit peu de lucidité.
Lié à la dénégation corporelle et historique, le culmen de la culpabilité implicite de la représentation de la Passion semble bien être le moment où Jésus, réduit en une loque poisseuse et ensanglantée, malgré un royal manteau blanc donné à l’accusé par Hérode Antipas (pourquoi ? Toujours dans le dessein de le ridiculiser, par pudeur, par un sentiment refoulé de honte ? Plus probablement, à l’instar du pari de Pascal et du doute : « au cas où Jésus dirait vrai », c’est-à-dire par réel sentiment de culpabilité), remplacé ensuite par la toge pourpre (pour cacher le sang, pour lui conférer l’humiliation supplémentaire de la tenue royale, pour ne pas voir, encore une fois, le corps de l’homme, par acte compulsionnel ?) est conduit par Pilate sur l’estrade du jugement, au terme du procès romain, afin que celui-ci pût s’abstraire de sa responsabilité devant les juifs, le fait asseoir face à eux sur la chaise curule, vêtu de « l’accoutrement royal » et coiffé de la couronne d’épines (un casque d’épines en réalité), en énonçant « Voilà votre roi[28] ».
Malheureusement, Pilate, pris à ses propres mots, et pour éviter la plainte qui n’aurait pas manqué de s’ensuivre de la part des prêtres juifs auprès de Tibère, lequel aurait attribué directement à Pilate la responsabilité d’avoir libéré l’usurpateur galiléen se prétendant Fils de Dieu – autrement dit l’égal d’un Tibère (« le fils d’Auguste divinisé ») brutal et imprévisible –, dont la faute en fût retombée sur ses épaules, n’aura pas le courage de renoncer à laisser Jésus aux soldats romains, soumis et dépassés, comme si à présent la Passion et son incommensurable leçon avait dépassé l’Autre, la Ville et le Monde.
Le chemin de Croix est une succession d’indicibles souffrances, la lourde croix déchirant les chairs déjà réduites à une couverture sanglante. Épuisement, chutes, déshydratation, anémie, œdèmes multiples, plaies, ecchymoses, arrachements dermatologiques témoignèrent de l’invraisemblable calvaire de Jésus, pendant lequel l’homme fût aidé quelques instants par Simon de Cyrène lequel, également dépassé, au prix de sa pureté – et donc de son salut – du moment de la Pâque, reléguera ainsi sa croyance de juif au second plan, et accompagné par des femmes en pleurs, pourtant interdits, jusqu’au Golgotha (« lieu du Crâne »), actuel lieu de la basilique du Saint-Sépulcre.
La crucifixion est, selon les historiens et les responsables politiques de l’époque, le supplice le plus cruel qui soit[29]. Crampes, tétanies, stress cardio-respiratoires, pour ne faire qu’allusion aux modifications organiques, ne constituent qu’un aspect symptomatique de l’ignoble exhibition (méthode d’exécution lente d’origine perse adoptée par la plupart des peuples de l’antiquité), ont été une partie du fond de souffrance de celui dont le culte, qui sera au commencement de la religion chrétienne, fixée définitivement en ce corps par l’enclouage des poignets et des talons regroupés, souffrance aggravée par des douleurs neuropathiques indicibles projetées sur le corps entier de l’homme ligoté par les bras pour que dure le supplice qui ne sera achevé qu’après trois heures d’une terrible agonie abondamment décrite par les exégètes, pendant laquelle sa lucidité restée intacte ne permit pas (non plus qu’une brisure de ses jambes qui ne lui fut pas prodiguée, laquelle aurait accéléré son décès[30]), au milieu d’un « phénomène irréversible d’acidose métabolique et respiratoire, asphyxiant peu à peu les cellules[31] », de soulager ses souffrances qui se conclurent par une ischémie cardiaque terminale de causes multiples.
Le corps souffrant – cf. L’Esclave mourant de Michel-Ange, en arrière-plan de plusieurs portraits photographiques de Freud – est la forme fixée de la pulsion de destruction, à la fois incroyablement humiliée et, après-coup, infiniment glorifiée, dépassant les perversions des hommes, manipulatoire, sadique, d’emprise, de déni, d’intimité forcée, au commencement de la Sublimation spirituelle que l’on sait puis, à travers l’esthétique qui s’en déploiera pour les siècles des siècles, dans une continuité infinie d’innombrables sublimations artistiques de la civilisation : « Dans notre culture, la peinture, la sculpture, la musique sont d’origine catholique.[32]»
Pour la première fois dans l’histoire, bien avant que Freud ne la décline dans la deuxième théorie des pulsions[33], la pulsion de mort trouve son acception exactement employée et décrite par lui en la pulsion de destruction, à propos de l’existence d’ « […] impulsions primitives, sauvages et mauvaises de l’humanité […] » persistant dans l’inconscient « […] et attendent les occasions d’entrer de nouveau en activité.[34]». Les perversions, en tant que rejetons de la pulsion de destruction, représentent soit un arrêt dans l’évolution de la personnalité, et s’exercent alors en tant que telles dans la soumission des corps et leur transformation en objets soumis à la pulsion de mort – elles ont alors « la valeur d’une idéalisation de la pulsion[35] » -, soit au contraire se manifestent dans les développements de la créativité personnelle, et dans ce cas sont dérivées vers des « buts sexuels supérieurs[36] », c’est-à-dire non sexualisés effectivement, mais apparaissant dans les œuvres – de sublimation donc – scientifique, littéraire, intellectuelle, artistique, sociale (affective, politique) et spirituelle [37].
En effet, la pulsion de destruction, pulsion de mort, instinct de mort, tous synonymes dans l’œuvre freudienne, se manifeste, pour ce qui concerne la Passion, principalement et entre autres dans le sadisme : « C’est dans le sadisme, où il [l’instinct de mort] détourne à son profit la pulsion érotique, tout en donnant satisfaction entière au désir sexuel, que nous distinguons le plus clairement son essence et sa relation avec l’Éros.[38]»
Le projet de destructivité des corps vise, et visera encore, également collectivement au gré d’une irresponsable et stupide démographie de la part de certaines peuplades, la destruction (persécution) de personnes en devenir dans ce qu’elles signifient de la lignée d’une continuité civilisatrice – redécouverte, conservation, perpétuation – du passé des hommes et de ses grands mythes perpétuellement questionnables, et, par ce biais, vise une destructivité de la civilisation[39]. Ainsi, il n’est pas innocent que les lieux de la religion chrétienne, qui, de ce monde, en représentent a minima un accomplissement philosophique, aient été, de tous temps, attaqués et incendiés, particulièrement ceux où se trouvent les reliques[40] : « Je suis passionné par l’histoire secrète de l’Église, ses contradictions, et surtout par la haine très étrange, très spéciale, qu’elle déclenche.[41]»
C’est peut-être la raison pourquoi l’église secrète est en partie représentée par la souveraine mythologie mariale, irréductible.

Les Femmes et la Mère et deux trinités.

Les femmes (Marie, la mère de Jésus [42], qui le soutint inconditionnellement et à chaque instant de sa vie dans la réalisation de son destin, Salomé, Marie de Magdala (Marie Madeleine), Marie mère de Jacques et de Joseph) et Jean, présent en toutes circonstances, témoin précis, discret et historien rigoureux, assisteront à la fin de l’Homme. Les nominations proférées alors auront la puissance symbolique de la Loi, outre la demande de Jésus de confier à Jean la sécurité physique de sa mère, moment extrêmement riche d’alliances et de lois futures, retour matriciel d’une sublimation spirituelle primordiale.
La présence constante et compréhensive de la Mère[43], incluse dans la Trinité, ainsi que l’accompagnement des femmes, se conjuguent dans l’adoption d’une forme édificatrice du dénouement œdipien, le fils étant mort dans l’inconditionnel Amour donné et hérité de sa mère ainsi que dans l’indéfectible Pardon du fils, malgré l’abandon et l’incompréhension qui en résulta[44], accordé au Père.
Dès lors, cette dernière équation autorise l’idée conférée à la sainte triade d’assumer la rédemption de la culpabilité des hommes – au-delà des péchés, ne sont-ce pas les perversions, les lâchetés, les compromissions, les ignorances et les passions, ces deux dernières étant les deux plus grandes hypothèques infligées à la liberté humaine, selon l’éthique des Lumières, que la Passion devra subsumer ? –, afin de prendre enfin en compte la Loi symbolique et d’accueillir les deux mythes sans doute fondateurs de la civilisation[45], c’est-à-dire la Trinité et l’Œdipe.
C’est dans cette intégration ultime des femmes et de la mère dans la Passion, à la mesure de l’élaboration civilisationnelle qui s’ensuivra, que nous pouvons avancer l’hypothèse d’une grande théogonie, pouvant se décliner sous la forme d’une évolution religieuse incluant quatre périodes, avec, pour origine fondamentale, un « polythéisme illimité », caractérisé premièrement par l’ascendance matricielle d’idoles féminines, les déesses-mères[46] – éludées par Freud[47], au bénéfice du père de la horde primitive, lequel est pour lui à l’origine de la religion –, à partir desquelles on peut retrouver la généalogie d’une mère originelle mystique (d’origine indienne chez Romain Rolland), puis avec, deuxièmement, en archétype du polythéisme, et vers le monothéisme, la période intermédiaire des dieux-pères, anciennement divinités naturelles desquelles émergera la personnalisation de l’idée du dieu unique, Yahvé, divinité volcanique et orageuse, antérieure au XIVe siècle av. J.-C., puis avec, troisièmement, un monothéisme prototypique patriciel mosaïque, imposé par Akhénaton, à partir du XIVe siècle av. J.-C., roi mystique qui instaura le culte solaire d’un seul dieu, Aton, le dieu unique étant le substitut du père pour Freud, enfin avec, quatrièmement, pour aboutissement, la religion du fils, Jésus, incarnation (kénose) du Saint-Esprit, double instance à la fois moïque et surmoïque sublimée, infiniment dans sa dimension spirituelle, et indéfiniment sur les plans intellectuel et artistique.
Freud a semblé souhaiter établir une analogie, sans parvenir toutefois qu’à un rapport de ressemblance externe, c’est-à-dire sur le plan de l’énonciation symptomatique, entre, tout d’abord, une phylogénèse de la religion en tant que délire partagé (donc échappant à la psychose, par définition) et, ensuite, une ontogénèse de la religion en tant que vérité historique du passage de la magie et de la mystique vers la sublimation et le spirituel.
Il relève également l’influente permanence d’un sentiment de culpabilité primordial (péché originel) dont le sacrifice du Fils serait au centre de l’idée de rédemption (sauver l’humanité) sous l’égide de Marie, toujours bienveillante à l’endroit du projet, de complexes profondeur et envergure, de Jésus.
Dans le 3ème essai de son Moïse, Freud oppose ainsi radicalement, d’une part, le « morceau de vérité oubliée » contenu dans la folie délirante des psychoses, laquelle finit par dénaturer et par falsifier le réel du monde et de la personne, puisque, de « morceau de vérité » elle prend la dimension durablement figée d’une scission psychopathologique et, d’autre part, le dogme religieux, qui est également métaphore de vérité, mais ici issue d’un développement exégétique unifiant la croyance, sans commun rapport avec la biographie du psychotique, pour la raison que la religion, à l’inverse de celui-ci, si l’on se tient à la lettre de l’étymologie de « religion » laquelle relie, relate et relit, partageant en cela le principe de liaison de la psychanalyse, se soustrait à la « malédiction de l’isolement » convaincu de la psychose.
L’opposition freudienne entre psychose et religion fait ainsi un sort définitif à l’idée du religieux comme « délire » particulièrement sophistiqué, ce qui serait une lecture naturellement superficielle, cliniquement inexacte et scientifiquement infondée, des formations signifiantes et des attendus signifiés des deux concepts.
Nous pouvons admettre avec Sigmund, en schématisant et en ôtant les proportions qu’il attribue aux différents domaines isolés et soulignés par nous, d’une théogonie globale, et selon son intuition initiale du phénomène religieux, qu’à l’observation selon laquelle le monothéisme a d’abord succédé à la vénération de la Nature (Mère fructueuse, féconde, féminine) induite dans le mystère des déesses-mères, puis transformé peu à peu le polythéisme judaïque des dieux-pères (Yahvé, Aton) en monothéisme, et s’est prolongé, en majesté, dans l’omnipotence du Dieu chrétien en permettant au Père primitif de reprendre la dimension d’un dieu tout puissant, tout en reconnaissant à la Mère un rôle trinitaire éminent – ce que Freud semble relativiser du point de vue du bon juif fils de famille qu’il était, peut-être en lien transférentiel chez lui avec l’apogée de la religion du Fils, qu’il élude également, dans l’allusion étrange qu’il fait à l’égard d’un « degré de spiritualisation » plus élevé du judaïsme –, conférant ainsi à celle-ci (Mère, Marie, partie éminente de la Trinité chrétienne) une place élevée au même rang que celui du Père.

Le Fils et l’ambivalence de la Passion. Narcisse et Œdipe

La relation d’une mère avec son fils a des conséquences affectives et développementales inouïes sur celui-ci et, par conséquent, sur la descendance du fils devenant homme, savoir les fruits, sociétaux, amicaux, amoureux, de son narcissisme. Il est logique d’en inférer des processus équivalents dans la relation père – fille.
Freud postule que le destin du fils, sa place dans le monde, sa position dans la société, les relations qu’il développera avec les autres, dépendent de l’amour reçu de la part de sa mère à son égard, idéalement indéfectible, parfaitement inconditionnel et, paradoxalement, subtilement équilibré sur le plan de l’Œdipe du fait de la sorte de « good enough mother » (Winnicott, 1953) qu’elle doit être pour lui : « Quand on a été favori incontesté de sa mère, on en garde pour la vie ce sentiment conquérant, cette assurance du succès, dont il n’est pas rare qu’elle entraîne effectivement après soi le succès.[48]»
On peut assurément émettre l’hypothèse et en déduire que l’amour que la mère aura pour sa fille, à la différence de celle du père pour le fils, qui est plus radicale en certain de ses termes (castration), à condition que l’amour de la mère soit, lui, soigneusement tempéré[49], pourra être aussi fécond dans ses conséquences que la rigueur du père à l’endroit du fils, modérée par un amour paternel bienveillant, sera édifiante.
Ainsi, lorsque Freud se verra attribuer une patiente (Anna O.) par Breuer qui ne voulait plus recevoir la violence des projections de celle-ci – elle l’accusait de l’avoir mise enceinte, sans relation sexuelle d’ailleurs –, Sigmund s’inquiéta, à l’instar de la question que pose Faust à Méphistophélès (« Tu m’envoies vers le vide[50] ? »), de ce que du féminin il allait rencontrer[51]. Cet épisode marqua la naissance de la psychanalyse, rien moins, précisément en le passage irréversible de la connaissance de la « psychologie des profondeurs » au savoir, éminemment éthique, de la dimension symptomatique et, ipso facto, thérapeutique de la psychanalyse.
Le « notre père », qui résonne de la dénotation d’une délivrance psychique, développe en quelques mots l’ambivalence de l’un des messages christiques de Jésus en tant qu’enseignant, c’est-à-dire de sa position respectueuse vis-à-vis du Surmoi, de son humilité face à la leçon donnée par la fragilité des affects liés à l’honneur patriarcal et à la nécessité d’investir avec respect une position impérieuse :
« Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous laisse pas entrer en tentation mais délivre-nous du Mal.[52]»
Le père de la loi et de la castration symbolique est ainsi à la fois d’abord – dans une certaine mesure seulement puisque la nourriture matérielle et la nourriture affective sont l’apanage de la mère, même si en certaines circonstances elle doit s’avérer éducatrice et protectrice – l’éducateur et le protecteur de l’enfant jusqu’à l’âge adulte, qui pourra être, ici également, en certaines circonstances, nourricier, père et mère étant mus dans leur fonction respective par le souci d’une compréhension de la descendance, en particulier dans l’attention faite à la souffrance (attente, sensibilité) et au sentiment de culpabilité de l’enfant.
En dernière analyse, la castration, qui est, dans la civilisation, un important facteur de subsidiarité à la grande règle œdipienne, elle-même un des deux piliers, avec le narcissisme, de la psychanalyse, s’impose comme une condition sine qua non de la subjectivité – du devenir sujet – laquelle se rendra apte à une juste appréhension des limites, et par l’accession à la fonction symbolique du complexe, et selon le biais de la transformation ainsi créée, du sujet par lui-même qui peut dès lors mettre l’Œdipe et le narcissisme à distance.
Ainsi il n’est nulle sublimation sans la souffrance de la limite imposée par la castration symbolique (« Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon…[53] »), et par conséquent il ne peut y avoir de création, individuante et subjectivante, en dehors d’au moins une forme de sublimation[54].
Nous pouvons à ce stade avancer la possibilité d’une conclusion à l’axiome hypothético-déductif évoqué en liminaire selon lequel c’est bien en conformité avec la complétude[55] de la Trinité chrétienne, par principe apte à sublimer le narcissisme du sujet pour soi (intra-subjectivité), puis pour l’autre (intersubjectivité) – à la fois en plein accord[56] avec la trinité œdipienne dans la relation à l’autre, puis à soi – qu’une réalisation civilisationnelle faisant se conjoindre la logique de l’Œdipe et le socle de Narcisse, tous deux ensemble mythes fondateurs du sujet de la psychanalyse et de la personne de la civilisation, conformément avec la théogonie explicitée ici en quatre périodes – Mère initiale/déesses-mères, dieux-pères/divinités naturelles, dieu unique/Dieu le père, incarnation théologale/Dieu le fils –, peut permettre une approche coïncidente des deux trinités civilisatrices, narcissique–œdipienne et chrétienne–en gloire car, si l’on se réfère à l’infinité des œuvres d’art, de musique et de littérature issue de la civilisation latino-gréco-judéo-chrétienne de ces deux mille dernières années, cette approche est apte à proposer une adéquation raisonnée et créatrice d’un dogme (Trinité) et d’une psychanalyse (trinité), selon, ceci dit avec humilité, la souveraine majesté d’un homme fait Dieu.

Nicolas Koreicho – Juillet 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Lettré de haut niveau, athée (« Au commencement était le Verbe ») et juif, puis converti à la religion chrétienne, vivant à Jérusalem et proche de la famille du Grand Prêtre, « disciple que Jésus aimait », Jean est le seul apôtre à ne l’avoir pas quitté un seul instant de son arrestation jusqu’à la croix et à la mort. Jésus, juste avant de mourir, lui confia sa mère.

[2] Pour ne citer que les plus anciens : Tacite, gouverneur de la province d’Asie, Pline le Jeune, proconsul de Bithynie, Suétone, chef du bureau des correspondances de l’empereur Hadrien, Flavius Josèphe, écrivain juif romanisé, Celse, philosophe platonicien, etc.

[3] Jean-Christian Petitfils, Jésus, 2011.

[4] Bible de Philipsson. Voir à ce sujet l’intéressante et complète étude de Lydia Flem : https://lydia-flem.com/2019/05/11/s-freud-un-judaisme-des-lumieres/

[5] Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1913.

[6] Meurtre du père présent également selon Freud dans le judaïsme. Cf. Sigmund Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, 1939.

[7] Sigmund Freud, « Actions compulsionnelles et exercices religieux » in Névrose, psychose et perversion, 1907.

[8] Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, comme dans toute bonne analyse, 1927.

[9] Cf. notre article « La sublimation », ici : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[10] Sigmund Freud, Malaise dans la culture, 1929.

[11] Sigmund Freud et Romain Rolland, Correspondance 1923-1936.

[12] La conception du « sentiment océanique » est datée d’un courrier du 5 décembre 1927 adressé à Freud.

[13] Luc, médecin, rapporte une hématidrose, une exsudation de sang. Cf. l’expression « suer sang et eau ».

[14] Matthieu 26, 38.

[15] « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation, l’esprit est ardent, mais la chair est faible », Matthieu, 26, 41.

[16] « La peur naît d’une illusion, car elle prescrit à l’activité humaine de s’occuper de la mort, dont l’inéluctable nécessité lui demeure cependant étrangère. La peur nous révolte contre la nécessité. » Jules Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, 1949.

[17] L’arrestation de Jésus, dénoncé par Judas, est organisée par les autorités juives, sur ordre du Sanhédrin (assemblée législative et tribunal suprême d’Israël chargés de codifier la loi juive) qui l’accuse de blasphème (Jésus se dit le fils de Dieu) mais qui n’a plus la possibilité de faire exécuter les apostats. À ce moment de la domination de Rome, les condamnations à mort sont perpétrées par les autorités romaines.

[18] Séance expéditive – en cette avant-veille de la Pâque, il faut faire vite et exécuter rapidement le trublion – improvisée sous l’autorité de Hanne, le grand prêtre, et de Caïphe, curieux de rencontrer le célèbre Nazôréen à qui, devant son « insolence », un coup de bâton au visage lui est asséné qui provoque une importante tuméfaction de la joue et lui fracture le nez.

[19] Un des principaux reproches que les autorités juives firent à Jésus est le blasphème, car se disant « le fils de Dieu ». La divinité de Jésus est exprimée aussi bien dans les synoptiques que chez Jean : Jésus se conçoit lui-même comme la Torah, comme la Parole de Dieu en personne. Le prologue de l’Évangile de Jean – « Au commencement était le Verbe, la Parole de Dieu, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » reproduit ce qu’affirme Jésus dans le sermon sur la montagne et dans les Évangiles synoptiques.

[20] « Si j’ai mal parlé, montre ce que j’ai dit de mal. Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? », Jean 18, 20-23.

[21] À l’occasion duquel Jésus est conduit au palais d’Hérode, devant le préfet de Judée, Ponce Pilate, faible et brutal, défenseur maladroit du paganisme romain.

[22] Cent-vingt coups furent donnés provoquant des blessures doubles, creusant le derme jusqu’à cinq millimètres de profondeur, liées à l’instrument utilisé : le flagrum taxilatum, double fouet dont les lanières sont prolongées par des phalères de métal.

[23] Les spécialistes d’anatomie topographique dénombrent à partir des reliques attestées une cinquantaine de blessures profondes dans le cuir chevelu des différentes régions du crâne dues à l’imposition de branches de gundelia tounefortii, arbuste aux épines de 4 à 6 centimètres de long poussant dans la région syro-palestinienne. Le cercle de paille tressée qui a servi à fixer les branches épineuses se trouve aujourd’hui encore, de justesse, à Notre-Dame de Paris.

[24] Petitfils, Jésus, op. cit. : Les études des chirurgiens, médecins, biologistes, physiciens et légistes ont indiqué en détail le résultat du travail des tortionnaires « […] tuméfaction des deux sourcils, arrachement d’une partie de la barbe et de la moustache, déchirure de la paupière droite, ecchymose sous l’œil droit, blessure triangulaire sur la joue droite, tuméfaction de la joue gauche, enflure du côté gauche du menton. Le sadisme des soldats s’explique [selon cet auteur] par leur origine. Recrutés parmi les non-juifs de Palestine, ils détestent les juifs ».

[25] Il a, contrairement à la tradition, dû porter lui-même et traîner une croix d’environ 75 kilos, la crux sublimis, (la croix haute), ainsi qu’en atteste les analyses des différentes reliques, en particulier celle du Pr André Marion, physicien à l’Institut d’optique théorique et appliquée d’Orsay.

[26] C’est l’exécution de la peine : In necem ibis (« À la mort violente tu iras »). Sur la pancarte clouée sur la croix, en trois langues, « Jésus le Nazöréen, le roi des juifs » (INRI) – ultime reconnaissance à sens également ironique et pardoxal –, pour quoi il sera puni le plus sévèrement possible du crime de haute trahison, condamnation politique donc.

[27] Malgré l’enquête non protocolaire scientifiquement « au carbone 14 » de 1988, totalement réfutée en 2019, le Saint Suaire est effectivement le linge qui a enveloppé le corps de Jésus après sa mort.

[28] Petitfils, Jésus, op. cit. « Le chrétien aura compris : Jésus siège en majesté au tribunal suprême. Il est roi et juge et, en même temps, l’agneau pascal offert en holocauste, l’Agneau de Dieu. »

[29] La crucifixion : « scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs ». Le supplice est pour le condamné une marque d’opprobre, d’infamie et de honte.

[30] Petitfils, Jésus, op. cit.

[31] Ibid.

[32] Philippe Sollers, « Pourquoi je suis catholique », Propos recueillis par Aurélie Godefroy et Frédéric Lenoir, in Le Monde des Religions, mai-juin 2006, n°17, site personnel : http://www.philippesollers.net/catholique.html

[33] Nicolas Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions, site de l’IFP, Octobre 2020 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/

[34] Sigmund Freud, Lettre à Frederik Van Eeden du 28 décembre 1914.

[35] Sigmund Freud, « Vom Himmel durch die Welt zur Hölle » (Goethe, Faust, Prélude au théâtre) in Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905.

[36] Sigmund Freud, « Fragments d’une analyse d’hystérie » in Cinq psychanalyses, 1905.

[37] Nicolas Koreicho, La Sublimation, site de l’IFP, Mars 2022 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[38] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930.

[39] Il en est ainsi des déplacements massifs de populations, de la dilution des frontières, de l’arasement des principes civilisationnels, du déconstructionnisme wokiste, qui, en des formes acculturées du totalitarisme de minorités idéologiques, se propose d’ériger les particularités sexuelles, comportementales, raciales, identitaires en rejetons assertifs d’une civilisation devenue indésirable (car originellement supposant un travail, moral, esthétique, redevable) et toujours à revendiquer quitte même, dans la suite des « marges » foucaldiennes ou de la poésie théâtrale lacanienne, à en bricoler les concepts jusqu’à l’absurde.

[40] Nicolas Koreicho, Notre-Dame et Quasimodo, site de l’IFP, Avril 2019 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/notre-dame-et-quasimodo/

[41] Sollers, op. cit.

[42] « Elle reçoit cette immense charge et dignité d’être la Mère du Fils de Dieu, et par conséquent, la fille de prédilection du Père et le sanctuaire du Saint-Esprit, don d’une grâce exceptionnelle qui la met bien loin au-dessus de toutes les créatures dans le ciel et sur la terre. » (Vatican II, LG 53).

[43] « L’Amour secret de Marie pour la Trinité, pour le Père, le Fils et l’esprit sain avec toutes ses modulations les plus exquises demeurera toujours un mystère caché pour nous. […] L’amour divin, surnaturel de la Vierge a été en même temps le plus humain, le plus tendre, le plus concret qui puisse exister. Il s’est incarné et s’est développé à travers les gestes plus simples, les plus quotidiens. » Fr. Philippe de Jésus-Marie, o.c.d., Le secret du Carmel, le scapulaire et la vie mariale, Éditions du Carmel, Toulouse, 2010.

[44] « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné », Marc 15, 34 et Matthieu 27, 46.

[45] Celle du monde libre au sens où son éthique est garantie par la conscience d’une liberté non hypothéquée ni par l’ignorance, au contraire de la connaissance et de la clarté, ni par les passions, au contraire de l’éducation et de la maîtrise.

[46] Les déesses-mères semblent jouer un rôle religieux à partir du néolithique, de nombreuses statuettes féminines de 5 à 25 cm sculptées en pierre, en or ou en ivoire dont la « Vénus de Lespugue », statuette d’ivoire de 14,7 cm et la « Vénus de Willendorf », figurine de calcaire de 11cm ayant été découvertes dans les sites de la dernière période glaciaire, dans une aire géographique, du sud-ouest de la France jusqu’à Malte et au lac Baïkal en Sibérie, ainsi que du nord de l’Italie jusqu’au Rhin. Il s’agirait d’un phénomène culturel unitaire, nanti d’une signification religieuse.

[47] Deux petites pages sur le sujet des déesses-mères (« Grande est la Diane des Éphésiens », 1911 in Résultats, idées, problèmes) contre deux cents pages sur le père dans Totem et Tabou.

[48] Sigmund Freud, « Un souvenir d’enfance de “Poésie et Vérité” », in L’inquiétante étrangeté, 1917.

[49] À comprendre selon l’organisation instinctive et rigoureusement composée de l’amour ainsi que dans Le Clavier bien tempéré (BWV 846-893), qui désigne deux cycles de 24 fois 2 préludes et fugues, composés par Jean-Sébastien Bach, les deux recueils étant l’une des œuvres les plus importantes de l’histoire de la musique classique.

[50] Johann Wolfgang von Gœthe, « Galerie sombre », in Faust II, 1832.

[51] Ibid. : « […] À contrecœur je te révèle un grand secret. Des déesses, bien loin, trônent en solitude […] Les Mères paraîtront alors à sa clarté, Assises ou debout, marchant en liberté Formes se transformant au gré de leur nature, De l’éternelle cause entretien éternel […] ».

[52] Matthieu 6:9-13, Luc 11:2-4.

[53] Albert Camus, Le Premier homme, posthume, 1994.

[54] Ceci exclut toute tentative de dénaturation de la Loi symbolique et des concepts hiérarchisés de la psychanalyse depuis l’invention freudienne.

[55] « Tout est accompli » Jean, 19, 30.

[56] Freud en avait eu la brève révélation dans un petit écrit de 1928 : Un événement vécu de la vie religieuse, dans lequel il relate une expérience singulière vécue par lui-même, œdipienne et chrétienne.

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Les reliques de la passion

Vincent Caplier – Juillet 2023

« Longtemps l’Absent n’a pas de Nom, ni de Visage, ni de Corps. On n’aime personne qu’on sache, mais ce n’est qu’un leurre : on aime quelqu’un dont on ne sait pas tout à fait le Nom, dont on n’entrevoit que rarement le Visage ou le Corps, dans un rêve, au cours du sommeil ou éveillé à travers quelque mirage ou à l’approche de certaines ressemblances aussi éphémères qu’insaisissables. Tout d’un coup, on est alerté : on croit mourir de peur ou de douceur : c’est lui, l’Absent, on peut le nommer, enfin le voir, le saisir dans ses bras. L’Absent est présent, on le croit. Or, il n’a jamais été plus loin qu’au moment où nous sommes sûrs de le toucher. »

Marcel Jouhandeau, Chronique d’une passion, 1949

Louise Bourgeois, Cell XXVI, 2003. Galerie Xavier Hufkens, Bruxelles

À l’entrelacs de l’âme et du corps, le phénomène affectif des passions pourrait bien n’être à considérer que comme le surgissement théâtral des pulsions. À cette représentation nous pourrions ainsi n’attribuer qu’un rôle basal qui ferait montre de la présence d’un refoulement et d’une angoisse qu’il conviendrait de caractériser. C’est donc à un substratum corporel, à une infrastructure somatique de la sexualité, qu’il nous faudrait rattacher ce dérèglement des sens. À partir d’un potentiel de folie érotique de la pulsion de vie, ce pourrait bien être une logique du désespoir qui dirigerait vers la chute du symbolique. Pourtant, cette folie commune apparaît, au sein d’un double fonctionnement, comme le garde-fou qui empêcherait à la pensée de basculer toute entière dans le gouffre du délire aveugle. Plus qu’aux représentations, c’est donc aux dimensions de l’affect qu’il nous faudrait nous attarder. Tenter de résoudre l’énigme de l’expérience de la passion reviendrait-il à interroger une passion irréductible à un objet perdu, assignable, et pourtant constitutive du sujet ?

Phénoménologie de la passion

Évoquer, comme Roland Gori[1], une logique des passions conduit à extraire une rationalité des passions. L’entreprise est étrange face à une folie qui ne serait que dé-raison. Sauf à éventuellement considérer la question à partir d’une logique pure[2]. En retour, elle ne peut se conformer simplement à une science du raisonnement et d’une quête de cohérence. L’étude de la passion en appelle donc à une théorie de la connaissance qui tient compte d’un contenu véritatif, universel par nécessité, mais également d’une dimension subjective qui s’y attache. La passion semble dès lors naturellement se soumettre à une réflexion phénoménologique. La phénoménologie se revendique en effet de deux positions antagonistes que sont la logique pure, qui se doit d’échapper à tout psychologisme ou toute forme d’empirisme, et l’inscription des concepts dans un espace spatio-temporel et subjectif qui lui ôte toute validité absolue. Pourtant, Paul Ricœur n’est pas parvenu en son temps au terme de son projet d’une phénoménologie de l’affectivité passionnelle. À sa phénoménologie de la volonté pure (préambule dédié au sujet purement capable) devait succéder une phénoménologie « ontologique » qu’il concevait comme l’exégèse du moment négatif (analyse du sujet faillible). Il se contenta finalement d’une « herméneutique des passions[3] ». Si la thèse sur « le volontaire et l’involontaire » du premier opus est d’inspiration pleinement husserlienne, il n’a pu expliciter les passions par la méthodologie descriptive pure et idéale de la réduction phénoménologique transcendantale.

Le philosophe considérait les passions indéfectiblement marquées d’une empiricité, d’un « pathétique de la misère » qui les exclut du domaine de la discursivité primordiale du vécu. Une description eidétique[4] est impossible. « L’existence corporelle est un principe de confusion et d’indétermination […] Le projet est confus, le moi informe, parce que je suis embarrassé par l’obscurité de mes raisons, enfoncé dans cette passivité essentielle de l’existence qui procède du corps ; le corps va devant comme “passion de l’âme“ — ce mot étant pris en son sens philosophique radical : la passivité de l’existence reçue. » Cet « obscurcissement de la conscience » qu’est le monde des passions « ne se laisse pas comprendre comme le dialogue intelligible du volontaire et de l’involontaire » mais doit s’appréhender, selon lui, « par une autre méthode que l’approfondissement existentiel d’une eidétique : par la vie quotidienne, le roman, le théâtre, l’épopée[5] ». Les passions relèveraient d’un « mystère » qui, dans le cas de Ricœur, tient de l’existentialisme chrétien. « À partir d’un accident, une description eidétique n’est plus possible, mais seulement une description empirique. » Le problème du mal, « la considération de la faute et de ses ramifications passionnelles », « représente à la fois la plus considérable provocation à penser et l’invitation la plus sournoise à déraisonner ». Confronté à l’égoïté des passions Ricœur vient à mettre en doute l’idée d’un « ego transcendantal », ou ego absolu, comme vie pure de la conscience qui se révèle à soi.  Les passions ne deviendraient intelligibles qu’au travers d’un chemin long d’une « mythique des passions » et d’une « symbolique du mal » qui relèveraient d’une exégèse de certains mythes fondateurs ou particulièrement révélateurs — le péché originel, la chute, l’exil, le chaos…

Si, pour lui, la passion est la volonté même, le corrélat intentionnel relève d’une représentation vide. « La passion est la puissance de la vanité ; d’un côté, toute passion s’organise autour d’un rien intentionnel […]; c’est ce rien spécifique, ce vain, qui habite le soupçon, reproche, injure, grief, et fait de toute passion la poursuite du vent.[6] » Son Objet, sa Chose lui échappe. Seulement, pour Ricœur, le principe d’ordre ne peut venir que de l’objet en raison de l’émiettement psychologique sans fin. Dès lors que l’appréhension des passions reste purement descriptive, elle est menacée de s’éparpiller « dans des figures aberrantes indéfiniment multipliées ; pour faire un monde, un cosmos ».La passion soulève la question de la référence manquante, ou objets inexistants,telle qu’aux origines de la philosophie de la logique et du langage. Pour Bolzano, le rien, dans la mesure où il est une représentation, renvoie à un représentable. « Les mots quelque chose, chose (Ding), objet (Gegenstand) sont équivalents.[7] » Ce qui est représenté n’est autre que le contenu sémantique, la représentation en soi, ou représentation objective. Il n’y a pas là d’objet mais un contenu, un concept objectif. La thèse portant sur l’existence de représentations sans objet est justement au cœur de la pensée d’Husserl et a sans doute influencé, par ailleurs, la pensée de Freud au travers de l’école de Brentano. L’acte de penser (noèse) et l’objet intentionnel de pensée (noème) constituent l’acte intentionnel phénoménologique dans son ensemble (intentionnalité de la conscience). La concordance entre acte de représentation et contenu de sens idéal participe d’une cohérence interne : le monde de l’expérience subjective. C’est au cœur de la subjectivité de l’acte de représentation que réside le contenu objectif, sa signification idéale, quand bien même la référence viendrait à manquer.

L’intentionnalité phénoménologique repose sur « sa capacité à affronter positivement […] le paradoxe si ce n’est des objets inexistants, en tout cas celui, plus large, qu’on pourrait appeler des “objets irréels“[8] ». Bien qu’il s’emploie à surmonter les limites de la pensée réaliste, on peut se demander si ce qui fait fondamentalement défaut à l’idéalisme phénoménologique n’est autre que la possibilité de concevoir le concept de trauma. Sa cohérence est mise à l’épreuve de l’expérience limite que le sujet empirique[9] ne peut constituer. En manque de sens, ce qui ne peut être dé-vécu devient une tâche aveugle, un corps étranger qui ne peut être ni ignoré, ni intégré. De cette portée radicale du trauma, la psychanalyse fait un vécu délié. Un véritable agent pathogène qui pénètre dans le psychisme sans qu’il puisse être arrêté par la liaison de la représentation. Pourtant, quel que soit le modèle théorique, la réintégration à la conscience ne peut se faire qu’au prix d’une transformation radicale du sens total. Si Freud se déclare empiriste[10] c’est en vertu d’une exigence méthodologique. La volonté d’une conception métapsychologique oblige à s’émanciper « de l’importance attribuée au symptôme “fait d’être conscient“[11] ». Sans cela nous n’aboutirions qu’à une représentation du monde (Weltanschauung) en lien avec ses objets : « L’intuition, la divination, si elles existaient vraiment, seraient capables de nous ouvrir de nouveaux horizons, mais nous pouvons, sans hésiter, les ranger dans la catégorie des illusions et parmi les réalisations imaginaires d’un désir.[12] » Dans sa dimension la plus théorique, métapsychologique, ce n’est pas en terme de thérapie que Freud nous recommande la psychanalyse mais « en raison de sa teneur en vérité, en raison de perspectives qu’elle nous offre sur ce qui touche l’homme de plus près, sur son être propre, et en raison des corrélations qu’elle met à découvert entre ses activités les plus diverses.[13] » Son quasi-phénoménalisme, agnostique, repose sur la reconnaissance du caractère de chose en soi des processus psychiques inconscients. Les concepts psychanalytiques n’ont pas de valeur objective — au sens de reproduction fidèle de l’expérience inconsciente — mais la valeur opératoire du travail créateur d’une expérience muette[14].

Approche fondamentale de la passion

On peut se demander dans quelle mesure le sujet passionné pratique cet exercice avec un certain zèle. La mise en pièces à laquelle il s’adonne apparaît comme le dernier rempart à l’avalanche de savoir, d’expérience et d’action. Un travail de dé-détermination qui tenterait vainement de couper court à l’accumulation et de se repérer parmi les valeurs, les intensités, l’ordre comme le chaos. De cette intention il convient donc de dégager la particularité des investissements. Le terme besetzung est d’un usage constant dans l’œuvre de Freud. D’un point de vue théorique, la notion scelle l’hypothèse économique. Dans la première topique, elle est assimilée à l’idée d’une charge positive attribuée à un objet ou une représentation. L’investissement repose sur un principe de conservation : conversion d’une énergie psychique en énergie d’innervation (Études sur l’hystérie) ou, transposé sur le plan d’un appareil psychique, par répartition entre les différents systèmes Ics, Pcs, Cs (L’interprétation du rêve). On peut dire d’une représentation qu’elle est chargée et que son destin dépend de la variation de la charge. Sauf à s’inscrire dans le cadre d’une pensée magique, l’investissement d’un objet réel ne peut avoir le même sens réaliste. Au sein de la deuxième topique, dans le cas de l’investissement d’un objet imaginaire — intra-psychique comme dans l’introversion — l’idée de conservation d’énergie est plus difficile à concevoir. Il y a là un problème topique lié à la mobilité des affects et leur répression[15]. D’un point de vue clinique (expérience du sujet), les objets et les représentations sont affectées de certaines valeurs (charge positive ou négative) qui organisent le champ de la perception et du comportement. Le sens et valeur de l’abréaction des surcroîts de stimulus[16], connotés à une charge mesurable d’énergie libidinale, reposent sur un modèle électif : le choix d’objet qui devrait nous renseigner sur le choix de la névrose.

Freud assigne à la passion amoureuse la place[17] d’une formation narcissique qui se déduit d’une perte. Le plein amour d’objet, selon le type par étayage, présenterait une surestimation sexuelle en lien avec le narcissisme originaire de l’enfant. « Ce qu’il projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance.[18] » Seulement la passion renvoie de manière générale moins à un idéal d’amour qu’à un amour idéal. Lorsque le terme de narcissisme apparaît pour la première fois c’est pour rendre compte du choix d’objet chez les homosexuels qui « se prennent eux-mêmes comme objet sexuel ; ils partent du narcissisme et recherchent des jeunes gens qui leur ressemblent qu’ils puissent aimer comme leur mère les a aimés eux-mêmes[19] ». À partir de là, l’élection du corps propre comme objet d’amour deviendra le stade intermédiaire entre l’auto-érotisme et l’amour d’objet[20]. L’introduction du concept à l’ensemble de la théorie psychanalytique met définitivement en évidence la possibilité pour la libido de réinvestir le moi en désinvestissant l’objet. D’un point de vue énergétique, le phénomène s’assimile à une stase de la libido, « la caractéristique psychosexuelle de la démence précoce [étant] le retour du patient à l’auto-érotisme.[21] » C’est donc au choix d’objet narcissique que la passion semble échoir. « On aime […] selon le type narcissique : ce que l’on est (soi-même); ce que l’on a été; ce que l’on voudrait être; la personne qui a été une partie de la personne propre.[22] » Des rubriques qui recouvrent des phénomènes très différents et mettent en évidence l’hétérogénéité (transnosographique ?) des passions.

Le passionné semble soumis à une régrédience telle que définie par Guy Lavallée :  « la régrédience est centripète et introjective, elle est liée à la position pulsionnelle réceptive passive, elle vise sous la poussée de l’hallucinatoire à l’éveil des processus primaires en accompagnement des processus secondaires. Autrement dit, elle tend à la régression formelle du mot à l’image. Mais elle est aussi liée à la régression temporelle : elle se tourne vers le passé. La régrédience est propice à l’introjection pulsionnelle, elle vise à un apaisant retour au calme après l’acmé de la satisfaction pulsionnelle. Le narcissisme régrédient tend à la plénitude de l’un.[23] » Ce qui ne signifie en rien que le sujet adopte exclusivement une position passive. C’est le patient, celui qui souffre, qui signe la position subjective régrédiente. Sauf à sombrer dans une configuration hystérique ou psychotique, c’est un sujet analysant, progrédient[24], bien intégré socialement qui se présente à nous. Ce qui résonne en lui, c’est une menace d’indignité et de mort psychique. C’est un quantum hallucinatoire négatif[25] déliant qui domine sa vie psychique en quête d’un mouvement de régrédience supportable. Mais le sujet, à trop parler à l’objet ou à lui-même, n’en sait rien et peut-être, plus encore, n’en veut rien savoir[26]. Le passionné serait à l’image du mélancolique ayant une pseudo connaissance de la perte qui occasionne son malheur, « sachant certes qui il a perdu, mais non ce qu’il a perdu dans cette personne[27] ». Si « chez le maniaque, Moi et idéal du Moi ont conflué » et « que la misère du mélancolique est l’expression d’une scission tranchée entre les deux instances du Moi[28] », l’introjection de l’objet est impossible à méconnaître. Dans la passion, l’identification à l’idéal du Moi pourrait bien incarner avant tout un leurre et l’investissement viserait plutôt un Moi idéal[29] : l’idéal narcissique d’un « Moi encore inorganisé, qui se sent uni au Ça, correspond à une condition idéale[30] ». Daniel Lagache reprend la conception et ajoute qu’elle « comporte une identification primaire à un autre être, investi de la toute-puissance, c’est-à-dire à la mère[31] ». Un support d’identification héroïque pour l’homme sans qualité[32] qui souhaiterait tutoyer la légende du héros.

C’est la fonction même de la passion qui pourrait bien ici être mise en évidence. Selon le principe de plaisir, elle jouerait le rôle pare-excitant d’une hystérie sans symbolisation organique. Une structure hystérique sans conversion sauf à prendre le Moi pour objet. Ce que Freud n’exclut pas : « Nous voulons prendre le Moi pour objet [gegestand] de cette investigation, notre moi le plus profond. Mais le peut-on ? Le Moi est pourtant bien ce qui est le plus proprement sujet, comment deviendrait-il objet ? Or il n’y a aucun doute qu’on le peut. Le Moi peut se prendre lui-même pour objet, se traiter comme d’autres objets, s’observer, se critiquer et faire encore Dieu sait quoi avec lui-même.[33] » L’idée d’un Moi-organe[34] devenu douloureux et imprégné d’érogénéité est séduisante d’autant qu’on peut se questionner sur une certaine similitude qu’entretiendrait le discours de la passion avec le langage d’organe : un trait hypocondriaque qui viendrait « s’halluciner dans les mots d’une plainte ressassante » devenue « la seule surface projective possible du somatique[35] ». Une position passive qu’emprunte la passion mais qui ne doit pas nous faire oublier son versant actif. La passion apparaît essentiellement remplir le rôle économique d’un contre-investissement au sein d’un processus dynamique de protection du Moi . C’est dans une attitude contraphobique qu’elle semble de fait s’incarner le mieux, lui conférant un caractère voisin de l’hystérie d’angoisse. Une tentative de maîtrise d’une angoisse infantile toujours opérante, d’une terreur sans nom éprouvée à un âge précoce, qui relève avant tout d’une confrontation active et volontaire du sujet à l’inconnu et l’aléatoire. La prise de risque, conçue comme un risque en soi, devient le théâtre du Je (Ich), lieu de l’imaginaire du vivre et du mourir, épreuve de vérité et ouverture sur un agir potentiellement traumatique.

Pour André Green, la psychanalyse mérite le nom d’analyse des passions par le chiasme qu’elle instaure entre âme et corps. « Elle constate — entre hystérie et obsession — que chacun de ces extrêmes tire la libido de son côté lorsque celle-ci ne peut mettre en œuvre l’action spécifique, celle qui lèverait la tension pulsionnelle par l’expérience de satisfaction. L’hystérique convertit dans le somatique, l’obsessionnel dans la pensée. Et le phobique entre les deux s’angoisse.[36] » Entre emprise et satisfaction, on peut se demander si les deux formants attribués à la pulsion par Paul Denis[37] ne concernent pas plutôt la passion. En 1913, Dans La disposition à la névrose obsessionnelle, Freud liait l’activité à la pulsion d’emprise. Une pulsion qui, sexualisée, anime le sadisme mais, lorsque sublimée, anime également la pulsion de savoir « qui n’est au fond qu’un rejeton sublimé, intellectualisé, de la pulsion d’emprise ». Cependant la notion resta incertaine, ne s’agissant pas à proprement parler d’une composante pulsionnelle, faute de source et de zone érogène propres. La passion viendrait-elle doubler le processus pulsionnel jusqu’à agir aux dépens du sujet ?Dans la théorie à double formant le retournement actif-passif est prévalent et le formant de l’emprise est assimilable à l’action. Le retournement contre la personne propre oblitère ce renversement de la libido. La position réceptive-passive propice à la satisfaction et à l’introjection pulsionnelle semble inopérante. La pensée opératoire est un simple redoublement de l’action. La domination sans partage du formant d’emprise rejette Éros et fait le jeu de Thanatos. Les figurations de la pensée opératoire, arides, a-libidinales, ne proviennent pas de la source pulsionnelle mais du mécanisme de défense.

Une carence est mise au jour : la valeur fonctionnelle du rêve conférée à l’activité fantasmatique[38] fait défaut. La pensée consciente « paraît sans lien organique avec une activité fantasmatique de niveau appréciable » et en vient à doubler et illustrer l’action. L’intentionnalité articule une topique de la subjectivité, d’un entre-je (intersubjectivité), d’un entre-jeu (inter-intentionnalité) au sein d’une « relation blanche » avec l’objet l’autre-sujet[39]. L’illusion de la passion serait de penser qu’elle puisse échapper à la répétition de cette défaillance. Dans son souci de causalité, de logique et de continuité, elle présente les modalités du processus secondaire. Mais l’activité peine à développer une activité analogue à l’élaboration secondaire du rêve et ne vient plus seconder le processus primaire. L’investissement de niveau archaïque suggère une précarité de la connexion avec les mots et s’articule avec les formes initiales de la pulsion. Elle paraît vouloir se ressaisir d’une élaboration phantasmatique antérieure, en deçà des premières élaborations intégratrices, en contact avec le niveau le plus bas, le moins élaboré de l’inconscient. « Un important problème subsiste donc, lequel réside sans doute, pour une part, dans notre impossibilité humaine de concevoir l’inorganisation.[40] » Le couple fixation-régression développé par Pierre Marty, dans une relation équivalente au couple vulnérabilité-défense, semble constituer les bases du narcissisme de la passion. La fixation refléterait l’élément traumatique difficile à retrouver, noyé dans le flot évolutif ultérieur dont la régression retracerait l’aspect défensif. La défense organisée[41] qui vise à geler une situation de carence est à rapprocher d’un point de fixation. « Pour que le progrès soit inversé, il faut que l’individu dispose d’une organisation permettant à la régression de se produire ». Mais face à la crainte de la folie ou de l’effondrement, l’alternative au courage pourrait bien être « la fuite dans la santé, condition qui est comparable à la défense maniaque devant la dépression[42] ».

L’énigme de la passion

Pour Pierre Fédida, la dépression est une figure du corps, devenu envahissant, de l’absence : le corps inerte d’un être immobile, un autre absent, trop présent d’être perdu. Il est le point de fixité et de terreur subjective d’une mort impossible, impensable. Une angoisse de mort qui a partie liée avec l’angoisse de castration et « pose, quant à sa résolution, toute la question d’un reste possible, inaltérable et indestructible, qui se conserve au-delà de toute séparation.[43] » La relique vient combler le vide qu’est l’incapacité de constituer l’espace en un temps de l’absence. À l’endroit même où « Le deuil se doit de remplir une mission psychique définie qui consiste à établir une séparation entre les morts d’un côté, les souvenirs et les espérances des survivants de l’autre.[44] » Elle consigne le tabou dans ce qu’il a de sacré, de consacré, d’inquiétant et d’interdit. La mort, ou le travail du deuil qui conduit à accepter le rigoureux verdict de la réalité, est le contraire du vide. Le vide serait « le prototype ou la forme la plus archaïque de ce qu’on nomme le psychisme ». La dépression en serait l’organisation narcissique, la psyché sa métaphore et le travail de deuil l’économie d’une défense. « La relique — qui n’est pas sans ressemblance ni rapport avec le fétiche — rappellerait que le deuil, avant de se concevoir en un travail, protège l’endeuillé contre sa propre destruction.[45] » La question de la passion pourrait bien rejoindre la grande énigme du deuil au sein des « ces phénomènes qu’on élucide pas eux-mêmes, mais auxquels on ramène d’autres choses obscures[46] ». Le point de convergence serait « la naissance, c’est à dire l’acte dans lequel se trouvent réunies toutes les sensations de peine, toutes les tendances de décharge et toute les sensations corporelles » dont l’ensemble est devenu comme le prototype du fait d’angoisse[47].

À la lecture de L’hypocondrie du rêve de Pierre Fédida (1972), on est frappé par les analogies qui se dessinent. La passion semble emprunter au rêve, à la mélancolie et à l’hypocondrie les modalités structurelles et dynamiques du travail du deuil. Le deuil de soi comme objet d’un narcissisme primitif garantit contre la destruction du moi par l’entremise d’une hallucination négative qui passe par l’entrée dans le sommeil. L’assimilation cannibalique de l’objet élu devient l’allégorie de son propre cadavre psychique (ou moral) pour dissimuler ce qu’il dévore : un cadavre exquis. La régression de l’hypocondrie à un narcissisme primitif engage le deuil de soi au travers du simulacre de l’expérience de sa propre mort. Hypocondrie qui est, pour l’auteur, une mélancolie anatomique, qualifiée également de mélancolie de l’organe. L’identification du Moi avec l’objet abandonné se double de l’événement traumatique (la séparation ou la castration prétendue comme telle) qui engage un processus de projection interne reposant lui-même sur une identification de soi à l’enfant-mort. Un pénis châtré qui, au regard du Moi, participe d’une identification au désir de la mère et, d’un point de vue somatique, est l’organe qui tient lieu d’enfant-pénis douloureux. Plus que la mort, il s’agit d’une douleur associée à la modification de l’organe, un travestissement du corps du désir, une figuration symbolique du corps hébergeant l’objet mauvais ou mauvais esprit. L’hypocondriaque est hanté par son propre cadavre. Le deuil hypocondriaque est assimilable à une sorte de travail de grossesse où le sujet est somatiquement porteur du pénis séparé dont la souffrance se laisse confondre à celle d’une castration. L’identification somatique au maternel est une inversion du mythe du retour paradisiaque au corps de la mère. Le traumatisme de la naissance illustre une fonction de l’enfant-mort, un pénis-relique du père châtré conservé à titre d’organe dans le corps maternel et, par incorporation, dans le somatique lui-même. L’insomnie de l’hypocondriaque est gardienne de l’organe et de sa souffrance. Veiller l’organe revient à veiller l’enfant et la mort, condensation du sublime et du désespoir. Une hallucination de l’organe devenue « le seul lien possible — peut-être pourrait-on dire le seul écran — d’un deuil rituel de l’enfant mort (répétition de la castration du père dans une auto-castration) de telle sorte qu’il y ait deuil mais en même temps satisfaction hallucinatoire et ainsi conservation de l’organe. L’hypocondriaque souffre — et jouit — précisément de ne pas pouvoir évacuer l’organe malade car, s’il en était ainsi, il serait menacé d’être mort par manque (lapsus) d’avoir souffert.[48] »

Ontologiquement, la tentative de guérison passerait par une transformation du Moi. De Moi progrédient il serait devenu Moi régrédient. De contenu (projection de surface) il adviendrait contenant surface de projection, surface écran, écran total d’un processus de condensation inexorable. De Moi-Peau il ne serait plus qu’un Sac de peau, un Moi en archipel, polycéphale et chimérique. Phylogénétiquement, son destin serait celui d’être porteur de ce qui le portait. L’incorporation donne aux formes primitives de l’identification l’évidence d’un contenu corporel. L’appropriation régressive, à l’encontre d’un choix d’objet étayant, exprime la jouissance d’une unité violente, toute limite perdue, d’un Moi-plaisir. Le sujet de la passion serait-il en proie à une anamnèse persistante ? Un manque d’amnésie infantile qui le maintiendrait en contact avec le souvenir d’une perversion ? Une insomnie du corps, une fixation auto-érotique, immobilité psychique d’un être qui aurait succombé aux charmes de l’objet et serait rendu à la construction d’une identité par la compulsion et la chronicité d’une complaisance somatique. Une ipséité ambivalente emprunte d’expériences émotionnelles sous le sceau d’une problématique œdipienne contraire aux fondements de la prohibition de l’inceste. Ce qui dévore le passionné, serait un cannibalisme auto-dévorateur qui assurerait la fonction inconsciente d’un modèle de régulation économique. Le travail de la passion chercherait à cacher et révéler le désir d’annuler ce qui sépare ou distingue, véritable transgression imaginaire d’un manque. Une méconnaissance de l’angoisse qui l’agite et prend figure de désaveu du réel lui-même. Une solution incestueuse du deuil de « l’objet d’amour dont la disparition peut entrer dans le savoir mais — selon la loi d’un clivage — reste résolument hors de portée d’un croire.[49] »

Vincent Caplier – Juillet 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Roland Gori, Logique des passions, 2002.

[2] Edmund Husserl, Recherches logiques, 1 : Prolégomènes à la logique pure, 1900.

[3] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 2. Finitude et culpabilité, 1960.

[4] L’accès à l’essence même de l’acte passionnel hors de tout jugement ou d’interprétation. Le terme « eidos » doit être entendu au sens de l’essence des choses. Il s’agit donc, avec la réduction eidétique, de saisir ce qui nous permet de reconnaître une chose dès lors qu’elle nous apparaît.

[5] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le volontaire et l’involontaire, 1950.

[6] Paul Ricœur, Méthode et tâche d’une phénoménologie de la volonté, 1951.

[7] Bernard Bolzano, Wissenschaftlehre, 1837.

[8] Jocelyn Benoist, Représentations sans objet : Aux origines de la phénoménologie et de la philosophie analytique, 2001.

[9] Le sujet de l’expérience qui relève d’une succession de vécus empiriquement perçus. Cette unité de conscience est, pour Maurice Merleau-Ponty, problématique : « Le moi empirique est une notion bâtarde, un mixte de l’en-soi et du pour-soi, auquel la philosophie réflexive ne pouvait pas donner de statut. En tant qu’il a un contenu concret, il est inséré dans le système de l’expérience, il n’est donc pas sujet, en tant que sujet, il est vide et se ramène au sujet transcendantal » (Phénoménologie de la perception, 1945).

[10] Lettre à Silberstein du 8 novembre 1874

[11] Sigmund Freud, L’inconscient, in Métapsychologie, 1915.

[12] Sigmund Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 1936.

[13] Sigmund Freud, Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XXXIVe leçon, Éclaircissements, applications, orientations, 1932.

[14] Sigmund Freud, Constructions dans l’analyse, 1937.

[15] D’origine libidinale, l’investissement se conçoit comme poussant les représentations investies vers le conscient et la motilité. Pourtant, dans la cohésion propre au système inconscient, son rôle capital dans le refoulement l’amène à attirer les représentations.

[16] Sigmund Freud, Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques, 1893.

[17] Le verbe besetzen à plusieurs sens dont occuper, comme occuper un lieu. L’intentionnalité de la passion serait-elle l’investissement (besetzung), l’occupation de la place.

[18] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914.

[19] Sigmund Freud, Trois essais sur la sexualité, 1905.

[20] Sigmund Freud, Le cas Schreber, 1911.

[21] Karl Abraham, Les différences psychosexuelles entre l’hystérie et la démence précoce, 1908.

[22] Freud, op. cit. (1914).

[23] Guy Lavallée, Régrédience, progrédience et hallucinatoire de transfert, conférence d’introduction à la psychanalyse de l’adulte, SPP, le 20 janvier 2005.

[24] Le Moi vise l’objet dans une position pulsionnelle projective active. Le narcissisme progrédient vise à l’estime de soi concédée par le surmoi.

[25] Guy Lavallée, L’enveloppe visuelle du moi: perception et hallucinatoire, 1999.

[26] Le « je n’en veux rien savoir », qui objecte au désir de savoir (le Wissentrieb de Freud), comme « manque-à-être sous les trois figures du rien qui fait le fonds de la demande d’amour, de la haine qui va à nier l’être de l’autre et de l’indicible de ce qui s’ignore dans sa requête ». Jacques Lacan, Encore, 1972.

[27] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917.

[28] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du Moi, 1920.

[29] On ne trouve pas, chez Freud, de distinction conceptuelle entre Idealich (Moi idéal) et Ichideal (idéal du Moi). La différenciation des auteurs à sa suite permet de définir une formation intra psychique comme idéal de toute puissance narcissique.

[30] Herman Nunberg, Principes de psychanalyse, 1932.

[31] Daniel Lagache, La psychanalyse et la structure de la personnalité, 1958.

[32] En littérature, on comptera au titre de ces destins L’homme sans qualités de Robert Musil, Le livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa ou encore Ulysse de James Joyce.

[33] Sigmund Freud, Nouvelle Suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XXXIe Leçon, La décomposition de la personnalité psychique, 1932.

[34] Un Moi-corps, vicariance du premier Moi archaïque.

[35] Pierre Fédida, l’hypocondrie du rêve, 1972.

[36] André Green, Passions et destins des passions, 1980.

[37] Paul Denis, Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion, 1997.

[38] « … pour peu qu’elle mette en scène, dramatise, symbolise les tensions pulsionnelles. » Pierre Marty et Michel de M’Uzan, La pensée opératoire, 1963.

[39] René Roussillon, Intersubjectivité et inter-intentionnalité, 2014.

[40] Pierre Marty, Les mouvements individuels de la vie et de la mort, 1976.

[41] Ce que Winnicott qualifie de faux self.

[42] Donald Winnicott, Les aspects métapsychologiques de la régression au sein de la situation analytique, 1955.

[43] Pierre Fédida, L’absence, 1978.

[44] Sigmund Freud, Totem et tabou, 1913.

[45] Pierre Fédida, op. cit., 1978.

[46] Sigmund Freud, Passagèreté, 1916.

[47] Sigmund Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, Leçon XXV, L’angoisse, 1923.

[48] Pierre Fédida, op.cit., 1972.

[49] Pierre Fédida, Ibid.

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

La passion : un champ à reconstruire ?

Nicolas Stroz – Juin 2023

Fernand Léger, Constructeurs à cordes, 1950, ©ArtsDot.com

Force est de constater que la passion au sens contemporain est incompréhensible à la philosophie.
Cette affirmation peut surprendre car on s’imagine souvent que la philosophie peut traiter de tous les sujets, mais il s’avère qu’il n’en est rien. Un choix très clair s’est produit dans le champ philosophique qui l’a bloquée dans un paradigme et un vocabulaire qui la laissent incapable de comprendre ce que passion veut dire aujourd’hui. Ce sont bien plutôt la psychologie et la sociologie  qui sont capables d’en parler de nos jours. En outre, le terme semble même progressivement disparaître du vocabulaire courant, ce qui laisserait même penser que le terme est perdu et impensable.          
Après une recension, qui ne saurait se vouloir exhaustive, des acceptions du mot passion en philosophie, afin d’expliquer pourquoi la passion lui est étrangère, nous verrons en quoi le mot même de passion disparaît du vocabulaire courant, excepté quelques usages plus souvent liés à la consommation qu’aux sentiments. Nous nous demanderons enfin s’il n’est pas nécessaire pour la philosophie d’emprunter plus franchement aux disciplines auxquelles elle a donné naissance (sociologie et psychologie) pour s’autoriser à penser la passion, ouvrant ainsi un nouveau champ.


Il faut d’abord parler du choix, qui se produit en quelque sorte dès la naissance de la philosophie. Platon comme Aristote placent la philosophie du côté de la raison, de la maîtrise de l’esprit. Ceci pose d’emblée un problème car la passion est souvent à l’opposé de la raison, perçue comme subir (de par son étymologie également). Mais il faut encore y ajouter la question lexicale.

Si passion vient de patior en latin, souffrir, et l’on peut aussi lui trouver comme origine pathos, l’émotion en grec. Et celle-ci pose des problèmes immédiatement. Platon dans le Phèdre, considère que l’âme est comme un attelage dont le conducteur et les chevaux ne sont pas en harmonie, avec d’un côté l’homme qui cherche la sagesse, de l’autre les chevaux, le cœur d’un côté, siège du courage et (dans ce dialogue du moins) de l’appétence pour le divin (donc la sagesse également), de l’autre l’appétence pour les plaisirs terrestres. Ailleurs, par exemple dans La République ou dans les Lois, Platon suggérera que le bon législateur saura même pour ainsi dire programmer ces mêmes sentiments pour en faire des vertus (justice, amitié, honnêteté) et créer ainsi une cité homogène, tel un corps en bonne santé. Mais, en face, dans le Gorgias, on rencontre Calliclès qui, mû par ses seuls sentiments égoïstes (carriérisme, ambition), représente le cancer de toute société car il est complètement réfractaire à la raison et ne cherche que les plaisirs (Socrate compare la vie qu’il souhaite mener à un tonneau percé). Nous ne trouverons pas donc chez Platon d’outil pour penser les passions.

Aristote, lui, est plus mesuré, et s’il les juge capables de s’opposer à la raison, il n’y est pas hostile, les passions pouvant être justes même si intempérantes (il explique dans l’Ethique à Nicomaque que la colère peut venir du fait qu’on est témoin d’une injustice). Toutefois, Livre VII, il montre bien l’importance de la tempérance, de la maîtrise de soi, de la recherche constante du moyen terme, du milieu équilibré. De même il pense, dans sa Poétique, que la tragédie sert à faire ressentir les sentiments honteux afin de s’en purger. Enfin, Aristote admet, dans sa Rhétorique, que les sentiments peuvent servir à convaincre l’auditoire.

Néanmoins, rien ici n’est pensé pour soi, uniquement comme problème ou moyen en vue d’une fin. En résumé, Aristote lui-même prend le parti de la raison, du calcul médian d’équilibre.

Ne parlons pas des Stoïciens, pour qui les passions sont un ennemi pur et simple, car antinomiques avec l’ataraxie qu’ils recherchent, autrement dit la paix de l’âme, ne devant jamais être perturbée. Les épicuriens sont moins radicaux, et si Épicure lui-même en parle peu (également parce que nous avons perdu l’essentiel de ses écrits), il ne leur est pas hostile et pense qu’il s’agit seulement de savoir en faire le tri. L’essentiel de sa philosophie se partage entre la métaphysique atomiste et l’idée générale que le bonheur vient d’un calcul de confort et d’économie, les sentiments sont simplement un fait, ils n’ont pas de rôle majeur, quand bien même l’épicurisme est un hédonisme, une recherche du bonheur via le plaisir (il convient toutefois de rappeler que sa définition du plaisir est l’absence de douleur, et qu’il n’est jamais question de jouissance).

La philosophie se christianisant, soit les passions seront associées au péché ou à la faiblesse de l’homme, soit aux souffrances du Christ et des martyrs. Dans tous les cas, on ne sort que peu des paradigmes gréco-romains. Saint Thomas en parlera de manière assez aristotélicienne dans sa Somme Théologique (Secunda Pars), en faisant par exemple remarquer que la colère peut être justifiée et bonne quand elle est juste, ou qu’on peut faire du tort sans penser à mal, au contraire en souhaitant le bien.

Dans tous les cas, la raison, le calcul froid, a la prééminence dans la pensée.

Avec la période moderne, on découvre une nouvelle définition des passions grâce Descartes à et son Traité des passions de l’âme. S’il rompt radicalement avec les jugements classiques, sa définition les réduit aux « instincts animaux » qui sont interprétés par le cerveau via la glande pituitaire. Il s’agit donc ici d’impulsions nerveuses et il pose ce faisant par écrit l’intuition reprise bien plus tard par les éthologues et les comportementalistes : le corps est une machine qui réagit à des stimuli. Il propose qu’une passion obsédante puisse être remplacée par une passion plus forte par exemple, préfigurant les TCC pour arrêter de fumer ou les travaux de Pavlov sur le conditionnement.          
En outre, dans sa Lettre à Morus, il nous donne un éclairage supplémentaire sur ce qu’il pense des sensations et sentiments, en expliquant sa position quant au statut des animaux : ils sont dénués de raison car ils sont dépourvus de langage, non pas de parole, car après tout leurs cris relèvent de la voix, mais en ceci qu’ils n’usent pas de leur voix pour exprimer quelque chose relevant de la pure pensée, tels les mathématiques (la grande passion de Descartes). Il ajoute qu’il ne leur nie pas la vie car ceci relève simplement « de la chaleur du cœur », ni les sensations car cela relève simplement du fonctionnement d’un organe.

Nous ne sommes donc guère avancés, la philosophie semblant de bout en bout rejeter complètement le rôle des émotions, a fortiori de la passion, que nous pourrions alors définir comme une émotion intempérante ou non tempérée.

David Hume, de son côté, expose une vision des passions plus proches de notre acception, à savoir des inclinations. Mais il les réduit en fait à des sortes de pulsions : passions calmes, violentes. Il ne s’agit ici que de savoir vers quoi se tournent nos appétences et il va jusqu’à certains extrêmes pour, en vérité, surtout expliquer à quel point le terme de « raison » est en fait vaste et relatif, ainsi en est-il de cette fameuse citation de son Enquête sur l’entendement humain : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt ». Les passions relèvent donc en priorité de l’appétence personnelle vers la survie et la préservation. De fait, il est difficile de penser la passion autrement que comme une catégorie de pulsions parmi lesquelles on rencontrera des inclinations violentes (la peur, le dégoût) ou calmes (l’envie de routine, de statu quo, de confort).

On trouve une idée similaire chez Spinoza, qui différencie entre passions tristes (jalousie, colère, envie) et joyeuses. Les passions tristes relèvent d’une inadéquation entre moi et les autres corps (au sens large du terme), au contraire des passions joyeuses (parmi lesquelles figure aussi le savoir et donc la philosophie). Ces passions font partie des degrés de la connaissance, et les joyeuses me permettent d’augmenter ma puissance d’agir car elles procurent de la satisfaction. Toutefois, comme d’habitude en philosophie, c’est quelque chose de subi ; au demeurant, chez Spinoza on ne possède pas sa puissance d’agir (rappelons que Spinoza est fermement déterministe, à l’instar des Stoïciens. Par conséquent on n’est jamais maître à part entière). A titre d’illustration, dans sa Lettre à Schuller, il explique que la liberté n’est pas une puissance d’agir mais la connaissance des causes et des effets, ainsi Dieu est-il libre, bien que nécessaire et déterminé dans sa nature (il est la nature-même, à comprendre ici comme l’existence en soi, l’être en tant qu’être et premier moteur immobile qui fait que tout le reste existe), car il est et agit conformément à celle-ci sans chercher à la contredire. Au contraire, les choses créées, comme nous ou, dans cette lettre, une pierre qui roule, s’imaginent que leurs actes et être proviennent de leurs efforts directs. C’est là que réside l’illusion de l’acception commune de la liberté : que la pierre se dise « et si je roulais ? Oui au fond, c’est moi qui roule parce que je le veux », au lieu d’admettre qu’elle roule parce qu’elle a été conçue ainsi.

Kant et, à sa suite, Hegel, ne s’en occupent guère non plus.   
Kant est étranger aux sentiments quand il cherche le devoir pur de la loi morale et bien qu’il professe régulièrement un certain optimisme quant au cours de l’histoire (dans Idée d’une histoire universelle, il qualifie sa perspective selon laquelle l’histoire humaine tend vers le progrès comme une « perspective consolante »), il n’ira jamais jusqu’à décrire l’importance de l’enthousiasme et restera sur l’idée générale qu’il faut savoir poser des bornes et donner des directives claires à la conscience. De même quand il parle des émotions provoquées par l’expérience du sublime dans sa Critique de la Faculté de juger : s’il admet qu’on puisse être ému aux larmes par la beauté ou la majesté d’une œuvre, il le voit comme une expression des forces vitales, mais son rationalisme l’empêche de franchir le pas vers l’idée d’un écho avec quelque chose en nous.
Hegel, de son côté, pourrait se rapprocher de l’enthousiasme grec (admiration, contemplation du défilé des dieux), car sa vision de la métaphysique et de l’histoire, entièrement sous le prisme de son système dialectique, conduisent celui qui y souscrit à observer le monde comme un long algorithme logique entièrement qui se révèle au spectateur, qui ne peut qu’expliciter a posteriori ce qui se passe. C’est ainsi qu’il dira avoir vu dans Napoléon défilant triomphalement l’Esprit (le sens et l’énergie de l’histoire humaine) incarné. Néanmoins, au fond, les sentiments n’ont pas réellement leur place dans le grand ordre des choses que le système dialectique pose ; elles sont là mais ce n’est pas son problème.

Nietzsche et Schopenhauer, quant à eux, opèrent une rupture : ils pensent l’irrationnel et l’assument, peut-être sont-ils mêmes les seuls capables de nous aider en l’état des choses. Schopenhauer parce qu’il veut créer une métaphysique irrationnelle (la Volonté, cette énergie vitale totale et infinie qui manifeste chacun de nous sans parvenir à se reconnaître, ce qui provoque la tristesse de l’existence). Nietzsche parce qu’il réfute les discours d’autorité (et qu’il est romantique à son corps défendant).

Pour développer le sujet pour Arthur Schopenhauer, dans Le monde comme volonté et comme représentation, un moment me semble particulièrement important. Non pas en fonction de la fameuse parabole des porcs-épics des Parerga et Paralipomena, où il compare l’humanité à des porcs-épics en hiver cherchant à se tenir chaud mais se faisant ainsi du mal avec leurs aiguilles, bien qu’elle constitue déjà, par son fondement sur la souffrance commune, un fonds philosophique qui donne une réelle valeur aux sentiments, mais plutôt d’une part selon l’idée directrice de son essai Le Fondement de la morale, ainsi que la partie consacrée aux beaux-arts en général et à la musique en particulier dans Le Monde comme volonté et comme représentation. En effet, dans le premier, Schopenhauer propose que la nature de l’homme et le fondement de la morale résident dans une racine profondément affective en nous ; la compassion, ce moment où l’on se reconnaît entièrement dans l’autre, où la Volonté se reconnaît. C’est ceci qui nous permet l’éthique et cette idée est à rapprocher de la pitié chez Rousseau, notre répugnance à voir souffrir notre prochain (et qui nous poussera à entrer en contrat social), comme il la présente dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Dans le cas de la musique (Le Monde comme volonté, chapitre XXXIX), Schopenhauer affirme que, par l’intermédiaire des sons, la musique, détachée de toute matérialité car elle n’a en fait pas besoin d’un unique instrument dédié mais peut passer de l’un à l’autre, est capable de parler le langage de la Volonté elle-même et ce langage, ce sont les sentiments. Ainsi la musique provoque en nous des sensations qui ne relèvent pas du simple plaisir esthétique, mais plus généralement la musique est capable de faire naître en nous des émotions, elle peut nous faire pleurer de plaisir comme de tristesse, nous faire frissonner, alimenter notre colère et ainsi de suite.

Dans le cas de Nietzsche, il est plus difficile de trouver une citation ou une position exacte, tant il aime les aphorismes et semble parfois se contredire d’un paragraphe à l’autre d’une même œuvre. Citons néanmoins quelques références.

Premièrement, dans Naissance de la Tragédie, §7, il fait remarquer que l’art joue un rôle de sauveur, de baume qui transmue notre dégoût de l’horrible et de l’absurde de l’existence en beauté qui rend la vie possible, ceci via le sublime de la tragédie, où l’art dompte et assujettit l’horreur, et par le truchement du comique, qui nous délivre de l’absurde.
Ensuite, dans Ecce Homo, chapitre « Pourquoi je suis si malin », §4, Nietzsche nous parle de Shakespeare et de son admiration pour celui-ci, le considérant comme un homme profond et philosophe. Il en veut pour exemple Hamlet, dont Nietzsche conclut que ce n’est pas le doute qui le rend fou, mais la certitude. Il ajoute qu’il faut avoir un abîme en soi pour le comprendre, alors que nous avons tous peur de la vérité. C’est une idée récurrente chez Nietzsche : nous somme d’abord des êtres de peur et d’absurde, l’art nous permet de ne pas « mourir de la vérité » car il l’enveloppe des formes qui nous la rendent conceptualisable.

Si Schopenhauer nous donne une piste, Nietzsche nous donne plutôt une poignée d’indices, à travers son obsession esthétique et son idée que le théâtre et la poésie contiennent plus de vérité qu’un essai froid et rébarbatif. Dans les deux cas la raison ne saurait avoir la prééminence sur la vérité nue des sensations que nous éprouvons, en vérité nous les filtrons au travers de la raison pour essayer d’avoir une emprise sur elles.

Deleuze reprendra l’idée de Spinoza en parlant d’affects tristes dans ses Dialogues avec Claire Parnet en 1977, faisant remarquer que les pouvoirs dirigeants ont grand intérêt à nous abreuver d’affects tristes, comme les mauvaises nouvelles, les guerres, les crises, afin de nous maintenir dans l’angoisse car la peur court-circuite notre jugement et facilite notre assentiment. On pourrait rapprocher ces remarques de celles qu’Orwell émet dans La ferme des animaux et 1984, où le pouvoir fait régner la peur dans chacun des membres du corps social pour mieux lui faire accepter la propagande.

À part peut-être Michel Henry qui discute de l’érotisme charnel dans Incarnation, la philosophie s’est globalement refusée à parler des passions autrement que comme affects qui perturbent la raison. Ce refus, combiné à un vocabulaire général tourné vers la raison prééminente, constitue donc l’hypostase du problème soulevé : que la philosophie, dans sa grande majorité, ne comprend rien à la passion ni aux passions et qu’elle n’est pas adaptée, en l’état actuel, à en parler, sauf à verser dans une forme d’ésotérisme ou de développement personnel, de fait sortant de la philosophie et allant vers des mysticismes.


En effet, la passion moderne est pensée à partir du romantisme, de l’exaltation du jeune Werther, de l’amour dévorant de Julien Sorel pour Mme de Raynal, des illusions d’Emma Bovary. La passion moderne, dont le cinéma nous a longtemps abreuvés, est l’exaltation d’une inclination puissante, prégnante et irrationnelle, qui est sensée nous transcender et nous donner des ailes. A celle-ci s’ajoutent nos passe-temps favoris et nos collections, dès que l’on se sent absorbé par quelque chose on le dit passionnant. La littérature a aussi inventé le terme de crime passionnel, qui n’a aucune réalité juridique, pour donner souvent un vernis à de sordides histoires de jalousie.

Et pourtant, même ceci tombe, là où il y a encore moins de dix ans même la publicité parlait de passions, elle en a fini. Il reste bien des magazines tels « Passion Rando », mais globalement le terme n’est plus à la page.

Peut-être parce qu’il faut y voir l’évolution de notre société de consommation. Après des années de frénésie de jouissance, l’air du temps est à la mesure, à la frugalité morale. Même les sites de rencontres aujourd’hui semblent dire « Prenez ce que vous trouvez le temps que ça dure, ce n’est pas si mal, mais surtout prenez ce qui correspond à vos critères ». Quand tout est un marché égocentré, il n’y a pas de passion, seulement une adéquation calculée.

Songeons également à un système scolaire et anthropologique dans lequel tout se vaut et qui produit des élèves consommateurs de contenu pédagogique puis producteurs de contenu scriptural en échange d’une note, un monde dans lequel les affects ne sont que des pulsions égoïstes de plaisir, ce qui est quasiment toute l’essence du consommateur, qui n’existe qu’à l’instant T de la transaction et disparaît aussi vite qu’il a fini de payer. Un monde en un sens nihiliste, qui ne croit en rien, ne croit même pas à ça et en est fier, pour paraphraser Péguy dans L’Argent.

En parlant de consommateur, on est en droit de s’interroger sur cette tendance relevée en 2022 : les jeunes veulent un ami-amant et ne croient plus au mariage. Peu importe au fond, en ce qui nous concerne, que le mariage soit une institution normative de reproduction sociale, c’est son aspect « engagement à long terme » qui retient notre attention. Ceci constitue aujourd’hui un rejet en faveur d’un confort d’abord personnel. Si ce rejet n’est pas dénué de raison, après tout, dans de si nombreux cas, pourquoi les mariages ont-ils duré dans l’histoire si ce n’était l’impossibilité de divorcer ou parce qu’il ne s’agissait que de l’union de deux familles en vue de rapprocher les pouvoirs et fortunes ? Toutefois, il faut remarquer qu’il n’y a plus d’envie de passion amoureuse, mais d’une vie ensemble confortable, comme si l’amour était un calcul de confort et non un embrasement des appétences vers une seule et même personne. Songeons encore aux sites de rencontres pour personnes âgées, la manière dont toutes cela devient une marchandise sur catalogue (on objectera que, des entremetteurs de jadis aux agences matrimoniales, c’était déjà le cas, et c’est vrai, mais désormais nous nous réifions nous-mêmes, ce qui marque le franchissement d’une étape). Même les publicités de sex-toys dans le métro semblent juste proposer quelque chose pour se faire plaisir à soi même si on l’offre en couple. Il n’est donc pas contraire à la raison d’imaginer que la passion elle-même est peut-être une fiction, et pourtant, nous l’éprouvons, quelque chose est à repenser ici à l’aune de notre époque désenchantée.

Il est donc possible que ce ne soit pas seulement la philosophie qui ait besoin de reconstruire le champ de la passion, mais bien aussi la sociologie elle-même, à l’aune d’un monde dépassionné, mais envahi de passions tragiques (l’activisme rageur pour n’importe quelle cause, l’incapacité à discuter).

Les psychologues savent explorer l’irrationnel, les sociologues voient ses effets sur les groupes, la philosophie ne devrait pas avoir honte d’emprunter ouvertement à ses filles pour s’aventurer dans un nouveau domaine, sinon elle risque de tourner en rond à faire des explications mécanistes dans ses zones de confort.

Nicolas Stroz – Juin 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3Copyright Institut Français de Psychanalyse

Les passions essentielles

Charlotte Lemaire – Juin 2023

Johannes Vermeer, L’art de la peinture, 1666-1669, ©Kunsthistorisches Museum, Vienne

Sommaire

Introduction

I Devenir sujet
1. Individuation et subjectivation
2. Réinvestissement du Moi

II La sublimation
1. Définitions et histoire du concept chez Freud
2. Travaux de S. de Mijolla-Mellor
3. Sublimation et idéalisation

III Les passions essentielles
1. Passions essentielles et état passionnel
2. Choix des termes
3. Fonctions des passions essentielles (ou sublimatoires)

Conclusions

« Elle se dit que la guérison passait forcément par la curiosité […] »
David Foenkinos[1]

Introduction

Tant à travers la clinique qu’au quotidien, s’est récemment imposé à nous le constat d’un fréquent manque de passion(s) – au sens d’enthousiasme, d’inclination, de désir – lequel semble régulièrement accompagné d’un état dépressif plus ou moins marqué, qui n’est pas sans évoquer une forme d’effondrement. Les passions désignées étant, nous le verrons, intrinsèquement liées aux notions de subjectivation et d’individuation, ce constat s’est avéré questionnant, certes, mais finalement peu surprenant, compte tenu du « vide identitaire, où se sont engouffrées toutes les identités singulières[2] », actuellement proéminent, et incessamment alimenté par notre société.

Aborder la problématique du sans-passion nécessite de définir le type de passions désigné ici en étudiant les mécanismes qui y sont à l’œuvre, mais aussi d’en souligner la fonction essentielle pour le Moi – et surtout pour le je. Parallèlement, nous verrons que ce manque de passion(s) n’est pas sans lien avec l’actuelle prédominance des passions illusoires, d’ordre psychopathologique.

I Devenir sujet

1. Individuation et subjectivation

L’accession à l’individuation, telle que nous l’entendons ici, témoigne d’un travail d’autoreconnaissance, de réflexivité, reposant sur une sécurité interne suffisante qui préside la capacité d’être seul en présence de l’autre[3].
« Individuation » se définit par la « distinction d’un individu des autres de la même espèce ou du groupe, de la société dont il fait partie[4] », définition qui souligne, d’emblée, un processus de différenciation préalable. 
Afin d’en saisir plus précisément les enjeux, nous proposons d’articuler la notion d’individuation à celle d’identité, telle que décrite par Alain Ferrant[5] notamment. Celui-ci l’associe à « la constance d’une organisation psychique qui reste semblable à elle-même et se reconnaît à travers la flèche du temps ». Mais ce qui fonde le point commun – et crucial – de ces deux concepts, c’est qu’ « il y a un soi-même parce qu’il y a les ”autres” qui se distinguent de chaque sujet ». En d’autres termes, l’on peut raisonnablement avancer que le sentiment de constance de soi repose sur la différence, et donc, sur l’altérité. Le processus d’individuation, autant que le déploiement du sentiment d’identité, reposeraient donc sur les sentiments simultanés d’être et ne pas être.

La subjectivation, éminemment liée à l’individuation, désigne les opérations indispensables au devenir sujet. Parmi les auteurs qui se sont attachés à définir cette notion, nous proposons de nous référer à Steven Wainrib[6], pour qui la subjectivation est un « processus, en partie inconscient, par lequel un individu se reconnaît dans sa manière de donner sens au réel, au moyen de son activité de symbolisation » – opération dont l’émergence se situe dans l’enfance, lors de la phase de latence qui succède à l’Œdipe, et qui se répètera et jalonnera la vie du sujet. Processus permettant l’émergence d’un « fonctionnement psychique […] devenu subjectif », la subjectivation est donc indissociable d’un travail de différenciation préalable, et donc, de la prise en compte de l’altérité.

2. Réinvestissement du Moi

Lorsque s’impose la nécessité d’un réinvestissement du moi, pour un sujet, c’est que, par définition, son investissement se porte en grande partie vers l’extérieur, et ce, au détriment du narcissisme. Bien souvent, dans cette configuration, la différenciation Moi/objet n’est pas tout à fait intégrée, et la position dépressive non-élaborée. Celle-ci, caractérisée par l’angoisse de perte, doit se voir dépassée pour permettre l’élaboration du processus de séparation, étape fondamentale du chemin vers l’individuation.
Nous nous intéressons ici au sujet d’âge adulte, qui peine à se sentir sujet, précisément parce que l’accès à l’individuation se trouve entravé. La clinique du militantisme passionnel[7], cas extrême de l’esquive du devenir sujet, offre une illustration plus précise de la configuration désignée. « Ces patients, en proie à d’importantes angoisses de perte et d’abandon, se voient continuellement contraints de ”se chercher” », écrivions-nous. La difficulté à se sentir sujet peut en effet avoir pour conséquence, entre autres, de pousser le sujet à investir massivement et exclusivement un pôle spécifique, tel que l’activité de militance par exemple, cultivant par-là déni de la réalité et illusion de toute-puissance. L’individu s’enfonce alors dans le sentier du leurre, s’éloignant par conséquent de celui de la subjectivation, et donc de sa quête initiale : se trouver. De fait, le flou identitaire ne cesse de se creuser, et l’investissement employé dans cette activité ne génère aucun apport pour le Moi, si ce n’est celui du confort que confère la certitude de n’avoir pas à se remettre en question.

Le processus de réinvestissement du Moi est à envisager une fois la position dépressive élaborée, et donc, l’expérience de séparation éprouvée. C’est en ceci que réside toute l’importance du plein déploiement de la dépressivité. Le réinvestissement du Moi qui doit s’ensuivre consiste à détourner l’investissement dirigé vers l’objet, afin de la retourner vers le Moi, et par-là, à consolider le narcissisme, à relancer les mécanismes de mentalisation, et par conséquent, à réamorcer le processus d’individuation qui se trouvait, jusqu’alors, à l’arrêt.
Cela ne pouvant se faire sans un certain nombre d’opérations subjectivantes qui tendent à renforcer le narcissisme, c’est ici qu’intervient, selon nous, le rôle fondamental des passions essentielles et donc du mécanisme sur lequel elles reposent : la sublimation.

II La sublimation

1. Définitions et histoire du concept chez S. Freud

Dans le vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis[8], la sublimation est désignée par un « processus postulé par Freud pour rendre compte d’activités humaines apparemment sans rapport avec la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle ». Cette dernière « est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés ». Cette notion met donc en jeu deux éléments fondamentaux de l’existence de l’individu : la vie pulsionnelle et la vie sociale. 

La sublimation, notion redéfinie par Sigmund Freud tout au long de son œuvre, fut dans un premier temps décrite par lui comme le processus psychique qui transforme le but sexuel originaire d’une pulsion en un autre but. Il écrit, en 1908, que « la pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de force extraordinairement grandes et ceci par suite de cette particularité, spécialement marquée chez elle, de pouvoir déplacer son but sans perdre, pour l’essentiel, de son intensité. On nomme cette capacité d’échanger le but sexuel originaire contre un autre but, qui n’est plus sexuel mais qui lui est psychiquement apparenté, capacité de sublimation.[9]»
Dévoilant ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse[10], il associera la sublimation non plus seulement à une transformation du but de la pulsion, mais aussi à un changement d’objet de celle-ci : « c’est une certaine espèce de modification du but et de changement de l’objet, dans laquelle notre échelle de valeurs sociales entre en ligne de compte, que nous distinguons sous le nom de “sublimation” ».
C’est en effet dans la seconde partie de son œuvre, lorsqu’il introduit le dualisme Éros/Thanatos, que S. Freud apporte de nouvelles précisions à la notion de sublimation. D’une part, celle-ci ne serait pas sans lien avec la frustration et le renoncement (perte de l’objet). D’autre part, ce processus se produirait par le biais du Moi, lequel « transforme d’abord la libido d’objet sexuelle en libido narcissique.[11]»

2. Travaux de S. de Mijolla-Mellor

Ce sont aux hypothèses de Sophie de Mijolla-Mellor[12]  que nous nous référerons ici pour rendre compte de la fonction selon nous centrale de la sublimation dans la constitution et la consolidation du Moi. Définissant cette notion par un « mouvement de rétablissement […] du Moi dans le Moi », la psychanalyste attribue au processus sublimatoire un rôle aussi fondamental, dans la vie psychique, que celui du refoulement.
Distinguant sublimation et mécanisme de défense, la sublimation constituerait une autre « voie qui n’est ni celle de la réalisation pulsionnelle, ni celle de la défense ». Tenant compte de l’interdit mais pouvant se permettre de l’ignorer du fait de la qualité de la dérivation qu’elle opère, la sublimation constituerait un quatrième destin des pulsions sexuelles.

3. Sublimation et idéalisation

S. de Mijolla-Mellor souligne le caractère fondamental du processus sublimatoire, mais nous met toutefois en garde quant aux dangers qu’il comporte. En effet, les objets vers lesquels est dirigée la sublimation étant investis de libido narcissique, le risque encouru est celui d’un enfermement à l’intérieur du Moi, ce qui évoque entre autres la question de l’idéalisation. Sublimation et idéalisation s’intriquent souvent, en ceci que toutes deux entretiennent un lien avec les idéaux (Idéal du Moi, Moi Idéal), mais elles diffèrent cependant en un point fondamental, lequel constitue le cœur de notre propos.
C’est en introduisant le narcissisme[13] que Freud distingue ces deux notions. L’idéalisation est désignée comme un phénomène partiel, en ceci qu’elle opère une modification non pas sur l’objet de la pulsion, mais sur l’investissement de l’objet – ce dernier se voyant alors surestimé par le sujet. La sublimation, à l’inverse, consisterait en un processus opérant sur la totalité de l’objet de la pulsion.
Dans l’idéalisation, l’objet est donc dénié dans sa réalité pour être rendu conforme au désir. S. de Mijolla-Mellor écrit à ce propos que « l’idéaliste s’illusionne sur la nature de ses pulsions » en ce sens que « l’idéalisation fige la mouvance et le devenir au niveau de l’apparence » – en témoigne la clinique du militantisme passionnel.

Dans la sublimation, l’objet est investi de libido narcissique, et se définit à partir des objets d’identification à l’intérieur du Moi. La sublimation serait donc permise par un travail de deuil objectal réussi, suite auquel, se sachant différent de l’objet perdu mais possédant « toutes les qualités propres à le rendre aimable », le Moi se propose au Surmoi comme objet de substitution de celui-ci. En d’autres termes, le Moi a renoncé à l’illusion d’« être » l’objet, mais se propose désormais d’« être comme ». La différence fondamentale entre ces deux processus tient donc au fait que dans la sublimation « le Moi s’enrichit, alors que dans l’idéalisation il se vide de sa libido au profit de l’objet, et la perte n’est plus autant à craindre puisque l’objet est devenu interne ». La sublimation témoignerait donc du dépassement de l’expérience de perte, laquelle est esquivée dans l’idéalisation. En d’autres termes, dans la sublimation, le Moi a renoncé à l’illusion – d’être l’objet – là où, dans l’idéalisation, le Moi s’accroche, et s’entretient dans celle-ci.

Préférentiellement abordée par S. de Mijolla-Mellor en tant qu’abstinence de l’âme, la sublimation renvoie aux « ”projets” qui jalonnent et animent la vie d’un sujet ». Le sens premier du mot « animer » désignant « douer de vie ou de mouvement », il a, selon nous, toute sa place dans la définition de la sublimation, et renforce notre pressentiment d’une essentielle réalisation de ce processus dans la vie du sujet … pour se sentir sujet. D’autre part, le terme « jalonner » tient une importance fondamentale dans la compréhension de cette notion, sa définition induisant le thème des limites, mais aussi du chemin. Entendons par-là que les « projets » désignés doivent donc ponctuer toute la durée de l’existence du sujet.
« L’activité sublimée, en se donnant comme propriété du Moi, renforce son investissement et le sentiment de sa valeur » nous explique S. de Mijolla-Mellor. Aussi, rappelons que l’étymologie du mot « sublimation » désigne principalement un mouvement d’élévation – ce qui, entendu à travers le prisme de la psychanalyse, fait sensiblement écho à la pulsion de vie.

III Les passions essentielles

Selon nous, une passion exclusive et totale, telle que celle à l’œuvre dans le militantisme passionnel notamment, diffère en tous points d’une passion sublimatoire, si l’on peut le dire ainsi, essentielle pour le Moi. La passion exclusive et totale repose sur le leurre, l’éphémère, l’illusion, et le superficiel, laquelle organise une configuration où se chevauchent, comme nous le disions, une faible estime de soi, une difficulté à faire valoir sa subjectivité, des craintes d’envahissement et d’intrusion particulièrement marquées, une difficulté à se tenir et à tenir l’autre à la bonne distance, une recherche incessante d’identifications poussant au mimétisme (voire au faux-self), un profond sentiment de solitude[14]. Alors, ce sentiment de solitude, qui revêt un caractère davantage angoissant qu’unifiant, tient-il à l’absence de l’autre, ou bien aussi à l’absence de soi-même ?

1. Passions essentielles et état passionnel

L’emploi du terme « passion » pour désigner des activités personnelles intellectuelles, artistiques, sportives, etc… nous vient directement de la clinique, lorsque le patient se voit questionné à ce sujet, et qu’il répond : « Non, je n’ai pas spécialement de passion. »
Notre décision de le reporter ici fut motivée, entre autres, par le caractère peu anodin de ce terme. En effet, à côté de la couleur quelque peu dépressive de cette réponse, qualifier de « passion » ce qui constitue un centre d’intérêt et/ou une activité personnelle, peut donner l’impression d’une surestimation du sujet pour celui et/ou celle-ci, la renvoyant au rang d’une utopie, d’un objet inaccessible, marquant par-là la distance qui sépare le patient de l’activité sublimatoire, ou encore, comme l’entend V. Caplier, d’un souci de résultat particulièrement saillant.
Toutefois, parler ici de passions pour désigner ce que nous préférons nommer sublimations n’est pas incohérent, en ceci que certains processus à l’œuvre dans le premier sont similaires à ceux observables dans le second. C’est notamment sur le plan de l’investissement que se rejoignent ces deux notions : l’investissement psychique propre aux activités sublimatoires partage en effet avec celui passionnel la particularité d’être davantage narcissique qu’œdipien. Dans l’un comme dans l’autre, l’objet est investi dans l’optique de servir le narcissisme du sujet. La nuance tient au fait que dans la sublimation – lorsqu’elle est exercée modérément et non pas excessivement et exclusivement – la consolidation du narcissisme s’effectue, sans pour autant couper le sujet de la réalité externe et des lois qui la régissent. Là où, dans l’état passionnel, le Moi s’illusionne dans une défiguration de la réalité, ce qui, bien entendu, dessert le narcissisme.
En effet, passions essentielles et état passionnel diffèrent, ne serait-ce que, parce que dans le second, il est question d’un « état ». D’autre part, parce que les passions essentielles sont régies par la sublimation, et que l’objet n’est pas investi en tant que béquille narcissique, mais bien plutôt comme négociateur vis-à-vis du Surmoi, permettant par-là un compromis avec le Moi. A contrario, dans l’état passionnel, c’est l’idéalisation qui œuvre dans l’élan d’un rigoureux déni de la réalité, et « nul démenti ne semble alors pouvoir être infligé au passionné, nul échec ne paraît susceptible de l’abattre, dans la mesure même où sa volonté obstinée passe outre à toute infirmation immédiate de l’événement[15] », comme nous l’explique Baldine Saint Girons.

2. Choix des termes

Le terme « passion » dans l’expression « passion essentielle » est donc à entendre au sens d’un investissement qui, certes, est narcissique, mais où l’altérité n’est pas niée, et où ne figurent ni le surinvestissement du sujet à l’égard de l’objet de sa passion, ni l’idéalisation de celui-ci.
Le choix du qualificatif « essentiel », lui, se justifie par le fait qu’une activité résultant du processus sublimatoire sert ce qui fonde l’essence-même du sujet, à savoir, le je – à condition, bien sûr, que le Moi soit simultanément en mesure d’aller aimer ailleurs. La sublimation risque cependant de desservir le Moi dans le cas où celui-ci s’illusionne d’être à même de s’auto-satisfaire exclusivement – ce qui marque la limite du concept de sublimation, lequel, dans cette situation, glisse vers l’idéalisation et l’enfermement du Moi dans le Moi[16].

3. Fonctions des passions essentielles (ou sublimatoires)

Pour Francesco Conrotto, « les processus sublimatoires participent à la genèse du Moi.[17]» Dans cette perspective, et à partir de ce que nous avons tenté de démontrer, la fonction de la sublimation doit être appréciée comme véritable organisateur psychique, dans la mesure où elle offre, entre autres, la possibilité d’expérimenter une voie de réalisation, de transformation (d’affects, de ressentis), faisant émerger un sentiment d’évolution, de progression et d’accomplissement. Il serait dommageable, selon nous, de négliger sa place dans la constitution du Moi, comme dans la constance de celui-ci.
Nous proposons donc d’appréhender les opérations sublimatoires – qui servent de manière positive le narcissisme en ce qu’elles supposent une poussée en avant, une élévation, et une ouverture au monde externe qui ne menace pas le Moi – comme étant au cœur de ce que nous nommons les passions essentielles, lesquelles s’érigent en processus indispensable à l’éclosion et à la constance du je. De fait, le constat d’un manque de passion, point de départ de notre réflexion, apparaît comme le corolaire du flou identitaire qui marque notre époque, et met en évidence une véritable difficulté de subjectivation-individuation.

Aujourd’hui, notre société, gangrénée par les réseaux sociaux – se référer aux travaux de O. Fourquet à ce sujet[18] –, a cependant tendance à privilégier la fascination et l’apparence, la facilité et l’immédiateté, le lissage des singularités et l’éviction de la réflexion. Il ne fait alors aucun doute qu’encouragé dans cette voie du leurre, l’individu qui n’est attaché ni au sentiment d’accomplissement, ni au goût de l’effort, ni au courage de l’introspection, se verra privilégier des passions immédiates et illusoires aux passions essentielles, s’orientant à contresens du devenir sujet

Nous lisons ou entendons ailleurs qu’il n’est ni dramatique ni essentiel de n’avoir pas de passion. Si « passion » est employée pour désigner une « vive inclination vers un objet auquel on s’attache de toutes ses forces[19] », alors effectivement, nous ne l’encourageons pas. Nous n’encourageons d’ailleurs rien qui puisse mobiliser le « tout » – tendance, nous l’aurons compris, inhérente à l’état passionnel. Si, en revanche, « passion » est employée pour désigner la sensibilité et l’enthousiasme du sujet pour l’objet-activité qui vient consolider son narcissisme et donc sa subjectivité, alors oui, cette « passion » nous paraît essentielle.
Du piano à la menuiserie, du tennis au tricot, de l’écriture au dessin, du yoga à la poterie, de la lecture au jardinage … quel que soit l’objet de cette passion, et peu importe qu’il se voie souvent renouvelé, c’est-à-dire abandonné pour un autre, pourvu qu’il en existe dans la vie du sujet. 

Conclusions

« Penser, c’est apprendre à ne pas se soumettre aux idéologies, parce que les opinions collectives, même si elles permettent de se sentir plus fort en adoptant des idées partagées par le groupe d’appartenance, amputent l’individu de sa part créative et de sa liberté. » Yves Lefebre[20]

À l’heure où « seules les vérités subjectives existent dans cette dictature du ressenti[21] », le manque de passion(s) – au sens d’inclination, d’enthousiasme, de désir, de passions essentielles – ne fait pas mystère. L’on assiste, en conséquence, au surinvestissement de certains individus dans leur militantisme passionnel, ou bien souvent aussi, à des individus investis dans « rien de spécial », pour reprendre leurs termes. Dans ce cas précis, mais ce point ne sera pas traité ici, peut-être ce manque de passion(s), de positionnement, traduit-il une forme de crainte paralysante devant les injonctions d’un monde où il faut constamment choisir son camp, et sacrifier sa singularité sur l’autel de la bien-pensance, sous peine d’être condamné et rejeté.

Les passions essentielles mettent en jeu l’investissement du sujet pour des activités et centres d’intérêts – investissement qui, bien que narcissique, n’induit ni le déni de la réalité, ni celui de l’altérité. Ces activités, sublimatoires, jalonneront la vie du sujet, renforçant la nécessaire subjectivation-individuation indispensable au devenir sujet, permettant donc d’éviter l’état limite du sans-passion. Il n’est, à l’évidence, pas question de miser toute la cure d’un patient concerné sur cette notion, mais considérer le rôle des passions essentielles dans l’accession à l’individuation et la constance du je peut, selon nous, en constituer un apport notable.
En lieu et place de ces passions essentielles, ce sont aujourd’hui des passions illusoires qui se voient massivement privilégiées, à l’instar de l’hyperconsommation, laquelle, donc, se retrouve aussi sur le plan de l’investissement psychique. Le prix à payer, cependant, réside dans l’illusion elle-même qu’organise ce type de passion(s) ; hyper-consommer et/ou hyper-investir une illusion ne permettront certainement pas la résorption du flou identitaire qui, au contraire, ne cessera d’entamer le Moi, rendant impossible l’éclosion du je.

Charlotte Lemaire – Juin 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] David Foenkinos, Deux sœurs, Gallimard, coll. « Folio », 2019, p. 128.

[2] Guy Decroix, « Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II », Institut français de psychanalyse, avril 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/wokisme-et-cancel-culture-une-deraison-mortifere-ii/

[3] Donald Woods Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, 1958.

[4] https://www.cnrtl.fr/definition/individuation

[5] Alain Ferrant, Manuel de psychologie et de psychopathologie générale, Elsevier Masson, 2014.

[6] Dominique Bourdin, « La subjectivation », Société Psychanalytique de Paris, 2006, https://www.spp.asso.fr/publication_cdl/la-subjectivation/#:~:text=La%20subjectivation%20est%20ce%20processus,de%20son%20activité%20de%20symbolisation

[7] Charlotte Lemaire, « Le militantisme passionnel », Institut Français de Psychanalyse, février 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/le-militantisme-passionnel/

[8] Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, coll. « dictionnaires Quadriges », 2007.

[9] Sigmund Freud, La vie sexuelle, 1997.

[10] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933.

[11] Sigmund Freud, Le Moi et le Ça, 1923.

[12] Sophie de Mijolla-Mellor, Que sais-je ? La sublimation, PUF, 2005.

[13] Sigmund Freud, La vie sexuelle, 1914.

[14] Charlotte Lemaire, op. cit., page 2.

[15] Baldine Saint Girons, « Le délire passionnel : du processus de défense à la sublimation. Conversion et régulation de la passion », Universalis, année inconnue, https://www.universalis.fr/encyclopedie/passion/4-le-delire-passionnel-du-processus-de-defense-a-la-sublimation/

[16] Sophie de Mijolla-Mellor, op. cit., page 3.

[17] Francesco Conrotto, « La sublimation : un fonctionnement psychique de base ? », Revue française de psychanalyse, vol. 69, PUF, 2005/5, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2005-5-page-1531.htm

[18] Olivier Fourquet, « Passions, émoi et moi », Institut Français de Psychanalyse, mai 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/passions-emoi-et-moi/

[19] Dictionnaire Le Robert : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/passion#:~:text=Vive%20inclination%20vers%20un%20objet,attache%20de%20toutes%20ses%20forces.

[20] Yves Lefebre, Le sexe, le genre et l’esprit. Études psychanalytiques et au-delà, Paris, Enrick B. Éditions, 2021.

[21] Guy Decroix, op. cit., page 1.

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse