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Les passions essentielles

Charlotte Lemaire – Juin 2023

Johannes Vermeer, L’art de la peinture, 1666-1669, ©Kunsthistorisches Museum, Vienne

Sommaire

Introduction

I Devenir sujet
1. Individuation et subjectivation
2. Réinvestissement du Moi

II La sublimation
1. Définitions et histoire du concept chez Freud
2. Travaux de S. de Mijolla-Mellor
3. Sublimation et idéalisation

III Les passions essentielles
1. Passions essentielles et état passionnel
2. Choix des termes
3. Fonctions des passions essentielles (ou sublimatoires)

Conclusions

« Elle se dit que la guérison passait forcément par la curiosité […] »
David Foenkinos[1]

Introduction

Tant à travers la clinique qu’au quotidien, s’est récemment imposé à nous le constat d’un fréquent manque de passion(s) – au sens d’enthousiasme, d’inclination, de désir – lequel semble régulièrement accompagné d’un état dépressif plus ou moins marqué, qui n’est pas sans évoquer une forme d’effondrement. Les passions désignées étant, nous le verrons, intrinsèquement liées aux notions de subjectivation et d’individuation, ce constat s’est avéré questionnant, certes, mais finalement peu surprenant, compte tenu du « vide identitaire, où se sont engouffrées toutes les identités singulières[2] », actuellement proéminent, et incessamment alimenté par notre société.

Aborder la problématique du sans-passion nécessite de définir le type de passions désigné ici en étudiant les mécanismes qui y sont à l’œuvre, mais aussi d’en souligner la fonction essentielle pour le Moi – et surtout pour le je. Parallèlement, nous verrons que ce manque de passion(s) n’est pas sans lien avec l’actuelle prédominance des passions illusoires, d’ordre psychopathologique.

I Devenir sujet

1. Individuation et subjectivation

L’accession à l’individuation, telle que nous l’entendons ici, témoigne d’un travail d’autoreconnaissance, de réflexivité, reposant sur une sécurité interne suffisante qui préside la capacité d’être seul en présence de l’autre[3].
« Individuation » se définit par la « distinction d’un individu des autres de la même espèce ou du groupe, de la société dont il fait partie[4] », définition qui souligne, d’emblée, un processus de différenciation préalable. 
Afin d’en saisir plus précisément les enjeux, nous proposons d’articuler la notion d’individuation à celle d’identité, telle que décrite par Alain Ferrant[5] notamment. Celui-ci l’associe à « la constance d’une organisation psychique qui reste semblable à elle-même et se reconnaît à travers la flèche du temps ». Mais ce qui fonde le point commun – et crucial – de ces deux concepts, c’est qu’ « il y a un soi-même parce qu’il y a les ”autres” qui se distinguent de chaque sujet ». En d’autres termes, l’on peut raisonnablement avancer que le sentiment de constance de soi repose sur la différence, et donc, sur l’altérité. Le processus d’individuation, autant que le déploiement du sentiment d’identité, reposeraient donc sur les sentiments simultanés d’être et ne pas être.

La subjectivation, éminemment liée à l’individuation, désigne les opérations indispensables au devenir sujet. Parmi les auteurs qui se sont attachés à définir cette notion, nous proposons de nous référer à Steven Wainrib[6], pour qui la subjectivation est un « processus, en partie inconscient, par lequel un individu se reconnaît dans sa manière de donner sens au réel, au moyen de son activité de symbolisation » – opération dont l’émergence se situe dans l’enfance, lors de la phase de latence qui succède à l’Œdipe, et qui se répètera et jalonnera la vie du sujet. Processus permettant l’émergence d’un « fonctionnement psychique […] devenu subjectif », la subjectivation est donc indissociable d’un travail de différenciation préalable, et donc, de la prise en compte de l’altérité.

2. Réinvestissement du Moi

Lorsque s’impose la nécessité d’un réinvestissement du moi, pour un sujet, c’est que, par définition, son investissement se porte en grande partie vers l’extérieur, et ce, au détriment du narcissisme. Bien souvent, dans cette configuration, la différenciation Moi/objet n’est pas tout à fait intégrée, et la position dépressive non-élaborée. Celle-ci, caractérisée par l’angoisse de perte, doit se voir dépassée pour permettre l’élaboration du processus de séparation, étape fondamentale du chemin vers l’individuation.
Nous nous intéressons ici au sujet d’âge adulte, qui peine à se sentir sujet, précisément parce que l’accès à l’individuation se trouve entravé. La clinique du militantisme passionnel[7], cas extrême de l’esquive du devenir sujet, offre une illustration plus précise de la configuration désignée. « Ces patients, en proie à d’importantes angoisses de perte et d’abandon, se voient continuellement contraints de ”se chercher” », écrivions-nous. La difficulté à se sentir sujet peut en effet avoir pour conséquence, entre autres, de pousser le sujet à investir massivement et exclusivement un pôle spécifique, tel que l’activité de militance par exemple, cultivant par-là déni de la réalité et illusion de toute-puissance. L’individu s’enfonce alors dans le sentier du leurre, s’éloignant par conséquent de celui de la subjectivation, et donc de sa quête initiale : se trouver. De fait, le flou identitaire ne cesse de se creuser, et l’investissement employé dans cette activité ne génère aucun apport pour le Moi, si ce n’est celui du confort que confère la certitude de n’avoir pas à se remettre en question.

Le processus de réinvestissement du Moi est à envisager une fois la position dépressive élaborée, et donc, l’expérience de séparation éprouvée. C’est en ceci que réside toute l’importance du plein déploiement de la dépressivité. Le réinvestissement du Moi qui doit s’ensuivre consiste à détourner l’investissement dirigé vers l’objet, afin de la retourner vers le Moi, et par-là, à consolider le narcissisme, à relancer les mécanismes de mentalisation, et par conséquent, à réamorcer le processus d’individuation qui se trouvait, jusqu’alors, à l’arrêt.
Cela ne pouvant se faire sans un certain nombre d’opérations subjectivantes qui tendent à renforcer le narcissisme, c’est ici qu’intervient, selon nous, le rôle fondamental des passions essentielles et donc du mécanisme sur lequel elles reposent : la sublimation.

II La sublimation

1. Définitions et histoire du concept chez S. Freud

Dans le vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis[8], la sublimation est désignée par un « processus postulé par Freud pour rendre compte d’activités humaines apparemment sans rapport avec la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle ». Cette dernière « est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés ». Cette notion met donc en jeu deux éléments fondamentaux de l’existence de l’individu : la vie pulsionnelle et la vie sociale. 

La sublimation, notion redéfinie par Sigmund Freud tout au long de son œuvre, fut dans un premier temps décrite par lui comme le processus psychique qui transforme le but sexuel originaire d’une pulsion en un autre but. Il écrit, en 1908, que « la pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de force extraordinairement grandes et ceci par suite de cette particularité, spécialement marquée chez elle, de pouvoir déplacer son but sans perdre, pour l’essentiel, de son intensité. On nomme cette capacité d’échanger le but sexuel originaire contre un autre but, qui n’est plus sexuel mais qui lui est psychiquement apparenté, capacité de sublimation.[9]»
Dévoilant ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse[10], il associera la sublimation non plus seulement à une transformation du but de la pulsion, mais aussi à un changement d’objet de celle-ci : « c’est une certaine espèce de modification du but et de changement de l’objet, dans laquelle notre échelle de valeurs sociales entre en ligne de compte, que nous distinguons sous le nom de “sublimation” ».
C’est en effet dans la seconde partie de son œuvre, lorsqu’il introduit le dualisme Éros/Thanatos, que S. Freud apporte de nouvelles précisions à la notion de sublimation. D’une part, celle-ci ne serait pas sans lien avec la frustration et le renoncement (perte de l’objet). D’autre part, ce processus se produirait par le biais du Moi, lequel « transforme d’abord la libido d’objet sexuelle en libido narcissique.[11]»

2. Travaux de S. de Mijolla-Mellor

Ce sont aux hypothèses de Sophie de Mijolla-Mellor[12]  que nous nous référerons ici pour rendre compte de la fonction selon nous centrale de la sublimation dans la constitution et la consolidation du Moi. Définissant cette notion par un « mouvement de rétablissement […] du Moi dans le Moi », la psychanalyste attribue au processus sublimatoire un rôle aussi fondamental, dans la vie psychique, que celui du refoulement.
Distinguant sublimation et mécanisme de défense, la sublimation constituerait une autre « voie qui n’est ni celle de la réalisation pulsionnelle, ni celle de la défense ». Tenant compte de l’interdit mais pouvant se permettre de l’ignorer du fait de la qualité de la dérivation qu’elle opère, la sublimation constituerait un quatrième destin des pulsions sexuelles.

3. Sublimation et idéalisation

S. de Mijolla-Mellor souligne le caractère fondamental du processus sublimatoire, mais nous met toutefois en garde quant aux dangers qu’il comporte. En effet, les objets vers lesquels est dirigée la sublimation étant investis de libido narcissique, le risque encouru est celui d’un enfermement à l’intérieur du Moi, ce qui évoque entre autres la question de l’idéalisation. Sublimation et idéalisation s’intriquent souvent, en ceci que toutes deux entretiennent un lien avec les idéaux (Idéal du Moi, Moi Idéal), mais elles diffèrent cependant en un point fondamental, lequel constitue le cœur de notre propos.
C’est en introduisant le narcissisme[13] que Freud distingue ces deux notions. L’idéalisation est désignée comme un phénomène partiel, en ceci qu’elle opère une modification non pas sur l’objet de la pulsion, mais sur l’investissement de l’objet – ce dernier se voyant alors surestimé par le sujet. La sublimation, à l’inverse, consisterait en un processus opérant sur la totalité de l’objet de la pulsion.
Dans l’idéalisation, l’objet est donc dénié dans sa réalité pour être rendu conforme au désir. S. de Mijolla-Mellor écrit à ce propos que « l’idéaliste s’illusionne sur la nature de ses pulsions » en ce sens que « l’idéalisation fige la mouvance et le devenir au niveau de l’apparence » – en témoigne la clinique du militantisme passionnel.

Dans la sublimation, l’objet est investi de libido narcissique, et se définit à partir des objets d’identification à l’intérieur du Moi. La sublimation serait donc permise par un travail de deuil objectal réussi, suite auquel, se sachant différent de l’objet perdu mais possédant « toutes les qualités propres à le rendre aimable », le Moi se propose au Surmoi comme objet de substitution de celui-ci. En d’autres termes, le Moi a renoncé à l’illusion d’« être » l’objet, mais se propose désormais d’« être comme ». La différence fondamentale entre ces deux processus tient donc au fait que dans la sublimation « le Moi s’enrichit, alors que dans l’idéalisation il se vide de sa libido au profit de l’objet, et la perte n’est plus autant à craindre puisque l’objet est devenu interne ». La sublimation témoignerait donc du dépassement de l’expérience de perte, laquelle est esquivée dans l’idéalisation. En d’autres termes, dans la sublimation, le Moi a renoncé à l’illusion – d’être l’objet – là où, dans l’idéalisation, le Moi s’accroche, et s’entretient dans celle-ci.

Préférentiellement abordée par S. de Mijolla-Mellor en tant qu’abstinence de l’âme, la sublimation renvoie aux « ”projets” qui jalonnent et animent la vie d’un sujet ». Le sens premier du mot « animer » désignant « douer de vie ou de mouvement », il a, selon nous, toute sa place dans la définition de la sublimation, et renforce notre pressentiment d’une essentielle réalisation de ce processus dans la vie du sujet … pour se sentir sujet. D’autre part, le terme « jalonner » tient une importance fondamentale dans la compréhension de cette notion, sa définition induisant le thème des limites, mais aussi du chemin. Entendons par-là que les « projets » désignés doivent donc ponctuer toute la durée de l’existence du sujet.
« L’activité sublimée, en se donnant comme propriété du Moi, renforce son investissement et le sentiment de sa valeur » nous explique S. de Mijolla-Mellor. Aussi, rappelons que l’étymologie du mot « sublimation » désigne principalement un mouvement d’élévation – ce qui, entendu à travers le prisme de la psychanalyse, fait sensiblement écho à la pulsion de vie.

III Les passions essentielles

Selon nous, une passion exclusive et totale, telle que celle à l’œuvre dans le militantisme passionnel notamment, diffère en tous points d’une passion sublimatoire, si l’on peut le dire ainsi, essentielle pour le Moi. La passion exclusive et totale repose sur le leurre, l’éphémère, l’illusion, et le superficiel, laquelle organise une configuration où se chevauchent, comme nous le disions, une faible estime de soi, une difficulté à faire valoir sa subjectivité, des craintes d’envahissement et d’intrusion particulièrement marquées, une difficulté à se tenir et à tenir l’autre à la bonne distance, une recherche incessante d’identifications poussant au mimétisme (voire au faux-self), un profond sentiment de solitude[14]. Alors, ce sentiment de solitude, qui revêt un caractère davantage angoissant qu’unifiant, tient-il à l’absence de l’autre, ou bien aussi à l’absence de soi-même ?

1. Passions essentielles et état passionnel

L’emploi du terme « passion » pour désigner des activités personnelles intellectuelles, artistiques, sportives, etc… nous vient directement de la clinique, lorsque le patient se voit questionné à ce sujet, et qu’il répond : « Non, je n’ai pas spécialement de passion. »
Notre décision de le reporter ici fut motivée, entre autres, par le caractère peu anodin de ce terme. En effet, à côté de la couleur quelque peu dépressive de cette réponse, qualifier de « passion » ce qui constitue un centre d’intérêt et/ou une activité personnelle, peut donner l’impression d’une surestimation du sujet pour celui et/ou celle-ci, la renvoyant au rang d’une utopie, d’un objet inaccessible, marquant par-là la distance qui sépare le patient de l’activité sublimatoire, ou encore, comme l’entend V. Caplier, d’un souci de résultat particulièrement saillant.
Toutefois, parler ici de passions pour désigner ce que nous préférons nommer sublimations n’est pas incohérent, en ceci que certains processus à l’œuvre dans le premier sont similaires à ceux observables dans le second. C’est notamment sur le plan de l’investissement que se rejoignent ces deux notions : l’investissement psychique propre aux activités sublimatoires partage en effet avec celui passionnel la particularité d’être davantage narcissique qu’œdipien. Dans l’un comme dans l’autre, l’objet est investi dans l’optique de servir le narcissisme du sujet. La nuance tient au fait que dans la sublimation – lorsqu’elle est exercée modérément et non pas excessivement et exclusivement – la consolidation du narcissisme s’effectue, sans pour autant couper le sujet de la réalité externe et des lois qui la régissent. Là où, dans l’état passionnel, le Moi s’illusionne dans une défiguration de la réalité, ce qui, bien entendu, dessert le narcissisme.
En effet, passions essentielles et état passionnel diffèrent, ne serait-ce que, parce que dans le second, il est question d’un « état ». D’autre part, parce que les passions essentielles sont régies par la sublimation, et que l’objet n’est pas investi en tant que béquille narcissique, mais bien plutôt comme négociateur vis-à-vis du Surmoi, permettant par-là un compromis avec le Moi. A contrario, dans l’état passionnel, c’est l’idéalisation qui œuvre dans l’élan d’un rigoureux déni de la réalité, et « nul démenti ne semble alors pouvoir être infligé au passionné, nul échec ne paraît susceptible de l’abattre, dans la mesure même où sa volonté obstinée passe outre à toute infirmation immédiate de l’événement[15] », comme nous l’explique Baldine Saint Girons.

2. Choix des termes

Le terme « passion » dans l’expression « passion essentielle » est donc à entendre au sens d’un investissement qui, certes, est narcissique, mais où l’altérité n’est pas niée, et où ne figurent ni le surinvestissement du sujet à l’égard de l’objet de sa passion, ni l’idéalisation de celui-ci.
Le choix du qualificatif « essentiel », lui, se justifie par le fait qu’une activité résultant du processus sublimatoire sert ce qui fonde l’essence-même du sujet, à savoir, le je – à condition, bien sûr, que le Moi soit simultanément en mesure d’aller aimer ailleurs. La sublimation risque cependant de desservir le Moi dans le cas où celui-ci s’illusionne d’être à même de s’auto-satisfaire exclusivement – ce qui marque la limite du concept de sublimation, lequel, dans cette situation, glisse vers l’idéalisation et l’enfermement du Moi dans le Moi[16].

3. Fonctions des passions essentielles (ou sublimatoires)

Pour Francesco Conrotto, « les processus sublimatoires participent à la genèse du Moi.[17]» Dans cette perspective, et à partir de ce que nous avons tenté de démontrer, la fonction de la sublimation doit être appréciée comme véritable organisateur psychique, dans la mesure où elle offre, entre autres, la possibilité d’expérimenter une voie de réalisation, de transformation (d’affects, de ressentis), faisant émerger un sentiment d’évolution, de progression et d’accomplissement. Il serait dommageable, selon nous, de négliger sa place dans la constitution du Moi, comme dans la constance de celui-ci.
Nous proposons donc d’appréhender les opérations sublimatoires – qui servent de manière positive le narcissisme en ce qu’elles supposent une poussée en avant, une élévation, et une ouverture au monde externe qui ne menace pas le Moi – comme étant au cœur de ce que nous nommons les passions essentielles, lesquelles s’érigent en processus indispensable à l’éclosion et à la constance du je. De fait, le constat d’un manque de passion, point de départ de notre réflexion, apparaît comme le corolaire du flou identitaire qui marque notre époque, et met en évidence une véritable difficulté de subjectivation-individuation.

Aujourd’hui, notre société, gangrénée par les réseaux sociaux – se référer aux travaux de O. Fourquet à ce sujet[18] –, a cependant tendance à privilégier la fascination et l’apparence, la facilité et l’immédiateté, le lissage des singularités et l’éviction de la réflexion. Il ne fait alors aucun doute qu’encouragé dans cette voie du leurre, l’individu qui n’est attaché ni au sentiment d’accomplissement, ni au goût de l’effort, ni au courage de l’introspection, se verra privilégier des passions immédiates et illusoires aux passions essentielles, s’orientant à contresens du devenir sujet

Nous lisons ou entendons ailleurs qu’il n’est ni dramatique ni essentiel de n’avoir pas de passion. Si « passion » est employée pour désigner une « vive inclination vers un objet auquel on s’attache de toutes ses forces[19] », alors effectivement, nous ne l’encourageons pas. Nous n’encourageons d’ailleurs rien qui puisse mobiliser le « tout » – tendance, nous l’aurons compris, inhérente à l’état passionnel. Si, en revanche, « passion » est employée pour désigner la sensibilité et l’enthousiasme du sujet pour l’objet-activité qui vient consolider son narcissisme et donc sa subjectivité, alors oui, cette « passion » nous paraît essentielle.
Du piano à la menuiserie, du tennis au tricot, de l’écriture au dessin, du yoga à la poterie, de la lecture au jardinage … quel que soit l’objet de cette passion, et peu importe qu’il se voie souvent renouvelé, c’est-à-dire abandonné pour un autre, pourvu qu’il en existe dans la vie du sujet. 

Conclusions

« Penser, c’est apprendre à ne pas se soumettre aux idéologies, parce que les opinions collectives, même si elles permettent de se sentir plus fort en adoptant des idées partagées par le groupe d’appartenance, amputent l’individu de sa part créative et de sa liberté. » Yves Lefebre[20]

À l’heure où « seules les vérités subjectives existent dans cette dictature du ressenti[21] », le manque de passion(s) – au sens d’inclination, d’enthousiasme, de désir, de passions essentielles – ne fait pas mystère. L’on assiste, en conséquence, au surinvestissement de certains individus dans leur militantisme passionnel, ou bien souvent aussi, à des individus investis dans « rien de spécial », pour reprendre leurs termes. Dans ce cas précis, mais ce point ne sera pas traité ici, peut-être ce manque de passion(s), de positionnement, traduit-il une forme de crainte paralysante devant les injonctions d’un monde où il faut constamment choisir son camp, et sacrifier sa singularité sur l’autel de la bien-pensance, sous peine d’être condamné et rejeté.

Les passions essentielles mettent en jeu l’investissement du sujet pour des activités et centres d’intérêts – investissement qui, bien que narcissique, n’induit ni le déni de la réalité, ni celui de l’altérité. Ces activités, sublimatoires, jalonneront la vie du sujet, renforçant la nécessaire subjectivation-individuation indispensable au devenir sujet, permettant donc d’éviter l’état limite du sans-passion. Il n’est, à l’évidence, pas question de miser toute la cure d’un patient concerné sur cette notion, mais considérer le rôle des passions essentielles dans l’accession à l’individuation et la constance du je peut, selon nous, en constituer un apport notable.
En lieu et place de ces passions essentielles, ce sont aujourd’hui des passions illusoires qui se voient massivement privilégiées, à l’instar de l’hyperconsommation, laquelle, donc, se retrouve aussi sur le plan de l’investissement psychique. Le prix à payer, cependant, réside dans l’illusion elle-même qu’organise ce type de passion(s) ; hyper-consommer et/ou hyper-investir une illusion ne permettront certainement pas la résorption du flou identitaire qui, au contraire, ne cessera d’entamer le Moi, rendant impossible l’éclosion du je.

Charlotte Lemaire – Juin 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] David Foenkinos, Deux sœurs, Gallimard, coll. « Folio », 2019, p. 128.

[2] Guy Decroix, « Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II », Institut français de psychanalyse, avril 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/wokisme-et-cancel-culture-une-deraison-mortifere-ii/

[3] Donald Woods Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, 1958.

[4] https://www.cnrtl.fr/definition/individuation

[5] Alain Ferrant, Manuel de psychologie et de psychopathologie générale, Elsevier Masson, 2014.

[6] Dominique Bourdin, « La subjectivation », Société Psychanalytique de Paris, 2006, https://www.spp.asso.fr/publication_cdl/la-subjectivation/#:~:text=La%20subjectivation%20est%20ce%20processus,de%20son%20activité%20de%20symbolisation

[7] Charlotte Lemaire, « Le militantisme passionnel », Institut Français de Psychanalyse, février 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/le-militantisme-passionnel/

[8] Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, coll. « dictionnaires Quadriges », 2007.

[9] Sigmund Freud, La vie sexuelle, 1997.

[10] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933.

[11] Sigmund Freud, Le Moi et le Ça, 1923.

[12] Sophie de Mijolla-Mellor, Que sais-je ? La sublimation, PUF, 2005.

[13] Sigmund Freud, La vie sexuelle, 1914.

[14] Charlotte Lemaire, op. cit., page 2.

[15] Baldine Saint Girons, « Le délire passionnel : du processus de défense à la sublimation. Conversion et régulation de la passion », Universalis, année inconnue, https://www.universalis.fr/encyclopedie/passion/4-le-delire-passionnel-du-processus-de-defense-a-la-sublimation/

[16] Sophie de Mijolla-Mellor, op. cit., page 3.

[17] Francesco Conrotto, « La sublimation : un fonctionnement psychique de base ? », Revue française de psychanalyse, vol. 69, PUF, 2005/5, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2005-5-page-1531.htm

[18] Olivier Fourquet, « Passions, émoi et moi », Institut Français de Psychanalyse, mai 2023, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/passions-emoi-et-moi/

[19] Dictionnaire Le Robert : https://dictionnaire.lerobert.com/definition/passion#:~:text=Vive%20inclination%20vers%20un%20objet,attache%20de%20toutes%20ses%20forces.

[20] Yves Lefebre, Le sexe, le genre et l’esprit. Études psychanalytiques et au-delà, Paris, Enrick B. Éditions, 2021.

[21] Guy Decroix, op. cit., page 1.

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Passions, émoi et moi

Olivier Fourquet – Mai 2023

Le terme de « passion » joue d’une polysémie et si le mot possède ses définitions historiques, il nous renvoie dans l’actuel au sein d’une société du divertissement voire de l’ignorance de ses passions.

– « Miroir mural magique, qui réfléchirait beauté pure, parfaite ? » demandait la face de celle qui voulait un écho d’une éternelle beauté comme la réponse fixée d’une construction identitaire. La question des passions de notre ère contemporaine ne serait-elle pas celle qui interroge nos miroirs ? L’expression du mot passion, et sa modernité ne relèveraient-elles pas d’une attraction d’un moi et ses pulsions, celle d’être passionné de voir, de se montrer ? Descartes[1] : « Une passion est une idée qui vient en moi sans l’assentiment de ma volonté, elle est avant tout une passivité. »

Découvrir le reflet d’un moi dans le miroir est une phase structurelle pour Lacan. L’enfant construit une subjectivité. Quand Freud dépeint l’illusion mortifère de Narcisse, passionné par son propre reflet, Lacan va, après Piaget, l’exprimer comme un temps organisateur du moi qu’il situera entre six et dix-huit mois. La difficulté de l’enfant est celle de ne pouvoir confondre le reflet de son corps avec l’image d’un autre qui le conduira par prendre l’image d’autrui pour son propre moi. Dans l’autre, on se regarde. Une expérience qui inscrit ses objets et le moi dans un catalogue fictionnel, entre ego et alter ego liant des tensions agressives de l’originel d’une même image qui semblerait parfois subsister dans une difficulté, celle de ne pouvoir se désunir entièrement.

L’ensemble du monde paraît vouloir interroger le miroir à travers tous ces réseaux sociaux comme figure ou appui qui ferait office de réflexivité pour chacun. Le tu et nous sont le besoin d’un je, selon Emmanuel Levinas. Le miroir peut être pensé comme « paroles » de reconnaissances, un espace-temps organisateur, dans celui-ci l’autre renvoie à l’individu un corps imaginaire, une figure fantasmatique, une enveloppe partiellement découpée, morcelée. Le corps lui-même pris comme signifiant entre passions et tensions.  Une convocation du côté du mystère ; le réel, le « parlêtre » qui parlerait avec son corps tel un meuble ou selon Jacques Lacan un ensemble qui nouerait le corps et la pensée qu’il nomme « corpsification ». Notons la place du corps qui devient un objet réduit à sa plastique qui devrait répondre à des normes esthétiques, tyranniques.

Le miroir nous engage à un travail complexe sur l’identité dans la mise en lien de soi et de l’autre. L’identité humaine s’édifie au prix d’une aliénation primordiale comme l’illustre Arthur Rimbaud : « Je est un autre ». Une formule qui exprime le mystère de l’être et de son étrangeté. Freud parlera de l’inquiétante étrangeté dans sa particularité polymorphe qui nous invite à nous questionner du côté de la psychopathologie de la vie quotidienne, des psychoses et autres formes subjectives psychiques troublées ainsi que de leurs mécanismes.

De l’identité Cynthia Fleury[2] écrit :  » je sais que l’identité est une grande partie de la fiction sociale et, comment la société nous assigne à résidence  »… Être noir, juif, musulman, être femme, homme. Toi, là, toi, ça ! Et si l’identité convoque une fiction, le miroir peut assigner l’autre à n’être qu’un objet de représentation scellé à son image.

L’identité nous met en réflexion dans son organisation psychique du moi. Les excitations provoquées par ces réseaux sociaux où l’individu paraît fixé sur son portable à « scroller » et ainsi faire défiler des contenus divers et très variés nous entraînent à nous interroger sur l’environnement parental primaire ou « pri-mère ». L’enfant pris comme objet transitionnel par la mère amènerait à penser une construction psychique du côté de la psychose. La question du nom du père ou de sa forclusion comme sujet non-inscrit tel un « trou » ferait échec de la castration sans père symbolique en vue. Une identité bâtit sans état civil, sans famille, etc. L’absence de l’altérité fait vivre à l’individu un : « je-cela » selon Martin Buber[3] pour qui l’homme est un être de médiation. Il parle de deux formes : « je-tu et je-cela ». Le je-cela qualifie le lien entre un sujet et un objet dépourvu de réciprocité. L’autre devient l’objet « ustensilitaire » pour remplir une fonction. Alors que le je-tu signifie une relation mutuelle impliquant autrui. Ces réflexions identitaires nous invitent à porter notre attention sur l’actualité visant : « La place du père à ce jour, les mutations et autres rôles de celui-ci, investissements durant la maternité, etc. » Le rôle du père à penser comme fonction symbolique. Celui-ci devrait pouvoir représenter une figure d’attachement au même titre que la mère dans une différenciation pour un modèle attracteur, séparateur, triadique.

Quelle consistance viendrait-on chercher dans cette mixtion d’imageries et autres représentations sociales ? La consistance d’un corps tel un livre de chair comme en parle Jacques Lacan ? Rappelons-nous l’expérience du miroir pour l’infans, il distingue un corps quand l’enfant se différencie en découvrant son corps. Cette réflexion nous conduit à penser les premières constructions psychiques du sujet en devenir. Pour l’individu névrosé, le moi serait le miroir, une unification avec celui-ci, la saisie d’un reflet qui entraîne la préoccupation de la permanence voire une sécurité d’existence et autres images idéalisés. Autre regard concernant le sujet psychotique, certains souffrent d’un défaut de rassemblement, une difficulté d’unification construit autour du ça et du surmoi. Quant au paranoïaque, l’on peut penser au développement psychique d’une hypertrophie excessive voire insolite de l’image.

Cette construction moïque ne serait-elle pas devenue un moi passion ? Ne serait-elle pas l’objet d’une hystérie collective et individuelle ? qu’est-ce que l’on viendrait dire voire maintenir en vie dans le reflet de l’autre ?

L’hystérie collective peut être vue comme le comportement d’une symptomatologie figurative, corporelle, accordé à des représentations issues de normes et autres idéaux sociaux. Un moi construit autour d’un contrat narcissique : « Le contrat narcissique est un pacte d’échange entre le sujet et le groupe familial, simultanément social », selon Piera Aulagnier, repris par René Kaes.

L’individu s’investit pour être le répétiteur d’un même fragment de discours. Le réseau social devient un support dont il a besoin pour alimenter sa libido narcissique, et ainsi il accepte la parole de l’ensemble voire ses lois. En compensation, la horde reconnaît que le sujet existe uniquement grâce à sa voix qui reproduit les énoncés. Une continuité d’échoïsation entre le moi et le groupe attaché à une répétition d’alliance d’accordage entre la mère et l’infans, lieu des origines de plaisirs partagés et autre illusion commune. On jouit du corps de l’autre selon Lacan, alors l’hystérie collective ne serait-elle pas une forme d’alliance pour la réalisation de désirs qui ne saurait pas être favorable sans le concours de l’autre et sans l’intérêt que celui-ci trouve à engager une telle alliance pour accomplir ses propres désirs ?

L’autre peut représenter notre miroir, un objet réflexif aussi positif que négatif. L’attachement pour son image conduirait le sujet à n’être passionné que par un moi idéalisé et ainsi tendre vers la limitation de son objet, moi. Oscar Wilde : « l’amour de soi est une idylle qui ne finit jamais ». C’est dans son roman le portrait de Dorian gray qu’il met en mots et en schéma pictural la problématique narcissique et sa figure d’identification traumatique. La lecture de cet œuvre devenue un mythe dévoile un pacte faustien, « tout donner jusqu’à perdre son âme » et ainsi rester captif d’une éternelle beauté et de sa jouissance.

Jacques Lacan : « le traumatisme détraque l’animal en l’homme qui fait de lui un sujet, un être de désirs et de symptômes. » L’histoire d’une organisation psychique tournée vers l’idéal du moi, un état d’autosuffisance selon Freud qui va diriger le personnage à sa perte. Passion ou narcissisme d’un sujet débordé par lui-même et ses autoreprésentations qui figurent des fixations infantiles collées à la base de la relation d’objet primaire d’une interdépendance mère/enfant.

Donald Winnicott[4] parle de la préoccupation maternelle primaire. Selon l’auteur, la mère se retrouve dans un état de replis vis-à-vis de sa libido. Celle-ci peut réunir plusieurs troubles (épisode schizoïde, état de dissociation, etc.) Notons que la puissance de l’amour maternel est portée par le narcissisme et le masochisme de la mère. La personnalité maternelle et sa rêverie devraient permettre un étayage du moi pour l’enfant et ainsi lui offrir une forme de continuation d’existence dans un environnement sécurisé.

La construction du moi accolé à un espace sécurisant nous conduit du côté de Donald Winnicott et son concept d’objet trouvé/créé. Un processus de la transitionnalité : l’hallucination entre présence et absence. En effet, la présence du sein qui apparaît en temps et en heure peut être pensée pour le bébé comme une illusion féconde, celle d’avoir été créateur du sein. Pour créer, il faut trouver ! Le travail, la responsabilité complexe de la figure parentale va être de désillusionner progressivement l’enfant afin que celui-ci puisse reconnaître l’existence de l’objet, l’autre. Une implication qui peut mettre en scène des vrais selfs afin d’éviter, un non moi ou faux self qui ajusterait ses pensées et ses actes aux sollicitations d’une réalité qui réfléchirait l’absence de moi et qui ainsi procurerait une jouissance phallique silencieuse, un ersatz d’existence !

Et si le miroir contemporain et ses illusions étaient devenus un objet de passion attractif qui rendrait dépendant pour la fascination de son reflet ?

La société moderne, leurs enjeux politiques semblent rivés sur l’autoconservation d’une jouissance symptomatique. Le présent du symptôme représentant l’individu pour une narration de l’inactuel de son actualité. On peut penser que le symptôme, élément le plus étranger au moi qui représente le sujet est l’objet le plus intime de celui-ci, soit lui-même pris dans le politique et ses systèmes hypnotiques !

Une prolongation sur le chemin troublé d’une incapacité d’indifférenciation ou d’une opération psychique fantasmatique de faire perdurer « père durer » du symptôme et autres « Persona » (Carl Gustav Jung). Ces réseaux ou sociétés de spectacle selon Guy Debord[5] utilisent un champ social, et proposent du divertissement pour des individus assignés à l’illusion d’une vie. La personnalité passive répond au désir de l’autre. Une expérience narcissique qui tourne autour du « chercher, trouver ». La fascination d’être hypnotisé par une scène immortalisée, fixée, une attractivité qui ferait point d’appui pour tendre vers un « je » existentiel. Que pourrait renvoyer le regard de l’autre à travers ses écrans numériques ? Ne serait-il pas l’exposition du voyeurisme, d’une mise en scène exhibitionniste contemporaine qui fabriqueraient de l’érotisation scopique ? La diversité de ces réseaux permet de se regarder soi-même dans l’œil de l’autre, une façon de remplir le vide de soi qui nous renvoie à cette clinique du non advenu et autre problématique de l’errance.

Un monde de l’étrangeté qui nous dévoile son mystère où le sujet est pris et torturé par le langage (Freud) quand pour Lacan[6] le langage et les signifiants existent et nous torturent. Tels des Dorian Gray en puissance, hypnotisés du côté du leurre en niant la réalité et le passage du miroir, celui qui guide du réel à l’imaginaire. Une place donnée aux maux, ou « homo » qui signifieraient des représentations symptomatiques colées à du même mis à la place du langage !

À ce jour, la réflexivité pour le moi trouve ses perceptions et ses reflets auprès de ce que l’on nomme réseaux sociaux. Ceux-ci offrent des accès de partage et d’échange d’informations. La mise en ligne et parution de photos, de vidéos pour des communautés d’amis et autres étrangers avec lesquels on peut interférer aussi en temps réel. Selon la théorie psychanalytique, on peut penser la relation du moi à la réalité comme accord ou adaptation avec le monde. Une atmosphère vibrante qui permet à la pulsion scopique des mises en scène de type perverses : « masochique, voyeuriste, fétichiste, etc. » pour la conquête d’une jouissance en utilisant l’autre. L’expérience ou l’individu submergé par la terreur de la solitude s’accrocherait à sa pulsionnalité pathologique pour ne pas couler dans l’espace labyrinthique existentiel.

L’œil, siège du lieu pulsionnel où se jouent la perversion et ses scénarios « ce qui le pousse à voir » une façon de jouir pour finir par s’en dégager. L’individu marqué du côté de l’infantile rechercherait à voir ce qui le regarde. Un symptôme individuel qui devient social où la question de trouver son moi idéal semblerait soumis aux réalités extérieures pensantes et agissantes. Notre société contemporaine dite « libérale » qui s’opposerait à certains assujettissements nous expose les passions théâtrales de la jouissance des individus. En effet, sur la toile et autres réseaux, celles-ci s’exhibent en occupant toute une place, tout, tout de suite et immédiatement pour des psychés infantiles.

Écrire le mot « jouissance » c’est l’associer à la libido d’un ça et la pulsion de mort. Pour rappel, le concept de pulsion de mort serait pour Freud[7] la capture d’un processus psychique important qui apparaît dans Au-delà du principe de plaisir, en 1920. L’auteur nous invite à le suivre dans une définition dualiste pulsion de vie/pulsion de mort : « Les modifications psychiques qui vont de pair avec le processus culturel sont évidentes et dénuées de toute ambiguïté. Elles consistent en un déplacement progressif des buts pulsionnels et en une limitation des motions pulsionnelles. Des sensations qui, pour nos lointains ancêtres, étaient source de plaisir sont devenues pour nous indifférentes ou même insupportables ; il y a des fondements organiques aux changements de nos canons éthiques et esthétiques ».

La temporalité de notre ère contemporaine semblerait vouloir montrer pour chacun des enveloppes corporelles ou divers phénomènes de l’exposition d’un effet mère d’un vécu d’éphémère ! L’expression d’un monde social qui semble tourné du côté de la jouissance dans ses représentations idéologiques identitaires voire de monstration d’un vide identitaire ; des fragilités d’un moi exilé tel des figures parentales exilées de leurs propres responsabilités et qui imposeront aux analystes toutes leurs figures transférentielles.

Cette surexposition ne serait-elle pas la recherche du Graal en l’absence d’un tiers, l’appui d’un père imaginaire qui nous mettrait à observer des personnes et des psychoses ordinaires ? Une façon de se défendre devant un déni d’existence voire d’une humiliation narcissique ?

Cette toile numérique présente l’étalage du corps où celui-ci affecté par le langage paraît représenter une matière qui convoque des formes comme morcelées, découpées, objet de fascination qui apparaîtrait dans la psyché des individus. Une traduction scénique partielle et autres passages à l’acte par des successions d’images et des pulsions de répétitions occasionnées par des quantités d’excitations accolées au plaisir et déplaisir qui seront exhibées auprès des divers réseaux « sociables ». L’expression des limites entre l’instance du moi et le royaume du ça, une démarcation chimérique du moi qui s’identifie à celui qui serait pensé par l’inconscient. Jacques Lacan pense le sujet du côté de la subversion, celui qui pourrait être du côté de la mesure, il semblerait être accolé, voué à l’excès et au manque. Ces exhibitions ne seraient-elles pas l’expression traumatique de l’homme né, immergé dans un bain de langage avec tout ce qui s’est dit de lui et autour de lui voire non-dit de celui-ci ? La difficulté environnementale pour l’accès à un langage cognitif aurait-elle laissé une place trop importante à un langage analogique ? L’expression de Watzlawick « la communication analogique plonge ses racines dans les périodes très archaïques du développement.[8] »

L’industrialisation et ses nouvelles technologies ne favoriseraient elles pas des destructions sacrificielles de la santé mentale au profit d’un conservatisme et d’une tentative de contrôle du côté de l’immatérialisme ? L’exposition des failles narcissiques qui éclosent au grand jour semblent réaliser le plus grand plaisir pour l’économie ainsi que d’une certaine politique médiatique.

Jean Cocteau en 1960 : « Il se peut que le progrès soit le développement d’une erreur ».

Olivier Fourquet – Mai 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] René Descartes, Les Passions de l’âme, Éditions Flammarion, 1649.

[2] Cynthia Fleury, Ci gît l’amer, Éditions Gallimard, 2020.

[3] Irvin Yalom, Thérapie existentielle, Éditions le livre de poche, 2017.

[4] Donald Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Éditions Payot, 1969

[5] Guy Debord, La Société du spectacle, 1969.

[6] Jacques Lacan, Séminaire III, 1955-1956.

[7] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, Éditions Payot, 1920.

[8] Watzlawick Paul, Une logique de la communication, Éditions du Seuil, 1972.

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

La passion saturnienne de Tolstoï

« Je veux faire la vérité dans mon cœur, devant toi par la confession, mais aussi dans mon livre, devant de nombreux témoins. » (X, 3)
« C’est en moi-même que se fait tout cela, dans l’immense palais de mon souvenir. » (X, 8)
Augustin d’Hippone, dit Saint-Augustin, Confessions, traduction Joseph Trabucco, Garnier Frères, Paris, 1964.

Résumé

Lev Nikolaïevitch Tolstoï (1828-1910) a entrepris une ‘utopie narrative’ consistant dans l’abolition chimérique du sujet et du temps. Au-delà du syndrome mélancolique que l’on peut y apercevoir en filigrane, émerge une plume lyrique, plus incarnée que mystique, vouée à la béatitude sur terre.

Albrecht Dürer, La Mélancolie, 1514, Musée des Beaux-Arts du Canada

Sommaire

  1. Préambule :  créer « un livre de vie »
  2. La sortie du temps historique
  3. L’effacement du sujet

1. Préambule : créer « un livre de vie »

L’œuvre de Lev Nikolaïevitch Tolstoï[1] rencontre jusqu’à nos jours une renommée partielle, essentiellement littéraire, à travers les textes de fiction. Ces derniers ne représentent que la moitié de l’œuvre entière, l’autre moitié consistant en textes personnels d’inspirations diverses, diaristiques, philosophiques, moralistes, pédagogiques et religieux. Mais en considérant la totalité des écrits de l’auteur, depuis la jeunesse jusqu’au grand âge, l’on distingue un projet d’écriture composite constamment et partout affirmé : il s’agit, pour l’auteur, de transformer son existence en un livre, en « une représentation narrative de soi », ou encore « écrire un livre de vie[2]. » Sur le modèle du Rousseau des Confessions, et, mieux, des Confessions de Saint-Augustin, Tolstoï entreprend une utopie narrative, selon l’expression sensible d’Irina Paperno. Le gentilhomme russe veut trouver le secret d’une narration qui ne mente pas, qui le raconte tel qu’il se sent et tel qu’il se voit intérieurement, dans ce qu’il appelle lui-même occasionnellement sa maladie ou sa folie : pour exemple, dans la nouvelle Le diable ou l’opuscule Carnets d’un fou ; dans l’insolite nouvelle Le cheval, un animal doué de parole raconte l’histoire de sa vie à l’instar d’un héros humain. « Tolstoï a construit son œuvre romanesque […] comme une variante imaginaire de sa propre vie », nous dit Michel Aucouturier[3]. Il a essayé tous les chemins pour y parvenir, tous les procédés stylistiques, tous les écarts vis-à-vis des dogmes et conventions d’écriture, bien que sans y paraître. Il existe donc une unité de l’œuvre de Tolstoï, quel que soit le genre choisi, parcourue par un projet singulier. Littérature et aveux personnels sont intriqués, non pas comme un narrateur dissimule un auteur, mais comme un auteur s’efforce de couvrir la voix du narrateur. Il est d’autant moins outrecuidant d’apercevoir Tolstoï derrière le personnage d’Anna Karénine, que l’auteur s’y affiche comme un cameo hitchcockien dans un des films à suspense du maître : à preuve les paroles suicidaires de Lévine (Lev est le prénom russe de Tolstoï) – exactement celles de l’écrivain lui-même dans Les carnets d’un fou – avant la tentative de suicide de l’héroïne Anna. Dans chacune de ses œuvres, Tolstoï produit un ton personnel étrangement sonore, et pour ainsi dire se frayant un chemin en dépit des obstacles narratifs. Ainsi que dans Le cheval, l’écrit parle, se trouve comme traversé par une voix venue d’une autre espèce.

 C’est ce qui nous convainc d’aborder tous les textes, fictionnels ou non, sous l’angle d’un schéma psychologique, le syndrome mélancolique, identifié à la planète Saturne, ouvrant aussi bien à la création qu’à un continuum psychologique secret : on retrouve ici classiquement la sortie du temps historique, et l’effacement du sujet. Comme le rappelle Freud dans Deuil et Mélancolie (1917), « la mélancolie porte sur une perte d’objet dérobée à la Conscience[4]. » Outre le vécu d’atemporalité induit, « cela se traduit par l’impossibilité de ‘ se raconter ‘, d’éprouver le sentiment d’une continuité de l’existence et donc d’une continuité subjective[5]. »
N’aperçoit-on pas là le modèle et la recherche de l’écriture tolstoïenne, diffractée en de nombreux thèmes d’intérêt tout en poursuivant sa quête personnelle ? (Cf. Luba Jurgenson)
« Les lettres composent des mots, les mots – des phrases ; mais est-il possible de transmettre le sentiment ? Ne peut-on, d’une manière ou d’une autre, verser dans autrui notre regard de la nature ? La description ne suffit pas[6]. » (3 juillet 1851)
Tolstoï a vingt-quatre ans lorsqu’il écrit ces lignes : « verser notre regard de la nature dans autrui » au-delà de la description, voilà le vœu d’un écrivain cherchant à transmettre son monde intérieur, tant identifié à la nature, sans les mots ! Le projet de sortie du réel est déjà là…
Est-ce à dire que l’écrivain disparaisse ? Au contraire, les témoignages des contemporains le reconnaissent, la vocation d’écriture le confirme : mais une fois l’Histoire renvoyée, il s’agit d’inaugurer une écriture elle aussi hors du cours terrestre. L’alliage de la narration et de l’effusion personnelle inscrivent l’art de se dire par écrit dans une combinaison indissociable : une autobiographie de l’âme[7] est le but de Tolstoï – apparemment dans une inspiration religieuse –, hors de l’histoire du sujet, débarrassée « des lois de succession et de causalité », obéissant aux principes « d’associations de mots, de souvenirs, de sensations[8] », hors enfin des codes organisés de la Conscience et de la narration. Dans Histoire de la journée d’hier (1851), ou dans La tempête de neige (1856), petit récit sans intrigue, il s’assigne à décrire, comme une Virginia Woolf le fera, « minutieusement ‘le flux de conscience’, substituant continuellement aux images du monde extérieur celles que le souvenir, la rêverie, ou simplement le rêve font venir à l’esprit[9]. »
Le parti pris est le même que dans le Journal, découvrir « les mécanismes cachés du psychisme, les ruses de la conscience de soi[10]. »  Cependant, l’auteur ne parvient ni à écrire des mémoires, ni à parachever cette autobiographie particulière, en raison de sa finitude même, l’âme n’ayant ni début ni fin : c’est un au-delà qu’il cherche, à la lettre. Comment ne pas  reconnaître en tous cas, dans son projet, une tentative d’approche phénoménologique de l’imaginaire à la manière d’un Bachelard, tout autant que la prescience de l’Inconscient et le dispositif de la cure analytique, par la méthode d’association libre : grâce à Ludwig Börne, son initiateur, dans l’article « Comment devenir un écrivain original en trois jours[11] », Freud s’est bien approprié un procédé littéraire d’exploration de l’esprit à des fins thérapeutiques, comme Tolstoï redécouvre ce même procédé dans son entreprise littéraire…  En cherchant ce qui n’existe pas encore, Tolstoï fait figure de pionnier dans l’investigation de l’esprit, s’intéressant à des contrées qui dépassent tous les cadres institutionnels.
Mais le filigrane d’un tourment aujourd’hui bien identifié – contrairement à l’époque de Tolstoï où la nosographie n’était pas encore établie[12] –, explique l’acuité exceptionnelle de l’observation narrative, le lyrisme appliqué à la Nature, la férocité dénonciatrice à l’encontre de l’homme civilisé. Ce tourment originaire se déploie ici dans l’écriture, et, en général, dans la conjonction de l’art et de l’affection personnelle, comme l’Antiquité l’apercevait déjà dans la tristesse mélancolique.

2. La sortie du temps historique

Comment la créativité est-elle sollicitée, au départ de l’affection mélancolique ? Dans la tâche, sans cesse reconduite, de la restauration de l’objet perdu. Mais, dans la configuration mélancolique, contrairement au deuil survenu à un stade objectal, la perte de l’objet primaire intervient à un stade précoce et l’objet se voit incorporé dans le Moi – narcissisme oral cannibalique – : associé au Surmoi, le Moi foudroie la pulsionnalité dans son ensemble, à l’origine de son abandon par l’objet ; mais clivé et associé à l’Idéal du Moi, il engendre l’exaltation et le triomphalisme propres à un épisode maniaque.

Né dans une illustre famille remontant au XIVe siècle, le comte Tolstoï perdit sa mère à dix-huit mois et son père avant la fin de sa huitième année. Non seulement la perte maternelle fut précoce et sans souvenirs (cf. S. Freud, Deuil et Mélancolie), mais ce deuil fut reconvoqué lors des nombreux deuils suivants, père, substituts maternels, deux de ses frères, occasionnant ce trauma primaire (Ur-Verstimmung) signalé par Karl Abraham. La vindicte contre l’Histoire, l’égarement aussi dans le temps qui inscrit, s’inaugurent là. Dans le premier « roman » – ou annoncé tel – de Lev Tolstoï, Guerre et Paix, le sujet est l’Histoire, premier paradoxe, mais pour la disqualifier, ce qui en constitue un second. Sans qu’il y paraisse, l’intrigue romanesque proprement dite se ramène à une succession de tableaux statiques, et la grande Histoire passe de l’arrière-plan aux engagements militaires frontaux de la Campagne de Russie ; mais, de plus, des apartés historiographiques de l’auteur – et plus guère le narrateur – parsèment le texte, jusqu’à l’ample Épilogue de réflexionpurement historique qui clôture l’œuvre sur plusieurs pages : dans quel but ? Montrer l’inanité des desseins humains dans les guerres et la victoire finale de forces énigmatiques et occultes dans la marche de notre vie. Ici, l’historien des idées Isaiah Berlin[13] apporte une observation de taille : si, idéologiquement, Tolstoï, en renard, pourfend les négateurs d’un principe historique unificateur situé hors de nous, il méconnaît le hérisson en lui-même, qui voit la pluralité toujours !

Un autre élément édifiant est le traitement d’épisodes célèbres : les batailles de Smolensk, Austerlitz ou Borodino sont transmuées en défaites françaises et en victoires russes, et, sur le terrain, ridiculisées comme séries d’ordres contradictoires, quiproquos, bévues, à la manière du précurseur Stendhal en la matière – un parti pris de déshéroïsation qui a été violemment reproché à Tolstoï par ses contemporains historiens ou anciens engagés dans ces campagnes. Comme le traitement de l’Histoire consiste ici en une dénonciation en règle, tant des résultats historiographiques que des louanges décernées aux états-majors, de leurs prévisions comme du chaos des conflits armés, on peut dire que le but de Guerre et Paix est celui d’une sortie de l’Histoire ; il faut y ajouter une stigmatisation sans nuances de la guerre et de sa violence. Un élément non anodin caractérise en outre cette œuvre : souvent qualifié de roman historique ou de roman total, Guerre et Paix illustre le parti pris d’une vision large où il s’agit de « tout voir, tout embrasser, tout vivre », soit « boire des yeux le spectacle de la nature[14]. »
Tels sont, en l’occurrence, les termes employés par Karl Abraham pour évoquer un mode de figuration de la mère – dans les peintures de Giovanni Segantini, 1911 –, premier objet dont la perte précoce peut être à l’origine d’un syndrome mélancolique. Guerre et Paix réunit plusieurs de ces éléments : vécu d’atemporalité, vision englobante, abolition de l’intrigue romanesque continue au profit d’un séquençage par tableaux, prééminence de l’irrationnel sur les jugements de raison dans l’Histoire, des paysages terrestres idéalisés et des sentiments individuels sur les sociétés…
Rappelons alors la circonstance principale différenciant un destin mélancolique d’un deuil : la perte – oubliée ou refoulée – de l’objet primaire, et un trauma originaire, Ur-Verstimmung selon Karl Abraham, s’y ajoutant, tous deux impliquant un cadre archaïque où l’objet est narcissique et vulnérable. C’est dans ce contexte que se produit l’introjection – ou incorporation – de l’objet dans le Moi, afin, à la fois, de le sauvegarder mais aussi, après clivage et alliance surmoïque, de le détruire à cause de son abandon et de ses mauvais traitements. Sous l’effet de cette rage destructrice, il résulte un principe d’auto-dépréciation et d’expiation, de sanction alimentaire et sexuelle par l’abstinence, principe qui uniquement permet d’empêcher les pulsions sadiques refoulées de s’exercer.
Seul parmi la critique, Isaiah Berlin a identifié la composante destructrice à l’œuvre chez Tolstoï. Faute de pouvoir accepter des valeurs historiques contradictoires, au profit d’un « Inconnaissable qui gouvernerait tout », Berlin repère chez le Russe une violence puisée chez Joseph de Maistre – lu pendant l’écriture de Guerre et Paix –, où il n’hésite pas à apercevoir uneorientation fascisante ; le terme, outrancier pour désigner le pacifique Lev Tolstoï, donne la mesure de l’épouvante décelée dans ses pulsions d’écrivain :« Plus Tolstoï s’éloignait de la littérature pour se diriger vers la polémique, plus cette tendance s’accentuait […] Le génie purement intellectuel de Tolstoï pour ce genre d’activité destructrice était exceptionnel, et toute sa vie il chercha quelque édifice suffisamment fort pour résister à ses propres engins de destruction, à ses mines, à ses béliers ; il espérait rencontrer un obstacle immuable, et des fortifications imprenables qui puissent résister à ses violents projectiles. »Cette pulsion destructrice, on l’a vu, était réelle, le parti-pris de non-violence, qui inspira tant Gandhi, devant laisser supposer son contraire refoulé. Comme le voit bien Abraham, cette violence ne s’arrête pas à l’agressivité mais se poursuit jusque dans la vengeance[15]. On en trouve un exemple dans l’exergue d’Anna Karénine, le roman suivant Guerre et Paix : « À moi la vengeance, à moi la rétribution », sentence biblique issue des Romains, 12-19. La maxime complète est :« Ne vous vengez point par vous-mêmes, mes bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu ; car il est écrit : à moi [appartient] la vengeance, à moi la rétribution, dit le Seigneur. »Ce sont les pulsions sexuelles, en particulier, qui sont haïes et pourchassées à travers Anna Karénine : l’héroïne n’abandonne-t-elle pas deux enfants, dont un qui vient de naître ? Voilà le facteur aggravant pouvant entraîner la vengeance, la femme « reniant » la mère en elle, cette dernière délaissant ses enfants.Le roman commence et s’achève par un suicide, l’auteur allant jusqu’à attribuer la suprématie à un autre héros survivant à Anna, un certain Constantin Lévine ! Son nom renvoie, rappelons-le, à Lev Tolstoï…

3. L’effacement du sujet

Le corollaire de cette destructivité est la culpabilité et, par conséquent, la contrition. Il est intéressant de relever une sorte de miniature symbolisant la totalité de cette situation : l’épisode de la prison où le héros de Guerre et Paix, Pierre Besoukhov, passe inopinément quatre semaines, pendant la bataille de Borodino.
Au sortir de son incarcération, Pierre, bâtard, physiquement peu avantagé, maladroit en société, à la dérive dans l’existence – et tel se décrit le jeune Tolstoï dans son Journal ! –  se trouve littéralement régénéré : étrangement, il doit cette résurrection, selon ses dires, aux privations, aux mauvais traitements, aux horreurs de la guerre environnante. L’auteur lui confère alors tous les cadeaux de la Providence : la mort de son père le fait unique héritier d’une fortune considérable, la jeune ancienne fiancée du prince André se tourne à présent vers lui définitivement. Mais surtout une béatitude intérieure l’envahit, et même « la folie du bonheur […] s’empara de lui complètement », au point de ne plus même attendre l’approbation d’autrui et de supporter le désaccord de vues… N’en doutons pas, cette seconde naissance est assimilable à une de ces phases d’exaltation – ou épisode maniaque — qui tempèrent l’abattement douloureux d’un mélancolique, engendrée par l’apaisement des tensions pulsionnelles. Réduit à l’état de misère, ayant même renoncé à assassiner Napoléon, son premier grand projet, Pierre est réconcilié avec lui-même. La prison pourrait être assimilée à la geôle narcissique, cet espace confiné du Moi d’où il est si malaisé de sortir, en conflit entre soi et soi, et jamais dans la synthèse de deux vrais extrêmes objectaux, en butte à la mort qui permet également la réunion avec l’objet perdu. La prison, en effet, est aussi la cachette du mélancolique (terme employé par Karl Abraham), le refuge de l’objet perdu dont la sortie mettra fin au syndrome de tristesse. Mais seuls les sévices endurés, contrastant avec l’existence antérieure où le héros ne manquait de rien, expliquent le pur bonheur éprouvé alors. La prison fut ainsi le lieu d’expiation indispensable pour parer l’assiègement des pulsions : ayant assez supporté, le héros mérite sa libération, au propre comme au figuré.
De même, dans le roman idéologique plus tardif Résurrection (1899), le thème est, cette fois, la totalité de la population et de la vie carcérales : un jeune aristocrate veut, par sa rédemption, sauver une jolie roturière jadis abusée par lui, et laver sa conscience par la même occasion. Georges Nivat[16] voit bien en ce personnage, l’anarchiste, le sectaire, le réfractaire qu’est Tolstoï, essentiellement du parti du refus. Le jeune noble, qu’une vie comblée attend, se trouve néanmoins hanté par la fuite et l’effacement. Décidé à épouser cette femme à l’honneur aujourd’hui perdu, il est prêt à renier la totalité de son existence présente, honneurs, noces, maîtresse…
Se vivant hors du Je, hors du langage, hors du temps, comme la plupart de ses héros, depuis Les Cosaques, au début de sa vie d’homme, jusqu’à Hadji Mourad, publication romanesque posthume, Tolstoï, au bout de son âge, se réjouit de plus en plus de ses moments de perte de conscience, évanouissements, pertes de mémoire, sommeils, appréciant les rêves et les réveils, « pour comprendre ce qui se passe après la mort[17]. »
Car après l’avoir redoutée, Tolstoï appelle cet au-delà de la vie, où l’objet perdu se retrouve, dans cet espace invisible et immortel auquel aspire Hadji Mourad, qui ne s’éprouve ni chez les Caucasiens, ni chez les impérialistes russes, et pas davantage chez les despotes musulmans de l’imam Chamil.
… Vers un destin chimérique mais fier, semblable à cette bardane qui, au seuil emblématique d’Hadji Mourad, échappe au soc de la charrue humaine et à ses destructions sans nombre.

Alice Tibi – Mai 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Tolstoï, Œuvres complètes, 28 volumes, traduction Jean-Wladimir Bienstock, Stock, 1902-1923. Aux éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, III volumes, Journaux et Carnets, édition et traduction Gustave Aucouturier, 1979-1985. Préface Michel Aucouturier.

[2] Irina Paperno, « Who, What am I? », Tolstoï struggles to narrate the self, Ithaca, London, Cornell University Press, 2014.

[3] Michel Aucouturier, Léon Tolstoï, la grande âme de la Russie, collection Découvertes, Gallimard, 2010.

[4] Karl Abraham, Giovanni Segantini. Essai psychanalytique, 1911, cité par Vassilis Kapsambelis, Les troubles de l’humeur et la psychanalyse, Une revue des textes fondateurs, Le Journal des Psychologues, 2009/2010 (N° 273), pages 32 à 35.

[5] Valentine Prouvez, Introduction à la définition conceptuelle de la mélancolie, une lecture de l’article de Sigmund Freud, ‘Deuil et Mélancolie’, Interrogations, revue pluridisciplinaire de sciences humaines et sociales, 24, https://revue-interrogations.org

[6] Tolstoï, Journal, in Maria Mihailovna, Comment devient-on un génie : Léon Tolstoï et son Journal intime (extraits), traduction Maria Drozdova https://russify.live (2021/01/03)

[7] Irina Paperno, « Who, What am I? »

[8] Ibid.

[9] Michel Aucouturier, Léon Tolstoï.

[10] Ibid.

[11] Ludwig Börne, Comment devenir un écrivain original en trois jours, Le Passeur, Cecofop, 1989.

[12] Catherine Gery, Natacha, Kitty et Lev Nikolaïevitch sur le divan d’Osipov ou les destinées psychanalytiques de l’œuvre de Tolstoï dans la Russie des années 1910. https://hal-inalco-archives-ouvertes.fr

[13] Isaiah Berlin, Le hérisson et le renard, Belles Lettres, 2020.
Un autre contestataire de la vision historique de Tolstoï dans Guerre et Paix est Viktor Chklovski, Matériau et style dans le roman Guerre et Paix de Tolstoï, Mouton, La Haye, 1970.
Cet ouvrage classique, où l’auteur répertorie toutes les erreurs historiques tolstoïennes, est cité par : Luba Jurgenson, L’horreur de la guerre chez Tolstoï, https://alternatives-non-violentes.org (N° 153 )
Ce dernier article inventorie chez Tolstoï « la conscience de la fragmentation du tableau général de la guerre, de l’émiettement des vécus individuels », aboutissant à l’écriture séquentielle bien identifiée dans Guerre et Paix comme dans Anna Karénine. De là « la temporalité particulière de l’écrit tolstoïen, faisant contrepoint au temps historique et au temps individuel […] » On ne peut mieux dire que Tolstoï invente un temps à lui.

[14] Karl Abraham, Giovanni Segantini. Essai psychanalytique, 1911, cité par Vassilis Kapsambelis, Les troubles de l’humeur et la psychanalyse, Une revue des textes fondateurs, Le Journal des Psychologues, 2009/2010 (N° 273), pages 32 à 35.

[15] Ibid.

[16] Georges Nivat, Préface, in L. N. Tolstoï, Résurrection, traduction d’Édouard Beaux, Folio classique, N° 2619.

[17] Irina Paperno, « Who, What am I ? »

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L’art en plein ou la confrontation du vide

Vincent Caplier – Avril 2023

Urs Fischer, Le rapt des Sabines, Bourse de Commerce, Pinault Collection, 2021.

« Par le vide le cœur de l’Homme peut devenir la règle ou le miroir de soi-même et du monde, car possédant le Vide et s’identifiant au vide originel, l’Homme se trouve à la source des images et des formes. Il saisit le rythme de l’Espace et du Temps ; il maîtrise la loi de la transformation. »
François Cheng, Vide et plein, 1979

Pour Tadao Ando le béton armé symbolise un « rien » ou « néant » capable de sublimer l’étant qui prendrait le mur pour toile de fond. Pourtant, le cylindre qu’héberge désormais en son sein l’ancienne Bourse de Commerce est loin de s’inscrire en creux. Si pour l’architecte le mur accueille et accompagne le sentiment de la personne, sa force vitale tient de l’architecture hospitalière. Au cœur de l’édifice palimpseste de la Collection Pinault, le cercle offre une expérience spatiale en délimitant un nouvel espace circulaire qui vient s’emboîter dans l’existant. La nudité du matériau reste silencieuse là où s’exprime tout l’élan et les circonvolutions d’une nouvelle organisation de la rotonde devenue métaphore. Le ventre de l’enceinte, baigné de la lumière naturelle de la monumentale coupole, donne naissance à une muséologie qui rivalise en action avec les expositions du vide. L’illusion voudrait que l’attention se fixe sur le seul objet de l’institution mais ce qui est véritablement à l’œuvre ce sont les dialogues qui s’y instaurent.

Ouverture

Le 21 mai 2021 s’inaugure donc la place avec en son centre Le rapt des Sabines, une œuvre d’Urs Fischer. Le monument de cire, réplique exacte de la sculpture à la ligne serpentine de Giambologna, s’érige en ode à l’impermanence et à la destruction créatrice. La bougie géante, destinée à fondre au rythme de son exposition, incarne une forme de vanité de l’art contemporain. La statue éphémère trône en majesté sur cette scène, entre place à ciel ouvert et salle des pas perdus, ceinturée par le passage que génère la cohabitation des deux structures. Le monolithe circulaire, percé d’ouvertures, dessine un espace déambulatoire où dedans et dehors s’offrent à la confusion des sens.

Le lieu d’exposition performe[1] l’espace en livrant les interstices à l’existence d’un silence. Une hétérotopie faite de zones claires et d’ombres, de différences de niveaux et de contre-espaces à activer. L’organisation offre une présence fondamentale au vide comme trait spécifique au départ de toutes les utopies qui l’habitent. Elle relève l’absence et la représente dans un hors-champ comme une précarité à l’œuvre dans cette singulière indexation. Le geste inaugural de penser l’art contemporain s’identifie à un rapport qui revient sur le désir, la volonté et la subjectivité comme empreintes objectives de la pensée des choses. Un parti pris des choses de l’art qui fait l’objet d’une considération phénoménologique visant à s’accorder à l’essence même de la création.

En substance, la condition d’accès réside dans la quête d’un seul en soi. Une solitude comme simple rapport au monde et comme condition des régimes objectifs de la connaissance[2]. Le projet attribue au vide le rôle de révélateur d’un négatif, trace d’un événement, d’une opération, de la forme issue d’une absence secondaire, postérieure à une présence. Le vide participe du retrait de la Chose, comme absence, sans préexister à la Chose. Toute confusion aboutirait au néant absolu, vision terrible d’un existant qui ferait fond sur l’inexistence, une absence primitive de monde. En vérité, la distinction relève d’une simultanéité : « Premier enseignement : rien ne préexiste à quelque chose qu’autre chose ; deuxième enseignement : le négatif d’une chose ne peut ni la précéder ni la suivre, mais est inséparable de son existence ; troisième enseignement : l’absence d’une chose ne peut que la suivre.[3] »

Si « la psychanalyse ne s’applique, au sens propre, que comme traitement, et donc à un sujet qui parle et qui entende[4] », l’objet qui nous concerne ici est d’une certaine manière le sujet, ce dont on parle : l’artiste, le collectionneur ou le visiteur confronté à son propre dénuement. Un sujet divisé, porteur de prédicats, dont l’inconscient déconstruit la toute-puissance du Moi et qui s’expose à différentes déterminations extérieures qui le dépassent. La perspective détient sa teneur de vérité et touche l’homme au plus près de son être à partir des corrélations qu’elle met à découvert. Lorsque Alexandra Renault interroge le sujet de l’expérience, elle évoque un sujet « constitué en une identité objective, c’est à dire dont il peut en avoir une connaissance consciente, et qui peut être reconnue comme telle par d’autres, à partir d’événements singuliers qui se produisent dans un contexte en deçà du champ théorique de la conscience, celui du plaisir[5] ». On peut se demander si, au-delà du principe de l’expérience de satisfaction, il n’en va pas de même avec le déplaisir ou l’inconfort de l’œuvre.

Une expérience personnelle dont on trouve l’expression dans les œuvres in situ présentes au moment de l’inauguration du réservoir culturel de la Collection Pinault. La sculpture Seated Artist, autoportrait hyperréaliste de Duane Hanson, donne à voir la posture de l’artiste en proie au doute désabusé et au sentiment d’impuissance devant l’état du monde alors que la souris animatronique de Ryan Gander est prisonnière de sa boucle existentielle. La quasi absence de titre (I… I… I… ) signe le trou creusé dans le mur ou la béance de l’improbable rencontre aux portes de l’ascenseur. Une inquiétante étrangeté que renforce la présence dérangeante des pigeons empaillés de Maurizio Cattelan, laissant planer la menace hitchcockienne d’un humour que le maître n’aurait pas désavoué. Une succession d’expériences hallucinatoires et de rencontres ratées avec la réalité où la réactivation tragique du désir du spectateur est le résultat d’une identification à un objet autre dont l’existence lui échappe.

L’inquiétante étrangeté à l’œuvre

Pour rappel, l’Unheimliche est « cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier[6] ». Cette résurgence du passé, glissement dans le présent et d’un inconscient vers le conscient, tient son inquiétude de son lien intime avec le familier. La réduire à des expériences extrêmes et exceptionnelles serait ignorer le rôle central du Heim, lieu confortable et sécurisant. Toute distanciation, toute rupture inévitable avec ce familier antérieur initie une rencontre avec l’inimaginable et l’insaisissable. Une secousse qui fait ou tente de faire retour sur un assimilable. L’Unheimliche ne peut s’introduire que sur la base d’une expérience propre, centrée sur soi-même. Tout comme il est impossible de se la représenter « sans quelque chose de fantomatique, une étrangeté donnée pour dissoudre toutes les certitudes de l’intensité d’un Moi ». C’est en cela qu’elle institue la relation entre l’œuvre et l’Autre. Sous-jacente à la pratique artistique, par l’incitation à l’origine de la création, elle s’y reflète par destination dans une « expérience la plus et la moins subjective, l’“évènement“ le plus et le moins autobiographique[7] ».

Freud est peu prompt à évoquer l’esthétique dont « les mouvements émotifs […], inhibés quant aux buts, assourdis, affaiblis, dépendant de la constellation des faits qui les accompagnent, forment pour la plupart la trame ». Sauf à traiter d’un à côté qui touche « à ces restes d’activité psychique animiste » d’une « antique conception du monde » au « narcissisme illimité ». Si « nous nous comportons en général avec une passivité uniforme » face au vécu, nous présentons pour le créatif « une malléabilité particulière ; par l’état d’esprit dans lequel il nous plonge, par les attentes qu’il suscite en nous, il peut détourner nos processus affectifs d’un certain enchaînement et les orienter vers un autre[8] ». Aussi, le concept reste allusif et souterrain et ne tire son importance que par sa situation à l’un des nœuds d’articulation de la théorie. La deuxième topique fait ici défaut et c’est à la lumière du post-freudisme qu’il nous faut poursuivre son élaboration.

C’est vers l’inquiétance (Unheimlichkeit) de Heidegger qu’il nous faut nous tourner pour mesurer ce qui représente pour lui le caractère fondamental de notre être dans le monde : « Dans l’angoisse on se sent “étranger“. C’est là l’expression immédiate de l’indétermination particulière où se sent plongé le Dasein en proie à l’angoisse : le rien et nulle part ; mais si l’étrangeté a aussi le sens d’être chassé de chez soi […] la familiarité tombe en miettes. […] Le Dasein est esseulé mais l’est cependant en tant qu’être-au-monde. L’être-au prend le “mode“ existential du pas-chez-soi. Parler d’“étrangeté“ ne veut rien dire d’autre. » Point de vue d’autant plus radical qu’il avance que « l’être-au-monde en tranquille familiarité est un mode de l’étrangeté du Dasein » et que l’Unheimlichkeit doit « se concevoir sur le plan ontologique existential comme phénomène plus original[9] ».

Une conception loin de s’inscrire en faux contre le phénomène automatique que Freud décrit comme un signal d’alarme et doit être tenu pour « un produit de l’état de détresse psychique du nourrisson » comme « contrepartie de son état de détresse biologique[10] ». Mais cette angoisse ne saurait être sans objet pour Lacan. Un objet paradoxal entre angoisse et désir qui fait son apparition à la place vide de la castration et représente le « manque du manque » : l’objet-a. Le foyer de l’extime, que serait le Heim en tant que désir de l’Autre, implique que « mon désir […] entre dans l’antre où il est attendu de toute éternité sous la forme de l’objet que je suis, en tant qu’il m’exile de ma subjectivité[11] ». Son manque (Unheim) serait à prendre comme une perte de repères, l’abolition de la frontière entre le Moi et l’Autre exposant au risque d’une jouissance dévastatrice. Image spéculaire et image du double qui révèlent la non-autonomie du sujet et lui fait éprouver son état d’objet. Une figure de l’entre-deux que Derrida qualifie d’indécidabilité, proche du paradoxe étymologique inhérent aux mots originaires[12] « par les paradoxes du double et de la répétition, l’effacement de la limite entre “l’imagination“ et la “réalité“, le “symbole“ et le “symbolisé“ […], les considérations sur le double sens du mot[13] ». Un hymen comme « loi inquiétante » entre langage littéraire et langage référentiel où résiderait la vérité de la littérature et de l’art en général.

Une distance entre mot et chose que l’on retrouve chez Pierre Fédida : « Le dessin entretient avec le langage une bien étrange affinité, puisqu’il dispose du pouvoir de le faire entrer en crise, à l’abandon de la banalité. Mais cela n’est pas vraiment mystérieux si on se rappelle que le poète est toujours celui qui laisse se recueillir le dessin des choses dans l’écriture des mots au sortir du sommeil où la parole quotidienne de la langue les tient. Cela peut s’appeler activité poétique de métaphore si cette expression convient pour désigner l’espace que la parole engendre pour prendre résonance de ce qu’elle voit, de ce qu’elle touche, de ce qu’elle sent. Alors que le langage est menacé par l’emprise de la vue, il ne se soustrait à la menace de cette emprise que par le pouvoir des mots à disposer de la magie des transformations d’une sensation en une autre, non par jeu de correspondances mais par résonance.[14] » Un dessaisissement qu’il emprunte au saut dans la question de Maurice Blanchot, cette liberté de l’être qui questionne et renvoie à son ambiguïté : « La question la plus profonde est telle qu’elle ne permet pas qu’on l’entende ; on peut seulement la répéter, la réfléchir sur un plan où elle n’est pas résolue, mais dissoute, renvoyée au vide d’où elle a surgi. C’est là sa solution : elle se dissipe dans le langage même qui la comprend.[15] »

L’ombilic de l’art

Si le langage fait ici retour, c’est par le spectre du fantasme centré sur le registre du préconscient comme instance médiatrice. De la plus primitive à la plus maîtrisée, la re-création du délire, faisant barrage, peut être objet d’étude mais non d’échange là où, pour l’œuvre d’art, elle est à même de circuler et de passer à la culture. Des fantasmes originels il en est un central et organisateur de la toute puissance créatrice[16]. Ce fantasme universel de l’enfant créateur de ses objets et du monde où il vit, bien que nous y renoncions, laisse une trace nostalgique. Le besoin de créer, l’acte créateur en soi, procède de la puissance de ce fantasme d’engendrement. Pour les kleiniens, il serait un acte de réparation faisant suite au fantasme de destruction du sein maternel. Pour Paul-Claude Racamier, le fantasme de création n’a pas besoin de destruction pour vivre, il existe en soi. L’artiste n’aurait de cesse de vérifier qu’il est l’inventeur d’un monde qui existait déjà.

L’œuvre d’art ne serait pas une exhibition de l’inconscient de l’artiste, les fantasmes inconscients de l’artiste ne passant que dans les contenus formels des œuvres. C’est dans ce qu’ils ont d’universel qu’ils se transposent et filtrent dans son Œuvre. Entre inventé et pré-existant, on retrouve dans l’acte de création, avec toute sa puissance et sa fécondité, toute l’ambiguïté des fantasmes originaires de la matrice organisante du conflit œdipien. Mais c’est bien une autre scène qui est mise en lumière. Celle d’un « conflit originaire » (conflit des origines) qui « préside à la constitution du moi, du monde et de la réalité ». « Ainsi l’artiste apparaît-il doublement utile et doublement enviable : il purge ses passions ou ses fantasmes en nous permettant par procuration de purger les nôtres ; en recréant son monde il recrée le nôtre, comme nous aimerions, une fois encore, l’inventer…[17] »

Le créatif entretient une ambition vivace d’être l’inventeur du monde et de soi-même. Un fantasme d’auto-engendrement qui participe d’une formation psychique fondamentale et institue le sujet comme co-créateur de sa vie. Une énergie psychique qui peut s’avérer néfaste, négative lorsqu’elle fait rage dans le Moi. D’où l’importance d’expulser par l’agir une partie de la vie psychique et la faire agir au dehors pour en verrouiller les issues. « Clivages et dénis ne tiennent la route que s’ils sont soumis à l’extr-agir.[18] » Une tendance interactive irrésistiblement agie dans les deuils expulsés. L’expression artistique serait-elle l’expression d’un deuil non fait, en latence ? Un deuil d’une importance cruciale pour notre vie psychique, sans lequel aucune séparation ne serait possible ultérieurement ?

Heidegger affirme que la temporalité authentique advient quand le Dasein prend conscience de sa propre existence. Avec les mots de Freud cette acception donne : « S’il nous est permis d’admettre, comme une expérience ne connaissant pas d’exception, que tout ce qui est vivant meurt pour des raisons internes […], alors nous ne pouvons que dire : le but de toute vie est la mort.[19] » L’art y trouverait-il son intention ? Au-delà de l’idée de mort, de peur de la mort, énoncerait-il autre chose ? Maurice Blanchot semble soutenir l’idée d’une angoisse déconcertante fruit d’une rencontre hors langage avec quelque chose qui ne peut être symbolisé : « Si la nuit, soudain, est mise en doute, alors il n’y a plus ni jour ni nuit, il n’y a plus qu’une lumière vague , crépusculaire […]. L’existence est interminable […], nous ne savons si nous en sommes exclus […] ou à jamais enfermés.[20] » En fin de compte, l’art n’est peut-être qu’un linceul, un voile d’acceptabilité qui recouvre l’insoutenable vérité d’un interdit ou d’un tabou. Il marquerait la résurgence compulsive du conflit des origines, entre désir d’unisson et tendance à la croissance. Un conflit qui nécessite un interdit intériorisé pour qu’il y ait, métapsychologiquement parlant, conflit psychique. Interdit qui prend chez Paul-Claude Racamier la forme du « tabou de la confusion des êtres ». Une organisation foncièrement ambiguë du temps du « deuil originaire » de l’antœdipe, prélude à l’œdipe, qui oscille entre assiette narcissique et fol orgueil.

« Aie à l’esprit, à la pensée que tu meurs… »

L’œuvre d’art serait de nature, ou par nature, morte. Un statut qui va bien au-delà de « la décision fondamentale de choisir comme sujet et d’organiser en une entité plastique un groupe d’objets » et du dessein de l’artiste « de nous imposer son émotion poétique devant la beauté qu’il a entrevue dans ces objets et leur assemblage.[21] » Elle relève, surtout du memento mori, de la vanité insolente d’un Damien Hirst, de la vacuité des passions qui se cache derrière l’illusion de la mimésis. Quelle gourmandise inavouable se profile derrière le panier de fraises de Jean Siméon Chardin ? N’est-on pas en présence d’une pornographie alimentaire d’un capitalisme noble[22] ? Du Caravage à Wolfgang Tillmans, les scènes de vie figées signent la mise à mort de l’artiste par son récit. Il est le narrateur solitaire, victime d’une passion blanche et indolore, dont les gestes « qui étriquent la mémoire et la congédient […] ont rendu tout récit dérisoire, comme si raconter devrait être revivre ce qui, peut-être, ne fut jamais vécu ». Le spectateur devenu, par sa lecture, voyeur invisible d’un monde qui « ne tient plus que par la seule géométrie du rapport des objets entre eux », subit le même sort.

C’est ainsi que Pierre Fédida conçoit le vide qui advient lorsque les objets ne sont plus portés par un récit. Il est le contraire de la mort, « La mort remplit. ». Le vide est « l’incapacité de constituer l’espace en un temps de l’absence » du psychisme dans sa forme la plus archaïque alors que « l‘absence est fondatrice du temps de la narration ». Œuvrer à l’art consiste dans l’instauration d’une scène imaginaire dont le narrateur, double devenu amnésique de soi, « impose l’ordre de la narration et régit l’économie du vide ». L’explicite, le dit de l’œuvre, ne serait autre que « l’affirmation dénégative du non-dit » et la création artistique cet art de bien mourir (ars moriendi) qui relève d’une éthique et participe d’une ascèse. Une métaphore dépressive du vide, d’une mort impossible, où parler du deuil est faire l’essai de sa propre mise à mort, comme ce par quoi on en sort. Ce que Pierre Fédida appelle en conséquence dépression « se définit par une position économique qui concerne une organisation narcissique du vide […] qui ressemble à une “simulation“ de la mort pour se protéger de la mort ». Un déterminisme qu’il considère propre à « l’inaltérabilité topique de la psyché » où le deuil, avant de se concevoir comme un travail, vise à protéger l’endeuillé contre sa propre destruction.

L’angoisse de mort, qui a partie liée avec l’angoisse de castration, pose la question d’un reste indestructible et résistant à la séparation. L’œuvre d’art qui s’expose est la relique qui donne droit à une visibilité du caché. Le reliquat est étranger à l’idée de valeur objective qu’on pourrait reconnaître à l’objet. Il ne tire sa valeur que dans « le jeu de sens introduit dans les contraires[23] » des deux significations opposées que représente le tabou : « […] d’un côté, celle de sacré, consacré et de l’autre celle d’inquiétant, de dangereux, d’interdit, d’impur…[24] » L’acte de contrition adopte cette prédilection du rêve à concentrer en une unité les oppositions. Mieux, « il s’octroie la liberté de présenter n’importe quel élément au moyen de son opposé-quant-au-souhait, de sorte que d’emblée on ne sait d’aucun élément susceptible d’avoir un contraire s’il est contenu positivement ou négativement […][25] ». Une affirmation que Freud reprend pour introduire « Du sens opposé des mots originaires » (1910). Cette abstraction de la négation que représentent le travail du rêve, du deuil ou de création serait à rapprocher de la « langue égyptienne, cette unique relique d’un monde primitif » selon les propres termes de Karl Abel dont Freud s’inspire. Écrire, c’est dessiner. L’écriture et le dessin ne font qu’un. Dessiner, c’est écrire dans une langue étrangère, s’exprimer dans un corps étranger. « Les images ne proviennent pas de l’imagination. Elles poussent comme des mauvaises herbes dans les champs de l’invisible.[26] » L’activité artistique est, à l’image de la dépression, une figure du corps dont nous devons prendre en considération l’étrange séduction imaginaire exercée par la répétition de l’absent.

Le geste du fantasme

L’agir qui nous concerne ici relève de l’agir dépressif[27] développé par Pierre Fédida. L’acte serait le geste qui a le pouvoir de rompre, de séparer et de ré-engendrer le projet d’un agir. Il est engagé dans le dit qui institue la rupture temporelle de décision, en-deçà duquel se raconte la mise en acte (acting) frappée du non-dit. L’acting, engagé dans la répétition du retour du refoulé, ne pré-figure qu’une forme soustraite à la symbolisation sur le mode d’une pulsion en acte. L’acte du dit accueille dans la parole cette prégénitalité du faire pour exprimer un idéal asymptomatique. Un génital dont Pierre Fédida interroge le caractère sexuel, émettant l’hypothèse d’une génitalité dont le pouvoir de fondement se conçoit de cette négativité qui donne à entendre la castration.

C’est en cela que le geste graphique est un processus de deuil. Le trait est le projectile du mouvement du tracé qui joint aux enjeux du faire voir ceux du jeter. La trace graphique n’est que le témoin d’un geste essentiel et éphémère qui meurt pour que survive la trace. La vérité du moyen d’expression tient dans cet instant spatial, cet espace spéculaire de l’acte de jeter et de détacher de la sub-jectivité[28]. Un geste graphique que Serge Tisseron assimile à un fantasme dépressif[29] : « le deuil, par l’objet, du sujet lui-même » à l’endroit où le jeu de la bobine concerne le « deuil, par le sujet, de l’objet ». Si dans la relation d’abandon la possibilité de la représentation de l’absence est mise à l’épreuve de l’agressivité de l’objet, le jet graphique représenterait, dans le temps de l’inscription, les stigmates infligées par la séparation à l’objet. Le tracé porte la représentation de la fin de l’unité duelle qui incomberait à la mère. « La tentative d’élaborer le fantasme de la blessure maternelle » répondrait au double objectif d’identification à l’objet incorporé et d’identification à la douleur qui lui est prêtée. Le je qui souffre et s’accuse n’est pas le sujet lui-même, mais l’objet perdu placé en lui. Le complexe se pose en alternative à la dépression. « […] l’amour pour l’objet, qui ne peut être abandonné tandis que l’objet lui-même a été abandonné, s’est réfugié dans l’identification narcissique[30] » et c’est la haine qui entre en action.

Freud pose alors la question de savoir si l’homme peut « faire dériver ses pulsions agressives vers des voies constructives[31] ». Le lien intime, apparemment sans limite, sous-tend la nostalgie d’une illusoire présence éternelle. Ce sentiment océanique qu’il évoque pour la première fois dans L’avenir d’une illusion (1927) « émane d’un stade de développement de l’enfant où la délimitation du Moi d’avec le monde extérieur est encore incertaine, où un lien relie l’enfant à son environnement immédiat, particulièrement à sa mère[32] ». Cette fonction narcissique du Moi, qui va jusqu’à inclure l’amour du monde, renvoie au sentiment qui émerge des brouillards de Turner, déferle du bleu monochrome de Klein et engloutit le spectateur devant les eaux profondes de Monet. Il est le voile par excellence d’un moment où la question de l’altérité est la plus radicalement posée. « Et quand, à partir de là le langage est élaboré par le sujet, […] lorsque quelque chose vient à s’organiser, […] quelque chose d’autre vient à se réaliser et ce qui se produit dans cette béance, c’est une trouvaille. La trouvaille est certes une solution et aussi une surprise, mais elle est aussi une retrouvaille, toujours d’ailleurs prête à se dérober à nouveau[33] ». L’inertie du réel est le point intérieur de fixité et de terreur subjective, l’immobilité silencieuse et retirée qui ressaisit le pouvoir de ré-engendrer l’irreprésentable. Il situe les limites du langage et le vide de la représentation dont il cherche à présentifier l’ex-sistence de l’Autre jouissance. « Nul de crée, qui n’associe une part de déni à une somme de deuil.[34] » Le deuil originaire de toute puissance qui reconnaît implicitement l’acte de re-création et de re-découverte mais ne parvient pas à se départir d’« élever au rang de Chose un objet[35] ».

Vincent Caplier – Avril 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Action qui se réalise par une performativité au sens de Richard Schechner (Performance Studies : an introduction, 2002) qui étend le concept à tout le champ du réel convoquant les idées sur le jeu et le rituel (Durkheim, Winnicott…). Il reprend à ce titre l’argument de Victor Turner (Le phénomène rituel) qu’il cite : « […] quoiqu’il tourne pour ainsi dire dans le vide, le jeu nous révèle […] la possibilité de changer nos objectifs et, par conséquent, de restructurer différemment ce que notre culture appelle réalité ».

[2] « Pour qu’il y ait des régimes objectifs de la connaissance, de la pensée, de l’action, de la mémoire, de la volonté, de l’intention, de la perception, de la proprioception, du désir ou de tout rapport actif à des objets, il faut que ces objets soient aussi d’emblée des choses seules : leur multiplicité est impossible sans la solitude exclusive de chacun. » Tristan Garcia, Forme et objet, un traité des choses, 2011.

[3] Ibid.

[4] Jacques Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », Écrits, 1966.

[5] Alexandra Renault, Le sujet de l’expérience chez Freud, 2003.

[6] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté, 1919.

[7] Nicholas Royle, The Uncanny, 2003.

[8] Sigmund Freud, op. cit.

[9] Martin Heidegger, Être et Temps, 1927.

[10] Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, 1926.

[11] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre X : L’angoisse, 1963.

[12] Derrida fait un rapprochement entre l’étude Sur le sens opposé des mots originaires (Freud, 1910) et le développement étymologique de L’inquiétante étrangeté (Freud, 1919).

[13] Jacques Derrida, La double séance, 1971.

[14] Pierre Fédida, Du rêve au langage, 1985.

[15] Maurice Blanchot, L’Entretien infini, 1969.

[16] La scène primitive constitue pour Freud un évènement qui peut-être de l’ordre du mythe mais d’ores et déjà présent avant tout signification apportée après-coup. Une compréhension par l’enfant qui trouverait son appui « dans ses propres expériences corporelles préœdipiennes avec sa mère et dans les désirs qui en résultent » pour Ruth Mack Brunswick (The preœdipal phase of thé libido développent, 1940). Le concept de fantasme d’auto-engendrement de Paul-Claude Racamier, fantasme-anti-fantasmes originaires, se résumerait ainsi au fait d’être soi-même scène originaire.

[17] Paul-Claude Racamier, Sur la fonction du fantasme dans la création artistique et dans la psychose, 1992.

[18] Paul-Claude Racamier, Cortège conceptuel, 1993.

[19] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920.

[20] Maurice Blanchot, La part du feu, 1949.

[21] Charles Sterling, La Nature morte de l’Antiquité au xxe siècle, 1952.

[22] La pornographie alimentaire ou food porn est une représentation visuelle de préparation de repas ou de plat à la manière des photographies « sexy » ou pornographiques. Pour Charles Sterling, « Il est clair que les natures mortes hellénistiques et romaines qui représentaient des mets prêts à être consommés comportaient une allusion épicurienne » (Op. cit.). Le retour de l’intérêt pour le monde matériel et quotidien dans les arts aux XVIe et du XVIIe siècles s’inscrit dans l’héritage de l’Antiquité gréco-romaine et le développement capitaliste.

[23] Pierre Fédida, L’absence, 1978.

[24] Sigmund Freud, Totem et tabou, 1913.

[25] Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, 1900.

[26] Etel Adnan, Surgir, 2018.

[27] Pierre Fédida, op. cit., 1978.

[28] Francis Ponge, La fabrique du pré, 1971.

[29] Serge Tisseron, Le dessein du dessin : geste graphique et processus de deuil, 1984.

[30] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917.

[31] Sigmund Freud, lettre à Romain Rolland, 4 mars 1923.

[32] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930.

[33] Claude This, Sentiment océanique, lien d’amour et coupure signifiante, 1978.

[34] Paul-Claude Racamier, Le génie des origines, 1992.

[35] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII : L’éthique de la psychanalyse, 1960.

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La Généalogie de la morale – Une généalogie du Moi

Friedrich NietzscheLa Généalogie de la morale, Avant-propos

Préface Nicolas Koreicho

Georg Janny, Spielende Nymphen (Scène sous-marine de nymphes jouant), 1920

Est-ce que nous devons considérer l’absence de connaissance de soi, telle que le philosophe peut vouloir l’affirmer, comme une absence établie et définitive ? Évidemment non. Il ne peut s’agir dans cette ignorance à combler que d’accepter que cette connaissance soit à la fois un processus, certes complexe, et une intention, sans doute aliénée, et un désir, immanquablement insatisfait. Cependant, ainsi que le manifeste Antonin Artaud, il peut y avoir une motivation inconsciente délétère à se considérer comme, dans certain domaine, dissocié, en même temps qu’une distanciation vis-à-vis de notre destinée peut être salutaire :
« J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi[1] ».
Cela peut nous conduire à démontrer, en fonction de lois, de systèmes et de territoires psychiques, où bien souvent « les mots ont peur[2] », qu’il va s’agir de préciser la manière dont nous pouvons reprendre les rênes de notre propre Moi, en tant qu’il doit être fondé sur une certaine cohérence, comporter certaines valeurs, et s’appuyer sur certains principes.
Dans la 2ème topique (Ça, Moi, Surmoi), Freud distingue un principe mortifère, le principe de répétition, différant absolument de reproductibilités fécondes, particulièrement concernant le concept de sublimation, selon que le premier est fondamentalement dépendant du dysfonctionnement de la personnalité, dans la mesure où celui-ci empêche l’évolution et la connaissance de soi et du monde. Il en est ainsi des passions et de l’ignorance, lesquelles, depuis Platon jusqu’aux Lumières, hypothèquent gravement la liberté de l’homme et, donc, en premier lieu, ses possibilités d’accession à la constitution de son Moi.
La condition fondamentale pour établir cette occurrence, unique, de notre histoire et de la manière dont nous pouvons considérer, précisément analysée, la temporalité, réelle et psychique – maîtrisée, différenciée, répartie par soi –, de notre biographie, se trouve dans la coïncidence choisie entre un passé relativisé et un futur non totalement destiné.
De cette manière, nous avons une chance, unique elle aussi, d’apprivoiser en bonne intellection, si possible bien représentée, percepts, affects et concepts, nous concernant, s’agissant de notre place en ce monde.

Nicolas Koreicho – Avril 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Avant-propos[3]

1.

Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes : et il y a une bonne raison pour cela. Nous ne nous sommes jamais cherchés — comment donc se pourrait-il que nous nous découvrions un jour ? On a dit justement : « Là où est votre trésor, là aussi est votre cœur » ; et notre trésor est là où bourdonnent les ruches de notre connaissance. C’est vers ces ruches que nous sommes sans cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui butinent le miel de l’esprit, et, en somme, nous n’avons à cœur qu’une seule chose — « rapporter » quelque butin. En dehors de cela, pour ce qui concerne la vie et ce qu’on appelle ces « événements » — qui de nous sérieusement s’en préoccupe ? Qui a le temps de s’en préoccuper ? Pour de telles affaires jamais, je le crains, nous ne sommes vraiment « à notre affaire » ; nous n’y avons pas notre cœur, — ni même notre oreille ! Mais plutôt, de même qu’un homme divinement distrait, absorbé en lui-même, aux oreilles de qui l’horloge vient de sonner, avec rage, ses douze coups de midi, s’éveille en sursaut et s’écrie : « Quelle heure vient-il donc de sonner ? » de même, nous aussi, nous nous frottons parfois les oreilles après coup et nous nous demandons, tout étonnés, tout confus : « Que nous est-il donc arrivé ? » Mieux encore : « Qui donc sommes-nous en dernière analyse ? » Et nous les recomptons ensuite, les douze coups d’horloge, encore frémissants de notre passé, de notre vie, de notre être — hélas ! et nous nous trompons dans notre compte… C’est que fatalement nous nous demeurons étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, il faut que nous nous confondions avec d’autres, nous sommes éternellement condamnés à subir cette loi : « Chacun est le plus étranger à soi-même », — à l’égard de nous-mêmes nous ne sommes point de ceux qui « cherchent la connaissance »…

Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, 1887.

Texte intégral, traduction par Henri Albert :
https://fr.wikisource.org/wiki/La_G%C3%A9n%C3%A9alogie_de_la_morale


[1] Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes, 1925. Cité dans La question des limites en psychanalyse, octobre 2021 afin d’instituer le danger qui se trouve dans le défaut de perception des limites.

[2] Paul Verlaine, Parfums, couleurs, systèmes, lois, in Sagesse, 1902.

[3] Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, Avant-propos 1 (sur 8), 1887.

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Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II

Guy Decroix – Avril 2023                                              

Illustration pour la pièce de théâtre « Rhinocéros » de Ionesco jouée au nouveau cabaret d’Okan Bayülgen

   

« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat »
Hannah Arendt, La crise de l’éducation extrait de la crise de la culture

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – Partie II

Sommaire

            Avant-propos

          I Retentissements de l’idéologie sur le sujet et la société

  1. L’université
  2. Les institutions
  3. La culture
  4. Les médias et l’art
  5. Les entreprises
  6. La politique
  7. La « théorie du genre »

          II Approche psychopathologique psychanalytique

  1. Une faille narcissique
  2. Une orientation obsessionnelle et narcissique
  3. Couple masochiste-paranoïaque

           III En guise de conclusion : Une maladie de la modernité

Avant-propos

La « culture woke » et la « cancel culture » sont des oxymores dans la mesure où elles œuvrent à saper les fondations culturelles telles que la langue, le Droit, le patrimoine, les arts et traditions.
Le sujet est affecté dans son économie psychique, par ce mouvement idéologique identitaire qui éradique l’Histoire, essentielle pour l’élaboration du sujet et de la civilisation. « De tous les besoins de l’âme humaine… le plus vital qui soit est le besoin du passé et de sa transmission[1] » nous rappelle Simone Weil.
Pour Bérénice Levet[2], cette Histoire n’était déjà plus transmise depuis longtemps au nom de la liberté, jetant les individus dans un vide identitaire, où se sont engouffré toutes les identités singulières, « Ils se sont fait dévots, de peur de n’être rien » disait Voltaire à d’Alembert. Ainsi, chacun s’est fait femme, trans, noir, musulman.
L’usage actuel du signifiant « identité », pourrait être réduit à un sens politique comme le fait remarquer
Clotilde Leguil[3] et tendrait ce faisant à faire disparaître les identifications qui impliquent la dimension du sujet d’une part, et un risque de soumission au discours de la foule, évoqué par Freud[4] d’autre part. Le discours d’un « nous » communautaire, de genre, de sexe, de religion, de culture serait une réponse à l’angoisse de l’uniformisation des mœurs comme le fait remarquer l’auteur, mais on assisterait alors à une forclusion du « je » comme acte de parole. Alors sur le divan, émergent des récits d’exclusion, d’agressions, de conflagrations, d’effacement des repères et limites, de perte de repères dans les familles où les relations amicales se clivent en raison de discordances de valeurs. De nouvelles pathologies juvéniles telles les addictions, scarifications, errance subjective, et de nouveaux habits de la demande dans la question de changement de sexe, ne sont pas sans lien avec ces idéologies identitaires développées et amplifiées par les réseaux sociaux. On assiste à une sorte de contagion virale à l’instar de l’hystérie du dix-neuvième siècle. Roland Gori[5] avance l’hypothèse que nous sommes devenus les nouveaux esclaves des actuelles technologies d’un post-modernisme où l’exploitation est désormais remplacée par l’addiction. La haine, la fragilité d’un moi souvent exhibé, s’invitent dans le cabinet du psychanalyste à qui on demande réparation. L’expérience de l’analyse devrait faciliter le dépassement de ce narcissisme par une dimension symbolique, le sujet de l’inconscient.
De surcroît notre société est tentée par l’isolement, l’espace sûr (safe space) d’un entre nous où l’on fuit l’altérité, le jugement, l’attitude jugée offensante pour des minorités ethniques, sexuelles. Forme de ségrégation peu « inclusive » et fraternelle. Aux États-Unis beaucoup recherchent un analyste inclusif, porteur du même vécu ou sensibilisé aux questions liées aux noirs, femmes, gays ou musulmans… De plus en plus de patients sont en quête d’un thérapeute qui leur ressemble. Rechercher un frère, une sœur, un coreligionnaire, dans une logique communautaire, sans doute pour éviter l’altérité et les méandres du désir est pure illusion, car le désir qui est du registre de la métonymie, se soucie peu de la sociologie et « court comme le furet » disait Lacan.
Enfin cette nouvelle idéologie affecte les rapports entre les générations. Dans un article du journal le Monde, « Quand les étudiants déboulonnent Godard, Koltès ou Tchekhov[6] », la parole des enseignants est remise en question. Pour certains étudiants, « Les professeurs aurait besoin d’une mise à niveau » au prétexte que l’un d’eux aurait confondu « transsexualité » et « transidentité », lors de la présentation par un étudiant d’un jeune trans. Émergence d’étudiants vigiles de la bien-pensance.
La société est également contaminée dans ses différents secteurs, par le pouvoir à l’œuvre du mouvement woke et la « culture de l’annulation » (cancel culture) qui pénètre toutes les sphères, par le prisme des identités particulières et victimaires dans l’espace public. Le wokisme apparaît comme une utopie anti-européenne née de la volonté d’éradiquer le passé des « privilèges » de l’ancien monde et qui s’exprime dans son anhistorisme. Si le marxisme pénétrait hier les sphères intellectuelles, aujourd’hui les élites économiques culturelles et politiques se convertissent au marché et au wokisme. Pour Jacques Julliard[7], nous assistons à une troisième glaciation, qui vise à combler un certain vide idéologique après les faillites du stalinisme et du maoïsme.

          I Retentissements de l’idéologie sur le sujet et la société

1. L’université

« Les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires »
Georges Orwell

Classiquement, l’université demeure l’épicentre des turbulences d’étudiants, jeunes, inexpérimentés à la complexité de la vie et prompts à s’enflammer et se radicaliser pour toute cause. Elle était traditionnellement le lieu de la disputation, de la recherche procédant par réfutations successives comme l’a démontré Popper, de l’échange d’arguments pour tendre vers une vérité objective et une transmission de la culture, opposée à la religion et à la magie qui n’est pas une science (épistémè) mais une technique (technè). Or, le wokisme, infiltré dans l’université apparait pour Jean François Braustein[8] plus comme une religion sectaire prosélyte qu’une idéologie. Nous retiendrons la religiosité plutôt qu’une nouvelle religion faute de perspective de salut. Dans une émission de France Culture, Jean François Braustein[9] professeur émérite, rapporte sans risque pour sa carrière, que « l’université est prise en main par les militants… et ne transmet plus notre héritage culturel » et de citer l’annulation d’un séminaire à Paris 1 « l’énigme du transsexualisme » au motif que l’énigme renvoie à curieux et transsexualisme ramène au sexe. Dans le même registre, autre annulation à Sciences Po de deux séminaires « Biologie, évolution et genre », sur la théorie de l’évolution, pour une approche biologique de la différence des sexes. « J’ai compris » dit l’enseignant Leonardo Orlando[10] « que Darwin est tabou, y compris à Sciences Po ».  Sous la pression de l’Europe, l’université et les grandes écoles doivent proposer des formations, sur le racisme, les mouvements LGBT+, le handicap, les violences sexistes et sexuelles, les orientations sexuelles et identité de genre, consignées dans un « Kit de prévention des discriminations de l’enseignement supérieur » de décembre 2021, rédigé en écriture inclusive.
Précisons que cette « religion » de l’ultra calvinisme ne connaît pas le pardon, le salut pour « le blanc ». Xavier-Laurent Salvador[11] maître de conférence à Paris 13, habilité à diriger des recherches en ancien français, note qu’en 2000 aucune thèse ne référait aux notions de genre et de race. En 2022, la théorie de la race et du genre avec 40% des thèses devient un fondement de l’université en tant qu’elle use de grille de lecture pour toutes les disciplines, à l’image des « studies », mouvement de rébellion contre toute domination de race, de sexe, de « blanchité ». En revanche ces grilles de lecture ne seront pas appliquées à d’autres sociétés que l’Occident.
Certains universitaires rejoignent ce courant dominant et s’investissent dans « le Moyen Âge transgenre » ou la « sexualité queer de William Shakespeare ».
Le colloque récent à la Sorbonne « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » aura mis en lumière les dérives du wokisme. On aura noté une négation revendiquée des critères de rationalité (respect des faits et sources, argumentation et interprétation cohérente), une mise en cause de la biologie, où rappeler l’évidence de deux sexes est réactionnaire, ouvrant ainsi le débat au profit du ressenti et de l’identité. Dans ce contexte, la rationalité est renvoyée à « l’a priori » blanc et occidental. L’entreprise de déconstruction obnubilée par le genre, pointe « Les Lumières » prétendument responsables de la colonisation. A ce titre il faut « décoloniser la lumière » (sic). Les mathématiques genrées, marquées par la masculinité, racistes, également à décoloniser conduisent à faire fi de l’exactitude des résultats en mathématique. On assiste, en dernière instance, au retour d’autres préjugés racistes : aux blancs, la raison et l’esprit scientifique, aux autres, le sentiment et l’authenticité. Seules les vérités subjectives existent dans cette dictature du ressenti, de cette idéologie de la toute-puissance du « ressentisme », qui en se substituant au réel se soustrait à toute réfutabilité. Dans cette philosophie de la connaissance, la logique est toujours raciste. Le savoir n’assurerait plus désormais un référent commun de nature à étayer le lien social.
Le radicalisme de ce mouvement en France exerce une censure sauvage : Alain Finkielkraut invité à Sciences Po pour une conférence intitulée « Modernité, héritage et progrès » aura subi les pressions d’un groupe « antiraciste ». Cette conférence aura été annulée et reprogrammée rue de l’université sous haute protection policière ; Sylviane Agacinski, connue pour son opposition « au marché de la personne humaine » devait intervenir dans le cadre d’une conférence-débat parmi d’autres universitaires à Bordeaux, sur le thème de la « reproductivité » de l’être humain. De violentes menaces l’ont conduit à l’annulation de cet événement. 
Depuis 2021, les étudiants de Sciences Po Poitiers peuvent suivre des cours de sociologie de la race tels les principes du constructivisme racial, la blanchité de l’hégémonie raciale. « Nous voulons un pluralisme dans les enseignements et nous y veillons[12] » déclare l’école.
L’Institut d’études politiques de Lyon organise pour la 3e année une semaine obligatoire et sanctionnée « Genre et inclusion sociale » sous forme de cours et ateliers. La commission scientifique de Sciences Po Lyon a attribué en février dernier le prix du mémoire pour un travail intitulé « Quitte à être mère autant être lesbienne », et le sujet de partiel de janvier était ainsi rédigé : « Les citoyen.nes.s ont-iels le pouvoir en démocratie ?[13]». Enseignerait-on à Sciences Po, via l’écriture inclusive et la volonté de visibilisation, confondant réel et conventions graphiques, que Enée héros troyen et Orphée poète troyen étaient des femmes et que la princesse Psyché était un homme ? Écriture inclusive, qui vient après son emploi dans les circulaires de la mairie de Paris d’être gravée dans le marbre « Conseiller.e.s et Président.e.s » pour rendre hommage aux anciens présidents du Conseil et conseillers de Paris.
Les États-Unis sont particulièrement contaminés : Mathieu Bock-Côté[14] évoque l’insurrection des étudiants de Cambridge contre la célébration du 250e anniversaire de Beethoven au motif que le compositeur de la Sonate à Kreutzer était « too pale, too mâle, too sale » (« trop blanc, trop mâle, trop rance ») ; à l’université de Minneapolis, les étudiants en médecine ne prêtent plus le serment d’Hippocrate pour soigner leur prochain, mais s’engagent à « lutter contre le privilège blanc, la binarité, et à restaurer les savoirs indigènes ».  Au Minnesota, un professeur d’histoire de l’art a été licencié, à la suite d’une plainte d’une élève offensée, pour avoir montré une peinture médiévale de Mahomet. La professeure avait laissé la possibilité aux élèves de ne pas participer à ce cours. La présidente de l’établissement précise dans un courriel que « le respect des étudiants aurait dû primer sur la liberté académique[15] ».
Dan Goodley, professeur d’étude et d’éducation sur le « validisme » demande aux handicapés de ne pas se rapprocher des normes « valides » en refusant les prothèses, afin de subvertir les normes sociales et d’échapper à « l ‘autonomie, l’indépendance et la rationalité qui sont des qualités souhaitées par le système néolibéral validiste[16] ».
La société américaine d’ornithologie rebaptise cent cinquante oiseaux, au titre de l’inclusivité, et dont les noms référaient à des personnages liés à la colonisation. (Le Monde[17]). L’apport scientifique importe peu dans ce mouvement de destruction. Faut-il rappeler que la recherche n’est pas le militantisme et que tout chercheur doit tendre vers une neutralité axiologique ?

2. Les institutions

« C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal »
Hannah Arendt

La présidence de la République Française aura nommé à la tête de toutes les institutions culturelles des personnalités aptes à promouvoir la diversité et les minorités.
La commissaire européenne à l’égalité aura prononcé une série de recommandations pour communiquer de manière plus « inclusive » et non discriminatoire, en évitant les noms de Noël (à remplacer par « période de fêtes »), Marie, (Malika and Julio sera préféré à Maria and John), les titres Mesdames et Messieurs, au profit de « chers collègues », les mots citoyen et colonisation. Étonnement, la même institution aura promu une forme de militantisme par la diffusion d’affiches illustrant « la liberté dans le Hijab ». Catalogue de la bien-pensance, mouvement intégriste, délire militant et contagieux, expression de la pulsion de mort. Paradoxe d’un mouvement qui uniformise en défendant la diversité.  Symptôme d’une société malade, éclatée en ses divers séparatismes et qui agit sur la langue en la dévoyant. Seule l’analyse individuelle exigeant temps et travail permettrait à ce jour de revivifier la langue ?

3. La culture

« Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude[18] ».
Albert Camus, 1951

Au Canada, prendre la posture du Lotus peut être perçue comme une offense à la culture indienne. Sur le campus de l’université d’Ottawa, des cours de yoga ont été récemment supprimés au titre d’une « inacceptable appropriation culturelle » et « d’une pratique non occidentale ». A remarquer qu’aucun indien n’avait protesté. Illustration d’une conception de la culture qui serait sans source d’inspiration extérieure. Le mouvement Woke ne renâcle pas à la pratique de l’autodafé à l’instar du moine Jérôme Savonarole, instaurateur d’une dictature théocratique à Florence au XVe siècle qui se manifesta à l’apogée de son pouvoir par des « bûchers des vanités » où furent brûlés livres et peintures païennes dont celle de Botticelli. 
Ainsi, Pierre Valentin[19], auteur d’une étude sur le phénomène woke pour la Fondapol relate la cérémonie organisée dans une école pour détruire des livres jugés offensants et porteurs de stéréotypes à l’égard des autochtones amérindiens. Des bandes dessinées ont été « cancellées » comme Tintin en Amérique, Astérix et les indiens, Lucky Luke. « Il ne s’agit pas d’effacer l’histoire, on essaie de la corriger » déclare la présidente de la commission des peuples autochtones. Dans une vidéo à destination des élèves on assiste à la dispersion des cendres présentées comme un engrais permettant de tourner du « négatif en positif ». Cette cérémonie pseudo religieuse de « purification par les flammes », d’incantation performative, n’est pas sans rappeler les autodafés de l’Allemagne nazie qui constituaient le symbole suprême de la mise au pas culturel. L’étude montre par ailleurs que la volonté de protéger les enfants de ces stéréotypes, de ces idées offensantes, génère une fragilité à la source d’une demande de surprotection, et que la violence deviendrait une légitime défense face à des mots qui heurteraient leur sensibilité. Il ressort de cette étude l’un des paradoxes du wokisme, à savoir la pratique de l’autodafé au nom de l’inclusion ! Ici comme ailleurs, cette notion d’inclusion est particulièrement critiquable.
En contrepoint de l’inclusivité, la nomination du « mariage pour tous » est intéressante car ce mariage s’ouvre à tous les couples quel que soit leur sexe, dans les mêmes conditions d’âge et d’obligations. Dans cette situation, le mariage n’est pas inclusif au sens d’une inclusion des homosexuels en tant qu’homosexuels. En effet, le critère retenu de citoyenneté s’abstrait des spécificités sexuelles.

Après les Dix petits nègres d’Agatha Christie, rebaptisés en « Ils étaient dix » dans sa version française, après le retrait de Autant en emporte le vent à l’affiche du Grand Rex de Paris, après le baiser du prince à « Blanche Neige » accusé de véhiculer la culture du viol, après la requalification des collections de Charles Darwin sous la rubrique « Expéditions scientifiques colonialistes », après l’introduction d’un nouveau personnage, une magicienne trans parmi les sorciers de l’univers d’Harry Potter en réponse à l’accusation de transphobie de la part de l’auteure Joanne Rowling, une nouvelle étape est franchie avec la réécriture de Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl. Les mots de « blanc et noir », de « gros » trop « grossophobe », de « laid » par trop validistes, « homme nuage » remplacé par « monde nuage » car trop masculiniste, et des phrases entières sont réécrites, jugées offensantes. La « sensitivity reader » ou « relecteurs en sensibilité » veille à toute « discrimination » et à la promotion de l’inclusion. (Les éditions Puffin travaillent en partenariat avec L’« Inclusive minds »). Au-delà de cette forme de révisionnisme, qui prive les jeunes lecteurs de projections imaginatives par la puissance narrative des adjectifs hyperboliques utilisés, c’est une visée égalitariste qui s’impose, en pourchassant tout « ressenti de discriminations ou d’offenses » des minorités de toute nature. Notons à propos du baiser volé de Blanche-Neige, un néoféminisme plus offusqué par cette fiction, que par la réalité de mariages forcés de mineurs d’une part, et une déréalisation de type psychotique confondant l’univers imaginaire et la réalité d’autre part. Dans ce discours victimaire où tout homme est un bourreau, telle jeune fille ne risque elle pas de vivre sa féminité en devenant elle-même bourreau par identification à l’agresseur ? Dany Laferrière, académicien, pionnier de l’antiracisme, accepterait-il de débaptiser son premier roman « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. » ?  Pour Caroline Fourest[20]cette peste de la sensibilité (Rama Yade Ministre de la République se sentait « micro-agressée » par la statue de Colbert) conduit « de la police de la culture à la police de la pensée ». La dictature des ressentis s’installe s’il n’y a de vérité que subjective. Raphaël Enthoven dénonçait déjà en 2020 ces « censeurs modernes », retenus en fonction de leurs spécificités, « enfant d’immigré », bisexuel, sourd, porteuse d’hidjab, pour repérer les incohérences culturelles et stéréotypes dans les manuscrits. Ces censeurs, précisait-il, étaient « l’avant-garde de la peste identitaire ». Cette fiction aura été évoquée dans le roman d’anticipation « l’homme surnuméraire » de Patrice Jean, où le protagoniste se voit contraint d’un projet éditorial étrange, où il doit rendre les classiques conformes aux normes actuelles. Véritable crise de l’humanisme qui avait pour visée l’instruction du passé, via les professeurs intercesseurs de ce passé et l’appropriation des œuvres qui avaient perdurées par leur résonance sur les psychés singulières.
Dans le cadre des violences sexuelles au sein de l’église, la philosophe espagnole Béatrice Preciado devenue Paul Préciado propose dans Mediapart[21]« […] que l’État français retire à l’église la garde de la cathédrale de Notre-Dame à Paris et la transforme en centre d’accueil et de recherche féministe, queer, trans et antiraciste et de lutte contre les violences sexuelles ».
On ne peut que partager le malaise d’Alain Finkielkraut[22] devant le retour d’une « littérature édifiante des Saintes écritures » au service d’une idéologie de l’inclusion diversitaire.

4. Les médias et l’art

« L’inculture est propice à l’emprise et à l’expression débridée des affects et des pulsions qui ne trouvent plus les canaux de leur expression symbolique. Au risque de la désagrégation d’une barbarie nouvelle qui rend le monde insignifiant et vain » 
Jean-Pierre Le Goff

Le wokisme s’insinue également dans les œuvres par le prisme identitaire, diversitaire et minoritaire.
Le musée du Louvre s’ouvre généreusement aux questions de société : un pilier gigantesque des migrants disparus s’érige jusqu’à la pointe de la pyramide du Louvre.
Le wokisme s’empare des séries télévisées françaises. Dans « Il est elle » saison 2020 un jeune garçon sollicite l’accompagnement de ses parents dans la demande de transition qu’il souhaite accomplir. Cette pathologie rare est utilisée pour banaliser un récit légendaire sur le libre choix et la fluidité du genre.
L’actrice Aissa Maiga dans un discours teinté de racisme, à la cérémonie des Césars, déclare, ne pas pouvoir « s’empêcher de compter le nombre de noirs dans la salle ». Au début de l’occupation Tristan Bernard déclarait : « A Cannes, on bloque les comptes et on compte les Bloch ».
Autre actrice, Halle Berry renonce à jouer un rôle où elle devait interpréter un homme transgenre, fait fi de ses talents de comédienne au nom de son identité « cis », et s’excuse en ces termes : « En tant que femme cis, je comprends que je n’aurais jamais dû envisager ce rôle, et la communauté transgenre devrait avoir l’opportunité de raconter ses propres histoires[23] ». Expression de l’impossibilité de créer de l’universel. Adieu complexité des sentiments qui honorent tant d’œuvres. Flaubert écrivit Madame de Bovary sans être une femme. Demain verra la suppression de Médée et Lady Macbeth, chefs d’œuvre de nature à contrarier l’idéologie de la seule domination violente du mâle.
La traduction aux Pays-Bas par une personne blanche, des propos de la jeune poétesse afro-américaine Amanda Gorman, à l’occasion de l’investiture de Joe Biden fait polémique. Il fallait « confier cette traduction à une femme jeune et résolument noire[24] » déclare une journaliste néerlandaise. Au nom de l’appropriation culturelle chacun doit être renvoyé à son statut épidermique.
La tragédie d’Eschyle « Les suppliantes » s’est vue censurée à la Sorbonne au motif d’apologie de racisme, de colonialisme et pour utilisation de blackface, alors que cette œuvre ouvre l’opportunité d’un travail, d’une réflexion sur l’accueil des migrants. Le passé n’est plus mis à distance et la « cancel culture » voit le passé avec les lunettes du présent dans une isographie historique.
Pour avoir critiqué la jeune suédoise Greta Thunberg défendant la « cause écologique » sur une grande chaine de radio publique, Pascal Bruckner fut traité par l’un des chroniqueurs de « vieux mâle blanc occidental qui a des problèmes avec sa virilité ». On peut s’interroger sur ce rapport, sinon y voire l’importation d’une idéologie américaine où l’homme blanc est accusé entre autres de la destruction de la planète.
Une « interview [25] » d’un robot conversationnel issu de l’intelligence artificielle « ChatGPT », qui n’est pas sans convoquer de nombreux fantasmes en lien avec l’intelligence humaine, et qui ne reste qu’un modèle prédictif basé sur la statistique, s’illustre dans sa matrice idéologique concernant la théorie du genre et l’inclusivité.
Comme à l’université, une entreprise de rééducation est en marche qui exige ceux que l’on appelle les « blancs » de se renier, rappelant en cela les années sombres du fascisme des années 1930.

5. Les entreprises

« Quand un peuple n’ose plus défendre sa langue, il est mûr pour l’esclavage »
Rémy de Gourmont

Après les États-Unis et le Canada, certaines entreprises françaises sont aujourd’hui affectées. Quelques exemples.
Dans son ouvrage « La grande déraison » Douglas Murray[26] rapporte les pratiques des grandes entreprises américaines dont Google, qui fait passer des tests aux postulants, afin d’évincer tout individu qui présenterait des penchants idéologiques non conformes, en répondant à une batterie de questions relatives à la diversité sexuelle, raciale et culturelle. 
Robert Leroux[27] évoque dans son ouvrage, la suspension d’un collègue de l’université d’Ottawa, pour avoir utilisé le mot nègre dans un cours sur l’histoire de la colonisation noire et des peuples opprimés. Partant du principe que les « universités sont des reliques coloniales », il faut « déblanchir » la connaissance comme le produit d’un blanc colonial.
La marque de jouets danoise Lego a déclaré suspendre la promotion de figurines à l’effigie des policiers en solidarité à Black Lives Matter.
Renault Group[28] en lutte contre l’homophobie, la transphobie, la biphobie, déploie un réseau de « référents diversité LGBT+ » dans ses usines en France, et habille ses logos aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Rappelons que pour Auguste Comte « une société ne peut tenir sans religion », or notre modernité individualiste dépourvue de tout principe transcendantal conduit à réduire les individus à des « particules élémentaires » évoquées par Michel Houellebecq. Dans cette vacance, le woke s’installe telle une secte, avec cette volonté d’atomiser, d’essentialiser les sujets, cependant complexes par nature. Cette atomisation de la personne en membre d’une communauté (transgenre, végane, animaliste…) facilite la « gestion des ressources humaines », « le marketing », la rencontre entre les narcisses et une base de données, de « parts de marchés » permettant d’élaborer le produit adapté à chaque minorité. Ainsi se déploie avec aisance le consumérisme dans l’entreprise.

6. La politique

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde, la mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse ».
Albert Camus 1957

Avant d’évoquer quelques politiques qui s’illustrent dans le cadre de « la culture de l’annulation », et qui tendent à faire disparaître dans l’espace public certaines figures emblématiques jugées indésirables, mentionnons l’entretien de notre président à une chaîne de télévision américaine qui déclare en évoquant la « question raciale », qu’il « fallait d’une certaine mesure déconstruire notre propre histoire[29] ». Propos peu conformes à Paul Ricoeur dont notre président se réclame.
Le maire de Rouen a évoqué l’idée de remplacer la statue de Napoléon par celle de la militante Gisèle Halimi. Ce sont deux statues de Victor Schoelcher qui ont été détruites en Martinique, le jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage. On a pu lire « Déboulonnons le récit officiel », graffiti à Paris déposé sur une statue de Joseph Gallieni, Maréchal de France, figure de la première guerre mondiale, mais aussi auteur de la décolonisation ! Des militants antiracistes demandent le déboulonnage des statues de Jean Baptiste Colbert, grand ministre de Louis XIV considéré à l’origine du Code Noir. Excusez l’usage de l’écriture en chiffre romain. A Paris, le Louvre et le Musée Carnavalet, ont décidé de supprimer certains chiffres romains dans les expositions. Faute de pouvoir être lu par beaucoup de visiteurs. Autre effacement du savoir.
Le conseil municipal du Blanc Mesnil a décidé de débaptiser le parc municipal Jacques Duclos, désormais nommé Anne de Kiev pour une diatribe homophobe datant d’un demi-siècle. Débaptisera-t-on prochainement les écoles de l’homophobe Robert Desnos, de Voltaire qui dans son Dictionnaire philosophique, déclarait que cette coutume grecque était une honte et une turpitude, l’avenue Dante qui faisait rôtir les « sodomites » dans les flammes de l’enfer dans la Divine Comédie ? 
Une députée EELV qui veut « déconstruire l’ensemble des dénominations » et qui déclare vivre avec « un homme déconstruit » (sic) vient de publier avec deux autres militantes écoféministes, sous le néologisme Par-delà l’androcène[30] un court essai présentant l’homme comme le mâle alpha blanc occidental, colonisateur, responsable de tous les maux de la terre : réchauffement, colonialisme, racisme, etc. Notons une fois encore que l’andro-centrisme ne relève pas de l’observation étayée par les faits mais de la dénonciation.
La « loi Taubira » de 2001 qui reconnaît comme crime contre l’humanité la seule traite négrière occidentale faisant des « blancs » les seuls coupables, occultant les traites précédentes intra africaines.
Un colloque organisé par la mairie de Paris Centre et dédié aux nouveaux enjeux des parents a été annulé sous la pression de mouvement LGBT. Caroline Eliacheff et Céline Masson, psychanalystes, devaient intervenir sur « La fabrique de l’enfant transgenre ». Dans cet ouvrage elles s’inquiètent d’une « augmentation de cas d’enfants voulant changer de genre » et « d’une contagion sociale influencée par les discours de militants ». Elles émettent l’idée que les soignants en charge de mineurs se déclarant transgenres, prennent des précautions avant de prescrire des traitements aux effets irréversibles. Ces positions ont été déclarées « transphobes » sur les réseaux sociaux, bien que proches de celles de l’Académie Nationale de Médecine qui alertait récemment sur un « phénomène d’allure épidémique » généré par une « consultation excessive des réseaux sociaux qui est, à la fois néfaste au développement psychologique des jeunes et responsable d’une part très importante de la croissance du sentiment d’incongruence du genre ».  

7. La « théorie du genre »

« Un peuple qui tient à sa langue est un peuple qui tient bon »
André Gide

Expression cardinale de la contamination du sociétal actuel par le wokisme, où l’émergence du transgenrisme signe un changement de position de la marge au centre, exprime « la voie royale » de mise en cause de la binarité, et par son militantisme représente l’étape ultime de l’émancipation du donné. Il s’agit d’être son propre fondement.
Avant d’illustrer de quelques exemples cette idéologie rampante, et sans se positionner sur la question du transgenrisme, ne peut-on pas s’interroger sur un transgenrisme sexuel inhérent au développement psychosexuel de l’enfant ? Ce pervers polymorphe tel que défini par Freud n’est-il pas une forme de transgenrisme ?
Si l’enfant appréhende ses pulsions sur un mode actif ou passif au cours de l’Œdipe, ou de l’Œdipe inversé quel que soit le sexe, en exprimant des sentiments amoureux pour le père et en se féminisant pour lui, pour la mère, en se masculinisant pour elle, comment entendre le transgenrisme chez l’adolescent ou l’adulte ? Nous pourrions avancer l’idée avec Hélène Godefroy[31], de fixations infantiles de ce transgenrisme évitant la castration et le non-renoncement au sentiment amoureux pour les parents ?
Ainsi un élève canadien de 16 ans s’est vu interdire pour le reste de l’année l’accès à son école catholique St. Joseph’s Catholic High School de Renfrew de l’Ontario pour avoir manifesté ses croyances en matière de genre et sa conviction qu’il n’y a que deux sexes.
L’école s’est justifiée sur le motif que sa présence « serait préjudiciable au bien-être physique et mentale des élèves transgenres[32] ».
Le journal de Montréal[33] rapporte qu’en Norvège une militante féministe encourt trois ans de prison pour avoir déclaré « qu’un homme ne peut être lesbienne ».
En Irlande[34], un professeur catholique est emprisonné après une procédure complexe et outrage au tribunal pour refus d’utilisation d’un prénom neutre (équivalent du « iel ») pour un de ses élèves transgenres.
Un professeur de danse a été contraint de quitter Sciences Po sous le diktat de l’école, pour non-observation de la nouvelle charte linguistique, dans laquelle les signifiants hommes et femmes devaient être remplacés par follow et leader provenant de l’anglais non genré, qui autorise la non-différence des sexes.
Un homme politique présidentiable français aura déclaré son souhait d’inscrire dans la constitution la « liberté de genre » au nom de l’intime conviction.
Ce néo féminisme remplace le désir d’égalité par l’identité et un retournement de la domination aujourd’hui dite systémique. Ces exemples évoquent une certaine police de la langue. Cette volonté d’introduire une intention dans la langue, qui n’est qu’un système de signes linguistiques virtuels et non des mots qui renverraient à l’essence des choses, nous apparaît surtout dans l’écriture inclusive, comme le symptôme d’une tentative de domination qui s’exprime dans la langue, mais la langue a ses raisons que la raison d’un certain féminisme ne connaît pas.
La psychanalyse qui s’étaye sur la fonction de la parole et le champ du langage ne peut être indifférente à son époque, à la question de la langue et des signifiants maîtres. Cette « révolution » déferlante qui se déploie dans tous ces domaines, semble saper les fondements humanistes et universalistes de la civilisation occidentale dit patriarcale et oppressive au profit peut-être d’une américanisation de la France et de l’Europe. À noter que le monde asiatique qui a également connu le colonialisme et la dévastation reste à ce jour imperméable au wokisme. Le woke apparaît comme le symptôme d’un nouveau rapport que les individus entretiennent avec le langage, la parole, l’interprétation.

 » La psychanalyse est un remède contre l’ignorance. Elle est sans effet sur la connerie. « 
Jacques Lacan

          II Approche psychopathologique psychanalytique

Dans une recherche récente, Ruben Rabinovitch et Renault Large[35] assimilent le wokisme à un cheval de Troie entrant dans la cité républicaine.
Certes, les inégalités diverses longuement évoquées doivent être défendues, mais les modes d’expression souvent radicaux voire totalitaires de leurs défenses peuvent être éclairés par la psychanalyse.
Il est loisible de repérer dans ce tableau une faille narcissique, une dimension hystérique et obsessionnelle enfin un couple à orientation masochiste-paranoïaque des sujets.           

  1. Une faille narcissique

La supériorité de « l’éveillé » qui surplombe la masse au motif de son éveil, n’apparait-elle pas comme un mécanisme de défense surcompensant un sentiment d’infériorité, lié à une faille narcissique du sujet qui aurait, ce faisant, l’illusion d’accéder à une place sociale absente ou malmenée de son histoire ?
Dans cette hypothèse adlérienne, le trouble de la personnalité se manifeste par le mépris des autres, la recherche de la domination, une agressivité exacerbée, voire par une paranoïa, où le sujet se croit persécuté et méconnu dans sa valeur.
Être membre des « éveillés » confère une intense satisfaction narcissique et un mépris pour tous les petits « autres ».
Nous pourrions également repérer un fantasme infantile de toute puissance qui se déploie dans l’univers lexical du « woke français ». L’usage du « iel » renvoie à ce désir d’échapper à la différence des sexes, à l’autodétermination, à l’autonomisation, se dispensant du nom du père, se soutenant de sa seule parole déclarative et performative, dans un « je dis ce que je suis » déniant l’inconscient, et trouvant son apogée chez les trans qui se soustraient alors au réel du corps, dans une théorie du genre qui fait retour à une conception grammaticale, là où Lacan a produit une logique de la sexuation.
Pour Lacan, lorsque le père est exclu de la chaine signifiante, c’est-à-dire qu’il ne fait pas partie de ce dont la mère parle, cela fait trou dans le psychisme où peut s’engouffrer un délire paranoïaque, ce qui apparait en dernière instance comme une tentative inadéquate de guérison.
Ce sujet se vit dans un monde sans partage dans le règne du « Je veux ». Une marque publicitaire encourageait déjà ce narcissisme « J’en ai rêvé, Sony l’a fait »en développant des comportements mortifères. Je dois seulement rêver, et mon désir se mute en réalité. Ce refus de toute ontologie, de toute permanence, qui s’exprime dans la notion de fluidité, signe une forme d’irrationalisme et de narcissisme, au sens restreint du terme. Ce dernier est quasiment fétichisé par le refus de la castration symbolique.
On repère différents modes de défense dans l’expression du wokisme : le déni, la dénégation, le refoulement, l’intellectualisation et rationalisation abolissant toutes querelles intellectuelles, et générant un bouc émissaire qui les fait exister selon l’hypothése de René Girard. Ainsi dans la question « trans », tel adolescente qui énonce « Je suis un homme», exprime une affirmation de sa toute-puissance, celle des parents projetée sur leur enfant, celle de la médecine, et un déni, une ignorance de la division subjective. Cette adolescente serait heureuse en étant collée à elle-même.
Le wokisme signe un despotisme du Moi idéal, c’est-à-dire cette instance du registre imaginaire, reposant sur un idéal de toute-puissance fondée sur le narcissisme infantile.
Les réseaux sociaux apparaissent comme des accélérateurs d’un processus viral, où s’exprime un « narcissisme de masse » selon le concept de Clotilde Leguil, un stade du miroir démultiplié par les écrans, source de jubilation devant la mise en scène de l’existence de chacun, mais aussi d’angoisse devant les petits « autres » anonymisés, mettant en péril le « je » cet au-delà du narcissisme, de l’image de soi et des autres. Ce « je » de chacun serait aujourd’hui délaissé au profit du Moi.
Cette idéologie signe en dernière instance une négation de l’inconscient. « Sois toi-même » serait désormais écrit au frontispice du monde moderne en place du « Connais-toi, toi-même » du monde antique. 

2. Une orientation obsessionnelle et hystérique

Cette idéologie figée, rigide, autoritaire et excessive est l’expression dela pulsion de mort. C’est une idéologie de l’obsessionalité, à percevoir le monde au travers du prisme réduit des minorités sexuelles, culturelles, religieuses, et de la binarité agonistique dominants-dominés à l’image du communisme qui bissectait le monde entre exploitants et exploités ou encore du catharisme qui divisait également le monde en purs (étymologie de cathare) fait d’une minorité d’éveillés et d’impurs, d’inconscients, de privilégiés de l’église romaine. Vigilance obsessionnelle exprimée dans un guide de la Commission Européenne (évoqué précédemment) qui avait envisagé (avant son retrait pour « révision ») d’inviter ses fonctionnaires à ne pas utiliser certains termes, afin de refléter la diversité de la communauté européenne, d’éviter de stigmatiser ou nier l’identité par le simple énoncé de termes susceptibles de heurter toute sensibilité. Nouvelle forme de censure au nom de l’inclusivité.
Devant tant d’obsessions identitaires, de tribalisme d’exclusion, où des individus ne se définissent qu’en tant que gay, musulman, végan, victime, il serait bon de réaffirmer l’universalisme illustré par Romain Gary sous son expression « Je me suis toujours été un autre » et mise en scène par Delphine Horviller, dans son ouvrage Il n’y a pas de Ajar[36], où elle fait jouer un homme par une femme dans son texte. Monologue contre l’identité. L’humour juif de l’autrice l’avait conduite, sans succès à proposer à l’instar de la Pâque juive et des Pâques chrétiennes, une fête du « Pas que » pour rappeler que chacun ne se réduit pas qu’à une identité et que celle-ci, figée, mène à la mort de l’humanité.

Comment ne pas repérer par ailleurs avec Jean charles Bettant[37] une orientation hystérique dans ses diverses dimensions : exhibition, agressivité et incertitudes sexuelles ?
Cet exhibitionnisme s’ancre dans les fondements de la théorie du genre (gender, mot d’origine française), qui s’exprime sous ses formes de visibilité, performativité (où dire c’est faire), et d’acting out.
L’exhibition se traduit ainsi par une théâtralisation des postures, une dramatisation, une outrance des propos telle cette écoféministe du parti EELV qui voit derrière chaque blanc, un membre du KKK, « ça me déprime de faire de la politique dans les groupes du KKK ». Un collectif chilien se dévoile en dénonçant à Paris les violences sexuelles faites aux femmes sur un chant devenu viral « Le kérosène, c’est pas pour les avions, c’est pour brûler violeurs et assassins ».
Le narcissisme exhibitionniste s’exprime dans certains défilés (gay-pride) sous la forme de carnaval, de théâtre de rue, en portant en écharpe son identité sexuelle comme une identité sociale. Nous n’avons pas à ce jour « d’échangisme pride » revendiqué comme identité sociale d’hétérosexuels qui s’adonneraient à certaines pratiques, mais qui pourrait advenir dans un monde où prime l’économie de l’échange. Ce type de narcissisme se déploie également aujourd’hui dans certains comportements à l’Assemblée nationale où certains représentants du peuple se soucient moins de la chose publique que de leur image exposée sur les réseaux, qui passent en boucle dans un jeu pervers entre les médias et la politique. Image du révolutionnaire pour qui « ça jouit à plein tube » de son idéologie. Effondrement des formes et de la politique. Cette exhibition en place de la parole signe une certaine abolition du symbolique et une promotion d’un passage à l’acte attirant la médiatisation. L’exhibition par le planning familial « d’hommes enceints » selon l’expression « au planning on respecte l’autodétermination » est une imposture dans la mesure où ces femmes demeurent génétiquement XX par leurs chromosomes et devenues « hommes » par traitement hormonal. Peut-on voir dans cette dissimulation un désir de prise de pouvoir du mouvement néo-féministe ?
Laurent Dubreuil dans la dictature des identités [38] illustre ces revendications des identités victimes qui exhibent leurs blessures, leurs stigmates pour culpabiliser le monde entier.

L’agressivité attachée à la personnalité hystérique s’exerce pour faire plier les « résistants » privilégiés et imposer le « réveil » par la violence, la haine et non par le dialogue. Un climat d’intimidation s’exprime dans les interdictions de tenues de conférences dans les lieux même de la disputation, à Sciences Po Alain Finkielkraut, à Bordeaux Sylviane Agacinski déjà cités, à Necker pour la présentation du livre Le mirage Metoo de Sabine Prokhoris sur le motif de l’incompatibilité avec la politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles présupposant sans doute que l’autrice ferait l’apologie de la violence. Une agressivité s’exprime encore dans les dérives du mouvement « metoo » ou son équivalent français « Balance ton porc », où un tribunal médiatique vient en place d’un tribunal judiciaire et où l’accusation vaut condamnation. On a pu assister ces derniers temps à une véritable passion de l’exclusion dans certains partis politiques. Il est notable que cette exclusion se réalise dans un parti dont le signifiant magistral est l’inclusion.
L’incertitude sexuelle est manifeste dans ses luttes pour le genre. Dans une enquête de l’IFOP (novembre 2022) pour le journal Marianne, 22% des 18-30 ans « ne se sentent ni homme ni femme [39]» et se revendiquent de catégories « non binaire », « a-genré », « gender fluid » en utilisant le prénom « iel ». Pour Jean Laplanche, l’hystérique resté bloquée au stade œdipien et met en scène des fantasmes originaires, dont le but serait l’évitement de la sexualité génitale. André Green précise quant à lui le caractère sexuel ambivalent où l’hystérique désire simultanément être aimée de l’objet et le détruire. Nous rencontrons la difficulté d’un choix d’identification masculin-féminin en lien avec la bisexualité psychique. Ce stade s’exprime également par une contestation de l’autorité.
Faut-il repérer dans la palette actuelle des genres (masculin, féminin, « non binaire », androgyne) et d’identité de genre (« transgenre », « cisgenre », « intersexe », « asexuel », « pansexuel », etc.), et leurs revendications spécifiques voire opposées, les dérives liées à la complexité et l’incompréhension des travaux de Rolland Barthes sur les déclinaisons du concept de neutre ?
« Le Neutre » (du latin neuter, « ni l’un ni l’autre »), ni actif, ni passif, ni masculin, ni féminin apparaîtra comme un troisième terme ou « terme zéro » et sera l’objet d’une année de cours au Collège de France (1977-78) où Rolland Barthes déploiera ce concept esthétique et politique sous toutes ses nuances :
« La pensée du Neutre est en effet une pensée limite, au bord du langage, au bord de la couleur puisse qu’il s’agît de penser le non-langage, la non-couleur mais non l’absence de couleur, la transparence ».
Éric Marty démontre dans son ouvrage Le sexe des modernes que la disjonction du sexe et du genre est un geste éminemment moderne. Pour Barthes, « Le neutre est la forme la plus perverse du démoniaque », c’est dire qu’en introduisant le neutre dans la question sexuelle, Barthes introduit la perversion dans le champ de la sexualité au cœur même du dispositif, à savoir la différence sexuelle ou encore le paradigme où se lie le masculin au féminin. On sait que le pervers méconnait le complexe de castration. En jouant avec la question de la castration, en neutralisant la question de la différence sexuelle, le neutre suspend le relationnel.

3. Couple masochiste – paranoïaque

On peut conjecturer une prédisposition historique paranoïaque chez certains protestants puritains, fuyant les persécutions religieuses et une obsession pour le péché, la pureté et la culpabilité s’exprimant dans le sexe et la race. Si le corps est l’expression du mal, à l’image de l’hérésie chrétienne que fut la gnose, la théorie du genre offre cette possibilité d’en changer en s’étayant sur le sentiment d’être d’un genre ou d’un autre.
Un ethnomasochisme exprimé par la repentance à Cary[40] en Caroline du Nord s’est déployé chez un groupe de policiers blancs et de plusieurs civils réunis pour laver les pieds des chefs religieux noirs en signe de contrition, en écho au lavage des pieds des apôtres par le Christ. Au cours d’un certain nombre d’avant matchs lors des matchs de championnat anglais de football, des joueurs ont pu effectuer une génuflexion en guise d’attrition et de soutien au mouvement « Black Lives Matter ».
Le wokisme se positionne alternativement en victime opprimée par des forces dominantes et en bourreau vengeur du passé oppresseur. Cette interprétation permanente, itérative et réductrice du monde entre dominants et dominés évoque la répétition mortifère de Toinette dans Le malade imaginaire de Molière : « le poumon, le poumon vous dis-je ».
Dans une note pour la Fondation Jean Jaurès, Ruben Rabinovitch et Renaud Large[41] repèrent et mettent en scènela dynamique d’un couple indigné-indigne dans la société occidentale actuelle.
On peut en effet pointer une folie à deux où l’ancien « dominant » par mauvaise conscience, haine de soi et culpabilité jouit dans l’autopunition, là où le jeune minoritaire développe une tendance paranoïaque en guettant toutes les humiliations et oppressions et tente d’imposer sa loi sur la majorité.
Nous traversons une série de confusions, une profanation de la mémoire de nos morts. A une introjection victimaire, où des descendants de colonisés se prennent pour des colonisés, répond une identification masochiste, où des descendants de colonisateurs se sentent tenus à la repentance de fautes qu’ils n’ont pas commises.
Le moi surdimensionné évoqué précédemment tente de combler la faille avec d’absolues certitudes paranoïaques, des engagements violents, et lui confère une mission salvatrice de nos sociétés endormies. Bien reçues, ces assertions et convictions confortent le narcissisme défaillant ; refusées, l’autre apparait persécuteur car le moi est menacé, et conduit le woke à persécuter à son tour pour se restaurer sur le mode de la dénonciation. Caractéristique d’une révolution du tiers-exclu se résumant en cet aphorisme « Ou vous êtes avec moi, ou vous êtes contre moi et alors vous n’existez plus ».  Ces certitudes paranoïaques s’expriment aujourd’hui dans une psychopathologie d’un néo-féminisme séparatiste, détruisant l’universel et ne renâclant pas aux délations, aux cellules de surveillance. Une paranoïa sexuelle s’installe confondant viol et propos graveleux. Fascination pour la confusion et un chaos incestueux. Ces néo féministes ne revendiquent plus l’émancipation ou l’égalité mais œuvrent à un « retournement de la domination[42] » et réintroduisent une posture victimaire dans une hypertrophie du moi. Cette figure victimaire s’inscrit dans le dispositif judiciaire actuel où la victime et son ressenti est désormais centrale. La plaignante est non seulement portée par sa plainte mais cherche une reconnaissance de statut de victime par la narration de son agression, en place d’une tentative de résolution de sa situation. Un montage pervers peut s’installer entre certaines accusations issues du mouvement #MeToo, accusations associées à une jouissance à peine dissimulée, et un certain voyeurisme du public sollicité. Sándor Ferenczi a avancé l’hypothèse d’un « terrorisme de la souffrance » exprimé dans une propension narcissique, source de violence.  Ces postures évoquent pour nous le roman percutant de la dénonciation du convenable, La tâche de Philip Roth[43] qui nous ouvre à une université américaine, gangrénée par la médiocrité, les obsessions racistes, féministes, de l’identité et du sans mélange, car la tâche « Est en chacun, inhérente, à demeure, constitutive, elle qui préexiste à la désobéissance, qui englobe la désobéissance, défie, toute explication. C’est pourquoi laver cette souillure n’est qu’une plaisanterie de barbare et le fantasme de pureté terrifiant ».
Ce narcissisme victimaire se présente comme une variante du narcissisme pervers qui manipule l’autre par le masochisme. Ce narcissisme apparaît comme une revanche dans le plaisir d’humilier l’autre pour se valoriser, pour conjurer son sentiment d’infériorité. « Il est doux de se croire malheureux quand on n’est que vide et ennuyé » disait Alfred de Musset dans La confession d’un enfant du siècle.
Le « sentiment », voire le « ressenti » qui s’impose chez les « wokes », s’agrège à d’autres semblables en un « nous » identitaire, contre un « eux » dans une communauté de jouissances. Ce ressenti pivote autour d’un dol sexuel, racial, religieux, historique au détriment du pacte social.  Ce sentiment consolide le narcissisme belliqueux de la petite différence moïque, mais révèle une identité de nature paranoïaque de la haine et du ressentiment, et installe le sujet dans cette posture victimaire, dans cette revendication infantile de la plainte. Dans cette idéologie du « ressentisme », le woke se sent blessé, offusqué et aurait directement une conscience de soi sans le détour par l’Autre, qui propose à l’instance moïque différentes identifications devant conduire au registre du symbolique. On comprend dès lors que « toute contradiction passe alors pour remettre en cause un être profond, bien souvent de façade[44]». Au nom d’un ressenti, exprimé par exemple dans le « je me sens femme » posera demain la question de l’introduction de la subjectivité dans le droit.
Cette dimension paranoïaque s’exprime dans la situation de cette professeure de danse à Sciences Po évoquée précédemment. La plainte d’un seul élève exprimé par un malaise aura généré une crise dans l’école. Aucun élève ne se plaint par culpabilité narcissique qui diffuse dans le groupe. Ils ne veulent pas être accusés d’une participation à l’exclusion. La direction de l’école méfiante, sans doute par une confiance limitée, ne peut supporter la moindre critique et en l’occurrence cette plainte portant sur le ressenti d’un élève et non sur une parole passible d’une sanction. Des éléments de nature paranoïaque mettent en mouvement le mécanisme de défense qu’est la projection : L’élimination de cet objet anal s’impose et conduit à l’éjection de ce professeur « excrémentiel ».
Cette paranoïa s’exprime dans sa dimension totalitaire et dans certains délires. On brule des livres au Canada en 2019 au nom de la réconciliation avec les autochtones, on déboulonne des statues et on interdit des conférences. Au Royaume -Uni une grande marque commerciale retire de sa vente les rouleaux de papier toilette à l’aloe vera, dont le dessin cacherait le nom d’Allah en arabe. Après s’être justifiée et défendue de ces accusations, la marque aura décidé le retrait du produit. Cette position n’exprime-t-elle pas une relation structurée sur le mode persécuteur-persécuté ? Pour Micheline Enriquez[45], « Les paranoïaques et les masochistes érotisent la haine et la souffrance, s’en nourrissent et trouvent en elles le ressort de leur identification et de leur choix d’objet ».
La collusion entre l’accusation narcissique« Vous nous avez colonisés, vous êtes coupables », et la culpabilité narcissique « Oui nous sommes coupables » nous apparaît sans issue dans ce face-à-face entre deux identités. « L’entre-deux, l’origine en partage » concept forgé par Daniel Sibony[46] permettrait il, par le récit partagé de deux histoires, le dépassement d’un passé toujours présent entre ces deux narcissismes ? Le woke apparaît ainsi comme une idéologie de la culpabilité narcissique où, par complaisance, des groupes minoritaires font la loi.

Un regard métapsychologique repère une clinique des limites se révélant dans des délires militants contagieux. Des frontières peuvent être brouillées, des limites effacées telle la différence vécue comme une inégalité, une hiérarchie à détruire. Nous avions précédemment évoqué la question des limites dans notre article « La question des limites actuelles dans les bio-technosciences » en l’illustrant par les notions de fluidité, de genre, de troubles, d’ambiguïté, de brouillage des frontières entre l’humain et l’animal dans l’antispécisme. Il est remarquable que la ville « écologiste » de Grenoble dans une campagne « pour bien vivre ensemble » use du terme d’animal liminaire pour évoquer le nuisible rat des villes. Après avoir reconnu la sensibilité et le statut « d’être à part entière » des animaux, en s’inscrivant dans un mouvement antispéciste fondé par Peter Singer et consigné dans La Libération animale, le Parlement espagnol vient d’accorder la possibilité légale d’avoir des relations sexuelles avec les animaux partenaires. La relation sexuelle sans consentement ne serait-elle plus un viol ? 
Si la phobie interpelle la question des limites, des frontières entre soi et l’autre, on peut s’interroger sur son emploi aujourd’hui démesuré dans le social au tout devient phobique. La fonction paternelle symbolique carencée dans sa fonction séparatrice n’opérerait elle plus ? L’individualisme actuel serait-il une façon phobique de se séparer de l’autre ?
En occupant une telle position, tout peut être soumis à déconstruction : le sujet, le couple, la famille, les institutions, la culture, la science, toutes les valeurs fondatrices d’une civilisation.
Le déni de la réalité extérieure associé à un délire persécutif s’exprime dans la culture de l’annulation ou du féminisme. Ainsi telle éco-féministe universitaire qui s’ingère dans le privé avec le regard étroit de l’omni-phallocratie qui veut changer les mentalités pour que « le barbecue ne soit plus symbole de virilité » et qui veut instaurer un délit pour l’obtention de « l’égalité sur le partage » des tâches ménagères exprimant la politisation du privé, c’est à dire une figure du fanatisme. Étrange conception par ailleurs d’un ustensile de cuisson porteur d’un genre en soi.
Évoquons ici cette juste pensée de Milan Kundera :
« Le privé et le public sont deux mondes différents par essence, et le respect de cette différence est la condition sine qua non pour qu’un homme puisse vivre un homme libre. Le rideau qui sépare ces deux mondes est intouchable, et les arracheurs de rideaux sont des criminels. »
Enfin, ce profil masochiste pourrait d’autant plus s’installer, que comme le fait remarquer Pierre Manent[47], « la proposition chrétienne » qui émerge de Dieu et non de l’homme, s’efface, se réduit à la religion du semblable où le migrant devient la nouvelle figure christique dans la nouvelle foi européenne. Cette dérive humanitaire, cosmopolitique, efface l’histoire souillée de crimes. La nouvelle proposition consisterait alors pour devenir meilleur, à mortifier tout ce que nous avons été jusqu’à maintenant à des fins d’une nouvelle humanité innocente. Tel serait l’esprit du wokisme progressiste.
Le sujet qui arrivera chez le psychanalyste dans une telle errance subjective, et dans une injonction de réponse à sa demande militante, devra alors réaliser, via l’absence de réponse du thérapeute, que cette plainte s’avère être une demande de l’enfant à l’adulte, une attente d’étayage, et que seul il devra grandir et assumer son destin, dans un renoncement à sa toute-puissance ouvrant une place à l’altérité. 

           III En guise de conclusion : Une maladie de la modernité

« Ils ne sont grands, que parce que nous sommes à genoux »
Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire

On pourrait achever ce survol psychopathologique en pointant une certaine perversion qui s’exprime dans le domaine des idées et du dévoiement des mots : la transphobie détournée de son sens à des fins de sujétions mentales, l’égalité se mutant en égalitarisme par écrêtement de toute différence vécue comme hiérarchique conduisant à un effacement des limites et des distinctions entre l’homme et l’animal, entre la différence des sexes, entre la vie et la mort, enfin l’autodétermination de l’enfant dans sa sexualité présentée comme possible « je dois advenir car je le ressens »  par des groupes militants où l’adulte se déresponsabilise, se dérobe à sa fonction d’étayage, à l’asymétrie des places, et prétend priver l’enfant des processus d’identification nécessaires à  l’édification de son identité.  Ce dernier point illustre la négation de l’inconscient. Jacques Lacan[48] dans les complexes familiaux insiste sur la prégnance du culturel sur la constitution du sujet, sur la dépendance vitale par rapport aux autres, c’est-à-dire que celui-ci est pris dans le désir de l’autre, dans la norme langagière imposée par l’ordre social en tant qu’être social. La présence de l’autre est la condition de notre existence. Freud quant à lui enfin énonçait que on ne savait rien de son sexe avant d’avoir été analysé. Cette question de l’autodétermination illustre aussi le néologisme d’« auto-thée » de Peggy[49] pour définir l’homme moderne devant Dieu « L’homme moderne se croit athée, mais ce n’est pas vrai, il est auto-thée ». Le woke qui tente cette maîtrise de lui-même et de la langue, qui serait pour Judith Butler qu’une construction sociale, méconnaît que la langue elle-même contrecarre cette prise de position. Il en est de la nature humaine de vouloir repousser les limites, dans la science, dans la médecine, mais une clinique des limites est aujourd’hui interpellée par la destruction de certains principes démocratiques, faute de débats possibles et d’une politique des minorités, enfin par l’ébranlement civilisationnel.
Pour Claude Lefort[50], la démocratie est fondée sur la centralité du désaccord, à partir d’un espace vide, d’un manque, représenté anciennement par le forum où peuvent s’exprimer les conflits, faute de quoi des leaders narcissiques, charismatiques avides de pouvoir peuvent venir saturer ce manque, massifier le social et s’exprimer sur un mode totalitaire en tentant de faire Un.

Freud, dans La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes en 1908, relie les névroses à l’organisation de la société de son temps.  Pour ne pas être un « hors-la-loi », l’homme doit renoncer à sa toute-puissance pulsionnelle, en abandonner une part, pour qu’émerge le sacré laïque et faire communauté. Ce renoncement est accompagné d’une compensation symbolique qui permet l’échange.  Les difficultés actuelles de vivre toutes frustrations et le désir de récupérer cette part abandonnée ne s’exprimeraient il pas dans les différentes formes de revendications actuelles et de victimisation ?

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. Ne pas nommer les choses, c’est nier notre humanité ».
Albert Camus

Serge Moscovici[51] a toujours considéré « qu’une société sans minorités actives et déviantes est une chose aussi impossible et irréalisable qu’un carré rond ».Ainsi,Gilles Marchant[52]dansun article de Sciences Humaines de 2003 s’interrogeait sur l’avenir des mouvements de contestation, comme la tendance queer et l’action des inter mondialistes quant à leur capacité à devenir sources d’innovation et de changement pour notre société. Mais les minorités Woke actuelles sont aujourd’hui plus complexes en tant qu’elles forment un couple infernal entre le vieux pénitent d’une société occidentale s’autoflagellant par culpabilité et le jeune minoritaire issu d’outre atlantique au profil paranoïaque et hystérique.
Si la pensée Woke à un sens dans la société clanique américaine où chacun a son école, son église, son sentiment d’appartenance, où dès la naissance chacun est inscrit selon sa race, où chacun vote en tant qu’homme blanc d’âge moyen, elle demeure problématique d’un point de vue français. Ernest Renan dans « Qu’est-ce qu’une nation ? » précise que notre République universaliste repose sur un principe d’assimilation culturelle, sur un projet commun et des valeurs et non sur des ethnies.
Notre République propose un modèle de civilisation par désaffiliation et désidentification des citoyens de leur communauté d’origine et de leur histoire singulière. En réalité, il ne s’agit pas de s’extraire de ses appartenances premières, mais de laisser de côté ses particularités tant dans le registre de la citoyenneté que de l’école sanctuarisée, pour se rattacher à une réalité plus vaste, à savoir l’histoire, la langue, la littérature. La France n’est pas une mosaïque de particularités mais « une personne » comme aimait le dire, le plus illustre des historiens français Jules Michelet.
Notre République qui ne reconnaît que des individus et non des communautés parviendra-t-elle à maintenir sa spécificité face à cette déferlante minoritaire, puritaine, communautaire se vivant toujours opprimée en raison de sa couleur de peau, de genre ou d’orientation sexuelle. Le wokisme pourrait prospérer sur les manquements de la promesse républicaine d’égalité des chances et de la méritocratie.
A l’instar du corps biologique, notre corps social semble attaqué par un virus mortifère qui nous dévitalise d’une part et altère nos défenses et limites d’autre part. Dévitalisation, en s’attaquant aux deux caryatides qui soutiennent la culture : la langue et le droit. Deux étais aujourd’hui minés par la langue inclusive et les dérives du mouvement Metoo qui met en cause le contradictoire constitutif du droit, repérable dans les expressions : « nous avons tous vécu la même chose » et « femme on vous croit ». Attaque de nos défenses immunitaires dans différents propos, en ne supportant pas le débat contradictoire. Celui-ci se voit supprimé à l’université, au lieu même de la disputation, renvoyé dans la nébuleuse « faschosphère » en dévoyant les mots, enfin relégué chez « les nouveaux réactionnaires ». Pour Albert Camus,[53] « Le démocrate après tout est celui qui admet qu’un adversaire puisse avoir raison, qui le laisse donc s’exprimer, et qui accepte de réfléchir à ses arguments ». Virus provoquant une sorte de maladie auto-immune où l’organisme s’auto-inhibe pour éviter toute vague, toute mort sociale via les réseaux sociaux, toute image dégradée dans certaines entreprises commerciales.
Le corps social est alors comme anesthésié progressivement à l’image biologique proposée par l’anthropologue Gregory Bateson[54] dans la fable de la grenouille qui ne réalisait pas sa cuisson à venir dans l’eau progressivement chauffée ou encore cette image de la physique, où l’eau bout progressivement jusqu’à 100° en demeurant liquide jusqu’au moment où brusquement le système bascule et le liquide devient vapeur ! Certains jeunes moins marqués par l’histoire, d’autant plus que celle-ci tend à être effacée par la cancel culture et remplacée par l’économie après la deuxième guerre mondiale, et à qui l’on fournit « du pain et des jeux », pourraient se laisser emporter par le mouvement. On assisterait alors au retour à « Panem et circenses » du poète romain satirique Juvénal où la suffisance en pain et les amusements détournaient de la décadence à l’œuvre de l’Empire Romain.
En dehors de la psychanalyse, qui a pour fonction de troubler la mise en récit de ce monde actuel en travaillant au cas par cas, quelle Cassandre dans la cité s’élèvera assez tôt et d’une voix suffisamment forte pour nous avertir de l’entrée subreptice d’un nouveau cheval de Troie animé d’une mentalité nébuleuse, manichéenne, animiste, magique, nourri de passions tristes tel le ressentiment et la détestation, enfin d’une pulsion de mort exprimée chez les studies autodestructrices de la raison et qui vise à l’anomie en anéantissant la différence des sexes, les savoirs humains, les fondateurs de la méthode scientifique libre et argumentée : Bacon, Descartes, Durkheim, Kant ?
Quel Béranger résistera à ce virus de rhinocérite dépeint magistralement par Ionesco en affirmant avec vigueur sa foi humaniste : « Hélas jamais, je ne deviendrai un rhinocéros jamais, jamais ! ».

Guy Decroix – Avril 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – I

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II


[1] Simone Weil, L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Gallimard, 1949.

[2] Bérénice Levet, Le courage de la dissidence, Paris, Édition de l’Observatoire, 2022.

[3] Clotilde Leguil, « Je » Une traversée des identités, PUF, 2018.

[4] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi (1920), PUF, 2019.

[5] Roland Gory, La fabrique de nos servitudes, Les liens qui libèrent, 2022.

[6] Laurent Carpentier et Aureliano Tonet, « Quand les étudiants déboulonnent Godard, Koltès ou Tchekhov », Le Monde, 22 février 2023.

[7] Jacques Julliard, « Le wokisme est la maladie sénile de l’individualisme bourgeois », 21 janvier 2022.

[8] Jean François Braunstein, La religion woke, Grasset, 2022.

[9] Alain Finkielkraut , France culture, « Réplique »,  25 février  2023.

[10] Marianne, « Cours sur le genre annulé à Sciences Po : les enseignants dénoncent une censure, l’école se défend ». Marianne, 11 juillet 2022.

[11] Xavier-Laurent Salvador, cofondateur de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires.

[12] Emma Ferrand, « Cours de sociologie de la race », Le figaro, 13 décembre 2021.

[13] Paul_Henry Wallet, « Les citoyen.nes.s ont -iels le pouvoir en démocratie ? », Le figaro, 13 janvier 2023.

[14] Mathieu Bock-Côté, L’empire du politiquement correct, Editions du cerf, 2019.

[15] Alexandre Clappe, « Aux États-Unis, une enseignante licenciée pour avoir montré des peintures médiévales de Mahomet », LEJOURNALDESARTS.FR, 10 janvier 2023.

[16] James Lindsay, Helen Pluckrose, et Peter Boghossian, « Le triomphe des impostures intellectuelles », H&0, 2022.

[17] Pierre Bouvier, « Aux États Unis, bataille pour des noms d’oiseaux plus inclusifs », Le Monde, 10 juin 2021.

[18] Albert Camus, Entretien pour la revue « Caliban » 1951.

[19] Pierre Valentin, « Anatomie du wokisme », Fondation pour l’innovation politique, 2021.

[20] Caroline Fourest, Génération offensée, Grasset, 2020.

[21] Paul Préciado, « Notre Dame … des survivants et survivantes de la pédocriminalité », Médiapart, 12 octobre 2021.

[22] Alain Finkielkraut, L’après littérature, Stock, 2021.

[23] Pauline Machado, « Maintenant je comprends : pourquoi Hall Berry abandonne un rôle de transgenre », Terrafemina, 5 juillet 2020.

[24] Lisbeth Koutchoumoff Arman, « Qui pour traduire la poétesse Amanda Gorman ? », Courrier International, 23 mars 2021.

[25] Interview de Chat GPT, Europe1, Février 2023.

[26] Douglas Murray, La grande déraison, L’artilleur, 2020.

[27] Robert Leroux, Les deux universités, Cerf, 2022.

[28] www.renaultgroup.com

[29] . François Joyaux, « Déconstruire notre propre histoire :  et si Macron avait raison ? », Revue front populaire 14 mai 2021.

[30] Sandrine Rousseau, Adelaîde Bon et Sandrine Roudaut, Par-delà d’Androcène, Seuil 2022.

[31] Hélène Godefroy, Malaise dans le genre, séminaire de psychanalyse actuelle, Youtube, 19 février 2022.

[32] « Anguille sous roche », Le Journal de Montréal, 5 février 2023.

[33] « Pour une école libre au Québec », 15 juillet 2022.

[34] Jessica Warren, Mailonline, 7 septembre 2022.

[35] Ruben Rabinovitch et Large Renaud, op.cit.

[36] Delphine Horviller, « Il n’y a pas de Ajar », Grasset, 2022

[37] Jean Charles Bettan, Clinique d’un cheval de Troie, YouTube, 21 décembre 2021.

[38] Laurent Dubreuil, Gallimard, 2019.

[39] Fracture sociétale : enquête auprès des 18-30 ans, IFOP pour Marianne, novembre 2020.

[40] Désiré Sossa, George Floyd, « Des policiers blancs lavent les pieds des manifestants noirs », La nouvelle tribune, 6 juin 2020.

[41] Ruben Rabinovitch et Renauld Large, op.cit.

[42] Sabine Prokhoris, Les habits neufs du féminisme, Intervalles, 2023.

[43] Philip Roth, La tâche, Gallimard, 2000.

[44] Isabelle Barberis, Panique identitaire, Paris, PUF, 2022.

[45] Michèle Enriquez, La souffrance et la haine, Dunot 2001.

[46] Daniel Sibony, L’entre-deux, Seuil, 1991.

[47] Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne, Grasset, 2022.

[48] Jacques Lacan, Les complexes familiaux, L’harmattan 1938. 

[49] « Être péguyste dans la cité », colloque-Péguy-cité, janvier 2014.

[50] Claude Lefort, La valeur du désaccord, Editions la Sorbonne 2020.

[51] Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Puf, 1976.

[52] Gilles Marchant, « Psychologie des minorités actives », Sciences humaines, Hors-série N° 42, 2003.

[53] Albert Camus, « Démocratie et Modestie », Combat, février 1947.

[54] Gregory Bateson, La nature et la pensée, Seuil, 1979.

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Le cas Schreber, analyse d’un récit de passion

Vincent Caplier – Mars 2023

« L’influence des rayons porte mes nerfs à des fréquences vibratoires qui modulent certains mots humains dont le choix, loin d’être abandonné à mon gré, relève d’un pouvoir extérieur qui s’exerce contre moi. Dès le début, de surcroît, s’est imposée l’emprise du système du couper-la-parole qui consiste en ce que les vibrations que l’on imprime à mes nerfs, et avec elles les mots qu’elles induisent, viennent à véhiculer non pas des pensées accomplies mais seulement des débris de pensée, dont c’est la tâche qui échoit en quelque sorte à mes nerfs que de les faire, en quelque façon, aboutir au sens. C’est en effet un trait de la nature des nerfs même de se mettre, chaque fois qu’on leur jette des mots sans lien ou alors des phrases tronquées, à chercher automatiquement ce qui manque pour faire une pensée aboutie qui satisfasse l’esprit humain… »

Daniel Paul Schreber, Mémoires d’un névropathe, 1900

Jacqueline Nonkels, René Magritte peignant Clairvoyance, Bruxelles, 4 octobre 1936

Incorporé en France dans le volume des Cinq Psychanalyses, Les Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de Paranoïa (Dementia paranoides) décrit sous forme autobiographique[1] sont couramment désignées par Le président Schreber ou Le cas Schreber. Dénomination impropre dans la mesure où l’analyse se base sur des mémoires ou plutôt des « faits mémorables[2] ». Le mode d’adresse, qui prend part à la structure du délire, n’est pas tant une remémoration autobiographique qu’un récit d’événements servant une plaidoirie destinée à réhabiliter son auteur. C’est donc dans le double esprit d’une psychanalyse appliquée et hors divan qu’il nous faut aborder ce paradigme de délire d’influence du « merveilleux Schreber, que l’on aurait dû faire professeur de psychiatrie et directeur d’établissement[3] ».

De la littérature appliquée à la psychanalyse

Ces « remarques psychanalytiques… » viennent prolonger en 1911 trois œuvres récentes faisant glisser la psychanalyse sur le terrain de la culture via la biographie et la création littéraire : La Gradiva (1907), à propos de l’intrigue romantique de Jensen, L’inquiétante étrangeté (1908), au travers du conte L’homme de sable d’Hoffman et Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), ayant pour support le journal fictif du roman de Dimitri Marejkowski. Le Président Schreber entretient un lien étroit avec chacun de ces trois essais : le délire pour le premier, les mécanismes à l’œuvre et les liens qu’entretient le créateur littéraire avec la fantaisie pour le second, enfin le fait homosexuel dans le dernier.

Ce serait faire un faux procès à Freud que de l’accuser de démonstrations illustratives par le truchement de cas exemplaires, tout particulièrement avec le cas Schreber. Il connaît la résistance du cas à se laisser écrire et en faisant de Schreber un auteur, sans céder sur sa folie, il le reconnaît comme interlocuteur. Prenant soin d’isoler l’anamnèse en séparant la parole du patient du discours et du diagnostic clinique qui s’en dégage, le compte rendu n’est plus une étude de cas mais l’analyse d’un potentiel analysable, celui du potentiel clinique de la psychose. C’est avec prudence qu’il avance et dresse les limites de l’exercice : « Dans le traitement du cas Schreber, ma retenue m’est imposée par le fait que les résistances à la publication des Faits mémorables auront tout même eu pour résultat positif de faire échapper à notre connaissance une part considérable du matériau, et vraisemblablement le plus important pour la compréhension. »

Lorsque Freud est aussi précautionneux d’alerter son lecteur, c’est qu’il a quelque chose à nous communiquer, une infrastructure inédite à formuler qui « s’éloigne des cas typiques de l’interprétation dans le travail psychanalytique », à distance de la familiarité avec la psychanalyse que son auditoire a acquise. Après s’être attaché à découvrir l’origine des névroses, Freud part à la recherche d’un mécanisme spécifique à l’origine de la psychose. Mais il prévient : « on ne pourra jalonner les justes frontières du bien-fondé de l’interprétation qu’après de nombreuses tentatives et après avoir fait mieux connaissance avec l’objet. »

L’objet de la paranoïa, enjeu du texte

C’est donc un Freud en pleine réflexion que nous lisons, qui évoque des problèmes, des idées et des résultats. Freud ne manque pas au passage de distinguer les attendus du psychiatre, dont l’intérêt « s’épuise lorsqu’il a constaté le produit du délire », de ceux du psychanalyste qui « aimerait découvrir les motifs et les chemins de ce remaniement ». Il va même plus loin et « apporte l’hypothèse que même des formations intellectuelles aussi singulières, divergeant à ce point de la pensée habituelle de l’homme sont issues des motions les plus générales et les plus compréhensibles de la vie psychique ». Une conception pérenne qu’a Freud de la psychose de Schreber et qui s’appuie sur la « conviction » que « tous les troubles, qui se manifestent à nous sous forme de phénomènes névrotiques et psychotiques, ont une unité et une appartenance communes[4] ». La psychose ne serait qu’une variation maligne du développement psychique infantile et des forces qui produisent la névrose. La formulation métapsychologique serait à inscrire en continuité avec la névrose (avec les mécanismes infantiles, normatifs et primitifs). Elle devrait, en conséquence, être perçue comme une variation particulièrement sévère des conflits œdipiens.

« Nous nous retrouvons donc, dans le cas Schreber, sur le terrain familier du complexe paternel », un rapport infantile au père qui a déterminé le délire, un mécanisme analogue au mécanisme qui produit une névrose. La paranoïa serait la conséquence d’une réaction de défense contre un désir homosexuel refoulé. Freud en veut pour preuve que « ce que nous prenons pour la production morbide, la formation de délire, est en réalité la tentative de guérison, la reconstruction ». Seulement Freud relève que ce n’est pas le fantasme de désir homosexuel qui est à l’origine de la paranoïa mais le fait que le patient ait réagi par un délire de persécution pour se défendre contre un fantasme de désir homosexuel, faute d’être parvenu à le maintenir dans l’inconscient. C’est en cela que le mécanisme de la paranoïa répondrait à la logique de la névrose : fixation, refoulement, échec et retour du refoulé. À la différence près que le premier séducteur, dans le cas de Schreber, tient du sentiment de persécution, et n’est autre que le médecin, auteur des persécutions, son soignant, le Pr Flechsig. Un processus de transfert où la projection est un trait remarquable de la constitution du symptôme. Un déplacement d’une position homosexuelle passive devant le père que Freud ne peut que supposer. Nous serions tentés, à ce stade, d’évoquer une psychose actuelle.

Malgré les efforts de Freud à relier la psychose de Schreber au complexe d’Œdipe, le lien n’en reste pas moins problématique, indirect. À ce stade des connaissances, il est alors effectivement possible d’en soupçonner le caractère inversé et négatif, à distance d’une forme simple et positive. Si Freud illustre ce phénomène dans son étude du Président Schreber (1911) ou dans le cas de L’homme aux loups (1918), ce n’est qu’en 1923, dans le Moi et le Ça qu’il soulignera la complexité de l’expérience et la relation dialectique des deux formes[5]. C’est à la même période[6] qu’il détermine le moment d’acmé, faisant du phallus l’organe central de l’unité. C’est alors une autre négativité qui est dégagée : la « réaction thérapeutique négative ».  De plus, aux côtés de « la surestimation connue de l’objet amoureux », la mégalomanie du sujet met ici en relief la contradiction de « la surestimation sexuelle de son propre moi ». Objet amoureux, au passage, qui n’a rien d’originel et marque plus encore la distance avec le classicisme de l’Urszene, cette scène dite primitive ou scène originaire. La perte du succédané montre, par le caractère infantile d’une mégalomanie qui n’a pas été sacrifiée à la société, que nous sommes en présence d’un objet absent, qui a toujours déjà été perdu, une absence qui relève plus du manque que d’une perte. Une situation singulière où le sujet investit son monde et ses objets sur un mode narcissique, en quête d’un objet miroir et anaclitique.

L’autre mythe et les prémisses d’un concept

Seulement, voilà, Freud n’en était pas encore à ce stade d’élaboration. La seconde topique n’est pas encore à l’horizon et le narcissisme pleinement introduit. Freud n’en est qu’à une conception élargie du fait homosexuel qu’il a initié dans le Vinci en dégageant deux groupes en fonction de l’objet primaire : d’un côté le sujet lui-même, par un processus psychologique d’identification à la mère, et de l’autre « la femme au pénis », la solution par l’objet, un mécanisme pulsionnel de fixation à la mère. C’est en 1915, avec Les trois essais sur la théorie sexuelle et l’introduction de la libido du moi, que « la psychanalyse enseigne qu’il existe, pour la trouvaille de l’objet, deux voies, premièrement celle […] qui se produit par étayage sur les prototypes infantiles précoces, et deuxièmement la voie narcissique qui cherche le moi propre et le retrouve dans l’autre ».

Mais l’énigme du cas Schreber participe déjà d’une élaboration sophistiquée et avancée du concept de narcissisme en articulant névrose, psychose et perversion, logique du cas et logique des foules. Le “ je t’aime, moi non plus “ de Freud se résume par un désir inacceptable (« je l’aime, lui ») se transformant en un sentiment de haine intolérable refoulé à l’intérieur, projeté sur une personne vers l’extérieur pour ressurgir sous la forme d’une perception externe. Formule qu’il applique au délire de persécution, l’érotomanie et la mégalomanie. L’étude du président Schreber est un instantané d’une réflexion en mouvement. Celle d’une théorie psychanalytique, centrée sur le narcissisme, qui met en relation jalousie, homosexualité et paranoïa. Il nous faut garder en tête qu’il n’est « guère possible d’exposer une notion ou un concept psychanalytique sans témoigner de la conscience historique et épistémologique qu’il prend chez l’analyste en même temps qu’il révèle de celui-ci le travail spécifique qui l’a mis en œuvre[7] ».

Louis A. Sass mésentend l’étude de Freud lorsqu’il opère une critique circonstanciée (Les paradoxes du délire, 1994) en se contentant d’évoquer que « Freud présente la sexualité, et l’homosexualité en particulier, comme le facteur explicatif fondamental de la psychose de Schreber », le délire paranoïaque faisant office de formation de compromis, « enraciné dans une fixation psycho-sexuelle pré-œdipienne[8] ». D’une part il omet d’inscrire le texte dans la chronologie du corpus freudien et le fait qu’il bénéficie pour sa part du savoir de la seconde topique, des avancées des post-freudiens, de la lecture de Lacan et qu’il poursuit la réflexion phénoménologique des années 70. Ensuite, il aurait tiré bénéfice de le soumettre à la même herméneutique qu’il a appliqué au texte de Schreber et dégager que l’universalisme des mythes freudiens n’a rien de fondamental et que c’est à la seule métapsychologie, en perpétuel questionnement, que ce rôle échoit. Par ailleurs, il occulte à double titre le caractère psycho-sexuel et la dimension fétichiste[9] qui se dessine en oubliant les travaux de Géza Roheim[10] alors qu’il voit, lui-même, chez Schreber surtout « une personne schrizophrène ». Enfin, en faisant des « prétendus délires » une affaire de savoir et de croyance fruit d’un solipsisme sans limites, comme enjeu épistémique du rapport au monde indépendant de toute détermination pulsionnelle, il semble oublier le rôle de la poussée épistémophilique de la pulsion de savoir, cette « curiosité plus ou moins perverse » que Freud évoquait dès les études des hystéries, et son intrication aux théories sexuelles infantiles. L’exploration de « l’énigme du caractère de Léonard de Vinci » l’amenait d’ailleurs à « prendre au sérieux l’investigation primitive des enfants » et surtout, « son échec nécessaire[11] ».

Freud sait « comme on ne peut pas forcer les paranoïaques à dépasser leurs résistances intérieures, comme ils disent de toute façon que ce qu’ils veulent dire » et note le manque de dissymétrie essentielle au bon déroulé de la cure en relevant que « le véritable méfait de Flechsig, et ce qui l’a poussé à le commettre, le malade le raconte avec l’imprécision et l’insaisissabilité caractéristiques d’un travail de formation de délire mené avec une intensité particulière, s’il est permis de juger la paranoïa selon le modèle du rêve beaucoup plus connu ». Ce « meurtre d’âme » dont Schreber accuse Flechsig et que Freud entend bien, est un constat fondamentalement moderne. « La psychanalyse des psychoses souligne nettement cette difficulté pratique pour le thérapeute d’être à la fois celui qui garantit le fonctionnement des processus d’identification projective (provenant du clivage et servant de défense reconstructrice), appelant la constitution d’un double imaginaire symétrique et d’autre part celui qui ne peut s’accréditer lui-même comme l’absent (objet de cette identification)[12]. » Un manque de distanciation qui occasionne la perte de l’intervalle pour entendre. Le contre-transfert est bel et bien, ici, questionné. Si on en vient à regretter parfois la présence de l’analyste dans le cadre des névroses, on peut se demander si la rencontre est possible dans le cadre d’une psychose, sauf à ménager le vide nécessaire à la réponse que le patient attend : le silence d’une écoute qui lui donne le sentiment d’être entendu.

L’importance et la portée du secret de l’écoute

« L’étude psychanalytique de la paranoïa serait d’une manière générale impossible si les malades ne présentaient pas la particularité — mais sous une forme distordue — de révéler précisément ce que les autres névrosés dissimulent comme un secret. » Notre paranoïaque serait-il « le fantastique gardien du secret » qu’évoque judicieusement Pierre Fédida ? Une réflexion que nous ne pouvons reproduire que dans son intégralité :

« Les recherches philosophiques et psychanalytiques ont, il est vrai, renouvelé le concept de perversion : elles en ont décomportementalisé le contenu et définalisé les formes : elles ont contribué à en spécifier la structure dans son articulation à la névrose et à la psychose. La valeur donnée au contrat, à la transaction ou à l’alliance rétablit aujourd’hui – pour ainsi dire phénoménologiquement – une description clinique dans le champ de la psychanalyse : cette description n’amoindrit en rien les analyses structurelles du déni ou du désaveu et la compréhension du processus de clivage.
Que la perversion fasse entendre à l’analyste d’étranges choses de l’amour et qu’elle en désigne la condition de vérité : nous ne pouvons pas en douter. Les “ valeurs “ dont la perversion connaît l’éthique sont intransigeantes : la propriété du corps, la communication inter-subjective, la parole de la culture sont mises au “ défi “ de leur propre dénonciation lorsqu’une tromperie concerne un secret de l’amour. La perte du secret équivaut à l’évanouissement de la parole et la vérité en est meurtrie. Avec la vérité, c’est l’identité qui pourrait disparaître[13] . »

Nous pourrions dire que le psychotique est connecté à l’inconscient de l’inconscient. Freud dégage ainsi, au-delà du complexe d’Œdipe, un deuxième noyau, comme un en-deçà, qu’il décèle dans la comparaison faite de la jalousie au deuil dans Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité (1922) : « Sur la jalousie normale il y a peu de choses à dire du point de vue analytique. Il est facile de voir qu’elle se compose essentiellement du deuil, de la douleur causée par l’objet d’amour que l’on croit avoir perdu, et de l’humiliation narcissique, pour autant que cet élément se laisse séparer des autres. » Deux structures, donc, qui se superposent, susceptibles de varier en intensité, de la normalité au délire psychotique, au sein d’un même mouvement. Devrions-nous dire d’un même complexus ? Comme le mélancolique, notre psychotique est sans doute confronté à une perte, « mais on ne peut pas clairement reconnaître ce qui fut perdu, et l’on est, à plus forte raison, en droit d’admettre que le malade, lui non plus, ne peut pas saisir consciemment ce qu’il a perdu. D’ailleurs ce cas pourrait aussi se rencontrer encore lorsque la perte occasionnant la maladie est connue du malade, celui-ci sachant certes ce qu’il a perdu, mais non ce qu’il a perdu en cette personne[14] ».

Le rien et la non-chose

De la même manière que Bion distingue le « rien » (nothing) et la « non-chose » (no thing), nous ne pouvons comprendre le couple dénégation (Verneinung) — refus de reconnaître un désir déjà exprimé — et déni (Verleugnung) — refus de reconnaître la perception d’une réalité traumatisante — qu’au moyen de la catégorie du négatif. L’œuvre de Freud consistait à tenter de dévoiler ce qui était refoulé et à lui donner une signification positive. Une attention portée sur le contenu de l’inconscient plus que sa raison d’être : la nature de l’inconscient en tant qu’inconscient. Pour se développer la psyché doit être capable d’introjecter, puis de conserver ce qu’elle a introjecté, processus de représentation qui consiste à ce que « la pensée possède la capacité de rendre à nouveau présent ce qui a d’abord été perçu, par reproduction dans la représentation, sans que l’objet ait besoin d’être encore présent au dehors[15] ».Freud tient pour acquis le premier processus, primordial, la construction d’une conception du sein (représentation de chose), et garanti par la réalisation hallucinatoire du désir. Bion, en cherchant à expliquer l’échec psychotique, avance que cette voie, cette capacité de l’enfant n’est nullement garantie. L’hypothèse est loin d’être contredite par un passage de Complément métapsychologique à la théorie du rêve : « un essai d’explication de l’hallucination devrait s’attaquer d’abord non pas à l’hallucination positive mais plutôt à l’hallucination négative[16]. »

Appliqué aux représentations, ce processus négatif a pour conséquence de les supprimer, les rendre indisponible à la re-présentation, isolées au plus loin de la conscience, hors d’atteinte. Dans le processus de déni qui concerne Schreber, Freud en vient d’ailleurs à remplacer « refoulement » par « abolition » dénotant que les processus de symbolisation sont altérés. L’objet renverrait à la capacité de rêverie. Aussi, la relation d’objet, dépendante du lien archaïque et indéfectible à la mère sur l’axe menant de l’auto-érotisme à l’amour de l’objet, donnerait tout son sens à la notion d’ombilic de la relation d’inconnu de Guy Rosolato. Une fixation à la mère, maintenue dans une zone d’ombre, fortement réprimée où le seul rempart à cette mère seule, toute puissante, phallique et destructrice ne serait autre que l’image du père et ses substituts.

Pierre Fédida souligne le danger de contresens théoriques auxquels aboutirait la psychologisation d’un négatif lorsqu’il s’agit de conférer un contenu à la séparation, au manque ou à la castration, c’est à dire l’objectiver, le positiver. Le vide avec son complément d’objet n’y échapperait pas « alors qu’il est justement le trop-plein d’une oreille qui ne peut rien entendre et qu’il n’est ainsi fondé par aucun contenu. Une limite technique de la psychanalyse est ainsi désignée par l’illusion d’avoir pour objet la psyché et pour méthode l’analyse ! ». L’analyse de l’angoisse (Angstanalyse) nécessiterait une disjonction et un déliement (analuein), une analyse sans objet qui « fonde le dit par l’entendu d’une parole qui s’ouvre, en elle, à son propre vide ».  Il accuse ainsi la manie d’intelligence qui privilégie une fonction de l’interpréter en annulant la capacité d’une écoute « préoccupée par une pensée pré-théorisée qui s’impose à l’analyste comme un discours. Et la parole de l’analysant – parole quotidienne dont l’associativité est l’événement du divan – ne peut s’ouvrir alors à son propre vide lorsque l’oreille qui l’écoute est déjà occupée. » La métaphore, à la base de l’interprétation des rêves aurait-elle seule le pouvoir de recevoir et de redonner le secret de cette expérience traumatique dont « la signification somatique originaire se maintiendrait inscrite dans la parole actuelle[17] » ? Une expérience qui s’exprime au travers du récit du président Schreber qui relève, selon les propres termes de Freud, de cette grande « proximité de la folie et de la vérité ». Aussi prie-t-il « le lecteur de [son] étude de se familiariser d’abord avec [le] texte, en le lisant au moins une fois ». Un écrit qui passe « par dessus la personnalité du psychotique […] par dessus sa folie, fût-il un écrit fou[18] ».

Vincent Caplier – Mars 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Sauf mention contraire, les citations de l’article renvoient à l’ouvrage.

[2] Le titre du livre de Daniel Paul Schreber, communément appelé Mémoires, est en fait Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken, soit : “ Hauts faits (événements) mémorables d’un malade des nerfs. “

[3] Sigmund Freud, lettre à Jung du 22 avril 1910.

[4] Sigmund Freud, Petit abrégé de psychanalyse, 1924.

[5] « … le petit garçon n’a pas seulement une attitude ambivalente envers le père et un choix tendre dirigé sur la mère, mais il se comporte en même temps comme une petite fille en montrant une attitude féminine tendre envers le père et l’attitude correspondante d’hostilité jalouse à l’égard de la mère. »

[6] L’organisation génitale infantile de la libido, 1923.

[7] Pierre Fédida, L’absence, 1978.

[8] Louis A. Sass, Les paradoxes du délire, 1994.

[9] Le recours à la double opération clivage/déni, d’abord décrite comme spécifique de la perversion et notamment du fétichisme en 1927, sera étendu à la psychose en 1940 dans l’Abrégé de psychanalyse.

[10] Géza Roheim, Magie et schizophrénie, 1955.

[11] Lettre à Jung du 17 octobre 1908.

[12] Pierre Fédida, op. cit.

[13] Pierre Fédida, Le secret. Virginité et perversions, 1975.

[14] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917.

[15] Sigmund Freud, La négation, 1925.

[16] Sigmund Freud, Complément métapsychologique à la théorie du rêve, 1916-1917.

[17] Pierre Fédida, L’organe psychique, 1975.

[18] André Green, Passions et destins des passions, 1980.

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Manon Lescaut – L’innocence et la passion : une lutte sans merci

Préface Nicolas Koreicho

La rencontre de Manon Lescaut et de Des Grieux – Peinture de Evret (XIXème)

Dans le langage précis et sophistiqué de cette traditionnelle vérité discursive (lumineuse) du 18e – c’est en 1731 que l’abbé Prévost publie Manon Lescaut[1], roman de mœurs en abyme (récits enchâssés les uns dans les autres : le récit de Des Grieux est inclus dans le récit de Renoncour, qui appartient aux Mémoires et aventures d’un homme de qualité[2] – le héros, Des Grieux, raconte au narrateur, Renoncour, « l’homme de qualité », comment un jeune homme de bonne famille, dirait-on aujourd’hui, sombre dans la déchéance à cause de sa passion pour une jeune femme, elle-même prise dans la jeunesse complexe, instable et innocente des conséquences de l’expérimentation et de ses errements. À partir de ce récit-roman-mémoire, nous assistons à la retranscription, par le biais de la relation des deux amoureux, de la force du destin, en réalité force de la passion, et à la naissance de la source d’un fleuve tourmenté d’une puissance qui deviendra extraordinaire, tant les événements qui découleront de la liaison entre ces deux-là seront empreints d’une détermination tumultueuse, laquelle ne cessera point jusqu’à son terme qu’on pressent déjà implacable.
D’emblée le narrateur se présente davantage guidé par l’amour que par un quelconque libre-arbitre, ce qui illustre la dimension initialement passive de celui qui est littéralement emporté par sa passion cependant qu’il en est de même pour Manon, alors qu’elle tente de prendre le pas sur sa destinée.
Dans le roman, nous ne sommes jamais sûr de la parole des héros Des Grieux et Manon, c’est le narrateur qui choisit ce que les héros disent et font[3], et l’on va jusqu’à douter de la sincérité – ou plutôt de l’intégrité – de leur personnalité, conséquemment à l’impression, conjointe, d’un côté du développement incertain d’une certaine jeunesse, voire d’innocente immaturité se cherchant, des personnages, et de l’autre du courage du sens de la responsabilité qui leur fait prendre des décisions irréversibles.
Apparente séductibilité des sujets en même temps que duplicité – imaginée – transparaissent dans leurs pérégrinations et dans la relation de celles-ci.
En tous les cas, il demeure de l’impression laissée dans le texte par la description des sentiments des protagonistes une incomplétude souvent contradictoire des héros du roman, une fragilité qui fait qu’ils peuvent dans le même mouvement inspirer de la passion et en être subjugués et finalement emportés.
Il est vrai que la rencontre, en annonce si l’on peut dire, un siècle avant Le Rouge et le Noir, de la magie de la cristallisation stendhalienne, n’est rien moins que la perspective d’une métamorphose : la surprise de l’amour qui nous enveloppe sans que l’on y prenne garde et de la manière la plus sensuelle et investie, pour preuve les larmes et la peau et la température des corps :

« Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de son oreille :
– Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question.
– Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.
Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même, et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants ! »

Stendhal, Le Rouge et le Noir, I, 6, 1830

Il faut dire que le retentissement public à travers les siècles du personnage féminin, Manon, provient probablement en grande partie du tragique de la passion. L’élan amoureux de Manon pourtant l’innocence même va passer par les limbes de la tromperie et se transformera en tragédie, dans sa représentation et dans son interprétation, comme toujours incertaine oscillation entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, entre le Ça, le Moi et le Surmoi.

Nicolas Koreicho – Mars 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Extrait initial du roman :

« J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, disje, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ; mais que c’était apparemment la volonté du ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges : j’ajoutai mille choses pressantes. Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge : elle me confessa que, si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté, elle croirait m’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui répétai que j’étais prêt à tout entreprendre ; mais, n’ayant point assez d’expérience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais à cette assurance générale, qui ne pouvait être d’un grand secours ni pour elle ni pour moi. Son vieil argus étant venu nous rejoindre, mes espérances allaient échouer, si elle n’eût eu assez d’esprit pour suppléer à la stérilité du mien. Je fus surpris, à l’arrivée de son conducteur, qu’elle m’appelât son cousin, et que, sans paraître déconcertée le moins du monde, elle me dît que, puisqu’elle était assez heureuse pour me rencontrer à Amiens, elle remettait au lendemain son entrée dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse ; je lui proposai de se loger dans une hôtellerie dont le maître, qui s’était établi à Amiens après avoir été longtemps cocher de mon père, était dévoué entièrement à mes ordres. Je l’y conduisis moi-même, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer, et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien à cette scène, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait point entendu notre entretien. Il était demeuré à se promener dans la cour pendant que je parlais d’amour à ma belle maîtresse. Comme je redoutais sa sagesse, je me défis de lui par une commission dont je le priai de se charger. Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant à l’auberge, d’entretenir seule la souveraine de mon cœur. Je reconnus bientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœur s’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J’étais dans une espèce de transport qui m’ôta pour quelque temps la liberté de la voix, et qui ne s’exprimait que par mes yeux. »

Extrait terminal du roman :

« J’avais passé près d’un an à Paris sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord coûté beaucoup pour me faire cette violence ; mais les conseils toujours présents de Tiberge et mes propres réflexions m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’étaient écoulés si tranquillement, que je me croyais sur le point d’oublier éternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public dans l’école de théologie ; je fis prier plusieurs personnes de considération de m’honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous les quartiers de Paris ; il alla jusqu’aux oreilles de mon infidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le nom d’abbé ; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu démêler lequel de ces deux sentiments), lui fit prendre intérêt à un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut présentée à mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine à me remettre. Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a dans ces lieux des cabinets particuliers pour les dames, où elles sont cachées derrière une jalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, un moment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire : c’était un air si fin, si doux, si engageant ! l’air de l’amour même. Toute sa figure me parut un Cours de français Première Trimestre 1 – page195 enchantement. Je demeurai interdit à sa vue ; et, ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarras fut pendant quelque temps égal au mien ; mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes. Elle me dit d’un ton timide qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait aussi bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme en l’écoutant ne saurait être exprimé. Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse que je n’eus pas la force d’achever. Enfin je fis un effort pour m’écrier douloureusement : « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! » Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. « Que prétendez-vous donc ? m’écriai-je encore. — Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. — Demande donc ma vie, infidèle, repris-je en versant moi-même des pleurs que je m’efforçai en vain de retenir ; demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. » À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J’en étais épouvanté. »

Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731

Texte intégral :

https://fr.wikisource.org/wiki/Manon_Lescaut


[1] Si aujourd’hui le titre du roman s’est réduit à Manon Lescaut, c’est sans doute que la signification de l’extraordinaire mystère du destin de la jeune Manon reste entier.

[2] Abbé Prévost, « Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut » in Mémoires et aventures d’un homme de qualité, T. 7, 1731

[3] Toujours cette distance avec la passion des autres, toujours incompréhensible.

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Pulsion, passion, amour et crime

Nicolas Koreicho – Février 2023

« Les histoires d’A
Les histoires d’amour
Les histoires d’amour finissent mal
Les histoires d’amour finissent mal, en général »
Les Rita Mitsouko

« La conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions »
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation

« Le corps est esclave de ses pulsions ; mais ce qui nous rend humains, c’est ce que nous pouvons contrôler ».
Grey’s Anatomy, série américaine

Henri-Pierre Picou, L’offrande à Priape, 1877, collection particulière

Résumé

À partir des liens existant entre la pulsion, la passion, l’amour et le crime, justement selon la mise en regard d’aspects ordinaires et d’acceptions métapsychologiques, nous observerons particulièrement les passages des uns et des autres phénomènes eu égard au concept de régression (références au affects du passé et à la violence des plus archaïques), d’altération (comme en musique le dièse et le bémol) et de chute (la fin des tendances, au contraire sombre du nirvana) que proposent ces quatre actualisations d’une chronologie inconsciente.
Pour ce faire, nous développerons les trois thématiques qui justifient notre propos d’un courant propre à la continuité de destins conjoints aux pulsions et aux passions y afférentes :
– Au début, un arrachement psychotique
– Ensuite, un dessaisissement pervers
– Enfin, une conflictualité psychopathique

Problématique

Existe-t-il un continuum, ou des liens logiques ou obligés, entre certaines des composantes – forclusion, morcellement, délire – des psychoses avec certaines des spécificités de la perversion, dont l’isolement amoral dans l’emprise étayée sur l’organe ou le fétiche qui la caractérisent[1] et avec certaines dimensions de la psychopathie, comme la chute perpétuelle vers la conflictualité, l’insensibilité et le déficit intellectuel ? Nous pouvons de la sorte tenter d’imaginer les liens topiques, économiques, dynamiques, entre les trois domaines, particulièrement instables, paraphiliques et/ou amoureux et/ou criminels, non pas selon une logique de comorbidité, comme il en est par exemple de la place et du rôle des addictions (drogues, alcool, anorexie-boulimie) dans certains troubles mentaux, mais dans une fonction facilitante des addictions pris comme des systèmes de liens précipitants entre pathologies, c’est-à-dire en fonction d’une dimension psychopathologique transformationnelle.

Sommaire

  • Avant-propos
  • L’excuse de la passion pour le crime
  • En premier, un arrachement
  • La pulsion dans la passion amoureuse
  • En deuxième, un dessaisissement
  • La passion comme tentative de réparation de la pulsion
  • En troisième, une formation réactionnelle
  • Paradoxe de la passion et impasse de la pulsion dénuée de sublimation

Avant-propos

Pour donner consistance à l’idée des liens qui pourraient exister entre passion et pulsion, il nous faut partir de la deuxième théorie freudienne des pulsions[2] (1920) en ce qu’elles illustrent par excellence les tendances fondamentales de la métapsychologie psychanalytique et qu’elles représentent dorénavant les pulsions principielles de la vie psychique.
Les pulsions, de vie et de mort, sont évidemment distinctes, même si, en certaines occurrences, elles partagent des sèmes communs comme le démontre celui du sentiment ambivalent amour-haine en correspondance paléoanthropologique avec les violences vitales des rôles eu égard au territoire, au couple, à la famille, à la répartition des rôles sexuels et générationnels, à la prédation, la chasse, la culture agraire[3]. Elles représentent pour l’une un principe de liaison, pour l’autre un principe de déliaison[4].
Les passions, quant à elles, sont ambivalentes[5] et polysémiques. Elles font courir le risque au sujet d’une disjonction, ce qui le fait s’interroger sur le gain et/ou la perte encourus par le fait que la raison puisse l’emporter sur le désir, arguant en cela que le désir est plus fort que son interprétation – et le réel, c’est-à-dire ce qui existe indépendamment du sujet et, par conséquent, ce qui est détaché de toute subjectivité[6], plus puissant que le désir –, et qu’il est nécessaire d’éteindre la passion pour aller vers la raison[7] ou de faire taire la raison pour aller au bout de la pulsion passionnelle, ce qui peut équivaloir à épuiser celle-ci jusqu’à ses confins les plus ultimes et, partant, les plus mortifères.

L’excuse de la passion pour le crime

Un paradoxe apparaît d’emblée entre la passion pulsionnelle de vie qui fait tendre le sujet à vouloir rejoindre l’objet afin de réaliser la conjonction amoureuse tant souhaitée et la pulsion passionnelle de mort qui incite le sujet à ne pas pouvoir faire autrement que de confondre son désir avec l’objet du désir en déniant à celui-ci la moindre place dans cette configuration.
La gageure est certaine, car nous devons transformer un concept malaisé à cerner tant il a reçu de sèmes différents et variés, à commencer par ceux issus des développements opérés par les moralistes, les philosophes, les aliénistes, vers une conception qui doit nous permettre une transposition de l’ancienne notion en direction de processus mentaux plus vraisemblablement mus par les pulsions[8].
Une autre difficulté est la connotation positive dont jouit le mot passion (« crime passionnel ») et dont les avocats se saisissent pour proposer sous un jour favorable les crimes de certains psychotiques, des pervers[9] et des psychopathes en les montrant comme victimes d’élans passionnels irrépressibles pour tenter, à grand renfort d’experts, d’excuser ceux qui pourtant sont les plus éloignés de toute sagesse, de tout équilibre, de toute morale. Selon le psychiatre et criminologue Étienne de Greeff, « L’expérience nous apprend que les suicides et homicides par amour ne relèvent nullement de l’intensité de l’amour, ni de la qualité inouïe de la passion, mais uniquement d’insuffisances graves dans la personnalité du coupable[10] ».
Certains psychotiques, les pervers et les psychopathes s’essaient la plupart du temps à la modification sémantique et discursive de leur trouble mental pour le nimber des atours d’une « passion de l’âme », en le transformant en une production incomprise, regrettée ou assumée de leur esprit, voire même, par le truchement d’emplois lexicaux devenus incertains, à cause de l’usage commun des termes, de « délire » passager (voix, possession, bouffée délirante), de « jeu » érotico-sentimental excessif (perception par le pervers, chez la victime, d’un consentement), ou de « panique » pousse au crime ou d’« amnésie » (le criminel aurait eu peur ou été victime d’un trou de mémoire !), en des occurrences de créativité mentale, adaptative ou délirante. Ce faisant, non seulement ils confondent, sciemment y compris lorsqu’ils laissent parler en première instance l’inconscient de la pulsion, l’objet (la réalisation, la décharge) de leur désir avec la condition (l’effectivité, le passage à l’acte) de ce désir, dans le basculement dans l’agir, et non seulement encore ils consolident leurs symptômes et s’y enferment, mais de surcroit ils menacent gravement les membres de la horde à laquelle nous avons en l’espèce le douloureux privilège d’appartenir.

En premier, un arrachement

Ceci s’explique plus rationnellement par la profondeur des événements traumatiques ou des périodes contraignantes que les malades ont traversé et par le fait que leur sensibilité, éprouvée selon un versant dysphorique, leur apparait comme susceptibles de mettre en péril, s’ils étaient sommés d’accéder à leur mobile inconscient, leur intégrité narcissique. Ce faisant, ils peuvent s’attaquer à l’intégrité d’autrui, psychique ou physique, sans remords : sans état d’âme.
Ainsi, biographiquement, la réactualisation d’un arrachement premier, par lequel il est loisible de retrouver l’origine de la psychose, donne à la passion psychotique son socle protohistorique.
Dès lors, en s’imaginant contenu – justifié – par une pulsion qui ne trouve son indulgence que dans sa supposée dimension transcendantale, le passionné trompe deux fois : son désir, qui l’aliène à son histoire, et son objet, qu’il ignore.
Certains psychotiques, les pervers et les psychopathes ne sont évidemment pas toujours en mesure d’appréhender la réalité de leur pathologie. C’est pour la raison qu’ils ne veulent pas reconnaître (connaître à nouveau) l’origine de ce trouble que, d’après Freud, les psychotiques [il y a de la psychose dans la perversion et dans la psychopathie] restent rétifs au fondement même de l’analyse – dont le but est au contraire de connaître[11] l’origine des conflictualités du sujet – et c’est pour cela qu’il ne croyait pas en leur possibilité de guérison. Les pervers, quant à eux, sont empêchés de réaliser leur guérison en fonction, paradoxalement, de leur capacité, relative[12], d’adaptation. Les psychopathes, de leur côté, n’accèdent pas à la mise à l’épreuve de leur pathologie entre autres pour des raisons déficitaires[13].
Par conséquent, si l’on considère la passion comme contraire à l’intention (et à une quelconque intentionnalité) d’atteindre une stabilité – une réconciliation – de bon aloi et d’amour dans les perspectives psychiques de la pulsion de vie, envers une relation à l’objet disponible, alors la pulsion du rétif est d’abord de se satisfaire, et, par là-même, d’ignorer (de détruire, de « déconstruire », de mépriser) l’objet de son désir, ce qui fait d’elle une modalité, crime, transgression, négligence, de la pulsion de mort.

La pulsion dans la passion amoureuse

Les psychoses altèrent la relation du sujet avec la réalité et elles s’expriment par des désordres majeurs de la conduite. Ces désordres, dont l’origine est archaïque, sont dus à une dialectique insurmontable entre la difficulté de contrôle de soi et la difficulté de perception du réel. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui encore la « folie ». Elles sont régulièrement des tentatives de reconstruction d’une réalité – matérielle, psychique – hallucinatoire. À ce titre elles témoignent d’un envahissement plus ou moins permanent du Moi par le Ça ou/et le Surmoi.
C’est probablement ce que Freud avait en tête lorsqu’il avait classé les psychoses dans les « psychonévroses narcissiques », hormis certaines psychoses hallucinatoires qu’il réservait dans la catégorie des « psychonévroses de défense ».
Ici, l’investissement en l’autre est tel que l’on pourrait considérer dans un premier temps la passion comme une réalisation paranoïaque, en moins hostile, mais à peine dissimulée, de la projection vers l’autre. Dans un second temps, à regarder du côté des motivations inconscientes, il est loisible d’imaginer que la tentation passionnelle est forte puisque l’autre représente le lieu de tout bonheur concevable, autrement dit, ainsi le chantent les Beatles, que l’amour est la solution[14].
S’il y a solution, c’est-à-dire réparation, c’est déjà être prêt à considérer que la passion est un syndrome qui représente un écheveau de circonstances difficiles, réelles et affectives, auxquelles nous aurions été soumis. Ceci est audible, dans la mesure où le lien du sujet avec l’autre annihile, dans la passion amoureuse, toute pensée objective, toute formation intellectuelle logique, tout jugement cohérent en provenance d’un moi narcissiquement indépendant. Par conséquent, le risque est grand que le sujet, en cédant à sa passion, fasse le pari insensé – tout en plaçant subrepticement la dépendance comme principe de vie – que la vie de l’objet maintient la sienne, et que rien ne peut advenir sans le lien à l’autre. Pour autant, cela ne fait pas de ce lien un principe de liaison. C’est même le contraire.

En deuxième, un dessaisissement

On peut tout-à-fait imaginer que la passion représente (présente à nouveau) la résurgence d’un manque ancien vécu sous l’ampleur d’un dessaisissement second – en une résurgence non plus seulement relative à l’arrachement premier évoqué précédemment qui ferait s’apparenter la passion à la résultante immédiate d’un traumatisme – mais conséquent à un processus de rupture d’un lien vital, comme de celui qui unit enfant et parent dans le système de l’Œdipe.
En effet, la passion ne constitue pas tout, loin s’en faut, du sentiment amoureux. Il semble même en être la composante narcissique (pulsionnelle) insatisfaite (l’objet n’est si séduisant que parce qu’il est frappé au sceau de l’érotomanie du sujet) même si, en apparence, toute son attention se porte sur l’absolue nécessité d’être avec l’autre. La preuve, c’est que si les conditions et l’effectivité de la passion amoureuse ne sont pas établies sur le registre minimal d’une certaine réciprocité, et dans une certaine temporalité[15], elle dévore, par l’intermédiaire de l’omnipotence de la pensée envers l’objet, ceux qui l’éprouvent[16]. Dès lors, le passionné redoute à la fois de perdre l’objet de sa passion comme il redoute de perdre sa passion elle-même, pourtant source de toutes les souffrances. Nous pourrions retrouver ici une composante masochique de la passion qui, en un même mouvement, unit, dans le plaisir, et qui désunit, dans la douleur.
« Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur : hélas ! insensée que je suis, je m’aperçois bien que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrir encore plus de maux.[17] »

La passion comme tentative de réparation de la pulsion

Freud publie en 1905 le livre qui déterminera définitivement le caractère scandaleux de la psychanalyse[18], ouvrage qui propose une étiologie psychique des conduites perverses, lesquelles trouvent leur origine dans l’enfance. Les expériences corporelles paradoxales et les satisfactions qui seront recherchées indéfiniment dans les registres oral, anal, génital, constitueront autant de points de fixation possibles pour les personnalités perverses. Ce qui se manifeste de la sexualité chez les névrosés sous forme de fantasmes se transforme chez les pervers en actes, d’où la formule freudienne « la névrose est le négatif de la perversion » ; il faut ici comprendre négatif au sens du négatif photographique. En 1919, dans On bat un enfant, il démontrera l’origine œdipienne des perversions, et c’est en 1927, dans son article sur le fétichisme[19], qu’il va relier les perversions à la problématique d’une angoisse de castration insupportable en tant que telle et que le pervers transforme en déni, quitte à ce que sa pathologie lui inflige, du fait de son incapacité à la transformer, des blessures inaltérables.
La composante masochique n’est pas sans évoquer une manière d’exorciser les sentiments de culpabilité qui peuvent ponctuer arrachement préœdipien et dessaisissement œdipien.
Le masochisme primaire semble en tous cas à l’œuvre dans cette parfaite régression particulièrement placée sous le joug d’entrechoquements entre d’une part une motion narcissique, trophique, exaltante, et une motion œdipienne, dysphorique, déceptive et, d’autre part, entre une dimension phallique blessée, celle du sujet n’ayant pas été reconnu dans ses qualités propres, et une dimension féminine réprouvée, celle du sujet n’ayant pu faire valoir son consentement.
Les atours de la passion, invoquée ou ressentie, qui provoquent une sensation de resserrement du moi, pour le meilleur (l’élan que l’on projette) et pour le pire (la conséquence de cet élan), ne durent que ce que durent les roses, c’est-à-dire le temps du désir. La déception (et, dans le meilleur des cas l’altérité) est au programme comme peuvent l’être aussi l’indépendance (la liberté et la responsabilité).
Pour le pervers, seule la pulsion est au programme, dans l’excitation et dans la décharge, dans la douleur ou dans la souffrance, et le sujet compte sur l’autre comme sur un objet, quitte à le contraindre, pour l’accompagner dans son élation et dans son désarroi.

En troisième, une formation réactionnelle

Nous pouvons à présent avancer que la passion représente bel et bien une déclinaison paradoxale et instable de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, toutefois dénuée d’ambivalence, et singulièrement paranoïde. La conflictualité se fait alors dominante dans l’idée de l’amour – ou de l’innocence – qui divise le sujet en une partie aimante et potentiellement aimable, et qui place l’autre au premier plan de l’attention, et une partie insistante et significativement persécutrice, qui exclut l’autre comme pouvant incarner un être sensible[20]. Cette formation réactionnelle[21], en l’espèce formation réactionnelle de conflictualité et d’opposition à la conflictualité, prend la dimension d’abord de l’arrachement, propre à la psychose (la forclusion), de la part du parent contradicteur et au besoin contempteur, subi par l’enfant qui ne peut plus aimer ni être aimé, comme il ne conçoit même pas qu’il l’aurait souhaité, par le parent appréciateur et volontiers laudateur ; puis prend la suite du dessaisissement, propre à la perversion (le déni), en provenance des tentatives reconstructrices, dans le développement de talents parfois inouïs, jusqu’au faux-self, de l’enfant pour envisager une incompréhension profonde des parents mais aussi l’incompréhension dont il est victime ; puis prend la forme de la conflictualité, qui tente plus que de besoin (comme si ses efforts pour résoudre ses propres conflits ne suffisaient pas) de s’adapter aux conflits du couple parental, aux sentiments de culpabilité qui s’ensuivent, et aux impasses de l’extrême, propre à la psychopathie (le déficit).
Nous pouvons alors avancer que ces trois destins pulsionnels consistent précisément en un passion qui ne réussit pas, ni sur le plan de la sublimation, dans sa dimension intrasubjective éminemment créatrice, ni sur le plan de l’altérité, qui en est une forme intersubjective[22] dans l’établissement de l’accord sensible avec l’autre.

Paradoxe de la passion et impasse de la pulsion dénuée de sublimation

Philippe Pinel, le premier, observera en 1801[23] des « aliénés » qui présentaient « une manie sans délire ». Les malades, ne souffrant apparemment d’aucune lésion concernant le jugement, « […] sont dominés par une sorte d’instinct de fureur, comme si les facultés affectives avaient été seulement lésées ». Benjamin Rush, le père de la psychiatrie américaine, en 1812[24], mettra en question le « dérangement de la volonté et l’indécence » chez les patients décrits par Pinel. Il sera le premier à inclure dans son analyse des critères moraux pour caractériser ce que le psychiatre anglais James Cowles Pritchard appellera « folie morale » (moral insanity) en 1837[25].
Du côté de la théorie freudienne de la psychopathie, mis à part deux brefs articles et après une préface au travail d’August Aichhorn[26], qui fut le premier à tenter d’appliquer les théories analytiques aux délinquants, Freud n’a été rien moins que lapidaire sur la délinquance et le crime dans un bel apophtegme : « En s’appuyant sur une phrase connue de Kant, qui met en rapport la conscience avec le ciel étoilé, un homme pieux pourrait bien être tenté de vénérer les deux choses comme le chef d’œuvre de la création. Les constellations sont assurément grandioses, mais en ce qui concerne la conscience, Dieu a accompli un travail inégal et négligent, car une grande majorité d’êtres humains n’en a reçu qu’une part modeste ou à peine assez pour qu’il vaille la peine d’en parler[27] ». Il considérait en effet que les personnes qui transgressent les lois, Loi symbolique et lois de la société, ne méritent pas que l’on s’en préoccupe, du point de vue de la thérapie : « Notre art analytique échoue devant de telles gens, notre perspicacité même n’est pas encore capable de sonder les relations dynamiques qui dominent chez eux.[28] »
Freud concluait, dans De la psychothérapie[29], que la « psychothérapie analytique n’est pas un procédé de traitement de la dégénérescence psychopathique, c’est même là qu’elle se voit arrêtée »[30].
André Green, en 1990, résume l’opinion générale défavorable des professionnels concernant leur guérison putative, qui se trouvent avoir basculé de manière durable du côté de la pulsion de mort, et l’aversion des psychanalystes pour les personnages en question : « Pour ce qui est des délinquants, des criminels ou des mauvais sujets de tout acabit, on ne peut pas dire que ce soit là un sujet central de préoccupation de la psychanalyse[31]. »
Dès lors, nous percevons mieux à présent à quel point et selon quelles modalités les passages entre déterminants psychiques sont emprunts d’une porosité[32] effective – qui nous rappelle l’ambivalence d’Éros –, dont il nous reste à préciser les circuits, que ce soit les passages à l’acte, les passages d’une pathologie – psychotique, perverse, psychopathique – à une autre, les passages par une logique addictive précipitante, donnent libre cours au crime dans la facilité morbide qu’offrent l’usage des toxiques, l’indulgence de la loi des hommes et l’ignorance du bien-fondé des limites posées par la Loi symbolique.

Nicolas Koreicho – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Précédemment : L’affaire Sharon Tate – Psychopathie et complexe fraternel

À suivre : La Passion – Religion et psychanalyse


[1] À partir du déni de la différence des sexes et, secondairement, de la dénégation de la différence des générations

[2] Cf. ici : N. Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions, 2020

[3] Cf. la chaire de paléoanthropologie du Collège de France. https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/17317

[4] Jean Cournut propose de constater que la passion témoigne du « […] toujours possible débordement pulsionnel au sein duquel l’appareil psychique travaille pour sauvegarder ses limites et le montre dans une pulsation de liaison-déliaison, qui constitue sans doute la vie même et sa nécessité d’adéquation, de rééquilibrage, à toujours recommencer. » Jean Cournut, « Les seuils d’intensité affective » in Revue Française de Psychanalyse, t. LVI, n° 3, 1992

[5] Il en est ainsi de la violence : « L’expression originaire de la violence – étymologiquement « violentia : abus de la force » -, dans sa polysémie, peut s’analyser en termes scientifiques et métapsychologiques. Elle est d’abord l’expression, issue d’une haine primaire, d’une action naturelle, l’agressivité, devant être orientée, voire élaborée, maîtrisée, voire interdite. Elle est en cela principe de déliaison. Le besoin et le droit à la sécurité de chacun est prééminent. Principe de liaison. » N. Koreicho, Agressivité – Violence – Ambivalence ; pulsion de vie, pulsion de mort, ici, 2019

[6] La « réalité » du réel étant, contrairement à la doxa lacanienne, et conformément à 5000 ans de civilisation et à 3,8 milliards d’années d’évolution, l’atome, l’ADN, la gravitation, la physique, la paléobiologie, la biologie, la mécanique quantique, la relativité restreinte, la matière, le « roc biologique » freudien, le corps et, pourquoi pas, l’inconscient.

[7] En rhétorique, la passion est avant tout une altération.

[8] Les deux concepts, passion et pulsion, se rejoignent épistémologiquement dans le flou des notions et de leurs ensembles communs. Cf. Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions, 1915

[9] Il est nécessaire de faire la différence entre la perversion, qui utilise l’autre comme un objet, et la perversité, qui suppose un consentement. Dans cet article, nous parlons de perversion.

[10] Étienne de Greeff, Amour et crimes d’amour, 1942

[11] « La vérité d’un homme c’est d’abord ce qu’il cache. » André Malraux

[12] « Le pervers est un intelligent qui n’a pas réussi », Sophie de Mijolla-Mellor

[13] “ Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon », François de La Rochefoucauld

[14] All you need is love, Lennon/McCartney

[15] Le fusionnel étant, dans la relation amoureuse, son début.

[16] « L’objet absorbe, dévore, pour ainsi dire, le moi », Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, 1921

[17] Guilleragues, Lettres de la religieuse portugaise, 1669

[18] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905

[19] Sigmund Freud, « Le fétichisme », La Vie sexuelle, 1927

[20] L’animal, cet autre par excellence, chez les trois catégories de malades, est souvent le martyr, le fétiche vivant du criminel.

[21] Formation réactionnelle : attitude susceptible de se consolider en traits de caractère ou de comportement pour répondre à des contraintes pulsionnelles difficilement acceptables et ce d’autant qu’elles sont, pour leur plus large part, refoulées.

[22] Cf. Don Juan, qui, partant, si l’on peut dire, d’un bon sentiment, doit sans cesse répéter la conquête de ce qu’il désire, parce qu’il n’y arrive pas.

[23] Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, 1801

[24] Benjamin Rush, Medical Inquiries and Observations, Upon the Diseases of the Mind, 1812

[25] James Cowles Pritchard, A Treatise on Insanity and Other Disorders Affecting the Mind, 1837

[26] August Aichhorn, Jeunesse à l’abandon, Préface de Sigmund Freud, 1925

[27] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933

[28] Sigmund Freud, Correspondance avec Eduardo Weiss, 1922

[29] Sigmund Freud, De la psychothérapie in La technique psychanalytique, 1904

[30] En France, Morel en 1857, Magnan en 1884 puis Dupré en 1912, voyaient dans le déséquilibre psychopathique une des preuves de la théorie de la dégénérescence, en constatant que le milieu, comme l’hérédité, y étaient déterminants.

[31] André Green, La folie privée, 1990

[32] A propos de sa parenté platonicienne, Il est intéressant qu’Éros soit le fruit divin de Poros, qui représente la « porosité », le passage, l’échange, qui laisse toute la place à l’attirance, et de Pénia, qui représente la « pénurie », la pauvreté, le dénuement, qui laisse toute la place à l’absence. Attirance et absence, dans les deux cas, c’est en effet le désir, éminemment dialectique, qui s’impose.

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La pulsion, objet de toutes les intentions

Vincent Caplier – Février 2023

« La nature est un Dieu divisé à l’infini. Là où je découvre un corps, je pressens un esprit ; là où je remarque un mouvement, je devine une pensée. Tous les esprits tendent à la perfection selon le libre état de leurs forces. La perfection que je conçois est la mienne ; le bonheur que je me représente est mon bonheur. Je désire cette perfection parce que je l’aime. Ce que nous nommons amour est le désir d’un bonheur étranger. L’amour est la boussole puissante du monde intellectuel, le guide qui doit nous conduire à la Divinité. Si chaque homme aimait tous les hommes, il posséderait par là le monde entier. »
Friedrich Schiller, Lettres de Jules à Raphaël, 1786

Prométhée enchaîné. Groupe en terre cuite du XVIIIe siècle dans le goût de Pierre Puget. Château de Parentignat

Le terme de passion appartient indubitablement au lexique de Freud. Au-delà de l’usage, il n’en fait néanmoins pas pour autant une notion ou un concept de la psychanalyse. Elle reste une allusion plus ou moins voilée à son pendant philosophique, entre dynamique affective et mécanique passionnelle en passant par la nécessité et l’irréductibilité des affections. Une concession faite au champ spéculatif[1] du penser philosophique par une science qui exprime parfois son désarroi devant la nature humaine. Elle serait alors l’opportunité pour la psychanalyse d’intervenir au sein de questionnements de prime abord éloignés de la psychopathologie : la question de l’origine et de la portée de la connaissance dans toute sa modernité et, plus encore, d’une problématique transcendantale. Autant de références teintées d’a priori dont la lecture, parfois parcellaire mais toujours lucide, transparaît dans l’écriture et évoque tout au moins un parallélisme à défaut d’exprimer une convergence.

Linéament de la passion

Nous avons dans un premier temps[2] montré la difficulté d’aborder la passion sous l’angle de l’historicité par la double chronologie à laquelle elle renvoie. L’approche philologique ne semble pas plus prometteuse. La grande réflexion autour de la passion, de Platon à Hegel, apparaît fragmentaire au point d’en faire une notion problématique, finalement archaïque et abandonnée au domaine de la création. « S’il est dans la nature humaine de transcender la nature, l’universalité de celle-ci se déplace dans celle-là, faisant de l’impératif moral une exigence d’universalité anhistorique […] Faute de contenu propre, puisé dans l’Histoire ou dans le monde sensible, l’impératif catégorique ne peut être que purement formel.[3] » Une nécessité qui vaut pour tous et prend la forme vide de normes qui lui échappent. En reconnaissant l’existence de « schèmes congénitaux phylogénétiques », Freud fait du complexe d’Œdipe le prototype de ces « précipités de l’histoire culturelle des hommes ». Analogues dans son esprit à des « catégories philosophiques », il y voit des structures a priori ayant pour fonction d’assurer « le classement des impressions de la vie »[4].

Si Freud reconnaît des formes a priori de l’entendement comme normativité de la représentation[5], son interprétation anthropologique se réfère essentiellement à la nature subjective de l’espace et du temps. « Notre représentation abstraite du temps semble plutôt avoir été tirée du mode de travail du système Pc-Cs et correspondre à une auto-perception de ce mode de travail.[6] » Cette incursion offre une première orientation topique à la lisière de la conscience. À ces formes esthétiques de la subjectivité, qu’il emprunte à Kant, Freud réfute la condition de formes nécessaires de notre pensée[7]. Il leur attribue, en retour, une « existence autonome » dans la mesure où « là où les expériences vécues ne se plient pas au schème héréditaire, on en vient à un remaniement de celles-ci dans la fantaisie »[8]. Ainsi la théorie du rêve, à la suite de l’interprétation schopenhauerienne, offre une continuité directe avec la forme logique : « L’image du monde prend naissance en nous par le fait que notre intellect refond les impressions l’atteignant de l’extérieur dans les formes du temps, de l’espace[9] et de la causalité.[10] » Si c’est « la causalité qui crée le lien entre le temps et l’espace »[11] Freud ne l’inscrit pas pour autant dans la linéarité de l’histoire. Alors que « l’enchaînement causal est la forme qui caractérise la veille, chaque rêve pris à part présente aussi cette même connexion »[12]; au même titre que le « grand homme » du monothéisme et le Père du totémisme prennent « une place dans la chaîne ou plutôt dans le réseau des causes déterminantes »[13].

Dans le rêve, c’est surtout l’homme instinctif, d’un état de nature, quli se révèle « tout entier à soi-même dans sa nudité et sa misère native ». L’inconscient y trouve sa présentation « dans des lieux souterrains, eux qui, les autres fois, […] avaient signifié le ventre de la femme ou le ventre de la mère. “En bas“ dans le rêve se rapporte très souvent aux organes génitaux, le “en haut“ qui s’y oppose se rapporte au visage, à la bouche ou au sein. Par les animaux sauvages le travail du rêve symbolise en règle générale les pulsions passionnelles — aussi bien celles du rêveur que celles d’autres personnes […] qui sont les porteurs de ces passions ». C’est en raison de cette capacité du rêve à faire émerger « ces impulsions étrangères à notre conscience morale »[14] que L’interprétation du rêve est l’ouvrage qui recense le plus d’occurrences du terme de passion qui nous accapare.

Critique de la raison pure

Le rationalisme mettait tout son poids sur la conscience de soi. Une mise à distance intellectuelle, d’objectivation, en butte à un paradoxe constant du donné : l’objet est un et double. Il doit être déjà donné pour que la connaissance puisse s’en emparer mais également ignoré pour que le processus soit opérant. La confusion aboutit à une universalisation de la subjectivité[15], lieu passionnel par excellence d’un destin voué à l’échec, entre illusion et aliénation. Cette dénaturalisation intenable, l’unité globale de cette subjectivité universelle, passe par la méconnaissance d’un Autre-chose. La réduction phénoménologique employée par Husserl se contentera de mettre le monde entre parenthèses. L’épochè[16] de la psychanalyse passe, quant à elle, par la suspension du jugement de réalité, une compréhension du monde « comme une réalité du même ordre que nos passions ». Une réalité des instincts où « la pensée n’est que le rapport de ces instincts » et « rien de réel ne nous est “donné“ comme réel, sauf notre monde d’appétits et de passions »[17]. Elle marque le retour empirique d’unités passionnelles au sein d’une articulation inédite de contingences.

Si Freud se montrait critique à l’égard d’une philosophie symptomatique d’une vision du monde, Nietzsche s’exprimait, avant lui, de façon encore plus radicale. L’idéalisme serait une tromperie. La sublimation par la conscience demeurerait une forme de volonté de puissance et représente l’ignorance de sa propre origine. Les passions incarneraient la vérité de l’homme. L’ascétisme moral serait une marque de supériorité là où la bienséance n’est que bon goût du vulgaire. « Le problème de la conscience (ou plus exactement de la conscience de soi) ne se pose à nous que du moment où nous commençons à comprendre par où nous pourrions lui échapper […] Nous pourrions en effet penser, sentir, vouloir, nous souvenir ; nous pourrions également “agir“ dans toutes les acceptions du terme, sans avoir conscience de tout cela. La vie entière pourrait passer sans se regarder dans ce miroir de la conscience ; et c’est ce qu’elle fait encore pour nous, effectivement, dans la plus grande partie de son activité, même la plus haute, pensée, sentiment, volonté, qui, si vexante que la chose puisse paraître à un philosophe d’avant-hier, se déroule sans reflet, sans réflexion.[18] »

Princeps métapsychologiques

Freud critique le rapport au réel, profondément narcissique, qu’entretient la philosophie dans sa conception totalisante du monde : une vérité sans reste, « une construction intellectuelle qui résout tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse subsumante »[19]. Une attitude animiste, sur un mode de prise de connaissance spéculaire, où « l’autocritique de la conscience morale coïncide au fond avec l’auto-observation sur laquelle elle est construite. La même activité psychique qui a pris en charge la fonction interne qui livre à la philosophie le matériel pour ses opérations de pensée ». Il souligne l’importance de cette « instance observante et critique, élevée au rang de conscience morale et d’introspection philosophique ». Il se réfère ainsi au phénomène fonctionnel[20] qu’est « la participation de l’auto-observation — au sens du délire d’observation paranoïaque — à la formation du rêve »[21].

C’est bien la tentation solipsiste du désir de penser qu’évoque Freud, au point d’invoquer le droit du psychopathologique à en éclairer la dynamique. Il y a une volonté du psychanalyste à débusquer une problématique pathologique du penser, le savoir du symptôme. Le discours du sujet passionnel serait à rapprocher de celui du philosophe : le dire du logos comme expression symptomatique d’un pathique dans sa prétention à produire de la vérité. La passion est donc cette mise en acte (agieren) d’une animalité, d’un héritage archaïque constamment dépassé par l’activité d’esprit. Elle est la matérialité de la solitude du sujet enchaîné à lui-même, dont l’existence dans le monde constitue une démarche fondamentale « pour surmonter le poids qu’il est à lui-même, pour surmonter sa matérialité, c’est à dire pour dénouer le lien entre le soi et le moi »[22].

Il y a là un principe de plaisir, de l’ordre de la satisfaction substitutive, un plaisir de penser, étrangement proche de celui du renoncement pulsionnel comme acte de soumission à la toute-puissance surmoïque. On s’interroge toutefois sur le gain de plaisir qu’occasionne cette mise à distance du destin et de la réalité du renoncement philosophique. Il y a également, par la dimension heuristique de la situation, une certaine hésitation à dégager une instance d’amour au compte du sacrifice. Une telle hypothèse serait à prendre comme « une régression au mode de pensée qui donna naissance aux mythes […] dans lesquels l’historiographie s’épuisait dans le compte rendu des hauts faits et des destins de personnes individuelles » et dont la seule fierté serait celle d’un « narcissisme intensifié par la conscience d’une difficulté surmontée »[23].

Seulement l’a-temporalité, le hors-le-temps de la métapsychologie ne peut être assimilé à un temps de mythe. L’assimilation du rêve ou du délire au mythe serait la confusion de l’archaïque (de l’Archè grec) avec l’originaire (de l’Ur- allemand) qui reviendrait « à assigner à un trauma ou à un fantasme la fonction intemporelle d’un commencement ab quo et ad quem ». Cette perte du temps (zeit-los) de l’inconscient (un-bewusst) n’est autre qu’une non (re)connaissance du temps (Chronos). Il n’est, en soi, pas plus un in-temporel (un-zeitlich) que l’inconscient n’est un a-conscient (bewusst-los). L’absence de cet unzeitlich chez Freud (négatif issu d’un positif) nous enjoint, en conséquence, d’interroger « la négativité fondatrice et constitutive de ce hors-le-temps »[24].

Représentance de la passion

Au droit de la pulsion, la passion appartient pleinement au cadre de pensée représentationnel. Une vorstellungslehre qui fait fond sur les acquis kantiens. Ainsi « affections et passions sont essentiellement distinctes ; les premières relèvent du sentiment dans la mesure où celui-ci, précédant la réflexion la rend impossible ou plus difficile »[25]. Une dualité qui est réintroduite au sein de l’examen métapsychologique de la dynamique pulsionnelle. La poussée psychique d’origine somatique qui tend à se satisfaire au moyen d’un objet, la pulsion donc, ne trouve son expression psychique que par ses représentants, ou plutôt devrions-nous dire ses représentances.

La représentation en tant qu’élément psychique (vorstellung) n’est qu’un des modes de représentance. Elle est le représentant-représentation d’une opération économique d’investissement. Cette création psychique se distingue en cela de l’affect qui est de l’ordre de la décharge, de la dépense, de la perte. Si la notion d’affect est placée au premier plan, la notion générique d’affectivité est relativisée. Peut-être parce que la théorie de l’affectivité est implicitement abordée par Freud au travers de la théorie de la libido : « Libido est une expression provenant de la doctrine de l’affectivité. Nous appelons ainsi l’énergie, considérée comme grandeur quantitative — quoique pour l’instant non mesurable —, de ces pulsions qui ont à faire avec tout ce que l’on peut regrouper en tant qu’amour.[26] » Cette affektivitätslehre n’est autre que le conatus de Spinoza, cet effort de tout étant-existant à persévérer dans son être, qui appartient à l’être humain mais également à la nature. Si la conception appartient au domaine de l’âme et du corps, le noyau appelé amour par Freud n’écarte pas « le dévouement à des objets concrets et à des idées abstraites ».

La passion serait la forme que prend « la prédominance de l’affectivité et de l’animique inconscient » de la masse, qui voit disparaître « la personnalité individuelle consciente » avec « la tendance à l’exécution non différées d’intentions émergentes ». « Un état de régression à une activité d’âme primitive, telle qu’on pourrait justement l’attribuer à la horde originaire ». Le passionné serait l’homme à l’entrée de l’histoire que Nietzsche attendait de l’avenir. Ce surhomme libre, dont les « actes intellectuels étaient, même dans l’isolement, forts et indépendants » et la « volonté n’avait pas besoin du renforcement par celle des autres ». Un homme dont « le moi ne céderait rien de superfétatoire aux objets »[27]. Si l’affectif est défini classiquement comme le caractère générique du plaisir, de la douleur et des émotions, la petite unité qu’est l’affect, par son fonctionnement, relève de l’événement. Il exprime quelque chose du fonds corporel, et est en cela bien subi. Mais c’est au titre d’élément mobile que l’affect acquiert une signification psychique. Une psychomotricité qui passe par la décharge, le noyau économico-dynamique, et la motion pulsionnelle. Il figure l’accès à la pulsion comme manifestation du quantum d’affect[28].

Cheminement de la passion

Dans l’ordre del’acte de pensée, la (re)présentation (vorstellung) est donc une représentation-but (zielvorstellung). Ce présenter est une objectivation, une substantiation, servant le but du refoulement : inhiber, réprimer l’affect. Dans l’ordre de la symbolisation, de la figuration (Darstellung), se représenter est essentiellement une représentation inconsciente, subjective voire réflexive. L’affect doit être alors vu comme le reste de la pulsion une fois la représentation prise en compte, ce qui n’a pu être perçu pour exister. Si le refoulement réalise la séparation de l’affect et de la représentation, l’affect ne se réalise que dans « la percée qui lui donne une nouvelle façon d’être représenté dans le système conscient ». Il doit se mettre en quête d’une autre représentation de substitut. Le devenir conscient n’est, en cela, pas « un pur et simple acte de perception mais vraisemblablement aussi un surinvestissement, un nouveau progrès dans l’organisation psychique ». On voit ici la trace de l’activité compulsive du penser passionnel.

À partir de cette amorce, ou cette ébauche, qui n’est pas parvenue à se développer, l’affect ne tient pas en place et c’est en électron libre qu’il se comporte. C’est le déclenchement d’un réseau d’expressions, parfois des plus inattendues, auquel aboutit la tension entre l’abstraction inconsciente et l’affleurement conscient. Le remaniement topique aboutit à un Moi comme « partie du Ça modifié sous l’influence directe du monde extérieur ». « La perception joue pour le Moi le rôle qui dans le Ça échoit à la pulsion. Le Moi représente ce qu’on peut appeler raison et bon sens, au contraire du Ça qui contient les passions. » S’il exerce, à l’image du cavalier bridant le cheval, la domination sur les accès à la motilité, il n’en reste pas moins « avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface ». C’est ainsi que, de la même manière que « l’agitation des passions inférieures se produit dans l’inconscient », « un travail intellectuel délicat et difficile […] peut aussi être fourni préconsciemment sans venir à la conscience ». Aussi, « le plus profond, mais aussi le plus élevé chez le moi peut être inconscient »[29].

La passion en soi

Conscience morale, autocritique et culpabilité peuvent donc être du « rester-inconscient » qui participe de la résistance. La performance suprême du Moi consiste alors « à décider quand il est plus approprié de dominer ses passions et de se plier à la réalité ou bien de prendre leur parti et se mettre en position de défense contre le monde extérieur ». Il n’existe en cela « aucun antagonisme naturel entre Moi et Ça, ils participent l’un de l’autre »[30]. De simple instance refoulante et opposante (pulsion d’autoconservation du Moi) le Moi devient un grand réservoir de libido. De premier objet, il devient, vis à vis des objets extérieurs, la source dont émanent les investissements. L’harmonie devient l’enjeu de la balance énergétique entre les deux investissements que sont la libido narcissique et la libido d’objet d’un Moi en lutte pour la maîtrise de sa tâche économique. « Lorsque le Moi est obligé d’avouer sa faiblesse, il éclate en angoisse, angoisse de réel devant le monde extérieur, angoisse de conscience morale devant le Surmoi, angoisse névrotique devant la force des passions dans le Ça.[31] »

Le sentiment de soi de l’être humain gravement menacé cherche à être débarrassé de l’effroi et impulse « par un intérêt pratique des plus forts » le désir de savoir. L’humanisation de la nature permet d’approcher des forces et destins qui resteraient éternellement étrangers s’ils demeuraient impersonnels. La quiétude dans l’inquiétant permet d’élaborer l’angoisse dénuée de sens. « On est peut-être encore sans défense, mais on n’est plus dans la désaide et paralysé, on peut pour le moins réagir.[32] » Le Moi « a intercalé, entre le besoin et l’action, le travail de pensée, cet ajournement pendant lequel il exploite les restes mnésiques de l’expérience »[33]. C’est en cela que « l’analyse doit instaurer les conditions psychologiques les plus favorables aux fonctions du Moi ». Elle ne peut s’assigner « pour but d’abraser toutes les particularités humaines au profit d’une normalité schématique, ni même d’exiger que celui qui a été “analysé“ à fond n’ait plus le droit de ressentir aucune passion »[34].

La passion du transfert

Mieux encore, la passion participe du transfert. Toute analyse, toute perlaboration, toute abréaction est le fruit de la passion dans « ce combat entre médecin et patient, entre intellect et vie pulsionnelle, entre connaître et vouloir agir ». La psychanalyse n’est-elle pas, elle-même, le fruit d’une passion ? Ce qui se joue dans les phénomènes de transfert, là où la cure invite à la remémoration, c’est l’aspiration du malade à reproduire les motions pulsionnelles « conformément à l’a temporalité et à la capacité hallucinatoire de l’inconscient »[35]. Les réactions mettent à jour[36] et c’est la trace de la libido, qui a échappé au conscient, que l’on suit. Il suffit qu’un excès de transfert positif mette le feu à la cure et c’est un transfert négatif qui se met en place, un transfert à proprement parler passionnel qui menace le cadre et le but de la situation psychanalytique. « Face aux passions […] on obtient peu de choses avec des discours sublimes. » Devant un tel débordement, devancer le travail d’élaboration, « inviter à la répression pulsionnelle, au renoncement et à la sublimation » serait perçu par le patient comme un outrage qui ne manquerait pas de susciter la vengeance. « On aurait fait alors qu’appeler le refoulé à la conscience, pour le refouler de nouveau avec effroi.[37] »

Le ravissement[38] du feu ne peut s’opérer que dans le renoncement au plaisir de l’éteindre avec sa propre eau[39], tentation forte signifiant « une lutte empreinte de plaisir avec un autre phallus ». Une exigence de renoncement pulsionnel qui ne saurait être mis en œuvre sans un certain « plaisir-désir d’agression ». Hostilité qui ne manquerait pas de provoquer en retour un sentiment de culpabilité. Un feu dévorant et consommant dont renaît de ses cendres le phénix, « qui de chacune de ses morts par le feu ressort rajeuni et qui vraisemblablement [exprime] le phallus ranimé »[40]. Une prise de conscience sous l’emprise de désirs et de fantasmes inconscients avec un sentiment d’actualité d’autant plus vif qu’il en méconnaît l’origine et le caractère répétitif. Un acte de penser, une pensée faite acte pur, « un animisme sans actions magiques », qui passe par « la surestimation de l’enchantement du mot ». Un atypisme qui repose avant tout sur « la croyance que les processus réels du monde suivent les voies que notre pensée entend leur assigner ».

Mise en discours de la passion

La possession d’une telle vision du monde a l’idéal avantage pour l’homme « d’assigner une place à ses affects et à ses intérêts ». L’intention n’en reste pas moins lacunaire et son attachement à l’illusion, méthodologiquement, « s’égare en surestimant la valeur de connaissance de nos opérations logiques »[41]. La passion pêcherait ici par excès de rationalisme pour apparaître avant tout philosophème, soutenant un discours donné comme système. Un privilège accordé aux mots, aux maux de la logique, qui pourrait tenir au fait que l’investissement de la représentation de mot « constitue la première des tentatives de restauration ou de guérison ». Un phénomène dont Freud a montré la dominance dans le tableau clinique de la schizophrénie. Les représentations de mot y sont traitées comme des représentations de chose, sur le mode de perception et selon les lois du processus primaire. Une analyse qui n’est pas sans rappeler le lien fait par Geza Roheim entre pensée magique et schizophrénie. C’est en conséquence « la prédominance de la relation de mot sur la relation de chose » qui confère à la formation du substitut son « caractère déconcertant ».

« Ces efforts prétendent regagner les objets perdus, et il se peut bien que, dans cette intention, ils prennent le chemin vers l’objet en passant par le part-mot de celui-ci, auquel cas il leur faut alors se contenter des mots à la place de choses ». Il y a là une magie verbale qui ne travaille pas à l’imagination mais cherche à soutenir l’objet-pensée au sein d’une fonction de pare-excitation. Un compromis d’objet-réponse, à rapprocher du fétichisme, qui tente de symboliser le manque. « Lorsque nous pensons abstraitement, nous sommes en danger de négliger les relations des mots aux représentations de choses inconscientes »[42]. Survient une perte de contact avec la chose et la possibilité donnée à la névrose de regagner ses objets aboutit au surinvestissement de la représentation verbale, aux restes verbaux de la chose. Un habitus qui va des choses aux mots dont Freud prend acte de la répétition dans le domaine intellectuel[43].

Cette mise en discours ou ses conditions de production, essentielles à la compréhension du langage de la passion, nous invitent à considérer l’approche sémiotique de Herman Parret. C’est en philosophe du langage qu’il aborde le sujet et insiste « dans l’analyse du discours sur la centralité de l’énonciation ». Une énonciation qui passe par le métalangage, non transparente, dont « l’apparat logiciste est inopérant ». Les passions ne seraient que le déploiement de désirs et de volontés, d’obligations et de nécessités, d’intentions et de jugements. Un réseau de raisons comme autant de modalités qui font que « l’objet — l’énonciation dans et au-delà de l’énoncé, la subjectivité comme horizon d’abîme, le pathos rendu opaque — se montre »[44]. Une compétence passionnelle au sein d’un creux subjectif, une expérience intérieure capable d’empathie[45], où le sujet se met en quête d’un objet de valeur vers lequel il tend avec constance. Une directionnalité qui constitue une relation d’intentionnalité d’un être dirigé-vers. Un sujet éthique, plus attaché à la valeur de l’objet (devoir moral ou logique) et à la nature de la relation à l’objet (intentionnalité), dont le vouloir (désir) est dépendant d’un savoir (jugement)[46]. Attachement qui peut passer par la croyance en « certains liens de tendresse avec les contenus »[47].

La compétence passionnelle

Cette compétence passionnelle évoque immédiatement la capacité dépressive de Pierre Fédida : « cette dépressivité nécessaire à la vie pour rester vivante et ainsi se soustraire à l’excès des excitations. » Surviendrait alors un état déprimé lorsque la vie psychique n’a pu se donner la dépressivité nécessaire. Un état déprimé qui renvoie à « une relation interne avec l’émergence du sens (du psychique) dans les formes élémentaires du contact et de la résonance, dès qu’il y a communication humaine »[48]. Le déprimé est coupé du contact, un symptôme (expression pathologique) qui préviendrait une mélancolie latente (la pathologie même). Le compromis, figé dans un état intermédiaire, semble échapper à une représentation de contenu et signe le vide qui vise à empêcher de se représenter un objet. Ce qui se trame dans la mélancolie, c’est « une multitude de combats un à un pour l’objet, dans lesquels haine et amour luttent l’une avec l’autre, l’une pour détacher la libido de l’objet, l’autre pour affirmer cette position de la libido contre l’assaut »[49].

Dans le cas de la schizophrénie, évoquée plus tôt, est barré le commerce entre investissements de mots (Pcs) et investissements de chose (Ics). Ce sont les mots eux-mêmes qui deviennent objet de l’élaboration. Il n’y a pas de régression topique. Au contraire du rêve où les mots sont ramenés aux représentations de chose. Dans le travail de condensation du rêve les mots sont fréquemment traités « comme des choses et connaissent alors les mêmes compositions que les représentations de chose »[50]. Dans le cas de la passion, il n’existe pas à proprement parler d’obstacle et c’est un long et lent processus de deuil qui semble à l’œuvre. Un détachement qui délègue au refoulement l’ambivalence constitutive de la mélancolie. Subsiste néanmoins un état morbide de l’activité de pensée et c’est dans le jeu de mots que nous pourrions en trouver les traits. C’est en effet dans le trait d’esprit que nous retrouvons l’attitude la plus proche qui consiste « à mettre la représentation de mot (acoustique) elle-même à la place de la signification que lui donnent ses relations aux représentations de chose ».

La représentation de mot « apparaît comme un complexe clos »[51] qui ne trouve sa connexion avec la représentation d’objet[52] que dans son extrémité sensible (sonore). La perte de connexion vaut pour perte de signification, un trouble de l’activité associative au centre du langage. En jouant sur les mots, le sujet passionnel progresse dans son discours « selon les associations « externes » de la représentation de mot au lieu de le faire selon les associations « internes », selon les termes de la formule »[53]. Si les associations verbales sont maintenues, elles le sont au détriment de l’association symbolique, au cœur de la première topique, en son épicentre, le préconscient. Cette aphasie asymbolique signale la fente imposée par la contradiction entre le déni et la reconnaissance du manque, entre la représentation de la castration et l’irreprésentable de la Chose. Un trou que l’économie de la passion tente d’investir et d’occuper la place. On comprend mieux maintenant ce qui restera la référence littéraire que Freud aura le plus citée. « En attendant que la philosophie assure la cohésion de l’édifice du monde, elle [la nature] assure le fonctionnement par la faim et par l’amour »[54].

Vincent Caplier – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

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[1] Les spéculations philosophiques trouvent leur rang entre les systèmes religieux et les formations d’idéal, parmi les idées qui s’imposent à la vie collective de l’homme.

[2] Vincent Caplier, Une brève notion du temps : du Logos aux topoï, 2021.

[3] Michel Meyer, Le philosophe et les passions, 1991.

[4] Sigmund Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile, 1918 [1914].

[5] Formes néanmoins peu définies et qu’il assimile à l’instinct animal.

[6] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920.

[7] « La thèse kantienne selon laquelle le temps et l’espace sont des formes nécessaires de notre pensée peut aujourd’hui être soumise à discussion sur la base de certaines connaissances acquises par la psychanalyse. » Ibid.

[8] Sigmund Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile, 1918 [1914].

[9] Un note de l’édition Quadrige d’Au-delà du principe de plaisir nous enseigne qu’une phrase supplémentaire dans le manuscrit de 1920 indique que ce « n’est cependant pas l’espace, mais la matière, la substance ».

[10] Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, 1900.

[11] Arthur Schopenhauer, Du monde comme représentation, 1818.

[12] Freud, op. cit., 1900.

[13] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939.

[14] Freud, op. cit., 1900.

[15] « Le concept d’un monde intelligible n’est donc qu’un point de vue, que la raison se voit obligée d’adopter en dehors des phénomènes afin de se concevoir elle-même comme pratique, ce qui ne serait pas possible si les influences de la sensibilité étaient déterminantes pour l’homme. » Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785

[16] Au sens de la philosophie moderne de mise en suspens de la thèse naturelle du monde.

[17] Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal, 1886.

[18] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882.

[19] Sigmund Freud, Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, 1932.

[20] Freud reprend à son compte une contribution Herbert Silberer sur les phénomènes hallucinatoires symboliques qu’il considère comme « l’un des rares compléments à la doctrine du rêve dont la valeur soit incontestable ».

[21] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914.

[22] Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, 1948.

[23] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939.

[24] Pierre Fédida, Temps et négation. La création dans la cure psychanalytique in Psychanalyse à l’Université, 1977.

[25] Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, 1797.

[26] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921

[27] Ibid.

[28] Quantum d’affect qui correspond à « La pulsion pour autant que celle-ci s’est détachée de la représentation et trouve son expression adéquate à sa quantité dans des processus qui nous deviennent sensibles comme affects. » Sigmund Freud, Le refoulement, 1915.

[29] Sigmund Freud, Le Moi et le Ça, 1923.

[30] Sigmund Freud, La question de l’analyse profane, 1926.

[31] Sigmund Freud, op. cit., 1932

[32] Sigmund, L’avenir d’une illusion, 1927

[33] Sigmund Freud, op. cit., 1932

[34] Sigmund Freud, L’analyse finie et l’analyse infinie, 1937.

[35] Sigmund Freud, Sur la dynamique du transfert, 1912.

[36] « Le malade attribue aux résultats de l’éveil de ses motions inconscientes existence au présent et réalité », ibid.

[37] Sigmund Freud, Remarques sur l’amour de transfert, 1915 [1914].

[38] Ravissement pouvant à la fois exprimer prendre de force et exaltation.

[39] Une tonalité narcissique dont le contre-transfert n’est pas totalement exempt.

[40] Sigmund Freud, Sur la prise de possession du feu, 1931.

[41] Sigmund Freud, op. cit., 1932.

[42] Sigmund Freud, L’inconscient, 1915.

[43] « Il se consacra à la spéculation philosophique et il attachait une grand importance aux noms des choses. Chez ce patient, quelque chose de similaire à ce qui s’était passé dans le domaine érotique arriva donc dans le domaine intellectuel : il détourna son intérét des choses vers les mots, qui en quelque sorte habillent les idées. » Sigmund Freud, La genèse du fétichisme, 1909.

[44] Herman Parret, Les passions, essai sur la mise en discours de la subjectivité, 1986.

[45] « L’empathie est la passion-désir par excellence, en ce qu’elle combine le subjectif et l’universel. »

[46] Herman Parret dégage une constante thématique qui se concentre autour de quatre questions-clé et que l’on trouve au sein de la typologie des passions de Spinoza dans l’ordre vouloir, savoir, pouvoir, devoir.

[47] Sigmund Freud, op. cit. , 1927.

[48] Pierre Fédida, La modernité de la dépression, 2000.

[49] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917.

[50] Sigmund Freud, op.cit., 1900.

[51] Sigmund Freud, Sur la conception des aphasies, 1891.

[52] La représentation de chose est un complexe ouvert connecté par l’ensemble de ses parties constitutives (représentations visuelles, acoustiques, tactiles, kinesthésiques…). Parmi les représentations d’objet, ce sont les associations visuelles qui représentent l’objet, de la même manière que l’image sonore représente le mot.

[53] Sigmund Freud, Le trait d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905.

[54] Friedrich Schiller, Les sages du monde, 1795

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