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L’émergence du phénomène transgenre

Guy Decroix – Mars 2025

« Ce que dit Freud en mille, deux mille endroits de ses écrits, que le moi est la somme des identifications du sujet, avec tout ce que cela peut comporter de radicalement contingent. »
Jacques Lacan[1]

1ère partie

Introduction
Des causes de demande exponentielle quasi virale de changement de sexe

Relief d’Ulysse consultant Tirésias. IVe quart du 1er siècle apr. J.-C. Marbre. Musée du Louvre.
  1.  Influence anglo-saxonne
  2.  Un mouvement de délégitimation des parents :
    . Un mouvement sociétal
    . Un discours politique
  3. L’affaiblissement des grands récits
  4. Triomphe de la science et de la médecine

Introduction

Par une désaffiliation des individus et une désinstitutionalisation progressive de nos sociétés, (entendons sommairement par institution ce qui fonde, ce qui forme, ce qui maintient), articulées à une « société des individus » définie par Marcel Gauchet, les sujets s’insinuent aujourd’hui dans ce qui fait symptôme l’autodétermination, la violence, les liens forts mortifères corrélés à la désymbolisation, la défaillance de la subjectivation, le ratage de l’intériorisation des limites, voire l’errance pour certains qui risquent de s’agglutiner dans une « co-errance » communautaire. Ne pourrait-on pas entendre « j’errer » dans l’usage particulièrement fréquent du signifiant gérer ses enfants, sa vie, son travail ?
Une des pathologies du contemporain aura conduit à s’éloigner d’un certain enracinement cher à Simone Weil pour qui le lieu fait lien, du sens des limites protectrices, des rites et formes, ouvrant à une humanité que Zygmunt Bauman[2] aura nommé « La vie liquide », dans laquelle excellera la fluidité de genre et l’absence de tout point de fixation.
Outre la question de l’autodétermination qui sera notre préoccupation, le relâchement du lien symbolique, entendu comme chaîne signifiante prise dans le désir de l’autre et qui m’institue comme sujet, s’exprime par de nouveaux liens totaux mortifères : toxicomanies, fanatismes, sectes…
Cette fragilisation du lien s’exprime par ailleurs par l’accroissement de ce syntagme aberrant de « développement personnel », comme si le petit humain pouvait se développer hors tout lien affectif à l’autre.

La réapparition dans le Réel de la forclusion du symbolique s’exprime dans le corps. Tatouages et piercing peuvent être pensés comme régression du symbolique qui s’inscrit désormais sur la peau, les scarifications comme tentatives de prise d’autonomie et de contrôle de la douleur. Le « toxicomane » qui cherche à être « accro » reste en quête d’un objet de jouissance, illusion d’un comblement face à l’insupportable angoisse de castration. Expression d’un lien mortifère au produit, car comme l’énonce Daniel Sibony[3], ce qui rend nos liens vivants, « c’est que l’essentiel nous échappe… la part de l’Autre, et autres forces inconscientes où notre être se renouvelle ». Dans ce processus, « le toxicomane » participe à la destruction du lien social.
Nous pourrions repérer d’autres liens mortifères, dans le fanatisme et les sectes.
Toute forme de fanatisme pourrait se repérer dans l’impuissance à supporter une certaine distance à son Dieu, et où l’individu tente de réparer cette carence, à l’aide d’un lien fanatique en « disposant » du fanum, le temple en soi, dans un fantasme de disposition intégrale de son identité, de son origine, de ce qui fonde. « La condition humaine » d’André Malraux nous rappelle que le lien nécessite des conditions créant un bord et que toute inscription dans un groupe humain demeure toujours conditionnelle, à la différence du militant qui peut être conduit à occulter les limites.
Enfin, la secte permettra de rassurer les membres sur leur « identité », et de proposer un lieu de reconnaissance et d’inscription. Ce type de rassemblement aura quelques échos avec notre domaine exploré. Souvent administrée par un obsessionnel, celui qui dit « je sais », le sujet supposé savoir, prend le pouvoir sur l’autre. Étrangement, le planning familial actuel à l’instar d’une société savante énonce sur l’une de ses affiches « Au planning, on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ».
Notre propos sera de mettre l’accent sur l’autodétermination sexuelle et la question du genre. Nous interrogerons dans un premier temps certaines causes de demandes exponentielles de « changement de sexe », avant de surplomber des éléments de contexte idéologique favorables à l’accueil de ce « moment trans ». Remarquons en avant-propos, cette énigme d’individus qui viennent à se penser comme autosuffisants dans un moment historique « matriarcal » où l’individu n’a jamais été aussi dépendant de l’État dans toutes les modalités de sa vie.

Notre époque contemporaine est traversée par de nouveaux phénomènes, liés aux changements sociopolitiques et aux vacillements des structures familiales. De nouveaux tableaux cliniques émergent, en particulier celui de la transidentité, qui apparaît comme un des paradigmes psychopathologiques de nos sociétés immergées dans un nouvel imaginaire de la postmodernité. Une clinique de l’auto-référence déclinée sous différentes formes : autodétermination, autonomisation… Cette transidentité, qui pourrait apparaître comme un « malaise dans l’identification » ne laisse pas indifférent, en tant qu’elle percute des représentations millénaires, mais essentiellement parce qu’elle révèle un point d’angoisse à toute identification sexuelle chez l’autre, en donnant à voir dans le réel ce qui est de l’ordre généralement du fantasme. Par ailleurs, la société et le politique progressistes vivant le progrès comme obligatoirement positif, s’emparent de la question, faisant du trans la figure de l’une des minorités à défendre au non d’un égalitarisme, véritable religion de l’égalité. Dans l’expression d’une américanisation wokiste des esprits, un député aura envisagé de faire inscrire le droit de choisir son genre dans la constitution. La psychanalyse est interpellée, dans la mesure où dans ce mouvement, la division subjective est particulièrement fragilisée.
Notre propos n’interrogera pas la question trans, versus souffrance, déjà travaillée par certains auteurs. Ces derniers ont pointé l’aide médicale scandaleuse et irresponsable à transitionner chez les enfants. D’autres, ont repéré la « détransition » de sujets qui reviennent à leur identité sexuée initiale, pour qui le malaise avait été diagnostiqué « dysphorie de genre » par le DSM, et qui après un long traitement hormonal, réalisent leur erreur de parcours.
D’après ces auteurs, près de 85% qui « dé-transitionnent » expriment leur malaise sous l’expression « je n’arrive pas à soutenir ce que l’on attend de moi » et désirent faire table rase de leur erreur d’orientation. Rappelons qu’en deçà du genre, il (garçon) ou elle (fille), existe un imaginaire des parents et la tentative pour l’enfant de se conformer à cette attente. Comment appréhender aujourd’hui cette difficulté à soutenir cette attente ?   
Enfin, dans une étude récente, le professeur Sallie Baxendale[4], professeur de psychophysiologie clinique à l’University College London, dénonce les bloqueurs de puberté comme étant responsables d’une baisse très importante du quotient intellectuel chez des adolescents « traités » par ces composés chimiques.
Nous souhaitons plutôt nous interroger sur les causes exponentielles de ces demandes de transition en lien avec des mutations familiales, sociétales, civilisationnelles, demandes toujours accrues d’autonomie dans un processus « d’autonomisme » à l’instar du progressisme comme ferveur du progrès. Ce phénomène s’est accompagné d’un affaissement des grands interdits structuraux nécessaires pour accéder à l’humanité et construire le sens de la Loi symbolique et des lois sociales.
Faute de ces étayages vitaux (containing de Bion et holding de Winnicott) relayés par la culture pour conduire à une autonomie dans l’interdépendance, certains jeunes rechercheront d’autres limites en créant de nouveaux liens totaux mortifères, d’autres s’engageront dans ce phénomène de transition.

Nous tenterons dans une seconde partie de circonscrire des éléments de contexte idéologique actuel favorables à l’accueil de cette nébuleuse trans et de son idéologie.
Nous reprendrons occasionnellement quelques extraits de notre article précédent « Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère[5] » où nous avions évoqué « la théorie du genre ».
Rappelons notre position :  tout majeur autonome peut vouloir « changer de sexe » sans qu’une autorité de quelque nature puisse interférer dans cette option. Le psychanalyste pourrait en répondant à la demande du candidat au transgenrisme, conduire ce dernier à être sujet de son discours à l’instar du geste freudien devant l’hystérique.  En revanche, le scandale porte sur le risque sanitaire et physiologique de mineurs vulnérables, aux corps sains, en raison de leur profond mal-être, de devenir patients à vie, voire stériles à cause des traitements hormonaux. L’idée d’interdire ces traitements ouvre à la liberté de choix des jeunes adulte.

« Celui qui promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. »
Sigmund Freud, 1914.

Michel Foucault, dans un geste militant, illustrera le passage d’une société de la loi symbolique constitutive du sujet, loi marquée d’une transcendance, d’une négativité, à une société des normes productives, immanentes rendant possible la « disjonction du sexe et du genre[6] », ainsi que l’émergence de la pensée du genre présentée comme une construction sociale à déconstruire.
Dans un fantasme de toute-puissance d’engendrement infantile, une visée de la transidentité sera de congédier toute finitude, la différence des sexes, toute référence à l’origine, le système social construit dit « oppresseur », et de reconstruire un monde nouveau avec ses codes culturels, sa langue (« iel », « cisgenre » …), son écriture inclusive, ses rapports sociaux dans une civilisation occidentale où les marges, la « fluidité de genre » et l’indifférencié deviendront les nouvelles normes. Notons cette étrange volonté de vouloir réintroduire le sexe, dans l’écriture inclusive, là où les néo féministes et transgenres n’ont de cesse de vouloir l’occulter. Cette idéologie du signe « e » dans l’écriture inclusive, comme s’il représentait la femme, relève d’une pensée pseudo anthropomorphique, d’une imposture narcissique et assigne à résidence sans levée d’écrou possible, « l’auteur(e) » « réduit(e) » à la femme sans espace de jeu.

Des causes de demande exponentielle quasi virale de changement de sexe

Quelques chiffres : depuis une dizaine d’années, dans l’ensemble des pays occidentaux, les jeunes générations sont de plus en plus nombreuses à s’identifier « trans », et à solliciter des traitements hormonaux et chirurgicaux, à des fins d’adéquation entre leur sexe reconnu à la naissance et leur ressenti de genre.
Dans leur ouvrage La fabrique de l’enfant transgenre[7], Caroline Eliacheff et Céline Masson alertent sur les dérives de ce « transgenrisme » beaucoup plus massif chez les jeunes filles (plus du double), que chez les garçons. L’assertion « je ne veux pas être une femme » relèverait de préférence du registre de l’anorexique, sinon du refus d’un modèle femme présentée aujourd’hui comme victime, potentiellement violable par des hommes prédateurs. Notons que ces jeunes filles s’expriment sur un mode négatif par le « je ne veux pas être une femme » plutôt que « je veux être un garçon ».
A l’inverse, cette figure de victime érigée en héros de notre temps, donne à certains jeunes le sentiment d’exister et autorise en tant que minorité à une demande de droits.
Dans un article, sur le procès actuel concernant les viols dans le village de Mazan, Camille Kouchner[8] pointe ces violeurs présumés : « Ce sont simplement des hommes ». Un sophisme possible où « Tous les hommes sont ordinaires, donc tous les hommes sont des violeurs en puissance », illustrerait ainsi « la culture du viol », la domination masculine et la femme victime.  Or, tous les hommes rencontrant l’annonce écrite du mari n’ont évidemment pas répondu. En faisant un pas de côté, ne pourrions-nous pas avancer l’hypothèse avec Daniel Sibony[9], de quelques hommes captivés par le fantasme infantile incestueux et précoce du fils couchant avec sa mère en présence du père, réalisé dans un montage pervers ?
Pour Nicole Athéa[10], ce phénomène correspondrait à des « dysphories pubertaires », ce qui permettrait de mieux cerner leur problématique identitaire et ouvrirait ainsi un champ clinique nouveau.
Selon les pays, sur une période de 10 à 15 ans, le diagnostic de « dysphorie de genre » qui traduit le sentiment d’inadéquation entre le sexe de naissance et le ressenti a augmenté de 1000 à 4000%[11] et passé d’environ 10 demandes par an il y a 10 ans, à 10 demandes par mois en 2020.
La population américaine s’identifiant comme transgenre a doublé en 5 ans soit 1,4% en 2016[12]. Rappelons que le diagnostic clinique de dysphorie de genre se manifeste dans l’ensemble des sociétés entre 2 et 4 ans, et que son apparition plus tardive pourrait être en relation avec les pressions sociétales.
Selon un sondage IFOP de novembre 2020, sous le titre « Fractures sociétales, enquêtes auprès des 18-30 ans », pour le journal Marianne[13], plus d’un jeune adulte sur cinq (de 18 à 30 ans) déclare ne pas se reconnaître en tant qu’homme ou femme.
Comment identifier ce phénomène trans ? Mode passagère destinée à disparaître, épidémie sociale en nombre et visibilité par un effet d’imprégnation, amplifiée par les réseaux sociaux chez les enfants et adolescents ou « fait social total » selon l’expression de Marcel Mauss, dans la mesure où ce fait affecte un grand nombre d’institutions : politique, éducation, santé, économie ? Dans ce phénomène, certains jeunes sont vécus comme des héros, défiant l’institution scolaire. Pour appréhender ces regroupements, à l’allure sectaire (rupture avec l’entourage, désignation d’un extérieur hostile, intimidation à l’égard des éventuels fugitifs, discours « prêt-à-porter » désubjectivisé et identique pour chacun), Jean-Pierre Winter[14], empreinte à Freud la notion « d’identification par sympathie ». Il s’agirait d’une « prétention étiologique identique », d’une « appartenance communautaire nouvelle », d’une identification par le symptôme partagé d’être « nés dans le mauvais corps ».
Historiquement, des phénomènes de contagion semblables ont déjà émergé, sans l’amplification des réseaux sociaux, avec les religieuses possédées de Loudun au 17e siècle et l’hystérie au 19e siècle. Notons que le transsexuel actuel pourrait apparaître selon une nouvelle forme de l’hystérie, en tant qu’il pose la question inconsciente et fantasmée de l’identité sexuée, du « qui suis-je ? », « Homme ou femme ? ». Enfin, l’anorexie au 20e siècle pourrait s’assimiler à ce phénomène de contagion.
Dans ce cadre, on pourrait s’interroger sur l’usage fréquent de la forme adverbiale du terme « genre », synonyme de « sorte » ou « type », dans les échanges chez les jeunes générations. Faut-il y repérer un défaut de vocabulaire, une indigence réflexive, une difficulté de clarification ou l’emprunt au champ sémantique de la transidentité, au motif de l’omniprésence de cette nouvelle doxa 

Influence anglo-saxonne

Christian Flavigny[15] fait remarquer à juste titre que nous assistons à l’incursion d’une conception américaine avançant l’idée d’une erreur de la nature. Le préfixe « dys- » dans dysphorie signerait alors une anomalie, un déficit à rééduquer au regard de la norme d’un enfant normal.
Le puritanisme normatif anglo-saxon aura conduit à emprisonner Oscar Wilde pour homosexualité, à condamner Bill Clinton pour une fellation reçue, au titre d’un comportement inapproprié et à remplacer le mot homosexuel par celui de gay moins troublant. Enfin, le signifiant « sexe » dans « transsexuel » sera recouvert par celui de « genre » dans « transgenre » plus facile à manier et moins gênant. Le genre, apparaît comme une forme de résistance à la sexualité toujours énigmatique, en devenant littéralement un « cache-sexe ».
Cette approche anglo-saxonne rudimentaire, sans véritable culture psychanalytique fondamentale, est plus apte à accueillir le caractère superficiel de la « théorie du genre ». Elle ne vise pas la genèse de la détresse affective à écouter, mais fonde le sujet à demander réparation à la société, via la médecine dans une visée adaptative. Cette demande de réparation, qui comme toute demande en cache une autre, pourrait signer un refus de la division subjective et de ses avatars ainsi qu’une volonté impossible à réaliser, la séparation du corps et du parlant.
Cette conception, où la sexuation est inféodée au cerveau qui domine le corps, conduit au narratif « mon anatomie doit correspondre à mon genre ». La dimension du ratage, qui est le propre de chaque sujet, est prise au pied de la lettre pour être corrigée et pousse à une intervention dans le réel au lieu d’être entendue.
Une certaine jeunesse, qui n’est pas insensible aux mouvements américains et encline à adopter facettes et notions du wokisme, accueille à son tour cette tendance trans, comme une contestation « prête à penser » ou à panser magiquement et artificiellement son malaise, écornant la légitimité des parents. Il est remarquable en effet d’écouter les discours convenus de l’autodétermination au cours des consultations.
Notons que, contrairement à la France à ce jour, les médecins des pays nordiques s’autolimitent dans leurs interventions médicamenteuses et chirurgicales à l’instar de certaines lois interdictrices aux États-Unis.

Un mouvement de délégitimation des figures parentales

Jean-Pierre Lebrun illustre parfaitement l’appréhension du phénomène trans en trois moments historiques :
– Psychose délirante jusqu’aux années 1970. Pour Lacan, la psychose « pousse-à-la-femme » en tant que modalité que peut prendre l’effet de la forclusion pour un sujet psychotique. Réévoquons la déclaration du président Schreber[16] « Que ce doit être une chose singulièrement belle d’être une femme en train de subir l’accouplement. »
– Second moment : « L’enfant modèle de la science » au cours duquel les prouesses médicales rendaient possibles les demandes du sociétal, de transformation du corps en conformité avec les aspirations et convictions de chacun.
– Enfin, « L’enfant modèle de la société des individus » où s’opère cette inversion radicale du « nous précédant le je » en un « je faisant le nous » devenant « le-nous du nous », dans une sorte de « nounou » communautaire qui noue au lieu de délier.
De quelle nature serait-ce un phénomène d’inversion ?
Hier, l’adolescent dont une partie de l’étymologie -croître- qui implique un processus de maturation psychique et physique, de deuils, de renoncements aux potentialités fantasmatiques bisexuelles (il s’agit de n’être plus que d’un sexe) devait traverser un moment conflictuel dans sa trajectoire de la sexuation et d’individualisation, en ébranlant momentanément les structures familiales, pour trouver sa propre voie. Aujourd’hui, ces structures familiales sont délégitimées par le discours sociétal et politique, qui lui offrent, voire soutiennent la possibilité de revendiquer d’être d’un autre sexe et de réaliser son « intime conviction » devenant alors sa réalité. Certaines associations aux États-Unis proposent même le terme de « dysphorie parentale », pour illustrer le renoncement des parents devant la pression sociale à prendre en compte la « vraie » nature de leur enfant !
On pourrait avancer l’hypothèse que certains jeunes « renoncent » à l’angoisse de castration par un attachement au corps d’enfant non sexué.

Un discours sociétal

Ce discours manifeste dans l’espace public se repère dans des mouvements ou organisations identificatoires pour les jeunes.
Une affiche réalisée par le planning familial, dans le cadre d’une campagne nationale de promotion et de sensibilisation à la diversité de la communauté LGBT+, représentant un couple au sein duquel un homme noir trans, « enceint-e » de huit mois, près d’une femme à barbe, est assortie de la légende : « Au planning on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ».
Un autre texte précise : « C’est quoi [sic] cette idée, de lier le fait d’avoir des règles avec le fait d’être une femme ? » et « un pénis est un pénis, pas un organe sexuel mâle ». Dans le lexique du planning familial, on peut lire « le sexe est un construit social » et « un homme gay peut avoir une vulve » La femme définie par « personne qui menstrue » est déshumanisée, scotomisée, réduite à des fonctions organiques. Expression d’une manipulation langagière orwellienne. Cette performativité idéologique du langage récuse l’existence de la réalité et de la vérité, en remplaçant la bisexualité psychique de chacun par la bisexualité anatomique. Nous assistons à une inversion du rapport au réel, où les mots se détachent de la réalité et deviennent objet de manipulation.
On sait que des éléments de langage déterminent partiellement la représentation du monde : « Faites-leur avaler le mot, ils avaleront la chose » disait Lénine. Ce « Plan Stratégique du Planning Familial » (2023-2025) rédigé en écriture inclusive confond le genre grammatical conventionnel avec l’identification sexuelle. Il est remarquable que sous le motif de liquider le privilège du masculin et de visibiliser le féminin, les tenants de la « fluidité de genre » proposent une langue illisible et « imparlable » par la destruction de sa musicalité et de sa fluidité ! C’est une illustration de ce désir de destruction, à des fins de recréer une langue, une écriture, une identité sexuelle dans un fantasme de maîtrise de l’humain, face à l’arbitraire d’une langue, du roc dur de la biologie. Cette écriture dite inclusive s’avère en réalité excluante et discriminante pour des élèves en difficulté d’apprentissage de lecture.
Notre temps semble vouloir satisfaire et promouvoir toutes les jouissances singulières, ouvrant à une nouvelle économie psychique. Hier, le planning familial des années 70 militait au droit à l’avortement pour tous, à la contraception, à la prévention. Aujourd’hui, dans une dérive idéologique radicale, tout opposant se voit psychiatrisé dans le registre de soi-disant « phobies ».
L’Eurovision de la chanson apparait comme une tribune pour les talents queer (« bizarre » en français) et des revendications minoritaires. Quelques lauréats de ces dernières années :  2014, la diva barbue Conchita Wurst, au nom signifiant « ça m’est égal », incarnait l’alliance du transgenrisme et du kitsch ; 2019, Bilal Hassani, égérie queer aura représenté la France en chantant « je suis free, oui, j’invente ma vie… quand je rêve je suis un roi » ; 2024, deux artistes dits non binaires, dont l’un exhibant le drapeau non binaire, s’autonome « Nemo », ne hemo « Qui n’est pas un homme » ou encore « personne » en latin… « Mes parents pensaient que si je n’étais personne je pourrais être n’importe quoi », avait-il expliqué en 2018 au magazine suisse Schweizer illustrierte. Par leurs déclarations, ces chanteurs prototypiques trans apparaissent comme des héros et modèles de liberté pour certains jeunes.
Les auteurs de « Le sermon d’Hippocrate[17] » illustrent par ailleurs l’influence des médias : « Nous n’avions pas non plus réalisé à quel point les médias de service public et une partie de la presse écrite et télévisuelle se prêtaient à la diffusion des discours trans affirmatif, notamment en direction des enfants. »

Le moment inaugural des Jeux olympiques 2024, aura été traversé dans son expression festive, par le wokisme, promouvant les identités LGBT+, offrant drag queen, femme à barbe obèse (expression de l’antivalidisme), transformisme, danseuse pervertissant l’ordre apollinien de la garde républicaine sur fond d’Académie française et bacchanales dionysiaques. Dans un entretien au Monde[18], le chef d’orchestre de la cérémonie présenté par le journal comme « un metteur en scène qui aime franchir les limites », assume ses tableaux en précisant que « notre culture est faite de cette fluidité de genres ». Esprit d’une époque, expression du kitch Desigual qui aurait pu être pointée par Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être, comme exhibition d’un Occident perçu décadent par certains pays autoritaires, et offrant l’opportunité d’un exercice de haine contre l’homme blanc quinquagénaire, hétérosexuel et judéo-chrétien. A l’inverse, un vote surprise du gouvernement bulgare attisé par les Jeux olympiques de Paris aura conduit à interdire la propagande en faveur des LGBT+ à l’école[19].

La drag queen introduite dans les écoles, pour des lectures de contes, représente la version ludique militante de la théorie du genre, une des figures hypersexualisées de l’homme devenant femme ou réciproquement, exposées à de jeunes enfants, incarnant la post-modernité de l’homme délivré de toute détermination.
Un atelier de drag-queens aura été proposé aux enfants d’une MJC près de Bordeaux : occasion de découvrir le « monde des drag-queen », de créer leur « personnage », de participer à un « moment de réflexion sur le genre », de jouer avec « les stéréotypes ».Étrangement, ces tenants de la déconstruction invitent les jeunes enfants, à s’affubler des attributs vestimentaires féminins : talons aiguilles, maquillage…
Un atelier du même profil, dans une médiathèque de Toulouse, fut heureusement réorienté sous différentes pressions, afin de « n’accueillir qu’un public majeur ». Notons à ce jour que si en France il est encore possible de faire réorienter un atelier de ce type, en Ontario[20] une sanction financière à hauteur de 2500$ peut être appliquée pour toute critique de cette idéologie trans radicale, qui mettrait en œuvre des représentations au sein des écoles. Dans une dernière avancée woke de Disney pour répondre à l’inclusion et à la diversité, sont recrutés des acteurs transgenres dans le nouveau spectacle « la petite sirène » ainsi qu’un personnage transgenre dans Star Wars et une femme baptisée Sister à l’armure aux couleurs LGBT+ pour assumer son identité de genre. Enfin, répondant à l’air du temps, la nouvelle production Les brigands d’Offenbach, à l’opéra Garnier de Paris, nous immerge dans un univers queer.
Dans ces situations, le problème n’est pas celui du travestissement qui a toujours existé, mais le fait que la drag queen appartient au monde des adultes, souvent une des figures du cabaret et ne peut être le colporteur de l’idéologie trans. Notons que dans cette figure, où la pulsion scopique est à l’œuvre, le trans se soutient du regard de l’autre qui le valide, se faisant passer non pour un autre mais par un autre. Enfin, la sexualisation des enfants ne saurait être une des missions de l’école. La visée n’apparaît-elle de nature à déstabiliser l’enfant en bas âge, qui a besoin d’une part de rencontrer des limites dans la construction de son identité, d’autre part d’une certaine accalmie, sans incursion du sexuel dans sa période de latence, d’autant plus que celle-ci apparait aujourd’hui plutôt écrasée. Cette irruption de la sexualité de l’adulte auprès de jeunes élèves, participe de « la confusion de langue entre les adultes et l’enfant » de Sándor Ferenczi et ne peut être que source d’angoisse et de sidération pour l’enfant.

Le film Toutes pour une, adaptation du roman d’Alexandre Dumas est revisité dans une version féminine woke. Les trois mousquetaires, femmes avec postiches, fausses barbes et poitrines bandées, illustre cette volonté de visibiliser les femmes par une déconstruction des hommes, sans doute à l’instar de l’écriture inclusive. Il s’agit de « se transformer pour être libre, se transformer pour être soi » promet le site du distributeur UGC.
Conclave (2024) film adapté du roman éponyme de Robert Harris nous invite au cœur de l’élection papale. Le pape se dévoile intersexué auprès du doyen de la Curie. Cette spécificité célébrée comme un signe d’ouverture devient une vertu cardinale de son pontificat.
Le film Emilia Pérez du réalisateur Jacques Audiard, remporte sept Césars avec son « film transgenre » illustré par un narcotrafiquant mexicain qui devient femme.
L’histoire de Souleymane film réalisé par Boris Lojkine sera primé au Festival de Cannes 2024 et aux César 2025. Après un parcours chaotique de sans-papiers et visé par une OQTF (obligation de quitter le territoire français), l’acteur Abou Sangare reçoit le prix d’interprétation masculine.
Ces dernières productions cinématographiques illustrent les deux figures hypermodernes, le migrant et le trans, à l’apogée de la démocratie, pointées par Alain Finkielkraut, et que nous développerons dans notre second chapitre.
Cette idéologie de la transidentité et de la « fluidité de genre » est généralement soutenue par des influenceurs trans et des centres de « consultation transidentité ».
Ces influenceursportés par des lobbies internationaux, confinent à un enfermement par les informations réitérées d’un discours unique, à la faveur des algorithmes des réseaux sociaux. Ils offrent un champ lexical destiné à répondre à tous détracteurs, à toutes interrogations, et proposent des diagnostics pouvant conduire à la recherche de médecins bienveillants. Ce récit militant invite à réparer « l’injustice » faite à des minorités dites opprimées. Beaucoup de jeunes, fréquentant assidûment ces réseaux sociaux se retrouvent dans des groupes trans et rencontrent dans un premier temps un sentiment d’appartenance et d’existence face à une désaffiliation ambiante.
Autant ces activistes ont toute liberté d’expression sous couvert d’une argumentation étayée, autant dans certains domaines elles ne peuvent s’opposer à la tenue de conférences proposant d’autres positions.
Les centres de consultation transidentité tel le CIAPA (Centre Intersectoriel d’Accueil pour Adolescents), reçoivent et accompagnent des personnes qui souhaitent entamer un processus de « changement de sexe ». Ces services dits spécialisés « trans affirmatifs » suivent les préconisations des États-Unis dont le credo est d’accompagner systématiquement. Certains centres proposent des « protocoles hormonaux » de transition vers le sexe désiré et peuvent évincer comme dans le film Petite fille, documentaire prosélyte et étendard de la cause trans, la psychiatrie à orientation psychodynamique, en se dispensant de la considération du lien de cette demande avec le désir de la mère, de la relation au père. Il s’agit d’écouter la singularité de cette sollicitation, avant toute proposition prête-à-porter de transition sociale ou d’autodétermination. L’énoncé « je suis une fille » signe une performativité articulée à une itération de messages gramophones inscrits dans le discours du champ social. Cette proposition peut être validée en tant qu’elle exprimerait un désir de souveraineté du sujet.
L’accompagnement psychologique pour comorbidité, montre que sur 25% des enfants reçus à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris, pour motif de « dysphorie de genre », 25 % sont en décrochage scolaire, 42% victimes de harcèlement, 60% ont traversé un épisode dépressif, 20% ont fait une tentative de suicide[21] !
Il apparaît que certains jeunes qui ignorent leur « mode de jouir » durant leur enfance, traversent ce questionnement du profil « ne serais-je pas trans ? » avant de découvrir que leur « mode de jouir » s’avère homosexuel. Il est loisible de penser que la déclaration de trans pourrait être plus facile à assumer dans un premier temps. On peut s’interroger sur ces centres « spécialisés » qui inévitablement restent sous influence du moment et pris dans une certaine urgence à « faire ». S’avèrent-ils les mieux appropriés pour aborder ces profils psychopathologiques ? Remarquons que cette formulation « trans », acquiert le « statut de passeport » selon l’expression de Daniel Roy[22] pour la transidentité et peut par cette nomination apporter l’illusion temporaire d’un mieux-être à cet étrange malaise de l’enfant. Freud avait repéré dans la sexualité infantile d’une part, la pulsion épistémophilique de l’enfant, ses interrogations sur la sexualité (d’où viennent les enfants ? pourquoi suis-je garçon plutôt que fille ?) et d’autre part, la solitude de l’enfant face aux incapacités de réponse des parents. Dans cette crise, l’enfant doit s’engager avec son corps et ses mots sur le chemin incertain de l’accès à sa propre sexuation.
Ce discours « trans » « prêt-à-porter » offre un recours immédiat, une proposition d’identification extérieure, mais surtout impose une dépendance implacable qui inhibe l’élaboration d’un espace de séparation nécessaire. Un tel discours, prescrit en quelque sorte des façons de faire et de dire de nouvelles normes sociales et pervertit la condition de l’enfant moderne.

Ce discours sociétal se veut aujourd’hui au service de l’individu. Comment une société pourrait-elle ne fonctionner qu’avec des individus, sans référence au commun qui est de nature à limiter cette « conviction intime » et autres revendications ? Comment la famille délégitimisée pourra, voire osera aujourd’hui contrecarrer ce tout pulsionnel de l’enfant ?
Enfin, comme aime répéter sans détour Jean-Pierre Lebrun, il n’y a pas de conviction intime chez l’enfant sauf à la percevoir comme l’expression de la toute-puissance infantile et narcissique et pour la différencier de l’homosexuel, il emprunte la chanson de Brassens «la bandaison papa ça n’se commande pas ». Version nouvelle de Martial, dans ses Épigrammes « crois-moi, on ne commande pas à cet organe comme à son doigt ». L’homosexuel bande pour un autre homme et pas pour une femme ! Alors que l’homosexualité est un mode de jouissance, la dysphorie de genre est fondée sur un refus de la réalité du sexe anatomique.

Un discours politique

                        « Il est parfois nécessaire de changer certaines lois mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il ne faut y toucher que d’une main tremblante. »
Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748.

Un certain nombre d’orientations politiques sont moins déterminées par le discours politique lui-même que par les lobbies LGBT+ qui imposent leurs revendications sociales. Les modèles proposés aux jeunes générations s’avèrent plus de nature individualiste, narcissique, voire exhibitionniste et consumériste que structurés sur le bien commun.
Certains de ces discours politiques, qui s’expriment sous forme de circulaires ministérielles de l’Éducation Nationale, soutiennent ce discours radical « trans » dans le cadre d’une scolarisation dite « inclusive », et autorise le jeune à se revendiquer d’un autre sexe en cas de « conviction intime ». Le Conseil d’État ouvre à la transition sociale en validant la circulaire Blanquer qui autorise les élèves transgenres à utiliser le prénom de leur choix, avec « l’accord des deux parents de l’élève mineur ». Il s’agit de « veiller à ce que le prénom choisi soit utilisé par l’ensemble des membres de la communauté éducative ». Cette circulaire s’inscrit dans la volonté d’une scolarisation « inclusive » afin de garantir à ces élèves « l’intégrité » et le « bien-être », en comprenant les « besoins exprimés par les jeunes concernés ». Cette circulaire, sous couvert d’inclusivité, réglemente les modalités d’accueil des « enfants transgenres » à l’école et ouvre à une idéologie militante qui normalise et banalise une disposition à risque pour les enfants. Par ailleurs, le changement de prénom peut se traduire chez le parent, par une incroyance dans l’efficacité d’une parole qui nomme, car tel est le statut du prénom à la déclaration de naissance de l’enfant.

Alors qu’un principe de précaution concernant l’environnement est inscrit dans la constitution, alors que des mesures de prudence et de rétractation sont à présent adoptées dans certains pays européens concernant la transition de genre, la Haute Autorité de Santé composée d’« experts » sur-représentés en activistes trans qui ne présentent pas leur méthodologie des catégorisations de preuves A B C, propose dans un projet de recommandations sur les personnes trans, une forme de service public de la transition de genre. Dès 16 ans, sur le ressenti de l’adolescent, une prise en charge gratuite pourrait être effectuée rapidement sans évaluation psychologique.  Une déchéance de parentalité est envisagée en cas de désaccord avec les parents, preuve d’une nouvelle attaque déstructurante de l’autorité des figures parentales.
Une brochure informative belge, (véritable vade-mecum) rédigée en écriture inclusive indique « Changer de prénom et modifier l’enregistrement du sexe à l’état civil » émanant du Ministère de la justice, du Secrétariat d’État à l’égalité des genres et à la diversité, associée à la « coopération intense » d’associations trans précise que « se retrouver confronté-e [sic] chaque jour à un prénom et ou un enregistrement du genre ou du sexe qui ne correspond pas aux convictions intimes ce n’est pas rien ». La loi du 25 juin 2017 prévoit « la possibilité de faire adapter votre prénom et/ou enregistrement du sexe de manière très accessible […]  supprime toutes les exigences médicales[…]  seule votre conviction importe, une déclaration sur l’honneur suffit […]». Ainsi, dès 12 ans l’enfant peut changer de prénom et modifier l’enregistrement du sexe dès 16 ans « sans être confronté à de lourdes exigences ».

Ces décisions politiques appellent plusieurs remarques. Le prénom, attribué à la naissance par les parents signe leur désir et l’entrée symbolique irrévocable dans l’histoire familiale. Notons que les tenants du transgenrisme radical parlent d’assignation et non de reconnaissance du sexe à la naissance, comme pour pointer l’empreinte de l’« hétéro-patriarcat », inhibant toute future autodétermination. Autant les parents doivent accueillir cette parole de l’enfant, autant nous semble-il, l’enfant a besoin de savoir que pour l’adulte, son enfant né garçon est un garçon, porteur d’un prénom masculin c’est-à-dire qu’il n’échappe pas à « l’anatomie du destin[23]».  La tolérance à l’égard de l’acceptation du changement de prénom à l’école est de l’ordre d’une démission parentale, dans la mesure où une grande majorité des enfants catalogués « trans », seront homosexuels après leur adolescence. C’est au prix d’un travail psychique que l’enfant dont la psyché est construite dans celle des parents, qu’il pourra s’individuer, s’abstraire du « corps à corps » et accéder au « mots à mots » selon l’expression de Jean-Pierre Lebrun.

Tout parent doit savoir que l’enfant puis l’adolescent traverse dans son développement psychosexuel des troubles, des remaniements, des imaginaires, des désirs d’éprouver l’autre type de jouissance, avant de s’engager dans la périlleuse aventure de la transition. La question « si j’étais de l’autre sexe » est l’interrogation banale de tout enfant ou adolescent, dans sa construction et développement psychosexuel, qui s’atténue par identifications progressives au même sexe. Dès lors que la part imaginative de sa vie s’avère différente de la réalité, l’enfant est entré dans la loi qui distingue ces deux registres avec des mots pour symboliser cette différence.
Comment, dans le cadre de telles circulaires, l’enfant pourrait-il se repérer dans cette alternance, prénom du privé et prénom du civil, dans ce « en même temps » garçon et fille qui abolit toute distinction. À noter, que ce « en même temps » entre en résonance avec une tendance politique actuelle abolissant également toute opposition et dialectique. C’est ignorer la différence entre le sujet de Droit qui sait ce qu’il veut et le sujet de l’inconscient divisé qui ignore ce qu’il dit, ce qu’il est, et qui alterne entre cette double formulation : ne pas désirer ce qu’il veut et ne pas vouloir ce qu’il désire. Il n’appartient pas à l’école de construire un homme nouveau au travers d’une idéologie, en faisant douter l’enfant dans un premier temps sur son identité, ni de répondre à une mission thérapeutique en tentant de traiter un certain malaise. Le code de l’éducation assigne comme premier objectif la transmission des connaissances et entre autres, le genre mais grammatical ! On est en droit d’attendre plus de vigilance de la part de l’institution et des parents pour limiter ces changements de prénom, dans la mesure où une immense majorité des enfants classés « dysphoriques » changeront de position après l’adolescence, en reconnaissant leur homosexualité et en acceptant l’une des manières d’être un garçon.

Ce malaise, expression de la frustration chez l’adolescent ou carence de préparation à supporter le fait que dans la vie nous ne disposions pas toujours de ce que l’on souhaite, signerait un problème d’orientation dans cette difficulté à assumer les changements psychophysiologiques et non d’identité. Les thérapies de conversion visant à modifier l’orientation sexuelle pour les homosexuels et l’identité de genre d’une personne, ont été explicitement interdites par la loi du 31 janvier 2022. Autant cette décision nous apparaît fondamentale en faveur des homosexuels qui subissaient des thérapies cruelles et inutiles, autant l’application de cette loi est de nature à contrecarrer toute investigation thérapeutique en direction de l’enfant et de l’adolescent. Il s’agit pour la psychanalyse de réintroduire la question du sujet et de son inconscient, de ce qui se joue sur l’autre scène dans cette difficulté et d’ouvrir un questionnement vers ce qui fait symptôme pour l’enfant et ses parents. L’enfant doit pouvoir témoigner de son réel, à des fins de produire un « bout de savoir » sur ce qui lui arrive.

À l’heure d’un brouillage des repères, ces discours sociétaux et politiques viennent délégitimer encore un peu plus le rôle et l’autorité des parents déjà vacillants depuis quelques dizaines d’années et implicitement leur imposent une certaine obligation de tolérance, qui devra néanmoins rencontrer à un certain moment les limites anthropologiques, telles que les interdits de tuer ou d’inceste. Cette « bienveillance » apparait d’autant plus à l’œuvre que beaucoup de parents n’ont pas intégré la notion et le bien-fondé de l’autorité, de la loi qui permet de dire non et n’osent pas contredire leur progéniture par crainte de perdre leur amour, confondant désaccord et désamour. L’institution du sujet capable de dire non nécessite l’étayage articulé de la langue et du droit (et non des droits) qui borne et soutient.
Faute d’autorité, et en présence de géniteurs inconsistants, les jeunes non contenus risquent de se sentir abandonnés. Ils peuvent alors s’agglutiner en orphelins terrorisés par leur sexuation et se réfugier dans des communautés, des gangs, voire des sectes qui leur offrent une réassurance, un réconfort dans leur orientation sexuelle face à une désaffiliation ambiante. La communauté demeure une spécificité de l’adolescence, mais la substitution du vocable de communauté éducative à celle d’institution par le sociopolitique s’avère antinomique avec l’autorité qui exige asymétrie pour grandir.
Cette tolérance généralisée apparaît comme la vertu spécifique de la modernité dans nos sociétés démocratiques. Celles-ci ne peuvent introduire de la négativité et se comportent en « Big Mother » dans une ambiance nihiliste de nature à conduire à de nombreuses dérives et positions radicales. Pour Michel Schneider[24], « écoute, proximité, caresse, urgence, amour, nomination par les prénoms, les politiques jouent à la mère. Dirigeants n’osant plus diriger, citoyens infantilisés attendant tout de l’état : La France est malade de sa politique comme certains enfants le sont de leurs mères ».

L’affadissement des grands récits

Dès 1974, Jean François Léotard énonçait « la disparition des grands récits » dont le récit religieux dans l’avènement de la postmodernité. La religion catholique aura perdu de son influence. Ces préceptes sont désormais peu suivis, les injonctions papales souvent ignorées à propos de la sexualité ou de l’avortement. Le christianisme, qui fonctionnait comme modalité de lien social en fournissant des cadres axiologiques et qui soutenait le processus de civilisation, ne permet plus d’œuvrer comme organisateur des conduites et de la morale sexuelle. Cet affadissement ouvrait le champ à une sexualité plus récréative que procréative et tolérait le processus de transition.
Cette religion affaiblie n’aura pas manqué d’être caricaturée par des drag Queens dans une représentation de la cène lors de l’ouverture des Jeux Olympiques en France. 
L’Occident demeurait jusqu’alors une civilisation animée par la passion de l’universel adressée au monde, et par la mission de l’évangélisation. Faute de ce régulateur catholique divin limitant la toute-puissance des petits « autres », faute d’un narcissisme mobilisé au niveau du grand « Autre », le besoin de sacré de l’homme conduit à un double mouvement : sacraliser et idéaliser une part de l’humanité, les « victimes » d’injustice (femmes, homosexuels) et de façon concomitante, accuser, voire déshumaniser les « dominateurs ». Un moment paranoïaque risque d’émerger en lien avec le nombre de sujets se déclarant objets de préjudices. Yann Carrière[25] fait remarquer que le 20e siècle s’illustre dans ces deux idéologies meurtrières athées, par l’amour d’allemands pour le nazisme et la haine des juifs, l’amour de prolétaires communistes et la haine des bourgeois et oppresseurs. Par ailleurs, la notion de péché originel était de nature à freiner ce clivage dans la mesure où chacun était porteur du « mal ».
Cette déchristianisation résulte du processus d’autonomisation de l’individu, qui débute avec les Lumières, qui refuse l’appartenance religieuse et qui se traduit par un abandon de la croyance collective pour devenir individuelle.
On pourrait repérer quelques symptômes actuels, dans la crémation, comme signe de désacralisation et de désaffiliation et dans la volonté de proposer un droit pécuniaire d’entrée à Notre-Dame de Paris. Outre l’illégalité de la taxation de la prière au regard de la loi de 1908, laissons s’exprimer Malraux sur cette question : « La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion. Notre civilisation est incapable de construire un temple ou un tombeau. Elle sera contrainte de trouver sa valeur fondamentale ou elle se décomposera[26]. »
Avec l’affaiblissement de ces grands récits, émergent de nouveaux sacrés : l’argent, la sécurité dans une demande de protection de tous les aléas de la vie et de la pollution, la santé avec une sollicitation toujours plus grande de la médecine, et en l’occurrence de la chirurgie et de l’endocrinologie pour les personnes entrant dans les processus de transition. L’américanisation quant à elle percole dans les interstices, le chrysanthème de la Toussaint cède la place à la citrouille d’Halloween.
Pour Éric Marty, faute de grand récit, « le genre est le dernier grand message idéologique de l’occident adressé au reste du monde[27] ». Ce puissant message implique de nombreux domaines de la vie, la différence sexuelle, la transmission, etc.

Triomphe de la science et de la médecine

« Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots ! »
Arthur Rimbaud, Le bateau ivre.

Winnicott comparait la traversée de l’adolescence au franchissement du « pot au noir », terme de navigation désignant une zone de convergence intertropicale angoissante, faute de maîtrise du vent. Et cette traversée juvénile nécessitait un « temps » fécond, pour qu’advienne une parole, le conduisant à son devenir sexué.
Ce « temps » est aujourd’hui contrecarré par une modernité empressée de fournir diagnostics et médications (hormones -psychotropes – chirurgies), dans laquelle les rites d’initiation se sont évanouis, et où les réseaux sociaux invitent à des réponses automatisées aux questionnements des adolescents.
Nos sociétés contemporaines, installées dans un modèle néolibéraliste, abandonnent l’individu à ses intérêts individuels et transforment les citoyens en consommateurs permanents, dans un marché où la technique au sens heideggérien promeut la disponibilité de toutes choses, dont la location d’utérus.
Le dernier ouvrage « Le sermon d’Hippocrate » de Caroline Eliacheff et Céline Masson témoigne d’une médecine sous emprise des idéologies identitaires trans-affirmatives. Cette médecine est mise en œuvre au « détriment des jeunes en prétendant être du côté du bien ». Dans leur ouvrage les deux psychanalystes évoquent la situation d’une jeune fille de treize ans qui exprime son malaise, son souhait d’être un garçon, et qui trouve le diagnostic « je suis trans » sur les réseaux sociaux. Elles notent l’attitude exceptionnelle du père qui après un moment de sidération doit résister non seulement à sa fille mais aux médecins. Les auteurs précisent par ailleurs qu’à ce jour, les traitements ne tiennent pas leurs promesses relatives à une meilleure santé mentale et une diminution de suicides. En lien à cette médecine, on assiste à une explosion incontrôlée et triomphale de la technoscience fascinante dans l’univers de la procréation sous la demande sociétale. Baudelaire dans Recueillement pourrait illustrer le plaisir de la consommation « Sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci ». Le discours de la science n’est-il pas aujourd’hui « ce bourreau sans merci » ?

La notion de santé étendue aujourd’hui à la notion de bien-être associée aux prouesses médico-chirurgicales permettent de répondre à cette demande de transformation du corps en conformité avec les aspirations de chacun.
Cette demande tend à entériner l’éventuel « discours du maître » de la médecine et à installer le médecin chirurgien en place de thaumaturge, animé d’un fantasme de toute-puissance infantile, voire de perversion, en effectuant un « changement de sexe » par mutilation sur des corps sains, pour répondre à une souffrance psychique. Pratique qui pourrait être interpellée par l’un des textes fondateurs de l’éthique médicale : « Primum non nocere », d’abord ne pas nuire.
Ne pourrait-on pas repérer une certaine rivalité avec les capacités de la femme enfantant garçon ou fille ? Françoise Héritier nous a invité à méditer sur les conséquences de cette asymétrie anthropologique fondamentale où seules les femmes présentent ce pouvoir exorbitant de porter et d’accoucher de garçons et de filles.

Notre condition sexuée imposait jusqu’alors le passage par un autre pour procréer. La technoscience aura autorisé la procréation sans sexualité, ressuscitant le dogme de l’Immaculée Conception et provoqué une mutation inédite de la filiation anéantissant quasiment la binarité du sexe. Demain, ce sera la sélection des gamètes déterminant le sexe anatomique de l’enfant. Ces pratiques génèrent un saisissement de l’humanité qui n’a peut-être pas encore été métabolisé à ce jour. Déjà, Lacan prévoyait en 1970, que dans une époque privée du sens de la tragédie, le Nom du Père réduit à une fiole de sperme ne deviendrait qu’un objet partiel.
Juxtaposer « le tout possible » de la technoscience au « rien n’est vrai » d’une certaine classe politique progressiste colorée de postmodernité, conduirait non seulement pour Hanna Arendt dans son ouvrage Le totalitarisme, à la crise du « vivre ensemble » mais au « tout est permis ».
Ce « progrès » inducteur du passage du « rien n’est impossible » au « tout est permis » ne réside-t-il pas dans une aspiration du psychisme à parvenir à un rapport hyper satisfaisant à l’objet ?
Dans ce cadre, Mustapha Safouan[28] nous invite à repenser certains de nos fondements civilisationnels qui durèrent des siècles, mais, depuis quarante ans, s’ouvrirait une humanité qu’il n’hésite pas à qualifier de « post-œdipienne ».
Nous serions passés du surmoi de la deuxième topique de Freud, limitateur de pulsions, à un impératif de jouissance du surmoi sur le mode « je jouis comme je veux », évoqué par Lacan dans « Télévision » sous le vocable de « Gourmandise du surmoi ». Les discours demeurent porteurs d’injonction à la consommation entre autres médico chirurgicales et à l’autodétermination. 
Jacques-Alain Miller a proposé la notion de « corps-parlant » unissant le corps au « parlêtre ». Or la subjectivité de l’époque ne répond-elle pas à ce désir de couper le corps du parlant dans les demandes d’intervention chirurgicale ?
Il n’est pas certain, que la transformation chirurgicale du corps pour tendre vers le genre souhaité ne dispense pas du besoin de parler de cette souffrance du lien social. Une des perspectives de la psychanalyse demeurerait alors le maintien de ce lien corps-parlant.

Guy Decroix – Mars 2025 – Institut Français de Psychanalyse©

1ère partie

À suivre :
2ème partie


[1] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II, Le Seuil,1978.

[2] Zygmunt Bauman, La vie liquide, Pluriel, 2013.

[3] Daniel Sibony, Du vécu et de l’invivable, psychopathologie du quotidien, Albin Michel, 1992, p 81.

[4] Sallie Baxendale, « Les bloqueurs de puberté administrés aux enfants risquent d’abaisser leur quotient intellectuel », Pour une école libre au Québec, 20 Janvier 2024.

[5] Guy Decroix, Institut Français de Psychanalyse, Le wokisme, une déraison mortifère, 2023.   https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/wokisme-et-cancel-culture-une-deraison-mortifere-i/

[6] Eric Marty, Le sexe des modernes, Seuil, Fiction et Cie, 2021.

[7] Caroline Eliacheff, Cécile Masson, La fabrique de l’enfant transgenre, L’Observatoire, 2022.

[8] Camille Kouchner, Ce sont simplement des hommes, Libération, 14 septembre 2024.

[9] Daniel Sibony, L’homme qui faisait violer sa femme, YouTube, 2024, https://www.youtube.com/watch?v=q0dMaUuKb4k

[10] Nicole Athéa, Changer de sexe un nouveau désir ?, Hermann, 2022.

[11] Caroline Eliacheff, Celine Masson, La fabrique de l’enfant-transgenre, L’observatoire, 2022.

[12] Patricia Gherovici, Transgenre. Lacan et la différence des sexes, Paris, Stylus, coll « Résonnances », 2021.

[13]  Enquête Ifop, « Fractures sociétales, enquêtes auprès des 18-30 ans »  sondage Ifop pour Marianne, Novembre 2020.

[14] Jean-Pierre Winter, Le sexe des narcisses. Théorie du genre, du militantisme au sectarisme, Revue Causeur, 11/10/2023.

[15] Christian Flavigny, Aider les enfants « transgenres » : contre l’américanisation des soins, Pierre Tequi, Avril 2021.

[16] Daniel Paul Schreber, Mémoire d’un Névropathe, Le seuil, Points, 1975.

[17] Caroline Eliacheff, Céline Masson, Le serment d’Hippocrate, L’Observatoire Eds, 2025.

[18] Joelle Gayot, interview Thomas Joly, directeur artistique de Paris 2024, Le Monde, 12 septembre 2024.

[19] « En Bulgarie, la loi interdisant la propagande LGBTplus à l’école provoque l’indignation », Le Monde, 7 août 2024.

[20] « Vers une interdiction de manifester près des drag queens ? » Le journal de Montréal, 4 avril 2023.

[21] Jean Charles Bettan, Idéologie trans, YouTube, 19 mars 2024, https://www.google.com/search?q=Jean+Charles+Bettan%2C+Id%C3%A9ologie+trans%2C+YouTube%2C+19+mars+2024&rlz=1C5CHFA_enFR1151FR1151&oq=Jean+Charles+Bettan%2C+

[22] Daniel Roy, Être né dans le mauvais corps, Daniel Roy, Lacan Web, 28 juin 2021, https://www.youtube.com/watch?v=iT-XTra3its

[23] Guy Decroix, Wokisme et cancel culture, une déraison mortifère, Avril 2023, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/wokisme-et-cancel-culture-une-deraison-mortifere/

[24] Michel Schneider, Big mother. Psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002.

[25] Yann Carrière, La théorie du genre, entretiens, YouTube, https://youtu.be/MWTV0hafRxc/

[26] André Malraux, Note sur l’Islam, 3 juin 1956.

[27] Eric Marty, Le sexe des modernes, Seuil, 2021.

[28] Mustapha Safouan, La civilisation post-œdipienne, Hermann, 2018.

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Un monstre d’égoïsme

Charlotte Lemaire – Février 2025

« Elle respirait, elle oubliait le froid, le poids des êtres, la vie démente ou figée, la longue angoisse de vivre et de mourir. Après tant d’années où, fuyant devant la peur, elle avait couru follement sans but, elle s’arrêtait enfin. »
Albert Camus, L’exil et le royaume

« Tout changement implique une séparation d’avec ce qui, autrefois, était là et à quoi il faut maintenant renoncer. »
Catherine Chabert, Perdre, abandonner, se trouver

Résumé

Figure in a room, Francis Bacon, 1958 © 2024 The Estate of Francis Bacon

Être « tout » pour l’autre, être capable de « tout », repose sur une illusion qui, pour que le sujet puisse advenir, doit tôt ou tard se voir brisée. Mais dans ce contexte, difficile d’envisager la séparation sans redouter l’effondrement de l’autre, et sans craindre pour son propre narcissisme – nous ne sommes pas sans savoir qu’à la phase schizo-paranoïde succède la phase dépressive[1].
C’est souvent lorsqu’un individu a été « tout » pour l’autre, que la seule évocation de se séparer de ce dernier s’associe à l’impression « d’être un monstre ». Pour celui qui écoute, une fois la surprise passée, une question se pose : que recouvre cette identification au monstre ?

Plan

Introduction

  1. Le monstre
  2. Vignette clinique
  3. Désir et égoïsme
  4. L’interdit de la différence
  5. L’impossibilité de repousser le sol
  6. Indifférenciations et menace de castration

Conclusion

Introduction

Dans des contextes semblables du point de vue du registre clinique, mais bien entendu différents car impliquant des individus qui le sont par définition autant, il nous arrive, en séance, de faire face à l’expression de la part du patient d’une peur particulière : celle d’être un monstre. À chaque fois, celle-ci fut formulée lorsque le sujet se trouvait au seuil d’une séparation.
La monstruosité se définit dans le dictionnaire Larousse par une « grave anomalie dans la conformation d’un individu »[2] et est synonyme de difformité et de malformation. Elle désigne aussi le « caractère de ce qui est monstrueux, contre nature, abominable, horrible ». La monstruosité, c’est l’abomination, l’insanité, l’horreur. Alors, quels liens existe-t-il entre la peur – manifeste – d’être un monstre et la séparation ?

I. Le monstre
1. Vignette clinique

Parmi les différentes situations dans lesquelles est apparue la formule « j’ai l’impression d’être un monstre », il a fallu pour cet article n’en sélectionner qu’une, ce qui ne fut pas aisé. Notre choix s’est donc porté sur la séance, probablement la plus parlante, d’une jeune femme qui, ayant entamé une psychothérapie quelques mois auparavant, se montra particulièrement contrariée par un dilemme auquel elle faisait face, et plus précisément par les conséquences qu’aurait l’une des deux options qui s’offraient à elle. Deux invitations pour le même week-end lui avaient été faites : l’une de la part de ses parents, l’autre de la part de ses amis. Il était question pour elle de choisir entre une réunion familiale qui ne l’enchantait guère au regard de son besoin de distance avec certains d’entre ses membres, et un week-end à la campagne avec ses amis qui, semble-t-il, suscitait bien davantage son enthousiasme.
Auparavant, au fil des séances, la patiente avait décrit, non sans une certaine retenue dans un premier temps, des parents exigeants, peu souples et enclins au changement, tantôt très sympathiques et faisant preuve d’humour, tantôt très durs dans leurs mots et attitudes lorsqu’elle commettait ce qui, pour eux, et donc pour elle, constituait un « faux pas ».
Très « proches », mère et fille se téléphonaient presque chaque jour, moments durant lesquels la patiente écoutait les récits de sa mère, laquelle ne lui épargnait aucun détail. Leur relation, qualifiée de « fusionnelle », semblait mettre en évidence une confusion des rôles et des places, que l’on retrouvait, plus largement, au sein de la famille elle-même.
Peu de temps avant que ne se pose le dilemme évoqué plus haut, la patiente disait ressentir le besoin de leur téléphoner plus rarement, de moins en savoir et en dire, de prendre ses distances. Elle, qui n’exprimait jamais le moindre sentiment d’hostilité ou d’agressivité à leur égard – ni à l’égard de personne –, vint à qualifier sa famille, et particulièrement ses parents, d’intrusifs et envahissants, s’agaçant de leur volonté de « tout maîtriser », y compris elle et sa propre vie.

Progressivement, il semblait s’amorcer chez la patiente ce qui s’apparente à une séparation psychique qui n’avait manifestement pas eu lieu, ou du moins, qui restait inachevée. Lorsqu’elle reçut cette énième invitation chez ses parents, l’envie lui manqua, et ce fut d’autant plus le cas lorsque ses amis lui firent part d’un autre projet.
Lors d’une séance, alors qu’elle pesait oralement le pour et le contre de chacune des deux options qui se présentaient, elle émit l’hypothèse de décliner l’invitation des parents pour privilégier celle des amis. Elle fut soudain saisie de panique, et prononça cette phrase : « j’ai l’impression d’être un monstre ». Je demandai : « un monstre ? », ce à quoi elle répondit « oui … ce n’est pas bien. C’est méchant envers mes parents ». Après un silence que je n’interrompis pas, elle ajouta : « c’est égoïste de ma part ».

Il s’agit de proposer une lecture psychanalytique de cette courte vignette clinique, afin de mettre en évidence ce qui, dans ce contexte précis comme dans d’autres qui lui sont similaires, peut apparaître en filigrane de la crainte d’être un monstre.

2. Désir et égoïsme

Reprenons de la manière la plus structurée possible les différents éléments qui pourraient constituer le préambule du propos. En premier lieu, l’invitation des parents semble résonner davantage comme une demande voire une injonction, qui la menace donc plus qu’elle ne l’enchante, tant ces réunions de famille lui apparaissent comme autant d’occasions de « prêter allégeance » à cette dernière.
Un deuxième point, non-négligeable, réside dans le concours de circonstances qui implique l’apparition simultanée d’une autre invitation, celle de ses amis. Outre le fait que la première semble ne résonner que comme un devoir, là où la seconde paraît susciter le désir et donc convoquer le plaisir, l’on est tenté d’interpréter ce conflit à l’aune de ce qui s’observe à l’adolescence, notamment à travers le réaménagement des identifications aux objets appartenant au versant vertical (l’environnement premier) et à celui horizontal (les pairs). Bien entendu, il n’est pas question de choisir l’un au détriment de l’autre, mais de faire coexister ces deux versants. Dans le cas de la patiente, cependant, privilégier l’un (les amis) signifie abandonner l’autre (les parents) – en témoignent l’angoisse et le sentiment de culpabilité qui la gagnent à la seule évocation de cette possibilité. L’on perçoit comme une irrévocabilité de la décision à prendre, comme si celle-ci s’avérait radicalement décisive.

Le caractère irrévocable de cette situation s’entend particulièrement dans la dernière remarque : « c’est égoïste de ma part ». Ce que la patiente associe à de l’égoïsme n’est autre, en effet, que le parti pris de privilégier son désir propre, au lieu de celui supposé de l’autre (la famille). Tel qu’elle l’emploie, l’« égoïsme » se rapporte donc à l’autocentrisme et à l’égotisme que met en évidence la définition suivante : « défaut qui consiste à rapporter tout à soi, qui dispose à la recherche exclusive de son intérêt propre et à l’indifférence pour autrui »[3]. Il y a beaucoup à dire sur cette définition, mais il s’agira de le développer dans un prochain travail.
Un seul acte, aussi supposément égoïste qu’altruiste par ailleurs, ne peut déterminer l’entièreté d’un individu, mais il semblerait que la patiente ne le vive pas ainsi. Prendre le parti de ne pas servir l’intérêt et/ou le besoin de l’autre est donc directement associé, pour elle, à l’expression de son indifférence et de son antipathie envers cet autre – du moins, c’est ce que cela pourrait venir signifier à ses yeux comme à ceux d’autrui. Pourtant, « égoïsme », dont la première définition remontant au XVIIème siècle est « amour propre », se définit aussi par : « tendance naturelle de l’homme à se conserver, à se développer »[4].
L’emploi autant que le sens du terme « égoïste » révèle une autre ambiguïté : il semblerait que ce qui est agi ou pensé pour soi-même soit directement associé au registre du mal – en opposition à celui du bien, qui plus est. L’organisation qui s’érige en fonction de ce barème du bien ou du mal se retrouve particulièrement dans la remarque « ce n’est pas bien », laquelle évoque par ailleurs des mots qui pourraient être ceux d’un enfant, traduisant l’aspect probablement régressif de la situation qu’elle rencontre.

De l’égoïsme, passons à la méchanceté. Outre le fait que le mot « méchant » rappelle lui aussi le vocabulaire d’un enfant, la radicalité du terme par lequel se décrit la patiente laisse entendre que, pour elle, ce qui est agi et/ou choisi pour soi-même est forcément dirigé contre l’autre – ce qui n’est pas sans évoquer la définition de l’égoïsme donnée plus haut.
Pour saisir ce qui conduit la patiente à associer son intérêt et son désir propre à un égoïsme dont le sens ne peut être que péjoratif, et dont les conséquences ne seraient qu’irrévocablement dramatiques, il nous faut revenir à la phrase « j’ai l’impression d’être un monstre », et plus particulièrement à l’emploi du terme « monstre ». Pour rappel, celui-ci est définit dans le dictionnaire de l’Académie Française par : « être vivant dont l’organisation, dans sa totalité ou dans une de ses parties, n’est pas conforme à celle de son espèce »[5], ou encore dans le Larousse par « une personne qui provoque ou suscite l’horreur par sa méchanceté, sa cruauté »[6]. Finalement, favoriser son intérêt propre – dans un contexte qui le nécessite, par ailleurs – et donc favoriser une posture différente de celle habituelle, revient, pour la patiente, à s’écarter de ce qu’il y a de normal et conforme au groupe (la famille), d’une part. Cela correspond aussi à un acte méchant et cruel, donc gratuit et contre autrui, d’autre part. Ici, l’impression d’être un monstre dénoterait finalement d’une association sans appel entre le désir propre et l’égoïsme, qui, de fait, n’est pas sans évoquer une insuffisance de la distinction entre le moi et l’autre.

II. L’interdit de la différence
1. La différenciation moi/autre

Lorsque persiste une zone d’indifférenciation entre le moi et l’autre, le sujet est maintenu, dans certaines situations comme celle qui nous intéresse ici, dans une position narcissique primaire, laquelle le conduit à interpréter subjectivement tout ce qui se passe, c’est-à-dire comme si tout venait de lui-même. Dans le cas de notre patiente, on suppose que c’est précisément cette zone d’indifférenciation qui se traduit dans l’appréhension des graves conséquences que sa seule décision pourrait avoir sur autrui – plus précisément ses parents.

Toutefois, nous précisions plus haut, dans la vignette clinique, qu’un processus de séparation semblait poindre – dans les deux sens du terme, sans doute.  En effet, la patiente, qui ne manifestait aucun signe d’hostilité ou d’agressivité auparavant, commença à manifester de l’agacement, de la colère, de la révolte à l’égard de sa famille, et surtout ses parents. Tant mieux, pensions-nous ; nous ne sommes pas sans savoir que l’objet naît dans la haine.
En effet, la séparation psychique, sans laquelle la subjectivation et donc le façonnement d’un moi plus indépendant sont impossibles, dépend au préalable du bon déroulement du processus de différenciation. Ce dernier, « pour se dévoiler, doit trouver un appui stable et fiable, comme un bon danseur s’élance vers le haut à partir du sol qu’il repousse pour se propulser et en décoller »[7] écrit Nicole Ramage. Mais, ici, la patiente ne semble pas avoir été poussée à décoller, pas plus qu’elle ne semble à l’aise à l’idée de repousser le sol – l’environnement familial – peut-être parce que ce dernier n’a constitué un appui ni suffisamment stable, ni suffisamment fiable. En effet, ses récits mettent en évidence un « fonctionnement » familial dans lequel les limites sont floues à plusieurs égards ; les enfants sont les confidents des parents, les parents se comportent comme des enfants, sur fond d’immaturité affective – collective. L’intimité n’a pas sa place ; tout doit être su de tout le monde, tout doit être partagé, tout doit se faire ensemble. En parallèle, des reproches (tels que « tu es égoïste ! ») sont assénés, sans souci de légitimité ou de cohérence, au moindre écart de comportement, c’est-à-dire, dès lors qu’un membre de la famille a l’audace de déroger aux règles autour desquelles cette dernière s’organise – ou se désorganise, au fond.
Les enfants semblent investis du narcissisme parental, et l’inopérance de la différence – pourtant nécessaire, cela va sans dire – des générations, des rôles et des places de chacun préside à un brouillage des limites simultanément exacerbé par l’envahissement et l’intrusion – banalisés – de la part d’un environnement souvent insécurisant, car lui-même en insécurité. L’on croirait presque que tout est inconsciemment mis en œuvre pour favoriser l’indifférenciation entre les membres de la famille, et in fine, empêcher toute séparation.

L’on conçoit aisément qu’un individu, enfant ou adulte, peine à se différencier et à se séparer, et qu’il s’en juge égoïste, lorsqu’il a intégré cela comme l’équivalant d’une transgression. Alain Ferrant et Albert Ciccone, travaillant sur la honte, la culpabilité et le traumatisme, ne manquent pas de rappeler que « les sentiments de honte et de culpabilité sont d’abord ”importés”. C’est d’abord un autre qui dit au sujet, à l’enfant, qu’il doit avoir honte ou se sentir coupable »[8].
Les récits de la patiente dépeignent en effet un environnement familial qui se montre sévèrement critique vis-à-vis de tout ce qui n’est pas valorisé par lui-même, qui ne cache pas sa profonde désapprobation – voire parfois son mépris – à l’égard de tout ce qui, finalement, diffère de ce qu’il est et de ce qu’il tend à instituer. Environnement qui, par ailleurs, n’offre pas la contrepartie de féliciter ou de valoriser la bonne exécution de celui ou celle qui accomplit ce qu’il exige explicitement ou non – parce que c’est bien normal qu’il ou elle le fasse.
Sur le plan surmoïque, le petit enfant qui s’est développé dans cet environnement évoque à plusieurs égards les petits hypermatures décrits par Gisèle Harrus-Révidi, lesquels ont « intégré les interdits parentaux dans la peur et l’angoisse, leurs exigences sans souci de réciprocité, sans bénéfice personnel, sans reconnaissance aucune »[9]. Et parce que l’immaturité affective va souvent de pair avec l’impossibilité de supporter altérité, « la menace du châtiment plane dès qu’il [l’enfant] se montre désirant, nul n’est ”désireux” de son désir ».

Freud, à propos du deuil, écrivait qu’« il se dresse contre cela [l’obligation de retirer la libido de l’objet perdu] une rébellion compréhensible – on observe généralement que l’être humain n’abandonne pas de bonne grâce une position libidinale, pas même alors qu’un substitut lui fait déjà signe »[10]. Et pour cause, nous ne sommes pas sans savoir que l’angoisse de perdre l’amour de l’objet est inhérente à toute séparation, et ce, comme le rappelle Alain Ferrant, précisément parce que « se séparer est une blessure – la blessure de perdre et d’être abandonné – qui met le narcissisme en péril »[11]. Mais pour notre patiente, il semblerait cependant que la nature des angoisses ne se limite pas à celles ordinaires, si l’on peut le dire ainsi, générées par la séparation.

2. Indifférenciations et menace de castration

Nous disions plus haut que l’acte (le choix du week-end entre amis) semblait, pour la patiente, déterminer directement l’être (« j’ai l’impression d’être un monstre »). Outre l’hypothétique fantasme de destruction et l’agressivité inconsciente qui s’esquissent ici, la radicalité de cette association nous interpelle. Au-delà de l’acte, c’est du désir qu’il s’agit, désir qui, s’il s’exprime, peut venir la définir en tant qu’individu, juger irrémédiablement qui elle est – comme un verdict qui tombe.
Albert Ciccone et Alain Ferrant, dans leurs recherches sur les sources de la honte et de la culpabilité chez le petit enfant qui, face à son mouvement pulsionnel, apprend le « non », décrivent un contexte particulier qu’ils nomment « contexte confusionnel », lequel se caractérise par une confusion entre le jugement d’existence et le jugement d’attribution. Ici, le mouvement pulsionnel de l’enfant est traité par l’environnement familial à travers une disqualification non pas seulement de ce mouvement, mais aussi de l’enfant lui-même.  Ce dernier est associé et réduit à son acte, entraînant une indistinction « entre l’enfant sujet et l’acte qu’il produit »[12]. L’environnement familial lui verbalise que c’est lui-même, et non pas son acte, qui est « dégoûtant », « vilain », etc… Dans ce contexte, « la partie prend la place du tout, sans qu’un jeu soit possible dans la mesure où tout est équivalent ».
L’émergence du sentiment de honte inhérente à ce contexte confusionnel mériterait d’être développée davantage, d’autant plus qu’il éclaire l’égoïsme que s’attribue la patiente, mais c’est l’indifférenciation qu’il favorise qui, pour l’heure, retient notre attention. En effet, « la confusion se déploie en lieu et place de l’illusion » entravant la différenciation psychique en ceci que l’enfant est « privé de l’illusion d’être sujet » – l’enfant n’étant qu’au stade de l’émergence du devenir sujet lorsque la disqualification venue de l’environnement familial vient le heurter de plein fouet.
Cette théorie modélise, d’une certaine manière, l’indistinction désir/être à l’œuvre chez la patiente, et éclaire à la fois l’aspect culpabilisant du seul désir, mais aussi ce qui consolide l’insuffisante différenciation moi/autre. Dans ces trois registres, il est clair que « l’ombre de la disqualification plane sur le moi » : disqualification en tant que sujet, disqualification (exclusion) du groupe, disqualification de la valeur, de la place, du désir.

Catherine Chabert, pour qui l’angoisse et la séparation sont consubstantielles, écrit : « Lorsque, au décours de l’adolescence et de la reviviscence œdipienne, le déplacement vers de nouveaux objets d’amour s’ébauche puis se déploie, c’est l’enfant, aujourd’hui adolescent ou jeune adulte qui se sépare, il est l’auteur de cette séparation et plus seulement sa victime, il n’est plus celui qui perd, il est celui qui part, qui abandonne ». C’est précisément à ce carrefour que semble se trouver notre patiente. En effet, comment négocier avec le sentiment de culpabilité inhérent à l’abandon dont elle pense être l’auteure, lorsque, loin d’être accompagnée dans l’émancipation et la séparation, elle se voit explicitement condamnée pour cela ?

D’autre part, comment faire face aux angoisses de perte d’amour associées, lorsque celles-ci ne sont pas uniquement fantasmées, mais qu’elles trouvent bel et bien appui dans la réalité externe ?

Pour la patiente, cependant, la difficulté à se séparer n’a pas seulement à voir avec la culpabilité et la honte, pas plus qu’avec la seule angoisse de perte d’amour. En effet, qu’est-ce qui surpasse le sentiment de toute-puissance d’être tout pour son propre objet d’amour ? L’in-séparation a tout de même ce « bénéfice » : celui de nous maintenir dans l’illusion selon laquelle nous serions l’objet d’amour, le phallus, de l’objet. Difficile de renoncer alors, sur le plan narcissique, à la toute-puissance que confère l’illusion d’avoir, pour l’autre, cette place d’exception. Ainsi, à côté des sentiments de culpabilité et de honte, et des angoisses associées, ne plane-t-il pas, dans ce contexte, la menace d’une castration ?

La formule de Alain Ferrant et Albert Ciccone citée plus haut fait sans nul doute référence à celle bien connue de Freud à propos de la mélancolie : « l’ombre de l’objet plane sur le moi ». Les processus à l’œuvre dans celle-ci partagent, en effet, des accointances avec ceux à l’œuvre chez notre patiente, notamment sur le plan de la confusion entre le moi et l’objet. « La dédifférenciation entre le moi et l’objet », écrit Catherine Chabert, « évite la haine contre l’objet qu’elle englobe, elle évite la séparation entre eux deux puisque l’objet et le moi se confondent ». Ainsi, pour notre patiente, être un monstre d’égoïsme s’avère une menace permanente, certes, tant la différence, la séparation, et le désir sont proscrits et assimilés à la transgression d’un interdit. Mais, et c’est là que s’érige le conflit psychique, peut-être cette configuration confère-t-elle le confort de n’avoir pas à faire l’épreuve de la castration qu’impliquerait le fait de renoncer à être tout pour l’objet. Bien entendu, cette lecture n’invalide pas la souffrance de la patiente ; toutefois, nous ne sommes pas sans savoir que certains symptômes offrent un bénéfice secondaire auquel il peut être particulièrement difficile, sinon impossible pour un temps, de renoncer.

Conclusion

La peur d’être un monstre, bien souvent éprouvée lorsque l’on est tout pour l’autre, relèverait donc d’une conjugaison complexe de sentiments de honte et de culpabilité, et d’angoisses d’abandon, de perte d’amour, et de castration – dans la mesure où, bien qu’elle permette l’avènement du je, celle-ci implique le douloureux renoncement à l’illusion d’être tout (le phallus). Lorsque la différence et la subjectivité se situent, comme chez notre patiente, à un rang dangereusement proche à celui de l’interdit, les négociations avec le surmoi s’annoncent difficiles.
Mais, en-deçà de cette peur manifeste et des mécanismes qui la sous-tendent, n’entendons-nous pas l’expression d’une revendication ? Rappelons la définition du mot « monstre » donnée précédemment : « être vivant dont l’organisation, dans sa totalité ou dans une de ses parties, n’est pas conforme à celle de son espèce ». Est-il déraisonnable d’envisager qu’inconsciemment, le sujet tend à être le monstre d’égoïsme qu’il craint être, précisément parce que cela lui offrirait la possibilité de n’être pas « conforme à son espèce », c’est-à-dire, différencié et séparé ? Ainsi, l’expression de la peur d’être un monstre, ici, n’est-elle pas celle de la demande, beaucoup plus implicite, de pouvoir être sujet ?

Charlotte Lemaire – Février 2025 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Mélanie Klein, « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs », Essais de psychanalyse, 1984

[2] Dictionnaire Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/monstruosité/52470

[3] Dictionnaire de l’Académie Française : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9E0566#:~:text=Défaut%20qui%20consiste%20à%20rapporter,Les%20calculs%20de%20l’égoïsme.

[4] Ibid.

[5] Dictionnaire de l’Académie Française : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9M2727

[6] Dictionnaire Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/monstre/52464

[7] Nicole Ramage, « Corps et processus de différenciation », L’information psychiatrique, 2008

[8] Albert Ciccone, Alain Ferrant, Honte, Culpabilité et Traumatisme, 2023

[9] Gisèle Harrus-Révidi, Parents immatures et enfants-adultes, 2001

[10] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917

[11] Alain Ferrant, Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale, 2014

[12] Albert Ciccone, Alain Ferrant, Honte, Culpabilité et Traumatisme, 2023

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Monstres 2

Nicolas Koreicho – Janvier 2025

Giuseppe Cesari, dit Chevalier d’Arpin, Persée sauvant Andromède, 1594-95, Piazza Accademia di S. Luca, 77, Rome

Sommaire :

Le monstre en patientèle

Norme – Normalité
Communautarisme
Les normes
La question des limites


Le monstre en patientèle

Pour le patient, être mal, souffrir, être ou rester en souffrance – paquet perdu –, doit tout d’abord équivaloir, d’une part, à considérer le « monstre » enfermé en lui-même, tout d’abord abstrait et inconscient, puis concret et conscient dans ses effets, cependant non maîtrisé et agissant, et d’autre part, à établir les liens qui existent entre les deux, pour pouvoir sinon accueillir du moins examiner ce monstre intérieur, incompris mais familier pourtant.
Dans un même mouvement, patient et psychanalyste, par l’entremise de lieux communs, de manifestations analysables pour l’un, interprétables pour l’autre, se doivent d’apprivoiser, et, par la compréhension de la rencontre de ces deux dimensions, c’est-à-dire, plus exactement, de ce qui peut se comprendre de l’inconscient tout puissant et de ses symptômes, maîtriser cette sorte de monstre, qui fait l’incomplétude, la souffrance, la répétition, le pulsionnel, et de le dompter, de le domestiquer, ou, à tout le moins, de le rendre supportable sinon meilleur.

Pour le patient cela peut dans un premier temps faire l’effort de comprendre qu’avec ce monstre apprendre à vivre est essentiel, le reconnaître, s’en faire presqu’un ami, puis entrer dans l’idée d’un monstre acceptable, puis dans un monde meilleur, à la maison, en le Moi – d’où l’idée de domestiquer –, jamais imaginé peut-être et qu’il s’agira de retrouver, d’en reconstituer les motions les plus folles, les plus contradictoires, les plus ambivalentes, par le biais des scènes infantiles, sexuelles, traumatiques, de son propre théâtre.

Plus communément, lorsque la symptomatologie est par trop consolidée et, peut-être, paraît insurmontable d’avoir répété de si importants dégâts aussi difficiles à réparer qu’ils sont familiers, tant le sujet tient à ses symptômes, ce peut être d’accompagner le patient dans la normalité, c’est-à-dire susceptible d’adaptation – au sujet, à l’objet –, et dans la perspective de recouvrer une bonne santé psychique, socle de toute vie animée, jusqu’à, pourquoi pas, un travail vers l’activité, l’amour, l’amitié, la sublimation et ses vocations[1] ou bien, plus humblement, un effort vers un devenir ordinaire, sans souffrance insupportable pour le sujet ou pour l’objet.

« Primum non nocere »
Hippocrate, 410 av. J.-C.

Norme – Normalité

« Être normal, c’est aimer et travailler » Freud

La norme, subjective, est néanmoins éclairante singulièrement dans la mesure où le lexème (cf. infra) nous donne une information très utile. En effet, il ne s’agira pas d’une norme fondée sur un jugement de valeur ou de technicité (le normé), mais une norme objective qui renvoie à l’usage commun[2] de ce qu’il est advenu du terme qui, de son côté, fait l’objet d’un consensus de la part des personnes qui l’emploient dans la littérature. Ainsi l’idée de permettre l’appréhension de la « norme » comme étant bien décrite dans l’histoire des idées selon un référent partagé, d’une part, et, d’autre part, l’idée que le terme est exactement pourvu d’un sens commun qui donne, à la manière d’une boussole, le sens des mots, des choses et des personnes lui confère cette fois le sème d’un éminent repère.
C’est d’ailleurs l’analyse du discours qui permettra au psychanalyste de décrire symptômes et courants pathologiques en fonction de systèmes de règles et de concepts qui, à leur tour, vont permettre de caractériser les phrases d’un texte[3] inconscient, c’est-à-dire organisées logiquement, en une syntaxe s’opposant ainsi à des « phrases » présupposées idéologiquement, juxtaposées de manière tronquée et erronée, ainsi qu’il en est des multiples impostures utilisant à tort certains termes de psychanalyse en ignorant la logique des ensembles descriptibles. Dès lors, les ensembles ainsi organisés pourront proposer une sémantique psychanalytique cohérente, par opposition à des phrases « orientées » sur le plan théorétique.

Les psychanalystes dignes de ce titre s’insurgent contre le wokisme et sa tentative de normalisation[4] extensive, promu par des minorités tyranniques menaçantes – et qui n’existent que par cela – racialiste, genriste[5], déconstructionniste[6], diversitaire, décolonialiste[7]…, en faveur desquelles nous pouvons faire au passage allusion aux multiples « thérapies » et « psychanalyses » dont les « thérapeutes en quelque chose »,  « psychopraticiens », « praticiens en psychothérapie », « experts en santé mentale », « thérapeutes » formés dans une « e-université », etc. qui fleurissent sur l’inculture, la précarité intellectuelle et le défaut de castration, outre la négation de l’inconscient[8] freudien, ainsi que dans l’irrespect des parcours de travail et d’effort pour être reconnus, et, en tant que de besoin par l’État, redevables d’une éthique et d’une déontologie.

Selon l’étymologie, à partir du XIIe siècle, norme est emprunté du latin norma « équerre », puis « règle, loi », et, par suite, type, état, comportement qui peut être pris pour référence ; modèle, principe directeur qu’on tire de l’observation du plus grand nombre. Norme esthétique, morale, juridique. Définir une norme. S’écarter de la norme.
La norme consiste en psychanalyse à comprendre le développement, à partir des socles de la constitution de la personnalité, déterminés avant tout par le plan affectif, outre les deux topiques freudiennes[9] déterminant toute la discipline, l’Œdipe[10], le narcissisme[11], la castration[12], les grands pôles d’organisation psychique clinique déclinant tous les concepts psychanalytiques et les trois grandes catégories psychopathologiques scientifiques, auxquelles nous ajouterons les états limites. Ainsi en est-il :
de la perversion, qui est le modèle de la dénégation de la castration, et, tout naturellement, du déni de l’Œdipe ;
de la névrose, qui est le prototype du refoulement de la castration, et conséquemment, de la fixation sur l’Œdipe ;
de la psychose, qui est le prototype de l’impossibilité conceptuelle de la castration, et, subséquemment, qui interdit tout accès à l’Œdipe.

La norme c’est aussi le réel. La « réalité » du réel est, contrairement à la doxa lacanienne, et conformément à 5000 ans de civilisation et à 3,8 milliards d’années d’évolution, l’atome, l’ADN, la gravitation, la physique, la paléobiologie, la mécanique quantique, la relativité restreinte, la matière, le « roc biologique » freudien, le corps et, pourquoi pas, l’inconscient.
Le réel lacanien concerne une acception restrictive du terme, puisqu’il correspond à un seul moment du traumatisme psychique et, plus précisément, selon lui, « quand on se cogne », ce qui est bien différent du large et ordinaire syntagme qu’on trouve dans les dictionnaires et les académies.
Ainsi, l’idée – l’idéal – de normalité en psychanalyse n’est pas l’absence de symptômes mais la capacité pour le sujet de se dégager de la répétition et d’accroître ses capacités développementales pour accéder à un compromis satisfaisant entre soi et le monde, c’est-à-dire entre ses exigences pulsionnelles et les contraintes de la réalité et de soi et de l’autre. Cela ne signifie pas qu’il lui faille se conformer à la réalité et au monde, mais il lui faudra à coup sûr se dégager de la conformité ancienne, archaïque, aux périodes et aux moments traumatiques qui ont empêché le Moi d’élaborer un établissement, à partir d’une capacité de penser les nouvelles donnes, souvent à venir encore, de sa vie et, dès lors, de développer des solutions satisfaisantes – non perverses, non psychotiques, non psychopathiques, dans la prise en compte des limites – pour réajuster ses propres instances pulsionnelles – un rétablissement – bien distinctes de celles de l’enfant.
Cette ambition est simplement la norme de l’adulte qui, par-delà transfert et névrose de transfert et dans la délivrance de la satisfaction du masochisme primaire, de la culpabilité primaire et des pulsions de destruction régulièrement trouvées dans la résistance à l’ « aller mieux », se met à vouloir acquérir des éléments d’une connaissance nouvelle qui relègue les motions pulsionnelles et libidinales de l’enfant à l’arrière-plan du désir de vie dans l’idée de redessiner ses relations à soi et aux autres.

Communautarisme

Plus vous adhérez à des communautés, plus vous vous éloignez de votre inconscient, et plus vous vous éloignez de vous-même. L’inconscient est une dimension éminemment individuelle. L’inconscient collectif, comme chacun sait, n’existe – dans un emploi erroné – que pour décrire, incomplètement et faussement, une « psychologie » collective.
Comme indiqué supra, plus vous vous rapprochez des communautés normalisatrices[13] et qui correspondent, à grands traits, au marxisme, à l’existentialisme, au structuralisme, au wokisme – vous observerez le principe exemplaire s’agissant du wokisme : le dogme simplificateur dominant-dominé avec son sinistre cortège de sous-dogmes constitués par des minorités frustrées et tyranniques déconstructionniste, genriste, racialiste, diversitaire, décolonialiste –, plus vous vous enfermez dans une dynamique pulsionnelle (non résolue : la jouissance, cette « petite mort », qui est absence de désir, de plaisir, de développement relationnel et personnel. Un simple réflexe) dans la mesure où vous vous adonnez à l’idée du bon droit communautariste, c’est-à-dire de la prétendue légitime excuse brun-rouge-vert s’arrogeant l’inculture comme étendard et la précarité intellectuelle comme principe, et plus vous laissez ainsi libre cours (si nous pouvons ainsi dire) au refoulé et aux horreurs – passages à l’acte, sectarisme, terrorisme d’abord « intellectuel » – qui en découlent.
C’est la même chose mutatis mutandis avec les refuges associatifs de psychopathologies transformées en communautés instituées aisément localisables : perverses, addictives, psychopathiques, psychotiques, « limites », maquillées précisément alors en souffrances auto-justificatrices, sous l’apparence de délires confortables mais mortifères.

Les normes

Elles s’opposent à la norme. Le spectacle de la destructivité, dans l’histoire, dans l’événement, dans les mentalités parfois, représente cette incompréhension pulsionnelle. Son exhibition en spectacle est un déni de l’inconscient. Pensons à la grande messe wokiste à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques. Le wokisme s’appuie sur des principes revendiqués par de petits maîtres bien-pensants progressistes politiques, radiophoniques et télévisuels subventionnés : inculture, grossièreté en gants crème et faiblesse intellectuelle dans les programmes rééducatifs bien gardés dans les administrations, y compris médiatiques, et à l’Assemblée : e. g. la demande amusante d’interdiction de l’expression « travail au noir », et la demande cocasse de suppression de diffusion de la chanson de Michel Bergé Le paradis blanc. En exemple d’exploitation du wokisme par certaines associations : un violeur OQTF qui se dit en transition de genre. C’est une solution conseillée par certains avocats pour que les délinquants puissent rester sur le sol de France à l’aide du recours genriste, rentable pour la satisfaction internationaliste d’aucuns (Dieu que ce pronom indéfini leur sied !).
Deux citations et une référence, illustratives, dans les registres :

Littéraire,

« En quelle année où sommes-nous mon âme
Tout peut changer mais non l’homme et la femme
Tout peut changer de sens et de nature
Le bien le mal les lampes les voitures

Même le ciel au-dessus des maisons
Tout peut changer de rime et de raison
Rien n’être plus ce qu’aujourd’hui nous sommes
Tout peut changer mais non la femme et l’homme »
Louis Aragon

Psychanalytique,

« Il m’apparaît que c’est l’observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée aussi bien traditionnelle que scientifique. […] Il m’est apparu qu’il s’agit là du butoir ultime de la pensée, sur lequel est fondée une opposition conceptuelle essentielle : celle qui oppose l’identique au différent, un de ces themata archaïques que l’on retrouve dans toute pensée scientifique, ancienne comme moderne, et dans tous les systèmes de représentation. »
Françoise Héritier, Masculin/féminin

Scientifique,

« La détermination sexuelle a lieu dès la fécondation lors de la mise en commun du patrimoine génétique des gamètes mâle et femelle déterminant le sexe génétique de l’embryon. Cette détermination sexuelle va permettre l’engagement vers la voie de la différenciation testiculaire (XY) ou ovarienne (XX) »
Maëlle Pannetier et Éric Pailhoux, La différenciation du sexe

À partir d’une extension du genrisme dans la remise en cause des normes humaines, certains revendiquent leur appartenance à des races animales : je suis une licorne (au-delà du symbole : terme pris à la lettre : délire simple) ; je suis un écureuil, je suis…

Nous préfèrerons Colette, et la sublimation dans l’esprit d’écriture :

« Née d’une famille sans fortune, je n’avais appris aucun métier. Je savais grimper, siffler, courir, mais personne n’est venu me proposer une carrière d’écureuil, d’oiseau ou de biche. Le jour où la nécessité me mit une plume en main, et qu’en échange des pages que j’avais écrites on me donna un peu d’argent, je compris qu’il me faudrait chaque jour, lentement, docilement écrire, patiemment concilier le son et le nombre, me lever tôt par préférence, me coucher tard par devoir. »
Colette, Journal à rebours (1941)

La question des limites

Bien entendu, la question qui se pose lorsque l’on évoque la norme, et afin qu’il ne s’agisse pas que d’une projection idéique, est celle des limites[14].
Une des seules limites au désir est la capacité d’accepter la possibilité de ne pas pouvoir l’exaucer.
L’inconscient, nous le savons, ne connaît ni temporalité ni contradiction – c’est sa condition : il est intemporel et anhistorique -, appréhendable facilement à tout le moins dans ses manifestations, figurées, travesties, élaborées secondairement, à condition que dans l’interprétation (c’est entre autres le travail de l’analyste cependant que le patient, de son côté, est censé entre autres analyser) les limites soient toujours rappelées, à un moment ou à un autre, dans le quotidien du patient dans son rapport à la réalité, au quotidien, au bon sens, aux règles de l’analyse.
Ce n’est que dans la réalité de ce qui est, de ce qui se fait, du devenir des corps, dans ce que l’on admet de son propre corps et du corps de l’autre, du bien et du mal, que le choix (et la différence) entre le désir – le plaisir – et la pulsion – la jouissance – apparaît comme fondamental et sa possibilité essentielle, sine qua non du rapport au monde, sans quoi le monde vous qualifiera de monstre.
Ainsi, devant l’infinité des perversions forclusives, des gouffres psychotiques, des solutions psychopathiques, des errances wokistes et leurs sinistres cortèges de symptômes, de maladies, de crimes, de souffrances et de douleur, c’est la nécessité de considérer la question des limites, de la norme, de la normalité, de la réalité des êtres et des choses qui guérit de la loi du sang, du meurtre et de l’inceste, au bénéfice de la loi réelle et de la Loi symbolique.
C’est une sorte de refoulement compréhensif[15] – « un homme, ça s’empêche » – de ces motions pulsionnelles qui nous permet d’être des névrosés plus ou moins acceptables.

Les limites pour le patient, peu à peu devenant analysant, et pour le psychanalyste, eu égard à son idée du dispositif transitionnel à construire entre le sujet et le monde dans l’apprentissage des limites, sont par celui-ci posées grâce à la formulation d’un certain nombre de conditions, règles ordinaires de la psychanalyse et de son cadre qui permettent au patient d’éviter les passages à l’acte, lesquels, comme chacun sait, sont des obstacles à la pensée. On ne doit pas tout faire de son fantasme, pas tout dire de son délire, pour le patient, et on ne doit pas tout dire de son interprétation, pour le psychanalyste, afin, last but not least, que celui-là, le patient, comprenne que son salut est dans le respect du processus analytique et des règles de l’analyse pour laisser à celui-ci, l’analyste, le loisir de conférer aux symptômes morbides et aux transferts leur signification, dès lors délivrée du conditionnement imposé par les motions du passé sexuel-traumatique-infantile du sujet.
Faute de quoi, le masochisme et son retournement en les termes humains du Ça, atemporel, anhistorique, amoral, laisseraient libre cours aux pulsions du violeur, du terroriste, du pervers : du mal et du fou[16], de celui qui ne respecte ni les corps, ni la mort. Le monstre c’est ça, rien d’humain ni d’animal, le monstre est le Ça.

« C’est la partie la plus obscure, la plus impénétrable de notre personnalité. [Territoire de] Chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. Il s’emplit d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté générale ; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Le ça ne connaît et ne supporte pas la contradiction. On n’y trouve aucun signe d’écoulement du temps. »
Sigmund Freud, Le Moi et le Ça

C’est peut-être une question pour nous toujours à l’ordre du jour que celle qui doit être référence en psychopathologie psychanalytique, ce pour quoi le patient vient vous voir, c’est-à-dire comprendre un corps en souffrance et saisir la chance d’un esprit apte à reprendre la conquête du Moi, afin de mettre entre les parenthèses obsessives du corps ancien, ce colis perdu, égaré, oublié, pour le remettre au monde.

Nicolas Koreicho – Janvier 2025 – Institut Français de Psychanalyse©

Suite de : Monstres 1


[1] Nicolas Koreicho, La sublimation, mars 2022, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[2] Communément appelé « Le Bon usage »

[3] Pour Freud, l’inconscient fonctionne comme un texte, à l’encontre de Lacan pour lequel – ce qui signale son incompétence sémiotique – l’inconscient est structuré comme un langage.

[4] Cf. le processus appelé normalisation en Tchécoslovaquie entre 1968 et 1989 par la dictature socialiste de l’URSS : Cadrage – Purges – Années de plomb – Censure – Élimination des intellectuels

[5] Jacques Lacan, « Position de l’inconscient », Écrits : « Du côté de l’Autre, du lieu où la parole se vérifie de rencontrer l’échange des signifiants, les idéaux qu’ils supportent, les structures élémentaires de la parenté, la métaphore du père comme principe de la séparation, la division toujours rouverte dans le sujet dans son aliénation première, de ce côté seulement et par ces voies que nous venons de dire, l’ordre et la norme doivent s’instaurer qui disent au sujet ce qu’il faut faire comme homme ou femme. »

[6] Vieille lune soixante-huitarde

[7] Le résultat c’est, par le biais d’une dépersonnalisation des individus, l’enfermement dans un statut social militant et, plus grave, l’empêchement pour eux d’accéder à leurs motivations inconscientes les plus brûlantes qui s’ensuit. Par conséquent, l’autonomie intellectuelle devient impossible, et la fermeture psychique auto-référentielle selon le dogme dominant-dominé devient la règle. Dès lors, les personnes, pour se soumettre à la doxa séparatiste, et pour dénier à quiconque le droit de les dominer intellectuellement, à l’occasion d’une nouvelle anti-psychiatrie, anti-œdipe, anti-capitalisme, anti-bourgeois, anti-patriarcat, etc. revendiquent d’appartenir à des groupes « psys » spécifiques non psychiatrisables (HPI, TDAH, bipolaires, Asperger…), d’humains dominés « souffrant de handicaps sociaux ».

[8] De nouveau, et comme toujours, la psychanalyse est attaquée – ou récupérée – comme dans les années 70. L’idéologie woke considère qu’elle est masculiniste et patriarcale (Freud, Lacan sont des hommes), sexuelle et sexiste (piliers de la discipline : Narcisse, Œdipe), tournée vers elle-même (individuation, travail sur soi), raciste et transphobe (pas de théoricien noir, chinois, LGBT…), et le wokisme invente les écopsychothérapie, psychosomatoanalyse, psychanalyse inclusive, psychothérapie relationnelle, psychanalyse féministe, dasein-analyse, médecine symbolique, queer-analyse (!) qui s’ajoutent aux anciennes psychanalyses toutes éphémères (Psychanalyse existentielle, du soi (Winnicott), interpersonnelle (Sullivan), humaniste, intégrative, relationnelle (!), appliquée… Il existe – si l’on peut dire – plus de 40 types de psychanalyse. Il n’y en a en réalité qu’une : la psychanalyse.

[9] Nicolas Koreicho, Inconscient, Préconscient, Conscient – 1ère topique, Mai 2021, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/inconscient-preconscient-conscient-1ere-topique/ ;
Nicolas Koreicho, Ça, Moi, Surmoi – 2ème topique, Mai 2021, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/ca-moi-surmoi-2eme-topique/

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Pour le garçon, le rôle de la castration est d’instaurer la loi du tiers qui modère la toute-puissance narcissique de l’enfant puis l’assure de sa protection. Après la dépression qui suit la castration, le fantasme consiste en « Je suis capable, mais c’est interdit », cependant que la fille se dit « C’est possible mais c’est interdit ». Toutes les perversions proviennent d’un défaut de castration.

[13] Communautés de pensée liées quelquefois au politique communément admises :
1900 -1910 : phénoménologie (Husserl)
1910 -1920 : pragmatisme (Peirce, James, Dewey)
1920 -1930 : existentialisme (Heidegger, Sartre)
1930 -1940 : philosophie analytique (Wittgenstein, Russell, Quine)
1940 -1950 : herméneutique (Ricœur, Gadamer)
1950 -1960 : structuralisme (Lévi-Strauss, Barthes)
1960 -1980 : post-structuralisme déconstructionniste (Heidegger, Derrida, Foucault)
1980 -1990 : néo-pragmatisme (Rorty, Jacques)
1990 -2000 : réalisme spéculatif (Meillassoux)

[14] Nicolas Koreicho, La question des limites en psychanalyse, octobre 2021, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-question-des-limites-en-psychanalyse/

[15] Le fantasme est la rétribution que nous payons au refoulé.

[16] Vaine l’idée d’excuser les criminels sous prétexte de folie, l’irresponsabilité pénale étant contraire à l’imposition, thérapeutique, des limites par la sanction : « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes » et, quand même, dans que « demeure punissable » la personne atteinte au même moment d’un trouble de même nature ayant seulement « altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes ».

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

D’une contre-nature à l’origine du mythe d’autochtonie

Vincent Caplier – Décembre 2024

« Quand tu partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long, riche en péripéties et en expériences. Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni la colère de Neptune. Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes, si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer que par des émotions sans bassesse. Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni le farouche Neptune, si tu ne les portes pas en toi-même, si ton cœur ne les dresse pas devant toi. »
Ithaque, Constantin Cavaly, 1911 (Traduction en prose de Marguerite Yourcenar).

Plan de l’article

Tête de Polyphème, dessin de Johann Heinrich Wilhelm Tischbein (1801) d’après un buste antique du 2e siècle av. J.-C. BnF, département Estampes et photographie.
  1. Prolégomènes
  2. De l’étrange à l‘étranger
  3. Phénoménologie du monstre
  4. Figure(s) du monstre
  5. Le monstre à l’origine
  6. Du monstre surpranaturel au monstre surnaturel
  7. Le monstre, préfiguration du mythe d’autochtonie

Prolégomènes

« Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? » Le questionnement de Paul Veyne est essentiel et pose le problème fondamental de « l’imagination constituante ». Pouvons-nous, à sa suite, aborder la figure du monstre avec philosophie ? Comment inscrire un objet aussi peu rationnel au sein d’une réflexion de vérité ? Inintelligible, échappant à l’entendement, il ne serait recevable qu’en acceptant la pluralité des programmes de vérité. Un principe de vraisemblance que convoquerait « l’expérience la plus historique de toutes ». Il semblerait que le monstre ne puisse être réduit à un simple sentiment, une sensibilité empirique : par la réceptivité des représentations qui nous affectent et le retour d’expérience, l’intuition qui se rapporte à l’objet au travers de cette même sensation. Un problème que nous avions déjà rencontré au sujet des passions et de leurs « objets inexistants[1] ». Problème qui se pose néanmoins différemment. Le monstre appartient à un autre monde, un monde mythique, « trop beau pour être empirique », un monde « noble[2]».

Au-delà de l’imaginaire du monstre, la notion de monstrueux se dote d’une forme de réalité autre que phénoménologique. Cette concrétude de surface, cette tangibilité qu’il incarne en apparence, exclut une définition apophatique, approche qui ouvrirait de surcroît à une logique d’exclusion (le monstre, autre de l’homme). L’approche apophatique procède par négation. Même si « Dieu est Amour, Dieu est Lumière » est une affirmation, les religions du livre insistent plus sur ce que Dieu n’est pas que sur ce que Dieu est. L’énumération des caractéristiques positives est perçue comme limitative dans la mesure où Dieu est illimité. Elle ne tient pas compte de la transcendance divine. À l’inverse, le monstre est cataphatique, affirmation par sa présence ; une présence qu’il nous impose. Dieu n’est pas, il est méconnaissable par nature. Sa forme ne se dégage que par retranchements successifs. Le monstre estpar ses propriétés, ses qualités descriptives. Polymorphe, la figure du monstre est caractérisée par une multitude d’actants[3] qui saturent l’espace : une représentation spatiale symbolisant un espace psychique, matriciel.

Comment, alors, en établir la valence ? Comment en viser l’essence, en établir l’existence, en construire la vérité ? Par la puissance d’attraction (valence positive) ou de répulsion (valence négative) éprouvée à l’égard de l’objet ? Par un retour au mythe, au sein de cette unité de temps et de lieu où convergent les histoires, les petites et les grandes, de la légende à l’historiographie. Le monstre est intimement lié à son récit qui en exprime la réalité et atteste de son être. Pour la bonne et simple raison que « le caractère le plus profond du mythe, c’est le pouvoir qu’il prend sur nous, généralement à notre insu[4] ». On peut alors se demander si la persistance du monstre ne relève pas d’une même construction que celle à l’origine de la pensée grecque. Le mythe a par ailleurs un avantage qui nous intéresse particulièrement ici et qu’exprime Roland Barthes : « Le mythe est une valeur, il n’a pas la vérité pour sanction. » Il ne s’agit pas ici d’étudier le miracle grec mais d’en percevoir les infimes mouvements archaïques à l’origine. L’archéologie d’un savoir qui se mettrait à l’écoute du subtil d’un registre frustre.

De l’étrange à l’étranger

Le monstre relève d’une perception commune de l’étranger, rejeté à la périphérie d’un monde[5] connu u reconnu. Un ethnocentrisme qui définit, pour Levi-Strauss, une caractéristique universelle et primaire des sociétés humaines (Anthropologie structurale, 1958). Chez Aristote, il s’agit d’un topos (vérité générale) qui discrimine la créature sans thémis[6] (loi commune) dont il condamne l’hexis[7] (us et mœurs) : une mythologie de l’habitat et de l’habitus pour laquelle le caractère « étranger » du monstre ne passe pas uniquement par la morphologie mais essentiellement par la transgression des codes sociaux de l’habitation et l’infraction aux tabous alimentaires ou sexuels. C’est un être sans toit, ni murs qui vit hors de la civilisation, de la cité grecque (polis). La vision n’est autre que celle d’un groupe dominant pour qui le nombril du monde est Delphes. Delphes, site légendaire où Apollon tua le serpent Python, où les cultes ouraniens succédèrent aux cultes chthoniens, incorporant de vieux fonds mythiques primitifs. Transposé dans l’imaginaire mythique d’Homère, cet ethnocentrisme est l’attitude ambivalente des Phaéciens, entre hospitalité et isolement. Quant à Polyphème, le cyclope pastoral, troglodyte et anthropophage, il est l’archétype de la créature sans foi ni loi qui se différencie des « mangeurs de pain ». Monstre dévorant, il n’est pas sans relation avec l’ogre de nos contes pour enfants. Dans la Bible, la rédemption s’accomplit « au milieu de la terre » (Psaume 74, 12) où l’Éternel place Jérusalem « au milieu des nations et des pays alentours (Ézéchiel 5,5). L’ethnocentrisme chrétien se traduit en image dans la cartographie médiévale par la localisation explicite des « races monstrueuses » (14 dans le psautier anglais du XIIIe, 24 dans la mappemonde d’Ebstorf). Une tradition qui perdure dans les portulans des premiers navigateurs et les terra incognita des nouveaux mondes.

Le monstre a beau être un étranger (étrange à soi), l’analogie avec celui que l’on « montre du doigt » n’en est pas moins impropre. L’association de monstrum (fait prodigieux) à monstrare (montrer) est incorrect du point de vue lexicographique. Le monstre est ce qui révèle, ce qui signe, ce fait prodigieux comme un message adressé par les dieux. Le monstre n’est pas ce qui se montre, cette monstration, cet acte d’exposer, d’étaler à la vue du public qui indique, dénonce. Le monstre est ce qui fait songer, ce qui inspire, instruit, met en lumière. Les apparences suggéreraient qu’il engagerait plus qu’il n’exhorterait. En grec ancien, le monstre n’est pas une proposition nominale mais une expansion du nom. Décrire le phénomène étonnant (téra-) ou la créature prodigieuse (tératos-), n’est pas nommer. Le préfixe donne naissance au « récit imaginaire » (teratologia). De l’Antiquité au XVIIe siècle, le registre imaginaire du monstre est mis en rapport avec le merveilleux, le rare, l’inhabituel et l’exotique. Il relève à la fois de l’ordre du fabuleux et de la fonction constituante d’un espace culturel (civilisation) voire politique ou de pouvoir. Dans un monde réel qui n’est pas appréhendable dans sa totalité, ce qui fait mystère enchanté et le monstre en devient crédible. Il est la trace d’un reste qui achoppe au savoir. Au-delà des montagnes et des mers, aux confins du monde, en marge de l’humanité, vivent des monstres imaginaires anthropo-zoomorphiques et des humains acéphales, réels ou vraisemblables, comme autant d’expédients au non familier. Le lent glissement de l’Orient vers l’Occident poursuit la tradition antique des merveilles et des monstres comme menace aux frontières.

Les récits d’outre-mondes, littérarisants, mettent l’accent sur l’énonciation même plutôt que sur la proposition de l’énoncé. La connaissance de l’ailleurs et de l’autre passe par la rêverie et l’imaginaire poétique du voyage. La tradition littéraire grecque fait l’objet d’une transmission élitiste et érudite des mythes. Une passation écrite des mystères grecs réduite à un cercle d’initiés. La créativité populaire se fonde, quant à elle, sur la médiation des formes. Les images sont des symboles spontanément déchiffrables qui transcendent les appartenances topiques et historiques. Cette iconographie compose le programme théologique et moral des « bibles de pierre » que sont les cathédrales. Un registre bigarré que nous retrouvons dans les « bibles des pauvres » (Biblia pauperum) : ces petits recueils de la fin du Moyen Âge, destinés à faciliter la préparation des sermons, utilisaient des images édifiantes mettant en relation la bonne parole du Nouveau Testament avec l’imaginaire de l’Ancien Testament. Un rapport à l’imagerie que nous retrouvons dans le tarot des cercles ésotériques. Autant de formes qui témoignent de réalités, de savoirs, pouvant passer pour préexistants aux mythes. « En devenant forme, le sens éloigne sa contigence ; il se vide, s’appauvrit, l’histoire s’évapore, il ne reste plus que la lettre. Il y a ici une permutation paradoxale des opérations de lecture, une régression anormale du sens à la forme, du signe linguistique au signifiant mythique.[8] » Durant la courte période des lumières, le monstre fait l’objet d’un autre appauvrissement et perd sa dimension communicative. Il devient un objet à part entière qui peut faire l’objet d’une description réelle. Un redoublement de l’objet qui redouble la pauvreté de l’imaginaire. La scientificité succède aux cabinets de curiosités. Au XVIIIe, le monstre n’inspire plus, il ne fait plus rêver. Au contraire il est devenu désordre, non conforme à l’ordre de la nature, purement monstrueux. L’imaginaire en est réduit au phénomène de foire, alors que la science fait du monstre un « raté de fabrication ». La tératologie du XIXe siècle est la reprise de l’« erreur de la finalité » d’Aristote.

Phénoménologie du monstre

Adieu hordes merveilleuses et fantastiques, actes monstrueux et inhumains, le monstre a les deux pieds dans le réel. Le monstre phénoménologique est l’autre monstrueux, cette insoutenable difformité du corps qui convoque le malaise aigu de la proximité avec l’humain-autre ou l’autre-humain. La violence de la sidération relève d’une expérience intime d’une rencontre avec un objet monstrueux. Un rapport au « monstre » profondément réducteur : la réduction phénoménologique renvoie un être non-viable, une contre-valeur, une hominité sans humanité. La question n’est plus « qu’est-ce qu’un monstre » mais « qu’est cette chose qui se présente à moi ». Une vision subjective de l’anatomie qui renvoie à La phénoménologie de la perception de Merleau Ponty : une réaction du « corps propre », une action du regard qui se pose sur le corps d’autrui. La tératologie scientifique a pour ambition de saisir une intelligibilité du monstre, qui écarte tout préjugé populaire et toute dimension métaphysique ou théologique. En même temps, elle se fonde sur l’expérience la plus immédiate. La mise en acte (perception) condense toutes les velléités d’un regard déshumanisant. Une perception qui montre, expose, énonce (dénonce ?) une idée du monstre, faute de mieux. Une interaction impossible qui ne parvient pas à déborder l’image, l’esthétique qu’elle draine. Avec « l’ombre du corps », Pierre Ancet tente, dans Phénoménologie des corps monstrueux (2006) de substantiver ce qui est généralement adjectivé comme « horrible, hideux, insupportable ». Il ne parvient pourtant pas à détacher la notion de l’omniprésence de la sidération : « L’excès par rapport au sens, le point où l’interaction recule et se perd, ne laissant plus qu’un spectateur et un objet. La relation devient une exhibition bien involontaire du corps dans sa dimension incarnée, une exhibition des détails monstrueux malgré eux. »

Pour l’auteur, « la figure de la méduse est l’archétype de [cette] ombre monstrueuse ». Celle qui pétrifie, sidère, « fige la conscience », empêchant toute aperception : l’œil qui contemple devient « œil de pierre », aveugle. La présence invisible (présence-absence) rend impossible la mise à distance. L’absence de prise de distance occulte, soustrait le pouvoir de redoublement (perception consciente) dans « le cadre protecteur d’un savoir », d’un ailleurs, « lieu où le sens existe ». L’élément mystifiant, la métis (rapport à l’autre usant de la « ruse de l’intelligence ») de la rencontre de Persée avec Méduse, résiderait dans le miroir conférant son pouvoir de réflexion et brandi comme une arme de connaissance. Le bouclier-miroir, à l’image de l’égide d’Athéna, est une arme offensive autant que défensive qui conjure le sort inéluctable (ananké). Son pouvoir n’est autre que cet « acte propre de la pensée » qu’incarne la phronêsis, ce savoir qui s’acquiert par l’expérience : un mouvement réflexif de la réminiscence, un retour à l’esprit qui épure l’âme (catharsis) de tout ce qui lui est étranger (Phédon, 62-69). S’il n’y a d’intention que inconsciente en psychanalyse[9], l’intention phénoménologique, qui consiste à affronter positivement l’objet irréel, devient un face à face. Pas d’acte manqué ici mais un face à soi, un face au double, un dédoublement-redoublement, un rapport de soi à soi et de soi à l’autre, où sentir l’autre nécessite de ressentir l’autre en soi. Représentant d’une pulsion de mort, le monstre, psychiquement structurant, figure l’impensable là où le Ça serait resté stérile.

Figure(s) du monstre

Freud l’avoue lui-même, il a peu « tenté l’interprétation de figures mythologiques prises individuellement ». À la veille de publier Le Moi et le Ça, il engage quelques considérations au sujet de La tête de méduse (1922) à partir du tableau du Caravage. L’interprétation du petit essai est connue de tous : la tête effroyable hérissée de serpents est la monstration du sexual. La rigidification de l’effroi est un ego sum (« je bande donc je suis ») qui console en ce qu’il contrevient à l’impuissance. « Ce qui, pour soi-même excite l’horreur » n’est autre que le détournement (apotropaion) du complexe de castration. La tête de Méduse est apotropaïque, elle conjure l’horreur de la castration. Lorsque l’anthropologue historien[10] est réservé concernant l’interprétation du psychanalyste, il mésestime la théorie freudienne de la sexualité élargie. Ce qui les sépare est un différend épistémologique, une différence d’épistémè qui fait de chacun un prophète dans sa langue. Pour Jean-Pierre Vernant, Gorgô (Méduse) est un prosôpon, le visage de l’horreur en pure extériorité qui va au-delà du simple masque, de l’expression du visage. « Le sexe fait masque » n’est qu’une dimension que la Gorgô-Baubô, la vieille Gorgone qui ne peut plus enfanter, incarne dans le grotesque. Elle n’est qu’un croque-mitaine qui enseigne. L’auteur précise : « L’exhibition de ce qui doit être caché a déjà valeur de violation d’interdit ». Ce sont les conditions du rituel (et non les conditions du réel) qui en désamorcent l’angoisse, quel que soit l’endroit d’où elle s’origine. La gorgone, générique et archaïque, se caractérise en terme de poïétique[11], par l‘anomie, l’absence de valeur ou de loi. Un caractère anomique que Platon définit comme l‘« éros tyrannique » (érôs turannos), un érôs qui n’est pas tant désir démesuré (hybris) que libido transgressive : un érôs de déliaison, au sein d’une relation de philia (relation de proximité, d’hospitalité) ; une relation en lien d’extranéité, d’hétérogénéité, d’appétence de pouvoir sur l’autre que soi, le corps étranger.

On peut se demander, à ce stade, si la monstration du monstre ne relève pas d’une cruauté, d’une pulsion scopique sadique, un plaisir-désir de regarder et de montrer exempt d’auto-érotisme[12] (Théorie des pulsions). Il conviendrait alors de poursuivre la réflexion sur le mécanisme de défense à l’œuvre. Nous pouvons questionner dans quelle mesure les processus de projection et d’introjection viseraient l’élaboration d’un fantasme propre à satisfaire « une prédisposition perverse polymorphe » qui expose à « tous les outrepassements possibles dans ce qu’ils ont d’universellement humain et originel » alors que s’effondreraient « les digues anémiques » défensives (« pudeur, dégoût et moralité[13] ») face aux débordements (Théorie sexuelle). Freud semble aller en ce sens en 1931. Dans « Sur la prise de possession du feu » il se demande « si l’on peut croire l’activité formatrice de mythe capable de s’essayer – comme par jeu – à présenter de façon déguisée des processus animiques à manifestation corporelle ». L’essence du mythe de Prométhée serait « la réinstauration de désirs libidinaux après leur extinction ». Des désirs indestructibles qui repousseraient à la manière des innombrables têtes de L’hydre de Lerne. En substance, Platon nous dit la même chose (République IX) : pour l’homme « soumis à la tyrannie d’Éros, ce qu’il lui arrivait parfois de devenir en songe, il le sera désormais constamment à l’état de veille, et il ne reculera devant aucun meurtre terrifiant, il ne s’abstiendra d’aucune nourriture, d’aucun forfait. Éros qui vit en lui tyranniquement, dans l’anarchie et le désordre, parce qu’il y règne seul, conduira celui qui l’héberge […] à des excès d’audace, pour se nourrir […] sous l’influence de ces manières d’être qui subsistent en lui et qui se sont libérés. » Le monstre est lâché ! Cette anomie, cette disparition des valeurs communes, mesure une anomalie, l’aspérité du monstrueux, l’anomal du monstre.

Anomie, un terme intéressant qui désigne également en neurologie un trouble du langage. Une incapacité de dénomination d’un stimulus supposé comme correctement perçu. Le sujet peut décrire l’objet mais ne peut lui donner un nom. Le monstre serait donc à considérer comme l’innommable ? Cette aphasie face au monstre résulterait de la stupéfaction devant un inconnu insurmontable. Le pathos, d’une totale froideur, n’a rien d’un ravissement. Philosopher sur le monstre implique de surmonter l’étonnement (thaumazein), d’en apprivoiser l’émerveillement au sein du « naturel philosophe » du Théétète[14]. Platon y souligne la judicieuse généalogie que dresse Hésiode à ce sujet (Théogonie, 265). Le « Merveilleux » (Thaumas) est père de « l’Arc-en-ciel » (Iris), mais également des Harpies les « Ravisseuses » d’enfants et d’âmes. « Bourrasque, Vole-Vite et Obscure », leurs noms évoquent leur nature. Femmes ailées à la belle chevelure ou oiseaux à tête féminine, ce sont des monstres de proie aux serres aiguës. Elles sont à rapprocher d’autres démons féminins séducteurs et prédateurs : les Stryges qui se repaissent du sang et des entrailles de leurs victimes, les lamies, figures archaïques de la Succube et les sirènes, mi-femmes, mi-oiseaux, bien que ce soient des démons marins. Charmeuses ou hideuses, rapaces aux cris stridents ou enjôleurs, ces « oiseaux de nuit » ont le pouvoir comme dénominateur commun. De ces furies que condense la figure de Méduse, Freud suggérait de « suivre la genèse de ce symbole de l’horreur isolé, dans la mythologie des grecs et ses parallèles dans d’autres mythologies ». En direction de la fin de son œuvre, il élargissait la quête « aux confirmations venues d’ailleurs, de la linguistique, du folklore, de la mythologie, du rituel[15] ».

Le monstre à l’origine

Pour le phénoménologue Henri Maldiney, « l’étonnement devant le monde, c’est la révélation même d’un “il y a“. […] Ce n’est pas un étonnement devant une réussite qui offre satisfaction à la curiosité. Il ne faut pas détourner l’étonnement vers des tours de prestidigitation, mais ménager d’abord un espace de réceptivité est la chose la plus importante ». S’exposer au monstre c’est prendre le risque de répondre à l’invitation des sirènes d’Homère, comme autant d’incantations susurrées à un Macbeth : « Allons, viens ici, Ulysse, tant vanté, gloire illustre des Achéens ; arrête ton vaisseau, pour écouter notre voix. Jamais nul encore ne vint par ici sur un vaisseau noir, sans avoir entendu la voix aux doux sons qui sort de nos lèvres ; on s’en va charmé et plus savant […] et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière » (Odyssée, XII, 186-191). La promesse de l’appel est faustienne ! Pour Freud, les investigations de 1932 poursuivent le dépassement du choc esthétique afin de mieux percer le mystère d’une origine, d’un « infracassable noyau de nuit » (Breton). La reprise succincte de la tête de Méduse épouse les traits de l’araignée comme symbole de « la mère phallique dont on a peur ». L’évocation signe plus le retour d’une mémoire archaïque et l’hallucination d’une expérience d’agonie primitive. La suite prend une connotation cosmogonique : en rêve, l’homme est le manteau de la femme comme « manteau du monde et voûte céleste » au sein d’un « cérémonial nuptial ». Le pénis, devient pont, passage, « de l’au-delà (le pas-encore-né, le ventre maternel) à l’en-deçà (la vie). » Sortie « des eaux de la naissance », l’émergence au monde devient dans le chemin inverse un représentant de la mort, le retour à l’eau, « le retour dans le ventre maternel ». Autant de considérations qui nous renvoient naturellement à la Théogonie hésiodique : « En vérité, nous enseigne Hésiode, aux tous premiers temps, naquit Chaos, l’Abîme-Béant […]. De l’Abîme-Béant, ce furent Érèbe l’Obscur et Nyx la Nuit noire qui naquirent et, de la Nuit, à leur tour, Clair-Éclat et Journée, Éther et Hèmérè […] dans son union de bonne entente avec l’Érèbe Obscur. » Le monstre, à l’origine, est l’informe, une création abstraite et éthérée qui contient en puissance toute la progéniture de Nuit : l’odieux Lot-Fatal (Moros), la Mort noire (Kère), le Trépas (Thanatos), le Sommeil (Hypnos) et « la tribu des songes ». Elle est également mère des Moires et des Kères, les douces et cruelles destinées, des « Vengeresses impitoyables » qui dispensent le bien et le mal, pourchassant les transgressions des hommes et des dieux. Enfin, la descendance de Nuit étend la longue liste aux fléaux et aux luttes que contient la jarre de Pandore, sombre héritage légué à la condition humaine.

Cet apeiron, cette indétermination, ce Vide, n’est autre qu’une métastabilité qui porte en elle plus de déterminations qu’elle ne peut en contenir. Un « pré-individué » dont le monstre déterminerait la présence du vide, la force d’engendrement (phusis), l’individuation[16]. À la démultiplication de cette béance en une infinité d’entités, il revient à Gaïa, la matrice, « Terre aux larges flancs assise et sûre, à jamais offerte à tous les vivants », d’en définir les contours, d’en matérialiser les formes. La Théogonie d’Hésiode est l’exposé épique d’une fondation de l’ordre confrontée à l’établissement d’une souveraineté qui se nourrit d’alliances contre nature, d’infanticides et de parricides. Dans l’effort de stabilité du monde, la Mère Primordiale n’enfante plus de simples puissances élémentaires mais de véritables divinités pré-olympiennes. L’équilibre et la stabilisation sont obtenus par les enfantements successifs qui entretiennent la polarité de l’ordre et du désordre. Une dualité qui trouve son apogée dans le combat dantesque qui oppose Zeus à Typhon et préfigure les combats, à échelle humaine, des cycles héroïques. Typhon « le terrible, insolent et sans loi » était un dieu surpuissant : « De ses épaules sortaient cent têtes de serpent, de dragon terrible, dardant des langues de ténèbres ; les yeux que portaient ses têtes prodigieuses, sous leurs sourcils, étincelaient de feu. Jaillissant de toutes ces têtes, le feu flambait à chacun de ses regards. Et toutes ces têtes terribles étaient pleines de voix qui s’élevaient de toutes sortes de façon. » Il est le vent qui souffle le tohu-bohu par la surenchère de ses attributs. Il combine à lui seul le cœur violent des Cyclopes ouraniens, forgerons de Zeus, la vigueur inimaginable des Hécatonchires aux cent bras et aux cinquante têtes chacun et la puissance titanesque de tous ceux qui naquirent de la Terre et du Ciel qui « portaient le fardeau de la haine de leur géniteur depuis le commencement ». Typhon incarne la puissance primitive de confusion et de désordre de Chaos. Nous sommes dans le cadre supra-humain d’une genèse qui tente d’établir « une distance entre ce qui est premier d’un point de vue temporel et ce qui est premier du point de vue du pouvoir, entre le principe qui est chronologiquement à l’origine du monde et le prince qui préside à son ordonnancement[17] ». La Théogonie ne cherche pas à répondre à la question du Timée de Platon : à quelles conditions le monde sensible peut-il devenir connaissable ? Hésiode se contente d’en établir la hiérarchie des puissances qu’il structure par analogie avec la société humaine.

Du monstre surpranaturel au monstre surnaturel

L’acte rituel de Cronos émasculant Ouranos, ouvre l’espace entre Ciel et Terre et rompt avec la confusion des origines. La violence de la castration met fin au processus cosmogonique et instaure l’équilibre des contraires dans la procréation. C’est ainsi que s’établit la proximité surnaturelle du monstre avec l’homme. Si l’en-deçà de Gaïa, le monde souterrain du Tartare, est l’ombilic qui relie avec l’abîme originel, c’est avec un autre abîme que Terre donne naissance à une autre lignée d’êtres monstrueux : Pontos, l’élément marin (une autre absence de forme). Issues d’un système religieux antérieur, des puissances secondaires intègrent par ce biais la généalogie. Des démons déchus, aux formes doubles, qui restent proches des phénomènes de la nature. Typhon réduit à l’impuissance, « l’âge des monstres était révolu. Ceux que connaîtra le monde par la suite seront des descendants quelque peu dégénérés des êtres primordiaux, fils de la Terre[18] ». Perturbateurs et agents de la mise en ordre du monde, les monstres peuplent les légendes et les épopées dont ils sont les gardiens des sanctuaires (lieux sacrés et territoires), des trésors et des savoirs. La confrontation avec le monstre donne naissance au héros et au clan (génos) uni par le culte qu’il voue à son père fondateur. Évincé, relégué à la périphérie du monde des hommes, le monstre en délimite le pourtour, l’utopie (outopos, « en aucun lieu »), l’ailleurs (« ce qui n’est nulle part ») dont il garde les seuils. Le territoire du monstre est un espace en retrait, qui entre en réduction pour dessiner en creux un téménos, un espace sacré (littéralement l’« espace découpé » pour la divinité), l’espace cultuel qui fait culture.

Dans les textes homériques le téménos est une parcelle donnée à un roi ou à un héros qu’il doit à la vertu et au mérite, un tribut qui lui confère estime et respect. Derrière le monstre il y a un en-deçà, un reste dont il s’origine, une phylogénèse en partage : un lieu, une filiation, un imaginaire. Le monstre charrie avec lui un implicite. Il est une proposition, un fait qui contient tout un contenu sans être formellement exprimé, sa part du mythe d’autochtonie qu’il entretient. Le mythe d’autochtonie adjoint au territoire une histoire qui en forge l’identité et en établit la fondation. L’autochtone représente l’étymologie de l’indigène, ce qui réside à l’état sauvage issu de la terre sans culture. Il est l’épicentre d’un mythe archaïque, la version thébaine de l’autochtonie : Cadmos, après avoir tué le dragon de la source d’Arès, dieu de la guerre et de la violence, sème sur les conseils d’Athéna les dents du monstre. Il donne ainsi naissance aux Spartes (« les hommes semés »), guerriers qui s’entretuent, dont seuls cinq survivent et aideront le promu roi à créer la cité de Thèbes. Après avoir expié le meurtre de la bête au service d’Arès, Cadmos en épouse la fille Harmonie. Tout est bien qui finit bien, sauf que le cycle thébain restera, à jamais, entaché de démesure et de fautes irréparables. Ce sera tout l’enseignement de la tragédie à venir : autre époque, autre récit.

À l’émergence spontanée de la Théogonie succèdent Les travaux et les jours de la condition humaine. Une autre fécondité, un auto-engendrement fait de labeur et de reproduction au fil des saisons, au rythme d’une succession de cycles de vie et de mort. Un mythe succédant à un autre, l’anthropogonie vient redoubler le processus de séparation et de distanciation de la cosmogonie. Le monstre « garde l’église au centre du village[19] », ou plutôt le temple au centre de la Cité. Il préserve une limite à équidistance de la vie civile construite autour d’une réalité religieuse et mythique. Il trace la limite d’une totalité au-delà de laquelle réside l’infini et la mort. Il est le contenant qui contient la démesure (hybris) ou le masque qui permet d’en dépasser le visage. Le monstre serait-il la projection d’un Ça en manque de contenance, en désaide d’un Moi en devenir ? Pour Hermann Fränkel, le Moi du sujet grec archaïque est un moi qui n’est pas encore délimité, exposé à des forces multiples, en manque d’introspection, dont l’expérience est orientée vers le dehors. « L’individu se cherche et se trouve dans autrui, dans ces miroirs reflétant son image que sont pour lui chaque alter ego, parents, enfants, amis.[20] » Le monstre appartiendrait-il à la liste de ses doubles ? James Redfield semble confirmer ce « sentiment homérique du Moi » en écrivant à propos du héros épique : « Il n’est à ses propres yeux que le miroir que les autres lui présentent.[21] » Le monstre serait-il le pré-objet, la zone de création d’un Moi en élaboration ? Serait-il l’ouverture à la dialectique qui permettrait de sortir du défaut fondamental de représentation de l’insoutenable ? L’effacement du monstre transiterait alors par la pensée positive qu’engage le sujet philosophique. Le déplacement d’un il au je au sein de l’appréhension de soi du sujet antique qui aboutirait à un anthropocentrisme. L’éradication du monstre nécessite la reconduction du mythe, l’inscription de l’autochtonie dans le discours d’une cité établie, qui ne peut être confondu avec un mythe d’origine de l’humanité.

Le monstre, préfiguration du mythe d’autochtonie

Dans la version athénienne, de Cécrops, le roi hybride proche de la bête, en passant par Erichthonios et jusqu’à Thésée le dernier autochtone, la purification de la généalogie efface peu à peu la souillure à l’origine : la semence du boiteux Héphaïstos qu’essuie l’intouchable Athéna sur sa jambe et qui viendra féconder la terre. Pour Freud, le mythe ne serait autre que « le pas par lequel l’individu sort de la psychologie des masses ». Un progrès rendu possible par la fantaisie du « premier poète épique » qui fait de l’invention du héros celui qui abat « le père qui, dans le mythe, apparaissait encore comme monstre totémique[22] ». D’une légende à l’origine au registre tragique, le redoublement du récit, le travail littéraire, offre la possibilité d’une ouverture du mythe à la philosophie. Une évolution continue où s’efface peu à peu la figure du monstre. La tragédie reléguera le monstre au second plan. Il en deviendra décor, symbole, écriture à la marge. L’inscription du miracle grec relève de cette « invention de la tragédie » (Vernant). Mais la créature reste cette tâche aveugle du mythographe, cette « ombre portée » que Jean-Bertrand Pontalis attribue comme métaphore à l’Inconscient : « cette grande force qui nous anime comme une source de vie ou nous accable comme étant la mort en nous. » Quant à son analyse « engagée sans trop de précautions », elle ne serait « qu’une traversée des ombres ». Et de poursuivre qu’« à commencer par l’infans que nous sommes encore, nous devons traverser bien des ombres pour enfin, peut-être, trouver une identité qui, si vacillante soit-elle, tienne et nous tienne. » Le monstre est, comme Ulysse, polytropos, divers, « aux mille tours », « aux mille expédients », « l’Inventif », cet obscur qui perdure, qu’invoque volontiers l’impasse de la raison.

Au terme de ce parcours, nous pouvons nous demander si nous avons finalement pu répondre à notre problème de départ. En quoi le monstre concerne la philosophie, hormis une certaine éthique convoquée d’emblée ? Peut-être que le rapport relève de la sensibilité à cet existant singulier, de la séduction qu’opère sa persona. Les Lotophages, porte d’entrée dans l’utopie, l’imaginaire merveilleux de l’Odyssée, ne sont-ils pas ces séducteurs mangeurs du lotos, qui fait perdre à ceux qui en goûtent le désir, la mémoire du retour ? Si, pour Pontalis, « l’homme délesté du poids de la mémoire n’est plus qu’un pur regard », pour Fédida, « le langage est l’autochtonie de la mémoire de la parole ». Nous pourrions ajouter que le monstre en serait le premier autochtone. Peut-être sommes-nous parvenus, à ce point, à dégager une aitiologie du fait monstrueux au sein de cette généalogie. De ces « exempla rhétoriques », de cet archétype archaïsant, nous retiendrons une fonction vitale du non-être. Loin d’être innocente, la candeur (euetheia) de ces récits doit nous inviter à considérer cette conscience collective d’un « rationalisme de l’imagination, selon lequel il était impossible que le contenant ne contînt rien et qu’on imaginât à vide » (Veyne). Dans ce palais de mémoire qu’est le mythe, le monstre manœuvre en embuscade, prêt à surgir au coin d’un couloir. Point de jonction entre l’imaginaire et les processus rationnels, il ne s’agissait pas d’en établir une histoire édifiante mais d’en dégager la violence dans ce « qu’il fait appel de façon cathartique à ce qui se nourrit de nous, […] ce qui palpite en nous, nous effraie et nous fascine.[23] » Bien et vérité sont étrangers à cette instance médiatrice dans la mesure où elle n’est qu’incantation d’une justice (Diké). Son discours, sa fonction du langage contient, tout au plus, en germe une dimension politique. Mais il s’agit déjà là d’une lecture postérieure, moderne. Seule la réduction d’une mythographie parvient à une temporalité et une historialité de « faussaire ». « L’imagination constituante […] ne [désigne] pas une faculté de la psychologie individuelle, mais [désigne] le fait que chaque époque pense et agit à l’intérieur de cadres arbitraires et inertes » dont elle méconnaît « la forme biscornue de ces limites » qu’elle prend pour des « frontières naturelles[24] ».

Lévinas dans son « essai sur l’extériorité » semble nous léguer une réécriture de cette allégorie des vérités philosophiques : « L’identification du Même dans le Moi ne se produit pas comme une monotone tautologie : “Moi c’est Moi“. […] Il faut partir de la relation concrète entre un moi et un monde. Celui-ci, étranger et hostile, devrait, en bonne logique, altérer le moi. […] La manière du Moi contre l’“autre“ du monde, consiste à séjourner, à s’identifier en y existant chez soi. Le Moi, dans un monde, de prime abord, autre, est cependant autochtone. Il est le revirement même de cette altération. Il trouve dans le monde un lieu et une maison. […] Le “chez soi“ n’est pas un contenant, mais un lieu où je peux, où, dépendant d’une réalité autre, je suis, malgré cette dépendance, ou grâce à elle, libre. […] Autochtone, c’est-à-dire enraciné dans ce qu’il n’est pas, et cependant, dans cet enracine­ment, indépendant et séparé. Le rapport du moi avec le non-moi se produisant comme bonheur qui promeut le moi, ne consiste ni à assumer, ni à refuser le non-moi. Entre le moi et ce dont il vit, ne s’étend pas la distance absolue qui sépare le Même d’Autrui. […] Autochtone, est à la fois un attribut de souveraineté et de soumission. Elles sont simultanées. Ce qui influe sur la vie, s’infiltre en elle comme un doux poison. Elle s’aliène, mais même dans la souffrance, l’aliénation lui vient de l’intérieur. Cette inversion toujours possible de la vie, ne peut se dire en termes de liberté limitée ou finie. La liberté se présente ici comme l’une des possibilités de l’équivoque originelle qui se joue dans la vie autochtone. L’existence de cette équivoque est le corps. La souveraineté de la jouissance nourrit son indépendance d’une dépendance à l’égard de l’autre. La souveraineté de la jouissance court le risque d’une trahison : l’altérité dont elle vit, déjà l’expulse du paradis.[25] » Sommeil et résurgences du monstre résonnent comme autant de crises de souverainetés. Il y a de la pensée magique active dans ce passage du tabou et de la souillure au malaise dans la culture d’un monde civilisé. Dès lors, c’est dans la succession des crises que se pose la question de plus en plus soutenue de l’avenir de l’illusion. À en croire Nietzsche, « l’individu contient beaucoup plus de personnes qu’il ne croit. « Personne » n’est qu’un accent mis, un résumé de traits et de « qualités » ».[26] Il conviendrait alors d’explorer ce lien à l’autre dans ce qu’il a de plus fondamental et de primordial ; au cœur d’un arrière-pays du devenir humain où « avec l’amour maternel, la vie nous a fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais[27] ».

Vincent Caplier – Décembre 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Les reliques des passions, Vincent Caplier, 2023. [Lire en ligne]

[2] Cette noblesse n’est pas à considérer au sens de vertueuse mais comme porteuse de « valeurs », « de même qu’aux yeux de Proust une duchesse a plus de valeur qu’une bourgeoise » (Paul Veyne, 1983)

[3] À l’étant phénoménologique nous préférons ici l’actant sémiotique de Algirdas Julien Greimas permettant de mieux concilier l’humain et le non-humain au sein d’une « représentation anthropomorphe mais non figurative ». Le monstre performé par des faits se manifeste par sa fonction.

[4] L’amour et l’occident, Denis de Rougemont, 1939

[5] Une représentation du monde qui peut s’entendre à l’échelle d’un sujet, d’une communauté ou d’un universel.

[6] Sans lois ou traditions pour les guider.

[7] La notion d’habitus remonte à l’Antiquité grecque sous le terme « hexis« . Pour Aristote, l’hexis ne se réduit pas à la seule habitude, accoutumance produite par la répétition ; il y rattache la notion de vertu qui n’a pas un caractère entièrement automatique.

[8] Mythologies, Roland Barthes, 1957

[9] Sur la psychopathologie de la vie quotidienne, Sigmund Freud, 1901.

[10] La mort dans les yeux. Réponses à un questionnaire, Jean-Pierre Vernant, 1986.

[11] « œuvre, création, fabrication » qui a pour objet l’étude des possibilités inscrites dans une situation donnée.

[12] Pulsions et destins des pulsions, Sigmund Freud, 1915.

[13] Trois essais sur la théorie sexuelle, Sigmund Freud, 1905.

[14] Théétète (155 d) : « […] au sujet de ta nature […] quelqu’un qui aime à savoir, ce sentiment, s’étonner : il n’y a pas d’autre quête du savoir que celui là […] ».

[15] Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XIXe leçon, Révision de la doctrine des rêves, Sigmund Freud, 1932.

[16] Pour G. Hottois, « Le terme pré-individué souligne la métastabilité que sous-entend le processus d’individuation. La métastabilité désigne le caractère tendu, sursaturé d’un système possédant un équilibre mais tourné vers un devenir. » La contribution de Gilbert Simondon à l’étude de la technique, Élisabeth Gladu, 2000.

[17] Les origines de la pensée grecque, Jean-Pierre Vernant, 1962.

[18] La mythologie grecque, Pierre Grimal, 1953.

[19] La locution verbale semble garder la trace d’une forme de sanctuarisation, faite de convenances, d’ordre et de construction de la vie civile autour d’une réalité spirituelle.

[20] L’individu dans la cité, Jean-Pierre Vernant, 1987.

[21] Le Genre humain, James Redfield, 1985.

[22] Psychologie des masses et analyse du moi, Sigmund Freud, 1921.

[23] Le Minotaure et son mythe, André Siganos,1993.

[24] Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes, Paul Veyne, 1983.

[25] Totalité et infini, Emmanuel Levinas, 1961.

[26] Fragments posthumes, Friedrich Nietzsche, 1888.

[27] La promesse de l’aube, Romain Gary, 1960.

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Monstres 1

Nicolas Koreicho – Novembre 2024

Louis Welden Hawkins, Le Sphinx et la Chimère, 1906, Grand Palais – Musée d’Orsay

Sommaire
I Histoire du terme
II Le Sphinx et la Chimère
III Des monstres et des corps

I Histoire du terme

Monstre a été créé par emprunt du latin monstrum, dérivé de monere « faire penser, attirer l’attention sur », d’où « avertir » (ainsi qu’il en est dans moniteur, montrer, monument, prémonition), terme du vocabulaire religieux désignant un prodige, sans qu’aucune connotation positive puisse être associée à ce terme, et qui signifie un avertissement en provenance de la volonté des dieux, autrement dit un signe divin à interpréter comme phénomène, fait surprenant qui arrive en dehors du cours normal des choses, et que l’on considère comme surnaturel. Ex. Ce prodige leur sembla présager quelque grand malheur.
Par suite et par métonymie, le terme est appliqué à un objet de caractère exceptionnel ou attribué à un être surnaturel.
À basse époque (2e, 3e siècle), il se dit par hyperbole d’un homme (monstrum hominis) ou d’une femme (monstrum mulieris) dans un langage de comédie ; notons que, dans la langue religieuse, il va qualifier spécialement les démons.

En français, le sens premier est celui de prodige (cf. précédemment à propos de la neutralité du mot), miracle (ici aussi, terme neutre, religieux, désignant un « fait ne s’expliquant pas par des causes naturelles et qu’on attribue à une intervention divine », un événement magique donné à voir dans le réel, sens encore bien attesté au 16e, puis action monstrueuse, criminelle, chose prodigieuse, incroyable et, par hyperbole, chose mal ordonnée, mal faite. Cet emploi général a progressivement décliné par rapport aux emplois, ultérieurs, où monstre désignera des êtres mythologiques, de légende.

Dès le 14e, l’adjectif monstrueux est employé avec une idée morale au sens de « bizarre, extraordinaire, prodigieux » appliqué à une action contraire aux lois de la nature, sens qui vient compléter la signification religieuse, c’est-à-dire contraire à la volonté divine, et qui va augurer des usages scientifiques relatifs à la question de l’anomalie.
Depuis le 16e on relève dans l’expression encore usuelle monstre marin appliqué par exemple à la baleine puis au 17e aux gros poissons que l’on servait à table (carpes, brochets, saumons, turbots). Racine dans Phèdre l’emploie pour parler d’un animal féroce. Son application parallèle à un être humain remonte au 12e siècle.

À partir de cette époque on parle de monstre à propos d’un homme au physique et aux mœurs étranges, comme à propos d’un homme défiguré par la lèpre ou contrefait de corps ou de visage, d’un castrat, parfois d’un impie, et, par hyperbole, depuis le 17e, d’un homme très laid.
Le mot témoigne également d’une appréciation morale, au 13e, en parlant d’un païen (sens propre au Moyen Âge) et d’un être repoussant, au physique et surtout au moral, dans la locution un monstre de femme à propos de Messaline que le 17e semble avoir prisée : monstre de cruauté, monstre d’avarice, mais également parfois en contexte positif comme dans monstre de mémoire.
Son emploi antiphrastique comme terme affectueux date du 18e, époque où l’on commence à dire d’une chose c’est un monstre au sens de « c’est adorable ».

L’emploi adjectivé du mot (monstrueux) a valeur intensive pour « énorme, immense » dans l’usage familier et n’est pas attesté avant le 19e.
Depuis le 16e il est également employé avec un sens voisin de « prodigieux, extraordinaire », même si le sens biologique « qui a les caractéristiques d’un monstre » s’applique à un animal ou un enfant. L’emploi substantivé du mot à valeur de neutre (le monstrueux) date de l’époque romantique et de la remise à l’honneur d’une esthétique du chaos (Hugo), puis du bizarre (Baudelaire).

Dès la 2ème moitié du 16e on trouvera : « action monstrueuse, criminelle ». Au 17e : on verra « faire un monstre » (de quelque chose), « la représenter de manière monstrueuse, périlleuse », mais aussi « ce qui est mal fait, mal ordonné ». Au 18e, par antiphrase, on trouvera « une femme constante est un monstre nouveau », mais également le terme sera employé pour dire de quelqu’un qu’il est adorable « c’est un monstre ».
Au 19e, au sens d’extraordinaire, on rencontrera « un effet monstre », directement emprunté au latin monstrum de monere « avertir, éclairer, inspirer », du vocabulaire religieux « prodige qui avertit de la volonté des dieux », par suite « objet de caractère exceptionnel, de caractère surnaturel » (démon) du 12e au 16e, jusqu’à l’acception actuelle, jusqu’à, finalement, « acte monstrueux, contre nature ».

Notons que l’analogie – incorrecte selon la lexicographie – avec le latin monstrare (montrer) nous indique nonobstant que le monstre est celui qui se montre, qui s’expose, qui s’exhibe en tant que tel. Elle indique que le monstre est celui qui rompt avec la norme, provoquant la terreur (le violeur, le criminel, le terroriste) ou l’admiration (la merveille : le monstre sacré, la star, l’enfant adoré).

Nous pouvons considérer avec bénéfice les différentes acceptions socio-culturelles du monstre entre l’Antiquité et la fin du 17e, période qui fait de lui un mystère parmi d’autres, et dont il faut cependant se défier, la littérature l’apparentant préférentiellement au démon.
Au siècle des Lumières, le monstre est un objet d’étude savante, qui s’appuie en particulier sur la médecine et la biologie, voire l’anatomie.
Au 19e, c’est surtout la dimension romanesque, littérature et poésie, et artistique, en peinture notamment, qui sera à l’honneur.
Au 19e, le monstre est spécifié selon sa dimension biologique qui fait de lui un « raté de fabrication » ou de conception, où la sémantique de l’anomalie va se confirmer. L’étude raisonnée des monstres, la tératologie, qui se veut La science des monstres (Wolff), s’attache à classer les monstres et les anomalies, malformations, monstruosités qui s’y rattachent.
Dans l’acception générique actuelle, le monstre est le plus souvent un sujet que l’on soumet à la faculté de la science, normée et classifiée, anatomique, biologique et embryologique le plus souvent (tératogenèse), mais aussi psychiatrique.
Ainsi en est-il par exemple de l’intersexualité avec une quarantaine de caractères pathologiques ou d’anomalies, qualifiants choisis selon les partis pris des chercheurs, décrits par l’endocrinologie et l’hormonologie mais qu’il est bien entendu nécessaire de ne pas discriminer en tant que critère sociologique (1,7% de la population, trop souvent relégués dans les oubliettes de la prostitution).

De nos jours, la littérature, le théâtre et surtout le cinéma illustrent le thème du monstre, de manière variée, profonde et spectaculaire.

II Le Sphinx et la Chimère

Dans ce tableau intitulé « Le Sphinx et la Chimère », réalisé en 1906, le peintre Louis Welden Hawkins se livre à une interprétation symboliste de la figure du monstre hybride.
Il puise ses références dans la mythologie antique, et réunit en un seul deux animaux composites :
depuis la plus lointaine antiquité, en passant par Hésiode (Φίξ / Phíx), un lion à tête humaine (androsphinx) ou de bélier (criosphinx), parfois de faucon (hiéracosphinx) ou de chat.
Le sphinx est au masculin la figure mythique la plus ancienne (Égypte : le gardien des rois morts), figure de puissance, de protection et de vigile contre les forces malfaisantes.
La Sphinge, plus récente, monstre féminin (Grèce : la cruelle divinité des enfers), figure mythique qui a subsumé un de piliers de la psychanalyse, Œdipe, continue de vibrer en le sujet, sous les formes des processus primaires métaphoriques (par déplacement), métonymiques (par condensation), substitutives (visualisation, symbolisation), lorsque nous pratiquons et théorisons les concepts et les associations. C’est aussi elle qui a autorisé, sur les plans de l’art, de la littérature, de l’histoire des idées, de la psychanalyse, une des influences les plus puissantes de la mythologie[1].

La chimère est, selon les mythes, un animal à trois têtes – une de lion, une de chèvre et une de serpent. Fille de Typhon et d’Échidna, elle ravageait la région de Lycie (en Asie Mineure), quand le héros Bellérophon reçut du roi Iobatès l’ordre de la tuer. Il y parvint en chevauchant le cheval ailé Pégase.
La symbolique de la chimère est vaste et son nom a été repris pour désigner, dans un sens étendu, toutes les créatures composites possédant les attributs de plusieurs animaux ainsi qu’elles apparaissent dans les rêves, les fantasmes ou encore dans les utopies impossibles.

Le sphinx, selon le principe de réalité, pourrait représenter le questionnement – les fameuses énigmes – sur les origines du fantasme, principe de plaisir, pour élucider les références du sujet avec l’Œdipe, le narcissisme, la castration. En effet, rappelons-nous que la sphinge est le fruit de monstres et de l’inceste – Echidna et Orthros, son fils.
La chimère, quant à elle, pourrait représenter la pulsion à maîtriser, l’impossible réalisation du fantasme, s’affirmant comme polymorphique, comme les animaux qu’elle incarne, sous peine de mort, de maladie, de souffrance.

Le but de cette composition Sphinx-Chimère étant de sauvegarder l’intégrité du sujet contre les tentations perverses, psychotiques, psychopathiques en intégrant le système de l’Œdipe : selon Claude Lévi-Strauss, l’énigme principal de la sphinge réside dans la problématique de la bipédie et pour Oidipus d’ « une difficulté à marcher droit ».
La chimère pourrait représenter une illusion, celle d’un mystère facile à élucider sans le truchement de l’analyse, c’est-à-dire le fantasme pur, la pulsion – le passage à l’acte – et le sphinx, au contraire, l’explication de ce qui nous constitue, mais qui nous ralentit – qui nous empêche – le questionnement qui nous permettra de se rapprocher d’une vérité personnelle.

Ainsi, le tableau Le sphinx et la Chimère proposerait l’alliance, précaire, active, vécue en mouvement, de la coalition indispensable à prendre en compte, naturelle pourrait-on dire, entre la tentation fantasmatique et l’équilibre toujours à trouver induit par un questionnement existentiel vers l’allant, la réalisation de soi, et, pourquoi pas, l’épanouissement.

Cependant Hawkins s’inspire aussi de l’imaginaire médiéval – Moyen-Âge, entre-deux, pour la constitution de la personnalité – pour ce tableau à la fois sombre et lumineux, oxymore intrigant et ravissant : le monstre hybride semble ne faire qu’un avec la colonne de pierre sur laquelle il s’adosse – comme à la certitude d’un socle –, et rappelle que les gargouilles, barbacanes et chimères des cathédrales gothiques nous invitent à la vigilance sur l’équilibre instable des toujours possibles basculements du côté de la pulsion de vie – densité, santé, intégrité, selon la nature et la morale qui considèrent le sujet, aussi bien soi que l’autre, ou du côté de la pulsion de mort, dans les passages à l’acte et la condamnation de soi et l’ignorance de l’autre.
La lumière qui illumine le visage féminin apporte paradoxalement une dimension divine à ce monstre infernal et inquiétant, ouvrant à la fois sur la foi, l’amour, l’espérance, la certitude et l’humilité.
L’époque et le geste mettent en valeur, entre damnation éventuelle et rédemption souhaitée, mythologie antique et imaginaire gothique, la symbolique des êtres polymorphes et des monstres : côté sombre et dangereux de la vie psychique lorsqu’elle est sans limite, et côté éclairant de l’intellection, goût pour le surnaturel de l’inconscient et pour le naturel de sa résolution[2].

III Des monstres et des corps

« Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. »
Charles Peguy, Notre Jeunesse

Il est nécessaire de garder toujours le sens du 1er degré, dans l’idée du soin, de la santé, de l’équilibre. Le monstre c’est ce qui se voit et qui nous semble monstrueux (sauf pour les monstres eux-mêmes et d’autres si affinités). Qu’est-il fait des corps, de son propre corps, du corps de l’autre. Un écrivain, homme de théâtre, engagé dans sa propre sublimation, en a eu la géniale intuition :

« Nous ne sommes pas encore nés, nous ne sommes pas encore au monde, il n’y a pas encore de monde, les choses ne sont pas encore faites, la raison d’être n’est pas trouvée, la seule question est d’avoir un corps. »
Antonin Artaud

Et cependant, ce n’est simple qu’en apparence. Le sujet n’est-il pas à la fois Sphinx et Chimère et à plus forte raison, last but not least, en psychopathologie et en psychanalyse ?
Le monstre, à l’occasion d’une réalisation projective, est celui qui veut abolir les corps ou, au contraire, exhiber les corps, mais des corps modifiés, d’une manière ou d’une autre.
Nous posons l’hypothèse que l’abolition et l’effacement des corps proviennent du refoulé sexuel.

Les crimes et meurtres sexuels représentent l’aboutissement de la conjonction, irrégulière, complexe, asymétrique, de psychopathologies (perversion, psychose, psychopathie) décrites dans la littérature et excipées par les avocats, agies en leurs pulsions brutes, non transformées et totalement exemptes de créativité – tout le monde n’est pas Donatien de Sade[3], Gérard de Nerval, Antonin Artaud, Salvador Dali –, dans la modification complète, c’est-à-dire par le truchement de la sublimation[4] des pulsions concernées en œuvres de création artistique, intellectuelle (scientifique, littéraire, analytique) et/ou, éventuellement socialisée (affective, spirituelle). Sans cette condition, elles sont donc, en la forme de passages à l’acte, la destruction et, à terme, la mort incarnées (non représentées).

D’abord in absentia.
Représentation des corps : inexistence de tableaux, sculptures, images représentant des corps d’êtres humains, naturels ou suggestifs, d’érotisme, d’actions, de scènes, de pensées, d’allégories, du quotidien, réalistes ou figuratifs…, dans certaines cultures et, par voie de conséquence, émergence de monstres chez les adeptes de la frustration, à partir du refoulé, suscitant meurtres, viols, terrorisme, violence et barbarie, les passages à l’acte reproduisant ce qui pourrait exister dans l’art, dans la littérature, à travers les systèmes de représentation qui permettraient de médier le réel. Photos, vidéos d’humains et d’animaux, après la musique, les cerfs-volants (!), les salons de beauté, viennent d’être interdits dans certaine idéologie religieuse ; élimination des corps – destruction de l’adversaire politique, du juif, du chrétien, de l’athée, du laïc, de la femme, de la fillette, de la jeune fille, de l’artiste – prétendument inférieurs (ou dégénérés), dans les totalitarismes les plus meurtriers – déportation des corps, effacement photographiques et médiatiques – au cœur du national-socialisme, du stalinisme, du marxisme-léninisme, du maoïsme, du guévarisme, de l’islamisme…
En Iran, on dénombre 853 exécutions capitales depuis le début de l’année, dont 5 enfants (aux Maldives, on exécute les enfants à partir de 7 ans) et de nombreuses femmes qui n’ont pourtant pas le droit de cité –  Ainsi en est-il par exemple des salons de beauté féminins interdits dans les aires les plus reculées de l’intellection, qui sont victimes des deux systèmes dans la volonté d’effacer les corps des impies et de la beauté, – féminité et corps féminins -, d’avilir la pensée féminine : interdiction pour les filles d’accéder à une quelconque visibilité et interdiction pour les filles d’accéder à une quelconque formation, criminalisation de l’homosexualité.
Ce qui rapproche les deux radicalités, sous-culture wokiste de l’ignorance (histoire, littérature, théâtre, musique catalogués comme « masculinistes » (le soi-disant patriarcat) et terrorisme islamiste obscurantiste, c’est d’une part pour le wokisme la théorisation et d’autre part pour l’islamisme le choix, par identitarisme ou par refoulement, de l’effacement des corps sur le plan de l’intégrité, en premier lieu grâce à la tyrannie de minorités paresseuses.
Seuls comptent la jouissance dans la disparition des corps ordinaires – alors que, depuis la révolution, « La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune[5]. »
Les corps sains, ordinaires, hétérosexuels et blancs n’ont pas leur place (ou sont volontairement secondarisés) dans les grandes messes wokistes et dans certaines grandes écoles et universités occidentales.
C’est la question dans laquelle se rejoignent islamisme et wokisme : l’abolition des corps ordinaires.
Les talibans veulent abolir, après les corps féminins, les corps dans les médias. Les wokistes veulent abolir les corps blancs masculins au profit des corps marqués (racisés, genrisés[6], obèses, intersectés, sectarisés).

Puis in praesentia.
Il en fut ainsi lors de l’exhibition de corps diminués à l’occasion des Jeux Olympiques de Paris : cérémonie d’ouverture, paralympiques.
La cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris. La cène, à un moment pivot, en serait une lecture possible. Peu importe. La distinction christique n’y étant certes pas est singée par des travestis obèses, hirsutes, obscènes dans une exposition des corps, où la vulgarité et la lourdeur s’imposent comme éléments de spectacle. Sans remettre en question la question du genre, nous apprécierons que les « tableaux » représentent la mise en valeur de corps malades, ou monstrueux d’irrespect (le respect des morts n’est-il pas, dans toute civilisation qui s’honore de ce titre, la règle essentielle ?) : Marie-Antoinette tenant dans ses mains sa tête sanguinolente, en la fête – atroce – du féminicide le plus célèbre de l’histoire.
L’obésité est, pour tous les praticiens de la médecine et du soin, un symptôme évident de gravité pathologique, cependant qu’en tête de gondole, représentant éminent de la maladie érigée en dogme, Philippe Katerine se prélasse et lasse en vieux chérubin gras cyanosé.
Disons-le, en psychopathologie, la santé, et donc avec, le traitement des corps sont essentiels.
À cet égard, Angèle, Kavinsky et Phœnix ont sauvé les meubles d’une esthétique, soignée et humble à la fois, lors de la cérémonie de clôture, en un certain geste d’élégance et de respect des corps.

Entre la présence et l’absence.
Ainsi en est-il de la déconstruction du masculin occidental. Selon ce dogme wokiste, l’homme au masculin est un monstre qu’il faut déconstruire. Il serait le dominant dans la simpliste appréhension de ce mouvement axé sur l’ignorance (ignorant par exemple le véritable patriarcat à l’œuvre dans une partie de la culture islamiste). En revanche, le masculin « racisé » a le droit de s’imposer, jusqu’à la culture du viol[7], culture alors susceptible de compréhension, en particulier pour les néo-féministes, malgré parfois dans ces cultures la destruction physique ou symbolique des femmes (invisibilité, assignation à un rôle défini par les hommes), des temples (les djihadistes, les salafistes, les talibans), du roman des origines de l’Occident (gauchisme indulgent pour les coups donnés à la civilisation gréco-judéo-chrétienne dans les écoles, les hôpitaux, les universités), des particularités sexuelles.
« Du passé faisons table rase. »
Mais hélas, c’est du rien que naissent les monstres. Plutôt que confiner au passé une prérogative de la table rase – pensons au National-Socialisme issu du Parti des travailleurs hitlérien, au Parti national fasciste issu du Parti socialiste italien –, et, comme la nature a horreur du vide, elle peut enfanter de monstres, en leur ultime et atroce adaptation[8]aux grands mouvements d’élimination de l’autre.

À ce titre, nous assistons, désolés, à un exemple de tentative de normalisation par le sous-discours politique et/ou médiatique voulant réhabiliter les paraphilies.
C’est ce que nous lisons, sidérés, lorsque d’aucuns – nous aimons ce pronom indéfini apposé à ce type de militantisme – affirment que Jeanne d’Arc était avant tout un travesti[9]. C’est l’exemple d’une quadruple faute correspondant à :
– Une lacune historique, car elle était un chef de guerre, une figure politique du royaume, protectrice de Charles VII.
– Un slogan négationniste (le Christ n’a pas existé, la terre est plate, les chambres à gaz sont un détail de l’histoire, le 11 Septembre est un attentat des Américains par eux-mêmes). C’était une femme, reconnue comme telle par toutes les instances judiciaires de l’époque.
– Une injure personnelle, car personnalité spirituelle éminente. Elle respectait les dogmes de la religion qui autorisait « quand on y a recours par nécessité », par exemple « pour se cacher aux yeux des ennemis », de porter des habits d’homme.
– Un refus de l’égalité et de l’importance des femmes dans la guerre comme dans la paix. Elle est habillée en homme tant pour être acceptée comme chef de guerre par l’armée royale française – et pour porter l’armure – que pour être considérée comme interlocutrice par les Anglais, l’ennemi d’alors. Dans le même ordre d’idée, Jeanne a jusqu’à la fin voulu rester habillée en homme pour éviter d’être violée par ses geôliers.

Nicolas Koreicho – Novembre 2024 – Institut Français de Psychanalyse©

À suivre : Monstres 2


[1] Nicolas Koreicho, Sphinx, 2024, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/sphinx/

[2] Cf. Yves Vadé, Le Sphinx et la chimère, in Romantisme, 1977, n°15. Mythes, rêves, fantasmes. En ligne, https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1977_num_7_15_5070

[3] « Allié par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand ; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenait qu’à moi seul et d’en former et de les satisfaire. » DAF de Sade, Aline et Valcour, La pléiade.

[4] Nicolas Koreicho, La sublimation, mars 2022, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[5] Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, septembre 1791

[6] Eugénie Bastié, « On peut changer de genre mais pas de sexe » : les leçons oubliées de la génétique », Juillet 2023, en ligne, Figaro Vox, lefigaro.fr/vox/societe/on-peut-changer-de-genre-mais-pas-de-sexe-les-lecons-oubliees-de-la-genetique-20230725

[7] Il existe dans nos contrées des « salles de shoot ». Pourquoi ne pas ouvrir des salles de viol pour les adeptes/addicts de cette pratique ? Mais parce que cela existe déjà : en ligne.

[8] Pensons aux monstres d’arrogance, d’inculture et de grossièreté qui sévissent au sein de notre hémicycle.

[9] Thomas Jolly pour le journal Le Monde : « Jeanne d’Arc, une des plus grandes travesties de notre histoire, n’a-t-elle pas été condamnée parce qu’elle était vêtue en homme ? »

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Élévation

Charles Baudelaire

Préface Nicolas Koreicho

Charles Leslie, 1878, Une averse d’été passant au-dessus de la chaîne de Snowdon.

Presque rien à dire de ce texte sorti de l’esprit, de l’âme pourrait-on dire, d’un homme espérant indéfectiblement que l’écriture, à travers le prisme de la beauté et de la poésie, transcrira non seulement, des vertus théologales, peut-être la plus déraisonnable, savoir l’espérance – la charité étant sûrement de l’amour la forme la plus paradoxale, puisque donnant ce que l’on a à quelqu’un qui en veut bien, et la foi qui, elle, serait la plus folle, puisque rétive à toute compréhension intellectuelle -, mais aussi cette idée de l’espérance, dans laquelle vertu, par ce biais de la beauté et de la poésie, donnera enfin une forme intentionnelle à la jouissance, et dira quelque chose de l’inconscient supposé, vainqueur des énigmes de la souffrance rendue explicite dans un parfum obsolète.

NK – Août 2024 – Institut Français de Psychanalyse©

Élévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gayement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

Charles Baudelaire, « Spleen et Idéal » in Les Fleurs du Mal, 1857

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Sphinx

Nicolas Koreicho – Août 2024

« Pour les artistes purs, le charme suprême de l’être féminin réside précisément dans ces sinuosités incertaines et dangereuses de caractère. Ils sont ravis que le sphinx dissimule si profondément son énigme, parce que cette énigme double d’infini les prunelles de l’inaccessible créature… »
Paul Bourget, Nouveaux Essais de psychologie contemporaine, 1885

Le Sphinx puis la Sphinge

Gustave Moreau, Œdipe et le Sphinx, 1864, Metropolitan Museum of Art, Manhattan, New York.

Le Sphinx (emprunt étymologique au grec Σφίγξ / Sphígx, provenant du verbe « étrangler », d’où ensuite larynx, pharynx, sphincter..), représente le plus ordinairement depuis la plus lointaine antiquité, en passant par Hésiode (Φίξ / Phíx), un lion à tête humaine (androsphinx) ou de bélier (criosphinx), parfois de faucon (hiéracosphinx) ou de chat.
Le sphinx est au masculin la figure mythique la plus ancienne (Égypte : le gardien des rois morts).
La Sphinge, plus récente, monstre féminin (Grèce : la cruelle divinité des enfers), figure mythique qui a subsumé un de piliers de la psychanalyse, Œdipe, continue de vibrer en nous, sous des formes métaphoriques, métonymiques, substitutives (visualisation, symbolisation), lorsque nous pratiquons et théorisons les concepts et les associations psychanalytiques. C’est aussi elle qui a autorisé, sur les plans de l’art, de la littérature, de l’histoire des idées, de la psychanalyse, une des influences les plus puissantes de la mythologie.
Baudelaire est peut-être l’auteur qui a saisi discrètement et humblement à la fois la puissance et le mystère du monstre fascinant[1].

Le Sphinx

Pour l’Égypte ancienne, le sphinx est une figure-symbole de puissance et de vigile. Il est le plus souvent représenté en corps de lion à tête humaine (androcéphale). Sa plus ancienne représentation est le sphinx de Gizeh, à l’est de la pyramide de Khephren, en Égypte, que l’on date habituellement de 2500 ans avant Jésus-Christ. Cette œuvre représente un lion couché monumental (73 mètres de long et 20 mètres de haut pour un poids de plus de 20 000 tonnes). Sa tête est celle du souverain Khephren ou de son père Khéops, coiffé du nemes, la coiffe royale. Il est ici le gardien de la nécropole, chargé de défendre les rois et les reines morts contre les possibles assaillants et contre les forces malfaisantes[2].

Principe de plaisir et principe de réalité

Nous pouvons proposer d’emblée un lien entre deux missions divines du sphinx originel avec deux principes de la psychanalyse en ce que nous devons, dans la mesure du possible, nous occuper, d’une part, de la réalité (plus exactement du principe de réalité) et d’en comprendre l’organisation chez les patients, puisque le sphinx est chargé de défendre les composantes les plus éminentes de la personne, rois et reines morts et immortels à la fois – contre les possibles assaillants – dans le réel, et en ce que nous devons, dans la mesure du souhaitable, nous occuper, d’autre part, du plaisir (plus exactement du principe de plaisir) et d’en comprendre la nature chez les patients, ce qui fait référence à la seconde mission du sphinx, puisqu’il est chargé, a fortiori si le symptôme est pathologique, d’en éloigner la « tentation » chez les patients pour la sauvegarde de l’intégrité de la personne – contre les forces malfaisantes – c’est-à-dire psychopatiques, psychotiques, perverses[3] lorsque celles-ci n’ont pas atteint une forme de sublimation.

Une divinité solaire

Le sphinx est le symbole d’une force souveraine, ou d’un accompagnement insigne, à la fois protecteur et puissance redoutable pour les influences funestes dans le réel et dans le symptôme.
Du reste, plusieurs pharaons ont associé leur nom, leur titre et leur pouvoir à des sphinx (la reine Hatchepsout a accolé son visage sur un sphinx de granit aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum of Art (MOMA) de New York.
De même, les liens des sphinx avec les divinités solaires sont, dans l’ancienne Égypte, avérés (Khéprie, Rê, Atoum, Sekhmet).
A partir du Nouvel Empire (vers 1580 avant Jésus-Christ), les dieux s’incarnent couramment en représentations de sphinx afin d’assurer la sauvegarde physique des temples et la pérennité des pouvoirs qui leur sont conférés et pour leur assurer à leurs occupants sagesse et fécondité.
On trouve donc dans les sanctuaires dédiés à Amon, notamment à Karnak et à Louqsor, de longues allées bordées de multiples sphinx à tête de bélier (dits sphinx criocéphales) – répétition et défense névrotique oblige –, l’animal sacré d’Amon. Le sphinx de Gizeh a été conjoint au dieu soleil sous de nom de Harmakhis, nom qui signifie « Horus dans l’horizon ».

Origine du sphinx callipyge

C’est donc un dieu sphinx, puissant et éclairant, bon et protecteur, masculin dans toutes les représentations les plus anciennes, qui va parfois se féminiser sous le Nouvel Empire, en référence probablement aux reines égyptiennes, qui est explicitement et fondamentalement différent de la cruelle sphinge grecque, divinité féminine infernale, au beau visage et à la poitrine vaillante.
D’après Marie Delcourt[4], cette représentation de la sphinge est originaire de la vallée de l’Euphrate, puis, plus tardivement, la figure divine féminine a migré de récits en récits vers la Crète et Mycènes.
Sphinx et sphinge disposent d’une immuabilité – dont on peut inférer qu’elle est le lieu éminent (et questionnant) de la mémoire[5], susceptible d’être transmutée – que représente bien la profonde majesté de leur croupe pleine, féconde et souveraine[6].
Il faut cependant distinguer le sphinx, divinité du dieu solaire et emblème du pouvoir royal, de la sphinge, figure éminemment menaçante et dangereuse.

La Sphinge

Selon la Théogonie d’Hésiode[7], la sphinge est de la sorte une humaine redoutable d’entre les redoutables, descendante de parents monstrueux et incestueux. Elle est en effet la fille de l’union incestueuse d’Échidna, elle aussi humaine, épouvantable monstre à jambes serpentaires et du fils de celle-ci, Orthros, le chien bicéphale de Géryon. Dans une autre version[8], moins courue, elle est fille de Typhon, lui-même issu de l’inceste, puisqu’il est né de Gaïa et du fils aîné de celle-ci, Pontos. La sphinge en aurait gardé la queue de serpent rappelant son origine maternelle.
D’après Pierre Legendre[9], son nom provient donc de « sphiggô », qui signifie « serrer, lier étroitement, nouer ». Elle serait littéralement « l’Étrangleuse ».
Malheur à vous si vous la rencontrez, et bonheur pendant le temps qu’elle vous laisse la vie et la conscience. Elle est, en ce sens, relative à l’angoisse.
Sa fratrie n’est guère plus recommandable : Hydre de Lerne à neuf têtes, Ladon le lion de Némée, l’aigle du Caucase (le chien ailé de Zeus, rapace qui dévore indéfiniment le foie de Prométhée), Orthros, donc, Cerbère, Phaéa la Laie de Crommyon, et la Chimère, au corps de lion recouvert d’écailles, avec pour queue une tête de serpent et, dans son dos, bien plantée, une tête de chèvre. Quant à ses sœurs, les harpies, elles partagent avec la sphinge des ailes de rapace.

Les énigmes sphingiennes

La sphinge avait été déléguée en Béotie par Héra afin de punir la cité du crime de son roi, Laïos, le père d’Œdipe[10], qui avait violé le jeune Chryssipos, fils de Pélops, ce qui le poussa à se suicider.
Bien campé sur le mont rocheux, le monstre, inspiré par les Muses, posait une question à tous les voyageurs qui passaient. Ceux qui ne parvenaient pas à résoudre une de ses énigmes, étaient par elle tués et dévorés.
Seul Œdipe, lors de sa dernière épreuve avant d’arriver à Thèbes – après les incestes, les crimes, les culpabilités, l’incompréhension analytique ? – donna la bonne réponse à l’énigme de la sphinge :
« Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir[11] ? »
L’homme, bien sûr. L’homme Œdipe ? Son inconscient ?
Deuxième énigme proposée par la sphinge, et qui est très rarement mentionnée :
« Il y a deux sœurs : l’une donne naissance à l’autre et elle, à son tour, donne naissance à la première. Qui sont les deux sœurs[12] ? »
Le jour et la nuit, évidemment. La vérité ? La conscience ?
Vaincue, la sphinge se suicida. Dès lors, Créon tenant sa promesse, Œdipe, après avoir tué son père, devint l’époux de Jocaste, sa mère.

Influence artistique de la sphinge

La légende mythologique fut un sujet très prisé par les artistes, des céramistes grecs du Ve siècle avant Jésus-Christ aux grands peintres français du XIXe. La figure biblique de Salomé, comme tentatrice et femme fatale, était pendant cette deuxième moitié du XIXe, associée à la sphinge, tout comme, auparavant, les grands peintres de la Renaissance. Cependant, c’est en particulier Gustave Moreau qui présenta un magistral Œdipe et le Sphinx[13] au Salon de 1864 à Paris. Il est commun d’associer la Sphinge, tenante d’une profonde et énigmatique sagesse, avec la luxure et l’opposition du vice et de la vertu. L’œuvre y fut éreintée par la critique.
Marie Delcourt a étudié très précisément les compositions plastiques et picturales, bas-reliefs, statues, statuette, vases, de son iconographie antique, jusqu’à en inférer la dimension prépondérante d’une sphinge soumettant des hommes à une position de succubes, faisant d’elle une femme incube, dominatrice, à la sexualité violente. Les prostituées de l’antiquité, adeptes de ces plaisirs forcés et rémunérés, étaient ainsi appelées des sphinges, vocable coexistant avec le qualificatif d’hétaïres, qui, lui, désignait les prostituées sacrées en Grèce antique (culte d’Aphrodite, particulièrement). Quoi qu’il en soit, le lien entre l’effet-mère et la prostituée est indissociable de fantasmes adolescents fréquents particulièrement chez les futurs éventuels transsexuels.

Le sphinx androgyne

Il y a dans ces différentes évocations psychanalytiques du sphinx sans doute un sème, littéralement archaïque, de l’androgyne originel (Platon, le Banquet) en référence au mythe selon lequel Zeus punît la vanité des hommes en séparant l’androgyne en deux moitiés, les hommes et les femmes, dans ce mouvement qu’Aristophane nomme erôs. Dans le mythe, Zeus réattribue et spécifie sas ambiguïté les organes génitaux afin qu’hommes et femmes soient compatibles et que la race ne s’éteigne pas. Dans l’antiquité grecque, les choses étaient assez simples : les nouveau-nés qui présentaient des signes d’hermaphrodisme étaient tués aussitôt. Seule l’androgynie comme rituel de travestissement était tolérée[14], jusqu’à l’antiquité romaine ou, progressivement, les travestis trouvaient l’emploi unique de la prostitution[15].
En réalité, le sphinx n’est androgyne d’une part, qu’en référence à certains développements artistiques, littéraire, ainsi en est-il avec le dandy, pictural, selon l’indécision d’un certain ésotérisme en peinture.
Au XIXe, l’androgynie est valorisée et/car assimilée à la figure du dandy (Baudelaire, Constantin Guys, Barbey d’Aurevilly, Georges Brummel, Balzac, Woolf) et, finalement à celle de l’ange – dont, comme chacun sait, l’on ne connait pas le sexe.
Au XXe, c’est particulièrement la peinture (Duchamp, Chagall, Cocteau) qui met en valeur les spécificités « des natures doubles et multiples, d’un sexe intellectuel indécis[16] », le plus souvent en se référant à la Kabbale[17].
Au XXIe, c’est le monde de la musique pop rock – et celui de la prostitution – qui revendique l’apparence androgyne comme élément décisif de la personnalité, en tout cas pour ce qui concerne la dimension économique de ces métiers.
Aujourd’hui, le terme androgyne s’oppose à tout ce qui concerne, d’une part, l’orientation sexuelle, d’autre part l’identité de genre ou le transgenrisme et naturellement aux autres revendications idéologiques, et, enfin, l’intersexuation (ou intersexualité[18]) et les autres troubles de la sexualité. Le terme concerne spécifiquement l’apparence vestimentaire et cosmétique, renouant en cela avec les courants littéraires du XIXe siècle y afférents (dont les décadents).

Signification psychanalytique du sphinx

La sphinge, selon la psychanalyse, même si la tradition et le bon usage donnent de l’appeler le sphinx, a fourni plusieurs dimensions à son mystère. Le sphinx pourrait représenter, non seulement l’inconscient d’Œdipe, mais encore l’inconscient de chacun de nous, la disparition de la sphinge ouvrant la possibilité de la conscience des choses de notre organisation psycho-affective et de la subjectivation de la personne, alors rendue possible.
Freud, que les journalistes de l’époque comparaient à un sphinx[19], en a donné la toute première interprétation psychanalytique en considérant que l’énigme revenait à poser la question « D’où viennent les enfants ? », dans une allusion à la scène primitive, puis en le rapprochant d’une figure paternelle, puisque tuer le sphinx permet à Œdipe de copuler avec la reine-mère. La question que la sphinge pose à Œdipe, en l’occurrence celle qui consiste à savoir d’où viennent les enfants, en ferait, a contrario, une figure maternelle. Une autre hypothèse donnerait à voir la question de la soumission au/du père, et/ou celui de la soumission à/de la mère.
Dans cette optique, Mélanie Klein traduit l’idée de l’ambigüité parentale du sphinx en parlant de la « figure des parents combinés » construite sur l’hostilité présumée – où l’on retrouve le fantasme ambivalent de la scène primitive –, des parents l’un envers l’autre. André Green (1969), quant à lui, poursuit cette idée en évoquant une « figure de condensation », idée poursuivie par Didier Anzieu (2000) selon l’idée d’une acception de soumission aux parents (mère phallique).
Dans la mesure où le sphinx pourrait être, en définitive et au-delà de ces développements, une métaphore de la bisexualité psychique[20], enjeu d’une correspondance[21] entre Freud et Fliess pour comprendre si la bisexualité est d’origine psychique (Freud) ou biologique (Fliess), il nous faudra considérer le concept dans la compréhension identificatoire qu’il offre, intrinsèquement, de la possibilité d’accès à l’autre sexe selon une séduction naturelle, puis une érotique tempérée (non réalisée), afin d’appréhender la figure maternelle et la figure paternelle, dans une perspective œdipienne de liaison comme solution à notre incomplétude – et notre défense en terme de refoulement – originelle.

Le sphinx comme résolution œdipienne

Dès lors, la question de l’ambiguïté sexuelle du sphinx égyptien et/ou de la sphinge grecque se pose, permettant à Œdipe d’envisager une forme élaborée de scène primitive dans laquelle l’enfant est impliqué. Ainsi, nous pouvons proposer que la rencontre avec le sphinx soit une forme réelle de l’Œdipe, en ce que le concept complet admet des relations croisées de natures différentes, voire opposées : désir pour le père et pour la mère, désir du père et de la mère, haine pour le père et pour la mère, haine du père et de la mère, place du couple dans l’imaginaire de l’enfant, place de l’enfant dans l’imaginaire du couple, organisation psycho-affective de la fratrie.
À cet égard, la question de l’inceste se pose, et, particulièrement, celle de l’incestuel, c’est-à-dire du devenir formel de l’inceste (Œdipe a eu quatre enfants de Jocaste, sa mère : Etéocle, Polynice, Ismène et Antigone, ce qui fait de lui à la fois leur père et leur frère).
La sphinge, dans cette perspective, aurait tout particulièrement l’Œdipe dans sa sphère d’influence. En effet, l’idée avancée par Claude Lévi-Strauss (1953) selon laquelle l’énigme de la sphinge réside dans la problématique de la bipédie et pour Oidipus d’« une difficulté à marcher droit » se peut mesurer à l’aune de l’équilibre psychique. Dans les premières représentations du personnage, c’est quasiment toujours avec un bâton, en guise de canne, qu’il apparaît. En cela il serait le tripède du mythe, apparaissant comme aboutissement processuel inachevé puisqu’estropié et de fait inapte à stabiliser une évolution déniée puisque sans mémoire, c’est-à-dire sans la possibilité essentielle de se remémorer sa prime enfance puis son âge d’homme[22].
Ainsi, de cette manière, la sphinge pourrait représenter l’inconscient d’Œdipe, et le nôtre, conséquemment.

Nicolas Koreicho – Août 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Charles Baudelaire, Les Chats, La Beauté, Les Fleurs du mal, 1857

[2] C’est nous qui soulignons.

[3] Le propre de la perversion comporte le basculement, possiblement temporaire (perversité), dans le « hors limites », le propre de la psychose inclue la destruction du réel psychique, le propre de la psychopathie intègre l’avilissement du réel physique et corporel. Dans les trois pôles (pervers, psychotique, psychopathique) considérés, le prix à payer pour la victime, et quelquefois, selon ce qui sera éventuellement considéré du point de vue du Droit et de la psychologie commune, pour le responsable, est démesuré.

[4] Marie Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Les Belles Lettres, 1981

[5] « Me voilà devant le colossal sphinx de granit rose de l’entrée, devant cette puissante image de la royauté, soudant une tête d’homme à un corps de lion, dont les pattes reposent sur un anneau, symbole d’une longue succession de siècles (Edmond Goncourt, Journal, 1891).

[6] « Deux obélisques […] marquaient le commencement de cette prodigieuse allée de deux mille sphinx à corps de lion et à tête de bélier, se prolongeant du palais du nord au palais du sud ; sur les piédestaux l’on voyait s’évaser les croupes énormes de la première rangée de ces monstres tournant le dos au Nil (Théophile Gautier, Le Roman de la momie, 1858).

[7] VIIIe siècle avant Jésus-Christ

[8] Anonyme, Bibliothèque historique d’Apollodore, 2e siècle

[9] Le Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit, 1988

[10] Nicolas Koreicho, L’Œdipe, 2021, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/loedipe/

[11] Op. cit., Bibliothèque

[12] Ibid.

[13] Metropolitan Museum of Art, New-York

[14] Mircéa Éliade

[15] Pline l’Ancien

[16] Barbey d’Aurevilly

[17] La pierre philosophale comme réponse à l’existence du sphinx et à ses énigmes.

[18] Anomalies des caractères sexuels biologiques : hormonologie (organes génitaux, gonades, hormones, chromosomes. Environ 1,7% des naissances), hypertrophie ou au contraire atrophie de certains organes génitaux ou des gonades (testicules et ovaires), présence partielle d’attributs à la fois masculins et féminins ou, dans une acception plus large, malformations congénitales (absence de descente des testicules, ouverture inappropriée de l’urètre chez les garçons…). Sont recensés une vingtaine de syndromes décrits précisément dans la littérature.

[19] « Freud face au sphinx » : interview de Sigmund Freud par G.S. Viereck (1926)

[20] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905

[21] Sigmund Freud, Projet d’une psychologie, in Lettres à W. Fliess, 1897-1904

[22] Euripide

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Psychopathologie du syndrome d’Asperger

Rim Ghellab – Août 2024

 » Si un ami me dit qu’il se sent triste ou déprimé, je m’imagine assis au creux de la cavité noire d’un 6, et cela m’aide à faire l’expérience d’un sentiment similaire et à le comprendre. « 
Daniel Tammet, Je suis né un jour bleu

Sommaire :

Illustration Janvier 2024 – Crédit©Claire Chalet

Résumé détaillé
Introduction
Histoire, origines et caractéristiques
Psychopathologie : séparation et adhésivité
1. La grande chute
2. Les conséquences de la grande chute
3. Le trauma du lien
. Introjection
. Capsule
4. Les défenses autistiques : Mécanismes obsessionnels, identification adhésive
Dimensions du self selon Meltzer
. Identification adhésive
. Adhésivité
. Autrui sauveur/autrui prédateur
. Identification adhésive et affectivité
Suggestions pour la thérapie
1. Entendre le silence
2. Épaissir la surface
3. Le cadre de la thérapie
4. Les axes de la thérapie
. Renforcement du self
. Facilitation de la communication
. Utilisation et conscientisation du mimétisme
. L’espace du silence
5. Conclusion

Résumé détaillé

Introduction

Le syndrome d’Asperger, une forme d’autisme, est souvent perçu sous diverses manières et interroge sur divers aspects, de la psychopathie à la posture sociale.
Les individus porteurs de ce syndrome, ont une perspective unique sur le monde et la société. Malgré une grande intelligence, ils posent des questions complexes et cachent une très grande souffrance face à un monde qu’ils trouvent désordonné et incompréhensible. Leur intelligence leur permet de compenser leur manque de bon sens et d’intuition sociale. Ils camouflent leurs déficits pour survivre dans un monde qui n’est pas fait pour eux, rendant souvent leurs véritables problèmes invisibles.

Histoire, origine et caractéristiques

Le syndrome d’Asperger a été décrit par le Dr Hans Asperger, un psychiatre autrichien, en 1944. Ses travaux ont été traduits et diffusés en 1981 par Lorna Wing, spécialiste britannique de l’autisme, qui a popularisé le terme « syndrome d’Asperger ». Le nom et les travaux du Dr Asperger sont controversés en raison de son implication dans le régime nazi. Malgré cela, des psychanalystes post-kleiniens comme Donald Meltzer et France Tustin ont adopté ce terme dans leurs recherches.
Les travaux de Geneviève Haag, analyste post-kleinienne, établissent un lien entre la psychanalyse et les neurosciences. Elle suit les recherches d’Esther Bick, qui considère que l’accès du nourrisson à un self unifié est crucial. Leurs travaux sur l’intégration corporelle sont une contribution clé.
Il a été retiré du DSM en 2013, puis intégré au TSA (trouble du spectre autistique). La  variabilité des symptômes, va de l’absence de déficit intellectuel au retard de langage ; le spectre autistique a une origine neurobiologique et génétique, affectant les interactions sociales et les comportements répétitifs.
La complexité de ce syndrome vient de l’expression variable de ses caractéristiques, ainsi que de la capacité de le camoufler.

Psychopathologie : séparation et adhésivité

1. La grande chute
La séparation corporelle d’avec la mère a été traumatique pour le nourrisson et a eu un impact très fort sur son développement. Si certaines théories évoquent le dysfonctionnement de la « seconde peau » maternelle, les conséquences de la chute sont un effondrement et de l’angoisse chez l’autiste.
2.  Les conséquences de la grande chute
Parmi les conséquences de la grande chute, la théorie du monde intense est convoquée, c’est-à -dire l’activation des circuits neuronaux archaïques de la peur. S’exprimeront alors des réactions de repli, de défense contre les sensations, un maintien forcené de la stabilité. L’Interactionsociale quant à elle représente un champ de mines social pour les Asperger.
3.  Le trauma du lien
Ce trauma du lien se traduit par une difficulté de l’autiste à établir un espace intérieur pour gérer la séparation. L’introjection ne peut pas avoir lieu : il utilise alors sa capsule autistique, qui lui permet le repli dans un état immuable, détaché du monde extérieur, ainsi qu’un mécanisme de défense par stupeur induite, avec un contrôle obsessionnel pour éviter la terreur de la séparation.
Débats et perspectives
On notera que les différentes théories, biologiques neurologiques et psychologiques, divergentes, font polémique, et créent, auprès de la communauté autistique, le rejet des notions d’autisme acquis par traumatisme. On pourra alors envisager la capsule comme un état neurologique de base, avec une capacité de sortir demandant des efforts, et l’état de non-pensée comparable à la méditation. La notion de parents nocifs soutenue par les thèses de Bettelheim est bannie et rejetée. La combinaison de facteurs innés et environnementaux rend complexe le syndrome d’Asperger. La nécessité d’une approche intégrée et nuancée, grâce à l’évolution des théories, apportera une bien meilleure compréhension de l’autisme.
4. Défenses autistiques : Mécanismes obsessionnels, identification adhésiveLe propos explore les concepts de défense autistique et d’identification adhésive selon Meltzer, soulignant les différentes dimensions de la psyché et leur impact sur le développement et les relations des personnes autistes. La compréhension de ces mécanismes offre un aperçu sur les défis spécifiques rencontrés par les autistes dans leur interaction avec le monde extérieur.                                                                                           . . Dimensions du self selon MeltzerDonald Meltzer conçoit la psyché comme un univers multidimensionnel. L’évolution du self passe par l’acquisition de dimensionnalités successives, reflet de la maturation psychique. Une psyché développée permet l’introjection des objets dans un espace interne structuré, permettant la séparation entre le self et l’objet. La tridimensionnalité est le stade antérieur où le self omnipotent acquiert une identification projective des objets. La transition de la troisième à la quatrième dimension implique renoncer à la toute-puissance. En bi-dimensionnalité, les identifications sont adhésives, et en unidimensionnalité, il y a fusion indifférenciée du self avec l’objet.

  • Identification adhésive : de l’autisme capsulaire à l’adhésivité
    La relation à l’objet, dans la capsule autistique ,est unidimensionnelle, caractérisée par une fusion sans activité mentale. Puis, il y a la transition à la bi-dimensionnalité : l’autiste, en sortant de la terreur et du repli capsulaire, accède à un esprit bidimensionnel, permettant une forme d’interaction avec le monde extérieur.  Le self perçoit alors, dans cette bi-dimensionnalité, les objets de manière adhésive, surface contre surface, sans distance psychique pour la réflexion ou l’introjection. Elle influence la manière dont l’autiste se souvient, imagine et interagit avec le monde, souvent via des « chocs de surfaces ».
  • Adhésivité
    L’Identification adhésive est post-capsulaire, et l’autiste développe une relation adhésive avec les objets, incapable d’atteindre la tridimensionnalité. Haag et Meltzer divergent sur l’adhésivité, où Haag voit une étape normale du développement psychique et Meltzer la rattache à la pathologie autistique. Dans l’expérience primaire du nourrisson, le bébé adhère à la surface de l’objet maternel, une expérience tactile bidimensionnelle essentielle à la formation d’un sentiment de soi et de séparation ultérieure.
  • Autrui sauveur/autrui prédateur
    Un développement psychique sain nécessite que l’enfant perçoive la mère comme sauveuse, dominant ainsi les perspectives négatives. L’autiste dépend étroitement de la mère, oscille entre possessivité tyrannique et détachement extrême. Ce mode d’attachement influence durablement les relations futures.

Suggestions pour la psychothérapie des personnalités autistiques

La psychothérapie des personnalités autistiques est un soutien dans la recherche de l’être et du sentir, où le silence joue un rôle crucial comme point de départ de l’autonomie et du dialogue avec l’autre. Elle doit être centrée sur l’individu, respectueuse de ses différences et axée sur le renforcement des capacités internes. Le thérapeute doit adopter une approche flexible et empathique, visant à créer un environnement sécurisé et porteur où l’individu peut explorer et renforcer son identité de manière authentique et autonome.
1. Entendre le silence
Les individus Asperger utilisent des mécanismes obsessionnels pour contrôler leur environnement. Ils compartimentent les objets, sentiments, et expériences, et évitent les émotions fortes comme la colère. Cette tendance à atomiser leur réalité mène à une anesthésie émotionnelle et un isolement. Ils ne peuvent pas exprimer leurs peurs et honte, et vivent souvent cachés. Lorsqu’ils viennent en thérapie, ils ne demandent pas de l’aide explicitement et ne cherchent pas de thérapie. La psychanalyse, bien que dépréciée aujourd’hui, propose de les aider à développer une tridimensionnalité de l’esprit pour trouver un équilibre narcissique.
2. Épaissir la surface
Il est proposé de considérer l’Asperger non comme une maladie mais comme une structure de personnalité. Cette approche permettrait d’éviter de considérer les Asperger uniquement comme des individus ayant des troubles et rigidités comportementales, et plutôt de renforcer les fragilités du moi. Il s’agit de reconnaître leurs spécificités sans essayer de les adapter uniquement à des normes neurotypiques.
3. Le cadre de la thérapie
Le cadre de la thérapie pour les Asperger doit inclure des échanges de paroles et de silences, construisant ainsi la confiance. Contrairement à la psychanalyse stricte, il doit être plus verbal pour fournir des repères nécessaires. Le thérapeute doit aider à traduire le langage autistique en langage neurotypique pour faciliter la compréhension mutuelle et la communication.
4. Les axes de la thérapie

  • Renforcement du self : Les Asperger peuvent ressentir une profonde solitude,   croyant que les liens  durables sont impossibles et que le monde est hostile .La thérapie doit aider les Asperger à élaborer des moyens de protection plus souples et efficaces contre leurs terreurs primitives. Il faut les aider à établir des moyens d’être avec les autres de manière moins douloureuse et plus authentique, à nouer des liens qui ne soient pas perçus comme des prisons et leur montrer que la séparation n’est pas synonyme d’effondrement. Pour se faire, le thérapeute doit être capable de contenir les terreurs du patient, de faire face à la séparation, la perte et la peur de la mort. L’objectif est de permettre au patient de développer des mécanismes de protection plus souples et efficaces, en renforçant un self souvent figé par la peur.Le travail du transfert et du contre-transfert est essentiel pour construire des liens durables et résilients.
  • Facilitation de la communication: Le thérapeute doit fournir des enseignements pratiques sur la communication et les interactions sociales, aidant ainsi le patient à nuancer sa vision du monde et à voir des règles émerger du chaos. La thérapie vise à approfondir la compréhension cognitive du monde neurotypique et à améliorer la communication avec autrui, en se basant sur les affects et les cognitions.
  • Utilisation et conscientisation du mimétisme: La thérapie doit aider les patients Asperger à utiliser leur mimétisme de manière consciente sans se perdre dans des rôles superficiels. Le mimétisme peut être un outil précieux pour leur insertion sociale, à condition qu’il soit utilisé de manière à les rapprocher de leur véritable identité plutôt que de créer des faux self.
    5. Conclusion
    L’objectif ultime de la thérapie est de transformer la membrane de contact du patient en une peau perméable et vivante, permettant un échange fructueux entre son monde interne et externe. En renforçant cette membrane, le patient peut trouver un équilibre entre ses besoins de solitude et d’interaction, et construire une identité solide et résiliente. La thérapie offre ainsi un espace de silence et de réflexion, où le patient peut développer une véritable présence à soi-même et aux autres.

Psychopathologie du syndrome d’Asperger

Introduction

Le syndrome d’Asperger (une forme d’autisme) interroge, qu’on le connaisse de l’intérieur ou de l’extérieur ; psychopathie, maladie, posture, étrangeté savante, qui sont les personnes porteuses de cette particularité ? Comment appréhendent-elles le monde, la société, société du spectacle ou spectacle de cette société, ou bien les deux[i].
Quelle est leur place avec leur autisme et comment les accompagner en thérapie ?
Les personnes avec d’autisme sans retard mental posent paradoxalement plus de questions que les personnes autistes avec handicap mental. Elles semblent fonctionner différemment, et leur bon niveau intellectuel mène régulièrement sur une fausse piste, sur des diagnostics erronés. La richesse de leur vocabulaire, leurs excellentes performances dans des domaines bien spécifiques, leur promptitude à engager la conversation, leur fantaisie, trompent, car derrière la façade d’une connaissance quasi encyclopédique et une éloquence charmante, se trouve un individu en souffrance pour qui le monde est un spectacle désordonné et incompréhensible. Grâce à leur intelligence, ces personnes sont en mesure de compenser leur pauvreté en bon sens et en intuition sociale et de camoufler leurs déficits. C’est le seul moyen à leur disposition pour essayer de survivre dans un monde qui n’est pas fait à leur mesure. Du fait de cette compensation et de ces camouflages, nous ne voyons qu’une petite partie de leurs vrais problèmes[ii].

Histoire, origine, caractéristiques

C’est le docteur Hans Asperger[iii], psychiatre autrichien, qui a décrit les particularités d’un autisme sans retard de langage et sans déficience intellectuelle ; travaux écrits en 1944, ils seront traduits et diffusés en 1981, par Lorna Wing[iv], spécialiste britannique de l’autisme.  C’est elle qui lui a donné l’appellation de « Syndrome d’Asperger ». C’est cette appellation que nous avons choisi d’utiliser ici, malgré les controverses dont elle fait l’objet, dues au rôle sinistre du Dr Asperger dans la mécanique nazie. De plus les psychanalystes post-kleiniens, Donald Meltzer et France Tustin(Tustin,1986) utilisent ce terme. C’est dans leurs travaux que cette publication trouve ses sources.
Nous utiliserons « asperger » comme un adjectif qualifiant une personne ou un groupe de personnes, et comme nom propre dans l’expression « syndrome d’Asperger ».
Il faut ici évoquer la contribution d’un autre auteur majeur dans la théorie de l’autisme cité ci-dessus : Geneviève Haag[v] (Haag, 1997/2004), analyste post-kleinienne dont l’approche jette un pont entre la psychanalyse et les neurosciences, en suivant les travaux d’Esther Bick[vi] (Bick, 1965)qui considère quel’accès du nourrisson à un self unifié nécessite une intégration corporelle qui passe par les premières interactions avec son environnement. Actuellement il est admis que le syndrome d’Asperger est un trouble neurodéveloppemental, une configuration particulière du cerveau, un état, une condition. Il a été retiré du DSM en 2013pour intégrer la notion de TSA(trouble du spectre autistique) qui appartient aux TED(troubles envahissants du développement).
Le TSA, continuum qui unit tous les autismes, est un spectre, représentant sur une échelle, le degré d’intensité des symptômes, avec à une extrémité les autistes avec déficience intellectuelle non verbaux (NV) et à l’autre les autistes « asperger », verbaux, sans déficience intellectuelle et les autistes savants. Le syndrome d’Asperger a une origine neurobiochimiqueassociée à un problème génétiquefaisant probablement intervenir plusieurs gènes. L’intelligence de la personne n’est pas déficiente en dépit du fait que des troubles neurologiques affectent l’activité du cerveau. Tous les TSA sont caractérisés par des difficultés significatives dans les interactions sociales, associées à des intérêts spécifiques ou des comportements répétitifs, et le syndrome d’Asperger en fait partie. Il s’en différencie par l’absence de déficit intellectuel et de retard dans l’apparition du langage.
Le diagnostic est posé quand l’altération de la vie sociale et professionnelle est notable comparativement à celle d’une vie typique.
Il y a autant d’autismes que d’autistes : ce syndrome, très complexe, est un continuum dans le spectre autistique, l’échelle n’est pas graduée. La complexité vient du fait que l’expression des caractéristiques varie en qualité eten intensité pour chacundes individus. De plus les autistes « asperger » acquièrent une capacité à masquer le syndrome (ce qui le rend invisible) tant qu’ils ne sont pas dans l’intimité… Le S.A est envahissant, il envahit l’autiste, les autres, et l’environnement. Ils apprennent à gérer leurs déficiences compensent et s’adaptent comme ils le peuvent à leur environnement, dont ils ne comprennent pas les codes de communication, apprennent à parler le langage des « neurotypiques » superficiellement. L’incompréhension des codes, de l’implicite, du besoin d’interactions, d’échanges, de la configuration psychique des plus nombreux –les neurotypiques – font qu’une situation d’interaction sociale, a fortiori imprévue, représente un champ de mines social. Être porteur du syndrome d’Asperger, en soi, n’est pas un malheur : le malheur sourd de la cohabitation avec les neurotypiques, qui propagent un modèle de l’humaindans lequel l’asperger ne peut pas se reconnaître, et qui présente un spectacle confus auquel il tente vainement de se conformer au prix d’un effort épuisant, dans le but de passer inaperçu, de ne pas susciter de réactions de rejet pour trouver sa place. Cette configuration neurologique, conduit à un problème relationnel de base, dans les interactions sociales comme dans toutes formes de relations, générales, sociales, affectives ou amoureuses.

Psychopathologie : séparation et adhésivité

  1. La grande chute

Dans une lecture psychanalytique de l’autisme, qui trouve ses racines dans l’article fondateur d’Esther Bick (1965), ce trouble serait la conséquence d’un « traumatisme du lien primaire » au moment de la séparation corporelle d’avec la mère, à un stade de développement précoce, avant la constitution de l’objet interne. C’est le point de vue que développent les psychanalystes post-kleiniens, Donald Meltzer[vii] et Frances Tustin[viii] (Tustin, 1986).
Vécue par le nourrisson comme un cataclysme entravant son développement ultérieur, la séparation corporelle concerne tous les bébés, la mère ayant pour fonction de « recevoir la souffrance projetée du psychisme infantile » et de la contenir, selon la formule de Bion[ix](Bion, 1962), de servir de « seconde peau » à l’abri de laquelle le nourrisson pourra se constituer un proto-soi. Un dysfonctionnement dans la constitution de cette seconde peau maternelle engendrerait l’autisme.
Cette dysfonction, Tustinl’explique de trois manières :

  • Déprimée, submergée par ses propres terreurs, renforcées en miroir par celles du bébé, la mère serait par conséquent incapable de remplir cette fonction, ou encore que
  • L’enfant, par sa sensibilité personnelle, submergé par l’intensité de ses terreurs et de ses sensations, ne se laisse pas contenir dans cette « seconde peau » ou bien encore,
  • Le nourrisson resté trop longtemps dans un mode primitif de relation totale à son objet, dans une dépendance à la sensation favorisée par l’association étroite avec la mère, appréhenderait le monde par un sens du toucher restédominant dans un univers limité aux surfaces et aux textures.

La séparation interviendrait avant que le nourrisson puisse se représenter un « autrui sauveur » dominant l’ « autrui prédateur », processus qui donne le désir de communiquer avec le monde des autres et qui lui confère de bonnes raisons pour le faire. « La mère est, à proportion égale, celle dont la présence est la condition indispensable à la continuation de la vie et l’instrument de la destruction quand la séparation a lieu ».

2. Les conséquences de la grande chute.

Selon l’interprétation de Donald Meltzer et Frances Tustin,ce serait la séparation traumatique d’avec la mère qui plongerait l’autiste dans l’angoisse, l’effondrement.

« Une peur totale, archaïque, moindre quand il est seul, toujours convoquée par les autres ». (Tustin, 1981).

D’après « La théorie du monde intense » face à tout environnement inconnu, en présence de stimulations provenant de tout ce qui lui est extérieur, l’autiste mobiliserait les circuits neuronaux archaïques de la peur. Et ce, au contact des autres êtres vivants, et spécialement des « autres » humains avec leur insistance à entrer en contact, leur inclination au mouvement, aux dynamiques de groupe. Ainsi dans sa prime enfance face à la peur ressentie en présence de ces stimulations vécues comme des agressions, à l’angoisse de revivre l’expérience de telles stimulations, l’expérience de séparation catastrophique, la réponse de l’autiste sera celle de manœuvres de repli, défense contre les sensations qui sans cesse le débordent et le font s’effondrer. Terrorisé par tout ce qui modifie sa routine et rompt la perception d’un monde immuable, en limitant strictement son univers à ce qu’il connaît, il s’assure de sa permanente stabilité.

            « Il n’explore pas […] Il ne saisit pas, mais traverse, comme sans la voir, la matière : il ne communique pas, mais répète en écho ce qu’il entend sans comprendre les ressorts d’un possible échange. », (Tustin, 1981).

3. Le trauma du lien

  • Introjection : Les enfants non-autistes (ayant eu accès « à un développement affectif normal » selon M&T) introjectent l’objet de leur amour. C’est à dire qu’ils se constituent un espace intérieur où s’élaboreront la notion du temps, le tissage des émotions et de la pensée. Lorsque leur mère, ou leur entourage leur fera faux bond, lorsqu’ils se sentiront abandonnés, ils pourront y élaborer leur colère, ultérieurement, et ainsi pouvoir la contrôler, la maitriser, la surmonter. Les autistes en seraient incapables, ne pouvant utiliser de capacités projectives pour affronter la séparation avec leur mère – et les objets externes – et établir le socle de leur identité. Face à la séparation, ils s’effondrent.
    Le nourrisson autiste reste dans un besoin permanent et fusionnel de sa mère, dans une possessivité totale car lorsqu’elle s’en va, il la perd et se perd en même temps, ne différenciant pas le self de l’objet.
    Non séparable, l’enfant autiste vit dans un monde sensoriel primitif, dominé par le toucher. Privé du contact visuel et auditif, il ne peut pas enrichir ses perceptions, ni intégrer la notion de temps ou l’objet de son premier amour. « Pour échapper à l’anéantissement, il lui faut se replier sur ses sensations propres, les manipuler et les contrôler afin d’éviter celles qui seraient provoquées par l’objet, toujours menaçant, de partir ; le repli autistique serait alors le moyen d’assurer un sentiment de sécurité que l’objet ne lui donne pas »
  • Capsule : Ce repli sera le retrait dans la capsule autistique ; dénué de tout contact avec l’extérieur, et dans lequel règne l’homéostasie de l’immuabilité : l’autisme capsulaire est un état a-verbal, a-mnésique, a-mental, a-temporel. Difficile à décrire – et à imaginer– lieu de la gradation des troubles du spectre autistique, les asperger et les autistes de haut niveau ont pu partiellement s’en distancier et y ajouter des composantes élaborées. L’état autistique serait donc, par rapport à cette expérience de destruction massive que fut la séparation d’avec la mère, un mode de défense « par stupeur induite » (Meltzer, 1975, p. 213), « un rétrécissement de la perception sous l’effet de la terreur » (Tustin, 1986, p. 128), celui d’une stagnation à un état du self primitif, un fonctionnement uni-modal et a-mental, assurant la fusion par la sensation à un objet partiel. Cette proto-sensation ne permet pas l’association à d’autres objets, même partiels ; en effet, l’association de parties d’objets conduirait à l’objet total, séparé du bébé, mais celui-ci ne peut être envisagé par l’autiste qui ne peut justement pas survivre à la séparation. La compartimentation des sensations de fusion à l’objet partiel est, selon Meltzer utilisée à cette fin : contrôler les parties d’objet afin que jamais elles ne se rassemblent en un objet total alors libre de s’envoler… Ce qui le terroriserait plus que tout.

L’autisme serait donc le plus primitif des désordres obsessionnels, le mécanisme obsessionnel consistant à séparer les objets internes ou externes pour tenter d’exercer un contrôle omnipotent sur eux. Chez l’autiste, ce mécanisme sera utilisé non seulement dans la lutte contre l’angoisse, mais comme mode de relation en soi aux objets. Un reliquat de ce mode d’être au monde se retrouve dans la « barrière » sensorielle-attentionnelle derrière laquelle l’asperger appréhende souvent son environnement : sans plus être entièrement encapsulé, ce qui lui a permis d’acquérir le langage et un minimum d’aptitudes sociales, il garde une sorte de bouclier autistique, qu’il peut déployer, lorsque c’est nécessaire, pour avancer derrière sa protection. La capsule s’est élargie et a laissé de la place pour une forme d’espace interne dans lequel un soi plus solide a pu se constituer.
Le besoin de contenant, de deuxième peau demeure, les enveloppes de ce soi restant fragiles : l’afflux ou l’intensité des stimuli externes et la présence de facteurs de stress dont le contact social est le principal, selon la gravité de l’atteinte autistique, cette membrane derrière laquelle l’asperger se barricade sera plus ou moins épaisse. Tout au long de sa vie, cette capsule, cette barrière sensorielle évoluera pour prendre la forme d’une coupure ou de brouillage attentionnel d’avec le monde externe, parfois accompagné par une focalisation extrême sur un détail.
En effet quand ils ne sont pas soumis à la pression sociale, aux exigences du « paraître » les asperger, les autistes de haut niveau adoptent un état d’hyper-focus sans objet. Un état de non pensée où la sensation, réduite au minimum, est proche du flottement, isolé du monde extérieur, rémanence de la condition capsulaire qui peut apparaitre à l’observateur comme un état de stupeur… L’aversion des asperger au contact physique est une réaction instinctive de fuite à l’intrusion physique de quelqu’un dans la « capsule ». Ils sont submergés par cette sensation tactile dont l’intensité surpasse tout autre chose, fût-ce leur propre pensée ou la sensation de leur propre corps, et s’éteignant soudain dans cette disparition d’eux-mêmes en l’autre, la dernière chose qu’ils éprouvent est la perte de la respiration. Pour se préserver de ces intrusions, la barrière attentionnelle peut s’étendre à un espace péricorporel, à un territoire une zone plus ou moins étendue. C’est une nécessité vitale chez l’autiste[x].
Les récits de personnes asperger parlent tout aussi clairement de l’existence, à l’intérieur de ce cercle péricorporel d’intimité, d’une empathie extrême avec autrui dont elles perçoivent avec acuité les variations et finesses émotionnelles.
Il paraît nécessaire ici de signaler les polémiques opposant les tenants des différentes théories sur l’origine biologique, neurologique ou psychologique de l’autisme. Des voix nombreuses s’élèvent, expression d’une « communauté autistique » qui, sur internet, ou les réseaux sociaux. Elles récusent fortement les notions d’autisme « acquis » par un traumatisme, de développement « arrêté » à un stade « primitif », la vision d’une vie dominée par la peur ou la terreur, ainsi que ce renvoi à des notions de repli (dans la « capsule autistique ») qui fait douloureusement écho aux discours de B. Bettelheim[xi] et son concept de « Forteresse vide ». Si le concept de « capsule autistique » fait sens, les « organicistes » partisans d’une cause neurobiologique au syndrome d’Asperger appellent à l’envisager non pas comme une zone de repli créée pour s’y abriter, mais comme un état neurologique de base, altération des perceptions et conséquemment des aptitudes sociales. La particularité, si l’on peut dire, des autistes verbaux –incluant les asperger– serait leur capacité à sortirde cette capsule, avec plus où moins d’aisance, et au prix d’un effort le plus souvent épuisant. Et si les autistes apparaissent comme repliés dans une forteresse, celle-ci n’est pas forcément vide. L’incapacité à exprimer ses sentiments, à les partager à la manière des neurotypiques ne veut pas dire que ces sentiments n’existent pas, ou qu’ils se réduisent à la peur, à la terreur.
Par ailleurs, on osera noter que l’état de non-pensée, d’« hyper focus » sans objetest évocateur des exercices de méditation. L’état de sérénité recherché par la pratique ressemble fort au retour au calme recherché et obtenu par le sujet autiste, et constitue peut-être une aptitude plutôt qu’un déficit. Pour que le tableau soit complet, signalons que Frances Tustin, condamne sans ambiguïté la thèse de Bettelheim sur les parents nocifs. Kanner[xii], écrit-elle en 1986, a lancé une mode bien regrettable en caractérisant les mères d’autistes comme « froides et intellectuelles ». « Depuis qu’il a dit cela, on s’est constamment renvoyé des expressions comme « mères réfrigérantes » pour parler d’elles. Je ne souscris pas à ce point de vue. […] Je suis convaincue qu’il y a quelque chose dans la nature de l’enfant qui le prédispose à l’autisme ». Quatre ans plus tard, elle insiste sur ce point. « Il me semble, écrit-elle, que la plupart des théories sur l’autisme n’insistent pas assez sur les propensions innées des êtres humains ». Dès 1981, elle soulignait qu’il fallait se garder de « mettre systématiquement en cause les soins nourriciers », elle ajoutait qu’il était difficile de « faire la part des facteurs organiques, métaboliques, psychologiques », aussi lui paraissait-il déjà « regrettable que les tenants des thèses psychodynamiques et ceux des thèses organicistes se situent dans des camps opposés et aboient les uns contre les autres ». (Tustin, 1981).

4. Défenses autistiques : Mécanismes obsessionnels, identification adhésivité

Dimensions du self selon Meltzer 
Pour expliciter sa conception de la psyché, Meltzer(1975) la représente comme un univers multidimensionnel, une représentation d’un self dynamique et malléable, à la fois contenu et contenant. L’acquisition des dimensionnalités successives reflète l’évolution du self, et décrit clairement sa conception de l’organisation mentale autistique. 
Une psyché complètement développée permet l’introjection des objets dans un espace interne structuré. Ce qui engendre des identifications dans une représentation de soi et du monde qui sont distincts. La psyché est alors considérée comme quadridimensionnelle, dotée d’un self capable de subjectivation, de séparation d’avec l’objet. Le stade antérieur du développement psychique, celui du self tout-puissant qui acquiert l’identification projective des objets est dit tridimensionnel. Éprouver la résistance de l’objet à l’effraction de la projectivité, et renoncer au fantasme de toute-puissance constitue le développement de la troisième à la quatrième dimension.
Ces deux stades font partie du développement normal de la psyché. Un arrêt ou un fonctionnement préférentiel dans la troisième dimension orienteront le développement de la personnalité dans des registres qui montrent une certaine inflexibilité par rapport à la tolérance envers ce qui menace l’omnipotence du self, à un stade où le narcissisme est encore fragile puisque non abouti.
Dans un univers plat, bidimensionnel, le self et l’objet ne peuvent être des espaces contenants. Dans la deuxième dimension, l’identification est adhésive, surface contre surface. La première dimension est celle de la fusion indifférenciée du self avec l’objet.
Ces deux premières dimensions, Geneviève Haag (1997-2004), les associe aux premières étapes du processus normal du développement humain, correspondant aux états psychiques des premiers mois de l’existence du nourrisson. Meltzer les rattache à la pathologie autistique.

  • Identification adhésive : de l’autisme capsulaire à l’adhésivité
    Dans la capsule autistique, la relation à l’objet, était selon le terme de Meltzer, unidimensionnelle. L’expérience s’y réduisait à une série d’éprouvés unidimensionnels de fusion avec l’objet, sans activité mentale. L’appareil cognitif et psychique n’était jamais assez distant de l’objet avec lequel il fusionnait pour « penser à » lui. Lorsque l’autiste parvient à sortir de l’état alternant la terreur et le repli capsulaire, il accède à la bi-dimensionnalité de son esprit. Les mécanismes obsessionnels de fusion à l’objet qui lui avaient permis de se défendre contre la pulvérisation du self vont lui permettre de se développer et de grandir, de se mettre à sa manière à la quête de « bons objets ». Cet état va lui permettre d’accéder à la parole, à l’imagination, à la mémoire, mais d’une manière particulière. Sortant de l’a- verbal de l’unidimensionnalité, il pourra se souvenir et parler de ce deuxième état, décrire comment il appréhende le monde depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte où il colore encore son fonctionnement intellectuel, émotionnel et affectif.
    Meltzer définit la bi-dimensionnalité de l’esprit comme « l’état du traitement de l’information, quand la signification des objets est inséparable de la qualité sensorielle que l’on perçoit à leur surface ».

Le self de l’autiste se constituera ainsi comme une surface sensible qui perçoit la surface des objets, sans capacité de s’en distancier. Comme on l’a vu, la séparation avait laissé le psychisme du nourrisson dans un état d’effondrement qui n’a pas permis que se constitue en lui l’espace tridimensionnel dans lequel le fantasme, la projection puissent prendre place.Le self se trouvera donc dépourvu de cet espace interne essentiel et contenant dans lequel les objets pourraient se constituer et se transformer. Ses expériences n’aboutiront pas à l’introjection d’objets, ni à la modification introjective d’objets.
Le self post-capsulaire, qui pourra se constituer à partir de cette carence d’une dimension essentielle de l’appareil psychique, appréhendera les objets par « contact » de surface à surface ; il ne pourra rien contenir, mais s’accolera à la surface d’objets
Toute interruption de contact fera disparaître l’objet mais risque aussi au passage d’entraîner la partie du self qui lui était accolée. Partant, ce self entièrement dépendant de son environnement, souffrira avant tout dans le sentiment problématique de sa continuité. L’asperger sera handicapé pour ce qui est de la mémoire, de l’anticipation et du désir : il sera dans la circularité temporelle de sa dépendance à l’objet, qui déterminera l’existence de la partie de lui qui lui est accolée, et dont l’éventuelle disparition la condamnerait à disparaître aussi. Le temps vécu dans cette dépendance sera celui de l’immuabilité qui empêche d’envisager une modification, un développement, un arrêt.
Tout ce qui menace cette immobilité sera éprouvé comme un effondrement ou une déchirure des surfaces du self adhérées à l’objet. Un tel self souffrira également d’une incapacité à saisir et comprendre l’objet dans sa totalité puisqu’il n’en perçoit que la surface et ne peut imaginer son intérieur – ou même qu’il en ait un. Le rapport de l’enfant asperger au monde, encore teinté de terreurs, est fait, ainsi qu’il ressort de nombreux récits, de « chocs de surfaces ». Dans la foule, la bigarrure des êtres, le vacarme d’une salle de classe, il se sent comme heurté par des objets violents, imprévisibles, fragmentés et sans cohérence. En mouvement perpétuel, ceux-ci vont trop vite, le cognent, le traversent ; son fragile espace intérieur ne perçoit pas leur épaisseur, juste le choc et la vitesse à leur surface ; le contact avec ces objets dont l’intérieur n’est pas deviné ne lui permet pas non plus d’éprouver sa propre épaisseur.
De fait, pour l’asperger, le rapport à la surface restera toujours déterminant ; celui de la surface à l’intérieur lui demeurera un grand mystère, le plus grand étant sans conteste, celui de l’intérieur des êtres.
La compréhension de son environnement nécessitera donc que le jeune autiste appréhende ces surfaces à l’intérieur opaque dont les humains sont les échantillons les plus complexes. Elle s’organisera par la création de répertoires, sur le mode obsessionnel caractéristique de l’autisme dès sa rencontre unidimensionnelleavec le monde. L’adhésion à une grande surface entraîne, si elle bouge, plus de risques de rupture de la surface d’adhésion, que celle à une petite surface : parcelliser les objets s’avère une mesure d’auto conservation du self et un mode de connaissance du monde externe puisque plus la surface d’adhésion est petite, meilleure est l’adhérence qui constitue le mode de perception des éléments du monde. Le monde bien compris par un asperger prendra la forme d’une vaste collection d’objets parcellisés au plus petit, dont les combinaisons infinies fourniront toute la variété observée et imaginable. Son éternel accolement aux surfaces, aux objets de son investissement affectif, pourrait, en l’absence de toute distance psychique possible d’avec les éprouvés, s’avérer aliénant en termes émotionnels. Les mécanismes obsessionnels empêcheront cette noyade dans l’éprouvé en l’aidant à contrôler les objets dont il reste « inséparable », grâce à leur atomisation, qui permettra aussi l’atomisation des sentiments qu’ils provoquent : l’autiste craignant de sa colère qu’elle ne détruise son fragile objet, la parcellisation de ce dernier lui permet parallèlement de parcelliser sa colère, jusqu’à en ôter toute violence ; de même, diviser l’émotion en ses constituants les plus infimes finit par la vider de toute sa substance vive, la figer et la rendre inoffensive.
Les psychanalystes (obédience « psy-« ) qui ont écrit sur les enfants autistes ont noté leur grande gentillesse et leur absence de sadisme ; mais ils mentionnent aussi que ces caractéristiques recouvrent le noyau d’une sauvagerie et d’une cruauté d’autant plus intenses qu’elles n’ont pas été adoucies par les interactions avec une mère dont ils se sont sentis trop vite séparés. L’intensité de leur rage est proportionnelle à la catastrophe qui les a anéantis au moment de « la Grande Chute ».
L’asperger sorti de la phase capsulaire aura construit un solide rempartobsessionnelafin de juguler ce torrent d’agressivité. L’apparente non-violence de nombre d’asperger dont on relèvera communément l’expression «angélique», ainsi qu’un moralisme, une pruderie, une recherche de perfection et de droiture, cache une sauvagerie originelle qui peut se manifester, à travers le spectre des troubles autistiques, par des conduites auto-agressives, mais également dans les rapports avec les autres : des accès de rage et de violence physique des autistes, à la capacité des asperger à abandonner sans état d’âme les êtres précédemment désignés comme objet de leur amour, à rompre froidement les contrats affectifs et moraux dont la conservation aura pu faire antérieurement l’objet de leur plus grande détermination. Chez l’asperger, cette rage originelle, sur le terrain de solitude sur lequel il s’est construit, prendra facilement une teinte de psychopathie : évitement des sentiments d’amour, pseudo indépendance, fuite devant toute trace de vulnérabilité, déni des différences, reconnaissance ténue des liens sociaux et familiaux.

  • Adhésivité                                                                                                                                                             C’est, énonce Meltzer, sur la base de la bi-dimensionnalité que l’autiste élaborera sa relation au monde externe une fois sorti de la capsule : en découleront le type de son affectivité, mais aussi ses modes particuliers de mémorisation, d’apprentissage des interactions sociales et d’utilisation du langage. Il va pouvoir développer ce que Meltzer, à la suite de Bick(1968), nommera une « identification adhésive » à l’objet : celle-ci consiste à se coller à la surface de l’objet dont la troisième dimension, contenante, l’espace intérieur, lui restera inaccessible.
    C’est ce mode particulier d’identification qu’il adoptera, dans l’impossibilité qu’il est d’acquérir la troisième dimension à travers l’identification projective, qui lui ouvrirait à son tour l’accès à la quatrième, celle de l’introjection.
    Il s’agit du processus, également formulé à la suite des travaux d’Esther Bick, par lequel le moi corporel du nourrisson se fonde sur l’entité commune qu’il fait avec le corps de la mère sur le mode de l’identification adhésive.
    Pour Haag, celui-ci constituerait un moment normaldu développement psychique, contrairement à Meltzer qui le rattache d’emblée au pathologique et à l’autistique.
    Selon l’observation de Haag d’enfants normaux et autistes, le bébé fait, par le biais de sensations localisées à l’appui du dos lors du holding et du handling, l’expérience de la mère comme un objet externe souple, se coulant dans ses premiers éprouvés au gré de sa capacité de rêverie et de sa préoccupation maternelle. Collé à cet objet, le bébé pourra ressentir les mouvements de flux et de reflux de ses substances corporelles, l’alternance des moments où les peaux adhèrent et se décollent, le glissement rythmique des surfaces des corps. Ces perceptions primaires bidimensionnelles l’introduiront progressivement à concevoir la séparation et la tridimensionnalité à la faveur du léger délai physique entre sa sollicitation et la réponse maternelle. L’ensemble des données tactiles, particulièrement au niveau du dos, se combine avec le regard pour former une enveloppe circulaire autour du corps du nourrisson, le protégeant et permettant un échange entre pulsion et affect.
    Le regard doit ainsi pouvoir fournir un appui au développement psychique de l’enfant, dans un double mouvement d’interpénétration entre l’objet et le self en devenir. L’objet maternel devra pour cela lui servir de contenant unifiant, qui lui permettra d’affronter le stress lié à ce bouleversement.
    L’aboutissement de ce processus s’appuie donc – pour reprendre les termes de notre hypothèse de départ postulant une incapacité, pour l’autiste, d’adopter une certaine distance par rapport aux termes de l’équation « autrui sauveur = autrui prédateur » – sur une réalité qui soutienne l’émergence, psychique et sémantique, d’un terme préférentiel de l’équation : autrui – la mère– sauveur plutôt que prédateur.
    Les imitations précoces du bébé, tout d’abord effectuées sur le mode adhésif, sont reprises dans le cadre du lien avec autrui qui en fera l’objet d’une interaction ; elles participent ainsi à la mise en place du lien tridimensionnel et projectif, fondant le développement du sentiment de soi et de l’altérité. L’observation de l’autre et son imitation amorcent l’activation des zones cérébrales du système-miroir impliquées tant dans la production d’une action intentionnelle que dans sa préparation sa simulation, et dans l’extraction des intentions d’autrui.
    Ce qui arrive à l’autiste, c’est-à-dire vivre une séparation d’avec l’objet maternel à un stade où le self n’est pas assez fort pour l’élaborer, n’est-ce pas se sentir détruit ? L’absence de l’autre, sa défection creuse le gouffre dans lequel la chute sera fatale ; le bébé se réveille brutalement de l’illusion fusionnelle, seul face à l’objet qui s’ébauche trop tôt dans une différence insoutenable, dans un extrême de l’altérité.
    Celui qui n’est pas séparé si tôt dans son développement psychique a eu le temps de se construire un espace interne où l’objet mère demeure dans le sentiment d’appartenance au même, donné par le lien qui est celui de la communication, de l’implicite d’un code primitif supposant le partage, et d’une expérience commune. Que l’identité adhésive soit ou non constitutive du développement psychique normal, ce qu’indiquent les écrits de Haag autant que ceux de Meltzer, est que l’être humain a peut-être, dès les prémices de son développement psychique et cognitif, maille à partir avec les termes de l’équation insoluble relative à la double nature, de ce qui prévaut dans la facture et le maintien des relations.
  • Autrui sauveur/autrui prédateur
    Il faut décider, pour survivre, pour faire lien, il faut de l’intuition d’égalité, se détacher, doucement, transformer la terreur en ferment d’une représentation, et aborder, doucement, aux rives du sens.
    La clé de ce processus est le terme positif de l’équation, celui qui dit que la mère sauve plutôt qu’elle tue.
    L’impulsion à démarrer la pensée est donnée à l’enfant normal par sa perception de l’invitation à l’amour qui lui est faite, qui doit dominer sur d’autres perspectives négatives inhérentes à la relation, pour lui ouvrir la porte à la formation de son identité et à la différentiation des cognitions au service de ses représentations: alors pourront s’enclencher les impulsions à entrer et rester en lien, à concevoir la socialisation dans un climat sécurisant qui devra demeurer, par la suite, en tant que présupposé directeur dans l’édification de son rapport au monde.
  • Identification adhésive et affectivité
    Comme corollaire à son mode d’identification adhésif, l’enfant autiste conservera à l’égard de son objet une dépendance étroite et une difficulté majeure à s’en différencier. Au percept de la mère prédatrice s’opposera un percept tout aussi intense de mère sauveuse, de mère dont la présence est indispensable à la survie. Possessivité tyrannique, intrusion perpétuelle seront les piliers de son attachement à l’objet maternel, dont la disparition, littéralement, le tue. La grande affaire de son enfance et de sa jeunesse, outre de sortir de la capsule autistique et d’établir avec le monde externe un tissu de relations problématiques, sera de se distancer de cette dépendance à la mère.
    Si ce difficile détachement se réalise, on le verra souvent suivi d’un éloignement tout aussi extrême: la mère, d’essentielle, pourra devenir comme étrangère par le fait des mécanismes obsessionnels de division de l’objet et de l’affect associé ; le lien dévitalisé tombera et l’asperger pourra concevoir pour son premier objet d’amour la plus grande froideur, probablement en écho au fait qu’il en ait éprouvé jadis la faible capacité de contenance, et qu’il ne l’ait pas sauvé de la Grande Chute (froideur qui, si les mécanismes obsessionnels n’ont pas annihilé toute émotion, recouvrira une rage à la mesure de la catastrophe originelle).
    La vie affective de l’asperger sera généralement nourrie de peu de liens, mais les plus profonds pourront être vécus sous l’égide d’une dépendance à la mesure de sa sensibilité à la séparation, toujours susceptible de faire rebasculer le self dans la Grande Chute ; la rupture se soldera, s’il s’est laissé aller à engager ses sentiments, par un effondrement psychique dont il lui sera ardu de se relever.

Même en l’absence de grands sentiments, la nature adhésive du lien qu’édifie l’asperger à autrui lui fera « épouser les formes » de la surface de ceux auxquels il s’attachera.
Les adolescents et jeunes adultes asperger bien ancrés dans la bi-dimensionnalité tentent de trouver, en leurs objets d’investissement affectif, des prolongements d’eux-mêmes plus que des partenaires. Nombreux sont ceux qui s’allient à des personnes dont ils aimeraient absorber les caractéristiques comme par imprégnation, dans l’idée souvent consciente « de devenir comme eux », voire de devenir eux… Nulle rencontre de l’autre dans ce projet dans lequel le mimétisme confine au cannibalisme, mais dans lequel l’individu reste, même au cœur de la relation, dans une solitude spéculaire : tentant de se voir en l’autre, jamais totalement abusé par son imitation, dont il devine toujours avec désappointement qu’elle n’est au pire qu’une piètre singerie, au mieux qu’une image. Sans relief, elle abolit toute profondeur au champ de la relation et à celui du sujet qui disparaît de soi-même dans son propre manque à contenir, disparaît en même temps que l’objet inconnu. Même en l’absence de toute intention de captation de traits d’autrui, l’asperger tendra naturellement à se calquer sur ses comportements et ses caractéristiques ; cette faculté le fera souvent se perdre et se fondre au contact d’autrui. Si son fragile sentiment d’identité en est ébranlé, l’anxiété qui en résultera fera la substance de l’une de ses plus grandes difficultés à vivre avec les autres ; si ce n’est pas le cas, il lui sera à terme difficile de conserver cet état de fusion permanente à son objet. Par conséquent, sa vie comportera ses quêtes de « bons objets » mais en règle générale, afin d’éviter le désastre d’une fusion délétère, d’une si totale solitude au sein de la relation que lui-même s’aliène de lui-même, ou d’une séparation dont il ne pourrait se relever, il en restera affectivement distant. Cette distance sera alimentée par les mécanismes obsessionnels qui atomiseront l’émotion en composants si petits qu’ils perdront tout caractère vivant, et probablement aussi par la difficulté qu’il aura, intrinsèquement, à s’attacher étroitement à ce qui lui est si étranger : n’oublions pas que pour un asperger, le fonctionnement humain habituel, celui des neurotypiques, demeure « autre », au sens d’étranger.
Dans cet extrême de l’altérité, difficile d’imaginer une rencontre, d’autant qu’il paraîtra aux yeux des neurotypiques bien étrange à son tour
Pour éviter la dépendance, la fusion ou l’effondrement sans se confiner à l’isolement, ils peuvent choisir de s’unir à des personnes à qui ils ne sont pas vraiment « attachés ». Ils resteront fidèles à ces liens dictés par un contrat intérieur, qui vise plutôt la création et l’homéostasie d’une cellule familiale que l’échange affectif du couple.
C’est ainsi que les asperger les mieux socialement adaptés s’unissent souvent, en dessous de la classe socioculturelle attendue, avec des gens avec qui ils ont peu en commun mais qui tolèrent leur retrait, leur réticence au partage et à l’expression. Généralement, ces compagnes et compagnons ont des traits obsessionnels ou narcissiques ; il n’est pas rare également qu’ils s’unissent à des personnes dont les bizarreries ne les rebuteront pas au quotidien, ou qu’ils reconnaissent, symétriquement, à cet autrui le droit à être différent et ils ne voient pas de raison de tenir rigueur à leur partenaire de cette différence ; l’important est qu’ils restent dans l’ombre.

Suggestions pour la psychothérapie des personnalités autistiques[xiii]

  1. Entendre le silence                                                                                                                

L’Asperger contrôle les objets dont il ne peut se distancer à l’aide de mécanismes obsessionnels primitifs : Séparer les objets, les parties d’objets, les parties de soi, les encapsuler, les classer, en faire des catalogues, autant dans l’usage du langage que dans la mémoire et les conduites, atomiser les objets et les sentiments qu’ils évoquent, surtout la colère dont il pressent dans les yeux des neurotypiques tout le mal qu’elle peut faire et dont il a éprouvé qu’elle pouvait briser ses fragiles objets .Il réduira l’expérience émotionnelle à un assortiment de formes, la videra de ses sens, jusqu’à n’en plus rien voir, n’en pas pouvoir parler, ne pas la concevoir, ne pas s’en souvenir et ne pas l’espérer et évitera l’imprévisible. Vivre anesthésié. S’y tenir. Que rien ne se pense, que les frontières s’estompent, que rien ne se passe. Reconnaître les gens à ce qu’ils ne regardent pas. Être personnellement sauvé par la beauté minuscule de ce qui n’est pas vu par d’autres et apprendre à en rire. Ne rien comprendre. Avoir la ténacité, la rigueur d’essayer. Vous épier, de biais, vous effleurer, vouloir être comme vous.
L’Asperger vit enfermé, depuis le tout début, dans les ruines de sa catastrophe intime, ses peurs, ses barricades, et la honte qu’il conçoit d’être le seul à ne pas savoir danser la valse des autres. L’écueil auquel il s’est heurté jusque-là est d’avoir été nié, dénié dans sa manière d’être au monde. De ses peurs, de ses terreurs, de ses perceptions, toujours « déconcerté de vivre », il n’a pas pu parler ; apprendre à ressentir est allé de pair avec apprendre à avoir honte ; il vit caché doublement, dans ses processus d’encapsulation et dans la dissimulation, tant que faire se peut, de ce qu’il est et de ce qu’il éprouve. Il n’est pas facile de dire à l’autre qu’on ne le comprend pas, qu’on ne sait pas comment faire dans les situations banales de l’interaction quotidienne. D’avouer que ce monde est une énigme, que l’on est toujours dépaysé, qu’on ne sait jamais ce qui est important et ce qui ne l’est pas ; de reconnaître dans le regard d’autrui qu’on s’est encore trompé. De dire qu’on ne sait pas ce que les mots amitié, amour, veulent dire, et pourquoi il faudrait souhaiter et rechercher ces choses que tout le monde nomme ainsi et semble considérer comme des choses agréables, alors que ce qu’on a appris de l’attachement, c’est qu’il est une histoire de vie et de mort, et que quand se détache un lien le monde s’effondre. Il est encore moins facile d’avouer, de s’avouer, qu’on ne sait pas être soi-même, qu’on a besoin des autres pour être comme eux, s’approprier par absorption leurs caractéristiques et se voir indiquer la voie de se comporter. De s’avouer que l’on dépend des autres jusque dans son propre sentiment d’identité, que ce dernier se résume au dernier habit que l’on a revêtu, à la dernière écorce à laquelle on s’est collé, et qu’à part cela, ce que l’on sent, c’est que l’on n’est rien.
Lorsqu’il se présentera à la porte de nos cabinets de consultation, celui qui vit ainsi, que lui dirons-nous ? Que répondrons-nous lorsqu’il ne demandera pas de thérapie, lorsqu’il voudra ne pas vouloir ?
Pour la psychanalyse en disgrâce aujourd’hui sur ce sujet du SA, qui a le mérite d’écouter longuement ses patients, l’Asperger était une maladie ; celle d’une intériorité absente, d’une troisième dimension manquante. Elle préconisait, elle préconise encore d’aider l’Asperger à atteindre cette problématique tridimensionnalité de l’esprit, celle qui permet, une fois l’épreuve faite de la résistance de l’objet à la pénétration et de sa survie à la colère, de concevoir la potentialité d’un espace dans cet objet qui puisse revêtir la fonction de contenant. Que s’élaborent le phantasme de l’identification projective, puis sa renonciation ; que l’omnipotent contrôle sur les objets internes et externes puisse être abandonné au profit d’une identification introjective qui permette la représentation d’un monde stable dans lequel le sujet trouve la place que lui laissera un narcissisme constitué.
La mission du thérapeute serait ainsi d’aider l’Asperger à progresser dans ces niveaux de maturation psychique.
Le peut-on ? Peut-on vraiment aider l’adulte à transformer de telle manière sa structure profonde, lui qui a vécu jusque-là, bon an mal an, édifié des modes identificatoires relativement fonctionnels puisque jamais il n’a déliré, jamais il n’a été fou, jamais vraiment aliéné ? Le but d’une thérapie est-elle de le « déprogrammer » des circuits élaborés au fil de son expérience et sans doute déterminés en partie par sa nature ? La vie d’un Asperger est une somme d’efforts d’adaptation : ténacité et opiniâtreté sont les points communs de tous les récits.
Vivre en tant qu’Asperger, avec ses spécificités ; voilà ce que suggèrent nos patients si on les laisse s’exprimer dans ce sens. Que le syndrome d’Asperger soit considéré comme une maladie n’est peut-être dû qu’à l’effet majoritaire du consensus neurotypique dont la configuration psychique est plus appropriée à la survie de l’espèce, mais qui requiert en son sein certaines caractéristiques dont les autistes sont les porteurs excessifs : percevoir les prédateurs, détecter l’ennemi en l’autre, l’étranger de soi-même, sont des nécessités inhérentes à toute communauté de vivants.
Peut-être les Asperger n’atteindront-ils jamais le degré d’intériorité supposé dans une véritable tri ou quadri dimensionnalité de l’esprit. Peut-être n’est-ce pas leur voie. Peut-être l’implication de devoir déconstruire un mode de relation à l’environnement enraciné aux sources de l’être leur serait-elle insoutenable, peut-être leur serait-il insupportable de vivre sans bouclier attentionnel, en voyant vraiment tout, sans la possibilité de se retrouver dans le havre flottant d’une solitude désincarnée.

2. Épaissir la surface

Si l’on part du postulat d’Asperger lui-même, comme une structure de personnalité et non comme une maladie, n’a-t-on pas une approche plus juste, plus réaliste, plus respectueuse des ressentis confiés par nos patients ? 
On pourrait  penser l’Asperger comme l’une des structures possibles de la personnalité, à l’instar de la personnalité névrotique ou état limite, obsessionnelle ou schizoïde, que l’on pourrait nommer « personnalité autistique » et dont l’autisme dans ses formes les plus graves représenterait l’extrême psychopathologique, comme structurellement la schizophrénie représente l’extrême psychopathologique de la structure de personnalité schizoïde ou schizotypique, le trouble de la personnalité borderline, l’extrême de celle de la personnalité état limite.
Une telle vision théorique éviterait l’écueil d’enfermer l’Asperger dans les limites arbitraires de l’énumération de symptômes mal cernés liés à d’hypothétiques dysfonctions, comme si vivre avec le syndrome d’Asperger se bornait à devoir transporter partout, un inventaire disparate de troubles des capacités de socialisation, de rigidité et de bizarreries comportementales.
Elle mènerait à des corollaires thérapeutiques dont l’objectif serait le renforcement structurel des fragilités du moi propres à ce type de personnalité.
Elle permettrait d’éviter d’inscrire toute démarche de soin de l’Asperger ou de l’autiste de haut niveau dans un carcan de mesures de « rééducation » ou d’« éducation à la socialisation » calquées sur le modèle de la remédiation au handicap et aux troubles développementaux : comme si être Asperger était, forcément, un handicap et rien que cela. Comme si l’adaptation au conformisme social était l’objectif unique de la prise en soins, comme si l’individu se définissait par ses aptitudes à se comporter, en dehors de toute notion d’être et d’affectivité.
La cure psychothérapeutique, de quelque obédience qu’elle soit, vise notamment à aider le patient à supporter le manque, gérer la destructivité et l’ambivalence, renforcer les enveloppes du moi et travailler à la solidification du narcissisme primaire. En respectant la bi dimensionnalité de l’Asperger, ne pourrait-on pas adopter l’objectif de l’aider à épaissir la surface de son self de manière à ce qu’elle finisse par acquérir une certaine forme de capacité de contenir ?
Chez les patients adultes, cette « surface » a déjà, par leurs expériences de vie, gagné en épaisseur ; il s’agira de la renforcer, de les aider à y créer des espaces intérieurs dans lesquels pourront s’affirmer des représentations, exister des objets, en s’appuyant sur les ressorts des histoires individuelles qui nous sont contées ; pour reprendre l’image de l’éponge pour caractériser leur façons de penser et de ressentir, il s’agira de les aider à enrichir et étoffer leurs villosités, à y ménager des bulles. Une telle option nécessitera que le thérapeute puisse imaginer, appréhender et connaître les présupposés du monde interne de l’Asperger, et partir de ceux-ci et non de ceux des neurotypiques ; autrement dit, elle mobilisera ses capacités à mentaliser le monde interne de son patient.

3. Le cadre de la thérapie

Le cadre général pour la présentation du syndrome d’Asperger dans ces pages est large puisqu’il se réclame pour ses bases, outre de données issues de la neuropsychologie et des neurosciences, des courants psychodynamique et analytique. Les éléments proposés ici peuvent être utilisés dans des psychothérapies de cette dernière obédience, mais aussi dans celles issues d’autres courants pourvu qu’elles offrent un setting où s’échangent parole et silence, où se construit la confiance.
La psychothérapie de l’Asperger adulte ne suivra pas les règles analytiques strictes, puisque qu’elle nécessitera l’engagement du thérapeute dans une verbalisation plus nourrie, propice à fournir des repères à ceux qui en ont besoin. Il s’avérera souvent nécessaire d’aider le patient à faire la traduction du langage autistique, avec son univers particulier, au langage neurotypique et inversement, pour l’aider à comprendre les comportements et les attentes de son entourage.
La thérapie permettra à l’Asperger de construire un pont entre lui et le monde externe : elle permettra la création d’un système d’intercompréhension entre ces deux mondes et sera le lieu d’une représentation de l’un et de l’autre. Le thérapeute devra pouvoir utiliser et comprendre un langage avec des patients dont les affects et les cognitions restent marqués par une sensorialité primitive.

4. Les axes de la thérapie : renforcement du self, facilitation de la communication, utilisation et conscientisation du mimétisme, l’espace du silence

Le premier axe de la thérapie est celui du renforcement d’un self que la peur a figé de plein fouet à l’état d’ébauche. Être le thérapeute d’un patient Asperger engage avant tout à être un objet capable de contenir ses terreurs ; capable d’affronter la séparation, la perte, la peur de la mort. La thérapie engage le praticien à comprendre ses manœuvres originelles de protection contre ces terreurs, afin de pouvoir l’aider à en élaborer de plus souples et de plus efficaces. L’Asperger et son thérapeute sont confrontés au nœud d’un traumatisme extrêmement précoce, celui qui empêcha le patient par la suite de croire que son environnement pouvait lui fournir de fiables repères. La thérapie vise à lui permettre d’établir avec ses pairs des liens qui ne soient pas sa prison.
Le deuxième axe d’une thérapie avec un patient autiste ou Asperger touche l’approfondissement de sa représentation cognitive du monde neurotypique et l’élaboration des modalités d’une communication avec autrui souvent encore limitée, si ce n’est sur le plan formel, tout au moins sur celui de ses assises cognitives.
Le troisième axe portera sur l’identification adhésive et ses effets collatéraux. Il s’agira de conscientiser et d’affiner, pour certains patients, l’usage des stratégies mimétiques ; de favoriser, aussi, la prise de conscience des adaptations faux self, qui pourra aider les patients à la fois à renforcer leur vrai self et à se garder de composantes dystoniques et délétères.
Pour le premier axe de la thérapie, rappelons que la grande Chute et la sensibilité de l’Asperger à la séparation lui font croire et sentir qu’il n’y a pas de lien durable, qu’aucune aide ne peut être prodiguée d’un individu à un autre. Il s’éprouve dans la condamnation à la solitude, et l’existence ne serait qu’une course à la survie dans un monde aux règles arbitraires et changeantes, glacé. La psychothérapie permettra d’aborder la nature du traumatisme ; le travail du transfert et du contre-transfert construira la possibilité d’un lien de sollicitude et d’échange qui s’inscrira dans la durée. Il s’agira d’aider l’Asperger à concevoir que la séparation peut ne pas déboucher sur l’effondrement, et à nouer des liens auxquels il puisse survivre. Lui permettre d’élaborer des moyens d’être avec les autres, moins loin qu’avant, avec moins de souffrance, mais à sa manière : c’est seulement lorsqu’il ne sera plus assailli par la terreur d’être près de l’autre, de s’y engluer ou de s’y ébouler, qu’il pourra fugacement l’approcher, croiser son regard, s’y attacher. Pour cela, il faudra comprendre son besoin de distance, ses capacités limitées à résister à la relation, susceptible de faire éclater les fragiles cohésions de sa psyché et de dissoudre son intégrité ; ne pas le mesurer à l’aune des neurotypiques qui recherchent un partage émotionnel et social qui ne saurait dans un premier temps que faire éclater la fine enveloppe de son self ou la faire fondre dans celle de l’autre.
Le retour sur les bases traumatiques de la personnalité autistique permettra d’enclencher un processus, non de réparation ou de recouvrement de ce qui fut perdu, mais de deuil de l’objet originel que ces patients ressentaient comme faisant partie de leur corps dans l’union fusionnelle de l’unidimensionnalité.
Le thérapeute sera à ce moment le contenant de leur terreur.
Ce travail de reconstruction des bases de la relation par le transfert et la mobilisation des forces dynamiques des affects et des pulsions, passera aussi par la modification cognitive des représentations du monde de l’Asperger, caractérisées par sa croyance en la plus absolue des solitudes, chaque jour confirmée par son incompréhension des codes sociaux dans lesquels il ne voit que le règne de l’arbitraire et de la parodie. Cette modification pourra s’opérer à travers le travail de « traduction » du langage neurotypique et de ses règles, dans le système d’intercompréhension autistique. Elle pourra s’appuyer aussi sur les théories des soubassements des relations humaines et de la communication : la linguistique, la philosophie, la psychologie, la sociologie, les manuels dits de savoir-vivre seront pour l’Asperger qui voudra bien s’y plonger, d’inestimables sources de révélations.
Dans le deuxième axe de la thérapie, qui touche aux modalités de l’interaction avec autrui et dans le monde neurotypique, le thérapeute ne devra pas craindre de servir de tuteur à son patient, pour ses acquisitions, et de fournir lui-même, s’il le peut, des enseignements pratiques sur la manière dont traiter certaines situations de communication ou d’échange social en fonction des situations particulières de chaque patient, en tenant compte des représentations des neurotypiques dont il devra souvent se faire l’interprète. Ces ouvertures théoriques et pratiques permettront au patient Asperger de nuancer petit à petit sa vision d’un monde externe concentrationnaire, de voir des règles émerger du chaos. Le travail psychique sur les origines du traumatisme autistique mènera les patients à acquérir les moyens de leur indépendance par rapport à l’objet en renforçant un self qui pourra s’édifier comme une surface acquérant peu à peu la capacité de contenir, et non plus seulement comme un bout de ruban adhésif collant aux objets dont les transformations en modifiaient indéfiniment la forme sans aucun autre moyen de contrôle que de s’agripper encore plus fort à la portion la plus inerte de l’objet, donc la plus petite de ses parties divisibles possible.
Cette nécessité les confinait à la plus grande dépendance par rapport à l’objet ; elle entraînait l’impossibilité de développer les pulsions agressives qui auraient menacé de « déchirer » l’objet et par conséquent, le self qui y était adhéré. Les mécanismes obsessionnels visaient à la suppression de ce type de pulsions qui orientent, dans leurs ressorts profonds, ces patients à développer des traits psychopathiques : l’enfant « séparé » si tôt a conçu dans les replis cachés de ce qui pourra devenir son self, une colère intense, proportionnelle à l’ampleur de sa catastrophe intérieure. La force de son ressentiment l’amène à viser à la destruction de l’objet qui le détruit par son manque à satisfaire ses besoins infinis de sa présence. L’agressivité intense que leur obsessionnalité avait neutralisée ressortira dans la thérapie qui pourra aider ces patients à la métaboliser mieux, leur montrant à la fois que l’objet saura tolérer la colère et y résister, et qu’eux-mêmes disposent de ressources suffisantes pour résister aux modifications de l’objet, à ses fragilités et à ses mouvements.
Le mimétisme, instrument du lien et de l’être est le sujet du troisième axe ; Dans l’univers affectif glacé qui accueillit ses premiers pas, l’Asperger tenta de s’insérer par le mimétisme, qui est un procédé d’adaptation à un contexte incompréhensible. Ce mode d’adaptation n’est pas le seul apanage de l’autiste et s’observe dans bien d’autres contextes traumatiques. À l’Asperger, il permettra non seulement de s’inscrire tant bien que mal dans les pratiques opératoires et sociales d’un groupe donné, mais posera aussi les bases de la construction de ses liens affectifs et de ce qui forgera en partie son identité.
Outre le travail nécessaire sur le traumatisme de fond qui fut celui d’une séparation trop précoce, la thérapie sera le lieu d’un travail tout aussi nécessaire sur la nature du mimétisme et ses répercussions identitaires. À l’âge adulte, au summum de son intégration dans le monde des neurotypiques, l’Asperger sait s’adapter superficiellement à toutes sortes de situations, sans qu’on – ou qu’il – puisse saisir vraiment qui il est et ce qu’il pense. L’impossible sortie de ce miroir aux alouettes est souvent à l’origine de leur arrivée dans nos consultations, perdus qu’ils sont dans leurs multiples rôles, et d’une évolution sub-dépressive ou dépressive, voire teintée de phénomènes proches de la dépersonnalisation résultant d’un tel mode d’être au monde. Il faudra aider ces patients à ne pas se fondre et se perdre dans les liens et les identifications qu’ils auront pu nouer sur le mode de l’adhésivité, y compris dans le cadre de la psychothérapie.
Le piège majeur de la psychothérapie de la personnalité autistique serait en effet, si le patient n’est pas compris dans son essence proprement autistique, de le faire élaborer toute une façade de faux self, de conduites adaptatives en fonction de nécessités conjoncturelles de sa vie et d’éléments qu’il aura pu percevoir du contre-transfert. Au stade de la thérapie où il aura intégré que le thérapeute résistera à sa colère et pourra contenir ses terreurs, la tentation sera pour lui de se réfugier contre lui ou « dans sa peau », comme derrière une barricade, et sur le mode de l’identification adhésive ; ce qui pourrait entraîner une réorientation de la thérapie dans le sens de l’élaboration de caractéristiques mimétiques de type faux self auxquelles le thérapeute pourrait bien se laisser prendre s’il n’est pas extrêmement vigilant.
À la faveur de changements ultérieurs dans l’environnement du patient, la pseudo-identité ainsi précairement édifiée risquerait bien en effet, si elle perd son utilité, de se détacher de son porteur qui se retrouverait tout aussi nu qu’au départ, la thérapie n’ayant en rien touché sa structure propre, surface restée trop fine et cassante, qu’elle n’aurait fait que recouvrir d’une couche de protection inapte à résister à des chocs qui mettraient à l’épreuve l’hétérogénéité de l’ensemble.
C’est là, peut-être, l’explication du caractère interminable de certaines thérapies de personnalités à traits autistiques à qui elles semblent instiller un souffle de vie juste suffisant pour leur permettre de survivre, mais pas assez pour les rendre autonomes. C’est sans doute aussi la raison d’échecs relatifs qui ne viendront pas à la connaissance du thérapeute chez qui le patient ne retournera plus. Il faudra donc se garder par-dessus tout de devenir les dupes des faux self « utiles » qui émailleront les tribulations affectives et sociales des patients, faux self qu’il faudra ménager mais dont le but sera de leur permettre, à terme, d’en éloigner la nécessité pour se rapprocher de leur être propre qui s’ébauche. Aider l’Asperger à prendre conscience de son mode d’identification adhésif, de sa manière de se lier à autrui mimétiquement, épousant étroitement sa surface, pourra l’aider à se distancer de ce mode de faire qui l’éloigne de sa propre forme.
Cette prise de distance se fera lorsqu’il pourra utiliser plus consciemment le mimétisme comme moyen du lien et de la connaissance de soi et d’autrui, mais sans s’y perdre totalement.
La précieuse faculté d’imitation de l’Asperger pourra être mise à profit comme instrument de l’insertion sociale qui lui est si difficile. Elle pourra fournir, en thérapie, le cadre d’un travail spécifique dans certains domaines de la socialisation : non pas sur le modèle, parfois utilisé dans certaines thérapies comportementales, des jeux de rôles qui visent à lui « apprendre les codes », mais d’une manière qui tienne compte de ses particularités et de ses façons personnelles de s’intégrer dans la communauté humaine. Plutôt que de vouloir éradiquer le mimétisme (et d’autres stratégies d’approche du monde spécifiquement autistiques comme le regard à travers) comme une bizarrerie, un moyen incongru et inefficace d’adaptation, pourquoi ne pas aider l’Asperger à le développer, l’utiliser et l’affiner comme le moyen conscient d’une pratique d’insertion sociale, de manière à ce qu’il puisse en recueillir les bénéfices – dont, à terme, une meilleure compréhension d’autrui – en se gardant du piège de s’y confondre sur le mode d’un faux self ?
Il s’agira, ici, de soutenir le mime en analysant les composantes des comportements mimés, en expliquant les ressorts et les objectifs ; ainsi fut fait pour ce patient qui, pour adresser ses réclamations à un organe administratif, commença par avoir besoin d’enregistrer l’énoncé que proposait sa thérapeute, pour pouvoir le répéter à l’intonation près ; il fut ensuite possible de travailler sur le contenu de cet énoncé, dégager les thèmes abordés et la manière de moduler l’interlocution, jusqu’à ce que le patient trouve ses propres mots, ses propres idées et se dégage du modèle proposé.
Lorsqu’il aura pris conscience qu’il se construit mimétiquement et adhésivement dans ses relations avec autrui et les objets du monde, l’Asperger sera en mesure de localiser la minuscule part de lui dans laquelle il percevra sa différence d’avec autrui, sa propre absence de ce processus d’adhésion, qui sera le point de départ d’une vraie présence à soi-même : ce lieu est difficile à saisir puisqu’il est à l’envers du point de collage.
La capsule autistique fut, à l’heure de l’unidimensionnalité, la membrane qui protégea sa fragilité d’écorché. En elle, on l’a vu, l’identité, l’affectivité et les cognitions se résumaient en termes privatifs, à l’a-mentalité, l’a-mnésie, l’a-verbalité, l’a-temporalité qui demeureront pour toute sa vie les fondements de la part la plus profonde de son sentiment d’exister. Quand la capsule s’ouvrit ou plutôt se déploya, lorsque l’Asperger a pu atteindre la bi dimensionnalité qui lui a permis de s’ouvrir au monde externe, une deuxième forme de sentiment d’identité s’ancra à sa surface : celle issue de sa propre impossibilité à être en l’absence de tout modèle, à être autre chose que le reflet d’autrui ; être, dans l’incapacité à être nu, dans la nécessité d’adhérer au vêtement qui le moule, à la paroi sur laquelle il se fond.
Dès l’enfance et la jeunesse, cette impossibilité à être, faire, penser, ressentir, si ce n’est selon l’autre, cette extrême dépendance environnementale, est e ferment d’une angoisse causée par le moindre changement de cet environnement, modifiant directement l’être qu’il est à sa source. Ce sera là une grande part de sa souffrance du début de la vie, qui le verra se déposséder, se déchirer, se froisser, se décoller au contact des variations des choses et des gens. À l’âge adulte, il ne peut toujours pas survivre sans carapaces : celle de la barrière attentionnelle, avatar de la capsule ; celle des identifications mimétiques à l’objet qu’il aura pu poursuivre et élaborer sur le mode faux self. Autant de carapaces dont la rigidité menace de l’asphyxier.
En l’absence de l’introjectivité, ses identifications et son sentiment de soi ne pourront pas se regrouper en un espace psychique tridimensionnel et unifié ; son espace interne, dans l’impossibilité d’être défini comme un volume, demeurera cette surface bidimensionnelle caractérisée par un endroit et un envers qui définiront ses deux modes d’être au monde : celui de l’a-mentalité de la capsule autistique, dont les traces restent à l’envers de la surface du self et peuvent se projeter au-dehors par la barrière attentionnelle ; et celui dérivé du mimétisme, qui occupera la surface externe du self permettant le collage aux surfaces des autres objets et la constitution des carapaces de substitution à la capsule autistique à l’heure de la bi-dimensionnalité et de l’adhésivité.

L’espace du silence                                                                                                                                   

Ce sera là l’objectif ultime de la thérapie de l’Asperger : transformer la nature de la membrane de contact qui est son double lieu d’identité : que, de carcan, elle puisse devenir peau. Que des échanges puissent avoir lieu entre l’endroit et l’envers de cette surface, que puisse y circuler une sève de vie et non des décharges de terreur.
Ainsi, pourra s’établir une jonction entre ces deux lieux d’être de l’Asperger, celui de l’envers où s’est tapie la trace d’un proto-self demeuré embryonnaire, et celui de l’endroit où il recueille les particules du monde.  Ainsi pourra-t-il atteindre l’état de syntonie du self qui surviendra lorsque l’endroit et l’envers pourront coïncider et devenir un lieu d’échanges : cet état pourra lui permettre de le renforcer, de l’épaissir, qu’il respire et, dans les espaces ménagés par cette respiration, qu’il puisse enfin contenir.
La thérapie de l’Asperger visera à lui permettre, outre de trouver le meilleur moyen de « être avec les autres », aussi, et c’est essentiel, de fonder son sentiment d’être au lieu même où il se trouve, dans le jeu de résonance entre les bribes du monde et la surface du self où elles rebondissent. Il a la chance, car c’est une chance, de pouvoir l’ancrer en tout cas partiellement dans le lieu de soi où il n’est pas, dans l’a-mentalité qui fut celle de la capsule autistique qui restera, à travers toutes les épreuves de la vie, le centre de son self dépourvu d’ego et la source d’une conscience de soi résumée au sentiment d’être au monde.
C’est en conservant et en protégeant ce centre névralgique que l’Asperger pourra trouver, par rapport aux autres, sa propre et juste position, et qu’il pourra, sans se perdre entre honte, efforts d’adaptation et faux self, élaborer sa vision du monde, trouver la racine de sa joie de vivre et apporter, à qui voudra bien les considérer, ses éclairages sur une réalité qui lui fait souvent le privilège de se révéler à lui légèrement autrement.
La psychothérapie est, pour l’Asperger blessé par les aspérités du monde, égaré dans le kaléidoscope de ses éprouvés, un appui dans sa recherche du lieu de l’être et du sentir. Pour écouter son patient, le thérapeute devra se placer à l’endroit le plus lisse et le plus silencieux de lui-même ; il devra mobiliser sa propre part autistique. Offrant à l’accrochage mimétique le moins de prise possible, il pourra se mettre au diapason du self autistique de son patient et lui fournir une contenance et un appui pour l’aider à se déployer et résonner dans sa fréquence particulière qui est celle du silence. La thérapie sera ainsi, avant tout, le lieu de la transmission d’un silence fécond, d’une intériorité à une autre.

5. Conclusion

À tant souffrir du mutisme auquel le contraint l’impossibilité de la communication, l’Asperger aura souvent oublié que le silence sut l’accueillir dans la capsule autistique. Il aura oublié que le silence est la marque de la forme d’autonomie qui est la sienne. Il n’en sentira plus sur ses épaules que la lourde chape et gesticulera longtemps pour s’en arracher, ne voyant plus la lumière et la transparence qui jaillissent à sa source. Rejetant sa solitude, il en sera venu à haïr celle dans laquelle il avait, au début, trouvé refuge.
C’est sans doute la clé de sa guérison : comprendre que le silence, loin de le tuer, l’a accueilli ; que ce silence est le point de départ de l’être et de sa liberté, le point de départ d’un dialogue avec l’autre dénué des demandes implicites qui si souvent font évoluer en déclaration de guerre ce qui avait commencé en déclaration d’amour.

Rim GHELLAB – Août 2024 – Institut Français de psychanalyse©

Cet article est tiré de l’ouvrage de Myriam Noël-Winderling, Autisme et syndrome d’Asperger, Paris, Erès 2014.


[i] Debord Guy, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (Édition originale publiée en 1967, Paris, Buchet-Chastel.). Debord Guy, Préface à la quatrième édition italienne de La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (Édition originale publiée en 1979, Paris, Champ Libre.). Debord Guy, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (Édition originale publiée en 1988, Paris, Éditions Gérard Lebovici.).

[ii] Vermeulen Peter, « comprendre les personnes autistes de haut niveau » (2013) .

[iii] Asperger Hans, Les psychopathies autistiques pendant l’enfance (trad.), Le Plessis-Robinson, Les empêcheurs de penser en rond, Synthélabo, 1998 (Article original publié en 1944 : « Die autistischen Psychopathen in Kindesalter », Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten, 117, 76-136.).

[iv] Wing Lorna, « Asperger’s syndrome: A clinical account », Psychological Medicine, 11, 1981, 115-129. Wing Lorna « Asperger’s syndrome: A clinical account », Psychological Medicine, 11, 1981, 115-129.

[v] Haag Geneviève, « Contribution à la compréhension des identifications en jeu dans le moi corporel », Journal de la psychanalyse de l’enfant, 20, le corps, 1997, 104-125. Haag G., « Sexualité orale et moi corporel », Topique, 2 (87), 2004, 23-45.

[vi] Bick Esther, « L’expérience de la peau dans les relations d’objet précoces » (trad.), dans Les écrits de Martha Harris et d’Esther Bick, Larmor-Plage, Éd. du Hublot, 1998 (Article original publié en 1968: « The experience of the skin in early object relations », The International Journal of Psychoanalysis, 49, 484-486.).

[vii] Meltzer Donald, Bremner John B, Hoxter Shirley, Weddell Doreen, Wittenberg Isca, Explorations dans le monde de l’autisme (trad.), Paris, Payot, 2004 (Œuvre originale publiée en 1975 : Explorations in Autism, a Psychoanalytical Study, Perthshire, Clunie Press.

[viii] Tustin Frances, Autisme et psychose de l’enfant (trad.), Paris, Le Seuil, 1977 (Œuvre originale publiée en 1972 : Autism and Childhood Psychosis, London, Frances Tustin.). Tustin F., Les états autistiques chez l’enfant (trad.), Paris, Le Seuil, 1986 (Œuvre originale publiée en 1981: Autistic States in Children, London, Routledge and Kegan Paul ltd.). Tustin Frances, Le trou noir de la psyché (trad.), Paris, Le Seuil, 1989 (Œuvre originale publiée en 1986 : Autistic Barriers in Neurotic Patients, London, Karnac Books.). Tustin Frances, Autisme et protection (trad.), Paris, Le Seuil, 1992 (Œuvre originale publiée en 1990: The Protective Shell in Children and Adults, London, Karnac Books.).

[ix] Bion Wilfred Ruprecht, « Une théorie de l’activité de pensée » (trad.), dans Réflexion faite (p. 125-135), Paris, Puf, 1983 (Article original publié en 1962: « The psychoanalytical study of thinking », International Journal of Psychoanalysis, 43, 306-310.).

[x] Attwood Tony, Le syndrome d’Asperger et l’autisme de haut niveau (trad.), Paris, Dunod, 2003 (Œuvre originale publiée en 1999 : Asperger’s Syndrome, a Guide for Parents and Professionals, London, Jessica Kingsley Publisher.).

[xi] Bettelheim Bruno, La forteresse vide (trad.), Paris, Gallimard, 1969 (Œuvre originale publiée en 1967: The Empty fortress: Infantile Autism and the Birth of the Self, New York, The Free Press.). Bettelheim B., L’amour ne suffit pas. Le traitement des troubles affectifs de l’enfant (trad.), Paris, Fleurus, 1970 (Œuvre originale publiée en 1950: Love is not enough: the Treatment of Emotionally Disturbed Children, Glencoe, Ill., The Free Press.). Bettelheim B., Le cœur conscient (trad.), Paris, Robert Laffont, 1972 (Œuvre originale publiée en 1960: The Informed heart: Autonomy in a Mass Age, Glencoe, Ill. The Free Press.).

[xii] Kanner Leo, « Les troubles autistiques du contact affectif » (trad.), Neuropsychiatrie de l’enfance, 38 (1-2), 1990, 64-84. [Article original publié en 1943 : « Autistic disturbances of affective contact », Nervous Child, 2 (3), 217-250.].

[xiii] Winderling Myriam-Noël, « Autisme et syndrome d’Asperger », Erès, 2014.

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Rothko, une réalité singulière du langage

Vincent Caplier – Juillet 2024

« L’art est une forme non seulement d’action, mais d’action sociale. Car l’art est un type de communication et, lorsqu’il entre dans son environnement, il produit ses effets au même titre que tout autre forme d’action. »
Mark Rothko, La réalité de l’artiste.

Le lecteur pourra se reporter au petit livret en ligne qui accompagne et illustre plus en avant cet article.

Mark Rothko, Self Portrait (1936) et Light Cloud, Dark Cloud (1957), Collection Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko

« Rothko est devenu un peintre abstrait parce qu’il ne savait pas dessiner ». C’est avec cette exclamation que je débutais ma visite de la rétrospective consacrée à Mark Rothko par la Fondation Louis Vuitton (2023-2024). Bien entendu, je n’en croyais pas un mot. La peinture abstraite me touche trop pour lui faire cet habituel mauvais procès. D’ailleurs, les archives papiers[1] sont la preuve du contraire. Mieux encore, Rothko enseignait le dessin aux enfants. Non, ce qui s’exprimait à cet instant donné c’était « une idée subite involontaire ». J’étais momentanément en proie à une « absence, une défaillance subite de la tension intellectuelle » que Freud interprète dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905) en ces termes : « Une pensée préconsciente est confiée momentanément au traitement inconscient, ce qui résulte de ce traitement est aussitôt récupéré par la perception consciente. » Ce « trait d’esprit » m’était apparu aussitôt incongru. Certaines œuvres primitives ne m’étaient pas inconnues et, à l’évidence, il y avait en ce lieu l’expression d’un malaise. Le sentiment tenait de la muséographie qui guidait le visiteur en guise d’introduction. La succession des salles du premier niveau en apportait la clé de lecture, confirmée par une autre lecture, celle des « écrits sur l’art » du peintre.

L’inquiétante étrangeté à l’œuvre

Dans la rotonde qui ouvrait l’exposition, une sélection d’œuvres figuratives des années 30 s’exposaient les unes aux autres comme par un jeu de miroir, une sorte d’hypertextualité en partie due à la configuration particulière de la salle. Des figures humaines, des nus, des portraits, des scènes urbaines, à la limite de la représentation, confrontaient la brutalité expressionniste des décors à la simplification et la réduction des formes. Dans ces tableaux, les visages à peine esquissés semblent absents, qu’ils soient effacés ou absorbés par l’absence, apparaissent comme infigurables. Il y plane un sentiment d’agnosie visuelle aperceptive : il y a bien une acuité visuelle par la couleur, le mouvement, mais comme une difficulté à former le percept de l’objet visage dans une proximité avec la prosopagnosie, ce trouble étrange de la reconnaissance des visages. Les figures essorées, spectrales, semblent figées dans une absence d’existence au sein d’une atmosphère oppressante. Lors d’un entretien de 1953, William Seitz, auteur du premier texte majeur sur l’impressionnisme abstrait, notait à leur sujet que « lorsqu’il y a de la vie, ce sont des coups de peinture et les lignes qui créent […] la vitalité » : « on cherche des formes et des couleurs évocatrices au plan émotionnel » d’une « vie intérieure » dans ces « silhouettes non communicantes »[2].

City Phantasy, Underground fantasy, certains titres évoquent la fantaisie entre légèreté et gravité. Mais fantasy peut très bien se traduire par fantasme ou par imaginaire. Dans ces psychodrames urbains la verticalité et le poids de la ville de New York dépeint une agoraphobie, une claustrophobie de l’incommunicabilité humaine. Les figures solitaires expriment la Grande dépression, l’exil, l’être juif, cet être[3] étranger aux autres, à soi. Ce n’est que deux décennies plus tard, dans une interview de 1953, que Rothko dira « qu’il comprend ces toiles maintenant, et insiste [sur le fait] qu’elles sont totalement siennes ». Il lui aura fallu du temps pour comprendre leur raison intrinsèque, pour établir leur inscription pleine dans l’œuvre. L’inconscient parle…  L’abstraction s’empare déjà à cette époque de la toile et nous ne sommes déjà plus face à un figuratif pur.
Et puis il y a cet autoportrait de 1936, seul et unique en son genre. Enfin presque, nous y reviendrons.

Le tableau est austère. Les tons terreux simplement réchauffés d’une lumière diffuse offrent une gamme restreinte de bruns et de gris enrichie de traits rouges. Les épaules sont larges, la silhouette est massive, le corps épais, solide. Le regard est sombre, renforcé par les lunettes teintées. La posture de trois quarts suggère l’utilisation du miroir et les mains jointes un sujet en apparence assis alors qu’en réalité il s’agit d’un portrait en pied. Tout concourt à un rapprochement avec un autoportrait particulier de Rembrandt, celui de 1659, marqué par l’expressivité riche du pinceau. Sa plasticité résulte de la vitalité et de la texture du pinceau en l’absence de passages de diluants et de touches plus fines de peinture propre à la technique du peintre. Cet autoportrait de Rembrandt, moins terminé que beaucoup d’autres, donne pourtant l’impression générale d’une œuvre complète, celle d’un sujet marqué par l’expérience et représenté dans la dignité.

Chez Rothko, il y a quelque chose de grotesque. Le mème semble relever d’un objet oxymore, d’une folle sagesse, d’un jeu d’esprit, d’une adroite ironie. Le pathétisme relève du tragi-comique du « christ-singe », la restauration désastreuse, par une octogénaire du village, de l’Ecce homo d’Elias García dans le Santuario de Misericordia de Borja. L’étrangeté convoque l’étonnement, nous met à distance de l’émotion et nous amène à réfléchir sur ce qui la provoque. Ce qui s’exprime n’est pas réductible au visible. De cette ironie rabelaisienne, triste-amère, se dégage un art baroque de la fêlure. L’autoportrait de Rothko condense toute sa philosophie de l’art, celle dont il n’a pas encore pleinement conscience. Mais l’homme est facétieux, « susceptible à propos de son travail et pas qu’un peu cachottier » comme le remarque Selden Rodman en 1956.

Rothko est parfaitement informé que son traitement inconscient relève de ce que Freud qualifie de « style infantile du travail cogitatif » : « … l’esprit, qui aspire à revivre le plaisir […] inhibé par l’opposition de la raison critique […] se voit chaque fois dans l’obligation de triompher de cette inhibition… » (Ibid., 1905). Très tôt, alors qu’il rassemble les premières réflexions d’une étude comparée entre la peinture créative des enfants et l’art traditionnel (Scribble book, 1934), Rothko avance l’idée que « L’expressionnisme est une tentative pour récupérer la fraîcheur et la naïveté de la vision enfantine ». Pour lui, « enfant, fou, artiste […] utilisent les mêmes éléments de base du langage […] par la nécessité intérieure d’un énoncé […] par le biais de symboles instinctifs et primitifs ». Le travail de l’artiste consiste à assumer une juste désinhibition, « la bonne perturbation de l’équilibre, pour embrasser cette excitation, cette juste exaltation de l’esprit qui démontre la différence entre un organisme dynamique et une machination statique ».

Le peintre et son modèle

Chez Rothko, comme pour Picasso en 1914, les expériences successives font des modèles, qu’ils soient maîtres ou sujets, les objets de toutes les métamorphoses. Le modèle, dérivé de modulus, le moule, la matrice, contient en puissance tous les questionnements de l’artiste autour du thème de l’acte créateur. Face à face, langage plastique et discours entretiennent une mythologie du sujet. À l’occasion d’une émission radiophonique de 1943, il développe sa conception de la relation entre le portrait et l’artiste moderne : « L’essence véritable du grand portrait est l’intérêt éternel de l’artiste pour la figure humaine, le caractère et les émotions […] le drame humain. […] le modèle réel de l’artiste est un idéal qui embrasse tout le drame humain plus que l’apparence d’un individu en particulier. […] Toute l’expérience de l’homme devient son modèle, et en ce sens […] toute l’œuvre est le portrait d’une idée. » Rothko considérait que tous ses tableaux sont des portraits et que « ce mot portrait ne peut absolument pas avoir le même sens » pour l’artiste moderne « détaché, dans des degrés variables, de l’apparence naturelle ». Le peintre ne s’en tenait pas à une nomenclature vernaculaire de l’art. Il y a chez lui, et on peut se demander si ce n’est pas le cas pour tout artiste, une tension entre la langue, le logos, le langage en tant qu’instrument de la raison et le langage pictural. Tension qu’il qualifiait « [de] conflit ou [de] désir courbe ». L’œuvre de Rothko n’est pas une fenêtre sur le monde naturel mais une interrogation sur la notion même de naturel dans l’art et « la capacité qu’ont les artistes à reproduire les apparences [qui] dépasse de beaucoup le niveau général des connaissances humaines dans leur société ». Le penseur est « partisan d’une expression simple de la pensée complexe » et tente de dresser le portrait de la condition humaine et d’en exprimer les « émotions fondamentales ».

Plus que la figure humaine, c’est le sujet, terme à la connotation ambiguë, qui pose problème. Il est à la fois « chaîne de contenu » (« Subject Matter ») et vocabulaire emprunté à l’acception populaire. Dans le premier sens, il est l’ensemble des objets associés à leurs qualités subjectives ou leurs expériences, plus abstraites, des sentiments. Dans le second, c’est le tableau lui-même, dans la totalité de ses énoncés, qui exprime à dessein les intentions. Une dichotomie qui aurait pour « parallèle naturel […] celui de l’âme et du corps ». L’âme, c’est l’énergie, le message, le sujet dont le corps, « séjour de l’âme », matérialisé par le contenu (subject matter), remplit les fonctions et les besoins. En conséquence, la constante n’est pas le contenu mais « la philosophie plastique », « l’évolution chez tout artiste de la continuité plastique ». Une unité qui perdure quel que soit la subdivision considérée des « éléments représentés ou reconnaissables », « objets ou représentations psychologiques ». C’est « la similitude de traitement que l’on retrouve au fil de l’œuvre d’un peintre », « la façon qu’a l’artiste de regarder les choses qui demeure la même ». Si Rothko a trébuché dans l’emploi les objets familiers, c’est parce qu’il refusait d’en mutiler les représentations au profit d’intentions, d’actes de langage ou de parole. Entre imagination et Logos, il « insiste sur l’égale existence du monde engendré dans l’esprit et celle du monde engendré par Dieu ». Tout en souscrivant « à la réalité concrète du monde et de la substance des choses », il souhaite « élargir la mesure de cette réalité » sans discrimination. Son art relève d’une « expérience tragique exaltée » s’appuyant sur « une congruité entre la fantasmagorie de l’inconscient et les objets de la vie quotidienne » établie par les surréalistes. C’est par cette combinaison qu’il inscrit son travail dans la continuité des expressions archaïques du mythe, par intérêt pour « des états de conscience et des rapports au monde similaires ». Il revendique ainsi plus la création de mythes que l’appropriation de dérivés inconscients. En soi, il organiserait la syntaxe, la distribution et la transformation de ses modèles considérés comme des items lexicaux.

L’impressionnisme émotionnel d’un drame œdipien

Ainsi, si « les implications [de son portrait d’Œdipe] s’appliquent directement à la vie » elles concernent également sa pratique d’artiste. En tant que tel, il exprime sans ambiguïté que ce qui est véritablement en jeu relève d’un complexe œdipien : « Je me dispute avec l’art surréaliste et abstrait comme on se dispute avec son père et sa mère, en reconnaissant le caractère inévitable et la fonction de mes racines, mais en insistant sur ma dissension. » Une tension qui découlerait d’une dualité de deux types de plasticité d’un côté illusoire ou imaginaire et de l’autre tactile, tangible. Tous deux manifesteraient l’expérience émotionnelle et sensuelle d’un idéal de beauté comme « commun dénominateur vers lequel l’artiste doit tendre son expression ». Au-delà de cette profession de foi, ce qui est désigné par le mot « sensuel » recouvre une large gamme de sensations organisées autour de deux pôles opposés que seraient la peine et le plaisir. Une opposition qui n’est pas sans proximité avec une pulsion entre vie et mort ou plus précisément d’un narcissisme tel qu’André Green l’a conceptualisé.

Rothko ne cantonne pas « la satisfaction de l’impulsion créatrice » à « un besoin biologique de base », il y voit également une autre nécessité. « Le désir ardent du mythe » exprime la nostalgie, « l’insatisfaction à l’égard de vérités partielles et spécialisées et le plaisir de nous plonger dans la félicité d’une unité qui englobe tout ». Peindre ne serait qu’un langage naturel par lequel l’artiste énonce « ses notions de la réalité dans les termes du discours plastique ». La dilatation de la réalité qu’il souhaite ranimer dans les yeux de l’observateur sensible passe par une autre objectivité. Celle d’une « abstraction comme point de référence » partagé, « une référence commune à un prototype commun de perfection dans l’abstrait ». Une abstraction abordée comme l’expression d’un dénominateur commun, d’une simplification, d’une généralisation qui participe à la communicabilité et à l’universel ; un humanisme, un langage et son mythe élaboré et reçu comme une métaphore plutôt qu’un discours abstrait. L’aperception de la beauté passe par une reconnaissance de cet idéal de perfection par le spectateur à qui « est transmis un état d’équilibre entre la peine et le plaisir des communications sensuelles aboutissant au sentiment d’euphorie que nous trouvons dans l’art » et rend possible, ou acceptable, l’aperception proprement dite.

Au-delà de la rage qui peut suinter de la période néo surréaliste des années 40, cette beauté, cette sensualité est frappante dans le symbolisme ésotérique qui culmine avec Slow Swirl at the Edge of the Sea (1945). Un autoportrait atypique ! Celui d’un couple… Rothko et Mary Ellen Beistle (« Mell »[4]) qu’il est sur le point d’épouser. Rothko et Edith Sachar ont divorcé un an auparavant mettant fin à une histoire malheureuse à l’image du roman familial qui la précédait. Le tableau exprime la gaieté, l’amour, la joie et la concupiscence exaltée. Deux figures alambiquées, un ensemble de distorsions sensuelles comme deux alambics qui distillent une émotion sans réserve. S’agit-il d’une autre fantaisie d’une nouvelle ironie ? En tout cas s’en est terminé de la figure dans sa forme figurée. Elle prend désormais l’aspect de la figure libre, en apparence uniquement… Lors d’une conférence au Pratt Institute en 1958, Rothko se livre totalement. Pour ce portraitiste du monde, un tableau n’a aucun « rapport avec l’expression libre ». Il est avant tout une « communication sur le monde », la transmission d’une « vision du monde » à autrui. « L’expression de soi » relève de « la thérapie » et lui assigner un rôle « porteur de valeurs » serait « erroné ». Dans « l’art en tant que métier », le « travail artistique », « se connaître [n’] est valable [que] pour soustraire le soi au processus ». L’artiste n’est rien moins qu’un « professeur idéal » : « l’art doit être pour lui un langage à l’expression limpide qui induit la compréhension et l’exaltation que l’art inspire précisément. »

C’est à cet endroit que se loge l’ironie de l’artiste. Elle est cet « ingrédient moderne » qui participe de « l’effacement et l’examen de soi grâce auxquels un homme peut un instant poursuivre autre chose ». La notion recoupe celle du trait d’esprit de Freud qui « ne se prête pas à des compromis », « n’élude pas l’inhibition » et « s’attache à conserver intact le jeu avec les mots et avec le non-sens » (Ibid., 1905). Il y a là une dimension de vérité, de dire-vrai, de parrhésie (parrêsia) prudente, à la limite du silence, qui défie la rhétorique et expose l’intime à couvert. Le travail du peintre « pose le problème de la réserve ». Il ne peut « tout dire comme à confesse » et ses tableaux sont des « façades » où il « ouvre parfois une porte et une fenêtre ». Il confesse ne le faire « qu’avec ruse » car « il y a plus de force à dire peu qu’à tout dire ». Mais, à plus forte raison, il considère que « l’art n’est pas seulement expressif » et que sa « communicabilité détermine sa fonction sociale ». Aussi, « l’activité naturelle, absolument non inhibée, ne se soutient vraiment que pour une période relativement brève. » L’artiste est confronté, au même titre que l’enfant, au fait qu’il ne peut se satisfaire d’un travail inconscient : il réclame le plaisir d’apprendre, de satisfaire une pulsion épistémophilique, qui relève en soi d’un mythe, d’une autochtonie. L’homme pose, en substance, « la question de la civilisation de l’artiste ». Après que l’art ait « exploité le primitivisme, l’inconscient, le primordial […] comment établir des valeurs humaines dans cette civilisation particulière » qui est la sienne, sa culture, sa double culture.

Bien que prenant part au groupe de l’École de New York des années 1950-60, Rothko se définissait comme un « anti-expressionniste » et ne comprenait pas que l’on puisse penser que son « travail ait quelque chose à voir avec l’Expressionnisme, abstrait ou autre ». Même s’il revendiquait une forme d’action dans son travail, il rejetait l’idée d’être classé parmi les acteurs de l’Action Painting et ce quelles que soient « les modifications et les ajustements apportés à la signification du terme action ». Il considérait le mouvement « antithétique à l’image même et à l’esprit de [son] travail. » Pis, ce qui fait école relève, selon lui, d’une forme d’académisme qui va à l’encontre de ses convictions esthétiques. Dans une lettre réponse à Élaine De Kooning (Art News, 1957) il rétorque qu’étant « artiste elle-même, l’auteur devrait savoir que classer c’est embaumer. L’identité réelle est incompatible avec les écoles et les catégories, à moins d’une mutilation ». Il manifestait déjà cette individualité au sortir du Groupe des Dix (The Ten). Même si la lettre adressée le 7 juin 1943 à Edward Alden Jewell, critique d’art du New York Times, est consignée avec Adolph Gottlieb, on ressent fortement l’influence de Rothko dans l’affirmation que « l’essence de l’académisme » réside dans « l’idée que ce l’on peint n’importe pas pourvu que cela soit bien peint ». « Il n’existe rien de tel qu’une bonne peinture à propos de rien » et la singularité de l’artiste réside dans le fait que « le sujet est crucial ». Il est intéressant de remarquer qu’à cette époque Rothko ne s’exprimait jamais à la première personne. Ses prises de position se faisait toujours sous couvert d’un « nous » collectif comme s’il invoquait un noûs qui préside à tout art.

L’herméneutique du sujet passe par la signifiance où le signifiant du tableau, sa représentation mentale de la forme et de l’aspect matériel, en serait la réalité tactile, tangible. Il implique un « sentiment de l’existence » et une plasticité par « les textures et les mouvements » qui doit « satisfaire directement un sens physique du toucher ». Reprenant les termes de Bernhard Berenson, historien d’art spécialiste de la Renaissance italienne, Rothko considère que c’est le « pouvoir de stimuler la conscience tactile de l’essentiel » qui est fondamental et « en fait une condition préalable de la peinture légitime » qu’est l’art moderne. C’est à une « communication échotactile primaire » (Didier Anzieu, Créer-Détruire, 1996), que Rothko fait allusion. Cette approche psychologique, il la doit à Berenson et fait référence à son étude de Giotto dans The Florentine Painters of the Renaissance qu’il cite longuement. L’auteur y évoque le sens du toucher dans l’appréhension de la réalité par l’infans qui « ne parvient pas à se persuader de l’irréalité du pays du miroir tant qu’il n’a pas touché le dos dudit miroir ». Le travail du peintre consiste à réveiller ce même sens tactile en conférant « l’illusion de sensations musculaires […] aux projections de cette figure » et en faisant correspondre « des valeurs tactiles à des impressions rétiniennes ».

Cette représentation tactile de la forme fait référence, chez Rothko, « à la qualité abstraite de la densité ». Ce sens du trait, de la touche, du lavis, des couches qui se succèdent, de l’imperfection humaine du geste de la main est au cœur de « l’impressionnisme émotionnel et dramatique » de l’artiste. C’est par cette « émotionnalité », en lieu et place du mythe, que Rothko aborde l’impression d’atmosphère face à un impressionnisme vernaculaire qu’il qualifie d’objectif. Sa peinture a beau être empreinte d’une nébulosité, il ne se reconnaît pas dans un Monet ou un Turner, trop romantiques. Son travail exclut progressivement la narrativité jusqu’à la numérotation des toiles. Rothko s’identifie à « la représentation de la mécanique de la vision » de Cézanne par « son usage des facteurs abstraits [ayant] pour fin d’augmenter le sens du monde des apparences ». Moins que la couleur, c’est la lumière et les contrastes qui incarnent le potentiel dramatique. « Le tempo des masses » accroît le poids, épaissit « l’existence physique des objets » au détriment du détail. C’est par « l’aperception de l’abstraction de l’existence réelle du poids des objets en tant qu’unités » que Rothko se réapproprie l’approche sensitivo-sensorielle.

Le salut de l’ironie

La donne mythique est peu à peu réduite à une structure narrative minimale. L’hermétisme s’empare des toiles. Les tableaux ne sont plus que l’ombre portée du mythe. Un sentiment océanique se fait jour et met en œuvre librement des « archétypes » métaphysiques s’avérant tout autant religieux que cosmologiques. Aux contes allusifs succède une narration fabuleuse à la distance exacte où s’arrêtent les pouvoirs de la censure. Rothko avait l’audace de vouloir « transformer la peinture afin de la hisser au même degré d’intensité que la musique et la poésie ». Cette réunification des arts, cette allusion à la musicalité picturale est peut-être le faible aveu d’un adhésion au romantisme allemand de Novalis pour qui « le poète comprend la nature mieux que le savant. Le conte de fée, le conte symbolique (märchan) est en quelque sorte le canon de la poésie. Tout ce qui est poétique doit être légendaire et symbolique (märchenhaft)[5] ». L’allégorie se fait substance. Le conte fabuleux apparaît comme un vestige des premiers temps où l’on cherche des vérités plus hautes, une révélation primitive ou une parole originelle. Toute la tâche du poète serait de réhabiliter l’enfance de l’esprit, d’éveiller à la nostalgie des commencements du monde et retrouver cette participation perdue. Cette spiritualité ne saurait se limiter à l’être biologique de l’artiste mais prédéterminerait une tendance à la communicabilité qui est à chercher « dans son environnement social, comme aussi dans l’édifice idéologique de la culture[6] ».

Les toiles des années classiques sont devenues des partitions. Leur musicalité en est la constante plastique du rythme, de la couleur, de la lumière et de la forme. Leur pouvoir de séduction, hypnotisant, est celui d’une berceuse, d’un bruissement de la langue, d’une langue originelle d’avant la confusion des langues. C’est sans doute au travers de sa duplicité que nous devons évaluer la modernité de l’œuvre de Rothko, à la lueur du Plaisir du texte de Roland Barthes : « Le bord subversif peut paraître privilégié parce qu’il est celui de la violence ; mais ce n’est pas la violence qui impressionne le plaisir ; la destruction ne l’intéresse pas ; ce qu’il veut, c’est le lieu d’une perte, c’est la faille, la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au cœur de la jouissance. La culture revient donc comme au bord : sous n’importe quelle forme. » Dans cette galerie de portraits et d’autoportraits se révèlent des épiphanies jusqu’à devenir des miroirs partagés. La toile est un espace de réflexion, un objet transitionnel où chacun peut y sonder son existence. Elle est le lieu d’un dialogue avec soi, son daimon, avec l’autre, du peintre avec son observateur, avec l’Autre, de l’homme avec son monde. La toile est un creuset, le berceau d’une expérience alchimique où vient se condenser, se cristalliser la condition humaine.

De cet atelier, où le peintre s’isolait au point de frôler la misanthropie pour exercer son art, Rothko a fait un Athanor. Un lieu où, à sa façon, il cherchait à « extraire de ce que l’on appelle la culture des idées dont la forme vivante est identique à celle de la faim[7] ». Le peintre s’y confrontait-il comme Faust à son double, son modèle, sa chose (das ding), ses objets, ses modèles ? L’œuvre qui en découla est un théâtre où se joue une expérience esthétique partagée avec l’observateur.  Un espace de compassion qui s’impose comme tiers, en médiation avec la nature humaine et l’Autre absolu. Faut-il voir dans cette sublimation au travail, sur le modèle du travail du rêve, l’exploration d’une dépressivité essentielle[8] ? Une forme de dépression actuelle qui réactualiserait une « position dépressive » (Mélanie Klein) émanant d’un narcissisme déficitaire. Un sentiment partagé avec l’autre, rendu possible par le witz, ce trait d’esprit qui en rendrait acceptable la représentation. Une certaine vision ou idée du monde partagée où tout un chacun peut y reconnaître une certaine fragilité de l’être.

Vincent Caplier – Juillet 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] En parallèle de l’exposition parisienne se tenait une autre exposition Paintings on paper à la National Gallery of Art de Washington.

[2] Sauf mention contraire, les extraits sont issus du livre posthume de Mark Rothko, La réalité de l’artiste (2004) et de Écrits sur l’art 1934-1969 (2005), recueil de textes cités en annexe de la thèse doctorale de Miguel López-Remiro, La Poetica de Mark Rothko (2003).

[3] Cette « verbalisé de l’être » que nous trouvons chez Levinas et développé dans l’article D’un sujet l’autre : une phénoménalité du langage (Vincent Caplier, 2023).

[4] Le tableau est par ailleurs sous-titré « Mell-Estatic ».

[5] Novalis, Les Disciples à Saïs, 1914.

[6] Otto Rank, L’art et l’artiste, 1907.

[7] Antonin Artaud, Le théâtre et son double, 1938.

[8] L’expression invite un rapprochement de « la dépressivité » développée par Pierre Fédida avec « la dépression essentielle » de Pierre Marty présentée comme « l’essence de la dépression ».

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La fonction paternelle

Nicolas Koreicho – Juin 2024

« Les effets des premières identifications, qui ont lieu au tout premier âge, garderont un caractère général et durable. Cela nous amène à la naissance de l’idéal du moi, car derrière se cache la première et la plus importante identification de l’individu : l’identification au père de la préhistoire personnelle. C’est une identification directe, immédiate, plus précoce que tout investissement d’objet. »
Sigmund Freud – « Le Moi et le surmoi » in Le Moi et le ça

Sigmund Freud et sa fille

Le père c’est l’Autre. En opposition de place, et/ou en complément, à la mère qui, elle, conforte premièrement le narcissisme du sujet en lui offrant une sorte d’extension d’elle-même et de transfert de son amour – ce que fait aussi le père, mais la fonction maternelle en ce sens est de nourrir l’enfant, particulièrement sur le plan affectif –, le rôle du père est, deuxièmement, celui du Surmoi, toujours ambivalent, et consiste en la bonne répartition de l’instance interdictrice et de l’instance autorisante – ce que fait aussi la mère, mais la fonction paternelle en ce sens est de protéger l’enfant, particulièrement sur le plan adaptatif –. Il est avant tout, dans une large acception, ce qualificatif pris dans son la dimension la plus profonde, protecteur, cependant que la mère, là aussi, en profondeur, est nourricière.

Cette dimension protectrice de l’amour du père concerne une partie constituée par la résolution de la relation à l’autre, l’Œdipe, qui engage plus que tout autre la fonction paternelle symbolique, cependant que l’autre partie, non moins structurante, constituée par l’amour de la mère, réfère au narcissisme, dans l’établissement de la relation à soi, les deux dimensions allant proposer la construction psychique de l’enfant, laquelle se joue de manière édifiante avant l’âge de sept ans.
L’enfant passe d’une relation duelle symbiotique (Mère/Enfant) à une relation d’objet triadique positivement ambivalente (Père/Mère/Enfant), laquelle est incarnée par chacun des deux parents et l’enfant dans une élaboration complexe et croisée.
Par l’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste, l’enfant soumis à cette partie de la Loi symbolique passe de la nature à la culture à l’occasion de l’intériorisation et de l’apprentissage des interdits parentaux et sociétaux, ceci lui ouvrant la voie, par identification, à la subjectivation puis à la sublimation.

Il accède à la différence des sexes et des générations grâce à l’identification au parent du même sexe et à la distinction au parent de l’autre sexe, et apprend à reconnaitre la différence de l’Autre et à respecter cette altérité, qui tient, troisièmement, à la question naturelle des sexes et des âges, deux domaines permettant identification, donc, puis aussi subjectivation.
A partir du modèle que lui propose le couple parental, l’enfant va se construire un idéal du Moi[1], instance narcissique que le petit d’homme va plus ou moins essayer de dépasser en fonction de son propre potentiel.

Le Surmoi[2], héritier du complexe d’Œdipe, est l’instance, ambivalente, qui va intérioriser les interdits mais aussi les exigences parentales, culturelles et sociétales. Le Surmoi remplacera les parents quand l’enfant sera devenu adulte, tout en se maintenant dans l’incarnation puis dans le souvenir parental, Surmoi qui entrera en conflit avec le Moi et les pulsions, et, dans le cas d’une trop grande influence, freinera l’épanouissement de l’individu en produisant un surplus de culpabilité ; dans le cas d’une influence insuffisante, il composera frustration avec soumission.
Cependant, le Surmoi, ambivalent donc, est également porteur d’une motion d’acceptation, d’indulgence, pour peu qu’il soit nanti d’un puissant intérêt pour l’enfant, idéalement sans l’ombre de la négligence.

Il est, comme nous l’avons esquissé, le représentant le plus important du Surmoi. Il est aussi l’incarnation la plus marquante de l’Idéal du Moi.

Le père est de sexe masculin. En l’idée de savoir si une femme peut le remplacer ou, à tout le moins, en proposer ou en offrir une figure, le débat existe, inconsistant et spécieux. La biologie est implacable : le père est un mâle, la mère est une femelle. Plus absurde encore, plus tendancieux, avoir « deux pères » ou avoir « deux mères », constitue une approximation idéologique qui conduit l’enfant à démarrer sa vie de manière ambigüe et sous le jour de la confusion, laquelle se répercutera dans le développement de sa personnalité et, en particulier, le développement de sa composition narcissique et relationnelle, qui nécessite à tout le moins un modèle pour prendre consistance et, par suite, offrir la possibilité de sa liberté, sexuelle tout aussi bien.

À partir d’un plan métaphysique, dans une première acception, la fonction du père est de transmettre les termes d’une Loi symbolique[3] :
. Proscription du meurtre et de l’inceste, pour le respect des normes « sanitaires ».
. Nomination de la parenté, pour le respect des générations.
. Prohibition du vol, du viol, de l’abus de pouvoir, pour le respect de l’autre.
. Prescription de la différence des sexes, pour le respect de l’équilibre de soi et du monde.
La fonction paternelle est de protéger, mais aussi de valoriser, de guider et de permettre l’indépendance et les compétences relationnelles, grâce à l’ambivalence, non développée dans la littérature, du Surmoi.
C’est enfin d’autoriser la résolution de l’Œdipe, de permettre le transfert vers le sujet en développement une partie du narcissisme secondaire, de poser les bases de l’indispensable différenciation, dans la suite du processus non moins essentiel de l’identification, comme cela doit s’imposer après une épreuve, un choc, une répulsion, un abandon[4].

La fonction paternelle est aussi d’autoriser l’identification – paternelle en l’occurrence –, au totem, au phallus, lequel est l’apanage autant de la fille que du fils.
Il s’agit ici de faire le lien du désir et de la loi sous le signe dans un premier temps de la révolte et de la rencontre avec le tiers, la tiercéité, qui rappellera l’ordre équilibré des choses.
Nous pouvons pour appréhender cette compétence, nous référer au mythe de la horde primitive[5]. Comme pour la mère, l’identification se fera par « incorporation », par la dévoration métaphorique, après celles de la mère, de certaines des qualités du père dont on « ingère » certaines « spécificités », celles, à l’instar de celles de la mère, du modèle en particulier.
Le « meurtre » du père traduit la nature ambivalente du désir sexuel des fils exclus de la possession des femmes, prêts par là à le tuer et à le dévorer. La culpabilité qui s’en suit, conformément aux règles de l’ambivalence, donne l’idée d’un cadre symbolique qui organise le clan des fratries : c’est ainsi que naît la socialité totémique. Dans la perspective freudienne, scientifique et biologique donc, l’évolution des liens sociaux se décline, par sentiment de culpabilité, du totémisme à la religion, puis du monothéisme à la science.
Ainsi, après la possibilité d’un tiers, la Loi symbolique se partage.
Avec le repas totémique, l’idée du cannibalisme selon Totem et tabou[6], au détriment, apparemment, du père, concrétise le meurtre du père et l’amour du père, dans un dépassement nécessaire et symbolique d’appropriation de ses qualités. L’incorporation psychique du père autorise l’identification en substituant les fils à la perte de l’objet. Le père symbolique est ensuite maintenu grâce aux totems. Dans cette sorte de roman familial prototypique, la scène primitive inaugure ce qui deviendra une possibilité d’organiser la différence des sexes et celle des générations, en particulier dans la contradiction ultérieure de la version sado-masochique fantasmée de la scène primitive. La fille, d’ailleurs, comprendra la nécessité d’en prendre toute la mesure et l’ampleur de son potentiel phallique sans, bien évidemment, omettre d’intégrer le sens de la réceptivité-passivité de la résonnance féminine de la scène primitive pour accéder à la pleine féminité.

Ainsi, le père incarne et transmet à l’enfant les règles et les conditions de ces règles qui lui permettront d’acquérir à la fois force de caractère, phallique, pouvoir de contrôle, sens moral et désir d’affirmation de soi, modulés par l’ambivalence évoquée précédemment et le report de cette ambivalence dans l’accueil de la nécessaire passivité, condition sine qua non de la féminité.
La figure du père se situe donc du côté d’une autorité affirmée et joue un rôle dans la socialisation, sur le plan de la conservation et de l’édification de la mémoire des principes qui permettent de transmettre valeurs et régulation des conditions de l’accord et de l’équilibre entre les sexes, de la maîtrise de la pulsion de destructivité et d’auto destruction, de la compréhension des différences entre les générations, de la possibilité de transformation des pulsions, cependant que la figure de la mère se trouve du côté de la confirmation pulsionnelle subtile et nuancée des composantes de mise en œuvre sensible de ces principes et de l’instauration d’une dimension narcissisme-passivité au sein du couple parental.

Les incidences d’un père absent, ou négligent, les répercussions d’une fonction paternelle défaillante sur le développement des enfants, se font sentir dans l’impact que ces manques produiront.

Les enfants sans père présenteront des problèmes de comportement et des troubles de l’anxiété tels que l’agressivité, l’inquiétude, la dépressivité, des difficultés dans l’assimilation des limites, et ce dans plusieurs domaines.
Cette symptomatologie a pour conséquence des dysfonctionnements comportementaux et d’intégration particulièrement dans l’idée d’équilibre, d’évaluation des principes de plaisir et de réalité, ainsi que dans la nécessité de la norme.

Le manque de présence – autorité, attention, compréhension – d’un père aura des retentissements négatifs, et quelquefois durables, significativement sur le développement comportemental, psychologique et émotionnel d’un enfant. Ce défaut, l’absence du père, est observable également dans les questions qui découlent de la négligence, aux comportements pouvant être inappropriés (gestes déplacés, châtiments corporels), à l’éducation à la violence (agressivité verbale, physique, irrespect vis-à-vis des aînés et des femmes, maltraitance à l’égard des plus faibles et des animaux).

Une des raisons, et non la moindre, au contraire de la défaillance de la référence au père, symboliquement cette fois, est la nécessité pour l’enfant de se distancier du désir maternel et de son désir pour elle, sans pour autant que cette distanciation équivaille stricto sensu à une castration, ce qui lui permettra de pouvoir choisir des possibilités de relations amoureuses à l’endroit de personnes de l’autre sexe et de se diriger vers des options pouvant déboucher sur la fondation d’un couple, d’une famille, d’une descendance.

L’abandon de la référence au père dit symbolique, celle qui permet à l’enfant de se détacher de la toute-puissance du désir maternel en tant que posé comme interdit fondateur de la proscription de l’inceste, ne peut avoir que des effets funestes sur le destin personnel et corporel de ces enfants. Il en est de même de la nécessaire distance par rapport au père qui s’adjugerait un pouvoir par trop important sur l’enfant à modeler en fonction de traumas refoulés que celui-là n’aurait pas intégrés.

Dès lors, si l’indispensable castration symbolique, précise et modérée, n’est pas réalisée, l’homme retrouve une sorte de subordination métaphorique pouvant l’éloigner de tout libre arbitre et le réduire à des croyances en un prophète, un chef de parti, un gourou, tous pouvant représenter des idéologies plus ou moins assujétissantes. Il en est de même, dans cette forme d’inaboutissement de la castration, de la substitution par d’autres figures de remplacement du père, dans le désir de le rencontrer et, par le biais de l’incendie, du crime, de l’acte de délinquance, en rencontrant l’autorité paternelle et de sa Loi, en la personne du juge, du commissaire, du policier, apparaît comme réclamée en réalité par le malfaiteur, le criminel, le délinquant. La sanction est, au moins dans un premier temps, rapide, la meilleure réponse à apporter au malfaiteur qui désire, mutatis mutandis, rencontrer le Père pourvoyeur de limite et de contenance.

Il sera loisible de retrouver, conséquemment à la présence négligente, défaillante ou en l’absence du père, des figures paternelles avec un autre membre de la famille, un professeur, une figure d’autorité, un ami, avec la nécessité de s’inspirer de ce qui, positivement, va nous permettre de développer ce que le traumatisme du père, son défaut ou son absence ont limité, empêché, inhibé. Il en sera alors de la responsabilité de chacun – ou grâce à celle de l’analyse – d’en faire un récit, de vie ou de fiction.

Ces différents possibles, directement ou par personne interposée, devraient permettre au père de cette relation idéale, de proposer l’accès aux possibilités offertes par :
l’amour, au moins autant, peut-être, que celui que peut offrir la mère, et qui peut présenter une issue – une résolution – à une logique strictement fermée du système œdipien, 
la distanciation, qui distingue solitude, isolement, respect, liberté, 
la rencontre de Thanatos, en l’autre ombrageux, à l’esprit, au signe, à la mémoire.
Entre Éros et Thanatos, par le truchement d’une ambivalence intellectuelle ou amicale, l’analyste va pouvoir représenter, transférentiellement, à certains moments de la psychothérapie et de l’analyse, le père et/ou la mère.

Nicolas Koreicho – Juin 2024 – Institut Français de Psychanalyse©

Bibliographie :
Sigmund Freud, Totem et tabou, Payot, 1972
Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, PUF, 1949

À suivre : La fonction maternelle


[1] Nicolas Koreicho, Moi idéal et idéal du moi, 2018, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/moi-ideal-et-ideal-du-moi/

[2] Nicolas Koreicho, Ça, Moi, Surmoi – 2ème topique, 2021, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/ca-moi-surmoi-2eme-topique/

[3] Nicolas Koreicho, La Loi symbolique, 2014, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-loi-symbolique/

[4] Nicolas Koreicho, L’Œdipe, 2021, En ligne, site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/loedipe/

[5] Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1913

[6] Ibid.

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