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Liaison-Déliaison

Nicolas Koreicho – Juin 2025

Sommaire

Antonio CANOVA (1757-1822), Psyché ranimée par le baiser de l’Amour, 1787-1793, Le Louvre
  • Préambule
  • Actualité des pulsions de vie
  • Actualité des pulsions de destruction
  • Origine du concept double en psychanalyse
  • Pulsions fondamentales
  • Traitement des corps
  • Civilisation de la raison
  • Sublimation, principe de liaison
  • L’art et la liaison

Préambule

Notre démonstration débutera par une référence relative à la deuxième théorie des pulsions, laquelle propose un point d’entrée satisfaisant pour introduire ce que représente le concept double Liaison-Déliaison applicable à toutes les topiques.
Les années 1915 ont permis à Freud de développer la manière dont un premier dualisme, l’opposition pulsions sexuelles – pulsions d’autoconservation ou pulsions du Moi constitue un processus dynamique de compréhension des énergies psychiques[1].
Les années 1920 ont offert, à l’occasion de la description par Freud d’un second dualisme, la plus fructueuse théorie psychanalytique concernant la conflictualité qui construit à la fois psychopathologies et organisation de l’inconscient, en l’espèce l’opposition pulsions de destruction – pulsions de vie[2].

Actualité des pulsions de vie

Les pulsions de vie nous amèneront ipso facto à la considération du concept de Liaison dans la mesure où elles permettent de constituer des unités toujours plus grandes, à les maintenir et à proposer des processus de construction-assimilation-transformation, depuis Empédocle jusqu’à Freud[3], vers la possibilité d’agencement et de compréhension qui fait tendre vers l’équilibre de la personne.
Cet équilibre trouve sa meilleure expansion dans la manière dont le corps est représenté, selon une expression non refoulée de la sexualité, ainsi qu’il en est dans l’élation artistique de la civilisation, tableaux, sculptures, images montrant des corps d’êtres humains, naturels, maquillés, vêtus, nus, groupés, suggérés, dans l’érotisme, l’allégorie, l’action, la pensée, tous éléments signifiant l’appel de la vie à elle-même, sous les multiples formes et écoles développées dans la civilisation occidentale. Laisser les femmes et les hommes se montrer dans tous les miroitements de leur beauté, de leur singularité, de leur visage et de leur corps, donne à la pulsion de vie sa plus forte démonstration.

Actualité des pulsions de destruction

Dans la mesure où les pulsions de mort qualifient des processus de destruction-désassimilation-fixation, nous observerons la dimension réactionnelle provenant du manque de discernement des mouvements qui traversent nos sociétés en tant que l’on peut les considérer sur un même plan que les pulsions du Ça, mortifères en leur origine[4].
Ainsi, le point commun des idéologies déconstuctionnistes se ramène, dans la réalité effective des humains et du monde, à un désir mortifère répondant à la pulsion de destruction : transgenrisme (interventions chirurgicales de changement de sexe, hormono-transplantations, bloqueurs de puberté – avec, au passage, une perte de 7 à 15 points de QI –), multiplication des drogues (avec décompensations psychotiques, désorientation, hallucinations, états paranoïdes, crises de panique, angoisses profondes parfois irréversibles, baisse de motivation, déficit de la mémoire, déficit de l’attention, risque d’infarctus x 5, risque d’AVC x 5, accidentologie décuplée[5]), dysorthographie et effondrement syntaxique (écriture inclusive et ses conséquences dyslexiques et dysorthographiques chez les élèves), négligence civilisationnelle (dégradation d’œuvres d’art, violence contre les services publics et les représentants de la loi, incendie des édifices religieux chrétiens particulièrement, tenues discriminantes en faveur de l’inégalité homme-femme, promotion politique de l’islamisme).
À partir d’une évidente régression intellectuelle et morale, se déterminent l’abolition des différences (des sexes, des générations, des places), l’inculture et la réduction ad minimorum de l’enseignement, du soin, de la justice, du commerce, conséquence des déplacements de population, de l’usage des drogues, de la délinquance, et s’impose, comme dans les trois psychopathologies princeps – psychoses, psychopathies, perversions – le primat de la pulsion de destruction éminente dans les pathologies limites.
Ceci correspond, en droite ligne de la précarité intellectuelle et culturelle du mondialisme, au refoulé de la sexualité, de l’autorité, de l’art, de la littérature, au déclin de la sublimation, conséquence de la primauté des questions wokistes sociologistes, l’absence de représentation des corps et de la compréhension de leurs affects, à la correspondance de la négligence pour les corps[6], humains et animaux, et ce qui en découle, viols, violences, crimes et délits.

Origine du concept double en psychanalyse

En psychanalyse, les deux termes liaison-déliaison désignent des états, des processus, des mouvements énergétiques, associatifs, directs et indirects, issus de l’observation de la circulation et de la fixation de l’énergie psychique selon des forces qui expriment les dynamiques internes des pulsions, des affects et des représentations mentales, le plus souvent inconscients.
Liaison et déliaison, si elles impliquent, pour l’une, organisation, intégration et compréhension, et pour l’autre, désintégration, dissociation et incohérence, font référence à des mouvements interprétables dans la réalité de l’être au monde des personnes au travers de leurs actions.
Ainsi, la liaison s’applique aux pulsions dans la mesure où elles sont liées à des représentations de mots ou de choses et que, dès lors, elles correspondent à des idées, des périodes, des situations qui peuvent aisément se concrétiser selon les valeurs du sujet, en accord avec un environnement moral reconnu comme tel.
La liaison peut également s’appliquer aux affects à la condition qu’ils puissent être distanciés et intentionnellement reliés à des rêves, des souvenirs, des fantasmes eux-mêmes devant pouvoir s’appuyer sur des situations, des domaines, des périodes spécifiées par le sujet apte à établir verbalement l’organisation d’une logique entre ces rêves, ces souvenirs, ces fantasmes et le réel de sa biographie et de ses environnements.
Par suite, la liaison peut amener le sujet à organiser des déroulements structurés en discours, de manière qu’il puisse développer un sens aux différents mouvements et expériences qu’il a traversés, autrement dit de façon que le sujet puisse faire quelque chose – récit, expérience, changement – de ce qui lui est arrivé.
La déliaison, quant à elle, est impliquée dans l’absence de logique, de rationalité, de langage cohérent, elle est éloignée d’une profondeur de sincérité et de correspondance avec l’équilibre entre le principe de plaisir et le principe de réalité. Elle peut s’appuyer sur l’abstraction de la pensée articulée – le lexique en particulier – et détacher les mouvements naturels pulsionnels de la prise en compte et du respect de l’autre. Elle peut également faire se dissocier les émotions, les éprouvés, les ressentis, de l’origine des périodes, des épreuves, des traumas. Enfin, les images qui, normalement, devraient renvoyer à des récits constitués, peuvent se trouver fragmentées, morcelées, détachées d’une logique à tout le moins esthétique ou, à tout le moins, cohérente.
Le concept double est prépondérant dans toute tentative de compréhension non seulement des pulsions, mais encore dans l’effort de maintien d’un équilibre en le sujet, particulièrement subordonné à la conflictualité qui règne, quoiqu’on fasse, dans la vie psychique de chacun.
C’est probablement une des missions principales de toute psychothérapie digne de ce nom (psychothérapie, psychanalyse, psychologie, psychiatrie[7]) que d’accompagner le Moi du sujet en difficulté à rétablir la liaison entre des éléments mortifères, si détachés, morcelés ou incohérents, rétifs aux processus de sublimation.
De manière plus générale, la liaison se déploie, dans la thérapie analytique vers l’idée de faire se conjoindre équilibre psychique, adaptation au monde, à l’autre, à soi, et développement mélioratif des facultés du sujet.

En guise de synthèse sur la place du concept double en psychanalyse, nous pouvons dire que la liaison est susceptible de caractériser, dans sa mise en œuvre, un investissement régulier, stable, d’ensembles de représentations profondément logiques et articulées concernant des relations d’objet, internes et externes, appropriées – correspondant à la fois à son propre désir et à la prise en compte de l’altérité –, le maintien d’un ensemble psychique cohérent et non mortifère (non immédiatement pulsionnel) qu’on souhaitera au moins en développement, la prétérition d’un ensemble psychique de cohésion (le Moi), l’élaboration soutenue du processus secondaire (pensée rationnelle, langage, logique).
La déliaison, quant à elle, va représenter des séries de discontinuités dans les régimes d’investissement obligés (angoisse annihilante, conséquences des traumas, passages à l’acte psychotiques et psychopathiques, perversion), précarité des états-limites, au travers de la dérégulation du processus primaire (visualisation, symbolisation, déplacement – métaphore –, condensation – métonymie –).
Ainsi la déliaison autorisera la circulation libre, mais chaotique, de l’énergie psychique dans le but d’une satisfaction immédiate des pulsions (comme dans les rêves, dans les impulsions et les compulsions). Ce processus peut être bénéfique dans certaines situations non élaborées, comme à l’adolescence, où il permet de défaire ce qui a été lié précédemment pour intégrer de nouvelles expériences, d’apprendre dans le dessein que puissent s’établir de nouvelles liaisons.
Notons la place particulière occupée par les états limites par rapport à cette dialectique liaison-déliaison dans la mesure où, tel Sisyphe, le sujet lutte alternativement et, c’est peut-être là le drame de ces pathologies, conjointement, dans la construction immédiate, instinctive, de réponses à des motions trop peu explicitées, donc peu énonciatives, dans le sens non pas d’un approfondissement mais d’une consolidation de processus contradictoires.

Pulsions fondamentales

Du côté de chez Sigmund, et selon la suite donnée par lui aux travaux de Gustav Theodor Fechner (1801- 1887), Freud pose[8] bien solidement les formations psychiques comme dynamiques énergétiques et processus associatifs répondant à sa 1ère topique (1900 : Ics, Pcs, Cs), puisque l’hypothèse freudienne implique qu’un état lié de l’énergie associée au Moi assure la cohésion des éléments constitutifs du processus secondaire (pensée rationnelle, langage, logique), processus à dynamique lente, cependant qu’à l’inverse, les phénomènes constitutifs des associations et représentations pulsionnelles (visualisation, symbolisation, condensation, déplacement) constitutives du processus primaire, lequel processus opère sous énergie libre à dynamique rapide pouvant créer, par exemple, rêves, hallucinations, fantasmes non médiés, et qui participe à la formation des symptômes, des actes manqués, des mots d’esprit, des lapsus.
Pour illustrer l’opposition entre processus de liaison, du côté duquel œuvrent les pulsions de vie, et de déliaison, vers quoi travaillent les pulsions de destruction, Freud, en 1920[9], indique que les névroses traumatiques sont la preuve de l’échec des processus de liaison menaçant la cohésion et l’intégrité du Moi, la tendance de la pulsion de mort étant de se diriger vers des états, certes, en fin de processus, stables, mais à énergie nulle, ainsi qu’il en est du nirvaña[10].
Plus précisément, un système dynamique, la compulsion de répétition, laquelle réactualise indéfiniment les motifs d’une « expérience », décrite dans Au-delà du principe de plaisir[11], viendra compléter et réactualiser soit la liaison, soit la déliaison, selon que cette compulsion se manifestera, pour la liaison, en vertu de motions pulsionnelles appartenant à la pulsion de vie, et pour la déliaison, en fonction de retours relatifs à la pulsion de destruction[12]. C’est, indirectement, l’occasion pour lui de décrire de manière empirico-déductive une forme polysémique de conflit obligé, si l’antagonisme relevé apparait comme prépondérant, Freud observe néanmoins que les deux pulsions et les deux mouvements de lutte au sein de chacun des phénomènes de liaison et de déliaison peuvent s’établir dans « l’action conjuguée » des deux pulsions originaires et offrir une intrication propice à la régulation des processus vitaux. Notons l’intérêt dans la pensée freudienne pour « […] la théorie de Ewald Hering, (physiologiste prussien) dans l’opposition qu’il formule entre les processus de construction-assimilation (pulsion de vie) et les processus de destruction-désassimilation (pulsion de mort)[13]. »
Par ailleurs, les systèmes d’opposition des motions observées sont nettement illustrés dans leurs grandes tendances, conflictuelles, dans les processus de liaison et de déliaison en cohésion avec les pulsions de mort et les pulsions de vie : « Ces deux pulsions, incompréhensibles selon un abord direct, ne nous sont connues que par leurs représentants psychiques. Freud isole alors quatre représentations de la pulsion de mort : la destructivité, la déliaison, la compulsion de répétition dans son acception « démoniaque » et le principe de nirvâna. Parallèlement, il distingue quatre figurations de la pulsion de vie : l’autoconservation et la sexualité, la liaison, la compulsion de répétition dans son versant adaptatif et le principe de plaisir[14]. »

Traitement des corps

Pour ce qui est du corps et de son traitement[15], lorsque l’on intègre à notre réflexion la question des pulsions et leur place « entre le psychique et le somatique », en tant que « représentant psychique des excitations », nous ne pouvons qu’acquiescer à l’assertion freudienne qui concerne les trois principes qui conditionnent le destin des pulsions et, en particulier, le principe de constance selon lequel « […] la quantité de sollicitations somatiques et psychiques oblige le sujet au maintien de l’appareil psychique à un minimum d’« excitations » régulées par les « décharges » pour éviter un trop plein de déplaisir, le principe de plaisir, qui vise à la décharge immédiate, grâce à la satisfaction, réelle ou fantasmatique, le principe de réalité, qui contribue à ajourner la satisfaction et à poser les limites nécessaires à l’équilibre, avec soi-même et avec l’Autre, lesquels déterminent les principes de liaison et de déliaison[16] ».
Selon André Beetschen dans son article sur la déliaison et la destructivité[17], la déliaison en tant que motion « […] démoniaque, indomptée, fondamentalement hostile au Moi […]» est présente au cœur même de la sexualité, et qui aurait son origine dans la sexualité infantile. En cela il prend la suite de Jean Laplanche pour qui la déliaison est en lien avec la pulsion sexuelle de mort, laquelle provient du Ça, instance par définition non liée. Nous pouvons compléter par l’idée, en écho avec la proposition de Laplanche, que la déliaison, dès lors qu’elle se transpose en acte, trouve son énergie et sa dimension mortifère dans l’absence d’intégration du refoulement en situant, dans ces conditions, la caractérisation perverse de l’acte du côté de l’« inconciliable », comme il en est dans les mouvements sociaux sexuels et politiques radicaux, entre la pulsion et sa mise en acte fondées sur l’incompréhension de l’objet total – et donc du sujet – à l’avantage, malheureusement, de l’objet partiel et, par définition, incompris dans son intégrité.
À ce moment de notre développement, en fonction des invariants fondamentaux de la découverte freudienne – l’inconscient, la pulsion, le refoulement –, Éros, pulsion de vie, apparait comme la force de liaison par excellence, totalisante et qui absorbe « l’indompté » du sexuel dans l’amour pour le Moi et pour l’objet, cependant, à l’inverse, qu’il s’agit pour Thanatos, pulsion de destruction, d’une force de déliaison démoniaque, « inconciliable » et se complaisant dans « l’indompté » du sexuel en tant qu’hostile à l’autre et au Moi, issue de la pulsion sexuelle infantile refusant de transiger avec les notions plus subtiles du refoulement apprivoisé, de la distanciation acceptée et de la différenciation temporelle.
Enfin, et pour opposer le traitement des corps par les humains et celui qui est appliqué par les animaux, nous prendrons l’exemple du loup, une sorte de monstre d’humanité telle qu’il n’existe pas chez les hommes, qui, lui, ne mange jamais de cadavres, contrairement aux hommes, ni d’animaux, ni d’humains, qui passe toute sa vie en couple avec une seule compagne, dans une perfection monogame – si sa partenaire meurt, il reste seul jusqu’à la fin de sa vie –, qui ne commet pas l’inceste, tel que l’accouplement avec ses parents ou sa fratrie, qui protège ses petits jusqu’à leur vie d’adulte, qui aide ses parents, même infirmes, même malades, en leur apportant leur pitance, qui organise les déplacements de sa meute d’une manière extrêmement rationnelle et « humaine » en y plaçant chacun de ses membres en fonction de leur âge, de leur état de santé, de leur vigueur.

Civilisation de la raison

Nous prendrons comme métaphore du rôle de la liaison pour le rétablissement et le développement des personnes, en patientèle aussi bien, l’idée de « l’impératif catégorique[18] », concept de la philosophie morale d’Emmanuel Kant selon lequel la raison – qui s’oppose aux pulsions brutes, pulsion de mort –permet au sujet de se représenter une loi morale selon laquelle il faut agir – comportement, Loi symbolique – de telle manière que la maxime de notre action – principes de vie, sujet-objet, pulsion de vie – puisse être élevée au rang de maxime universelle. Ainsi, l’impératif est dit catégorique dans la mesure où l’agent – de liaison – moral doit agir par devoir, lequel est régulateur de l’action, digne et intègre, en tant qu’être rationnel, capable de délibération morale, capable de douter, de se remettre en question et d’évoluer, puisqu’il est apte à examiner la maxime (le principe subjectif) de son action afin de s’assurer de la dimension morale de celle-ci.
Considérons la dite maxime comme emprunte de l’idée de normalité au sens où cette idée – idéal – de normalité en psychanalyse n’est pas l’absence de symptômes mais la capacité pour le sujet de se dégager de la répétition et d’accroître ses capacités développementales pour accéder à un compromis satisfaisant entre soi et le monde, entre soi et l’autre, entre soi et soi, c’est-à-dire, en définitive, entre ses exigences pulsionnelles et les contraintes de la réalité et de soi et de l’autre. Cela ne signifie pas qu’il faille au sujet se conformer à la réalité et au monde, mais il lui faudra à coup sûr se dégager de la conformité ancienne, archaïque, aux périodes et aux moments traumatiques qui ont empêché son Moi d’élaborer un établissement et/ou un rétablissement, à partir d’une capacité de penser les nouvelles donnes, souvent à venir encore, de sa vie et, dès lors, de développer des solutions satisfaisantes – non perverses, non psychotiques, non psychopathiques, dans la prise en compte des limites – pour réajuster ses propres instances pulsionnelles bien distinctes de celles de l’enfant.
Cette ambition est simplement la norme de l’adulte qui, par-delà transfert et névrose de transfert et dans la délivrance de la satisfaction du masochisme primaire, de la culpabilité primaire et des pulsions de destruction régulièrement trouvées dans la résistance à l’ « aller mieux », se met à vouloir acquérir des éléments d’une connaissance nouvelle qui relègue les motions pulsionnelles et libidinales de l’enfant à l’arrière-plan du désir de vie dans l’idée de redessiner des relations de qualité à soi et aux autres.

Si, au XIXe, l’idée d’une disjonction entre facultés mentales et mouvements affectifs (facultés morales à l’époque) se fait jour et vient préserver ce qui peut être maintenu d’un reste de raison, le XVIIIe annonce l’altération, pour les « aliénés », des « facultés morales ». D’un point de vue subjectif, sujet affectif et sujet raisonnant sont séparés – ce qui nous renvoie directement au concept double liaison-déliaison -, et il ne tient qu’à l’histoire – mais surtout à ce que le sujet fait de son histoire – de les relier ou de les délier.
Le lien entre la folie et la passion nous amène à considérer la pertinence du concept de liaison-déliaison. Sans doute, entre autres, parce que la folie – dont les « passions tristes » : haine, jalousie, ressentiment –fait basculer immanquablement du côté de la pulsion de mort et que, du côté de la pulsion de vie, c’est la passion – dont les « passions joyeuses » : amour, puissance, satisfaction – qui tient le haut du pavé, en ce qu’elle peut se tourner vers la sublimation.

Sublimation, principe de liaison

La liaison est la condition même de la sublimation et, par conséquent, de la civilisation.
La déliaison, réalisation sous une forme ou sous une autre de la pulsion de destruction ou pulsion de mort, marque l’échec de la sublimation[19], qui se développe dans les œuvres de transformation à composante artistique, sociale (affective, spirituelle), et intellectuelle, dans leurs déclinaisons scientifique, littéraire, analytique.
Jean Laplanche et André Green ont développé, chacun à leur façon, l’idée d’une pulsion sexuelle de mort, fondamentalement hostile au Moi (Laplanche) et dont il a noté la dimension « inconciliable » avec le développement du Moi[20], fonction d’un dualisme au sein même de la pulsion sexuelle. Ainsi en est-il du basculement de la pulsion sexuelle de vie vers la pulsion de destruction – pulsion de mort – lorsqu’elle ne prend pas le chemin de la sublimation, et qu’elle empreinte la décharge complexe de la perversion, qui, dans le meilleur des cas, est un crime inabouti. La déliaison se tient là dans la mesure où le sujet lâche toute idée de responsabilité du Moi vis-à-vis de l’objet et, pire peut-être, vis-à-vis de lui-même, et que la pulsion l’emporte sur une régulation possiblement névrotique.
André Green, quant à lui, développe dans ses extensions du concept de narcissisme, les narcissismes de vie et de mort[21] qui peuvent selon lui rendre compte « […] des ensembles dans lesquels s’insèrent hystérie et cas limite, les différences qui les séparent ainsi que le cadre conceptuel qui peut les réunir […], dans la mesure où le corps hystérique rejoint dans la déliaison la catégorisation limite des pathologies perverse, psychotique, psychopathique. L’auteur proposera le terme de « chiasme[22] » pour rendre compte de « […] la zone d’intersection [– déliaison –] entre hystérie et états limites […].
Dès lors, la déliaison « réalise » sous une forme concrète et agie de l’interdiction d’exposition et de représentation des corps, la pulsion de destruction – pulsion de mort – et marque l’échec de la sublimation.
À l’inverse de cette situation inconciliable se situe, de manière triviale (introduction du tiers conceptuel), la liaison et sa possibilité de choix vers le libre arbitre et la responsabilité du sujet, ouvrant la voie vers la sublimation[23], qui elle, se développe dans les œuvres de transformation à composante artistique, sociale (affective, spirituelle, philosophique), et intellectuelle dans ses déclinaisons scientifique, littéraire, analytique, là où l’Éros, au sens le plus large du principe de vie et de son expansion vers lui-même, l’emporte. Ce mouvement vers la sublimation rend possible la Civilisation.

L’art et la liaison

La liaison implique une appréhension directe de la civilisation, par le biais de la sublimation, vers la possibilité de compréhension, artistique et civilisationnelle, des corps, reléguant la déliaison, c’est-à-dire le refoulement de la sexualité, du plaisir, du désir, de l’intellection, de l’éthique et de l’esthétique de l’expansion et, finalement, de la vie même, en déniant les composantes mortifères de la délinquance politique et/ou religieuse, de l’obscurantisme sectaire et de l’amoralité universitaire wokiste, dans lesquels, comme en miroir saturé de refoulement et de croyance paresseuse, la représentation et la relation des corps ordinaires n’existe pas ou doit être dénaturée ou discréditée.
En effet, l’épanouissement artistique civilisationnel s’exprime d’abord par le regard – et les autres sens –  vers la condition humaine et, ipso facto, vers les corps, montrés et assumés au quotidien et/ou messagers sublimés dans les multiples Écoles artistiques et philosophiques des pays occidentaux au premier chef à travers, au commencement d’un développement artistique élaboré principalement par la civilisation gréco-latine – antiquité grecque, période hellénistique, antiquité romaine, période paléochrétienne, art roman, art gothique, renaissance, les grands siècles[24] –, outre les déclinaisons des beaux-arts que sont l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la littérature, le théâtre, le cinéma.
La liaison, du regard et des sens vers les corps et ses représentations, rend en effet légitime cette « unique matinée de printemps » alors rendue possible.

Nicolas Koreicho – Juin 2025 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Sigmund Freud, Pulsion et destin des pulsions, 1915

[2] Sigmund Freud, Au-delà du principe du plaisir, 1920

[3] Nicolas Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions, 2020, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/

[4] « La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle prend source dans la récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateur de stimulus, récusation émanant du Moi narcissique. En tant que manifestation de la réaction de déplaisir suscitée par ces objets, elle demeure toujours en relation intime avec les pulsions de conservation du Moi, de sorte que pulsions du Moi et pulsions sexuelles peuvent facilement en venir à une opposition qui répète celle de haïr et aimer. » Sigmund Freud, 1915, op. cit.

[5] De manière générale, les addictions représentent 30% des hospitalisations, la moitié des cancers, 10 ans d’espérance de vie en moins.

[6] Question de la sublimation.
« D’abord in absentia. Représentation des corps : inexistence, dans certaines aires et dans une culture de plus en plus absente de la formation des étudiants, de tableaux, sculptures, images représentant des corps d’êtres humains, naturels ou suggestifs, d’érotisme, d’actions, de scènes, de pensées, d’allégories, du quotidien, réalistes ou figuratifs – liste infinie dans les multiples écoles occidentales…-, et, par voie de conséquence, émergence de monstres chez les adeptes de la frustration, à partir du refoulé, suscitant meurtres, viols, terrorisme, violence et barbarie, les passages à l’acte reproduisant ce qui pourrait exister dans l’art, dans la littérature, à travers les systèmes de représentation qui permettraient de médier le réel. » Cf. Nicolas Koreicho, La Sublimation, 2022, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/
Sublimation : transformation de la partie nocive – destructrice – de la sexualité

[7] Rien d’autre. Foin de ces multiples soi-disant « thérapies »et « psychanalyses » – ceci fait pour, plus ou moins, échapper à la loi de 2004-2012 https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/activites/travail-analytique-et-psychoterapique/le-titre-de-psychoterapeute/ tels les psychothérapies et psychanalyses du soi (Winnicott), interpersonnelle (Sullivan), humaniste, intégrative, relationnelle, appliquée,dasein-analyse, analytique (Jung), individuelle (Adler), kleinienne, schizo-analyse ( !), écopsychothérapie,
psychosomatoanalyse, actuelle, féministe, contemporaine, symbolique, trans-générationnelle, queer-analyse (!), psychorésonante, systémique, stratégique, systématicienne, interculturelle, animiste, existentielle, psycho-organique, psychosomatoanalytique… Les (soi-disant) thérapeutes, psychopraticiens, experts en santé mentale, e-spécialistes, etc. étant à l’avenant.

[8] Sigmund Freud, Naissance de la psychanalyse, 1895.

[9] Op. cit., Sigmund Freud, 1920.

[10] Le principe de nirvaña est un concept créé par Barbara Low, après Schopenhauer, puis utilisé par Freud qui le rapproche de son concept de pulsion de mort, pour désigner la tendance du psychisme à ramener vers zéro, vers le néant, toute excitation, toute quantité d’énergie ou tension, interne ou externe.

[11] Op. cit., Sigmund Freud, 1920.

[12] Nicolas Koreicho, « Psychopathologie historique : Éros et Thanatos – Les convulsionnaires », Site de l’IFP, Janvier 2021, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/psychopathologie-historique-eros-et-thanatos-les-convulsionnaires/

[13] Idem, Nicolas Koreicho, Janvier 2021.

[14] Ibid., Nicolas Koreicho, Janvier 2021.

[15] Cf. notre article écrit à la suite de la manière dont les corps des femmes, filles, fillettes ont été traités le 7 octobre 2023 in Nicolas Koreicho, « Le traitement des corps. Actualité, psychopathologie, civilisation », Site de l’IFP, Avril 2024, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/le-traitement-des-corps-actualite-psychopathologie-civilisation/

[16] Nicolas Koreicho, « Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – les deux théories des pulsions », En ligne, site de l’IFP, Octobre 2020, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/

[17] André Beetschen, (2015), « L’inconciliable : déliaison et destructivité », Annuel de l’APF, 2015(1). https://doi.org/10.3917/apf.151.0217.

[18] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.

[19] Nicolas Koreicho, « la Sublimation », Site de l’IFP, 2022, en ligne, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation

[20] Jean Laplanche, « La pulsion de mort dans la théorie de la pulsion sexuelle », La Révolution copernicienne inachevée, 1984.

[21] André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, 1983.

[22] Chiasme : inverser deux groupes de mots (« bonnet blanc et blanc bonnet » ; « apprendre pour enseigner et enseigner pour apprendre »).

[23] Nicolas Koreicho, la Sublimation, 2022. En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[24] Écoles de peinture en particulier avec les catégories génériques les plus importantes, XVIe-XVIIIe : maniérisme, classicisme, baroque ; XVIIIe : rococo, néo-classicisme ;  XIXe : photographie, cinéma, romantisme, réalisme, impressionnisme ; XIXe-XXe : art nouveau ; XXe : expressionnisme, fauvisme, cubisme, surréalisme, dadaïsme, futurisme.

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Irma Grese, un moi féminin ou la métamorphose en un monstre nazi

Olivier Fourquet – Mai 2025

Irma Grese, Miguel Garcia Vega©

L’une d’elles, surtout, attirait les regards. Irma Grese, une jeune femme âgée de 22 ans, élégamment habillée, aux traits gracieux, aux yeux bleus, dotée d’une chevelure blonde bouclée. Derrière ce masque du « visage d’ange » se dissimulait la férocité agentique d’une auxiliaire SS, surnommée la « Hyène d’Auschwitz ».

Nous sommes durant la période de guerre de 39/45, où, selon Jacques-Alain Miller[1], « l’un tout seul » avait décidé de sa loi et de ses crimes atroces de tout un peuple. Sans l’identification au père symbolique, écrit l’auteur, le sujet demeure seul, avec sa jouissance, ses « plus à jouir » hors castration. Une jouissance liée à une épreuve traumatique primaire qui se répèterait comme une forme d’addiction. Le sujet serait en panne de l’autre ! Le récit d’un homme, celui transfiguré en dictateur et incarnant une déconstruction psychique : il orchestrera la désintégration des autres dans de multiples inclinations vers la perversion et certaines dispositions pathologiques. Cet homme aurait-il voulu être quelqu’un d’autre pour supporter le peu de lui-même ?

Le mot est écrit : « perversion », ou le narcissisme d’un moi clivé qui s’était mis en scène de façon hystérique pour s’offrir en spectacle pour haranguer la foule. L’homme se fera le porte-parole du groupe et ainsi hurlera ses discours pour être vu et entendu par l’excitation d’une foule délirante. Une disposition psychique pour venir se faire l’objet du manque pour l’autre. Selon Sigmund Freud[2] : « Les rapports de l’individu à ses parents, ses frères et sœurs, à son objet d’amour, à son professeur, son médecin, donc toutes ses relations qui ont fait l’objet privilégié de l’investigation psychanalytique, peuvent revendiquer d’être considérés comme phénomènes sociaux. »

La personnalité du dictateur aura inoculé l’illusion au peuple qu’il possédait « le manque », celui d’un « nous » collectif qui aurait pu apaiser l’angoisse des « je ». Le signe de ralliement, le cri du nom du bourreau ainsi qu’un bras levé raide tel « un phallus » fait signe d’une pulsionnalité scopique pour la jouissance symptomatique du despote. Rappelons-nous que le phallus est un objet encombrant, inexistant pour les deux sexes. Il indique le « ratage » de l’objet de satisfaction, celui après lequel chacun(e) court et qui fera « trou » dans notre rapport au réel.  Ce « trou » signifie pour Jacques Lacan le « manque-à-être », ce qui fait que nous sommes des êtres de désirs. Nous viendrions combler notre manque fondamental, et cela, sans jamais l’assouvir complètement. Pour l’auteur, nous ne sommes pas des êtres pleins.

Nous sommes traversés par le langage en quête de ce manque originel. Et tout l’enjeu pour l’animal parlant que nous sommes sera d’atteindre la castration symbolique de ce manque imaginaire…

D’après Laurence Kahn, les plus grands tyrans du XXᵉ siècle, qu’ils soient paranoïaques, sadiques, pervers narcissiques ou gravement complexés, ont tous souffert de névroses liées à leur sexualité.

L’Office of Strategic Services (OSS) des États-Unis écrivait que Hitler aurait apprécié les actes engageant « la défécation », qualifiés de « sexe caca ». Notons que le contrôle sphinctérien confère à l’enfant une perception de maîtrise et d’autonomie. Les pulsions anales nous révèlent les conflits internes liés au contrôle, à la maîtrise de soi et aux liens avec l’autorité parentale. Mein Kampf parle d’une idéologie qui se veut vraie ou reflète une obsession pour le contrôle total et la toute-puissance mondiale.

Le monstre représentera une figure fascinante pour l’excitation de la masse qui exercera une fonction désobjectivante, une libido vers la dérive morbide. Notons que la pulsion de mort exprime une organisation psychique pour l’autodestruction, à un état inorganique, voire à l’agressivité. Sigmund Freud[3], dans Psychologie des foules et analyse du moi (1913), déploie que les foules provoquent l’effacement, voire la disparition des différences individuelles. Hitler fera vivre une tension entre son moi et l’objet « foule » où il se fera objet du manque de l’autre. Durant cette période de chaos, nous pourrions énoncer l’emprise et la jouissance libidinale d’une identification du moi aux autres moi ; une continuité de collage à l’objet d’amour premier, une persévérance de relation initiale fusionnelle à l’âge supposé adulte. Par sa voix, l’autocrate va incarner l’objet primordial pour une masse en difficulté de tolérer l’indifférenciation, la séparation, voire son individuation. Ainsi, pour de nombreux Allemands, les institutions démocratiques n’ont pas su apporter une vie meilleure : celles-ci seront remplacées par la dictature d’Hitler. Disposé à renoncer à leurs droits individuels et à leurs libertés, le peuple attendra que le dictateur relance la dynamique économique. Ensuite, qu’il mette fin à la menace communiste pour rendre à l’Allemagne sa puissance et sa fierté[4].

Aujourd’hui, la foule des réseaux sociaux ne représenterait-elle pas l’architecture narcissique d’un « nous » en difficulté pour accéder à un « je » prenant la parole en première personne ? Ces tissus sociaux numériques figureraient des « scènes » où le moi consentirait à s’exhiber. La quête serait de chercher la reconnaissance qui sera validée par le groupe à travers des « likes » et autres commentaires. L’individu s’effacera derrière une identité façonnée et qui transformera le « je » en un « nous » narcissique, où l’appartenance et la validation vont primer sur l’identité du sujet. Il demeure alors le produit d’une dialectique entre le moi et la vue collective et qui, dit « produit », nous amène à penser « la persona » selon Carl Jung ou « faux self » selon Winnicott.

Dans son article sur « La société du spectacle », Guy Debord (1967) atteste que la société contemporaine modifie nos vies en représentations continues, où l’image prévaut sur l’épreuve réelle. Les réseaux sont un théâtre sur lequel nous projetons un personnage idéalisé approchant de la perfection. Qu’en est-il alors de la sublimation ? La sublimation, selon Sigmund Freud, est le processus par lequel nos désirs et pulsions refoulés seraient transformés en actions civilisatrices et autres objets de créations socialement valorisés. Selon Jacques Lacan, la sublimation s’articule indéfiniment avec la répétition d’un manque sans pouvoir le combler.

Sur ces réseaux, la sublimation semble prendre la forme d’une auto-représentation idéale qui permettrait de dissimuler nos angoisses, nos failles à travers des images retouchées, voire mythifiées. Serions-nous dans une société dite moderne où l’homme serait augmenté dans une organisation psychique avec des sujets « hors de » et du coup hors symbolisation ?

Actuellement, notre sphère sociale nous dévoile que toutes ces mutations technologiques et idéologiques viendraient fragiliser le champ du langage. La langue, lorsqu’elle vient toucher le corps, agis sur nos affects : elle peut aussi bien intoxiquer que revitaliser les sujets dans un espace de créativité. Ces évolutions transhumanistes pourraient conduire l’homme vers des voies psychiques pathologiques où celui dit « augmenté » sera séparé d’un processus nécessaire de symbolisation. Une dynamique psychique qui ouvre un lien significatif pour la construction d’une subjectivité.

Irma Grese, d’adolescente à gardienne de camp de concentration

Irma Grese illustre le parcours de certaines jeunes femmes devenues auxiliaires des crimes nazis. Née de parents agriculteurs à Berlin, elle avait été décrite comme timide. En 1936, à treize ans, sous ses yeux, elle vivra le traumatisme du suicide de sa mère. Elle aura vécu la violence réelle de la perte de l’objet sous son regard. La chute de la figure maternelle (« mater » et éternelle) qui lui fera perdre brutalement la douce idylle voire l’illusion de son lien mère/fille.

Son père, Alfred Grese, fervent catholique conservateur, infligeait une éducation rude et violente, corrigeant ses enfants pour se faire obéir. La transmission des traumatismes restés à l’état brut dans l’inconscient de ses parents, dans l’impossibilité de mutation en éléments alpha, selon Wilfred Bion, aura été transmise à Irma. Elle aura hérité d’un poids historique, émotionnel, traumatique, enkysté à « l’état brut » sans symbolisation, ni élaboration. En héritage pour cette jeune femme, des troubles psychiques qui se révéleront durant ses années comme gardienne de camp.

Des traumatismes psychiques n’auront eu de cesse de s’inscrire dans le corps d’Irma. Ce qui l’amènera sur la scène idéologique nazie, c’est la construction d’une persona, selon l’expression de Carl Jung. La persona serait un outil adaptatif pour paraître socialement doté d’une construction psychique clivée.

Elle abandonnera l’école à l’âge de 15 ans. Elle exercera pendant deux ans la fonction d’aide-soignante dans un sanatorium de la SS. Son rêve était de devenir infirmière, la bourse du travail rejettera sa demande. À cette époque, la société allemande est imprégnée par la doctrine nazie. Irma, en demande de reconnaissance et de repères, se laissera séduire par les serments du régime et leurs substances empoisonneuses. La fragilité d’Irma n’aurait-elle pas été instrumentalisée par un discours politique où le langage aurait façonné en elle un désir hypnotique autre ? N’aurait-elle pas été en proie au désir de ses manques où ses mouvements de manque l’auraient dominée ?

Elle correspondra à l’idéal des critères physiques des nazis, (« ça colle »). Un ça qui n’aurait pas décollé d’une instance moïque et qui la conduira à répondre à celle correspondant « au père idéalisé » pour un travail près du camp de femmes de Ravensbrück. Elle occupera l’emploi de gardienne des femmes avec la promesse d’une bonne rémunération et d’un hébergement, des éléments gratifiants offerts à la malléabilité d’une jeune femme de la ruralité. À noter que son « papa », antinazi, s’y opposera. Il la reniera, elle le dénoncera.

Serait-ce le conflit œdipien, hors la loi, enfermé derrière les barreaux ? La « loi du père », d’un point de vue symbolique, ne pourrait coexister avec la violation réelle de l’inceste, ce qui relèverait d’une pathologie criminelle et non d’un processus civilisateur. Alors, c’est la voix, le discours entendu d’un autre père monstrueux qui imposera ses vérités qui lui feront vivre sa destinée délirante. Pour Irma, cette perception auditive pourrait être entendue comme un langage qui serait venu toucher le corps ; un lien avec l’affect. Rappelons-nous que ce premier son est celui qui viendra soutenir les liens originels à l’Autre, ses angoisses, ses désirs, alors même que les mots ne sont pas encore présents. En ces instants, ne serait-ce pas la voix « d’un maître » entendue sous une forme hypnotique, assujettissante, jouissante ? Jacques Lacan parle de la voix comme d’une pulsion invocante différente des pulsions anales et orales. La demande psychique initiale (infans) est adressée à l’Autre où celui-ci transformera le cri en paroles signifiantes, ce qui inscrira le sujet dans le langage. Dans le cas qui concerne Irma, on pourrait penser avoir entendu un hurlement commun dans la continuité d’un malentendu ; une conduite du côté de la confusion des langues ! Une langue, autre, qui aura été parlée à sa place.

Notons que le langage précède le sujet, assujetti aux lois, et qui organisera le rapport à soi et à autrui. Lacan, lui, parle de la destinée tramée par le langage, comme si dans la vie, nous cheminions en suivant des trames filaires d’un large tissu conçu avant l’arrivée d’un moi en révélant son propre fil. Bourdieu exprime que « le langage est un code de mal entendu, de sous-entendu », etc.

L’organisation psychologique d’Irma paraît construite du côté de la psychose, par la racine d’un délire, du côté d’une surcompensation d’un « noyau profond d’angoisse », plaçant lien entre extériorité et intériorité, selon Marc Lebailly[5]. La question posée : « Où serait passé le sujet, celui qui devait se détacher du nous, celui de la perte pour trouver un sens de l’existence ? »

La démonstration d’un « je » sacrifié pour la place d’un « nous », une identification pour Irma au totalitarisme et à leurs violences, un ça négatif, infantile, demeuré actif. Une « liberté » pour sa personnalité psychotique de celle qui n’aura pas été prise dans la chaîne signifiante. Le fou, dit Jacques Lacan, serait celui qui ne serait pas aliéné comme le névrosé qui, lui, pourrait l’être.

Jacques Lacan : « Les hommes libres, les vrais, ce sont précisément les fous ». Il n’y a pas de demande du petit a, son petit a il le tient, […]. Le fou est véritablement l’être libre. […] « Disons qu’il a sa cause dans sa poche, c’est pour ça qu’il est fou[6]. »

Les décharges pulsionnelles d’Irma agiront vers des dispositions perverses polymorphes. Selon Freud[7], la perversion serait une régression à une fixation antérieure de la libido.

Pour Irma, c’est l’investissement dynamique d’une régression, de ses fixations qui vont se développer du côté de la perversion dans le sens psychopathologique. Le narcissisme pervers d’Irma sera organisé sous la pulsionnalité d’emprise, sadique, agressive qui se manifestera dans la relation aux objets, notamment des femmes prisonnières dont elle est la gardienne.

Si Baudelaire exprime son attirance, sublimée, pour les « choses » sombres ou immorales dans Les fleurs du mal, Grese sera dans le réel décrite comme la surveillante la plus cruelle d’Auschwitz. L’un des témoins lui attribuera jusqu’à trente décès par jour. La femme, l’aide-soignante, va se montrer perverse dans ses exactions.

Un moi en déliaison accolé à un processus primaire pour des satisfactions pulsionnelles immédiates. Un retour infantile transféré sur ces détenues pour exercer des répétitions et autres excitations, jouissances symptomatiques subies.

Une construction subjective psychique perverse restée fixée en déni de la castration symbolique. Rencontrer la toute-puissance despotique de ce « père » n’était-ce pas incarner et se faire objet pour venir combler son manque ? Une disposition perverse crée comme un dispositif visant à confronter ce « père » et ses lacunes, pour ensuite s’offrir comme l’objet capable de le compléter en jouissant tant de sa mise à mal que de l’action censée venir la colmater. « Une hystérique, c’est une esclave qui cherche un maître sur qui régner[8]. » Dixit Jacques Lacan.

Irma Grese était considérée comme une femme sadique, monstrueuse, prenant un plaisir à infliger des souffrances. Luba Triszinska, une survivante de l’Holocauste, a affirmé lors du procès de Bergen-Belsen qu’Irma Grese avait une habitude sadique qui consistait à assassiner les détenus en les abattant de sang-froid. Elle aimait aussi utiliser un fouet tressé pour écraser les seins des femmes, de préférence de belles juives et bien faites, jusqu’à ce qu’elles meurent. L’instance surmoïque tyrannique dotée d’une jouissance mortifère, où la répétition du passage à l’acte ainsi que le sadisme extrême d’Irma nous révèlent la domination de Thanatos sur la pulsionnalité d’Éros. Irma Grese aura perdu le contact avec la réalité, elle l’aura réorganisée selon ses propres lois (délires, hallucinations, perversion), à cause d’un élément fondamental d’une réalité symbolique qui lui aura fait défaut. Ces troubles traumatiques l’auront fait chuter du côté de la perversion ou version du père dans un noyau psychotique.

Toutes les exactions qu’elle aura fait subir à ses prisonnières vont s’inscrire dans un lien pulsionnel infantile enfermé du côté d’un moi narcissique primaire (destructivité de l’objet) en tuant le père réel, l’originel du langage !

Les cibles privilégiées d’Irma Grese comprenaient aussi bien les personnes en bonne santé, les malades, les faibles et les incapables qu’elle visait sans distinction dans ses manœuvres cruelles. Ceux qui, malgré leur faim et leurs difficultés, continuaient à manifester un peu de leur beauté d’antan, étaient les premiers à être sélectionnés[9]. L’agressivité d’Irma était dirigée vers la haine de la beauté rescapée et d’un désir de destructivité de l’objet manquant où elle exercera sa toute-puissance. Une destruction sadique visant à annihiler toutes les formes de jalousie et de frustration. À entendre certains témoignages, celle-ci aurait violé certaines détenues, alors ses viols commis ne seraient-ils pas ceux d’une pulsionnalité enracinée par la conflictualité profonde d’une homosexualité inconsciente ?

Relevons que les barbaries commises par Irma Grese ont poursuivi les survivantes, à troubler leur existence largement après la fin de cette guerre. Cette jeune femme aura présenté la figure archaïque d’un moi monstrueux qui aura dévoilé ses ombres et ses pulsions pathologiques les plus caverneuses. La fiction d’un sujet entre ses tensions, ses conflits intrapsychiques et toutes ses dérives. Ainsi que la perte dyadique de ce lien qui s’était élaboré. Élaboré tel un mythe de quelque chose qui n’existait pas au début et qui s’était construit, l’impensable de la chute !

Rappelons-nous que Jacques Lacan disait que nous jouissons de nos symptômes non pas dans un sens plaisant, ils viennent combler un vide, donner un sens qui viendrait mêler le corps et le langage…

L’histoire d’un sujet féminin qui aura été confronté à la folie d’événements traumatiques et qui aurait été dépossédé, voire désorganisé psychiquement. Comment être à nouveau ? Alors, c’est un processus de défense qui prendra place avec une identification aux agresseurs. Suivant Sándor Ferenczi[10], l’identification à l’agresseur permet au sujet de survivre psychiquement à l’agression en s’identifiant à l’adulte agresseur. Ce mécanisme prendra une place chez Irma qui aura été confrontée à des dangers et à des traumatismes.

Ce propos aborde la trajectoire du moi d’Irma confrontée aux traumatismes parentaux enkystés, qui aura produit un vertige existentiel, une perte de repères entraînant un recours à des mécanismes de défense. L’identification aux agresseurs s’inscrira au cœur de son processus psychique dans une dynamique première, celle de la figure du « papa » originaire puis celle du « père » phallique ou fantasmatique.

Notons que pour le moi de l’enfant, le « papa » aura un rôle fondamental. Il évoquera la protection, ainsi qu’une première altérité pour le petit d’homme. Il créera les premiers fantasmes, les attentes, etc. Progressivement, l’évolution psychique mènera l’enfant vers le complexe d’Œdipe. Ainsi, la figure du père se modifie : il sera le « père » phallique, le détenteur du signifiant phallique, l’incarnation de la Loi et l’interdit de l’inceste. La rupture permettra à l’enfant de se libérer du collage à la mère. Ce « père » n’est plus réduit à un individu réel. Il devient une instance symbolique qui produira le désir avec l’accès au langage, et à la pensée pour une subjectivité.

Cette identification à l’agresseur recoupe plusieurs mécanismes visant la condamnation à réprimer des pulsions de l’espace psychique intérieur, ainsi qu’une défense contre les objets extérieurs créateurs d’angoisse. Irma évoluera ainsi du statut de victime à celui d’agresseur en s’appropriant certaines propriétés du pouvoir de l’autre. La démonstration d’une fixation d’un narcissisme primaire, qui l’amènera à se construire en monstre vis-à-vis de son semblable, dans la forclusion d’une subversion libidinale et l’exclusion de ses affects. Le vécu pour Irma d’un pervertissement du moi par tout son sadisme agressif. Entrer au sein de ce parti, c’était interdire son « je » pour un « nous » avec ses normes, opposé à un autre nous, devenus eux ; les mauvais objets juifs. Le sacrifice en marche d’un « je » pour endosser l’habit physique, psychique d’une uniformisation au féminin. La ritualisation d’un « encore/en-corps » pris dans la répétition, où le corps sera tenu par la répétition et ses angoisses.

Employer le mot féminin dans l’histoire d’Irma Grese revient à la ramener à la singularité d’une identité. Une différence avec la féminité qui pourrait être envisagée par des rôles, des attitudes et autres mascarades définissant la femme. Si Sigmund Freud admettait que le féminin était resté pour lui un « continent noir », voire une « énigme » pour Jacques Lacan, « la femme n’existe pas ». En effet, celle-ci nous montre son unicité en dehors des structures symboliques d’une société et de ses normes culturelles. En d’autres termes, « La Femme » avec un grand « L » pourrait représenter toutes les femmes de manière uniforme, ce qui n’existe pas car la féminité est multiple et ne peut être réduite à une seule essence.

Irma Grese va nier les accusations déclarées contre elle et se présentera comme une simple exécutante, une fonctionnaire ordinaire. « C’était notre devoir », dira-t-elle lors du procès. L’état agentique d’Irma l’aura conduite du côté d’une identification surmoïque collective. Elle aura intégré les normes et autres ordres d’une autorité, une identification qui l’aura anesthésié de toute forme de culpabilité. Hannah Arendt parle de « banalité du mal ». C’est l’histoire d’Irma, une personne ordinaire qui aura commis des actes sanguinaires monstrueux. Sous l’emprise d’une autorité absolue, de la défaillance du moi, elle s’est trouvée aliénée par une toute-puissance. Elle n’aura été qu’un instrument, un objet façonné aux discours idéologiques hypnotiques entendus de la voix de son « maître » !

Elle écrira une dernière lettre à son papa avant son exécution ou la répétition d’une quête de reconnaissance du père symbolique demeuré dans sa psyché. Elle déclarera partir « courageuse, innocente et toujours fière », et demandera à son père de ne pas avoir honte d’elle.

Le 13 décembre 1945, au moment de sa pendaison, sa présentation glaciale, teintée d’une certaine arrogance, choquera l’opinion publique qui la qualifiera de « monstre ».

Qui est monté sur l’échafaud « La hyène d’Auschwitz » ou le corps d’une femme attaché à la psyché de la petite « fille à papa » ?

« Le moi n’est pas maître en sa demeure », disait Sigmund Freud.

Olivier Fourquet – Mai 2025 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Jacques-Alain Miller, L’Un-tout-seul. L’Orientation lacanienne », Édition de la Martinière, 2017

[2] Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001

[3] Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, Édition Payot, 2012

[4] https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/question/what-conditions-and-ideas-made-the-holocaust-possible

[5] Marc Lebailly, Esquisse d’une clinique psychanalytique structurale de la paranoïa, séminaire, 2016

[6] Jacques Lacan. Le Séminaire, livre III, les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981

[7] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Edition Payot, 2014

[8] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, (1969-1970)

[9] https://historiahoy.com.ar/la-historia-irma-grese-la-temida-y-sadica-miembro-las-ss-que-trabajo-los-campos-concentracion-n4376

[10] Sándor Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, Paris, Payot, 1982

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L’Émergence du phénomène transgenre

Guy Decroix – Mai 2025

« Dans un monde toujours changeant et incompréhensible, les masses avaient atteint le point où elles croyaient simultanément tout et rien, où elles pensaient que tout était possible et que rien n’est vrai. » Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme

2ème partie

Relief dit de l’Athéna contemplative, vers 460 av. J.-C., Musée de l’Acropole, Athènes

Introduction :
Une époque marquée par l’absence de limites et de liens dans une société fluide
I. L’idéologie de l’autodétermination :
La transitivité comme un fait avéré
L’absence d’humanité neutre
Un déni de réalité
La déconstruction et les lois de l’énonciation
II. La toute-puissance infantile et la conviction intime
III. Une indifférenciation sexuelle

« Un peuple, c’est une population, des contours, des conteurs. »
Régis Debray, Éloge des frontières

Introduction
Dans l’Antiquité grecque, la modération était considérée comme un idéal. Sur un bas-relief du 5ᵉ siècle avant notre ère, Athéna, déesse de la sagesse, se tenait majestueusement accompagnée de sa chouette, symbole de clairvoyance et d’une vision d’au-delà des apparences. Elle nous indiquait les limites à respecter et nous inclinait à une méditation sur la finitude de l’homme. À l’opposé de cette tempérance et de cette raison, l’hubris évoquait des comportements excessifs et transgressifs.
La pensée de Mai 68[1], marquée par une forme d’hubris destructrice, se caractérise par une radicalité véhémente dans ses slogans tels que « il est interdit d’interdire », « jouir sans entrave » ou encore « soyez réalistes, demandez l’impossible ». Ces mots d’ordre faisaient de l’outrance une vertu révolutionnaire, cherchaient à satisfaire et à promouvoir toutes les jouissances singulières, tout en confondant jouissance et désir. Cette dynamique a ouvert, entre autres, une voie vers la transidentité et des forces mortifères. Après avoir examiné des causes possibles de la demande exponentielle de « changement de sexe », nous nous proposons d’explorer quelques sous-jacents idéologiques, sociopolitiques et familiaux de cette nébuleuse trans dans le social contemporain.  

Eugénie Bastié[2] repère qu’après un moment « Icare », caractérisé par un progressisme débridé, par une technologie aveugle et une « plasticité et malléabilité infinie de l’homme », émerge désormais le moment « Ulysse ». À l’instar d’un retour du refoulé, les limites que nous avons éludées ressurgissent sous forme de crises écologiques avec les enjeux énergétiques, économiques et civilisationnels relatifs aux questions d’immigration et de frontières. Selon une perspective freudienne, à une phase prométhéenne pourrait succéder une phase œdipienne autorisant le passage à l’acte de fantasmes inconscients infantiles où la jouissance prédomine. L’homme apparemment ne se retient pas : dès qu’il sait ce qu’il peut accomplir, il le fera les yeux fermés. Bien que les comités d’éthique, instances surmoïques, tentent d’imposer une limite avec un « pas plus loin ! », la face sadienne du surmoi inconscient, que Jacques Lacan qualifie de « gourmandise du surmoi » dans son œuvre sur Kant avec Sade, impose un impératif de jouissance sans restriction : « Tu dois jouir ! ». Cette injonction entraîne une confusion entre le désir et la pulsion.
À l’exception de Camus, qui dans L’Homme révolté prône l’importance de la mesure, la modernité semble avoir perdu de vue le sens des limites. Alain Finkielkraut[3] avance que l’hubris de notre époque nous conduit désormais à nous penser à partir de deux figures emblématiques de l’hypermodernité, à l’apogée de la démocratie : le migrant et le transgenre. Le migrant, sans véritable identité, symbolise l’effacement des frontières entre autochtones et étrangers. Il incarne une forme d’identité totale et une humanité qui se veut en opposition à toute singularité. Le transgenre, de son côté, personnifie l’émancipation absolue. Il se définit comme cause de lui-même et s’inscrit dans un modèle avec lequel chacun peut se reconnaître dans l’une des soixante-douze identités actuelles revendiquées ! La question des limites paraît absente du discours du transgenrisme qui soutient que la distinction entre les sexes est une construction sociale inscrite sur un continuum d’un sexe à l’autre. Ainsi, l’appartenance à un genre résulterait d’une maturation personnelle qui n’est pas tributaire du sexe « assigné » à la naissance. Cet effacement des limites et des contraintes imposées par la loi paternelle qui limitait les désirs de l’enfant ouvre la voie à l’autodétermination, comme l’a décrit Marcel Gauchet[4] dans son ouvrage La gauche au défi de la société des individus. Le droit, jadis au service de la collectivité, sert désormais le privé, l’autonomie et le libre choix, notamment en ce qui concerne le nom et le prénom, en résonance avec les principes du libéralisme.

L’idéologie de l’autodétermination 

Dans les années 1980, Jean-Pierre Le Goff observait l’émergence d’une « barbarie douce » au sein des rapports sociaux, résultant de la nécessité de s’adapter aux « mutations du monde contemporain ». L’autonomie, l’un des thèmes centraux de son analyse, devenait une source de déstabilisation tant pour les individus que pour la collectivité tout en générant une profonde angoisse. Dans ce contexte, diverses « thérapies » agissaient comme une sorte « d’infirmerie sociale ». Les réalités se dissolvaient dans une pensée fluide, prônant un discours où se mêlaient « tout et son contraire ». Les individus se trouvaient contraints d’aspirer à l’autonomie sans cesse renouvelée. Chacun était sur le chemin de devenir le poète de sa propre existence au sens étymologique du terme. Jacques Alain-Miller[5] met en lumière cet extrémisme de l’individualisme contemporain par l’écriture « Un-dividualisme » qui souligne la revendication de l’Un, remplaçant le préfixe privatif « in » par l’article indéfini « un », versus auto-détermination et auto-engendrement, tout en évinçant la figure du grand Autre.
« Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombes qui dirigent le monde », nous avertissait Zarathoustra. Dans son ouvrage Une folle solitude, Olivier Rey[6] repère dans un fantasme de l’homme auto-construit un micro-événement passé inaperçu, mais riche de sens : Jusqu’aux années 1970, les jeunes enfants faisaient face à leurs parents dans leur poussette, favorisant ainsi un soutien par le regard. Puis, un retournement s’est opéré : les enfants ont commencé à être orientés vers l’avant ! Le sujet devait désormais délaisser son passé, se tourner vers l’avenir et se bâtir lui-même. Cette utopie de l’auto-fondation s’est infiltrée dans certaines approches pédagogiques, prônant l’idée d’un enfant émancipé de l’autorité des adultes, capable de construire ses savoirs (terminologie exacte des instructions officielles de l’Éducation nationale) et de forger son identité personnelle.
La loi d’orientation sur l’éducation (loi 89-486 du 10 juillet 1989, dite « loi Jospin ») stipule dans ses annexes, sous l’intitulé « l’élève au centre du système éducatif », que « l’école doit permettre à l’élève d’acquérir un savoir et de construire sa personnalité par sa propre activité ». Dans un document de formation du G.F.E.N[7] (Groupe Français d’Éducation Nouvelle), on peut lire cette déclaration de principe que « le savoir ne se transmet pas, il se construit » pour le « sujet apprenant », sans doute à l’instar de Blaise Pascal qui, dès l’âge de 11 ans seulement, rédigeait son premier ouvrage scientifique et démontrait la proposition d’Euclide sur la somme des angles d’un triangle…
Récemment, une partie du corps enseignant a rejeté la proposition du « choc des savoirs », présentée par un ancien Premier ministre. La finalité visait à « rehausser le niveau d’exigence et d’ambition pour tous les élèves », en plaçant au centre de l’apprentissage à l’école primaire les savoirs fondamentaux et leur autorité, dans un contexte qui valorise chaque opinion et conteste occasionnellement la science.
Dans ce cadre, émergeront les questions d’identité sexuelle. Ainsi, Chat GPT, une des formes de l’intelligence artificielle, peu intelligente faute de pouvoir lire entre les lignes et peu artificielle étant une production humaine, se « mêle à la conversation », en rendant compte de cette auto-identification dans une des définitions d’une femme : « personne qui s’identifie comme femme ». Cependant, cette définition circulaire omet des éléments cruciaux tels que la présence de chromosomes XX ou d’un utérus, qui sont essentiels à la définition d’une femme.

 L’idéologie contemporaine de l’autonomie, selon laquelle on peut s’affirmer autonome, va également se déployer dans le domaine de la sexualité. La question trans peut illustrer cette auto-détermination et cette auto-nomination par l’assertion « je suis ce que je dis », dans une affirmation de l’instant et dans une synchronicité, tout en niant l’importance de l’histoire personnelle et ses traces traumatiques qui la jalonnent. Pourtant, la construction identitaire s’opère toujours à l’intersection du synchronique et du diachronique. Le sujet ne peut naître de lui-même dans une identité imaginaire qui resterait instable. Il ne peut se constituer une assise symbolique qu’à la condition d’être nommé par l’Autre social et enserré dans le discours de l’Autre qui agit à notre insu, « moi, fils de… ». Comme le souligne l’aphorisme de Lacan : « Le désir est le désir de l’Autre », et de préciser, « Dans la vie, on connaît ses désirs, on peut désirer toute sorte d’objets, mais son Désir, celui qui vous constitue, qui oriente tous vos actes, tout ce que vous serez, celui-là, c’est à la fois le sujet et ce n’est pas lui. Cela conduit à un rapport d’altérité à soi-même, de division, d’étrangeté. C’est comme cela que l’on constate souvent que le sujet se sent forcé par un désir qui le dépasse et qui pourtant est le sien.[8] »
Cette autodétermination de soi, qui pourrait être perçue comme une expression individuelle de l’ego (l’égaux ?), s’oppose à la conception lacanienne du sujet, qui n’est qu’une représentation, un signifiant pour un autre signifiant inscrit dans la chaîne symbolique. Cette position est à l’antithèse de toute institution qui matérialise l’empreinte du collectif dans les existences individuelles. Dans une quête d’autonomie sexuelle, certains jeunes revendiquent « le droit » de choisir son sexe, de se passer de l’autre, pulvérisant ainsi les frontières entre le masculin et le féminin, ainsi que celles séparant l’hétérosexualité et l’homosexualité.
Ajoutons que cette expression « je suis ce que je dis » étayée sur des affects et ressentis impose une adhésion non critiquable et exprime une revendication narcissique des petites différences, accompagnée d’une victimisation systématique où toute remise en question engendre une suspicion de phobies. Peut-on entrevoir cette auto-détermination qui évince l’altérité, dans le remplacement du mot « amoureux » par celui de « copain » ? L’expression « compagnon de pain » fait référence à la similarité, à l’homogénéité, qui renvoie à l’idée de « mêmeté » formulée par Paul Ricœur. Considérer l’autre comme un semblable plutôt que comme un prochain réduit les possibilités d’échange.
Cette auto-détermination, qui trouve son origine dans la théorie de Judith Butler, au sein de l’idéologie du self-making, serait empruntée à Theodor W. Adorno, selon Éric Marty[9], dans « La psychanalyse revisitée, Die revidierte Psychoanalyse ». Dans son ouvrage de 1946, il illustre comment les psychanalystes américains ont substitué les processus psychiques et symboliques par des facteurs socioculturels afin de construire une psychosociologie adaptative. Selon cette perspective, « le sexe n’existe pas, il n’y a que le genre », et le genre est performatif et donc totalement libre. Cette déclaration génère ce qu’elle désigne. L’affirmation « je suis un homme » apparaît incontestable, échappant à toute dialectique et niant les facteurs génétiques et anatomiques.

Quelques critiques concernant l’autodétermination :

  • La transitivité comme un fait avéré

« La transidentité est un fait qui concerne l’institution scolaire.[10] » Cette déclaration ministérielle n’est soutenue que par son assertion. L’affirmation « J’aimerais être une fille » serait à entendre comme une manifestation de souffrance psychique. Paul Denis[11]interprète même cette « conviction » comme l’expression d’une « plainte sur un mode mythomaniaque », liée à des mères « qui soutiennent la demande de leur enfant dans une des formes de syndrome de Münchhausen par procuration », c’est-à-dire d’un trouble factice simulé par un tiers chez l’enfant, destiné à le mener chez le médecin à des fins de traitement inutile.

  • L’absence d’humanité neutre.

Il n’existe pas de notion d’humanité neutre. À la naissance, on n’entre pas dans ce monde avec un état détaché de tout sexe, offrant la liberté de choisir son identité. La sexuation est une imposition, le sexe anatomique et génétique n’est pas modifiable. On se développe dans une structure génétique de sexe mâle (XY) ou de sexe femelle (XX) ; il n’y a pas de troisième sexe. Freud affirmait que « l’anatomie est le destin », tout en reconnaissant la bisexualité psychique qui habite chaque sujet, avec quelques contingences à assumer. Il mentionnait également que « le moi n’est pas maître en la demeure » en raison de sa division interne. Cette dualité engendrera la troisième blessure narcissique insupportable et rejetée, ce qui peut se manifester par des déclarations telles que « je ne sais pas ce que je dis » et, dans ce cadre, par l’assertion « je l’affirme » ! Cette différence anatomique est incontournable. Le sexe n’est pas « assigné » à la naissance par un médecin, mais relève d’un constat objectif. Le terme « assignation » est spécifiquement réservé aux états intersexués (1,7 %) constatés à la naissance. Nous observons une confusion manifeste entre l’identité sexuée pro-objectale et l’identité sexuelle avec choix d’objet hétérosexuel ou homosexuel. Quant à l’identité de genre envisagée comme un continuum entre les hommes et les femmes et représentée par toutes les nuances de l’arc-en-ciel du drapeau LGBT+ constitue une hérésie scientifique. Être né du sexe masculin ou féminin est un statut juridique intrinsèquement « indisponible.[12]» Par conséquent, nul ne peut s’en prévaloir ou s’en affranchir au motif d’une prétendue assignation.
L’enfant se trouve alors confronté à la nécessité d’engager un travail psychique à partir de cette donnée initiale. Il est susceptible de traverser de manière temporaire une période imaginaire et interrogative se demandant « si j’étais né de l’autre ». Cette représentation le conduit ultérieurement à s’identifier aux parents du même sexe, processus qui contribue à la formation de son identité sexuelle dans un cadre complexe. Le choix de l’objet d’identification relève peu de l’ordre d’un choix au sens conventionnel. Une position parentale possible pourrait être : « Tu as peut-être envisagé cette option, mais ce n’est pas la réalité. » Ce propos incite l’enfant à un travail de deuil inévitable. Il apparaît que toute autorité, entendue comme un accompagnement dans son développement, ne pourra s’imposer sans prendre le risque d’exprimer une vérité, au péril d’un désamour potentiel. Certains enfants peuvent également développer la conviction qu’ils seraient probablement mieux aimés s’ils appartenaient à l’autre sexe, d’où l’émergence du discours du transgenre. Cette réflexion soulève néanmoins une question cruciale : qu’est-ce qui motive le désir de modifier une anatomie qui, par nature, est indépendante du genre ?
Lacan s’éloigne de l’aphorisme freudien en introduisant le néologisme de « sexuation » dans son séminaire « Encore ». Ce concept peut être envisagé comme un processus subjectif singulier, au cours duquel le « parlêtre » sexué ne se définit que par la jouissance résultant de sa rencontre avec le langage. Ainsi, chacun se donne la possibilité de se positionner selon un mode masculin, féminin ou autre. Ce cheminement fait trace tant sur le corps que dans le langage.

  • Déni de réalité

« Je suis l’esprit qui toujours nie, et c’est avec justice
Car tout ce qui existe est digne d’être détruit.
Il serait donc mieux que rien n’existât. »
Méphistophélès                             

Le déni occupe une place centrale dans les manifestations contemporaines de l’économie psychique. Aujourd’hui, il est devenu légitime, dans un processus d’auto-reconnaissance, de définir son genre indépendamment de son anatomie. Ce phénomène engage une forme de négation de la réalité biologique et amène certains à revendiquer un changement de sexe en affirmant : « Au nom de ma conviction et de mon ressenti, j’ai le droit d’attendre de la société qu’elle reconnaisse mon identité ». Cette position, qui fait fi de la réalité anatomique, exprime une manifestation d’une toute-puissance infantile. Elle s’apparente également à un comportement de nature perverse qui dénie la castration symbolique, voire évoque une logique psychotique, où le sujet, dépourvu d’une référence au grand Autre, ne dispose pour autorité que de « son dire ». Accepter une telle demande, sans écoute du malaise sous-jacent, en la considérant comme un fait avéré, conduit à légitimer l’insertion apodictique de l’enfant, qui se trouve alors dans un déni de réalité. Cette dynamique s’inscrit dans un rapport incertain à la différence des sexes, engendrant un processus long et chaotique que nous désignons sous le terme d’identification. Il convient de rappeler que le déni se manifeste toujours dans un contexte relationnel bipartite, à travers une dialectique perverse qui mène l’autre à une incapacité à s’exprimer. Dans le milieu des relations entre les parents, les médecins et l’enfant, Paul Denis évoque une « communauté du déni ». L’éviction de l’instance paternelle, corrélée à une transformation sociétale où un seul signifiant, celui de « parent », peut désigner à la fois le père et la mère, participe d’un véritable retournement. Cette conception de l’auto-détermination possible constitue non seulement un déni de la réalité, dans la mesure où l’enfant est toujours investi dans le désir de l’autre, mais aussi un mensonge, en laissant entendre qu’il pourrait se soustraire aux déterminants de son sexe biologique.

Le Journal de Montréal[13] présente une situation sans précédent. Dans certaines écoles du Royaume-Uni, des élèves s’identifient comme chats et miaulent en classe. Ce phénomène, associé à la mode des furries proche d’un véritable délire, soulève plusieurs réflexions. Tout d’abord, la question de l’identité apparait au premier plan. Au-delà des soixante-douze identités déjà mentionnées, il est légitime de se demander si les enseignants sont tenus d’utiliser le « prénom choisi » par les élèves qui s’identifient de cette manière. Cette problématique s’entrelace avec les enjeux liés aux relations de zoophilie que nous aborderons dans le cadre de l’antispécisme. Ensuite, la question de la métaphore qui tend à s’effacer en ces temps actuels est interpellée. En tant qu’être « parlant », tous nos liens sont déterminés par le langage. Il est possible que le corps enseignant et les parents concernés ne parviennent pas à saisir la portée métaphorique, le déplacement symbolique, la poésie ainsi que l’éventuel désir de ces enfants d’être aimés, à l’instar du chat domestique qui bénéficie de soins particuliers et d’affection au sein du foyer. Enfin, ces jeunes pourraient être en quête d’éprouver l’autorité de leurs enseignants dans un jeu pervers, conduisant à l’impuissance de l’expression de la part de l’enseignant. Ce dernier se trouve alors contraint de respecter « l’identité de genre » de ses élèves, tout en intégrant des questions de diversité, d’inclusion et de non-discrimination.

  • La déconstruction et les lois de l’énonciation

Si l’on considère que le genre constitue une construction sociale pure, à l’instar d’un performatif, contrairement au sexe biologique, il serait théoriquement envisageable de le déconstruire, de le déprogrammer. 
Cependant, cette perspective apparaît en réalité inapplicable à l’ensemble des constructions sociales. La religion, définie comme un ensemble spécifique de croyances et de dogmes établissant un lien entre l’humanité et le sacré, représente également une construction sociale. Quelles que soient les spécificités de cette religion, que Lacan qualifie « d’increvable », elle ne saurait être sujette à déconstruction. Le langage, inhérent à l’homme en tant qu’être capable d’interprétation, est une construction sociale qui a émergé simultanément à l’évolution de l’humanité. Aucun individu ne s’exprime spontanément ; il doit nécessairement s’inscrire dans une langue qui l’a précédé. Celle-ci fonctionne comme un système de contraintes, d’arbitraires régissant le choix des mots et des signes, ainsi que l’enchaînement des signifiants. Cet ordre intangible s’impose à tous afin de pouvoir parler. Ainsi, une tentative de déconstruction, telle que « aime je te » au lieu de « je t’aime », donnerait lieu dans l’ordre discursif à quelque chose relevant soit d’un autisme, soit d’un langage délirant. En effet, l’absence de ce rapport de contrainte partagé entre l’auditeur et le locuteur, rendrait tout échange impossible. La condition humaine demeure déterminée et contrainte par l’usage du symbolique, du fait même que nous sommes des êtres parlants. Cet ordre symbolique constitue une structure qui définit ce qui est impossible, ce qui est hors langage : tout ne peut pas se dire, il n’est pas possible de « dire comme on le souhaite », ni de choisir unilatéralement tel ou tel mot pour nommer ou désigner une chose précise. Encore une fois, la langue nous précède avec ses contraintes. Cet ordre impose une autorité à tous, en se soutenant de quelque chose qui transcende chacun d’entre nous et ne se prête pas à la négociation. Cet ordre détermine des positions en fonction des relations qu’elles entretiennent entre elles (je, tu, père, mère, enfant) indépendamment des individus singuliers. Le psychotique s’exprime dans un langage hors-la-loi symbolique, sans respect de la syntaxe, où la parole ne fait pas acte. En d’autres termes, si tout est construit, tout devient possible. Or, notre capacité à parler est structurée autour du consentement à ne pas être entièrement dans la jouissance. C’est ce consentement à la perte de jouissance qui ouvre la voie à l’élaboration d’un savoir et à l’expérimentation avec la langue. Le désir et la loi reposent sur un fondement commun : c’est parce que les lois de la parole délimitent un interdit que quelque chose du désir peut se manifester. Lorsque tout devient permis, le désir s’efface et le pulsionnel se libère.
Daniel Sibony[14] identifie trois générations en lien avec la liberté de changer de genre. La première génération de personnes transgenres exprimerait une « croyance » inébranlable en la binarité de la différence sexuelle, nécessitant une transition par le biais de réparations chirurgicales du sexe anatomique afin de passer du féminin au masculin ou inversement.
La seconde génération aspirait à naviguer entre l’identité masculine et l’identité féminine, dans une indétermination régulée par la prise périodique d’hormones. Paul Preciado, figure emblématique de cette position, décrit sa transition dans un entretien avec Laure Adler[15], qu’il considère comme « un acte de décolonisation, un acte somato-politique ». Il avance que son « assignation de genre à la naissance, cette inscription dans la réalité sociale par le biais de normes, n’est qu’une fiction politique ». Ces normes ont été instaurées par « l’ordre hétéro-patriarco-colonial » pour consolider son pouvoir et opprimer les minorités. Ainsi, les pronoms « il » et « elle » deviennent interchangeables. Toute désignation à son endroit en utilisant le prénom « il » entraîne immédiatement une rectification pour le non-usage de « elle » et vice-versa. La phrase « c’est mon choix » pourrait être interprétée comme la devise de ce dispositif pervers. L’expression d’un délire narcissique de toute-puissance est manifeste, car parler implique une perte ainsi que l’assurance de la reconnaissance du statut et du genre de l’autre. Cette dynamique entraîne un traitement avec mépris des lois qui régissent la parole, aboutissant à l’occupation de toutes les positions disponibles. Chaque individu, à l’instar du signifiant, n’occupe qu’une place partielle. Cette situation génère de l’innommable ainsi qu’un message paradoxal dans l’échange, ouvrant la voie à la psychose. Selon Paul-Claude Racamier[16], « toute schizophrénie évoque la mise à mort de la psyché. » Par ailleurs, le genre opère comme un piège, englobant toutes les « minorités marginalisées » en opposition à l’homme blanc hétérosexuel. La troisième génération s’éloigne du terrain chirurgical et hormonal pour performer son identité et son genre à travers le langage. Dans cette logique, chacun construit sa propre vérité par le biais de la performance dans un discours qui postule que la différence sexuelle n’est qu’un effet linguistique, une expression des rapports de pouvoir, tout en occultant la réalité biologique de l’anatomie.
Dans l’émission « Arrêt sur image » animée par Daniel Schneidermann, dédiée à « la marche des fiertés » du 29 juin 2018, l’animateur s’adresse à l’un des individus barbus qui lui répond : « Je ne suis pas un homme, monsieur, je ne sais pas ce qui vous fait dire que je suis un homme […] Je suis non binaire, ni masculin ni féminin, je refuse qu’on me genre comme un homme. » L’animateur s’excusera de son « offense », justifiant selon cet individu qu’il a été « aliéné » au sexe et non à la construction sociale qui est le genre. Ce dialogue pervers et sans issue témoigne d’une occupation tyrannique de la position du maître des mots. Cette position, dans laquelle repose la décision concernant le sens des signifiants, opère au détriment de l’autre qui est sidéré et objectivé. Ce défaut de limites personnelles chez « l’interlocuteur » évoque l’effort pour rendre l’autre fou, où Harold Searles, dans sa préface, affirmait : « Il est une parole qui ne prend pas, qui ne peut et n’est tenue par personne, c’est de cette parole qu’on devient fou. » Cette situation apparait comme la résultante d’une théorie censée favoriser l’autonomie ! Dans cette optique, Daniel Sibony[17] propose une dynamique d’entre-deux sexuel, qui se situe entre le biologique et le langage, ces deux éléments s’influençant mutuellement. Le sujet, dont la structure est dérivée de l’inconscient, est « assujetti » aux lois de la parole. Nous parlons du lieu d’un Autre, d’une parole qui nous « place hors de nous ». Cependant, ces contraintes langagières, qui dictent les normes constitutives du sujet et garantissent le lien social en se transmettant de génération en génération par le biais du discours collectif, semblent aujourd’hui s’effriter. Cette situation engendre un sentiment de désarroi, dans la mesure où chacun doit désormais naviguer seul avec les contraintes langagières. Cela ouvre la voie à l’arbitraire et à des violences qui se manifestent chez des individus se percevant comme tout-puissants. Cette violence, nourrie par un narcissisme collectif et un sentiment de supériorité qui rejette toute forme d’altérité, trouve actuellement son expression dans une forme de censure culturelle qui vise à imposer une police de la pensée. Elle se traduit par l’interdiction d’expositions et de présentations d’ouvrages comme Transmania [18], et des menaces de mort exprimées à travers des propos tels que « une TERF, une balle » ou encore « nous allons leur éclater la tête ». De surcroît, ces interdictions sont relayées par certaines personnalités politiques, qui interdisent la diffusion de publicités sur des panneaux de la ville de Paris

« Les mots qu’on connaît bien prennent dans ce pays un sens cauchemardesque. La liberté, la démocratie, le patriotisme, le gouvernement, tous ont un parfum de folie et de meurtre. »
Joseph Conrad, Nostromo

 II. La toute-puissance infantile et la conviction intime

Tout nourrisson prématuré néoténique se vit comme étant le centre de l’univers, en raison de la satisfaction immédiate de tous ses besoins. Selon Sigmund Freud, la toute-puissance du bébé s’origine dans la figure maternelle, dans la mesure où il incarne les désirs chimériques inassouvis de ses parents : « […] maladie, mort, renonciation de jouissance, restriction à sa propre volonté ne vaudront pas pour l’enfant. Les lois de la nature, comme celles de la société, s’arrêteront devant lui, il sera réellement à nouveau le centre et le cœur de la création, His Majesty Baby, comme on s’imaginait l’être jadis. » (Freud, 1914). Donald Winnicott évoquera l’état de « folie passagère » de la mère pour décrire ce qu’il qualifie de « préoccupation maternelle primaire ». Le sevrage relationnel progressif et douloureux conduira l’enfant à découvrir le principe de réalité, à savoir que sa mère se préoccupe d’autres personnes en plus de lui. En l’absence d’un positionnement clair de la famille et des enjeux sociopolitiques, l’omnipotence de l’enfant lui autorise toutes les revendications individuelles. Celles-ci ne font que nourrir son narcissisme et le plongent dans l’angoisse ainsi que dans l’incapacité de faire avec l’ambivalence. L’enfant parviendra dans ces conditions à établir une base qui légitimera sa « conviction intime » concernant son genre. Ainsi, un impératif imaginaire et performatif se manifeste dans trois registres : d’abord, le registre symbolique de la nomination, où l’enfant exige des autres de modifier la façon dont il est désigné, notamment dans le cadre scolaire ; ensuite le registre imaginaire correspondant au désir de transformer son image ; enfin le registre du réel qui implique des interventions chirurgicales et des traitements hormonaux. Ce désir d’éradiquer les traces de l’anatomie de naissance pourrait signer pour partie une chute de la fonction paternelle.  

Jean-Pierre Lebrun aborde, dans plusieurs de ses ouvrages, des évolutions au sein des structures familiales et sociétales. Concernant la famille, il décrit le modèle d’antan où, selon son expression, la mère aimait son enfant « sans condition », tandis que le père l’aimait « avec des conditions », l’encourageant à grandir, à renoncer à l’immédiateté et à accepter les places différentes. Dans ce cadre, la figure paternelle introduisait une certaine dose de négativité et d’autorité. Bruno Bettelheim, en opposition au courant positiviste, a affirmé, à travers le titre de l’un de ses ouvrages, que l’amour ne suffit pas, soulignant que tout lien affectif est intrinsèquement ambivalent. Il n’existe pas d’amour sans une part de haine envers l’enfant, une dualité que la mère doit être en mesure d’accepter. En ce qui concerne le rôle maternel et l’idée du « tout amour », nous observons, d’une part, qu’avec l’individualisme moderne, chacun peut créer sa propre famille, qu’elle soit biparentale, monoparentale ou homoparentale. D’autre part, un nouvel idéal a émergé : celui d’un amour inconditionnel pour l’enfant, le déchargeant d’un travail psychologique de séparation du maternel et de sublimation du pulsionnel à effectuer. Aujourd’hui, la famille s’est transformée en un cocon protecteur, en place d’une première institution. Le sujet freudien, défini comme un sujet de désir, façonné et frustré par la réalité, se trouve désormais livré à une jouissance presque illimitée, qui entrave son processus d’humanisation par collage à la mère. Il n’est plus poussé à grandir et, ce faisant, il peut « choisir » son identité de genre, qui se « construira » indépendamment de son sexe biologique. Ainsi, la relation entre la mère et l’enfant devient symétrique, illustrant la séduction narcissique que Paul-Claude Racamier a décrite en 1983 : « Le but de la séduction narcissique est de maintenir dans la sphère narcissique une relation susceptible de déboucher sur une relation d’objet désirante ou de l’y ramener. » Ce positionnement rappelle les pratiques éducatives dites « positives » qui évitent toute forme de séparation et engendrent une pulsion d’emprise, plaçant l’enfant dans une dynamique relationnelle où les limites et les interdits sont absents. Ces conditions révèlent la complexité et la difficulté d’obtenir un véritable travail de symbolisation, de différenciation entre soi et l’objet et d’ouverture à un tiers séparateur. L’autorité paternelle, qui restreignait les jouissances en encadrant les pulsions destructrices de l’enfant à travers ce que Françoise Dolto qualifie de « castrations symboligènes », est devenue obsolète en raison d’une confusion avec le patriarcat. Lacan, dans son expression « Le Nom du Père, on peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir », suggère que sa fonction est essentiellement symbolique, c’est-à-dire de séparation et garantit la continuité de la lignée pour un fils. La condition d’être parlant impose un deuil de l’objet entièrement satisfaisant et contraint chacun au partage du champ symbolique. Comme le soulignait encore Françoise Dolto : « L’important, c’est qu’un enfant puisse toujours dire ce dont il a envie, mais pas toujours le faire ». Ignorer le principe paternel conduit à une abrasion du temps, nous enfermant dans une existence figée dans le présent et ouvrant ainsi la voie à un espace maternel incestuel.

L’évolution actuelle du domaine socio-politique renforce également cette absence de limitations. Dans une campagne de sensibilisation contre les « LGBT+phobies », le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye, importateur des Black Studies en France et se présentant comme « un produit de l’école républicaine française et de l’affirmative action américaine », a lancé le slogan « Ici on peut être soi ». Cette idéologie délétère, émanant de l’institution, fait écho au slogan « Venez comme vous êtes » du McDonald’s. D’autre part, la figure maternelle semble progressivement prendre le pas sur celle du père dans l’espace public, favorisant ainsi une certaine désexualisation des relations humaines. L’humour juif du comédien américain Groucho Marx, mis en avant dans le film L’homme est une femme comme les autres, illustre cette tendance à estomper les différences entre les hommes et les femmes, ainsi qu’une désaffection croissante envers le sexe chez les jeunes générations. Le Festival de Cannes 2018 a décerné la palme d’or au film Girl qui aborde la transition de Laura, une adolescente de 15 ans, née garçon et qui aspire à devenir danseuse, avec le soutien inconditionnel et la tendresse de son père lors de ses diverses démarches. Selon le journal Libération[19], « Laura est presque une enfant gâtée sur le chemin de la transition de genre : un père exemplaire en tous points, enveloppant sans surjouer la décontraction ». D’après Serge Hefez[20], « en Belgique, où elle vit, elle avance, avec l’aide de médecins et le soutien indéfectible d’un père aimant, dans sa transformation. » Dans ce film, nous sommes confrontés à une mère absente et un père qui endosse le rôle maternel sans négativité, abolissant ainsi sa fonction paternelle. Cette transition, formulée sous le mode conditionnel « je serais », ne s’inscrit-elle pas dans le registre de l’imaginaire ? Michel Schneider illustre dans son ouvrage Big Mother [21]combien le pouvoir, à l’image de notre société, a abandonné sa dimension paternelle, celle qui impose l’obéissance, pour revêtir une approche plus maternante, celle qui aspire à être aimée. « Vous n’avez pas le monopole du cœur », affirmait Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand lors d’un débat télévisé durant l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle française de 1974. Nous paraissons traverser une ère winnicottienne du besoin, caractérisée par le désir d’un état bienveillant capable de satisfaire les désirs de chacun. Cette évolution semble s’inscrire dans une forme de disneylandisation du monde, où, quel que soit l’âge, nous avançons vers le nouveau millénaire en trottinette, en culotte courte ou en patins à roulettes, usant d’un langage enfantin tel que « jouer dans la cour des grands », « la cerise sur le gâteau » ou « mouiller sa chemise ». L’État s’érige en pourvoyeur de soins, de nourriture, de sommeil et de tous les services de proximité à quiconque. Dans le registre de la biotechnologie, la possibilité de concevoir un enfant sans relation sexuelle confère à la procréation une dimension exclusivement maternelle. Ainsi, la fonction du care, du soin, paraît remplacer la fonction paternelle, aujourd’hui évanescente. L’expression « prenez soin de vous » est devenue particulièrement prégnante dans notre langage quotidien. Pour cet auteur, nous assistons à la transformation d’une « psychopathologie collective », où aux maladies liées à la figure paternelle (névrose obsessionnelle, hystérie, paranoïa) succèdent celles liées à la figure maternelle (état limite, schizophrénie, dépression). D’un point de vue individuel, la clinique du négatif d’André Green[22] se situe au cœur du malaise contemporain caractérisé par des souffrances psychiques au-delà de la névrose, à l’image des états limites, des carences de la subjectivité, des défauts d’intériorité. Dans ce contexte, certains sujets tentent, vainement, de pallier ces carences en recourant à des objets extérieurs tels que les substances toxiques et des atteintes au corps.
Rappelons que le mot « sexe » dérive du latin « sexus », separatio, ce qui est coupé, ce qui implique un renoncement à l’autre sexe, à interpréter comme une castration. Ainsi, porter son sexe équivaut à porter un renoncement. Dans son ouvrage La morale sexuelle, publié en 1908, Freud aborde la question du conflit entre les pulsions sexuelles et les normes sociales. Il souligne que, pour ne pas être considéré comme un hors-la-loi, l’homme doit renoncer à sa toute-puissance pulsionnelle en abandonnant une part de lui-même pour ce qui est sacré et laïc, une démarche essentielle à la cohésion sociale et à l’établissement d’une communauté. Le désir de récupérer cette part abandonnée ne s’exprime-t-il pas dans les diverses revendications et formes de victimisation actuelles, observées dans le néoféminisme ou à travers les différentes orientations sexuelles ? Un des objectifs inconscients de la transition apparaîtrait alors comme un gain de jouissance. La notion de genre vise à élider l’angoisse de castration dans l’opération de dérivation de la sexuation, laquelle ouvre la voie à la différence sexuelle. Selon Clotilde Leguil[23], le défaut de castration entraine une pollution actuelle étouffante. La dimension toxique, au sens métaphorique, du surmoi contemporain s’acquittant du désir, génère une jouissance empoisonnante. La question de la castration chez l’homme peut résonner étrangement dans certains contextes. Daniel Sibony[24] s’interroge, par exemple, sur l’agression de femmes trans par des individus issus de culture phallique. La simple représentation d’une castration réelle chez l’homme, insupportable dans son horreur, génère une haine primaire, car elle ravive l’angoisse de castration chez le garçon, d’autant plus que celui-ci a déjà vécu une circoncision dans sa prime enfance.
Cette absence de renoncement qui nous affranchit de l’instance paternelle ouvre la voie à une économie de la jouissance permanente, abrasant les limites et les interdits, et à une éviction du sexuel. C’est ainsi que nous constatons qu’un certain nombre de jeunes adultes choisissent l’abstinence sexuelle, adoptant le nouveau signifiant, celui d’« évitant ». Ces individus préfèrent s’abstenir de toutes implications corporelles tout en partageant la jouissance de la consommation de drogue et de musique. Selon Charles Melman[25], le moteur de la nouvelle économie psychique n’est plus le désir, mais la jouissance. Certains adolescents pourraient profiter de la légitimité sociale accordée au changement de genre pour contester l’autorité parentale, en utilisant un discours convenu sur l’autodétermination. Respecter l’enfant serait d’accueillir sa parole, tout en suscitant une réflexion par le biais de questions dont il ne pourra se saisir que plus tard.

III. Une indifférenciation sexuelle

« Si j’avais pétri mon limon, peut-être me fussé-je créé femme, en passion d’elles… »
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

Ce moment trans s’inscrit dans une dynamique plus vaste d’indifférenciation, touchant à des aspects institutionnels et politiques. Le « mariage pour tous », qui choisit de contourner le terme « sexe » toujours encombrant, désigne en réalité le mariage entre personnes de même sexe et marque un renversement majeur : loin d’être institué sur la différence des sexes, il repose sur une indifférence face à la question de la sexuation. Cette absence de distinction, où un garçon peut « en même temps » être une fille, résonne avec un phénomène politique contemporain dans lequel les oppositions s’évanouissent au gré des cohabitations. Nous assistons à une confusion des langues entre le monde imaginaire et le monde réel. Le registre de l’imaginaire autorise toutes les créations possibles, qu’il s’agisse de figures comme Frankenstein ou des succubes, donnant libre cours à tous les fantasmes d’indifférenciation sexuelle. La mythologie est riche d’exemples de procréation masculine, comme Dionysos, ou d’hermaphrodites, à l’image de Cybèle qui est castrée par les dieux pour devenir femme, tandis que ses adorateurs, se castrant eux-mêmes, revêtent des habits féminins. À l’inverse, le registre du réel nous ancre dans une humanité fondée sur la différence des sexes et non sur une combinaison des genres. Aucun homme ne peut accoucher, faute d’utérus et l’hermaphrodite humain reste ultra-minoritaire. Cette perspective quelque peu délirante ouvrirait la porte à une forme de transmission dans laquelle de nouvelles familles adviendraient à partir d’un homme enceint, maître de sa paternité ! Affirmer que l’on pourrait naître « dans un mauvais corps » ou prétendre que l’on pourrait changer de sexe tout en ignorant la détermination chromosomique constitue une négation de la réalité biologique. L’idée qu’une âme féminine puisse être conférée par le grand Autre, devant s’exprimer dans un corps masculin, ou inversement, relève davantage du domaine théologique. En réalité, le désir et la subjectivité ne se construisent pas à partir de l’âme, mais émergent du langage. Sans norme, nous devenons tous des exceptions, plongées dans un magma informe, sans identité et sujettes à la manipulation, dans un univers d’indifférenciation. Cela évoque le tohu-bohu de la Genèse avant qu’un Autre divin symbolique n’opère la séparation donnant forme et place à chacun. Lacan, dans son séminaire « Encore », évoque ce glissement entre le Dieu-le dieur-et le dire, en affirmant que « pour un rien, ça fait Dieu. » En d’autres termes, le récit biblique met en scène l’intervention d’un Dieu-langage, le Di-eur initiateur d’un dire, œuvrant au retournement de la haine en amour.
Certains jeunes, qui ne manifestent aucun désir pour le travail, la parentalité ou la relation amoureuse, semblent rejeter cette altérité, cette subjectivité et cette division toujours embarrassante. Faute de cette division, les individus demeurent ils encore des sujets ? Dans notre ère postmoderne, tant la différence des sexes qui constitue le paradigme de l’altérité que la force du désir tendent à s’estomper. Alors que l’on n’a jamais autant parlé de sexe, Michel Schneider[26], dans son ouvrage La confusion des sexes, note que « l’on observe une tendance à en finir avec la sexualité, son trouble, sa passion, sa part de souffrance et son lien avec la mort ». Les grands mythes fondateurs tels que les métamorphoses d’Ovide ou la Genèse s’ouvrent sur la distinction et la désignation homme-femme. Le renoncement à cette différenciation constitue une régression mortifère sur le plan anthropologique. Le déni de cette différence sexuelle, de cette scission originelle, nourrit une obsession pour l’hybridation, une passion pour le mélange, menant à un désordre que Lacan décrit comme une « salade », tandis que Charles Melman parle de « monstres » dans ce projet de créer un corps constitué de fragments hétérogènes, tant sur le plan de l’image que du réel anatomique ou du symbolique.

Guy Decroix – Mai 2025 – Institut Français de Psychanalyse©

Précédemment :
1ère partie


[1] Jacques Tarmero, Mai 68, la révolution fiction, Les Essentiels, Milan, 2008.

[2] Eugénie Bastié, La dictature des ressentis, Plon, 2023.

[3] Alain Finkielkraut, La modernité à contre-courant, Bouquin, 2024.

[4] Marcel Gauchet, La gauche au défi de la société des individus, Fondation Jean Jaurès, Paris, 2016.

[5] Jacques-Alain Miller, Ou pire, 4e de couverture du séminaire 19, Jacques Lacan.

[6] Olivier Rey, Une folle solitude, Seuil, 2006.

[7] GFEN, La demande d’auto-socioconstruction du savoir à l’école et en formation, 22 mai 2021.

[8] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/jacques-lacan-et-la-destinee-du-desir-2413900

[9]  Éric Marty, Jacques Alain Miller, Entretien sur le sexe des modernes, Question, 21 mars 2021.

[10] Extrait du bulletin officiel de l’Éducation nationale,30 septembre 2021.

[11] Paul Denis, Transidentité : rapport au réel et limite de l’autodétermination, le carnet psy, N° 248, 2021.

[12] Jean-Louis Renchon, Jean-Pierre Lebrun, Où va la famille ? Ères ? 2024.

[13] https://www.journaldemontreal.com/2023/06/20/chat-cheval-dinosaures-des-eleves-sidentifient-comme-des-animaux-au-royaume-uni

[14] Daniel Sibony, Genre, Judith Butler, L’argument est faux, YouTube.

[15] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-bleue/l-heure-bleue-du-lundi-07-novembre-2022-4497616

[16] Paul-Claude Racamier, Les schizophrènes, Petite bibliothèque Payot, 1990.

[17]  Daniel Sibony, L’Entre deux sexuel, Odile Jacob, 2024.

[18]  Dora Moutot, Marguerite Stern, Transmania, Enquête sur les dérives trans, Magnus, 2024.

[19] « Girl », Réussite d’un nouveau genre, Libération, 9 octobre 2018.

[20]  Serge Hefez, Transitions, Réinventer le genre, Le livre de poche, 2022, page 41.

[21] Michel Schneider, Big Mother, Odile Jacob, 2002.

[22] André Green, La clinique du négatif, Éditions Ithaque, 2022.

[23] Clotilde Leguil, L’ère du toxique, PUF, 2022.

[24] https://www.youtube.com/watch?v=3tJxaUa2BAM

[25] Charles Melman, La nouvelle économie psychique, Erés, 2009.

[26] Michel Schneider, La confusion des sexes, Flammarion, 2013.

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L’émergence du phénomène transgenre

Guy Decroix – Mars 2025

« Ce que dit Freud en mille, deux mille endroits de ses écrits, que le moi est la somme des identifications du sujet, avec tout ce que cela peut comporter de radicalement contingent. »
Jacques Lacan[1]

1ère partie

Introduction
Des causes de demande exponentielle quasi virale de changement de sexe

Relief d’Ulysse consultant Tirésias. IVe quart du 1er siècle apr. J.-C. Marbre. Musée du Louvre.
  1.  Influence anglo-saxonne
  2.  Un mouvement de délégitimation des parents :
    . Un mouvement sociétal
    . Un discours politique
  3. L’affaiblissement des grands récits
  4. Triomphe de la science et de la médecine

Introduction

Par une désaffiliation des individus et une désinstitutionalisation progressive de nos sociétés, (entendons sommairement par institution ce qui fonde, ce qui forme, ce qui maintient), articulées à une « société des individus » définie par Marcel Gauchet, les sujets s’insinuent aujourd’hui dans ce qui fait symptôme l’autodétermination, la violence, les liens forts mortifères corrélés à la désymbolisation, la défaillance de la subjectivation, le ratage de l’intériorisation des limites, voire l’errance pour certains qui risquent de s’agglutiner dans une « co-errance » communautaire. Ne pourrait-on pas entendre « j’errer » dans l’usage particulièrement fréquent du signifiant gérer ses enfants, sa vie, son travail ?
Une des pathologies du contemporain aura conduit à s’éloigner d’un certain enracinement cher à Simone Weil pour qui le lieu fait lien, du sens des limites protectrices, des rites et formes, ouvrant à une humanité que Zygmunt Bauman[2] aura nommé « La vie liquide », dans laquelle excellera la fluidité de genre et l’absence de tout point de fixation.
Outre la question de l’autodétermination qui sera notre préoccupation, le relâchement du lien symbolique, entendu comme chaîne signifiante prise dans le désir de l’autre et qui m’institue comme sujet, s’exprime par de nouveaux liens totaux mortifères : toxicomanies, fanatismes, sectes…
Cette fragilisation du lien s’exprime par ailleurs par l’accroissement de ce syntagme aberrant de « développement personnel », comme si le petit humain pouvait se développer hors tout lien affectif à l’autre.

La réapparition dans le Réel de la forclusion du symbolique s’exprime dans le corps. Tatouages et piercing peuvent être pensés comme régression du symbolique qui s’inscrit désormais sur la peau, les scarifications comme tentatives de prise d’autonomie et de contrôle de la douleur. Le « toxicomane » qui cherche à être « accro » reste en quête d’un objet de jouissance, illusion d’un comblement face à l’insupportable angoisse de castration. Expression d’un lien mortifère au produit, car comme l’énonce Daniel Sibony[3], ce qui rend nos liens vivants, « c’est que l’essentiel nous échappe… la part de l’Autre, et autres forces inconscientes où notre être se renouvelle ». Dans ce processus, « le toxicomane » participe à la destruction du lien social.
Nous pourrions repérer d’autres liens mortifères, dans le fanatisme et les sectes.
Toute forme de fanatisme pourrait se repérer dans l’impuissance à supporter une certaine distance à son Dieu, et où l’individu tente de réparer cette carence, à l’aide d’un lien fanatique en « disposant » du fanum, le temple en soi, dans un fantasme de disposition intégrale de son identité, de son origine, de ce qui fonde. « La condition humaine » d’André Malraux nous rappelle que le lien nécessite des conditions créant un bord et que toute inscription dans un groupe humain demeure toujours conditionnelle, à la différence du militant qui peut être conduit à occulter les limites.
Enfin, la secte permettra de rassurer les membres sur leur « identité », et de proposer un lieu de reconnaissance et d’inscription. Ce type de rassemblement aura quelques échos avec notre domaine exploré. Souvent administrée par un obsessionnel, celui qui dit « je sais », le sujet supposé savoir, prend le pouvoir sur l’autre. Étrangement, le planning familial actuel à l’instar d’une société savante énonce sur l’une de ses affiches « Au planning, on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ».
Notre propos sera de mettre l’accent sur l’autodétermination sexuelle et la question du genre. Nous interrogerons dans un premier temps certaines causes de demandes exponentielles de « changement de sexe », avant de surplomber des éléments de contexte idéologique favorables à l’accueil de ce « moment trans ». Remarquons en avant-propos, cette énigme d’individus qui viennent à se penser comme autosuffisants dans un moment historique « matriarcal » où l’individu n’a jamais été aussi dépendant de l’État dans toutes les modalités de sa vie.

Notre époque contemporaine est traversée par de nouveaux phénomènes, liés aux changements sociopolitiques et aux vacillements des structures familiales. De nouveaux tableaux cliniques émergent, en particulier celui de la transidentité, qui apparaît comme un des paradigmes psychopathologiques de nos sociétés immergées dans un nouvel imaginaire de la postmodernité. Une clinique de l’auto-référence déclinée sous différentes formes : autodétermination, autonomisation… Cette transidentité, qui pourrait apparaître comme un « malaise dans l’identification » ne laisse pas indifférent, en tant qu’elle percute des représentations millénaires, mais essentiellement parce qu’elle révèle un point d’angoisse à toute identification sexuelle chez l’autre, en donnant à voir dans le réel ce qui est de l’ordre généralement du fantasme. Par ailleurs, la société et le politique progressistes vivant le progrès comme obligatoirement positif, s’emparent de la question, faisant du trans la figure de l’une des minorités à défendre au non d’un égalitarisme, véritable religion de l’égalité. Dans l’expression d’une américanisation wokiste des esprits, un député aura envisagé de faire inscrire le droit de choisir son genre dans la constitution. La psychanalyse est interpellée, dans la mesure où dans ce mouvement, la division subjective est particulièrement fragilisée.
Notre propos n’interrogera pas la question trans, versus souffrance, déjà travaillée par certains auteurs. Ces derniers ont pointé l’aide médicale scandaleuse et irresponsable à transitionner chez les enfants. D’autres, ont repéré la « détransition » de sujets qui reviennent à leur identité sexuée initiale, pour qui le malaise avait été diagnostiqué « dysphorie de genre » par le DSM, et qui après un long traitement hormonal, réalisent leur erreur de parcours.
D’après ces auteurs, près de 85% qui « dé-transitionnent » expriment leur malaise sous l’expression « je n’arrive pas à soutenir ce que l’on attend de moi » et désirent faire table rase de leur erreur d’orientation. Rappelons qu’en deçà du genre, il (garçon) ou elle (fille), existe un imaginaire des parents et la tentative pour l’enfant de se conformer à cette attente. Comment appréhender aujourd’hui cette difficulté à soutenir cette attente ?   
Enfin, dans une étude récente, le professeur Sallie Baxendale[4], professeur de psychophysiologie clinique à l’University College London, dénonce les bloqueurs de puberté comme étant responsables d’une baisse très importante du quotient intellectuel chez des adolescents « traités » par ces composés chimiques.
Nous souhaitons plutôt nous interroger sur les causes exponentielles de ces demandes de transition en lien avec des mutations familiales, sociétales, civilisationnelles, demandes toujours accrues d’autonomie dans un processus « d’autonomisme » à l’instar du progressisme comme ferveur du progrès. Ce phénomène s’est accompagné d’un affaissement des grands interdits structuraux nécessaires pour accéder à l’humanité et construire le sens de la Loi symbolique et des lois sociales.
Faute de ces étayages vitaux (containing de Bion et holding de Winnicott) relayés par la culture pour conduire à une autonomie dans l’interdépendance, certains jeunes rechercheront d’autres limites en créant de nouveaux liens totaux mortifères, d’autres s’engageront dans ce phénomène de transition.

Nous tenterons dans une seconde partie de circonscrire des éléments de contexte idéologique actuel favorables à l’accueil de cette nébuleuse trans et de son idéologie.
Nous reprendrons occasionnellement quelques extraits de notre article précédent « Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère[5] » où nous avions évoqué « la théorie du genre ».
Rappelons notre position :  tout majeur autonome peut vouloir « changer de sexe » sans qu’une autorité de quelque nature puisse interférer dans cette option. Le psychanalyste pourrait en répondant à la demande du candidat au transgenrisme, conduire ce dernier à être sujet de son discours à l’instar du geste freudien devant l’hystérique.  En revanche, le scandale porte sur le risque sanitaire et physiologique de mineurs vulnérables, aux corps sains, en raison de leur profond mal-être, de devenir patients à vie, voire stériles à cause des traitements hormonaux. L’idée d’interdire ces traitements ouvre à la liberté de choix des jeunes adulte.

« Celui qui promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. »
Sigmund Freud, 1914.

Michel Foucault, dans un geste militant, illustrera le passage d’une société de la loi symbolique constitutive du sujet, loi marquée d’une transcendance, d’une négativité, à une société des normes productives, immanentes rendant possible la « disjonction du sexe et du genre[6] », ainsi que l’émergence de la pensée du genre présentée comme une construction sociale à déconstruire.
Dans un fantasme de toute-puissance d’engendrement infantile, une visée de la transidentité sera de congédier toute finitude, la différence des sexes, toute référence à l’origine, le système social construit dit « oppresseur », et de reconstruire un monde nouveau avec ses codes culturels, sa langue (« iel », « cisgenre » …), son écriture inclusive, ses rapports sociaux dans une civilisation occidentale où les marges, la « fluidité de genre » et l’indifférencié deviendront les nouvelles normes. Notons cette étrange volonté de vouloir réintroduire le sexe, dans l’écriture inclusive, là où les néo féministes et transgenres n’ont de cesse de vouloir l’occulter. Cette idéologie du signe « e » dans l’écriture inclusive, comme s’il représentait la femme, relève d’une pensée pseudo anthropomorphique, d’une imposture narcissique et assigne à résidence sans levée d’écrou possible, « l’auteur(e) » « réduit(e) » à la femme sans espace de jeu.

Des causes de demande exponentielle quasi virale de changement de sexe

Quelques chiffres : depuis une dizaine d’années, dans l’ensemble des pays occidentaux, les jeunes générations sont de plus en plus nombreuses à s’identifier « trans », et à solliciter des traitements hormonaux et chirurgicaux, à des fins d’adéquation entre leur sexe reconnu à la naissance et leur ressenti de genre.
Dans leur ouvrage La fabrique de l’enfant transgenre[7], Caroline Eliacheff et Céline Masson alertent sur les dérives de ce « transgenrisme » beaucoup plus massif chez les jeunes filles (plus du double), que chez les garçons. L’assertion « je ne veux pas être une femme » relèverait de préférence du registre de l’anorexique, sinon du refus d’un modèle femme présentée aujourd’hui comme victime, potentiellement violable par des hommes prédateurs. Notons que ces jeunes filles s’expriment sur un mode négatif par le « je ne veux pas être une femme » plutôt que « je veux être un garçon ».
A l’inverse, cette figure de victime érigée en héros de notre temps, donne à certains jeunes le sentiment d’exister et autorise en tant que minorité à une demande de droits.
Dans un article, sur le procès actuel concernant les viols dans le village de Mazan, Camille Kouchner[8] pointe ces violeurs présumés : « Ce sont simplement des hommes ». Un sophisme possible où « Tous les hommes sont ordinaires, donc tous les hommes sont des violeurs en puissance », illustrerait ainsi « la culture du viol », la domination masculine et la femme victime.  Or, tous les hommes rencontrant l’annonce écrite du mari n’ont évidemment pas répondu. En faisant un pas de côté, ne pourrions-nous pas avancer l’hypothèse avec Daniel Sibony[9], de quelques hommes captivés par le fantasme infantile incestueux et précoce du fils couchant avec sa mère en présence du père, réalisé dans un montage pervers ?
Pour Nicole Athéa[10], ce phénomène correspondrait à des « dysphories pubertaires », ce qui permettrait de mieux cerner leur problématique identitaire et ouvrirait ainsi un champ clinique nouveau.
Selon les pays, sur une période de 10 à 15 ans, le diagnostic de « dysphorie de genre » qui traduit le sentiment d’inadéquation entre le sexe de naissance et le ressenti a augmenté de 1000 à 4000%[11] et passé d’environ 10 demandes par an il y a 10 ans, à 10 demandes par mois en 2020.
La population américaine s’identifiant comme transgenre a doublé en 5 ans soit 1,4% en 2016[12]. Rappelons que le diagnostic clinique de dysphorie de genre se manifeste dans l’ensemble des sociétés entre 2 et 4 ans, et que son apparition plus tardive pourrait être en relation avec les pressions sociétales.
Selon un sondage IFOP de novembre 2020, sous le titre « Fractures sociétales, enquêtes auprès des 18-30 ans », pour le journal Marianne[13], plus d’un jeune adulte sur cinq (de 18 à 30 ans) déclare ne pas se reconnaître en tant qu’homme ou femme.
Comment identifier ce phénomène trans ? Mode passagère destinée à disparaître, épidémie sociale en nombre et visibilité par un effet d’imprégnation, amplifiée par les réseaux sociaux chez les enfants et adolescents ou « fait social total » selon l’expression de Marcel Mauss, dans la mesure où ce fait affecte un grand nombre d’institutions : politique, éducation, santé, économie ? Dans ce phénomène, certains jeunes sont vécus comme des héros, défiant l’institution scolaire. Pour appréhender ces regroupements, à l’allure sectaire (rupture avec l’entourage, désignation d’un extérieur hostile, intimidation à l’égard des éventuels fugitifs, discours « prêt-à-porter » désubjectivisé et identique pour chacun), Jean-Pierre Winter[14], empreinte à Freud la notion « d’identification par sympathie ». Il s’agirait d’une « prétention étiologique identique », d’une « appartenance communautaire nouvelle », d’une identification par le symptôme partagé d’être « nés dans le mauvais corps ».
Historiquement, des phénomènes de contagion semblables ont déjà émergé, sans l’amplification des réseaux sociaux, avec les religieuses possédées de Loudun au 17e siècle et l’hystérie au 19e siècle. Notons que le transsexuel actuel pourrait apparaître selon une nouvelle forme de l’hystérie, en tant qu’il pose la question inconsciente et fantasmée de l’identité sexuée, du « qui suis-je ? », « Homme ou femme ? ». Enfin, l’anorexie au 20e siècle pourrait s’assimiler à ce phénomène de contagion.
Dans ce cadre, on pourrait s’interroger sur l’usage fréquent de la forme adverbiale du terme « genre », synonyme de « sorte » ou « type », dans les échanges chez les jeunes générations. Faut-il y repérer un défaut de vocabulaire, une indigence réflexive, une difficulté de clarification ou l’emprunt au champ sémantique de la transidentité, au motif de l’omniprésence de cette nouvelle doxa 

Influence anglo-saxonne

Christian Flavigny[15] fait remarquer à juste titre que nous assistons à l’incursion d’une conception américaine avançant l’idée d’une erreur de la nature. Le préfixe « dys- » dans dysphorie signerait alors une anomalie, un déficit à rééduquer au regard de la norme d’un enfant normal.
Le puritanisme normatif anglo-saxon aura conduit à emprisonner Oscar Wilde pour homosexualité, à condamner Bill Clinton pour une fellation reçue, au titre d’un comportement inapproprié et à remplacer le mot homosexuel par celui de gay moins troublant. Enfin, le signifiant « sexe » dans « transsexuel » sera recouvert par celui de « genre » dans « transgenre » plus facile à manier et moins gênant. Le genre, apparaît comme une forme de résistance à la sexualité toujours énigmatique, en devenant littéralement un « cache-sexe ».
Cette approche anglo-saxonne rudimentaire, sans véritable culture psychanalytique fondamentale, est plus apte à accueillir le caractère superficiel de la « théorie du genre ». Elle ne vise pas la genèse de la détresse affective à écouter, mais fonde le sujet à demander réparation à la société, via la médecine dans une visée adaptative. Cette demande de réparation, qui comme toute demande en cache une autre, pourrait signer un refus de la division subjective et de ses avatars ainsi qu’une volonté impossible à réaliser, la séparation du corps et du parlant.
Cette conception, où la sexuation est inféodée au cerveau qui domine le corps, conduit au narratif « mon anatomie doit correspondre à mon genre ». La dimension du ratage, qui est le propre de chaque sujet, est prise au pied de la lettre pour être corrigée et pousse à une intervention dans le réel au lieu d’être entendue.
Une certaine jeunesse, qui n’est pas insensible aux mouvements américains et encline à adopter facettes et notions du wokisme, accueille à son tour cette tendance trans, comme une contestation « prête à penser » ou à panser magiquement et artificiellement son malaise, écornant la légitimité des parents. Il est remarquable en effet d’écouter les discours convenus de l’autodétermination au cours des consultations.
Notons que, contrairement à la France à ce jour, les médecins des pays nordiques s’autolimitent dans leurs interventions médicamenteuses et chirurgicales à l’instar de certaines lois interdictrices aux États-Unis.

Un mouvement de délégitimation des figures parentales

Jean-Pierre Lebrun illustre parfaitement l’appréhension du phénomène trans en trois moments historiques :
– Psychose délirante jusqu’aux années 1970. Pour Lacan, la psychose « pousse-à-la-femme » en tant que modalité que peut prendre l’effet de la forclusion pour un sujet psychotique. Réévoquons la déclaration du président Schreber[16] « Que ce doit être une chose singulièrement belle d’être une femme en train de subir l’accouplement. »
– Second moment : « L’enfant modèle de la science » au cours duquel les prouesses médicales rendaient possibles les demandes du sociétal, de transformation du corps en conformité avec les aspirations et convictions de chacun.
– Enfin, « L’enfant modèle de la société des individus » où s’opère cette inversion radicale du « nous précédant le je » en un « je faisant le nous » devenant « le-nous du nous », dans une sorte de « nounou » communautaire qui noue au lieu de délier.
De quelle nature serait-ce un phénomène d’inversion ?
Hier, l’adolescent dont une partie de l’étymologie -croître- qui implique un processus de maturation psychique et physique, de deuils, de renoncements aux potentialités fantasmatiques bisexuelles (il s’agit de n’être plus que d’un sexe) devait traverser un moment conflictuel dans sa trajectoire de la sexuation et d’individualisation, en ébranlant momentanément les structures familiales, pour trouver sa propre voie. Aujourd’hui, ces structures familiales sont délégitimées par le discours sociétal et politique, qui lui offrent, voire soutiennent la possibilité de revendiquer d’être d’un autre sexe et de réaliser son « intime conviction » devenant alors sa réalité. Certaines associations aux États-Unis proposent même le terme de « dysphorie parentale », pour illustrer le renoncement des parents devant la pression sociale à prendre en compte la « vraie » nature de leur enfant !
On pourrait avancer l’hypothèse que certains jeunes « renoncent » à l’angoisse de castration par un attachement au corps d’enfant non sexué.

Un discours sociétal

Ce discours manifeste dans l’espace public se repère dans des mouvements ou organisations identificatoires pour les jeunes.
Une affiche réalisée par le planning familial, dans le cadre d’une campagne nationale de promotion et de sensibilisation à la diversité de la communauté LGBT+, représentant un couple au sein duquel un homme noir trans, « enceint-e » de huit mois, près d’une femme à barbe, est assortie de la légende : « Au planning on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ».
Un autre texte précise : « C’est quoi [sic] cette idée, de lier le fait d’avoir des règles avec le fait d’être une femme ? » et « un pénis est un pénis, pas un organe sexuel mâle ». Dans le lexique du planning familial, on peut lire « le sexe est un construit social » et « un homme gay peut avoir une vulve » La femme définie par « personne qui menstrue » est déshumanisée, scotomisée, réduite à des fonctions organiques. Expression d’une manipulation langagière orwellienne. Cette performativité idéologique du langage récuse l’existence de la réalité et de la vérité, en remplaçant la bisexualité psychique de chacun par la bisexualité anatomique. Nous assistons à une inversion du rapport au réel, où les mots se détachent de la réalité et deviennent objet de manipulation.
On sait que des éléments de langage déterminent partiellement la représentation du monde : « Faites-leur avaler le mot, ils avaleront la chose » disait Lénine. Ce « Plan Stratégique du Planning Familial » (2023-2025) rédigé en écriture inclusive confond le genre grammatical conventionnel avec l’identification sexuelle. Il est remarquable que sous le motif de liquider le privilège du masculin et de visibiliser le féminin, les tenants de la « fluidité de genre » proposent une langue illisible et « imparlable » par la destruction de sa musicalité et de sa fluidité ! C’est une illustration de ce désir de destruction, à des fins de recréer une langue, une écriture, une identité sexuelle dans un fantasme de maîtrise de l’humain, face à l’arbitraire d’une langue, du roc dur de la biologie. Cette écriture dite inclusive s’avère en réalité excluante et discriminante pour des élèves en difficulté d’apprentissage de lecture.
Notre temps semble vouloir satisfaire et promouvoir toutes les jouissances singulières, ouvrant à une nouvelle économie psychique. Hier, le planning familial des années 70 militait au droit à l’avortement pour tous, à la contraception, à la prévention. Aujourd’hui, dans une dérive idéologique radicale, tout opposant se voit psychiatrisé dans le registre de soi-disant « phobies ».
L’Eurovision de la chanson apparait comme une tribune pour les talents queer (« bizarre » en français) et des revendications minoritaires. Quelques lauréats de ces dernières années :  2014, la diva barbue Conchita Wurst, au nom signifiant « ça m’est égal », incarnait l’alliance du transgenrisme et du kitsch ; 2019, Bilal Hassani, égérie queer aura représenté la France en chantant « je suis free, oui, j’invente ma vie… quand je rêve je suis un roi » ; 2024, deux artistes dits non binaires, dont l’un exhibant le drapeau non binaire, s’autonome « Nemo », ne hemo « Qui n’est pas un homme » ou encore « personne » en latin… « Mes parents pensaient que si je n’étais personne je pourrais être n’importe quoi », avait-il expliqué en 2018 au magazine suisse Schweizer illustrierte. Par leurs déclarations, ces chanteurs prototypiques trans apparaissent comme des héros et modèles de liberté pour certains jeunes.
Les auteurs de « Le sermon d’Hippocrate[17] » illustrent par ailleurs l’influence des médias : « Nous n’avions pas non plus réalisé à quel point les médias de service public et une partie de la presse écrite et télévisuelle se prêtaient à la diffusion des discours trans affirmatif, notamment en direction des enfants. »

Le moment inaugural des Jeux olympiques 2024, aura été traversé dans son expression festive, par le wokisme, promouvant les identités LGBT+, offrant drag queen, femme à barbe obèse (expression de l’antivalidisme), transformisme, danseuse pervertissant l’ordre apollinien de la garde républicaine sur fond d’Académie française et bacchanales dionysiaques. Dans un entretien au Monde[18], le chef d’orchestre de la cérémonie présenté par le journal comme « un metteur en scène qui aime franchir les limites », assume ses tableaux en précisant que « notre culture est faite de cette fluidité de genres ». Esprit d’une époque, expression du kitch Desigual qui aurait pu être pointée par Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être, comme exhibition d’un Occident perçu décadent par certains pays autoritaires, et offrant l’opportunité d’un exercice de haine contre l’homme blanc quinquagénaire, hétérosexuel et judéo-chrétien. A l’inverse, un vote surprise du gouvernement bulgare attisé par les Jeux olympiques de Paris aura conduit à interdire la propagande en faveur des LGBT+ à l’école[19].

La drag queen introduite dans les écoles, pour des lectures de contes, représente la version ludique militante de la théorie du genre, une des figures hypersexualisées de l’homme devenant femme ou réciproquement, exposées à de jeunes enfants, incarnant la post-modernité de l’homme délivré de toute détermination.
Un atelier de drag-queens aura été proposé aux enfants d’une MJC près de Bordeaux : occasion de découvrir le « monde des drag-queen », de créer leur « personnage », de participer à un « moment de réflexion sur le genre », de jouer avec « les stéréotypes ».Étrangement, ces tenants de la déconstruction invitent les jeunes enfants, à s’affubler des attributs vestimentaires féminins : talons aiguilles, maquillage…
Un atelier du même profil, dans une médiathèque de Toulouse, fut heureusement réorienté sous différentes pressions, afin de « n’accueillir qu’un public majeur ». Notons à ce jour que si en France il est encore possible de faire réorienter un atelier de ce type, en Ontario[20] une sanction financière à hauteur de 2500$ peut être appliquée pour toute critique de cette idéologie trans radicale, qui mettrait en œuvre des représentations au sein des écoles. Dans une dernière avancée woke de Disney pour répondre à l’inclusion et à la diversité, sont recrutés des acteurs transgenres dans le nouveau spectacle « la petite sirène » ainsi qu’un personnage transgenre dans Star Wars et une femme baptisée Sister à l’armure aux couleurs LGBT+ pour assumer son identité de genre. Enfin, répondant à l’air du temps, la nouvelle production Les brigands d’Offenbach, à l’opéra Garnier de Paris, nous immerge dans un univers queer.
Dans ces situations, le problème n’est pas celui du travestissement qui a toujours existé, mais le fait que la drag queen appartient au monde des adultes, souvent une des figures du cabaret et ne peut être le colporteur de l’idéologie trans. Notons que dans cette figure, où la pulsion scopique est à l’œuvre, le trans se soutient du regard de l’autre qui le valide, se faisant passer non pour un autre mais par un autre. Enfin, la sexualisation des enfants ne saurait être une des missions de l’école. La visée n’apparaît-elle de nature à déstabiliser l’enfant en bas âge, qui a besoin d’une part de rencontrer des limites dans la construction de son identité, d’autre part d’une certaine accalmie, sans incursion du sexuel dans sa période de latence, d’autant plus que celle-ci apparait aujourd’hui plutôt écrasée. Cette irruption de la sexualité de l’adulte auprès de jeunes élèves, participe de « la confusion de langue entre les adultes et l’enfant » de Sándor Ferenczi et ne peut être que source d’angoisse et de sidération pour l’enfant.

Le film Toutes pour une, adaptation du roman d’Alexandre Dumas est revisité dans une version féminine woke. Les trois mousquetaires, femmes avec postiches, fausses barbes et poitrines bandées, illustre cette volonté de visibiliser les femmes par une déconstruction des hommes, sans doute à l’instar de l’écriture inclusive. Il s’agit de « se transformer pour être libre, se transformer pour être soi » promet le site du distributeur UGC.
Conclave (2024) film adapté du roman éponyme de Robert Harris nous invite au cœur de l’élection papale. Le pape se dévoile intersexué auprès du doyen de la Curie. Cette spécificité célébrée comme un signe d’ouverture devient une vertu cardinale de son pontificat.
Le film Emilia Pérez du réalisateur Jacques Audiard, remporte sept Césars avec son « film transgenre » illustré par un narcotrafiquant mexicain qui devient femme.
L’histoire de Souleymane film réalisé par Boris Lojkine sera primé au Festival de Cannes 2024 et aux César 2025. Après un parcours chaotique de sans-papiers et visé par une OQTF (obligation de quitter le territoire français), l’acteur Abou Sangare reçoit le prix d’interprétation masculine.
Ces dernières productions cinématographiques illustrent les deux figures hypermodernes, le migrant et le trans, à l’apogée de la démocratie, pointées par Alain Finkielkraut, et que nous développerons dans notre second chapitre.
Cette idéologie de la transidentité et de la « fluidité de genre » est généralement soutenue par des influenceurs trans et des centres de « consultation transidentité ».
Ces influenceursportés par des lobbies internationaux, confinent à un enfermement par les informations réitérées d’un discours unique, à la faveur des algorithmes des réseaux sociaux. Ils offrent un champ lexical destiné à répondre à tous détracteurs, à toutes interrogations, et proposent des diagnostics pouvant conduire à la recherche de médecins bienveillants. Ce récit militant invite à réparer « l’injustice » faite à des minorités dites opprimées. Beaucoup de jeunes, fréquentant assidûment ces réseaux sociaux se retrouvent dans des groupes trans et rencontrent dans un premier temps un sentiment d’appartenance et d’existence face à une désaffiliation ambiante.
Autant ces activistes ont toute liberté d’expression sous couvert d’une argumentation étayée, autant dans certains domaines elles ne peuvent s’opposer à la tenue de conférences proposant d’autres positions.
Les centres de consultation transidentité tel le CIAPA (Centre Intersectoriel d’Accueil pour Adolescents), reçoivent et accompagnent des personnes qui souhaitent entamer un processus de « changement de sexe ». Ces services dits spécialisés « trans affirmatifs » suivent les préconisations des États-Unis dont le credo est d’accompagner systématiquement. Certains centres proposent des « protocoles hormonaux » de transition vers le sexe désiré et peuvent évincer comme dans le film Petite fille, documentaire prosélyte et étendard de la cause trans, la psychiatrie à orientation psychodynamique, en se dispensant de la considération du lien de cette demande avec le désir de la mère, de la relation au père. Il s’agit d’écouter la singularité de cette sollicitation, avant toute proposition prête-à-porter de transition sociale ou d’autodétermination. L’énoncé « je suis une fille » signe une performativité articulée à une itération de messages gramophones inscrits dans le discours du champ social. Cette proposition peut être validée en tant qu’elle exprimerait un désir de souveraineté du sujet.
L’accompagnement psychologique pour comorbidité, montre que sur 25% des enfants reçus à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris, pour motif de « dysphorie de genre », 25 % sont en décrochage scolaire, 42% victimes de harcèlement, 60% ont traversé un épisode dépressif, 20% ont fait une tentative de suicide[21] !
Il apparaît que certains jeunes qui ignorent leur « mode de jouir » durant leur enfance, traversent ce questionnement du profil « ne serais-je pas trans ? » avant de découvrir que leur « mode de jouir » s’avère homosexuel. Il est loisible de penser que la déclaration de trans pourrait être plus facile à assumer dans un premier temps. On peut s’interroger sur ces centres « spécialisés » qui inévitablement restent sous influence du moment et pris dans une certaine urgence à « faire ». S’avèrent-ils les mieux appropriés pour aborder ces profils psychopathologiques ? Remarquons que cette formulation « trans », acquiert le « statut de passeport » selon l’expression de Daniel Roy[22] pour la transidentité et peut par cette nomination apporter l’illusion temporaire d’un mieux-être à cet étrange malaise de l’enfant. Freud avait repéré dans la sexualité infantile d’une part, la pulsion épistémophilique de l’enfant, ses interrogations sur la sexualité (d’où viennent les enfants ? pourquoi suis-je garçon plutôt que fille ?) et d’autre part, la solitude de l’enfant face aux incapacités de réponse des parents. Dans cette crise, l’enfant doit s’engager avec son corps et ses mots sur le chemin incertain de l’accès à sa propre sexuation.
Ce discours « trans » « prêt-à-porter » offre un recours immédiat, une proposition d’identification extérieure, mais surtout impose une dépendance implacable qui inhibe l’élaboration d’un espace de séparation nécessaire. Un tel discours, prescrit en quelque sorte des façons de faire et de dire de nouvelles normes sociales et pervertit la condition de l’enfant moderne.

Ce discours sociétal se veut aujourd’hui au service de l’individu. Comment une société pourrait-elle ne fonctionner qu’avec des individus, sans référence au commun qui est de nature à limiter cette « conviction intime » et autres revendications ? Comment la famille délégitimisée pourra, voire osera aujourd’hui contrecarrer ce tout pulsionnel de l’enfant ?
Enfin, comme aime répéter sans détour Jean-Pierre Lebrun, il n’y a pas de conviction intime chez l’enfant sauf à la percevoir comme l’expression de la toute-puissance infantile et narcissique et pour la différencier de l’homosexuel, il emprunte la chanson de Brassens «la bandaison papa ça n’se commande pas ». Version nouvelle de Martial, dans ses Épigrammes « crois-moi, on ne commande pas à cet organe comme à son doigt ». L’homosexuel bande pour un autre homme et pas pour une femme ! Alors que l’homosexualité est un mode de jouissance, la dysphorie de genre est fondée sur un refus de la réalité du sexe anatomique.

Un discours politique

                        « Il est parfois nécessaire de changer certaines lois mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il ne faut y toucher que d’une main tremblante. »
Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748.

Un certain nombre d’orientations politiques sont moins déterminées par le discours politique lui-même que par les lobbies LGBT+ qui imposent leurs revendications sociales. Les modèles proposés aux jeunes générations s’avèrent plus de nature individualiste, narcissique, voire exhibitionniste et consumériste que structurés sur le bien commun.
Certains de ces discours politiques, qui s’expriment sous forme de circulaires ministérielles de l’Éducation Nationale, soutiennent ce discours radical « trans » dans le cadre d’une scolarisation dite « inclusive », et autorise le jeune à se revendiquer d’un autre sexe en cas de « conviction intime ». Le Conseil d’État ouvre à la transition sociale en validant la circulaire Blanquer qui autorise les élèves transgenres à utiliser le prénom de leur choix, avec « l’accord des deux parents de l’élève mineur ». Il s’agit de « veiller à ce que le prénom choisi soit utilisé par l’ensemble des membres de la communauté éducative ». Cette circulaire s’inscrit dans la volonté d’une scolarisation « inclusive » afin de garantir à ces élèves « l’intégrité » et le « bien-être », en comprenant les « besoins exprimés par les jeunes concernés ». Cette circulaire, sous couvert d’inclusivité, réglemente les modalités d’accueil des « enfants transgenres » à l’école et ouvre à une idéologie militante qui normalise et banalise une disposition à risque pour les enfants. Par ailleurs, le changement de prénom peut se traduire chez le parent, par une incroyance dans l’efficacité d’une parole qui nomme, car tel est le statut du prénom à la déclaration de naissance de l’enfant.

Alors qu’un principe de précaution concernant l’environnement est inscrit dans la constitution, alors que des mesures de prudence et de rétractation sont à présent adoptées dans certains pays européens concernant la transition de genre, la Haute Autorité de Santé composée d’« experts » sur-représentés en activistes trans qui ne présentent pas leur méthodologie des catégorisations de preuves A B C, propose dans un projet de recommandations sur les personnes trans, une forme de service public de la transition de genre. Dès 16 ans, sur le ressenti de l’adolescent, une prise en charge gratuite pourrait être effectuée rapidement sans évaluation psychologique.  Une déchéance de parentalité est envisagée en cas de désaccord avec les parents, preuve d’une nouvelle attaque déstructurante de l’autorité des figures parentales.
Une brochure informative belge, (véritable vade-mecum) rédigée en écriture inclusive indique « Changer de prénom et modifier l’enregistrement du sexe à l’état civil » émanant du Ministère de la justice, du Secrétariat d’État à l’égalité des genres et à la diversité, associée à la « coopération intense » d’associations trans précise que « se retrouver confronté-e [sic] chaque jour à un prénom et ou un enregistrement du genre ou du sexe qui ne correspond pas aux convictions intimes ce n’est pas rien ». La loi du 25 juin 2017 prévoit « la possibilité de faire adapter votre prénom et/ou enregistrement du sexe de manière très accessible […]  supprime toutes les exigences médicales[…]  seule votre conviction importe, une déclaration sur l’honneur suffit […]». Ainsi, dès 12 ans l’enfant peut changer de prénom et modifier l’enregistrement du sexe dès 16 ans « sans être confronté à de lourdes exigences ».

Ces décisions politiques appellent plusieurs remarques. Le prénom, attribué à la naissance par les parents signe leur désir et l’entrée symbolique irrévocable dans l’histoire familiale. Notons que les tenants du transgenrisme radical parlent d’assignation et non de reconnaissance du sexe à la naissance, comme pour pointer l’empreinte de l’« hétéro-patriarcat », inhibant toute future autodétermination. Autant les parents doivent accueillir cette parole de l’enfant, autant nous semble-il, l’enfant a besoin de savoir que pour l’adulte, son enfant né garçon est un garçon, porteur d’un prénom masculin c’est-à-dire qu’il n’échappe pas à « l’anatomie du destin[23]».  La tolérance à l’égard de l’acceptation du changement de prénom à l’école est de l’ordre d’une démission parentale, dans la mesure où une grande majorité des enfants catalogués « trans », seront homosexuels après leur adolescence. C’est au prix d’un travail psychique que l’enfant dont la psyché est construite dans celle des parents, qu’il pourra s’individuer, s’abstraire du « corps à corps » et accéder au « mots à mots » selon l’expression de Jean-Pierre Lebrun.

Tout parent doit savoir que l’enfant puis l’adolescent traverse dans son développement psychosexuel des troubles, des remaniements, des imaginaires, des désirs d’éprouver l’autre type de jouissance, avant de s’engager dans la périlleuse aventure de la transition. La question « si j’étais de l’autre sexe » est l’interrogation banale de tout enfant ou adolescent, dans sa construction et développement psychosexuel, qui s’atténue par identifications progressives au même sexe. Dès lors que la part imaginative de sa vie s’avère différente de la réalité, l’enfant est entré dans la loi qui distingue ces deux registres avec des mots pour symboliser cette différence.
Comment, dans le cadre de telles circulaires, l’enfant pourrait-il se repérer dans cette alternance, prénom du privé et prénom du civil, dans ce « en même temps » garçon et fille qui abolit toute distinction. À noter, que ce « en même temps » entre en résonance avec une tendance politique actuelle abolissant également toute opposition et dialectique. C’est ignorer la différence entre le sujet de Droit qui sait ce qu’il veut et le sujet de l’inconscient divisé qui ignore ce qu’il dit, ce qu’il est, et qui alterne entre cette double formulation : ne pas désirer ce qu’il veut et ne pas vouloir ce qu’il désire. Il n’appartient pas à l’école de construire un homme nouveau au travers d’une idéologie, en faisant douter l’enfant dans un premier temps sur son identité, ni de répondre à une mission thérapeutique en tentant de traiter un certain malaise. Le code de l’éducation assigne comme premier objectif la transmission des connaissances et entre autres, le genre mais grammatical ! On est en droit d’attendre plus de vigilance de la part de l’institution et des parents pour limiter ces changements de prénom, dans la mesure où une immense majorité des enfants classés « dysphoriques » changeront de position après l’adolescence, en reconnaissant leur homosexualité et en acceptant l’une des manières d’être un garçon.

Ce malaise, expression de la frustration chez l’adolescent ou carence de préparation à supporter le fait que dans la vie nous ne disposions pas toujours de ce que l’on souhaite, signerait un problème d’orientation dans cette difficulté à assumer les changements psychophysiologiques et non d’identité. Les thérapies de conversion visant à modifier l’orientation sexuelle pour les homosexuels et l’identité de genre d’une personne, ont été explicitement interdites par la loi du 31 janvier 2022. Autant cette décision nous apparaît fondamentale en faveur des homosexuels qui subissaient des thérapies cruelles et inutiles, autant l’application de cette loi est de nature à contrecarrer toute investigation thérapeutique en direction de l’enfant et de l’adolescent. Il s’agit pour la psychanalyse de réintroduire la question du sujet et de son inconscient, de ce qui se joue sur l’autre scène dans cette difficulté et d’ouvrir un questionnement vers ce qui fait symptôme pour l’enfant et ses parents. L’enfant doit pouvoir témoigner de son réel, à des fins de produire un « bout de savoir » sur ce qui lui arrive.

À l’heure d’un brouillage des repères, ces discours sociétaux et politiques viennent délégitimer encore un peu plus le rôle et l’autorité des parents déjà vacillants depuis quelques dizaines d’années et implicitement leur imposent une certaine obligation de tolérance, qui devra néanmoins rencontrer à un certain moment les limites anthropologiques, telles que les interdits de tuer ou d’inceste. Cette « bienveillance » apparait d’autant plus à l’œuvre que beaucoup de parents n’ont pas intégré la notion et le bien-fondé de l’autorité, de la loi qui permet de dire non et n’osent pas contredire leur progéniture par crainte de perdre leur amour, confondant désaccord et désamour. L’institution du sujet capable de dire non nécessite l’étayage articulé de la langue et du droit (et non des droits) qui borne et soutient.
Faute d’autorité, et en présence de géniteurs inconsistants, les jeunes non contenus risquent de se sentir abandonnés. Ils peuvent alors s’agglutiner en orphelins terrorisés par leur sexuation et se réfugier dans des communautés, des gangs, voire des sectes qui leur offrent une réassurance, un réconfort dans leur orientation sexuelle face à une désaffiliation ambiante. La communauté demeure une spécificité de l’adolescence, mais la substitution du vocable de communauté éducative à celle d’institution par le sociopolitique s’avère antinomique avec l’autorité qui exige asymétrie pour grandir.
Cette tolérance généralisée apparaît comme la vertu spécifique de la modernité dans nos sociétés démocratiques. Celles-ci ne peuvent introduire de la négativité et se comportent en « Big Mother » dans une ambiance nihiliste de nature à conduire à de nombreuses dérives et positions radicales. Pour Michel Schneider[24], « écoute, proximité, caresse, urgence, amour, nomination par les prénoms, les politiques jouent à la mère. Dirigeants n’osant plus diriger, citoyens infantilisés attendant tout de l’état : La France est malade de sa politique comme certains enfants le sont de leurs mères ».

L’affadissement des grands récits

Dès 1974, Jean François Léotard énonçait « la disparition des grands récits » dont le récit religieux dans l’avènement de la postmodernité. La religion catholique aura perdu de son influence. Ces préceptes sont désormais peu suivis, les injonctions papales souvent ignorées à propos de la sexualité ou de l’avortement. Le christianisme, qui fonctionnait comme modalité de lien social en fournissant des cadres axiologiques et qui soutenait le processus de civilisation, ne permet plus d’œuvrer comme organisateur des conduites et de la morale sexuelle. Cet affadissement ouvrait le champ à une sexualité plus récréative que procréative et tolérait le processus de transition.
Cette religion affaiblie n’aura pas manqué d’être caricaturée par des drag Queens dans une représentation de la cène lors de l’ouverture des Jeux Olympiques en France. 
L’Occident demeurait jusqu’alors une civilisation animée par la passion de l’universel adressée au monde, et par la mission de l’évangélisation. Faute de ce régulateur catholique divin limitant la toute-puissance des petits « autres », faute d’un narcissisme mobilisé au niveau du grand « Autre », le besoin de sacré de l’homme conduit à un double mouvement : sacraliser et idéaliser une part de l’humanité, les « victimes » d’injustice (femmes, homosexuels) et de façon concomitante, accuser, voire déshumaniser les « dominateurs ». Un moment paranoïaque risque d’émerger en lien avec le nombre de sujets se déclarant objets de préjudices. Yann Carrière[25] fait remarquer que le 20e siècle s’illustre dans ces deux idéologies meurtrières athées, par l’amour d’allemands pour le nazisme et la haine des juifs, l’amour de prolétaires communistes et la haine des bourgeois et oppresseurs. Par ailleurs, la notion de péché originel était de nature à freiner ce clivage dans la mesure où chacun était porteur du « mal ».
Cette déchristianisation résulte du processus d’autonomisation de l’individu, qui débute avec les Lumières, qui refuse l’appartenance religieuse et qui se traduit par un abandon de la croyance collective pour devenir individuelle.
On pourrait repérer quelques symptômes actuels, dans la crémation, comme signe de désacralisation et de désaffiliation et dans la volonté de proposer un droit pécuniaire d’entrée à Notre-Dame de Paris. Outre l’illégalité de la taxation de la prière au regard de la loi de 1908, laissons s’exprimer Malraux sur cette question : « La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion. Notre civilisation est incapable de construire un temple ou un tombeau. Elle sera contrainte de trouver sa valeur fondamentale ou elle se décomposera[26]. »
Avec l’affaiblissement de ces grands récits, émergent de nouveaux sacrés : l’argent, la sécurité dans une demande de protection de tous les aléas de la vie et de la pollution, la santé avec une sollicitation toujours plus grande de la médecine, et en l’occurrence de la chirurgie et de l’endocrinologie pour les personnes entrant dans les processus de transition. L’américanisation quant à elle percole dans les interstices, le chrysanthème de la Toussaint cède la place à la citrouille d’Halloween.
Pour Éric Marty, faute de grand récit, « le genre est le dernier grand message idéologique de l’occident adressé au reste du monde[27] ». Ce puissant message implique de nombreux domaines de la vie, la différence sexuelle, la transmission, etc.

Triomphe de la science et de la médecine

« Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots ! »
Arthur Rimbaud, Le bateau ivre.

Winnicott comparait la traversée de l’adolescence au franchissement du « pot au noir », terme de navigation désignant une zone de convergence intertropicale angoissante, faute de maîtrise du vent. Et cette traversée juvénile nécessitait un « temps » fécond, pour qu’advienne une parole, le conduisant à son devenir sexué.
Ce « temps » est aujourd’hui contrecarré par une modernité empressée de fournir diagnostics et médications (hormones -psychotropes – chirurgies), dans laquelle les rites d’initiation se sont évanouis, et où les réseaux sociaux invitent à des réponses automatisées aux questionnements des adolescents.
Nos sociétés contemporaines, installées dans un modèle néolibéraliste, abandonnent l’individu à ses intérêts individuels et transforment les citoyens en consommateurs permanents, dans un marché où la technique au sens heideggérien promeut la disponibilité de toutes choses, dont la location d’utérus.
Le dernier ouvrage « Le sermon d’Hippocrate » de Caroline Eliacheff et Céline Masson témoigne d’une médecine sous emprise des idéologies identitaires trans-affirmatives. Cette médecine est mise en œuvre au « détriment des jeunes en prétendant être du côté du bien ». Dans leur ouvrage les deux psychanalystes évoquent la situation d’une jeune fille de treize ans qui exprime son malaise, son souhait d’être un garçon, et qui trouve le diagnostic « je suis trans » sur les réseaux sociaux. Elles notent l’attitude exceptionnelle du père qui après un moment de sidération doit résister non seulement à sa fille mais aux médecins. Les auteurs précisent par ailleurs qu’à ce jour, les traitements ne tiennent pas leurs promesses relatives à une meilleure santé mentale et une diminution de suicides. En lien à cette médecine, on assiste à une explosion incontrôlée et triomphale de la technoscience fascinante dans l’univers de la procréation sous la demande sociétale. Baudelaire dans Recueillement pourrait illustrer le plaisir de la consommation « Sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci ». Le discours de la science n’est-il pas aujourd’hui « ce bourreau sans merci » ?

La notion de santé étendue aujourd’hui à la notion de bien-être associée aux prouesses médico-chirurgicales permettent de répondre à cette demande de transformation du corps en conformité avec les aspirations de chacun.
Cette demande tend à entériner l’éventuel « discours du maître » de la médecine et à installer le médecin chirurgien en place de thaumaturge, animé d’un fantasme de toute-puissance infantile, voire de perversion, en effectuant un « changement de sexe » par mutilation sur des corps sains, pour répondre à une souffrance psychique. Pratique qui pourrait être interpellée par l’un des textes fondateurs de l’éthique médicale : « Primum non nocere », d’abord ne pas nuire.
Ne pourrait-on pas repérer une certaine rivalité avec les capacités de la femme enfantant garçon ou fille ? Françoise Héritier nous a invité à méditer sur les conséquences de cette asymétrie anthropologique fondamentale où seules les femmes présentent ce pouvoir exorbitant de porter et d’accoucher de garçons et de filles.

Notre condition sexuée imposait jusqu’alors le passage par un autre pour procréer. La technoscience aura autorisé la procréation sans sexualité, ressuscitant le dogme de l’Immaculée Conception et provoqué une mutation inédite de la filiation anéantissant quasiment la binarité du sexe. Demain, ce sera la sélection des gamètes déterminant le sexe anatomique de l’enfant. Ces pratiques génèrent un saisissement de l’humanité qui n’a peut-être pas encore été métabolisé à ce jour. Déjà, Lacan prévoyait en 1970, que dans une époque privée du sens de la tragédie, le Nom du Père réduit à une fiole de sperme ne deviendrait qu’un objet partiel.
Juxtaposer « le tout possible » de la technoscience au « rien n’est vrai » d’une certaine classe politique progressiste colorée de postmodernité, conduirait non seulement pour Hanna Arendt dans son ouvrage Le totalitarisme, à la crise du « vivre ensemble » mais au « tout est permis ».
Ce « progrès » inducteur du passage du « rien n’est impossible » au « tout est permis » ne réside-t-il pas dans une aspiration du psychisme à parvenir à un rapport hyper satisfaisant à l’objet ?
Dans ce cadre, Mustapha Safouan[28] nous invite à repenser certains de nos fondements civilisationnels qui durèrent des siècles, mais, depuis quarante ans, s’ouvrirait une humanité qu’il n’hésite pas à qualifier de « post-œdipienne ».
Nous serions passés du surmoi de la deuxième topique de Freud, limitateur de pulsions, à un impératif de jouissance du surmoi sur le mode « je jouis comme je veux », évoqué par Lacan dans « Télévision » sous le vocable de « Gourmandise du surmoi ». Les discours demeurent porteurs d’injonction à la consommation entre autres médico chirurgicales et à l’autodétermination. 
Jacques-Alain Miller a proposé la notion de « corps-parlant » unissant le corps au « parlêtre ». Or la subjectivité de l’époque ne répond-elle pas à ce désir de couper le corps du parlant dans les demandes d’intervention chirurgicale ?
Il n’est pas certain, que la transformation chirurgicale du corps pour tendre vers le genre souhaité ne dispense pas du besoin de parler de cette souffrance du lien social. Une des perspectives de la psychanalyse demeurerait alors le maintien de ce lien corps-parlant.

Guy Decroix – Mars 2025 – Institut Français de Psychanalyse©

À suivre :
2ème partie


[1] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II, Le Seuil,1978.

[2] Zygmunt Bauman, La vie liquide, Pluriel, 2013.

[3] Daniel Sibony, Du vécu et de l’invivable, psychopathologie du quotidien, Albin Michel, 1992, p 81.

[4] Sallie Baxendale, « Les bloqueurs de puberté administrés aux enfants risquent d’abaisser leur quotient intellectuel », Pour une école libre au Québec, 20 Janvier 2024.

[5] Guy Decroix, Institut Français de Psychanalyse, Le wokisme, une déraison mortifère, 2023.   https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/wokisme-et-cancel-culture-une-deraison-mortifere-i/

[6] Eric Marty, Le sexe des modernes, Seuil, Fiction et Cie, 2021.

[7] Caroline Eliacheff, Cécile Masson, La fabrique de l’enfant transgenre, L’Observatoire, 2022.

[8] Camille Kouchner, Ce sont simplement des hommes, Libération, 14 septembre 2024.

[9] Daniel Sibony, L’homme qui faisait violer sa femme, YouTube, 2024, https://www.youtube.com/watch?v=q0dMaUuKb4k

[10] Nicole Athéa, Changer de sexe un nouveau désir ?, Hermann, 2022.

[11] Caroline Eliacheff, Celine Masson, La fabrique de l’enfant-transgenre, L’observatoire, 2022.

[12] Patricia Gherovici, Transgenre. Lacan et la différence des sexes, Paris, Stylus, coll « Résonnances », 2021.

[13]  Enquête Ifop, « Fractures sociétales, enquêtes auprès des 18-30 ans »  sondage Ifop pour Marianne, Novembre 2020.

[14] Jean-Pierre Winter, Le sexe des narcisses. Théorie du genre, du militantisme au sectarisme, Revue Causeur, 11/10/2023.

[15] Christian Flavigny, Aider les enfants « transgenres » : contre l’américanisation des soins, Pierre Tequi, Avril 2021.

[16] Daniel Paul Schreber, Mémoire d’un Névropathe, Le seuil, Points, 1975.

[17] Caroline Eliacheff, Céline Masson, Le serment d’Hippocrate, L’Observatoire Eds, 2025.

[18] Joelle Gayot, interview Thomas Joly, directeur artistique de Paris 2024, Le Monde, 12 septembre 2024.

[19] « En Bulgarie, la loi interdisant la propagande LGBTplus à l’école provoque l’indignation », Le Monde, 7 août 2024.

[20] « Vers une interdiction de manifester près des drag queens ? » Le journal de Montréal, 4 avril 2023.

[21] Jean Charles Bettan, Idéologie trans, YouTube, 19 mars 2024, https://www.google.com/search?q=Jean+Charles+Bettan%2C+Id%C3%A9ologie+trans%2C+YouTube%2C+19+mars+2024&rlz=1C5CHFA_enFR1151FR1151&oq=Jean+Charles+Bettan%2C+

[22] Daniel Roy, Être né dans le mauvais corps, Daniel Roy, Lacan Web, 28 juin 2021, https://www.youtube.com/watch?v=iT-XTra3its

[23] Guy Decroix, Wokisme et cancel culture, une déraison mortifère, Avril 2023, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/wokisme-et-cancel-culture-une-deraison-mortifere/

[24] Michel Schneider, Big mother. Psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002.

[25] Yann Carrière, La théorie du genre, entretiens, YouTube, https://youtu.be/MWTV0hafRxc/

[26] André Malraux, Note sur l’Islam, 3 juin 1956.

[27] Eric Marty, Le sexe des modernes, Seuil, 2021.

[28] Mustapha Safouan, La civilisation post-œdipienne, Hermann, 2018.

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Un monstre d’égoïsme

Charlotte Lemaire – Février 2025

« Elle respirait, elle oubliait le froid, le poids des êtres, la vie démente ou figée, la longue angoisse de vivre et de mourir. Après tant d’années où, fuyant devant la peur, elle avait couru follement sans but, elle s’arrêtait enfin. »
Albert Camus, L’exil et le royaume

« Tout changement implique une séparation d’avec ce qui, autrefois, était là et à quoi il faut maintenant renoncer. »
Catherine Chabert, Perdre, abandonner, se trouver

Résumé

Figure in a room, Francis Bacon, 1958 © 2024 The Estate of Francis Bacon

Être « tout » pour l’autre, être capable de « tout », repose sur une illusion qui, pour que le sujet puisse advenir, doit tôt ou tard se voir brisée. Mais dans ce contexte, difficile d’envisager la séparation sans redouter l’effondrement de l’autre, et sans craindre pour son propre narcissisme – nous ne sommes pas sans savoir qu’à la phase schizo-paranoïde succède la phase dépressive[1].
C’est souvent lorsqu’un individu a été « tout » pour l’autre, que la seule évocation de se séparer de ce dernier s’associe à l’impression « d’être un monstre ». Pour celui qui écoute, une fois la surprise passée, une question se pose : que recouvre cette identification au monstre ?

Plan

Introduction

  1. Le monstre
  2. Vignette clinique
  3. Désir et égoïsme
  4. L’interdit de la différence
  5. L’impossibilité de repousser le sol
  6. Indifférenciations et menace de castration

Conclusion

Introduction

Dans des contextes semblables du point de vue du registre clinique, mais bien entendu différents car impliquant des individus qui le sont par définition autant, il nous arrive, en séance, de faire face à l’expression de la part du patient d’une peur particulière : celle d’être un monstre. À chaque fois, celle-ci fut formulée lorsque le sujet se trouvait au seuil d’une séparation.
La monstruosité se définit dans le dictionnaire Larousse par une « grave anomalie dans la conformation d’un individu »[2] et est synonyme de difformité et de malformation. Elle désigne aussi le « caractère de ce qui est monstrueux, contre nature, abominable, horrible ». La monstruosité, c’est l’abomination, l’insanité, l’horreur. Alors, quels liens existe-t-il entre la peur – manifeste – d’être un monstre et la séparation ?

I. Le monstre
1. Vignette clinique

Parmi les différentes situations dans lesquelles est apparue la formule « j’ai l’impression d’être un monstre », il a fallu pour cet article n’en sélectionner qu’une, ce qui ne fut pas aisé. Notre choix s’est donc porté sur la séance, probablement la plus parlante, d’une jeune femme qui, ayant entamé une psychothérapie quelques mois auparavant, se montra particulièrement contrariée par un dilemme auquel elle faisait face, et plus précisément par les conséquences qu’aurait l’une des deux options qui s’offraient à elle. Deux invitations pour le même week-end lui avaient été faites : l’une de la part de ses parents, l’autre de la part de ses amis. Il était question pour elle de choisir entre une réunion familiale qui ne l’enchantait guère au regard de son besoin de distance avec certains d’entre ses membres, et un week-end à la campagne avec ses amis qui, semble-t-il, suscitait bien davantage son enthousiasme.
Auparavant, au fil des séances, la patiente avait décrit, non sans une certaine retenue dans un premier temps, des parents exigeants, peu souples et enclins au changement, tantôt très sympathiques et faisant preuve d’humour, tantôt très durs dans leurs mots et attitudes lorsqu’elle commettait ce qui, pour eux, et donc pour elle, constituait un « faux pas ».
Très « proches », mère et fille se téléphonaient presque chaque jour, moments durant lesquels la patiente écoutait les récits de sa mère, laquelle ne lui épargnait aucun détail. Leur relation, qualifiée de « fusionnelle », semblait mettre en évidence une confusion des rôles et des places, que l’on retrouvait, plus largement, au sein de la famille elle-même.
Peu de temps avant que ne se pose le dilemme évoqué plus haut, la patiente disait ressentir le besoin de leur téléphoner plus rarement, de moins en savoir et en dire, de prendre ses distances. Elle, qui n’exprimait jamais le moindre sentiment d’hostilité ou d’agressivité à leur égard – ni à l’égard de personne –, vint à qualifier sa famille, et particulièrement ses parents, d’intrusifs et envahissants, s’agaçant de leur volonté de « tout maîtriser », y compris elle et sa propre vie.

Progressivement, il semblait s’amorcer chez la patiente ce qui s’apparente à une séparation psychique qui n’avait manifestement pas eu lieu, ou du moins, qui restait inachevée. Lorsqu’elle reçut cette énième invitation chez ses parents, l’envie lui manqua, et ce fut d’autant plus le cas lorsque ses amis lui firent part d’un autre projet.
Lors d’une séance, alors qu’elle pesait oralement le pour et le contre de chacune des deux options qui se présentaient, elle émit l’hypothèse de décliner l’invitation des parents pour privilégier celle des amis. Elle fut soudain saisie de panique, et prononça cette phrase : « j’ai l’impression d’être un monstre ». Je demandai : « un monstre ? », ce à quoi elle répondit « oui … ce n’est pas bien. C’est méchant envers mes parents ». Après un silence que je n’interrompis pas, elle ajouta : « c’est égoïste de ma part ».

Il s’agit de proposer une lecture psychanalytique de cette courte vignette clinique, afin de mettre en évidence ce qui, dans ce contexte précis comme dans d’autres qui lui sont similaires, peut apparaître en filigrane de la crainte d’être un monstre.

2. Désir et égoïsme

Reprenons de la manière la plus structurée possible les différents éléments qui pourraient constituer le préambule du propos. En premier lieu, l’invitation des parents semble résonner davantage comme une demande voire une injonction, qui la menace donc plus qu’elle ne l’enchante, tant ces réunions de famille lui apparaissent comme autant d’occasions de « prêter allégeance » à cette dernière.
Un deuxième point, non-négligeable, réside dans le concours de circonstances qui implique l’apparition simultanée d’une autre invitation, celle de ses amis. Outre le fait que la première semble ne résonner que comme un devoir, là où la seconde paraît susciter le désir et donc convoquer le plaisir, l’on est tenté d’interpréter ce conflit à l’aune de ce qui s’observe à l’adolescence, notamment à travers le réaménagement des identifications aux objets appartenant au versant vertical (l’environnement premier) et à celui horizontal (les pairs). Bien entendu, il n’est pas question de choisir l’un au détriment de l’autre, mais de faire coexister ces deux versants. Dans le cas de la patiente, cependant, privilégier l’un (les amis) signifie abandonner l’autre (les parents) – en témoignent l’angoisse et le sentiment de culpabilité qui la gagnent à la seule évocation de cette possibilité. L’on perçoit comme une irrévocabilité de la décision à prendre, comme si celle-ci s’avérait radicalement décisive.

Le caractère irrévocable de cette situation s’entend particulièrement dans la dernière remarque : « c’est égoïste de ma part ». Ce que la patiente associe à de l’égoïsme n’est autre, en effet, que le parti pris de privilégier son désir propre, au lieu de celui supposé de l’autre (la famille). Tel qu’elle l’emploie, l’« égoïsme » se rapporte donc à l’autocentrisme et à l’égotisme que met en évidence la définition suivante : « défaut qui consiste à rapporter tout à soi, qui dispose à la recherche exclusive de son intérêt propre et à l’indifférence pour autrui »[3]. Il y a beaucoup à dire sur cette définition, mais il s’agira de le développer dans un prochain travail.
Un seul acte, aussi supposément égoïste qu’altruiste par ailleurs, ne peut déterminer l’entièreté d’un individu, mais il semblerait que la patiente ne le vive pas ainsi. Prendre le parti de ne pas servir l’intérêt et/ou le besoin de l’autre est donc directement associé, pour elle, à l’expression de son indifférence et de son antipathie envers cet autre – du moins, c’est ce que cela pourrait venir signifier à ses yeux comme à ceux d’autrui. Pourtant, « égoïsme », dont la première définition remontant au XVIIème siècle est « amour propre », se définit aussi par : « tendance naturelle de l’homme à se conserver, à se développer »[4].
L’emploi autant que le sens du terme « égoïste » révèle une autre ambiguïté : il semblerait que ce qui est agi ou pensé pour soi-même soit directement associé au registre du mal – en opposition à celui du bien, qui plus est. L’organisation qui s’érige en fonction de ce barème du bien ou du mal se retrouve particulièrement dans la remarque « ce n’est pas bien », laquelle évoque par ailleurs des mots qui pourraient être ceux d’un enfant, traduisant l’aspect probablement régressif de la situation qu’elle rencontre.

De l’égoïsme, passons à la méchanceté. Outre le fait que le mot « méchant » rappelle lui aussi le vocabulaire d’un enfant, la radicalité du terme par lequel se décrit la patiente laisse entendre que, pour elle, ce qui est agi et/ou choisi pour soi-même est forcément dirigé contre l’autre – ce qui n’est pas sans évoquer la définition de l’égoïsme donnée plus haut.
Pour saisir ce qui conduit la patiente à associer son intérêt et son désir propre à un égoïsme dont le sens ne peut être que péjoratif, et dont les conséquences ne seraient qu’irrévocablement dramatiques, il nous faut revenir à la phrase « j’ai l’impression d’être un monstre », et plus particulièrement à l’emploi du terme « monstre ». Pour rappel, celui-ci est définit dans le dictionnaire de l’Académie Française par : « être vivant dont l’organisation, dans sa totalité ou dans une de ses parties, n’est pas conforme à celle de son espèce »[5], ou encore dans le Larousse par « une personne qui provoque ou suscite l’horreur par sa méchanceté, sa cruauté »[6]. Finalement, favoriser son intérêt propre – dans un contexte qui le nécessite, par ailleurs – et donc favoriser une posture différente de celle habituelle, revient, pour la patiente, à s’écarter de ce qu’il y a de normal et conforme au groupe (la famille), d’une part. Cela correspond aussi à un acte méchant et cruel, donc gratuit et contre autrui, d’autre part. Ici, l’impression d’être un monstre dénoterait finalement d’une association sans appel entre le désir propre et l’égoïsme, qui, de fait, n’est pas sans évoquer une insuffisance de la distinction entre le moi et l’autre.

II. L’interdit de la différence
1. La différenciation moi/autre

Lorsque persiste une zone d’indifférenciation entre le moi et l’autre, le sujet est maintenu, dans certaines situations comme celle qui nous intéresse ici, dans une position narcissique primaire, laquelle le conduit à interpréter subjectivement tout ce qui se passe, c’est-à-dire comme si tout venait de lui-même. Dans le cas de notre patiente, on suppose que c’est précisément cette zone d’indifférenciation qui se traduit dans l’appréhension des graves conséquences que sa seule décision pourrait avoir sur autrui – plus précisément ses parents.

Toutefois, nous précisions plus haut, dans la vignette clinique, qu’un processus de séparation semblait poindre – dans les deux sens du terme, sans doute.  En effet, la patiente, qui ne manifestait aucun signe d’hostilité ou d’agressivité auparavant, commença à manifester de l’agacement, de la colère, de la révolte à l’égard de sa famille, et surtout ses parents. Tant mieux, pensions-nous ; nous ne sommes pas sans savoir que l’objet naît dans la haine.
En effet, la séparation psychique, sans laquelle la subjectivation et donc le façonnement d’un moi plus indépendant sont impossibles, dépend au préalable du bon déroulement du processus de différenciation. Ce dernier, « pour se dévoiler, doit trouver un appui stable et fiable, comme un bon danseur s’élance vers le haut à partir du sol qu’il repousse pour se propulser et en décoller »[7] écrit Nicole Ramage. Mais, ici, la patiente ne semble pas avoir été poussée à décoller, pas plus qu’elle ne semble à l’aise à l’idée de repousser le sol – l’environnement familial – peut-être parce que ce dernier n’a constitué un appui ni suffisamment stable, ni suffisamment fiable. En effet, ses récits mettent en évidence un « fonctionnement » familial dans lequel les limites sont floues à plusieurs égards ; les enfants sont les confidents des parents, les parents se comportent comme des enfants, sur fond d’immaturité affective – collective. L’intimité n’a pas sa place ; tout doit être su de tout le monde, tout doit être partagé, tout doit se faire ensemble. En parallèle, des reproches (tels que « tu es égoïste ! ») sont assénés, sans souci de légitimité ou de cohérence, au moindre écart de comportement, c’est-à-dire, dès lors qu’un membre de la famille a l’audace de déroger aux règles autour desquelles cette dernière s’organise – ou se désorganise, au fond.
Les enfants semblent investis du narcissisme parental, et l’inopérance de la différence – pourtant nécessaire, cela va sans dire – des générations, des rôles et des places de chacun préside à un brouillage des limites simultanément exacerbé par l’envahissement et l’intrusion – banalisés – de la part d’un environnement souvent insécurisant, car lui-même en insécurité. L’on croirait presque que tout est inconsciemment mis en œuvre pour favoriser l’indifférenciation entre les membres de la famille, et in fine, empêcher toute séparation.

L’on conçoit aisément qu’un individu, enfant ou adulte, peine à se différencier et à se séparer, et qu’il s’en juge égoïste, lorsqu’il a intégré cela comme l’équivalant d’une transgression. Alain Ferrant et Albert Ciccone, travaillant sur la honte, la culpabilité et le traumatisme, ne manquent pas de rappeler que « les sentiments de honte et de culpabilité sont d’abord ”importés”. C’est d’abord un autre qui dit au sujet, à l’enfant, qu’il doit avoir honte ou se sentir coupable »[8].
Les récits de la patiente dépeignent en effet un environnement familial qui se montre sévèrement critique vis-à-vis de tout ce qui n’est pas valorisé par lui-même, qui ne cache pas sa profonde désapprobation – voire parfois son mépris – à l’égard de tout ce qui, finalement, diffère de ce qu’il est et de ce qu’il tend à instituer. Environnement qui, par ailleurs, n’offre pas la contrepartie de féliciter ou de valoriser la bonne exécution de celui ou celle qui accomplit ce qu’il exige explicitement ou non – parce que c’est bien normal qu’il ou elle le fasse.
Sur le plan surmoïque, le petit enfant qui s’est développé dans cet environnement évoque à plusieurs égards les petits hypermatures décrits par Gisèle Harrus-Révidi, lesquels ont « intégré les interdits parentaux dans la peur et l’angoisse, leurs exigences sans souci de réciprocité, sans bénéfice personnel, sans reconnaissance aucune »[9]. Et parce que l’immaturité affective va souvent de pair avec l’impossibilité de supporter altérité, « la menace du châtiment plane dès qu’il [l’enfant] se montre désirant, nul n’est ”désireux” de son désir ».

Freud, à propos du deuil, écrivait qu’« il se dresse contre cela [l’obligation de retirer la libido de l’objet perdu] une rébellion compréhensible – on observe généralement que l’être humain n’abandonne pas de bonne grâce une position libidinale, pas même alors qu’un substitut lui fait déjà signe »[10]. Et pour cause, nous ne sommes pas sans savoir que l’angoisse de perdre l’amour de l’objet est inhérente à toute séparation, et ce, comme le rappelle Alain Ferrant, précisément parce que « se séparer est une blessure – la blessure de perdre et d’être abandonné – qui met le narcissisme en péril »[11]. Mais pour notre patiente, il semblerait cependant que la nature des angoisses ne se limite pas à celles ordinaires, si l’on peut le dire ainsi, générées par la séparation.

2. Indifférenciations et menace de castration

Nous disions plus haut que l’acte (le choix du week-end entre amis) semblait, pour la patiente, déterminer directement l’être (« j’ai l’impression d’être un monstre »). Outre l’hypothétique fantasme de destruction et l’agressivité inconsciente qui s’esquissent ici, la radicalité de cette association nous interpelle. Au-delà de l’acte, c’est du désir qu’il s’agit, désir qui, s’il s’exprime, peut venir la définir en tant qu’individu, juger irrémédiablement qui elle est – comme un verdict qui tombe.
Albert Ciccone et Alain Ferrant, dans leurs recherches sur les sources de la honte et de la culpabilité chez le petit enfant qui, face à son mouvement pulsionnel, apprend le « non », décrivent un contexte particulier qu’ils nomment « contexte confusionnel », lequel se caractérise par une confusion entre le jugement d’existence et le jugement d’attribution. Ici, le mouvement pulsionnel de l’enfant est traité par l’environnement familial à travers une disqualification non pas seulement de ce mouvement, mais aussi de l’enfant lui-même.  Ce dernier est associé et réduit à son acte, entraînant une indistinction « entre l’enfant sujet et l’acte qu’il produit »[12]. L’environnement familial lui verbalise que c’est lui-même, et non pas son acte, qui est « dégoûtant », « vilain », etc… Dans ce contexte, « la partie prend la place du tout, sans qu’un jeu soit possible dans la mesure où tout est équivalent ».
L’émergence du sentiment de honte inhérente à ce contexte confusionnel mériterait d’être développée davantage, d’autant plus qu’il éclaire l’égoïsme que s’attribue la patiente, mais c’est l’indifférenciation qu’il favorise qui, pour l’heure, retient notre attention. En effet, « la confusion se déploie en lieu et place de l’illusion » entravant la différenciation psychique en ceci que l’enfant est « privé de l’illusion d’être sujet » – l’enfant n’étant qu’au stade de l’émergence du devenir sujet lorsque la disqualification venue de l’environnement familial vient le heurter de plein fouet.
Cette théorie modélise, d’une certaine manière, l’indistinction désir/être à l’œuvre chez la patiente, et éclaire à la fois l’aspect culpabilisant du seul désir, mais aussi ce qui consolide l’insuffisante différenciation moi/autre. Dans ces trois registres, il est clair que « l’ombre de la disqualification plane sur le moi » : disqualification en tant que sujet, disqualification (exclusion) du groupe, disqualification de la valeur, de la place, du désir.

Catherine Chabert, pour qui l’angoisse et la séparation sont consubstantielles, écrit : « Lorsque, au décours de l’adolescence et de la reviviscence œdipienne, le déplacement vers de nouveaux objets d’amour s’ébauche puis se déploie, c’est l’enfant, aujourd’hui adolescent ou jeune adulte qui se sépare, il est l’auteur de cette séparation et plus seulement sa victime, il n’est plus celui qui perd, il est celui qui part, qui abandonne ». C’est précisément à ce carrefour que semble se trouver notre patiente. En effet, comment négocier avec le sentiment de culpabilité inhérent à l’abandon dont elle pense être l’auteure, lorsque, loin d’être accompagnée dans l’émancipation et la séparation, elle se voit explicitement condamnée pour cela ?

D’autre part, comment faire face aux angoisses de perte d’amour associées, lorsque celles-ci ne sont pas uniquement fantasmées, mais qu’elles trouvent bel et bien appui dans la réalité externe ?

Pour la patiente, cependant, la difficulté à se séparer n’a pas seulement à voir avec la culpabilité et la honte, pas plus qu’avec la seule angoisse de perte d’amour. En effet, qu’est-ce qui surpasse le sentiment de toute-puissance d’être tout pour son propre objet d’amour ? L’in-séparation a tout de même ce « bénéfice » : celui de nous maintenir dans l’illusion selon laquelle nous serions l’objet d’amour, le phallus, de l’objet. Difficile de renoncer alors, sur le plan narcissique, à la toute-puissance que confère l’illusion d’avoir, pour l’autre, cette place d’exception. Ainsi, à côté des sentiments de culpabilité et de honte, et des angoisses associées, ne plane-t-il pas, dans ce contexte, la menace d’une castration ?

La formule de Alain Ferrant et Albert Ciccone citée plus haut fait sans nul doute référence à celle bien connue de Freud à propos de la mélancolie : « l’ombre de l’objet plane sur le moi ». Les processus à l’œuvre dans celle-ci partagent, en effet, des accointances avec ceux à l’œuvre chez notre patiente, notamment sur le plan de la confusion entre le moi et l’objet. « La dédifférenciation entre le moi et l’objet », écrit Catherine Chabert, « évite la haine contre l’objet qu’elle englobe, elle évite la séparation entre eux deux puisque l’objet et le moi se confondent ». Ainsi, pour notre patiente, être un monstre d’égoïsme s’avère une menace permanente, certes, tant la différence, la séparation, et le désir sont proscrits et assimilés à la transgression d’un interdit. Mais, et c’est là que s’érige le conflit psychique, peut-être cette configuration confère-t-elle le confort de n’avoir pas à faire l’épreuve de la castration qu’impliquerait le fait de renoncer à être tout pour l’objet. Bien entendu, cette lecture n’invalide pas la souffrance de la patiente ; toutefois, nous ne sommes pas sans savoir que certains symptômes offrent un bénéfice secondaire auquel il peut être particulièrement difficile, sinon impossible pour un temps, de renoncer.

Conclusion

La peur d’être un monstre, bien souvent éprouvée lorsque l’on est tout pour l’autre, relèverait donc d’une conjugaison complexe de sentiments de honte et de culpabilité, et d’angoisses d’abandon, de perte d’amour, et de castration – dans la mesure où, bien qu’elle permette l’avènement du je, celle-ci implique le douloureux renoncement à l’illusion d’être tout (le phallus). Lorsque la différence et la subjectivité se situent, comme chez notre patiente, à un rang dangereusement proche à celui de l’interdit, les négociations avec le surmoi s’annoncent difficiles.
Mais, en-deçà de cette peur manifeste et des mécanismes qui la sous-tendent, n’entendons-nous pas l’expression d’une revendication ? Rappelons la définition du mot « monstre » donnée précédemment : « être vivant dont l’organisation, dans sa totalité ou dans une de ses parties, n’est pas conforme à celle de son espèce ». Est-il déraisonnable d’envisager qu’inconsciemment, le sujet tend à être le monstre d’égoïsme qu’il craint être, précisément parce que cela lui offrirait la possibilité de n’être pas « conforme à son espèce », c’est-à-dire, différencié et séparé ? Ainsi, l’expression de la peur d’être un monstre, ici, n’est-elle pas celle de la demande, beaucoup plus implicite, de pouvoir être sujet ?

Charlotte Lemaire – Février 2025 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Mélanie Klein, « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs », Essais de psychanalyse, 1984

[2] Dictionnaire Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/monstruosité/52470

[3] Dictionnaire de l’Académie Française : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9E0566#:~:text=Défaut%20qui%20consiste%20à%20rapporter,Les%20calculs%20de%20l’égoïsme.

[4] Ibid.

[5] Dictionnaire de l’Académie Française : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9M2727

[6] Dictionnaire Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/monstre/52464

[7] Nicole Ramage, « Corps et processus de différenciation », L’information psychiatrique, 2008

[8] Albert Ciccone, Alain Ferrant, Honte, Culpabilité et Traumatisme, 2023

[9] Gisèle Harrus-Révidi, Parents immatures et enfants-adultes, 2001

[10] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917

[11] Alain Ferrant, Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale, 2014

[12] Albert Ciccone, Alain Ferrant, Honte, Culpabilité et Traumatisme, 2023

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Monstres 2

Nicolas Koreicho – Janvier 2025

Giuseppe Cesari, dit Chevalier d’Arpin, Persée sauvant Andromède, 1594-95, Piazza Accademia di S. Luca, 77, Rome

Sommaire :

Le monstre en patientèle

Norme – Normalité
Communautarisme
Les normes
La question des limites


Le monstre en patientèle

Pour le patient, être mal, souffrir, être ou rester en souffrance – paquet perdu –, doit tout d’abord équivaloir, d’une part, à considérer le « monstre » enfermé en lui-même, tout d’abord abstrait et inconscient, puis concret et conscient dans ses effets, cependant non maîtrisé et agissant, et d’autre part, à établir les liens qui existent entre les deux, pour pouvoir sinon accueillir du moins examiner ce monstre intérieur, incompris mais familier pourtant.
Dans un même mouvement, patient et psychanalyste, par l’entremise de lieux communs, de manifestations analysables pour l’un, interprétables pour l’autre, se doivent d’apprivoiser, et, par la compréhension de la rencontre de ces deux dimensions, c’est-à-dire, plus exactement, de ce qui peut se comprendre de l’inconscient tout puissant et de ses symptômes, maîtriser cette sorte de monstre, qui fait l’incomplétude, la souffrance, la répétition, le pulsionnel, et de le dompter, de le domestiquer, ou, à tout le moins, de le rendre supportable sinon meilleur.

Pour le patient cela peut dans un premier temps faire l’effort de comprendre qu’avec ce monstre apprendre à vivre est essentiel, le reconnaître, s’en faire presqu’un ami, puis entrer dans l’idée d’un monstre acceptable, puis dans un monde meilleur, à la maison, en le Moi – d’où l’idée de domestiquer –, jamais imaginé peut-être et qu’il s’agira de retrouver, d’en reconstituer les motions les plus folles, les plus contradictoires, les plus ambivalentes, par le biais des scènes infantiles, sexuelles, traumatiques, de son propre théâtre.

Plus communément, lorsque la symptomatologie est par trop consolidée et, peut-être, paraît insurmontable d’avoir répété de si importants dégâts aussi difficiles à réparer qu’ils sont familiers, tant le sujet tient à ses symptômes, ce peut être d’accompagner le patient dans la normalité, c’est-à-dire susceptible d’adaptation – au sujet, à l’objet –, et dans la perspective de recouvrer une bonne santé psychique, socle de toute vie animée, jusqu’à, pourquoi pas, un travail vers l’activité, l’amour, l’amitié, la sublimation et ses vocations[1] ou bien, plus humblement, un effort vers un devenir ordinaire, sans souffrance insupportable pour le sujet ou pour l’objet.

« Primum non nocere »
Hippocrate, 410 av. J.-C.

Norme – Normalité

« Être normal, c’est aimer et travailler » Freud

La norme, subjective, est néanmoins éclairante singulièrement dans la mesure où le lexème (cf. infra) nous donne une information très utile. En effet, il ne s’agira pas d’une norme fondée sur un jugement de valeur ou de technicité (le normé), mais une norme objective qui renvoie à l’usage commun[2] de ce qu’il est advenu du terme qui, de son côté, fait l’objet d’un consensus de la part des personnes qui l’emploient dans la littérature. Ainsi l’idée de permettre l’appréhension de la « norme » comme étant bien décrite dans l’histoire des idées selon un référent partagé, d’une part, et, d’autre part, l’idée que le terme est exactement pourvu d’un sens commun qui donne, à la manière d’une boussole, le sens des mots, des choses et des personnes lui confère cette fois le sème d’un éminent repère.
C’est d’ailleurs l’analyse du discours qui permettra au psychanalyste de décrire symptômes et courants pathologiques en fonction de systèmes de règles et de concepts qui, à leur tour, vont permettre de caractériser les phrases d’un texte[3] inconscient, c’est-à-dire organisées logiquement, en une syntaxe s’opposant ainsi à des « phrases » présupposées idéologiquement, juxtaposées de manière tronquée et erronée, ainsi qu’il en est des multiples impostures utilisant à tort certains termes de psychanalyse en ignorant la logique des ensembles descriptibles. Dès lors, les ensembles ainsi organisés pourront proposer une sémantique psychanalytique cohérente, par opposition à des phrases « orientées » sur le plan théorétique.

Les psychanalystes dignes de ce titre s’insurgent contre le wokisme et sa tentative de normalisation[4] extensive, promu par des minorités tyranniques menaçantes – et qui n’existent que par cela – racialiste, genriste[5], déconstructionniste[6], diversitaire, décolonialiste[7]…, en faveur desquelles nous pouvons faire au passage allusion aux multiples « thérapies » et « psychanalyses » dont les « thérapeutes en quelque chose »,  « psychopraticiens », « praticiens en psychothérapie », « experts en santé mentale », « thérapeutes » formés dans une « e-université », etc. qui fleurissent sur l’inculture, la précarité intellectuelle et le défaut de castration, outre la négation de l’inconscient[8] freudien, ainsi que dans l’irrespect des parcours de travail et d’effort pour être reconnus, et, en tant que de besoin par l’État, redevables d’une éthique et d’une déontologie.

Selon l’étymologie, à partir du XIIe siècle, norme est emprunté du latin norma « équerre », puis « règle, loi », et, par suite, type, état, comportement qui peut être pris pour référence ; modèle, principe directeur qu’on tire de l’observation du plus grand nombre. Norme esthétique, morale, juridique. Définir une norme. S’écarter de la norme.
La norme consiste en psychanalyse à comprendre le développement, à partir des socles de la constitution de la personnalité, déterminés avant tout par le plan affectif, outre les deux topiques freudiennes[9] déterminant toute la discipline, l’Œdipe[10], le narcissisme[11], la castration[12], les grands pôles d’organisation psychique clinique déclinant tous les concepts psychanalytiques et les trois grandes catégories psychopathologiques scientifiques, auxquelles nous ajouterons les états limites. Ainsi en est-il :
de la perversion, qui est le modèle de la dénégation de la castration, et, tout naturellement, du déni de l’Œdipe ;
de la névrose, qui est le prototype du refoulement de la castration, et conséquemment, de la fixation sur l’Œdipe ;
de la psychose, qui est le prototype de l’impossibilité conceptuelle de la castration, et, subséquemment, qui interdit tout accès à l’Œdipe.

La norme c’est aussi le réel. La « réalité » du réel est, contrairement à la doxa lacanienne, et conformément à 5000 ans de civilisation et à 3,8 milliards d’années d’évolution, l’atome, l’ADN, la gravitation, la physique, la paléobiologie, la mécanique quantique, la relativité restreinte, la matière, le « roc biologique » freudien, le corps et, pourquoi pas, l’inconscient.
Le réel lacanien concerne une acception restrictive du terme, puisqu’il correspond à un seul moment du traumatisme psychique et, plus précisément, selon lui, « quand on se cogne », ce qui est bien différent du large et ordinaire syntagme qu’on trouve dans les dictionnaires et les académies.
Ainsi, l’idée – l’idéal – de normalité en psychanalyse n’est pas l’absence de symptômes mais la capacité pour le sujet de se dégager de la répétition et d’accroître ses capacités développementales pour accéder à un compromis satisfaisant entre soi et le monde, c’est-à-dire entre ses exigences pulsionnelles et les contraintes de la réalité et de soi et de l’autre. Cela ne signifie pas qu’il lui faille se conformer à la réalité et au monde, mais il lui faudra à coup sûr se dégager de la conformité ancienne, archaïque, aux périodes et aux moments traumatiques qui ont empêché le Moi d’élaborer un établissement, à partir d’une capacité de penser les nouvelles donnes, souvent à venir encore, de sa vie et, dès lors, de développer des solutions satisfaisantes – non perverses, non psychotiques, non psychopathiques, dans la prise en compte des limites – pour réajuster ses propres instances pulsionnelles – un rétablissement – bien distinctes de celles de l’enfant.
Cette ambition est simplement la norme de l’adulte qui, par-delà transfert et névrose de transfert et dans la délivrance de la satisfaction du masochisme primaire, de la culpabilité primaire et des pulsions de destruction régulièrement trouvées dans la résistance à l’ « aller mieux », se met à vouloir acquérir des éléments d’une connaissance nouvelle qui relègue les motions pulsionnelles et libidinales de l’enfant à l’arrière-plan du désir de vie dans l’idée de redessiner ses relations à soi et aux autres.

Communautarisme

Plus vous adhérez à des communautés, plus vous vous éloignez de votre inconscient, et plus vous vous éloignez de vous-même. L’inconscient est une dimension éminemment individuelle. L’inconscient collectif, comme chacun sait, n’existe – dans un emploi erroné – que pour décrire, incomplètement et faussement, une « psychologie » collective.
Comme indiqué supra, plus vous vous rapprochez des communautés normalisatrices[13] et qui correspondent, à grands traits, au marxisme, à l’existentialisme, au structuralisme, au wokisme – vous observerez le principe exemplaire s’agissant du wokisme : le dogme simplificateur dominant-dominé avec son sinistre cortège de sous-dogmes constitués par des minorités frustrées et tyranniques déconstructionniste, genriste, racialiste, diversitaire, décolonialiste –, plus vous vous enfermez dans une dynamique pulsionnelle (non résolue : la jouissance, cette « petite mort », qui est absence de désir, de plaisir, de développement relationnel et personnel. Un simple réflexe) dans la mesure où vous vous adonnez à l’idée du bon droit communautariste, c’est-à-dire de la prétendue légitime excuse brun-rouge-vert s’arrogeant l’inculture comme étendard et la précarité intellectuelle comme principe, et plus vous laissez ainsi libre cours (si nous pouvons ainsi dire) au refoulé et aux horreurs – passages à l’acte, sectarisme, terrorisme d’abord « intellectuel » – qui en découlent.
C’est la même chose mutatis mutandis avec les refuges associatifs de psychopathologies transformées en communautés instituées aisément localisables : perverses, addictives, psychopathiques, psychotiques, « limites », maquillées précisément alors en souffrances auto-justificatrices, sous l’apparence de délires confortables mais mortifères.

Les normes

Elles s’opposent à la norme. Le spectacle de la destructivité, dans l’histoire, dans l’événement, dans les mentalités parfois, représente cette incompréhension pulsionnelle. Son exhibition en spectacle est un déni de l’inconscient. Pensons à la grande messe wokiste à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques. Le wokisme s’appuie sur des principes revendiqués par de petits maîtres bien-pensants progressistes politiques, radiophoniques et télévisuels subventionnés : inculture, grossièreté en gants crème et faiblesse intellectuelle dans les programmes rééducatifs bien gardés dans les administrations, y compris médiatiques, et à l’Assemblée : e. g. la demande amusante d’interdiction de l’expression « travail au noir », et la demande cocasse de suppression de diffusion de la chanson de Michel Bergé Le paradis blanc. En exemple d’exploitation du wokisme par certaines associations : un violeur OQTF qui se dit en transition de genre. C’est une solution conseillée par certains avocats pour que les délinquants puissent rester sur le sol de France à l’aide du recours genriste, rentable pour la satisfaction internationaliste d’aucuns (Dieu que ce pronom indéfini leur sied !).
Deux citations et une référence, illustratives, dans les registres :

Littéraire,

« En quelle année où sommes-nous mon âme
Tout peut changer mais non l’homme et la femme
Tout peut changer de sens et de nature
Le bien le mal les lampes les voitures

Même le ciel au-dessus des maisons
Tout peut changer de rime et de raison
Rien n’être plus ce qu’aujourd’hui nous sommes
Tout peut changer mais non la femme et l’homme »
Louis Aragon

Psychanalytique,

« Il m’apparaît que c’est l’observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée aussi bien traditionnelle que scientifique. […] Il m’est apparu qu’il s’agit là du butoir ultime de la pensée, sur lequel est fondée une opposition conceptuelle essentielle : celle qui oppose l’identique au différent, un de ces themata archaïques que l’on retrouve dans toute pensée scientifique, ancienne comme moderne, et dans tous les systèmes de représentation. »
Françoise Héritier, Masculin/féminin

Scientifique,

« La détermination sexuelle a lieu dès la fécondation lors de la mise en commun du patrimoine génétique des gamètes mâle et femelle déterminant le sexe génétique de l’embryon. Cette détermination sexuelle va permettre l’engagement vers la voie de la différenciation testiculaire (XY) ou ovarienne (XX) »
Maëlle Pannetier et Éric Pailhoux, La différenciation du sexe

À partir d’une extension du genrisme dans la remise en cause des normes humaines, certains revendiquent leur appartenance à des races animales : je suis une licorne (au-delà du symbole : terme pris à la lettre : délire simple) ; je suis un écureuil, je suis…

Nous préfèrerons Colette, et la sublimation dans l’esprit d’écriture :

« Née d’une famille sans fortune, je n’avais appris aucun métier. Je savais grimper, siffler, courir, mais personne n’est venu me proposer une carrière d’écureuil, d’oiseau ou de biche. Le jour où la nécessité me mit une plume en main, et qu’en échange des pages que j’avais écrites on me donna un peu d’argent, je compris qu’il me faudrait chaque jour, lentement, docilement écrire, patiemment concilier le son et le nombre, me lever tôt par préférence, me coucher tard par devoir. »
Colette, Journal à rebours (1941)

La question des limites

Bien entendu, la question qui se pose lorsque l’on évoque la norme, et afin qu’il ne s’agisse pas que d’une projection idéique, est celle des limites[14].
Une des seules limites au désir est la capacité d’accepter la possibilité de ne pas pouvoir l’exaucer.
L’inconscient, nous le savons, ne connaît ni temporalité ni contradiction – c’est sa condition : il est intemporel et anhistorique -, appréhendable facilement à tout le moins dans ses manifestations, figurées, travesties, élaborées secondairement, à condition que dans l’interprétation (c’est entre autres le travail de l’analyste cependant que le patient, de son côté, est censé entre autres analyser) les limites soient toujours rappelées, à un moment ou à un autre, dans le quotidien du patient dans son rapport à la réalité, au quotidien, au bon sens, aux règles de l’analyse.
Ce n’est que dans la réalité de ce qui est, de ce qui se fait, du devenir des corps, dans ce que l’on admet de son propre corps et du corps de l’autre, du bien et du mal, que le choix (et la différence) entre le désir – le plaisir – et la pulsion – la jouissance – apparaît comme fondamental et sa possibilité essentielle, sine qua non du rapport au monde, sans quoi le monde vous qualifiera de monstre.
Ainsi, devant l’infinité des perversions forclusives, des gouffres psychotiques, des solutions psychopathiques, des errances wokistes et leurs sinistres cortèges de symptômes, de maladies, de crimes, de souffrances et de douleur, c’est la nécessité de considérer la question des limites, de la norme, de la normalité, de la réalité des êtres et des choses qui guérit de la loi du sang, du meurtre et de l’inceste, au bénéfice de la loi réelle et de la Loi symbolique.
C’est une sorte de refoulement compréhensif[15] – « un homme, ça s’empêche » – de ces motions pulsionnelles qui nous permet d’être des névrosés plus ou moins acceptables.

Les limites pour le patient, peu à peu devenant analysant, et pour le psychanalyste, eu égard à son idée du dispositif transitionnel à construire entre le sujet et le monde dans l’apprentissage des limites, sont par celui-ci posées grâce à la formulation d’un certain nombre de conditions, règles ordinaires de la psychanalyse et de son cadre qui permettent au patient d’éviter les passages à l’acte, lesquels, comme chacun sait, sont des obstacles à la pensée. On ne doit pas tout faire de son fantasme, pas tout dire de son délire, pour le patient, et on ne doit pas tout dire de son interprétation, pour le psychanalyste, afin, last but not least, que celui-là, le patient, comprenne que son salut est dans le respect du processus analytique et des règles de l’analyse pour laisser à celui-ci, l’analyste, le loisir de conférer aux symptômes morbides et aux transferts leur signification, dès lors délivrée du conditionnement imposé par les motions du passé sexuel-traumatique-infantile du sujet.
Faute de quoi, le masochisme et son retournement en les termes humains du Ça, atemporel, anhistorique, amoral, laisseraient libre cours aux pulsions du violeur, du terroriste, du pervers : du mal et du fou[16], de celui qui ne respecte ni les corps, ni la mort. Le monstre c’est ça, rien d’humain ni d’animal, le monstre est le Ça.

« C’est la partie la plus obscure, la plus impénétrable de notre personnalité. [Territoire de] Chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. Il s’emplit d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté générale ; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Le ça ne connaît et ne supporte pas la contradiction. On n’y trouve aucun signe d’écoulement du temps. »
Sigmund Freud, Le Moi et le Ça

C’est peut-être une question pour nous toujours à l’ordre du jour que celle qui doit être référence en psychopathologie psychanalytique, ce pour quoi le patient vient vous voir, c’est-à-dire comprendre un corps en souffrance et saisir la chance d’un esprit apte à reprendre la conquête du Moi, afin de mettre entre les parenthèses obsessives du corps ancien, ce colis perdu, égaré, oublié, pour le remettre au monde.

Nicolas Koreicho – Janvier 2025 – Institut Français de Psychanalyse©

Suite de : Monstres 1


[1] Nicolas Koreicho, La sublimation, mars 2022, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[2] Communément appelé « Le Bon usage »

[3] Pour Freud, l’inconscient fonctionne comme un texte, à l’encontre de Lacan pour lequel – ce qui signale son incompétence sémiotique – l’inconscient est structuré comme un langage.

[4] Cf. le processus appelé normalisation en Tchécoslovaquie entre 1968 et 1989 par la dictature socialiste de l’URSS : Cadrage – Purges – Années de plomb – Censure – Élimination des intellectuels

[5] Jacques Lacan, « Position de l’inconscient », Écrits : « Du côté de l’Autre, du lieu où la parole se vérifie de rencontrer l’échange des signifiants, les idéaux qu’ils supportent, les structures élémentaires de la parenté, la métaphore du père comme principe de la séparation, la division toujours rouverte dans le sujet dans son aliénation première, de ce côté seulement et par ces voies que nous venons de dire, l’ordre et la norme doivent s’instaurer qui disent au sujet ce qu’il faut faire comme homme ou femme. »

[6] Vieille lune soixante-huitarde

[7] Le résultat c’est, par le biais d’une dépersonnalisation des individus, l’enfermement dans un statut social militant et, plus grave, l’empêchement pour eux d’accéder à leurs motivations inconscientes les plus brûlantes qui s’ensuit. Par conséquent, l’autonomie intellectuelle devient impossible, et la fermeture psychique auto-référentielle selon le dogme dominant-dominé devient la règle. Dès lors, les personnes, pour se soumettre à la doxa séparatiste, et pour dénier à quiconque le droit de les dominer intellectuellement, à l’occasion d’une nouvelle anti-psychiatrie, anti-œdipe, anti-capitalisme, anti-bourgeois, anti-patriarcat, etc. revendiquent d’appartenir à des groupes « psys » spécifiques non psychiatrisables (HPI, TDAH, bipolaires, Asperger…), d’humains dominés « souffrant de handicaps sociaux ».

[8] De nouveau, et comme toujours, la psychanalyse est attaquée – ou récupérée – comme dans les années 70. L’idéologie woke considère qu’elle est masculiniste et patriarcale (Freud, Lacan sont des hommes), sexuelle et sexiste (piliers de la discipline : Narcisse, Œdipe), tournée vers elle-même (individuation, travail sur soi), raciste et transphobe (pas de théoricien noir, chinois, LGBT…), et le wokisme invente les écopsychothérapie, psychosomatoanalyse, psychanalyse inclusive, psychothérapie relationnelle, psychanalyse féministe, dasein-analyse, médecine symbolique, queer-analyse (!) qui s’ajoutent aux anciennes psychanalyses toutes éphémères (Psychanalyse existentielle, du soi (Winnicott), interpersonnelle (Sullivan), humaniste, intégrative, relationnelle (!), appliquée… Il existe – si l’on peut dire – plus de 40 types de psychanalyse. Il n’y en a en réalité qu’une : la psychanalyse.

[9] Nicolas Koreicho, Inconscient, Préconscient, Conscient – 1ère topique, Mai 2021, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/inconscient-preconscient-conscient-1ere-topique/ ;
Nicolas Koreicho, Ça, Moi, Surmoi – 2ème topique, Mai 2021, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/ca-moi-surmoi-2eme-topique/

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Pour le garçon, le rôle de la castration est d’instaurer la loi du tiers qui modère la toute-puissance narcissique de l’enfant puis l’assure de sa protection. Après la dépression qui suit la castration, le fantasme consiste en « Je suis capable, mais c’est interdit », cependant que la fille se dit « C’est possible mais c’est interdit ». Toutes les perversions proviennent d’un défaut de castration.

[13] Communautés de pensée liées quelquefois au politique communément admises :
1900 -1910 : phénoménologie (Husserl)
1910 -1920 : pragmatisme (Peirce, James, Dewey)
1920 -1930 : existentialisme (Heidegger, Sartre)
1930 -1940 : philosophie analytique (Wittgenstein, Russell, Quine)
1940 -1950 : herméneutique (Ricœur, Gadamer)
1950 -1960 : structuralisme (Lévi-Strauss, Barthes)
1960 -1980 : post-structuralisme déconstructionniste (Heidegger, Derrida, Foucault)
1980 -1990 : néo-pragmatisme (Rorty, Jacques)
1990 -2000 : réalisme spéculatif (Meillassoux)

[14] Nicolas Koreicho, La question des limites en psychanalyse, octobre 2021, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-question-des-limites-en-psychanalyse/

[15] Le fantasme est la rétribution que nous payons au refoulé.

[16] Vaine l’idée d’excuser les criminels sous prétexte de folie, l’irresponsabilité pénale étant contraire à l’imposition, thérapeutique, des limites par la sanction : « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes » et, quand même, dans que « demeure punissable » la personne atteinte au même moment d’un trouble de même nature ayant seulement « altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes ».

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

D’une contre-nature à l’origine du mythe d’autochtonie

Vincent Caplier – Décembre 2024

« Quand tu partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long, riche en péripéties et en expériences. Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni la colère de Neptune. Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes, si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer que par des émotions sans bassesse. Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni le farouche Neptune, si tu ne les portes pas en toi-même, si ton cœur ne les dresse pas devant toi. »
Ithaque, Constantin Cavaly, 1911 (Traduction en prose de Marguerite Yourcenar).

Plan de l’article

Tête de Polyphème, dessin de Johann Heinrich Wilhelm Tischbein (1801) d’après un buste antique du 2e siècle av. J.-C. BnF, département Estampes et photographie.
  1. Prolégomènes
  2. De l’étrange à l‘étranger
  3. Phénoménologie du monstre
  4. Figure(s) du monstre
  5. Le monstre à l’origine
  6. Du monstre surpranaturel au monstre surnaturel
  7. Le monstre, préfiguration du mythe d’autochtonie

Prolégomènes

« Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? » Le questionnement de Paul Veyne est essentiel et pose le problème fondamental de « l’imagination constituante ». Pouvons-nous, à sa suite, aborder la figure du monstre avec philosophie ? Comment inscrire un objet aussi peu rationnel au sein d’une réflexion de vérité ? Inintelligible, échappant à l’entendement, il ne serait recevable qu’en acceptant la pluralité des programmes de vérité. Un principe de vraisemblance que convoquerait « l’expérience la plus historique de toutes ». Il semblerait que le monstre ne puisse être réduit à un simple sentiment, une sensibilité empirique : par la réceptivité des représentations qui nous affectent et le retour d’expérience, l’intuition qui se rapporte à l’objet au travers de cette même sensation. Un problème que nous avions déjà rencontré au sujet des passions et de leurs « objets inexistants[1] ». Problème qui se pose néanmoins différemment. Le monstre appartient à un autre monde, un monde mythique, « trop beau pour être empirique », un monde « noble[2]».

Au-delà de l’imaginaire du monstre, la notion de monstrueux se dote d’une forme de réalité autre que phénoménologique. Cette concrétude de surface, cette tangibilité qu’il incarne en apparence, exclut une définition apophatique, approche qui ouvrirait de surcroît à une logique d’exclusion (le monstre, autre de l’homme). L’approche apophatique procède par négation. Même si « Dieu est Amour, Dieu est Lumière » est une affirmation, les religions du livre insistent plus sur ce que Dieu n’est pas que sur ce que Dieu est. L’énumération des caractéristiques positives est perçue comme limitative dans la mesure où Dieu est illimité. Elle ne tient pas compte de la transcendance divine. À l’inverse, le monstre est cataphatique, affirmation par sa présence ; une présence qu’il nous impose. Dieu n’est pas, il est méconnaissable par nature. Sa forme ne se dégage que par retranchements successifs. Le monstre estpar ses propriétés, ses qualités descriptives. Polymorphe, la figure du monstre est caractérisée par une multitude d’actants[3] qui saturent l’espace : une représentation spatiale symbolisant un espace psychique, matriciel.

Comment, alors, en établir la valence ? Comment en viser l’essence, en établir l’existence, en construire la vérité ? Par la puissance d’attraction (valence positive) ou de répulsion (valence négative) éprouvée à l’égard de l’objet ? Par un retour au mythe, au sein de cette unité de temps et de lieu où convergent les histoires, les petites et les grandes, de la légende à l’historiographie. Le monstre est intimement lié à son récit qui en exprime la réalité et atteste de son être. Pour la bonne et simple raison que « le caractère le plus profond du mythe, c’est le pouvoir qu’il prend sur nous, généralement à notre insu[4] ». On peut alors se demander si la persistance du monstre ne relève pas d’une même construction que celle à l’origine de la pensée grecque. Le mythe a par ailleurs un avantage qui nous intéresse particulièrement ici et qu’exprime Roland Barthes : « Le mythe est une valeur, il n’a pas la vérité pour sanction. » Il ne s’agit pas ici d’étudier le miracle grec mais d’en percevoir les infimes mouvements archaïques à l’origine. L’archéologie d’un savoir qui se mettrait à l’écoute du subtil d’un registre frustre.

De l’étrange à l’étranger

Le monstre relève d’une perception commune de l’étranger, rejeté à la périphérie d’un monde[5] connu u reconnu. Un ethnocentrisme qui définit, pour Levi-Strauss, une caractéristique universelle et primaire des sociétés humaines (Anthropologie structurale, 1958). Chez Aristote, il s’agit d’un topos (vérité générale) qui discrimine la créature sans thémis[6] (loi commune) dont il condamne l’hexis[7] (us et mœurs) : une mythologie de l’habitat et de l’habitus pour laquelle le caractère « étranger » du monstre ne passe pas uniquement par la morphologie mais essentiellement par la transgression des codes sociaux de l’habitation et l’infraction aux tabous alimentaires ou sexuels. C’est un être sans toit, ni murs qui vit hors de la civilisation, de la cité grecque (polis). La vision n’est autre que celle d’un groupe dominant pour qui le nombril du monde est Delphes. Delphes, site légendaire où Apollon tua le serpent Python, où les cultes ouraniens succédèrent aux cultes chthoniens, incorporant de vieux fonds mythiques primitifs. Transposé dans l’imaginaire mythique d’Homère, cet ethnocentrisme est l’attitude ambivalente des Phaéciens, entre hospitalité et isolement. Quant à Polyphème, le cyclope pastoral, troglodyte et anthropophage, il est l’archétype de la créature sans foi ni loi qui se différencie des « mangeurs de pain ». Monstre dévorant, il n’est pas sans relation avec l’ogre de nos contes pour enfants. Dans la Bible, la rédemption s’accomplit « au milieu de la terre » (Psaume 74, 12) où l’Éternel place Jérusalem « au milieu des nations et des pays alentours (Ézéchiel 5,5). L’ethnocentrisme chrétien se traduit en image dans la cartographie médiévale par la localisation explicite des « races monstrueuses » (14 dans le psautier anglais du XIIIe, 24 dans la mappemonde d’Ebstorf). Une tradition qui perdure dans les portulans des premiers navigateurs et les terra incognita des nouveaux mondes.

Le monstre a beau être un étranger (étrange à soi), l’analogie avec celui que l’on « montre du doigt » n’en est pas moins impropre. L’association de monstrum (fait prodigieux) à monstrare (montrer) est incorrect du point de vue lexicographique. Le monstre est ce qui révèle, ce qui signe, ce fait prodigieux comme un message adressé par les dieux. Le monstre n’est pas ce qui se montre, cette monstration, cet acte d’exposer, d’étaler à la vue du public qui indique, dénonce. Le monstre est ce qui fait songer, ce qui inspire, instruit, met en lumière. Les apparences suggéreraient qu’il engagerait plus qu’il n’exhorterait. En grec ancien, le monstre n’est pas une proposition nominale mais une expansion du nom. Décrire le phénomène étonnant (téra-) ou la créature prodigieuse (tératos-), n’est pas nommer. Le préfixe donne naissance au « récit imaginaire » (teratologia). De l’Antiquité au XVIIe siècle, le registre imaginaire du monstre est mis en rapport avec le merveilleux, le rare, l’inhabituel et l’exotique. Il relève à la fois de l’ordre du fabuleux et de la fonction constituante d’un espace culturel (civilisation) voire politique ou de pouvoir. Dans un monde réel qui n’est pas appréhendable dans sa totalité, ce qui fait mystère enchanté et le monstre en devient crédible. Il est la trace d’un reste qui achoppe au savoir. Au-delà des montagnes et des mers, aux confins du monde, en marge de l’humanité, vivent des monstres imaginaires anthropo-zoomorphiques et des humains acéphales, réels ou vraisemblables, comme autant d’expédients au non familier. Le lent glissement de l’Orient vers l’Occident poursuit la tradition antique des merveilles et des monstres comme menace aux frontières.

Les récits d’outre-mondes, littérarisants, mettent l’accent sur l’énonciation même plutôt que sur la proposition de l’énoncé. La connaissance de l’ailleurs et de l’autre passe par la rêverie et l’imaginaire poétique du voyage. La tradition littéraire grecque fait l’objet d’une transmission élitiste et érudite des mythes. Une passation écrite des mystères grecs réduite à un cercle d’initiés. La créativité populaire se fonde, quant à elle, sur la médiation des formes. Les images sont des symboles spontanément déchiffrables qui transcendent les appartenances topiques et historiques. Cette iconographie compose le programme théologique et moral des « bibles de pierre » que sont les cathédrales. Un registre bigarré que nous retrouvons dans les « bibles des pauvres » (Biblia pauperum) : ces petits recueils de la fin du Moyen Âge, destinés à faciliter la préparation des sermons, utilisaient des images édifiantes mettant en relation la bonne parole du Nouveau Testament avec l’imaginaire de l’Ancien Testament. Un rapport à l’imagerie que nous retrouvons dans le tarot des cercles ésotériques. Autant de formes qui témoignent de réalités, de savoirs, pouvant passer pour préexistants aux mythes. « En devenant forme, le sens éloigne sa contigence ; il se vide, s’appauvrit, l’histoire s’évapore, il ne reste plus que la lettre. Il y a ici une permutation paradoxale des opérations de lecture, une régression anormale du sens à la forme, du signe linguistique au signifiant mythique.[8] » Durant la courte période des lumières, le monstre fait l’objet d’un autre appauvrissement et perd sa dimension communicative. Il devient un objet à part entière qui peut faire l’objet d’une description réelle. Un redoublement de l’objet qui redouble la pauvreté de l’imaginaire. La scientificité succède aux cabinets de curiosités. Au XVIIIe, le monstre n’inspire plus, il ne fait plus rêver. Au contraire il est devenu désordre, non conforme à l’ordre de la nature, purement monstrueux. L’imaginaire en est réduit au phénomène de foire, alors que la science fait du monstre un « raté de fabrication ». La tératologie du XIXe siècle est la reprise de l’« erreur de la finalité » d’Aristote.

Phénoménologie du monstre

Adieu hordes merveilleuses et fantastiques, actes monstrueux et inhumains, le monstre a les deux pieds dans le réel. Le monstre phénoménologique est l’autre monstrueux, cette insoutenable difformité du corps qui convoque le malaise aigu de la proximité avec l’humain-autre ou l’autre-humain. La violence de la sidération relève d’une expérience intime d’une rencontre avec un objet monstrueux. Un rapport au « monstre » profondément réducteur : la réduction phénoménologique renvoie un être non-viable, une contre-valeur, une hominité sans humanité. La question n’est plus « qu’est-ce qu’un monstre » mais « qu’est cette chose qui se présente à moi ». Une vision subjective de l’anatomie qui renvoie à La phénoménologie de la perception de Merleau Ponty : une réaction du « corps propre », une action du regard qui se pose sur le corps d’autrui. La tératologie scientifique a pour ambition de saisir une intelligibilité du monstre, qui écarte tout préjugé populaire et toute dimension métaphysique ou théologique. En même temps, elle se fonde sur l’expérience la plus immédiate. La mise en acte (perception) condense toutes les velléités d’un regard déshumanisant. Une perception qui montre, expose, énonce (dénonce ?) une idée du monstre, faute de mieux. Une interaction impossible qui ne parvient pas à déborder l’image, l’esthétique qu’elle draine. Avec « l’ombre du corps », Pierre Ancet tente, dans Phénoménologie des corps monstrueux (2006) de substantiver ce qui est généralement adjectivé comme « horrible, hideux, insupportable ». Il ne parvient pourtant pas à détacher la notion de l’omniprésence de la sidération : « L’excès par rapport au sens, le point où l’interaction recule et se perd, ne laissant plus qu’un spectateur et un objet. La relation devient une exhibition bien involontaire du corps dans sa dimension incarnée, une exhibition des détails monstrueux malgré eux. »

Pour l’auteur, « la figure de la méduse est l’archétype de [cette] ombre monstrueuse ». Celle qui pétrifie, sidère, « fige la conscience », empêchant toute aperception : l’œil qui contemple devient « œil de pierre », aveugle. La présence invisible (présence-absence) rend impossible la mise à distance. L’absence de prise de distance occulte, soustrait le pouvoir de redoublement (perception consciente) dans « le cadre protecteur d’un savoir », d’un ailleurs, « lieu où le sens existe ». L’élément mystifiant, la métis (rapport à l’autre usant de la « ruse de l’intelligence ») de la rencontre de Persée avec Méduse, résiderait dans le miroir conférant son pouvoir de réflexion et brandi comme une arme de connaissance. Le bouclier-miroir, à l’image de l’égide d’Athéna, est une arme offensive autant que défensive qui conjure le sort inéluctable (ananké). Son pouvoir n’est autre que cet « acte propre de la pensée » qu’incarne la phronêsis, ce savoir qui s’acquiert par l’expérience : un mouvement réflexif de la réminiscence, un retour à l’esprit qui épure l’âme (catharsis) de tout ce qui lui est étranger (Phédon, 62-69). S’il n’y a d’intention que inconsciente en psychanalyse[9], l’intention phénoménologique, qui consiste à affronter positivement l’objet irréel, devient un face à face. Pas d’acte manqué ici mais un face à soi, un face au double, un dédoublement-redoublement, un rapport de soi à soi et de soi à l’autre, où sentir l’autre nécessite de ressentir l’autre en soi. Représentant d’une pulsion de mort, le monstre, psychiquement structurant, figure l’impensable là où le Ça serait resté stérile.

Figure(s) du monstre

Freud l’avoue lui-même, il a peu « tenté l’interprétation de figures mythologiques prises individuellement ». À la veille de publier Le Moi et le Ça, il engage quelques considérations au sujet de La tête de méduse (1922) à partir du tableau du Caravage. L’interprétation du petit essai est connue de tous : la tête effroyable hérissée de serpents est la monstration du sexual. La rigidification de l’effroi est un ego sum (« je bande donc je suis ») qui console en ce qu’il contrevient à l’impuissance. « Ce qui, pour soi-même excite l’horreur » n’est autre que le détournement (apotropaion) du complexe de castration. La tête de Méduse est apotropaïque, elle conjure l’horreur de la castration. Lorsque l’anthropologue historien[10] est réservé concernant l’interprétation du psychanalyste, il mésestime la théorie freudienne de la sexualité élargie. Ce qui les sépare est un différend épistémologique, une différence d’épistémè qui fait de chacun un prophète dans sa langue. Pour Jean-Pierre Vernant, Gorgô (Méduse) est un prosôpon, le visage de l’horreur en pure extériorité qui va au-delà du simple masque, de l’expression du visage. « Le sexe fait masque » n’est qu’une dimension que la Gorgô-Baubô, la vieille Gorgone qui ne peut plus enfanter, incarne dans le grotesque. Elle n’est qu’un croque-mitaine qui enseigne. L’auteur précise : « L’exhibition de ce qui doit être caché a déjà valeur de violation d’interdit ». Ce sont les conditions du rituel (et non les conditions du réel) qui en désamorcent l’angoisse, quel que soit l’endroit d’où elle s’origine. La gorgone, générique et archaïque, se caractérise en terme de poïétique[11], par l‘anomie, l’absence de valeur ou de loi. Un caractère anomique que Platon définit comme l‘« éros tyrannique » (érôs turannos), un érôs qui n’est pas tant désir démesuré (hybris) que libido transgressive : un érôs de déliaison, au sein d’une relation de philia (relation de proximité, d’hospitalité) ; une relation en lien d’extranéité, d’hétérogénéité, d’appétence de pouvoir sur l’autre que soi, le corps étranger.

On peut se demander, à ce stade, si la monstration du monstre ne relève pas d’une cruauté, d’une pulsion scopique sadique, un plaisir-désir de regarder et de montrer exempt d’auto-érotisme[12] (Théorie des pulsions). Il conviendrait alors de poursuivre la réflexion sur le mécanisme de défense à l’œuvre. Nous pouvons questionner dans quelle mesure les processus de projection et d’introjection viseraient l’élaboration d’un fantasme propre à satisfaire « une prédisposition perverse polymorphe » qui expose à « tous les outrepassements possibles dans ce qu’ils ont d’universellement humain et originel » alors que s’effondreraient « les digues anémiques » défensives (« pudeur, dégoût et moralité[13] ») face aux débordements (Théorie sexuelle). Freud semble aller en ce sens en 1931. Dans « Sur la prise de possession du feu » il se demande « si l’on peut croire l’activité formatrice de mythe capable de s’essayer – comme par jeu – à présenter de façon déguisée des processus animiques à manifestation corporelle ». L’essence du mythe de Prométhée serait « la réinstauration de désirs libidinaux après leur extinction ». Des désirs indestructibles qui repousseraient à la manière des innombrables têtes de L’hydre de Lerne. En substance, Platon nous dit la même chose (République IX) : pour l’homme « soumis à la tyrannie d’Éros, ce qu’il lui arrivait parfois de devenir en songe, il le sera désormais constamment à l’état de veille, et il ne reculera devant aucun meurtre terrifiant, il ne s’abstiendra d’aucune nourriture, d’aucun forfait. Éros qui vit en lui tyranniquement, dans l’anarchie et le désordre, parce qu’il y règne seul, conduira celui qui l’héberge […] à des excès d’audace, pour se nourrir […] sous l’influence de ces manières d’être qui subsistent en lui et qui se sont libérés. » Le monstre est lâché ! Cette anomie, cette disparition des valeurs communes, mesure une anomalie, l’aspérité du monstrueux, l’anomal du monstre.

Anomie, un terme intéressant qui désigne également en neurologie un trouble du langage. Une incapacité de dénomination d’un stimulus supposé comme correctement perçu. Le sujet peut décrire l’objet mais ne peut lui donner un nom. Le monstre serait donc à considérer comme l’innommable ? Cette aphasie face au monstre résulterait de la stupéfaction devant un inconnu insurmontable. Le pathos, d’une totale froideur, n’a rien d’un ravissement. Philosopher sur le monstre implique de surmonter l’étonnement (thaumazein), d’en apprivoiser l’émerveillement au sein du « naturel philosophe » du Théétète[14]. Platon y souligne la judicieuse généalogie que dresse Hésiode à ce sujet (Théogonie, 265). Le « Merveilleux » (Thaumas) est père de « l’Arc-en-ciel » (Iris), mais également des Harpies les « Ravisseuses » d’enfants et d’âmes. « Bourrasque, Vole-Vite et Obscure », leurs noms évoquent leur nature. Femmes ailées à la belle chevelure ou oiseaux à tête féminine, ce sont des monstres de proie aux serres aiguës. Elles sont à rapprocher d’autres démons féminins séducteurs et prédateurs : les Stryges qui se repaissent du sang et des entrailles de leurs victimes, les lamies, figures archaïques de la Succube et les sirènes, mi-femmes, mi-oiseaux, bien que ce soient des démons marins. Charmeuses ou hideuses, rapaces aux cris stridents ou enjôleurs, ces « oiseaux de nuit » ont le pouvoir comme dénominateur commun. De ces furies que condense la figure de Méduse, Freud suggérait de « suivre la genèse de ce symbole de l’horreur isolé, dans la mythologie des grecs et ses parallèles dans d’autres mythologies ». En direction de la fin de son œuvre, il élargissait la quête « aux confirmations venues d’ailleurs, de la linguistique, du folklore, de la mythologie, du rituel[15] ».

Le monstre à l’origine

Pour le phénoménologue Henri Maldiney, « l’étonnement devant le monde, c’est la révélation même d’un “il y a“. […] Ce n’est pas un étonnement devant une réussite qui offre satisfaction à la curiosité. Il ne faut pas détourner l’étonnement vers des tours de prestidigitation, mais ménager d’abord un espace de réceptivité est la chose la plus importante ». S’exposer au monstre c’est prendre le risque de répondre à l’invitation des sirènes d’Homère, comme autant d’incantations susurrées à un Macbeth : « Allons, viens ici, Ulysse, tant vanté, gloire illustre des Achéens ; arrête ton vaisseau, pour écouter notre voix. Jamais nul encore ne vint par ici sur un vaisseau noir, sans avoir entendu la voix aux doux sons qui sort de nos lèvres ; on s’en va charmé et plus savant […] et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière » (Odyssée, XII, 186-191). La promesse de l’appel est faustienne ! Pour Freud, les investigations de 1932 poursuivent le dépassement du choc esthétique afin de mieux percer le mystère d’une origine, d’un « infracassable noyau de nuit » (Breton). La reprise succincte de la tête de Méduse épouse les traits de l’araignée comme symbole de « la mère phallique dont on a peur ». L’évocation signe plus le retour d’une mémoire archaïque et l’hallucination d’une expérience d’agonie primitive. La suite prend une connotation cosmogonique : en rêve, l’homme est le manteau de la femme comme « manteau du monde et voûte céleste » au sein d’un « cérémonial nuptial ». Le pénis, devient pont, passage, « de l’au-delà (le pas-encore-né, le ventre maternel) à l’en-deçà (la vie). » Sortie « des eaux de la naissance », l’émergence au monde devient dans le chemin inverse un représentant de la mort, le retour à l’eau, « le retour dans le ventre maternel ». Autant de considérations qui nous renvoient naturellement à la Théogonie hésiodique : « En vérité, nous enseigne Hésiode, aux tous premiers temps, naquit Chaos, l’Abîme-Béant […]. De l’Abîme-Béant, ce furent Érèbe l’Obscur et Nyx la Nuit noire qui naquirent et, de la Nuit, à leur tour, Clair-Éclat et Journée, Éther et Hèmérè […] dans son union de bonne entente avec l’Érèbe Obscur. » Le monstre, à l’origine, est l’informe, une création abstraite et éthérée qui contient en puissance toute la progéniture de Nuit : l’odieux Lot-Fatal (Moros), la Mort noire (Kère), le Trépas (Thanatos), le Sommeil (Hypnos) et « la tribu des songes ». Elle est également mère des Moires et des Kères, les douces et cruelles destinées, des « Vengeresses impitoyables » qui dispensent le bien et le mal, pourchassant les transgressions des hommes et des dieux. Enfin, la descendance de Nuit étend la longue liste aux fléaux et aux luttes que contient la jarre de Pandore, sombre héritage légué à la condition humaine.

Cet apeiron, cette indétermination, ce Vide, n’est autre qu’une métastabilité qui porte en elle plus de déterminations qu’elle ne peut en contenir. Un « pré-individué » dont le monstre déterminerait la présence du vide, la force d’engendrement (phusis), l’individuation[16]. À la démultiplication de cette béance en une infinité d’entités, il revient à Gaïa, la matrice, « Terre aux larges flancs assise et sûre, à jamais offerte à tous les vivants », d’en définir les contours, d’en matérialiser les formes. La Théogonie d’Hésiode est l’exposé épique d’une fondation de l’ordre confrontée à l’établissement d’une souveraineté qui se nourrit d’alliances contre nature, d’infanticides et de parricides. Dans l’effort de stabilité du monde, la Mère Primordiale n’enfante plus de simples puissances élémentaires mais de véritables divinités pré-olympiennes. L’équilibre et la stabilisation sont obtenus par les enfantements successifs qui entretiennent la polarité de l’ordre et du désordre. Une dualité qui trouve son apogée dans le combat dantesque qui oppose Zeus à Typhon et préfigure les combats, à échelle humaine, des cycles héroïques. Typhon « le terrible, insolent et sans loi » était un dieu surpuissant : « De ses épaules sortaient cent têtes de serpent, de dragon terrible, dardant des langues de ténèbres ; les yeux que portaient ses têtes prodigieuses, sous leurs sourcils, étincelaient de feu. Jaillissant de toutes ces têtes, le feu flambait à chacun de ses regards. Et toutes ces têtes terribles étaient pleines de voix qui s’élevaient de toutes sortes de façon. » Il est le vent qui souffle le tohu-bohu par la surenchère de ses attributs. Il combine à lui seul le cœur violent des Cyclopes ouraniens, forgerons de Zeus, la vigueur inimaginable des Hécatonchires aux cent bras et aux cinquante têtes chacun et la puissance titanesque de tous ceux qui naquirent de la Terre et du Ciel qui « portaient le fardeau de la haine de leur géniteur depuis le commencement ». Typhon incarne la puissance primitive de confusion et de désordre de Chaos. Nous sommes dans le cadre supra-humain d’une genèse qui tente d’établir « une distance entre ce qui est premier d’un point de vue temporel et ce qui est premier du point de vue du pouvoir, entre le principe qui est chronologiquement à l’origine du monde et le prince qui préside à son ordonnancement[17] ». La Théogonie ne cherche pas à répondre à la question du Timée de Platon : à quelles conditions le monde sensible peut-il devenir connaissable ? Hésiode se contente d’en établir la hiérarchie des puissances qu’il structure par analogie avec la société humaine.

Du monstre surpranaturel au monstre surnaturel

L’acte rituel de Cronos émasculant Ouranos, ouvre l’espace entre Ciel et Terre et rompt avec la confusion des origines. La violence de la castration met fin au processus cosmogonique et instaure l’équilibre des contraires dans la procréation. C’est ainsi que s’établit la proximité surnaturelle du monstre avec l’homme. Si l’en-deçà de Gaïa, le monde souterrain du Tartare, est l’ombilic qui relie avec l’abîme originel, c’est avec un autre abîme que Terre donne naissance à une autre lignée d’êtres monstrueux : Pontos, l’élément marin (une autre absence de forme). Issues d’un système religieux antérieur, des puissances secondaires intègrent par ce biais la généalogie. Des démons déchus, aux formes doubles, qui restent proches des phénomènes de la nature. Typhon réduit à l’impuissance, « l’âge des monstres était révolu. Ceux que connaîtra le monde par la suite seront des descendants quelque peu dégénérés des êtres primordiaux, fils de la Terre[18] ». Perturbateurs et agents de la mise en ordre du monde, les monstres peuplent les légendes et les épopées dont ils sont les gardiens des sanctuaires (lieux sacrés et territoires), des trésors et des savoirs. La confrontation avec le monstre donne naissance au héros et au clan (génos) uni par le culte qu’il voue à son père fondateur. Évincé, relégué à la périphérie du monde des hommes, le monstre en délimite le pourtour, l’utopie (outopos, « en aucun lieu »), l’ailleurs (« ce qui n’est nulle part ») dont il garde les seuils. Le territoire du monstre est un espace en retrait, qui entre en réduction pour dessiner en creux un téménos, un espace sacré (littéralement l’« espace découpé » pour la divinité), l’espace cultuel qui fait culture.

Dans les textes homériques le téménos est une parcelle donnée à un roi ou à un héros qu’il doit à la vertu et au mérite, un tribut qui lui confère estime et respect. Derrière le monstre il y a un en-deçà, un reste dont il s’origine, une phylogénèse en partage : un lieu, une filiation, un imaginaire. Le monstre charrie avec lui un implicite. Il est une proposition, un fait qui contient tout un contenu sans être formellement exprimé, sa part du mythe d’autochtonie qu’il entretient. Le mythe d’autochtonie adjoint au territoire une histoire qui en forge l’identité et en établit la fondation. L’autochtone représente l’étymologie de l’indigène, ce qui réside à l’état sauvage issu de la terre sans culture. Il est l’épicentre d’un mythe archaïque, la version thébaine de l’autochtonie : Cadmos, après avoir tué le dragon de la source d’Arès, dieu de la guerre et de la violence, sème sur les conseils d’Athéna les dents du monstre. Il donne ainsi naissance aux Spartes (« les hommes semés »), guerriers qui s’entretuent, dont seuls cinq survivent et aideront le promu roi à créer la cité de Thèbes. Après avoir expié le meurtre de la bête au service d’Arès, Cadmos en épouse la fille Harmonie. Tout est bien qui finit bien, sauf que le cycle thébain restera, à jamais, entaché de démesure et de fautes irréparables. Ce sera tout l’enseignement de la tragédie à venir : autre époque, autre récit.

À l’émergence spontanée de la Théogonie succèdent Les travaux et les jours de la condition humaine. Une autre fécondité, un auto-engendrement fait de labeur et de reproduction au fil des saisons, au rythme d’une succession de cycles de vie et de mort. Un mythe succédant à un autre, l’anthropogonie vient redoubler le processus de séparation et de distanciation de la cosmogonie. Le monstre « garde l’église au centre du village[19] », ou plutôt le temple au centre de la Cité. Il préserve une limite à équidistance de la vie civile construite autour d’une réalité religieuse et mythique. Il trace la limite d’une totalité au-delà de laquelle réside l’infini et la mort. Il est le contenant qui contient la démesure (hybris) ou le masque qui permet d’en dépasser le visage. Le monstre serait-il la projection d’un Ça en manque de contenance, en désaide d’un Moi en devenir ? Pour Hermann Fränkel, le Moi du sujet grec archaïque est un moi qui n’est pas encore délimité, exposé à des forces multiples, en manque d’introspection, dont l’expérience est orientée vers le dehors. « L’individu se cherche et se trouve dans autrui, dans ces miroirs reflétant son image que sont pour lui chaque alter ego, parents, enfants, amis.[20] » Le monstre appartiendrait-il à la liste de ses doubles ? James Redfield semble confirmer ce « sentiment homérique du Moi » en écrivant à propos du héros épique : « Il n’est à ses propres yeux que le miroir que les autres lui présentent.[21] » Le monstre serait-il le pré-objet, la zone de création d’un Moi en élaboration ? Serait-il l’ouverture à la dialectique qui permettrait de sortir du défaut fondamental de représentation de l’insoutenable ? L’effacement du monstre transiterait alors par la pensée positive qu’engage le sujet philosophique. Le déplacement d’un il au je au sein de l’appréhension de soi du sujet antique qui aboutirait à un anthropocentrisme. L’éradication du monstre nécessite la reconduction du mythe, l’inscription de l’autochtonie dans le discours d’une cité établie, qui ne peut être confondu avec un mythe d’origine de l’humanité.

Le monstre, préfiguration du mythe d’autochtonie

Dans la version athénienne, de Cécrops, le roi hybride proche de la bête, en passant par Erichthonios et jusqu’à Thésée le dernier autochtone, la purification de la généalogie efface peu à peu la souillure à l’origine : la semence du boiteux Héphaïstos qu’essuie l’intouchable Athéna sur sa jambe et qui viendra féconder la terre. Pour Freud, le mythe ne serait autre que « le pas par lequel l’individu sort de la psychologie des masses ». Un progrès rendu possible par la fantaisie du « premier poète épique » qui fait de l’invention du héros celui qui abat « le père qui, dans le mythe, apparaissait encore comme monstre totémique[22] ». D’une légende à l’origine au registre tragique, le redoublement du récit, le travail littéraire, offre la possibilité d’une ouverture du mythe à la philosophie. Une évolution continue où s’efface peu à peu la figure du monstre. La tragédie reléguera le monstre au second plan. Il en deviendra décor, symbole, écriture à la marge. L’inscription du miracle grec relève de cette « invention de la tragédie » (Vernant). Mais la créature reste cette tâche aveugle du mythographe, cette « ombre portée » que Jean-Bertrand Pontalis attribue comme métaphore à l’Inconscient : « cette grande force qui nous anime comme une source de vie ou nous accable comme étant la mort en nous. » Quant à son analyse « engagée sans trop de précautions », elle ne serait « qu’une traversée des ombres ». Et de poursuivre qu’« à commencer par l’infans que nous sommes encore, nous devons traverser bien des ombres pour enfin, peut-être, trouver une identité qui, si vacillante soit-elle, tienne et nous tienne. » Le monstre est, comme Ulysse, polytropos, divers, « aux mille tours », « aux mille expédients », « l’Inventif », cet obscur qui perdure, qu’invoque volontiers l’impasse de la raison.

Au terme de ce parcours, nous pouvons nous demander si nous avons finalement pu répondre à notre problème de départ. En quoi le monstre concerne la philosophie, hormis une certaine éthique convoquée d’emblée ? Peut-être que le rapport relève de la sensibilité à cet existant singulier, de la séduction qu’opère sa persona. Les Lotophages, porte d’entrée dans l’utopie, l’imaginaire merveilleux de l’Odyssée, ne sont-ils pas ces séducteurs mangeurs du lotos, qui fait perdre à ceux qui en goûtent le désir, la mémoire du retour ? Si, pour Pontalis, « l’homme délesté du poids de la mémoire n’est plus qu’un pur regard », pour Fédida, « le langage est l’autochtonie de la mémoire de la parole ». Nous pourrions ajouter que le monstre en serait le premier autochtone. Peut-être sommes-nous parvenus, à ce point, à dégager une aitiologie du fait monstrueux au sein de cette généalogie. De ces « exempla rhétoriques », de cet archétype archaïsant, nous retiendrons une fonction vitale du non-être. Loin d’être innocente, la candeur (euetheia) de ces récits doit nous inviter à considérer cette conscience collective d’un « rationalisme de l’imagination, selon lequel il était impossible que le contenant ne contînt rien et qu’on imaginât à vide » (Veyne). Dans ce palais de mémoire qu’est le mythe, le monstre manœuvre en embuscade, prêt à surgir au coin d’un couloir. Point de jonction entre l’imaginaire et les processus rationnels, il ne s’agissait pas d’en établir une histoire édifiante mais d’en dégager la violence dans ce « qu’il fait appel de façon cathartique à ce qui se nourrit de nous, […] ce qui palpite en nous, nous effraie et nous fascine.[23] » Bien et vérité sont étrangers à cette instance médiatrice dans la mesure où elle n’est qu’incantation d’une justice (Diké). Son discours, sa fonction du langage contient, tout au plus, en germe une dimension politique. Mais il s’agit déjà là d’une lecture postérieure, moderne. Seule la réduction d’une mythographie parvient à une temporalité et une historialité de « faussaire ». « L’imagination constituante […] ne [désigne] pas une faculté de la psychologie individuelle, mais [désigne] le fait que chaque époque pense et agit à l’intérieur de cadres arbitraires et inertes » dont elle méconnaît « la forme biscornue de ces limites » qu’elle prend pour des « frontières naturelles[24] ».

Lévinas dans son « essai sur l’extériorité » semble nous léguer une réécriture de cette allégorie des vérités philosophiques : « L’identification du Même dans le Moi ne se produit pas comme une monotone tautologie : “Moi c’est Moi“. […] Il faut partir de la relation concrète entre un moi et un monde. Celui-ci, étranger et hostile, devrait, en bonne logique, altérer le moi. […] La manière du Moi contre l’“autre“ du monde, consiste à séjourner, à s’identifier en y existant chez soi. Le Moi, dans un monde, de prime abord, autre, est cependant autochtone. Il est le revirement même de cette altération. Il trouve dans le monde un lieu et une maison. […] Le “chez soi“ n’est pas un contenant, mais un lieu où je peux, où, dépendant d’une réalité autre, je suis, malgré cette dépendance, ou grâce à elle, libre. […] Autochtone, c’est-à-dire enraciné dans ce qu’il n’est pas, et cependant, dans cet enracine­ment, indépendant et séparé. Le rapport du moi avec le non-moi se produisant comme bonheur qui promeut le moi, ne consiste ni à assumer, ni à refuser le non-moi. Entre le moi et ce dont il vit, ne s’étend pas la distance absolue qui sépare le Même d’Autrui. […] Autochtone, est à la fois un attribut de souveraineté et de soumission. Elles sont simultanées. Ce qui influe sur la vie, s’infiltre en elle comme un doux poison. Elle s’aliène, mais même dans la souffrance, l’aliénation lui vient de l’intérieur. Cette inversion toujours possible de la vie, ne peut se dire en termes de liberté limitée ou finie. La liberté se présente ici comme l’une des possibilités de l’équivoque originelle qui se joue dans la vie autochtone. L’existence de cette équivoque est le corps. La souveraineté de la jouissance nourrit son indépendance d’une dépendance à l’égard de l’autre. La souveraineté de la jouissance court le risque d’une trahison : l’altérité dont elle vit, déjà l’expulse du paradis.[25] » Sommeil et résurgences du monstre résonnent comme autant de crises de souverainetés. Il y a de la pensée magique active dans ce passage du tabou et de la souillure au malaise dans la culture d’un monde civilisé. Dès lors, c’est dans la succession des crises que se pose la question de plus en plus soutenue de l’avenir de l’illusion. À en croire Nietzsche, « l’individu contient beaucoup plus de personnes qu’il ne croit. « Personne » n’est qu’un accent mis, un résumé de traits et de « qualités » ».[26] Il conviendrait alors d’explorer ce lien à l’autre dans ce qu’il a de plus fondamental et de primordial ; au cœur d’un arrière-pays du devenir humain où « avec l’amour maternel, la vie nous a fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais[27] ».

Vincent Caplier – Décembre 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Les reliques des passions, Vincent Caplier, 2023. [Lire en ligne]

[2] Cette noblesse n’est pas à considérer au sens de vertueuse mais comme porteuse de « valeurs », « de même qu’aux yeux de Proust une duchesse a plus de valeur qu’une bourgeoise » (Paul Veyne, 1983)

[3] À l’étant phénoménologique nous préférons ici l’actant sémiotique de Algirdas Julien Greimas permettant de mieux concilier l’humain et le non-humain au sein d’une « représentation anthropomorphe mais non figurative ». Le monstre performé par des faits se manifeste par sa fonction.

[4] L’amour et l’occident, Denis de Rougemont, 1939

[5] Une représentation du monde qui peut s’entendre à l’échelle d’un sujet, d’une communauté ou d’un universel.

[6] Sans lois ou traditions pour les guider.

[7] La notion d’habitus remonte à l’Antiquité grecque sous le terme « hexis« . Pour Aristote, l’hexis ne se réduit pas à la seule habitude, accoutumance produite par la répétition ; il y rattache la notion de vertu qui n’a pas un caractère entièrement automatique.

[8] Mythologies, Roland Barthes, 1957

[9] Sur la psychopathologie de la vie quotidienne, Sigmund Freud, 1901.

[10] La mort dans les yeux. Réponses à un questionnaire, Jean-Pierre Vernant, 1986.

[11] « œuvre, création, fabrication » qui a pour objet l’étude des possibilités inscrites dans une situation donnée.

[12] Pulsions et destins des pulsions, Sigmund Freud, 1915.

[13] Trois essais sur la théorie sexuelle, Sigmund Freud, 1905.

[14] Théétète (155 d) : « […] au sujet de ta nature […] quelqu’un qui aime à savoir, ce sentiment, s’étonner : il n’y a pas d’autre quête du savoir que celui là […] ».

[15] Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XIXe leçon, Révision de la doctrine des rêves, Sigmund Freud, 1932.

[16] Pour G. Hottois, « Le terme pré-individué souligne la métastabilité que sous-entend le processus d’individuation. La métastabilité désigne le caractère tendu, sursaturé d’un système possédant un équilibre mais tourné vers un devenir. » La contribution de Gilbert Simondon à l’étude de la technique, Élisabeth Gladu, 2000.

[17] Les origines de la pensée grecque, Jean-Pierre Vernant, 1962.

[18] La mythologie grecque, Pierre Grimal, 1953.

[19] La locution verbale semble garder la trace d’une forme de sanctuarisation, faite de convenances, d’ordre et de construction de la vie civile autour d’une réalité spirituelle.

[20] L’individu dans la cité, Jean-Pierre Vernant, 1987.

[21] Le Genre humain, James Redfield, 1985.

[22] Psychologie des masses et analyse du moi, Sigmund Freud, 1921.

[23] Le Minotaure et son mythe, André Siganos,1993.

[24] Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes, Paul Veyne, 1983.

[25] Totalité et infini, Emmanuel Levinas, 1961.

[26] Fragments posthumes, Friedrich Nietzsche, 1888.

[27] La promesse de l’aube, Romain Gary, 1960.

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Monstres 1

Nicolas Koreicho – Novembre 2024

Louis Welden Hawkins, Le Sphinx et la Chimère, 1906, Grand Palais – Musée d’Orsay

Sommaire
I Histoire du terme
II Le Sphinx et la Chimère
III Des monstres et des corps

I Histoire du terme

Monstre a été créé par emprunt du latin monstrum, dérivé de monere « faire penser, attirer l’attention sur », d’où « avertir » (ainsi qu’il en est dans moniteur, montrer, monument, prémonition), terme du vocabulaire religieux désignant un prodige, sans qu’aucune connotation positive puisse être associée à ce terme, et qui signifie un avertissement en provenance de la volonté des dieux, autrement dit un signe divin à interpréter comme phénomène, fait surprenant qui arrive en dehors du cours normal des choses, et que l’on considère comme surnaturel. Ex. Ce prodige leur sembla présager quelque grand malheur.
Par suite et par métonymie, le terme est appliqué à un objet de caractère exceptionnel ou attribué à un être surnaturel.
À basse époque (2e, 3e siècle), il se dit par hyperbole d’un homme (monstrum hominis) ou d’une femme (monstrum mulieris) dans un langage de comédie ; notons que, dans la langue religieuse, il va qualifier spécialement les démons.

En français, le sens premier est celui de prodige (cf. précédemment à propos de la neutralité du mot), miracle (ici aussi, terme neutre, religieux, désignant un « fait ne s’expliquant pas par des causes naturelles et qu’on attribue à une intervention divine », un événement magique donné à voir dans le réel, sens encore bien attesté au 16e, puis action monstrueuse, criminelle, chose prodigieuse, incroyable et, par hyperbole, chose mal ordonnée, mal faite. Cet emploi général a progressivement décliné par rapport aux emplois, ultérieurs, où monstre désignera des êtres mythologiques, de légende.

Dès le 14e, l’adjectif monstrueux est employé avec une idée morale au sens de « bizarre, extraordinaire, prodigieux » appliqué à une action contraire aux lois de la nature, sens qui vient compléter la signification religieuse, c’est-à-dire contraire à la volonté divine, et qui va augurer des usages scientifiques relatifs à la question de l’anomalie.
Depuis le 16e on relève dans l’expression encore usuelle monstre marin appliqué par exemple à la baleine puis au 17e aux gros poissons que l’on servait à table (carpes, brochets, saumons, turbots). Racine dans Phèdre l’emploie pour parler d’un animal féroce. Son application parallèle à un être humain remonte au 12e siècle.

À partir de cette époque on parle de monstre à propos d’un homme au physique et aux mœurs étranges, comme à propos d’un homme défiguré par la lèpre ou contrefait de corps ou de visage, d’un castrat, parfois d’un impie, et, par hyperbole, depuis le 17e, d’un homme très laid.
Le mot témoigne également d’une appréciation morale, au 13e, en parlant d’un païen (sens propre au Moyen Âge) et d’un être repoussant, au physique et surtout au moral, dans la locution un monstre de femme à propos de Messaline que le 17e semble avoir prisée : monstre de cruauté, monstre d’avarice, mais également parfois en contexte positif comme dans monstre de mémoire.
Son emploi antiphrastique comme terme affectueux date du 18e, époque où l’on commence à dire d’une chose c’est un monstre au sens de « c’est adorable ».

L’emploi adjectivé du mot (monstrueux) a valeur intensive pour « énorme, immense » dans l’usage familier et n’est pas attesté avant le 19e.
Depuis le 16e il est également employé avec un sens voisin de « prodigieux, extraordinaire », même si le sens biologique « qui a les caractéristiques d’un monstre » s’applique à un animal ou un enfant. L’emploi substantivé du mot à valeur de neutre (le monstrueux) date de l’époque romantique et de la remise à l’honneur d’une esthétique du chaos (Hugo), puis du bizarre (Baudelaire).

Dès la 2ème moitié du 16e on trouvera : « action monstrueuse, criminelle ». Au 17e : on verra « faire un monstre » (de quelque chose), « la représenter de manière monstrueuse, périlleuse », mais aussi « ce qui est mal fait, mal ordonné ». Au 18e, par antiphrase, on trouvera « une femme constante est un monstre nouveau », mais également le terme sera employé pour dire de quelqu’un qu’il est adorable « c’est un monstre ».
Au 19e, au sens d’extraordinaire, on rencontrera « un effet monstre », directement emprunté au latin monstrum de monere « avertir, éclairer, inspirer », du vocabulaire religieux « prodige qui avertit de la volonté des dieux », par suite « objet de caractère exceptionnel, de caractère surnaturel » (démon) du 12e au 16e, jusqu’à l’acception actuelle, jusqu’à, finalement, « acte monstrueux, contre nature ».

Notons que l’analogie – incorrecte selon la lexicographie – avec le latin monstrare (montrer) nous indique nonobstant que le monstre est celui qui se montre, qui s’expose, qui s’exhibe en tant que tel. Elle indique que le monstre est celui qui rompt avec la norme, provoquant la terreur (le violeur, le criminel, le terroriste) ou l’admiration (la merveille : le monstre sacré, la star, l’enfant adoré).

Nous pouvons considérer avec bénéfice les différentes acceptions socio-culturelles du monstre entre l’Antiquité et la fin du 17e, période qui fait de lui un mystère parmi d’autres, et dont il faut cependant se défier, la littérature l’apparentant préférentiellement au démon.
Au siècle des Lumières, le monstre est un objet d’étude savante, qui s’appuie en particulier sur la médecine et la biologie, voire l’anatomie.
Au 19e, c’est surtout la dimension romanesque, littérature et poésie, et artistique, en peinture notamment, qui sera à l’honneur.
Au 19e, le monstre est spécifié selon sa dimension biologique qui fait de lui un « raté de fabrication » ou de conception, où la sémantique de l’anomalie va se confirmer. L’étude raisonnée des monstres, la tératologie, qui se veut La science des monstres (Wolff), s’attache à classer les monstres et les anomalies, malformations, monstruosités qui s’y rattachent.
Dans l’acception générique actuelle, le monstre est le plus souvent un sujet que l’on soumet à la faculté de la science, normée et classifiée, anatomique, biologique et embryologique le plus souvent (tératogenèse), mais aussi psychiatrique.
Ainsi en est-il par exemple de l’intersexualité avec une quarantaine de caractères pathologiques ou d’anomalies, qualifiants choisis selon les partis pris des chercheurs, décrits par l’endocrinologie et l’hormonologie mais qu’il est bien entendu nécessaire de ne pas discriminer en tant que critère sociologique (1,7% de la population, trop souvent relégués dans les oubliettes de la prostitution).

De nos jours, la littérature, le théâtre et surtout le cinéma illustrent le thème du monstre, de manière variée, profonde et spectaculaire.

II Le Sphinx et la Chimère

Dans ce tableau intitulé « Le Sphinx et la Chimère », réalisé en 1906, le peintre Louis Welden Hawkins se livre à une interprétation symboliste de la figure du monstre hybride.
Il puise ses références dans la mythologie antique, et réunit en un seul deux animaux composites :
depuis la plus lointaine antiquité, en passant par Hésiode (Φίξ / Phíx), un lion à tête humaine (androsphinx) ou de bélier (criosphinx), parfois de faucon (hiéracosphinx) ou de chat.
Le sphinx est au masculin la figure mythique la plus ancienne (Égypte : le gardien des rois morts), figure de puissance, de protection et de vigile contre les forces malfaisantes.
La Sphinge, plus récente, monstre féminin (Grèce : la cruelle divinité des enfers), figure mythique qui a subsumé un de piliers de la psychanalyse, Œdipe, continue de vibrer en le sujet, sous les formes des processus primaires métaphoriques (par déplacement), métonymiques (par condensation), substitutives (visualisation, symbolisation), lorsque nous pratiquons et théorisons les concepts et les associations. C’est aussi elle qui a autorisé, sur les plans de l’art, de la littérature, de l’histoire des idées, de la psychanalyse, une des influences les plus puissantes de la mythologie[1].

La chimère est, selon les mythes, un animal à trois têtes – une de lion, une de chèvre et une de serpent. Fille de Typhon et d’Échidna, elle ravageait la région de Lycie (en Asie Mineure), quand le héros Bellérophon reçut du roi Iobatès l’ordre de la tuer. Il y parvint en chevauchant le cheval ailé Pégase.
La symbolique de la chimère est vaste et son nom a été repris pour désigner, dans un sens étendu, toutes les créatures composites possédant les attributs de plusieurs animaux ainsi qu’elles apparaissent dans les rêves, les fantasmes ou encore dans les utopies impossibles.

Le sphinx, selon le principe de réalité, pourrait représenter le questionnement – les fameuses énigmes – sur les origines du fantasme, principe de plaisir, pour élucider les références du sujet avec l’Œdipe, le narcissisme, la castration. En effet, rappelons-nous que la sphinge est le fruit de monstres et de l’inceste – Echidna et Orthros, son fils.
La chimère, quant à elle, pourrait représenter la pulsion à maîtriser, l’impossible réalisation du fantasme, s’affirmant comme polymorphique, comme les animaux qu’elle incarne, sous peine de mort, de maladie, de souffrance.

Le but de cette composition Sphinx-Chimère étant de sauvegarder l’intégrité du sujet contre les tentations perverses, psychotiques, psychopathiques en intégrant le système de l’Œdipe : selon Claude Lévi-Strauss, l’énigme principal de la sphinge réside dans la problématique de la bipédie et pour Oidipus d’ « une difficulté à marcher droit ».
La chimère pourrait représenter une illusion, celle d’un mystère facile à élucider sans le truchement de l’analyse, c’est-à-dire le fantasme pur, la pulsion – le passage à l’acte – et le sphinx, au contraire, l’explication de ce qui nous constitue, mais qui nous ralentit – qui nous empêche – le questionnement qui nous permettra de se rapprocher d’une vérité personnelle.

Ainsi, le tableau Le sphinx et la Chimère proposerait l’alliance, précaire, active, vécue en mouvement, de la coalition indispensable à prendre en compte, naturelle pourrait-on dire, entre la tentation fantasmatique et l’équilibre toujours à trouver induit par un questionnement existentiel vers l’allant, la réalisation de soi, et, pourquoi pas, l’épanouissement.

Cependant Hawkins s’inspire aussi de l’imaginaire médiéval – Moyen-Âge, entre-deux, pour la constitution de la personnalité – pour ce tableau à la fois sombre et lumineux, oxymore intrigant et ravissant : le monstre hybride semble ne faire qu’un avec la colonne de pierre sur laquelle il s’adosse – comme à la certitude d’un socle –, et rappelle que les gargouilles, barbacanes et chimères des cathédrales gothiques nous invitent à la vigilance sur l’équilibre instable des toujours possibles basculements du côté de la pulsion de vie – densité, santé, intégrité, selon la nature et la morale qui considèrent le sujet, aussi bien soi que l’autre, ou du côté de la pulsion de mort, dans les passages à l’acte et la condamnation de soi et l’ignorance de l’autre.
La lumière qui illumine le visage féminin apporte paradoxalement une dimension divine à ce monstre infernal et inquiétant, ouvrant à la fois sur la foi, l’amour, l’espérance, la certitude et l’humilité.
L’époque et le geste mettent en valeur, entre damnation éventuelle et rédemption souhaitée, mythologie antique et imaginaire gothique, la symbolique des êtres polymorphes et des monstres : côté sombre et dangereux de la vie psychique lorsqu’elle est sans limite, et côté éclairant de l’intellection, goût pour le surnaturel de l’inconscient et pour le naturel de sa résolution[2].

III Des monstres et des corps

« Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. »
Charles Peguy, Notre Jeunesse

Il est nécessaire de garder toujours le sens du 1er degré, dans l’idée du soin, de la santé, de l’équilibre. Le monstre c’est ce qui se voit et qui nous semble monstrueux (sauf pour les monstres eux-mêmes et d’autres si affinités). Qu’est-il fait des corps, de son propre corps, du corps de l’autre. Un écrivain, homme de théâtre, engagé dans sa propre sublimation, en a eu la géniale intuition :

« Nous ne sommes pas encore nés, nous ne sommes pas encore au monde, il n’y a pas encore de monde, les choses ne sont pas encore faites, la raison d’être n’est pas trouvée, la seule question est d’avoir un corps. »
Antonin Artaud

Et cependant, ce n’est simple qu’en apparence. Le sujet n’est-il pas à la fois Sphinx et Chimère et à plus forte raison, last but not least, en psychopathologie et en psychanalyse ?
Le monstre, à l’occasion d’une réalisation projective, est celui qui veut abolir les corps ou, au contraire, exhiber les corps, mais des corps modifiés, d’une manière ou d’une autre.
Nous posons l’hypothèse que l’abolition et l’effacement des corps proviennent du refoulé sexuel.

Les crimes et meurtres sexuels représentent l’aboutissement de la conjonction, irrégulière, complexe, asymétrique, de psychopathologies (perversion, psychose, psychopathie) décrites dans la littérature et excipées par les avocats, agies en leurs pulsions brutes, non transformées et totalement exemptes de créativité – tout le monde n’est pas Donatien de Sade[3], Gérard de Nerval, Antonin Artaud, Salvador Dali –, dans la modification complète, c’est-à-dire par le truchement de la sublimation[4] des pulsions concernées en œuvres de création artistique, intellectuelle (scientifique, littéraire, analytique) et/ou, éventuellement socialisée (affective, spirituelle). Sans cette condition, elles sont donc, en la forme de passages à l’acte, la destruction et, à terme, la mort incarnées (non représentées).

D’abord in absentia.
Représentation des corps : inexistence de tableaux, sculptures, images représentant des corps d’êtres humains, naturels ou suggestifs, d’érotisme, d’actions, de scènes, de pensées, d’allégories, du quotidien, réalistes ou figuratifs…, dans certaines cultures et, par voie de conséquence, émergence de monstres chez les adeptes de la frustration, à partir du refoulé, suscitant meurtres, viols, terrorisme, violence et barbarie, les passages à l’acte reproduisant ce qui pourrait exister dans l’art, dans la littérature, à travers les systèmes de représentation qui permettraient de médier le réel. Photos, vidéos d’humains et d’animaux, après la musique, les cerfs-volants (!), les salons de beauté, viennent d’être interdits dans certaine idéologie religieuse ; élimination des corps – destruction de l’adversaire politique, du juif, du chrétien, de l’athée, du laïc, de la femme, de la fillette, de la jeune fille, de l’artiste – prétendument inférieurs (ou dégénérés), dans les totalitarismes les plus meurtriers – déportation des corps, effacement photographiques et médiatiques – au cœur du national-socialisme, du stalinisme, du marxisme-léninisme, du maoïsme, du guévarisme, de l’islamisme…
En Iran, on dénombre 853 exécutions capitales depuis le début de l’année, dont 5 enfants (aux Maldives, on exécute les enfants à partir de 7 ans) et de nombreuses femmes qui n’ont pourtant pas le droit de cité –  Ainsi en est-il par exemple des salons de beauté féminins interdits dans les aires les plus reculées de l’intellection, qui sont victimes des deux systèmes dans la volonté d’effacer les corps des impies et de la beauté, – féminité et corps féminins -, d’avilir la pensée féminine : interdiction pour les filles d’accéder à une quelconque visibilité et interdiction pour les filles d’accéder à une quelconque formation, criminalisation de l’homosexualité.
Ce qui rapproche les deux radicalités, sous-culture wokiste de l’ignorance (histoire, littérature, théâtre, musique catalogués comme « masculinistes » (le soi-disant patriarcat) et terrorisme islamiste obscurantiste, c’est d’une part pour le wokisme la théorisation et d’autre part pour l’islamisme le choix, par identitarisme ou par refoulement, de l’effacement des corps sur le plan de l’intégrité, en premier lieu grâce à la tyrannie de minorités paresseuses.
Seuls comptent la jouissance dans la disparition des corps ordinaires – alors que, depuis la révolution, « La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune[5]. »
Les corps sains, ordinaires, hétérosexuels et blancs n’ont pas leur place (ou sont volontairement secondarisés) dans les grandes messes wokistes et dans certaines grandes écoles et universités occidentales.
C’est la question dans laquelle se rejoignent islamisme et wokisme : l’abolition des corps ordinaires.
Les talibans veulent abolir, après les corps féminins, les corps dans les médias. Les wokistes veulent abolir les corps blancs masculins au profit des corps marqués (racisés, genrisés[6], obèses, intersectés, sectarisés).

Puis in praesentia.
Il en fut ainsi lors de l’exhibition de corps diminués à l’occasion des Jeux Olympiques de Paris : cérémonie d’ouverture, paralympiques.
La cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris. La cène, à un moment pivot, en serait une lecture possible. Peu importe. La distinction christique n’y étant certes pas est singée par des travestis obèses, hirsutes, obscènes dans une exposition des corps, où la vulgarité et la lourdeur s’imposent comme éléments de spectacle. Sans remettre en question la question du genre, nous apprécierons que les « tableaux » représentent la mise en valeur de corps malades, ou monstrueux d’irrespect (le respect des morts n’est-il pas, dans toute civilisation qui s’honore de ce titre, la règle essentielle ?) : Marie-Antoinette tenant dans ses mains sa tête sanguinolente, en la fête – atroce – du féminicide le plus célèbre de l’histoire.
L’obésité est, pour tous les praticiens de la médecine et du soin, un symptôme évident de gravité pathologique, cependant qu’en tête de gondole, représentant éminent de la maladie érigée en dogme, Philippe Katerine se prélasse et lasse en vieux chérubin gras cyanosé.
Disons-le, en psychopathologie, la santé, et donc avec, le traitement des corps sont essentiels.
À cet égard, Angèle, Kavinsky et Phœnix ont sauvé les meubles d’une esthétique, soignée et humble à la fois, lors de la cérémonie de clôture, en un certain geste d’élégance et de respect des corps.

Entre la présence et l’absence.
Ainsi en est-il de la déconstruction du masculin occidental. Selon ce dogme wokiste, l’homme au masculin est un monstre qu’il faut déconstruire. Il serait le dominant dans la simpliste appréhension de ce mouvement axé sur l’ignorance (ignorant par exemple le véritable patriarcat à l’œuvre dans une partie de la culture islamiste). En revanche, le masculin « racisé » a le droit de s’imposer, jusqu’à la culture du viol[7], culture alors susceptible de compréhension, en particulier pour les néo-féministes, malgré parfois dans ces cultures la destruction physique ou symbolique des femmes (invisibilité, assignation à un rôle défini par les hommes), des temples (les djihadistes, les salafistes, les talibans), du roman des origines de l’Occident (gauchisme indulgent pour les coups donnés à la civilisation gréco-judéo-chrétienne dans les écoles, les hôpitaux, les universités), des particularités sexuelles.
« Du passé faisons table rase. »
Mais hélas, c’est du rien que naissent les monstres. Plutôt que confiner au passé une prérogative de la table rase – pensons au National-Socialisme issu du Parti des travailleurs hitlérien, au Parti national fasciste issu du Parti socialiste italien –, et, comme la nature a horreur du vide, elle peut enfanter de monstres, en leur ultime et atroce adaptation[8]aux grands mouvements d’élimination de l’autre.

À ce titre, nous assistons, désolés, à un exemple de tentative de normalisation par le sous-discours politique et/ou médiatique voulant réhabiliter les paraphilies.
C’est ce que nous lisons, sidérés, lorsque d’aucuns – nous aimons ce pronom indéfini apposé à ce type de militantisme – affirment que Jeanne d’Arc était avant tout un travesti[9]. C’est l’exemple d’une quadruple faute correspondant à :
– Une lacune historique, car elle était un chef de guerre, une figure politique du royaume, protectrice de Charles VII.
– Un slogan négationniste (le Christ n’a pas existé, la terre est plate, les chambres à gaz sont un détail de l’histoire, le 11 Septembre est un attentat des Américains par eux-mêmes). C’était une femme, reconnue comme telle par toutes les instances judiciaires de l’époque.
– Une injure personnelle, car personnalité spirituelle éminente. Elle respectait les dogmes de la religion qui autorisait « quand on y a recours par nécessité », par exemple « pour se cacher aux yeux des ennemis », de porter des habits d’homme.
– Un refus de l’égalité et de l’importance des femmes dans la guerre comme dans la paix. Elle est habillée en homme tant pour être acceptée comme chef de guerre par l’armée royale française – et pour porter l’armure – que pour être considérée comme interlocutrice par les Anglais, l’ennemi d’alors. Dans le même ordre d’idée, Jeanne a jusqu’à la fin voulu rester habillée en homme pour éviter d’être violée par ses geôliers.

Nicolas Koreicho – Novembre 2024 – Institut Français de Psychanalyse©

À suivre : Monstres 2


[1] Nicolas Koreicho, Sphinx, 2024, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/sphinx/

[2] Cf. Yves Vadé, Le Sphinx et la chimère, in Romantisme, 1977, n°15. Mythes, rêves, fantasmes. En ligne, https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1977_num_7_15_5070

[3] « Allié par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand ; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenait qu’à moi seul et d’en former et de les satisfaire. » DAF de Sade, Aline et Valcour, La pléiade.

[4] Nicolas Koreicho, La sublimation, mars 2022, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[5] Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, septembre 1791

[6] Eugénie Bastié, « On peut changer de genre mais pas de sexe » : les leçons oubliées de la génétique », Juillet 2023, en ligne, Figaro Vox, lefigaro.fr/vox/societe/on-peut-changer-de-genre-mais-pas-de-sexe-les-lecons-oubliees-de-la-genetique-20230725

[7] Il existe dans nos contrées des « salles de shoot ». Pourquoi ne pas ouvrir des salles de viol pour les adeptes/addicts de cette pratique ? Mais parce que cela existe déjà : en ligne.

[8] Pensons aux monstres d’arrogance, d’inculture et de grossièreté qui sévissent au sein de notre hémicycle.

[9] Thomas Jolly pour le journal Le Monde : « Jeanne d’Arc, une des plus grandes travesties de notre histoire, n’a-t-elle pas été condamnée parce qu’elle était vêtue en homme ? »

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Élévation

Charles Baudelaire

Préface Nicolas Koreicho

Charles Leslie, 1878, Une averse d’été passant au-dessus de la chaîne de Snowdon.

Presque rien à dire de ce texte sorti de l’esprit, de l’âme pourrait-on dire, d’un homme espérant indéfectiblement que l’écriture, à travers le prisme de la beauté et de la poésie, transcrira non seulement, des vertus théologales, peut-être la plus déraisonnable, savoir l’espérance – la charité étant sûrement de l’amour la forme la plus paradoxale, puisque donnant ce que l’on a à quelqu’un qui en veut bien, et la foi qui, elle, serait la plus folle, puisque rétive à toute compréhension intellectuelle -, mais aussi cette idée de l’espérance, dans laquelle vertu, par ce biais de la beauté et de la poésie, donnera enfin une forme intentionnelle à la jouissance, et dira quelque chose de l’inconscient supposé, vainqueur des énigmes de la souffrance rendue explicite dans un parfum obsolète.

NK – Août 2024 – Institut Français de Psychanalyse©

Élévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gayement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

Charles Baudelaire, « Spleen et Idéal » in Les Fleurs du Mal, 1857

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Sphinx

Nicolas Koreicho – Août 2024

« Pour les artistes purs, le charme suprême de l’être féminin réside précisément dans ces sinuosités incertaines et dangereuses de caractère. Ils sont ravis que le sphinx dissimule si profondément son énigme, parce que cette énigme double d’infini les prunelles de l’inaccessible créature… »
Paul Bourget, Nouveaux Essais de psychologie contemporaine, 1885

Le Sphinx puis la Sphinge

Gustave Moreau, Œdipe et le Sphinx, 1864, Metropolitan Museum of Art, Manhattan, New York.

Le Sphinx (emprunt étymologique au grec Σφίγξ / Sphígx, provenant du verbe « étrangler », d’où ensuite larynx, pharynx, sphincter..), représente le plus ordinairement depuis la plus lointaine antiquité, en passant par Hésiode (Φίξ / Phíx), un lion à tête humaine (androsphinx) ou de bélier (criosphinx), parfois de faucon (hiéracosphinx) ou de chat.
Le sphinx est au masculin la figure mythique la plus ancienne (Égypte : le gardien des rois morts).
La Sphinge, plus récente, monstre féminin (Grèce : la cruelle divinité des enfers), figure mythique qui a subsumé un de piliers de la psychanalyse, Œdipe, continue de vibrer en nous, sous des formes métaphoriques, métonymiques, substitutives (visualisation, symbolisation), lorsque nous pratiquons et théorisons les concepts et les associations psychanalytiques. C’est aussi elle qui a autorisé, sur les plans de l’art, de la littérature, de l’histoire des idées, de la psychanalyse, une des influences les plus puissantes de la mythologie.
Baudelaire est peut-être l’auteur qui a saisi discrètement et humblement à la fois la puissance et le mystère du monstre fascinant[1].

Le Sphinx

Pour l’Égypte ancienne, le sphinx est une figure-symbole de puissance et de vigile. Il est le plus souvent représenté en corps de lion à tête humaine (androcéphale). Sa plus ancienne représentation est le sphinx de Gizeh, à l’est de la pyramide de Khephren, en Égypte, que l’on date habituellement de 2500 ans avant Jésus-Christ. Cette œuvre représente un lion couché monumental (73 mètres de long et 20 mètres de haut pour un poids de plus de 20 000 tonnes). Sa tête est celle du souverain Khephren ou de son père Khéops, coiffé du nemes, la coiffe royale. Il est ici le gardien de la nécropole, chargé de défendre les rois et les reines morts contre les possibles assaillants et contre les forces malfaisantes[2].

Principe de plaisir et principe de réalité

Nous pouvons proposer d’emblée un lien entre deux missions divines du sphinx originel avec deux principes de la psychanalyse en ce que nous devons, dans la mesure du possible, nous occuper, d’une part, de la réalité (plus exactement du principe de réalité) et d’en comprendre l’organisation chez les patients, puisque le sphinx est chargé de défendre les composantes les plus éminentes de la personne, rois et reines morts et immortels à la fois – contre les possibles assaillants – dans le réel, et en ce que nous devons, dans la mesure du souhaitable, nous occuper, d’autre part, du plaisir (plus exactement du principe de plaisir) et d’en comprendre la nature chez les patients, ce qui fait référence à la seconde mission du sphinx, puisqu’il est chargé, a fortiori si le symptôme est pathologique, d’en éloigner la « tentation » chez les patients pour la sauvegarde de l’intégrité de la personne – contre les forces malfaisantes – c’est-à-dire psychopatiques, psychotiques, perverses[3] lorsque celles-ci n’ont pas atteint une forme de sublimation.

Une divinité solaire

Le sphinx est le symbole d’une force souveraine, ou d’un accompagnement insigne, à la fois protecteur et puissance redoutable pour les influences funestes dans le réel et dans le symptôme.
Du reste, plusieurs pharaons ont associé leur nom, leur titre et leur pouvoir à des sphinx (la reine Hatchepsout a accolé son visage sur un sphinx de granit aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum of Art (MOMA) de New York.
De même, les liens des sphinx avec les divinités solaires sont, dans l’ancienne Égypte, avérés (Khéprie, Rê, Atoum, Sekhmet).
A partir du Nouvel Empire (vers 1580 avant Jésus-Christ), les dieux s’incarnent couramment en représentations de sphinx afin d’assurer la sauvegarde physique des temples et la pérennité des pouvoirs qui leur sont conférés et pour leur assurer à leurs occupants sagesse et fécondité.
On trouve donc dans les sanctuaires dédiés à Amon, notamment à Karnak et à Louqsor, de longues allées bordées de multiples sphinx à tête de bélier (dits sphinx criocéphales) – répétition et défense névrotique oblige –, l’animal sacré d’Amon. Le sphinx de Gizeh a été conjoint au dieu soleil sous de nom de Harmakhis, nom qui signifie « Horus dans l’horizon ».

Origine du sphinx callipyge

C’est donc un dieu sphinx, puissant et éclairant, bon et protecteur, masculin dans toutes les représentations les plus anciennes, qui va parfois se féminiser sous le Nouvel Empire, en référence probablement aux reines égyptiennes, qui est explicitement et fondamentalement différent de la cruelle sphinge grecque, divinité féminine infernale, au beau visage et à la poitrine vaillante.
D’après Marie Delcourt[4], cette représentation de la sphinge est originaire de la vallée de l’Euphrate, puis, plus tardivement, la figure divine féminine a migré de récits en récits vers la Crète et Mycènes.
Sphinx et sphinge disposent d’une immuabilité – dont on peut inférer qu’elle est le lieu éminent (et questionnant) de la mémoire[5], susceptible d’être transmutée – que représente bien la profonde majesté de leur croupe pleine, féconde et souveraine[6].
Il faut cependant distinguer le sphinx, divinité du dieu solaire et emblème du pouvoir royal, de la sphinge, figure éminemment menaçante et dangereuse.

La Sphinge

Selon la Théogonie d’Hésiode[7], la sphinge est de la sorte une humaine redoutable d’entre les redoutables, descendante de parents monstrueux et incestueux. Elle est en effet la fille de l’union incestueuse d’Échidna, elle aussi humaine, épouvantable monstre à jambes serpentaires et du fils de celle-ci, Orthros, le chien bicéphale de Géryon. Dans une autre version[8], moins courue, elle est fille de Typhon, lui-même issu de l’inceste, puisqu’il est né de Gaïa et du fils aîné de celle-ci, Pontos. La sphinge en aurait gardé la queue de serpent rappelant son origine maternelle.
D’après Pierre Legendre[9], son nom provient donc de « sphiggô », qui signifie « serrer, lier étroitement, nouer ». Elle serait littéralement « l’Étrangleuse ».
Malheur à vous si vous la rencontrez, et bonheur pendant le temps qu’elle vous laisse la vie et la conscience. Elle est, en ce sens, relative à l’angoisse.
Sa fratrie n’est guère plus recommandable : Hydre de Lerne à neuf têtes, Ladon le lion de Némée, l’aigle du Caucase (le chien ailé de Zeus, rapace qui dévore indéfiniment le foie de Prométhée), Orthros, donc, Cerbère, Phaéa la Laie de Crommyon, et la Chimère, au corps de lion recouvert d’écailles, avec pour queue une tête de serpent et, dans son dos, bien plantée, une tête de chèvre. Quant à ses sœurs, les harpies, elles partagent avec la sphinge des ailes de rapace.

Les énigmes sphingiennes

La sphinge avait été déléguée en Béotie par Héra afin de punir la cité du crime de son roi, Laïos, le père d’Œdipe[10], qui avait violé le jeune Chryssipos, fils de Pélops, ce qui le poussa à se suicider.
Bien campé sur le mont rocheux, le monstre, inspiré par les Muses, posait une question à tous les voyageurs qui passaient. Ceux qui ne parvenaient pas à résoudre une de ses énigmes, étaient par elle tués et dévorés.
Seul Œdipe, lors de sa dernière épreuve avant d’arriver à Thèbes – après les incestes, les crimes, les culpabilités, l’incompréhension analytique ? – donna la bonne réponse à l’énigme de la sphinge :
« Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir[11] ? »
L’homme, bien sûr. L’homme Œdipe ? Son inconscient ?
Deuxième énigme proposée par la sphinge, et qui est très rarement mentionnée :
« Il y a deux sœurs : l’une donne naissance à l’autre et elle, à son tour, donne naissance à la première. Qui sont les deux sœurs[12] ? »
Le jour et la nuit, évidemment. La vérité ? La conscience ?
Vaincue, la sphinge se suicida. Dès lors, Créon tenant sa promesse, Œdipe, après avoir tué son père, devint l’époux de Jocaste, sa mère.

Influence artistique de la sphinge

La légende mythologique fut un sujet très prisé par les artistes, des céramistes grecs du Ve siècle avant Jésus-Christ aux grands peintres français du XIXe. La figure biblique de Salomé, comme tentatrice et femme fatale, était pendant cette deuxième moitié du XIXe, associée à la sphinge, tout comme, auparavant, les grands peintres de la Renaissance. Cependant, c’est en particulier Gustave Moreau qui présenta un magistral Œdipe et le Sphinx[13] au Salon de 1864 à Paris. Il est commun d’associer la Sphinge, tenante d’une profonde et énigmatique sagesse, avec la luxure et l’opposition du vice et de la vertu. L’œuvre y fut éreintée par la critique.
Marie Delcourt a étudié très précisément les compositions plastiques et picturales, bas-reliefs, statues, statuette, vases, de son iconographie antique, jusqu’à en inférer la dimension prépondérante d’une sphinge soumettant des hommes à une position de succubes, faisant d’elle une femme incube, dominatrice, à la sexualité violente. Les prostituées de l’antiquité, adeptes de ces plaisirs forcés et rémunérés, étaient ainsi appelées des sphinges, vocable coexistant avec le qualificatif d’hétaïres, qui, lui, désignait les prostituées sacrées en Grèce antique (culte d’Aphrodite, particulièrement). Quoi qu’il en soit, le lien entre l’effet-mère et la prostituée est indissociable de fantasmes adolescents fréquents particulièrement chez les futurs éventuels transsexuels.

Le sphinx androgyne

Il y a dans ces différentes évocations psychanalytiques du sphinx sans doute un sème, littéralement archaïque, de l’androgyne originel (Platon, le Banquet) en référence au mythe selon lequel Zeus punît la vanité des hommes en séparant l’androgyne en deux moitiés, les hommes et les femmes, dans ce mouvement qu’Aristophane nomme erôs. Dans le mythe, Zeus réattribue et spécifie sas ambiguïté les organes génitaux afin qu’hommes et femmes soient compatibles et que la race ne s’éteigne pas. Dans l’antiquité grecque, les choses étaient assez simples : les nouveau-nés qui présentaient des signes d’hermaphrodisme étaient tués aussitôt. Seule l’androgynie comme rituel de travestissement était tolérée[14], jusqu’à l’antiquité romaine ou, progressivement, les travestis trouvaient l’emploi unique de la prostitution[15].
En réalité, le sphinx n’est androgyne d’une part, qu’en référence à certains développements artistiques, littéraire, ainsi en est-il avec le dandy, pictural, selon l’indécision d’un certain ésotérisme en peinture.
Au XIXe, l’androgynie est valorisée et/car assimilée à la figure du dandy (Baudelaire, Constantin Guys, Barbey d’Aurevilly, Georges Brummel, Balzac, Woolf) et, finalement à celle de l’ange – dont, comme chacun sait, l’on ne connait pas le sexe.
Au XXe, c’est particulièrement la peinture (Duchamp, Chagall, Cocteau) qui met en valeur les spécificités « des natures doubles et multiples, d’un sexe intellectuel indécis[16] », le plus souvent en se référant à la Kabbale[17].
Au XXIe, c’est le monde de la musique pop rock – et celui de la prostitution – qui revendique l’apparence androgyne comme élément décisif de la personnalité, en tout cas pour ce qui concerne la dimension économique de ces métiers.
Aujourd’hui, le terme androgyne s’oppose à tout ce qui concerne, d’une part, l’orientation sexuelle, d’autre part l’identité de genre ou le transgenrisme et naturellement aux autres revendications idéologiques, et, enfin, l’intersexuation (ou intersexualité[18]) et les autres troubles de la sexualité. Le terme concerne spécifiquement l’apparence vestimentaire et cosmétique, renouant en cela avec les courants littéraires du XIXe siècle y afférents (dont les décadents).

Signification psychanalytique du sphinx

La sphinge, selon la psychanalyse, même si la tradition et le bon usage donnent de l’appeler le sphinx, a fourni plusieurs dimensions à son mystère. Le sphinx pourrait représenter, non seulement l’inconscient d’Œdipe, mais encore l’inconscient de chacun de nous, la disparition de la sphinge ouvrant la possibilité de la conscience des choses de notre organisation psycho-affective et de la subjectivation de la personne, alors rendue possible.
Freud, que les journalistes de l’époque comparaient à un sphinx[19], en a donné la toute première interprétation psychanalytique en considérant que l’énigme revenait à poser la question « D’où viennent les enfants ? », dans une allusion à la scène primitive, puis en le rapprochant d’une figure paternelle, puisque tuer le sphinx permet à Œdipe de copuler avec la reine-mère. La question que la sphinge pose à Œdipe, en l’occurrence celle qui consiste à savoir d’où viennent les enfants, en ferait, a contrario, une figure maternelle. Une autre hypothèse donnerait à voir la question de la soumission au/du père, et/ou celui de la soumission à/de la mère.
Dans cette optique, Mélanie Klein traduit l’idée de l’ambigüité parentale du sphinx en parlant de la « figure des parents combinés » construite sur l’hostilité présumée – où l’on retrouve le fantasme ambivalent de la scène primitive –, des parents l’un envers l’autre. André Green (1969), quant à lui, poursuit cette idée en évoquant une « figure de condensation », idée poursuivie par Didier Anzieu (2000) selon l’idée d’une acception de soumission aux parents (mère phallique).
Dans la mesure où le sphinx pourrait être, en définitive et au-delà de ces développements, une métaphore de la bisexualité psychique[20], enjeu d’une correspondance[21] entre Freud et Fliess pour comprendre si la bisexualité est d’origine psychique (Freud) ou biologique (Fliess), il nous faudra considérer le concept dans la compréhension identificatoire qu’il offre, intrinsèquement, de la possibilité d’accès à l’autre sexe selon une séduction naturelle, puis une érotique tempérée (non réalisée), afin d’appréhender la figure maternelle et la figure paternelle, dans une perspective œdipienne de liaison comme solution à notre incomplétude – et notre défense en terme de refoulement – originelle.

Le sphinx comme résolution œdipienne

Dès lors, la question de l’ambiguïté sexuelle du sphinx égyptien et/ou de la sphinge grecque se pose, permettant à Œdipe d’envisager une forme élaborée de scène primitive dans laquelle l’enfant est impliqué. Ainsi, nous pouvons proposer que la rencontre avec le sphinx soit une forme réelle de l’Œdipe, en ce que le concept complet admet des relations croisées de natures différentes, voire opposées : désir pour le père et pour la mère, désir du père et de la mère, haine pour le père et pour la mère, haine du père et de la mère, place du couple dans l’imaginaire de l’enfant, place de l’enfant dans l’imaginaire du couple, organisation psycho-affective de la fratrie.
À cet égard, la question de l’inceste se pose, et, particulièrement, celle de l’incestuel, c’est-à-dire du devenir formel de l’inceste (Œdipe a eu quatre enfants de Jocaste, sa mère : Etéocle, Polynice, Ismène et Antigone, ce qui fait de lui à la fois leur père et leur frère).
La sphinge, dans cette perspective, aurait tout particulièrement l’Œdipe dans sa sphère d’influence. En effet, l’idée avancée par Claude Lévi-Strauss (1953) selon laquelle l’énigme de la sphinge réside dans la problématique de la bipédie et pour Oidipus d’« une difficulté à marcher droit » se peut mesurer à l’aune de l’équilibre psychique. Dans les premières représentations du personnage, c’est quasiment toujours avec un bâton, en guise de canne, qu’il apparaît. En cela il serait le tripède du mythe, apparaissant comme aboutissement processuel inachevé puisqu’estropié et de fait inapte à stabiliser une évolution déniée puisque sans mémoire, c’est-à-dire sans la possibilité essentielle de se remémorer sa prime enfance puis son âge d’homme[22].
Ainsi, de cette manière, la sphinge pourrait représenter l’inconscient d’Œdipe, et le nôtre, conséquemment.

Nicolas Koreicho – Août 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Charles Baudelaire, Les Chats, La Beauté, Les Fleurs du mal, 1857

[2] C’est nous qui soulignons.

[3] Le propre de la perversion comporte le basculement, possiblement temporaire (perversité), dans le « hors limites », le propre de la psychose inclue la destruction du réel psychique, le propre de la psychopathie intègre l’avilissement du réel physique et corporel. Dans les trois pôles (pervers, psychotique, psychopathique) considérés, le prix à payer pour la victime, et quelquefois, selon ce qui sera éventuellement considéré du point de vue du Droit et de la psychologie commune, pour le responsable, est démesuré.

[4] Marie Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Les Belles Lettres, 1981

[5] « Me voilà devant le colossal sphinx de granit rose de l’entrée, devant cette puissante image de la royauté, soudant une tête d’homme à un corps de lion, dont les pattes reposent sur un anneau, symbole d’une longue succession de siècles (Edmond Goncourt, Journal, 1891).

[6] « Deux obélisques […] marquaient le commencement de cette prodigieuse allée de deux mille sphinx à corps de lion et à tête de bélier, se prolongeant du palais du nord au palais du sud ; sur les piédestaux l’on voyait s’évaser les croupes énormes de la première rangée de ces monstres tournant le dos au Nil (Théophile Gautier, Le Roman de la momie, 1858).

[7] VIIIe siècle avant Jésus-Christ

[8] Anonyme, Bibliothèque historique d’Apollodore, 2e siècle

[9] Le Désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du droit, 1988

[10] Nicolas Koreicho, L’Œdipe, 2021, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/loedipe/

[11] Op. cit., Bibliothèque

[12] Ibid.

[13] Metropolitan Museum of Art, New-York

[14] Mircéa Éliade

[15] Pline l’Ancien

[16] Barbey d’Aurevilly

[17] La pierre philosophale comme réponse à l’existence du sphinx et à ses énigmes.

[18] Anomalies des caractères sexuels biologiques : hormonologie (organes génitaux, gonades, hormones, chromosomes. Environ 1,7% des naissances), hypertrophie ou au contraire atrophie de certains organes génitaux ou des gonades (testicules et ovaires), présence partielle d’attributs à la fois masculins et féminins ou, dans une acception plus large, malformations congénitales (absence de descente des testicules, ouverture inappropriée de l’urètre chez les garçons…). Sont recensés une vingtaine de syndromes décrits précisément dans la littérature.

[19] « Freud face au sphinx » : interview de Sigmund Freud par G.S. Viereck (1926)

[20] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905

[21] Sigmund Freud, Projet d’une psychologie, in Lettres à W. Fliess, 1897-1904

[22] Euripide

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