Cette page déroule les 10 dernières publications de l’IFP de façon antéchronologique, les plus récentes étant situées en haut de page. Une autre taxinomie est proposée dans Publications.

Eros et Thanatos au théâtre : Hamlet de William Shakespeare – Essai

Michel Mahler – Mars 2021

Eugène Delacroix – Hamlet et Horatio au cimetière – 1839, Louvre

Sommaire

1 – Introduction
2 – Dramaturgie
3 – Psychologie
3 – 1 Liste des états psychiques et relevé de répliques
3 – 2 Synthèse des états psychiques identifiés d’Hamlet
4 – Débat critique
5 – Essai – Introduction
5 – 1 Étude – Discussion
5 – 2 Du côté de l’art – Répliques remarquables
5 – 3 Conclusion

1 – Introduction

Pour réaliser cet essai, je me suis appuyé sur les documents suivants :
– W. Shakespeare – Hamlet – Ed. Librio théâtre Nouvelle édition. Traduction de François Victor Hugo – 2016.
Hamlet de Laurence Olivier d’après la tragédie de W. Shakespeare – 1948.
– La conférence de Nicholas Rand : Peut-on déchiffrer Hamlet ?
Invention poétique et psychanalyse du secret de famille dans Le Fantôme d’Hamlet de Nicolas Abraham
( https://po-et-sie.fr/wp-content/uploads/2018/11/59_1992_p106_118.pdf )
– L’article de Paul-Laurent Assoun : L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre
Paul-Laurent Assoun dans Insistance 2006/1 (no 2)
( https://www.cairn.info/revue-insistance-2006-1-page-27.htm )
Puis, de façon plus personnelle, en mes qualités de comédien et metteur en scène, je propose, au fil du déroulement de la pièce, des qualifications concernant la psychologie du héros.
Ensuite, je propose une conclusion sur ce que Shakespeare pourrait avoir apporté à la connaissance de la psychologie ou plus largement, à la vie.

2 – Dramaturgie

La pièce est dense. Mon propos est centré sur le personnage principal, le prince Hamlet. J’apporterai parfois certains détails corollaires pour asseoir mon argumentaire.
Résumé
Le roi du Danemark, Hamlet père, est tué par son frère Claudius.
Claudius se marie avec la veuve, la reine du Danemark.
Claudius devient roi du Danemark.
Le défunt roi du Danemark a un fils, Hamlet.
Le défunt roi apparaît à Hamlet sous l’aspect d’un spectre qui vient révéler à son fils qu’il a été assassiné par Claudius. Il lui demande de le venger.
Hamlet tarde à passer à l’acte.
Un duel est organisé par Claudius pour tuer Hamlet.
Le duel se finit avec la mort d’Hamlet, qui tue Claudius à cette occasion. La reine meurt aussi dans cette scène.

3 – Psychologie

3 – 1 Liste des états psychiques et relevé de répliques
Les propos suivants listent la suite d’événements vécus par le héros et les impacts sur ses sentiments ou sa psychologie :
1/ Mort soudaine du père d’Hamlet par soi-disant la morsure d’un serpent. (A1 S1)
> Début de deuil d’Hamlet.
2/ L’oncle d’Hamlet, Claudius, se marie avec la veuve un mois après le décès du Roi. Claudius devient roi du Danemark. (A.1 S.2)
Hamlet :
« Le rôti des funérailles fut servi froid au mariage.»
> Sidération d’Hamlet.
3/ Sentiments d’Hamlet envers sa mère et Claudius :
«Elle s’accrochait à lui (Claudius) voluptueusement. Fragilité ton nom est femme.»
«Oh la plus perfide des femmes.»
»Oh mon oncle le plus infernal des scélérats.»
> Sentiments de trahison, d’abandon, de haine naissent chez Hamlet.
4/ Claudius fait son discours d’intronisation et se justifie en rappelant que son mariage répond à la demande générale des membres du gouvernement.
« Claudius (s’adressant aux membres du gouvernement) – Bien que la mort de notre cher frère Hamlet (père) soit un souvenir toujours récent […] C’est avec une joie douloureuse, en souriant d’un œil et en pleurant de l’autre […] que nous nous sommes mariés ; nous n’avons pas résisté à vos sages conseils qui ont été librement donnés dans toute cette affaire. Nos remerciements à tous !»
> Hamlet est isolé, marginalisé.
5/ Le père d’Hamlet apparaît à Hamlet sous la forme d’un spectre.
> Le spectre est une figure de compensation pour Hamlet.
6/ Il informe son fils que Claudius l’a assassiné. (A.1 – S.5)
> Hamlet développe de l’intuition.
7/ Le spectre réclame vengeance. (A.1 – S.5)
> Refoulement du passage à l’acte chez Hamlet.
8/ Hamlet à Horatio et aux soldats juste après la rencontre avec le spectre :
«Mes amis accordez moi une faveur [….] mais si bizarre que soit ma conduite, même si je juge bon d’affecter la démence [….] rentrons et gardons le silence.»
> Hamlet fait preuve d’adaptation et d’un début de résilience.
9/ Claudius insiste à maintes reprises sur le fait qu’il est comme le nouveau père d’Hamlet.
Claudius à Hamlet : « […] Regardez-moi plutôt comme un autre père […].»
« […] et c’est comme le plus tendre de tous les pères que je vous chéris […].»
« […] perle de ma cour, mon cousin, mon fils […].»
« […] vous le premier de notre cour, notre cousin et notre fils.»
> Hamlet subit une usurpation, un harcèlement. Il est dans une confusion.
10/ Hamlet est amoureux d’Ophélie mais son père Polonius fait barrage pour des raisons de différence de classe sociale. Pas de  désaccord manifeste du roi. (A.2 S.1 et S.2)
> Sentiments de frustration voire de castration d’Hamlet.
11/ To be or not to be. (A.3 S.1)
Hamlet
« […] Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches ; ainsi les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la pensée ; ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes se détournent de leur cours, à cette idée, et perdent le nom d’action […] »
> Hamlet devient mélancolique.
12/ Ophélie a été convaincue par son père Polonius et par son frère Laertes de s’écarter d’Hamlet et de le considérer comme un aventurier envers les femmes.
Une rencontre est organisée entre Hamlet et Ophélie par Claudius et Polonius. Ces derniers se cachent pour assister à la scène.
Hamlet a connaissance du stratagème.
> Hamlet rejette Ophélie.
Le roi comprendra que Hamlet n’est pas si fou et qu’il doit se méfier. Il projette de le faire tuer lors d’un voyage en Angleterre.
13/ Une troupe de comédiens, amis d’Hamlet, arrive pour le distraire. Hamlet est heureux.
> Hamlet régresse vers un âge où il était insouciant. Il se réfugie dans le rêve.
14/ Hamlet prépare une scène d’une pièce de théâtre où l’on voit un roi qui est tué par son frère de la même façon que Claudius a tué son frère. (A.3 S.2)
Hamlet : « Ainsi je piégerai la conscience du roi.»
> Prémices du passage à l’acte.
15/ La scène a eu lieu. Claudius est en crise. Hamlet est satisfait. Il a mis l’assassin à découvert.
« Hamlet – Heure de la magie nocturne des tombes entrouvertes de l’enfer déchaîné. Maintenant je pourrai boire du sang chaud. Je me sens tenté d’être impitoyable.»
> Hamlet voit clair, devient lucide de la situation, réagit.
16/ Claudius est effondré. Hamlet nourrit toujours le projet de l’abattre mais l’envoyer au ciel serait une faveur. Pas de vengeance meurtrière à ce moment de la pièce.
> Hamlet refoule le passage à l’acte.
17/ Hamlet est demandé auprès de sa mère.
« Hamlet – Chez ma mère ! Mon cœur ne soit pas inhumain. Que je ne devienne pas un second Néron. Cruel oui mais non dénaturé. »
> Hamlet voit clair, devient lucide de la situation, réagit.
18/ Hamlet va pour tuer sa mère mais il dévie son geste et tue Polonius caché derrière les tentures. Hamlet va imaginer qu’il a tué le roi.
« La reine – Que veux-tu faire ? Veux tu m’assassiner ? Au secours ! au secours ! holà !
Polonius (derrière la tapisserie) – Quoi donc ? holà ! au secours !
Hamlet (dégainant) – Tiens ! un rat ! (il donne un coup d’épée dans la tapisserie) Mort ! Un ducat, qu’il est mort !
Polonius (derrière la tapisserie) – Oh ! je suis tué. (il tombe, et meurt.)
La reine – Ô mon Dieu, qu’as-tu fait ?
Hamlet – Ma foi ! je ne sais pas. Est-ce le roi ? (il soulève la tapisserie et traîne le corps de Polonius.)»
> Stratégie d’évitement de Hamlet face à l’insupportable. Emprise du fantasme œdipien
19/ Hamlet tance sa mère. Le spectre réapparaît de nouveau qui lui demande de l’indulgence.
« Hamlet au spectre – Que veut votre Majesté ? Venez-vous reprocher à votre fils de tarder à exécuter vos ordres ?
« Le spectre – N’oublie pas, je viens pour aiguiser ta volonté qui s’émousse. »
Hamlet somme sa mère de prendre ses distances d’avec Claudius.
« Hamlet – Pour être humain je dois être cruel.»
> Hamlet régresse vers un instinct animal, forme de lucidité en rapport avec le vivant non éduqué. Forme de résilience.
Ophélie devient folle de chagrin à propos de son père mort. Elle passe d’un délire morbide à de la lucidité. Elle répond au roi qui lui demande comment elle va :
« Le roi inquiet – Comment allez vous ma douce ?
Ophélie joyeuse – Bien, Dieu vous aide. La chouette était dit-on fille d’un boulanger […]. On sait ce qu’on est, pas ce qu’on deviendra. »
A noter que la chouette est un symbole de la clairvoyance.
L’information arrive au roi que Hamlet rentre vivant de son voyage en Angleterre.
Laertes rentre de France, apprend l’assassinat de son père Polonius par Hamlet, et découvre sa sœur folle.
Ophélie se tue accidentellement.
Claudius monte Laertes contre Hamlet. Il organise un duel truqué entre Hamlet et Laertes qui doit entraîner la mort du premier.
« Claudius à Laertes – Aimiez-vous vraiment votre père ou n’êtes-vous qu’une effigie de la douleur ? [….] Ce qu’on veut il faut le faire sans tarder sinon la volonté trouve des prétextes à mollir […] Au vif de l’abcès ! […].»
20/ Lors du duel, Hamlet meure suite à un coup d’épée empoisonnée. La reine boit le contenu de la coupe empoisonnée destinée à Hamlet et meure.
Laertes meurent d’un coup de la même épée empoisonnée. Avant de mourir, il dénonce Claudius à Hamlet à propos du duel truqué. Hamlet tue Claudius avant de mourir lui-même (effet retard du poison). (A.5 S.1)

3 – 2 Synthèse des états psychiques identifiés d’Hamlet
(dans l’ordre proposé par l’œuvre) :
1/ Début de deuil d’Hamlet.
2/ Sidération d’Hamlet.
3/ Sentiments de trahison, d’abandon, de haine naissent chez Hamlet.
4/ Hamlet est isolé, marginalisé.
5/ Le spectre est une figure de compensation pour Hamlet.
6/ Hamlet développe de l’intuition.
7/ Refoulement du passage à l’acte chez Hamlet.
8/ Hamlet fait preuve d’adaptation et d’un début de résilience.
9/ Hamlet subit une usurpation, un harcèlement. Il est dans une confusion.
10/ Sentiments de frustration, de castration d’Hamlet.
11/ Hamlet devient mélancolique.
12/ Hamlet rejette Ophélie.
13/ Hamlet régresse vers un âge où il était insouciant. Il se réfugie dans le rêve.
14/ Prémices du passage à l’acte.
15/ Hamlet voit clair, devient lucide de la situation, réagit.
16/ Hamlet refoule le passage à l’acte.
17/ Hamlet devient lucide de la situation, réagit.
18/ Stratégie d’évitement de Hamlet face à l’insupportable. Emprise du fantasme œdipien.
19/ Hamlet régresse vers un instinct animal, forme de lucidité sur le vivant non éduqué. Forme de résilience en perspective.
20/ Passage à l’acte et mort d’Hamlet

4 – Débat critique

Avant d’élaborer mon point de vue, voici une liste (non exhaustive) de critiques émises à l’époque de la sortie de l’oeuvre.
Nicolas Abraham :
Abraham crée l’acte VI qu’il baptise Le Fantôme d’Hamlet ou le VIe Acte. Il cherche à apporter un éclairage sur le mystère du spectre.
 Écrit en 1975, il propose une enquête sur le passé clandestin des personnages de la pièce et élabore par là une psychanalyse trans-générationnelle. Le problème d’Hamlet résiderait en sa méconnaissance du passé honteux de son père.
Extrait : « Abraham envisage Hamlet stricto sensu comme un sphinx. Il considère que la perplexité d’Hamlet devant ses propres atermoiements est le signe d’un désir authentique de vengeance, lequel — pour des raisons mystérieuses et en dehors de la volonté même inconsciente du prince — aurait été inhibé, voire empêché.»
William Hazlitt (1778 – 1830, Écrivain irlando-britannique) :
Hazlitt se laisse fasciner par l’élan d’une question dans le même sens, mais qu’il n’aura posée qu’à moitié : « L’indécision d’Hamlet et son penchant excessif à la réflexion se situent au-delà de toute découverte par la critique, puisque lui-même, il fait la chasse analytique aux motivations…»
– T.S. Eliot (1888 – 1965, poète, dramaturge et critique littéraire américain naturalisé britannique) :
Celui-ci développe la thèse d’une motivation défectueuse chez Hamlet.
« (…) La pièce n ’est rien moins qu’imparfaite car elle ne contient aucune situation ou suite d’événements qui permettrait de justifier les sentiments et le comportement du prince. Hamlet est dominé par un sentiment inexprimable qui se situe au-delà des faits tels qu’ils se présentent. C’est donc un sentiment qu’il ne saurait comprendre…, par conséquent, celui-ci perdure pour empoisonner la vie et pour faire obstacle à l’action. »
Samuel Johnson, poète lexicographe anglais (1709 – 1784) :
Samuel Johnson, présente sa critique sous la forme d’un résumé des défauts de la pièce. « Le récit n ’est peut-être pas à l’abri de toute attaque. L’intrigue se déroule, il est vrai, pour la plupart en progression continue, mais il y a un certain nombre de scènes qui ni ne la propulse, ni ne la retarde. Pour la folie feinte d ’Hamlet il n ’y a pas de cause adéquate car il n’entreprend rien qu’il n’aurait pu faire avec un renom de lucidité. […] Tout le long de la pièce Hamlet semble être plutôt un instrument qu’un agent. Après avoir reconnu, grâce au stratagème de la pièce, le roi coupable, il ne tente point de le punir, et la mort de celui-ci survient à la fin par le biais d ’un incident qu’Hamlet n’aura pas provoqué. »
Sigmund Freud :
« (…) les fantasmes-désirs sous-jacents de l’enfant sont mis à jour et sont réalisés comme dans le rêve ; dans Hamlet, ils restent refoulés, et nous n ’apprenons leur existence — tout comme dans les névroses — que par l’effet d ’inhibition qu’ils déclenchent. »
« Rompre le silence à la faveur d’une explication psychologique des scrupules d’Hamlet, telle fut déjà en 1900 l’intention de Sigmund Freud. L’interprétation psychanalytique de la première époque se fonde sur la mise en parallèle thématique d’Œdipe Roi et de la tragédie shakespearienne. Le parricide et l’inceste d’Œdipe apparaissaient à Freud comme l’accomplissement fatal de vœux inconscients universels le plus souvent non exaucés. »
« La pièce est fondée sur les hésitations d’Hamlet à accomplir la vengeance dont il est chargé ; le texte ne dit pas quelles sont les raisons ou les motifs de ces hésitations ; les multiples essais d ’interprétation n’ont pu la découvrir. […] Mais nous voyons dans le thème de la pièce, qu’Hamlet ne doit nullement nous apparaître incapable d ’agir. […] Qu’est-ce donc qui l’empêche d ’accomplir la tâche que lui a donnée le fantôme de son père ? Il faut bien convenir que c’est la nature de cette tâche. Hamlet peut agir, mais il ne saurait se venger d ’un homme qui a écarté son père et pris la place de celui-ci auprès de sa mère, d ’un homme qui a réalisé les désirs refoulés de son enfance. […] Je viens de traduire en termes conscients ce qui doit demeurer inconscient dans l’âme du héros. »
– Paul-Laurent Assoun :
(L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre. Paul-Laurent Assoun dans Insistance 2006/1 (no 2))
« En cette version moderne du drame hamlétien, le combat se déroule « dans la vie psychique du héros elle-même », comme combat générateur de souffrance, entre différentes motions. Le tragique se trouve radicalisé par cela même qu’il est « immanentisé », voire « laïcisé ». Du coup, il ne s’agit plus d’une tragédie du destin, mais d’un drame du désir où le « destin » a pris la forme de l’interdit en son immanence, ce qui ouvre sa dimension inconsciente. […]
Hamlet n’est pas seulement hésitant : il peut tout, sauf cela, exécuter sur l’autre les représailles face à son propre acte impossible – d’inceste et de parricide. Forme dramatiquement « réflexive » de l’œdipe. Freud a entrevu le principe de la formidable puissance théâtrale de la créature hamlétienne : soit le recul devant l’acte qui libère une formidable énergie révélatrice de l’acte théâtral même. »

5 – Essai – Introduction

Des 6 critiques, il ressort un intérêt pour ce qui n’est pas exprimé, voire par ce qui n’est pas conscientisé par Hamlet. La pièce est un plongeon répétitif dans l’inconscient de Hamlet. Le choc de la disparition brutale du père, le besoin de faire le deuil, activent l’inconscient d’Hamlet dont il devient l’instrument ponctuel. Je propose de voir dans cette œuvre de Shakespeare, une nouvelle version de la tragédie œdipienne. La pièce «Hamlet» de W. Shakespeare constituerait une pré-étude des effets des contraintes de l’affect et de l’éducation.
Freud à propos de l’écriture théâtrale (L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre. Paul-Laurent Assoun dans Insistance 2006/1 (no 2) :
«[…] le propre de la névrose sur (en) scène est d’être en train de se jouer : « Ce serait la tâche du dramaturge de nous plonger dans la même maladie, ce qui se réalise au mieux quand nous suivons l’évolution avec lui […] Son mode syntaxique est celui du « gérondif » ou du « participe présent ».

5 – 1 Etude – Discussion
Hamlet aurait peut-être pu moins tarder à passer à l’acte mais il traverse des deuils et des conflits d’enfance non résolus. A noter également que l’accès au trône lui est  rendu impossible. Tout cela contribue à obscurcir la décision et à ralentir le passage à l’acte. Hamlet compense avec l’apparition du spectre. L’injonction de vengeance est symbolique. Elle vient du spectre qui est lui-même un symbole produit par l’inconscient. La demande de vengeance du spectre est d’ordre du fantasme œdipien mais est inversée par rapport au complexe d’oedipe où la pulsion de mort est reconnue pour naître chez l’enfant et non pas chez le père. Devoir tuer un oncle, lié donc au père par fratrie, constitue un autre motif de refoulement. Cette situation pose un doublon au niveau du complexe œdipien (père + beau-père). Hamlet doit faire les deuils et résoudre ses conflits intérieurs avant de passer à l’acte.
En résumé, nous assistons à un cas d’école des drames humains :  confusion ; refoulements ; mélancolie ; castration ; régression.
« Chez Freud, il y a au fond des névrosés partout, sur la scène comme dans le parterre. Mais ce qui se joue, sous forme mêlée de sublimation et de jouissance, c’est bien le drame du refoulement et de la résistance. Soit le refoulé « sous les feux de la rampe ». L’inconscient théâtral : Freud et le théâtre. Paul-Laurent Assoun dans Insistance 2006/1.
En résumé, Hamlet doit prendre conscience que son père est mort, que sa mère l’a abandonné et trahi, qu’il ne peut aimer librement et qu’il a un roi à tuer. Shakespeare souligne tout au long de cette pièce que le héros est trop éduqué pour le faire passer à une action plus juste ou plus naturelle voire plus animale. C’est le passage de «éduqué» à «cruel» qui me fait évoquer la notion de compensation.

5 – 2 Du côté de l’art – Répliques remarquables
Par expérience, j’ai remarqué que les auteurs de pièces révèlent, par des répliques clés, ce que sont réellement les personnages, leurs motivations, le sens de leur histoire.
Exemples :
«To be or not to be, that is the question […]. Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches. »
Lorsque Hamlet fait la morale à sa mère de façon autoritaire et après des gestes brutaux envers elle, il lui dit : « […] Pour être humain je dois être cruel.»
Sur la tombe d’Ophélie : « Hamlet – Hercule ne saurait empêcher, le chat de miauler, ni le chien de se venger.»
Là où Shakespeare est « psychologue » :
Juste avant le duel, Hamlet dit à Horatio :
«Horatio je te tiens pour le plus juste des hommes. […] Ni les faveurs ni la fortune ne te troublent. En toi l’instinct et la raison s’accordent. […] Toi tu n’es pas l’esclave de la passion. Je te chéris dans le cœur de mon cœur. »

5 – 3 Conclusion
Avec Freud, je qualifierai l’œuvre de Shakespeare comme la tragédie de la prise de conscience.
Avec Shakespeare, la tragédie de la prise de conscience constituerait un symbole de de fin, voire de mort.
A noter que les personnages principaux, Hamlet le fils, Claudius le beau-père, et la reine, succombent avec pour point commun la prise de conscience.
Exemples :
Hamlet : réalise tout un parcours pour s’affranchir de l’éducation et de la morale.
Claudius : prend conscience de son fratricide :
« Oh ma faute fermente ; elle infecte le ciel même ; elle porte avec elle la première, la plus ancienne malédiction, celle du fratricide ! … […]» (A.3 S.3)
La reine : prend conscience de ses « souillures » lors de l’intervention de son fils :
« Oh ! ne parle plus Hamlet. Tu tournes mes regards au fond de mon âme ; et j’y vois des tâches si noires et si tenaces que rien ne peut les effacer. […] Assez mon doux Hamlet !» (A.3 S.4)
Shakespeare voulait-il exprimer que nous avons juste le temps d’une vie pour comprendre notre vie ? Hamlet lui-même ajoute avant de mourir : « La chute d’un oiseau dépend de Dieu. Aujourd’hui sinon demain. Demain sinon aujourd’hui. Ou mon heure est venue ou elle viendra un jour. Être prêt est tout. Dieu donne forme au destin que nous ébauchons. »

Michel Mahler – Mars 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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La Vie de Marianne – Partie 4

Marivaux

Préface Nicolas Koreicho

Jean-Honoré Fragonard – Colin-Maillard – 1750-1752 – The Toledo Museum of Art

Stendhal, dans son voyage vers Milan, notait en l’année 1811 que la révolution avait, par son trop de sérieux politique et une gravité idéologique excessive, tué en France et dans l’Europe de l’Ancien Régime, une forme de subtilité dans le commerce des personnes « honnêtes », la gaieté, l’esprit, la délicatesse et le sens de la conversation entre gens se reconnaissant dans l’idée d’une précision du discours, d’une tournure directe des propos, d’une franchise bienveillante, et qui partageaient précisément entre eux et avec une certaine bonté leurs idées, sans autre projet que de s’enrichir mutuellement, de s’apporter une forme de reconnaissance psychologique, enfin de passer quelques instants de plaisir partagé. Le jacobin Henri Beyle se révélait à nous tout à fait conservateur !
Sous la Restauration, on tenta de retrouver cette atmosphère tolérante, agréable et parfaitement française, de dialogue brillant, de société policée et bienveillante, mais la dureté politicienne allait progressivement éteindre ces états de grâce et de courtoisie.
Nicolas Koreicho



Marivaux, La Vie de Marianne – 4ème partie

« Au reste, ma fille, je ne connais point de meilleure compagnie que celle où je te mène, ni de plus choisie ; ce sont tous gens extrêmement sensés et de beaucoup d’esprit que tu vas voir : je ne te prescris rien ; tu n’as nulle habitude du monde, mais cela ne te fera aucun tort auprès d’eux ; ils n’en jugeront pas moins sainement de ce que tu vaux, et je ne saurais te présenter nulle part où ton peu de connaissance à cet égard soit plus à l’abri de la critique : ce sont de ces personnes qui ne trouvent ridicule que ce qui l’est réellement ; ainsi ne crains rien ; tu ne leur déplairas pas, je l’espère.
Nous arrivâmes alors, et nous entrâmes chez madame Dorsin ; il y avait trois ou quatre personnes avec elle.
Ah ! la voilà donc enfin ; vous me l’amenez, dit-elle à madame de Miran en me voyant. Venez, mademoiselle, venez, que je vous embrasse, et allons nous mettre à table : on n’attendait que vous.
Nous dînâmes. Quelque novice et quelque ignorante que je fusse en cette occasion-ci, comme l’avait dit madame de Miran, j’étais née pour avoir du goût, et je sentis bien avec quelles gens je dînais.
Ce ne fut point à force de leur trouver de l’esprit que j’appris à les distinguer ; pourtant il est certain qu’ils en avaient plus que d’autres, et que je leur entendais dire d’excellentes choses ; mais ils les disaient avec si peu d’effort, ils y cherchaient si peu de façon, c’était d’un ton de conversation si aisé et si uni, qu’il ne tenait qu’à moi de croire qu’ils disaient les choses les plus communes. Ce n’était point eux qui y mettaient de la finesse, c’était de la finesse qui s’y rencontrait ; ils ne sentaient pas qu’ils parlaient mieux qu’on ne parle ordinairement ; c’étaient seulement de meilleurs esprits que d’autres, et qui par là tenaient de meilleurs discours qu’on n’a coutume d’en tenir ailleurs, sans qu’ils eussent besoin d’y tâcher, et je dirais volontiers sans qu’il y eût de leur faute ; car on accuse quelquefois les gens d’esprit de vouloir briller ; oh ! il n’était pas question de cela ici ; et comme je l’ai déjà dit, si je n’avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j’aurais pu m’y méprendre, et je ne me serais aperçue de rien.
Mais, à la fin, ce ton de conversation si excellent, si exquis, quoique si simple, me frappa.
Ils ne disaient rien que de juste et que de convenable, rien qui ne fût d’un commerce doux, facile et gai ; j’avais compris le monde tout autrement que je ne le voyais là (et je n’avais pas tant de tort) : je me l’étais figuré plein de petites règles frivoles et de petites finesses polies, plein de bagatelles graves et importantes, difficiles à apprendre, et qu’il fallait savoir sous peine d’être ridicule, toutes ridicules qu’elles sont elles-mêmes.
Et point du tout ; il n’y avait rien ici qui ressemblât à ce que j’avais pensé, rien qui dût embarrasser mon esprit ni ma figure, rien qui me fît craindre de parler, rien au contraire qui n’encourageât ma petite raison à oser se familiariser avec la leur ; j’y sentis même une chose qui m’était fort commode, c’est que leur bon esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien. Ce que je ne disais qu’imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l’exprimer pour moi, sans qu’ils y prissent garde : et puis ils m’en donnaient tout l’honneur.
Enfin ils me mettaient à mon aise ; et moi qui m’imaginais qu’il y avait tant de mystères dans la politesse des gens du monde, et qui l’avais regardée comme une science qui m’était totalement inconnue et dont je n’avais nul principe, j’étais bien surprise de voir qu’il n’y avait rien de si particulier dans la leur, rien qui me fût si étranger ; mais seulement quelque chose de liant, d’obligeant et d’aimable.
Il me semblait que cette politesse était celle que toute âme honnête, que tout esprit bien fait trouve qu’il a en lui, dès qu’on la lui montre. »

Pierre de MarivauxLa Vie de Marianne, ou les Aventures de Madame la comtesse de *** – 1731-1741

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L’art comme nécessité : approche psychanalytique

Sylvain Brassart – Mars 2021

Panneau des lions – Grotte Chauvet – Moins 35000 ans av. JC – Ardèche

Deux idées seront développées dans cet article :

– A l’image de la mythologie grecque ou dans le psychisme, Éros et Thanatos sont indissociables dans l’art comme pour le beau et le laid.

– Ceci nous amènera à constater que l’art lui-même est indissociable de l’homme et de sa psyché.

Il s’agit bien d’une approche trophique de l’art (« nourriture » en grec) : manière dont un organisme vivant constitue sa propre matière organique et produit l’énergie dont il a besoin. Ces deux mécanismes sont intimement liés et forment le métabolisme d’un organisme.

  1. Éros Thanatos et l’Art

Les ombres d’Eros et de Thanatos ainsi que leur relation ambiguë imprègnent non seulement la psyché (cf. la seconde topique freudienne) mais aussi l’Art tout entier.

a) Le mythe d’Éros

Dans la Théogonie d’Hésiode, l’Éros archaïque représente le principe qui « rend manifeste la dualité incluse dans l’unité ». L’Éros primordial est l’image de la copie conforme, de la référence à soi-même, de l’un, indivisible.
La formule « Ce que vous voyez est ce que vous voyez. » due au peintre abstrait américain Frank Stella (expressionniste abstrait américain), représentant du courant minimaliste de la peinture contemporaine, illustre la tentative d’instaurer un art basé sur ce paradigme de l’Éros premier. 
Mais il existe un Éros sexué qui naît quant à lui de la castration d’Ouranos par Kronos. L’émasculation d’Ouranos symbolise la séparation du « Même de son attribut essentiel : sa complétude, l’ouvrant à l’altérité. Platon nous dit qu’Éros est le « rassembleur de notre primitive nature ; […] de deux êtres tente d’en faire un seul, autrement dit de guérir l’humaine nature ».
De multiples figures de ce nouvel Eros vont imprégner l’art (pensons aux opéras) : l’amour, la vie et la sensualité, la créativité, l’unité dans l’altérité, la pérennité dans la succession, l’organisation, l’accomplissement, la soif de plénitude, l’aspiration du beau et du sens…
La conception d’une œuvre artistique participe à cette même recherche de plénitude jamais atteinte.
Mais ce désir de plénitude est voué à se transformer en quête perpétuelle. En ce sens la création artistique (comme l’enfantement d’ailleurs) ne fait que mimer la perfection perdue, originelle, mentionnée par Hésiode. L’homme est condamné à toujours tendre vers la plénitude sans pouvoir l’atteindre, condamné à s’élancer vers l’immortalité tout en sachant qu’elle lui est interdite.
En psychanalyse, La pulsion de vie, les pulsions sexuelles et d’auto-conservation sont du côté de la vie, de l’expansion, du mouvement, c’est à dire d’Éros comme force vitale de l’être. Ce sont des forces psychiques de liaison. Ces pulsions visent à l’apaisement, à la liquidation de la pulsion dans une certaine limite. La pulsion de vie, jointe à l’éducation, temporise, adoucit, limite la pulsion de mort.

b) Le mythe de Thanatos

Comme il y a deux Éros, il y a deux Thanatos.
Dans la mythologie hellénique, Hypnos (le sommeil) figure le repos du corps, Thanatos représente le repos de l’âme.
Chez Hésiode la mort est une divinité cruelle, privée de la moindre clémence, privée de sens, définitive mais incontournable.
A l’inverse, chez Homère, la mort, bien qu’incontournable, se montre plus clémente. Ce Thanatos-là aide les hommes à sortir de la simple réminiscence de la caverne platonicienne pour accéder à la lumière véritable, ici et maintenant, au présent, dans l’instant.
Éros faisait de l’Amour le fondement de toute créativité. Avec Thanatos apparaît le jugement. De ce fait, Thanatos interrompt lui aussi l’élan de la plénitude.
Les pulsions de mort repérées en psychanalyse sont du côté de la déliaison, de l’éradication pure et simple de toute excitation pour parvenir au niveau zéro, le principe de Nirvana. Cette éradication passe par l’investissement d’un objet, donc il y a aussi création d’un lien, mais cette fois dans le but de détruire l’objet pour parvenir à la satisfaction.
C’est à partir de 1920, et des constats que des forces destructrices sont à l’œuvre dans le masochisme et la mélancolie, que Freud parlera alors de pulsions de vie et de pulsion de mort. Elles sont indissociablement liées même si elles semblent opposées. Elles visent toutes les deux à la création d’un lien avec un objet d’investissement (ici l’art), mais la satisfaction est obtenue différemment, c’est à dire une continuité dans le lien ou bien la destruction du lien par la destruction de l’objet. L’intrication pulsionnelle est le nom donné à l’équilibre entre ces deux types de pulsions.
Cette nouvelle distinction met plutôt en évidence les deux faces, l’une tournée vers la vie et l’autre vers la destruction.
C’est cette tension qui fait sens. Et cet écart est au cœur même de toute recherche artistique : depuis l’Antiquité, la réflexion artistique conçoit que l’imitation des pires horreurs et la mise en scène de la mort (ex : les tragédies) libère les passions des spectateurs en idéalisant leur représentation.
C’est par la distance de la fiction que naît le sens (à l’image du travail de l’analysant sur ses propres rêves). La distance de la fiction « permet la purgation des affects », la catharsis dont parlait Aristote.
L’art, comme le langage, est irrémédiablement à l’écart de la chose qu’il représente ou qu’il exprime. Le présent, insaisissable, peut seulement être re-présenté comme « toujours-déjà fini ». Cette re-présentation ne fait que mimer la plénitude « toujours-déjà perdue » du présent.
Éros et Thanatos constituent un couple indissociable, la conscience de la vie invite à la conscience de la mort. La vie ne peut se réaliser comme existence que parce que la mort vient l’achever.

2) Il en est de même du beau et du laid dans l’art

Déjà, en 1948, le peintre expressionniste abstrait Barnett Newman écrivait : « Le mobile de l’art moderne a été de détruire la beauté […] en niant complètement que l’art ait quoi que ce soit à voir avec le problème de la beauté » (ex : le fameux urinoir de Duchamp).
Dans l’art traditionnel, la beauté surdétermine la création. A l’inverse, la créativité de l’art contemporain s’affirme contre le beau. L’œuvre contemporaine se légitime comme œuvre d’art par ses visées intellectualistes d’expression politique ou sociétale. L’œuvre contemporaine fait appel au jugement du spectateur : en cela elle porte la marque de Thanatos.
On l’a vu avec l’autre planche du jour de Serge-Henri Saint Michel (sur l’artiste britannique Tracey Emin) : la projection de la pulsion de mort autodestructive sur les objets extérieurs donne des tendances destructives.
Comme l’Eros et Thanatos sont indissociables dans le psychisme, le beau et le laid sont indissociables dans l’art mais on va voir que l’art lui-même est indissociable de l’homme

3) l’Homme ne peut être homme sans art

L’humain produit de l’art même lorsqu’il a faim, lorsqu’il a mal, lorsqu’il a peur. L’humain produit de l’art même lorsqu’il voit la mort s’approcher. L’humain est aussi lié à l’art qu’il l’est à la sexualité car si la sexualité assure sa propagation à travers le temps et l’espace, il en est de même de l’art.
Nous dominons cette planète parce que nous faisons de l’art.
Reprenant la thèse défendue par Ollivier Dyens (in Virus, parasites et ordinateurs : le troisième hémisphère du cerveau, 2015, Presses de l’Université de Montréal), c’est l’art qui nous a permis de dominer la planète : par sa capacité de répandre et de perpétuer des tactiques de survie efficaces en les distillant (en des formes visuelles, auditives ou narratives) et en les incrustant dans l’épigénome par l’émotion. Voilà pourquoi nous ne pouvons littéralement vivre sans le geste artistique. L’art nous exalte car nous vénérons ce qui est utile à notre survie ; l’art nous anime car il est multipliable à l’infini.
L’art, de ce point de vue, est le catalyseur de la création de l’humain. Nous ne serions pas des mammifères (des « êtres du mamelon ») mais bien des « animarts », des êtres formés par le geste artistique, des êtres producteurs de trajets esthétiques engendrés à la fois par les mouvements de notre génétique et par la poussée de l’évolution.
Représenter est une fonction propre à l’humain comme l’écholocalisation l’est aux chauves-souris ou comme la perception des infrarouges l’est aux serpents.
La représentation (qu’elle soit artistique, mythologique ou à travers le rêve et son décodage psychanalytique) nous sculpterait et nous guiderait, nous permettant de vivre mieux et plus longtemps, et de nous reproduire plus souvent. Voilà pourquoi nous sommes si attachés à l’art, voilà pourquoi les gestes artistiques se retrouvent dans toutes les cultures, dans toutes les conditions (même dans les prisons et les goulags), et à tous les âges.
Car le geste artistique (en tant que re-présentation, comme le rêve) imite les stratégies de survie : pour survivre, notre cerveau doit extraire hâtivement de l’environnement l’information qui lui est vitale.

Ainsi :
L’esquisse exploiterait le mécanisme de reconnaissance rapide des informations visuelles.
– Le même phénomène s’appliquerait aussi au plaisir que nous éprouvons face aux contrastes ou à la symétrie.
– Le goût pour le contraste émanerait de la nécessité d’examiner les zones d’ombre afin d’y détecter prédateurs et menaces.
– La symétrie visuelle représenterait l’absence de parasites, avantage évolutionniste important lorsqu’il s’agit de choisir un partenaire (nous trouvons belle la Fille à la perle de verre de Vermeer, par exemple, car son visage est symétrique, signe de sa puissance immunitaire).
– L’exagération de formes (pensons à la Vénus de Willendorf) permettrait la focalisation sur des aspects fondamentaux de la survie (la fertilité dans ce cas-ci).

Vénus de Willendorf – calcaire oolithique – Paléolithique supérieur, moins 25000 av. JC

L’art, le psychisme, et le collectif.

L’art, comme le psychisme, permet aussi d’inscrire la sensibilité dans la structure collective, de la graver littéralement sur les murs, les parois, les ouvrages d’une société. Par cette diffusion, il propage des gestes utiles qui permettent une meilleure survie.
C’est évidemment le cas pour la musique mais aussi pour le dessin :
Pour Gillian Morriss-Kaye (Oxford), les dessins d’animaux qui ornent les grottes de Chauvet illustrent l’attention des créateurs envers certains comportements animaux considérés comme utiles, importants ou producteurs de cohésion sociale. Les dessins de lions, par exemple, célébreraient leur puissance, leur habileté à travailler en groupe et leur grande capacité de concentration.
Le sentiment de révérence et de beauté que nous ressentons encore à la vue de ces dessins serait ainsi créé par le réveil, en nous, des centaines de siècles plus tard, de ces mécanismes qui permettent l’apparition d’une socialité harmonieuse.
C’est pourquoi l’art est une des premières cibles des envahisseurs ou des fascistes. Créateur de cohésion, il s’avère rapidement dangereux pour toute communauté qui veut s’imposer à une autre.
L’art permet des raccourcis de l’intelligence, des nouvelles représentations, comme le font des lapsus et rêves en psychanalyse.
Comme le fait l’analysant lors de sa cure, ou comme le fait un rêve, l’art permet la création de métaphores, d’analogies et d’allégories, mécanismes qui produisent des solutions élégantes et inédites à des problèmes ardus. Il possède aussi la capacité de gérer des sommes colossales d’information en les transformant en des formes reconnaissables, mnémoniques et émotionnellement puissantes.
Pensons à Guernica de Picasso qui résume en une image prégnante la terrifiante guerre civile.

Guernica – Pablo Picasso – 1937 – Musée National Centre d’Art Reina Sofía, Madrid

Cette caractéristique de l’art est cruciale : pouvoir résumer d’immenses quantités de données sociales, cognitives et psychologiques en des formes intellectuellement claires et émotionnellement fortes s’avère un avantage évolutionniste majeur qui ouvre la porte à un accroissement efficace et à une complexification rapide du regroupement.
En fait, plus le groupe s’étend et plus critique devient la nécessité de l’art.
A l’image d’Eros et Thanatos. En recréant de façon visuelle, auditive, textuelle ou gestuelle ces tensions, l’art permet non seulement de les articuler et de les comprendre, mais aussi de les apprivoiser.
L’art n’est donc pas un simple jouet.
L’art n’est donc pas simplement une fantaisie. Il agit de façon critique sur notre propagation en tant qu’espèce (mais aussi de sa cohésion culturelle et de la possibilité d’intégrité psychique).
Lorsque les « artistes » préhistoriques laissèrent leurs traces sur les parois des grottes de Lascaux , ils démontrèrent leur capacité à saisir la complexité nouvelle de leur univers, non seulement en proposant des tactiques de survie (cognitives, représentationnelles et idéologiques) adaptées à un environnement changeant, mais en démontrant aussi les caractéristiques génétiques appropriées à ce monde en transformation (la capacité de comprendre et de produire des représentations ; la capacité de se mouvoir dans des sphères maintenant cognitives ; la capacité de se projeter dans le temps, dans l’espace et dans l’esprit de l’autre et de l’animal).
Mais comment alors justifier la présence en l’art d’œuvres inélégantes, difficiles, désagréables ?
Comment expliquer les textes d’Artaud, les excréments en boîte de Piero Manzoni, l’Urinoir de Duchamp ?

Fontaine – Marcel Duchamp – ready-made de 1917 – Réplique certifiée par l’artiste

Comment expliquer la folie, la violence, le désir de déplaire, de choquer dont certaines œuvres visuelles, musicales ou textuelles sont porteuses ?
Ce qui pourra être dit de telles œuvres va nous permettre de les appréhender.
Les ready-made de Duchamp ont été largement décriés par la critique et le public lors de leur « production » et ce n’est que lorsque Duchamp a publié ses textes (notamment ses « conversations ») que sa démarche a été comprise, et parfois acceptée, comme une authentique démarche artistique derrière un premier regard pour le moins interrogeant, voire plus.
La critique que fait son éditeur oblige Artaud, et son lecteur, à considérer la « force et la lucidité » qui résident dans son œuvre :

«  Votre écriture tourmentée, chance­lante, croulante, comme absorbée çà et là par de secrets tourbillons, suffirait à me garantir la réalité des phénomènes d’« érosion » mentale dont vous vous plaignez. Mais comment y échappez-vous si bien quand vous tentez de définir votre mal ? Faut-il croire que l’angoisse vous donne cette force et cette lucidité qui vous manquent quand vous n’êtes pas vous-même en cause ? Ou bien est-ce la proximité de l’objet que vous travaillez à saisir qui vous permet tout à coup une prise si bien assurée ? En tout cas, vous arrivez, dans l’analyse de votre propre esprit, à des réussites complètes, remarquables, et qui doivent vous rendre confiance dans cet esprit même, puisque aussi bien l’instrument qui vous les procure c’est encore lui. »

De Jacques Rivière (éditeur) à Antonin Artaud le 25 mars 1924.

Le déplaisir en art est aussi une structure évolutionniste de l’utilité. À quoi servent ces œuvres ? À casser des structures sociales parfois néfastes ou improductives. Les propos, représentations et gestes extrêmes de nombreux artistes au cours des siècles ont forcé leur société à se repenser, à se reconstruire et à rompre les carcans qui les étouffaient. Si le plaisir n’est pas associé à ces œuvres, la survie l’est néanmoins. Devant une structure qui s’atrophie, le renouveau, le coup de pied dans la fourmilière, est parfois nécessaire.
Même la folie et l’abstraction, le déplaisir et le dégoût opèrent de façon mécanique et peuvent être utiles à la propagation de structures de pérennité.

Thanatos flirte là encore avec Éros.

Sylvain Brassart – Mars 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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L’Angélus de Millet et son mythe caché

Nicolas Koreicho – Février 2021

« L’Angélus de Millet beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie. »
Salvador Dali

Jean-Francois Millet – L’angélus – 1857-59 – Musée d’Orsay, Paris

Salvador Dali, dans un livre intitulé Le Mythe Tragique de l’Angélus de Millet, écrit en 1938 et publié en 1963, développe un dispositif mental qu’il nomme « interprétation paranoïaque critique » à travers lequel une lecture du tableau qui s’impose à lui organise des associations instantanées, des hasards objectifs, des coïncidences signifiantes. Suivant une analyse méthodique des représentations symboliques que l’artiste décrit et articule méticuleusement en se livrant à l’observation minutieuse du tableau, à ses influences, à ses développements, nait le mythe tragique de l’Angélus de Millet.
« En juin 1932 (…) l’Angélus de Millet devient subitement pour moi l’œuvre picturale la plus troublante, la plus énigmatique, la plus dense, la plus riche en pensées inconscientes qui ait jamais été »[1]
Parmi ces pensées inconscientes, Dali repère d’une part l’érotique d’autres tableaux de Millet – en témoigne en particulier ses illustrations, spécialement explicites, lui qui n’était célèbre que par ses peintures empruntes de spiritualité – en l’espèce par l’intermédiaire de la brouette, en expliquant qu’une femme poussant la brouette représente la mère qui utilise le père, la brouette, pour féconder la terre et d’autre part en pointe le thanatique car la brouette est également censée être portée pour enterrer le fils, ce grand rival du père.
Par le truchement de son procédé d’interprétation paranoïaque-critique, constitué d’une profusion associative inouïe puisant dans la biographie psychanalytique personnelle de Dali, dans ses souvenirs, ses rencontres, ses sensations, dans l’histoire de l’art et des artistes, dans le recueil exhaustif de productions populaires, d’éditions multiples, de cartes postales, d’articles, de reproductions, de références littéraires et d’influences comparées d’autres artistes et d’intellectuels, dont Freud[2], le peintre analyse l’Angélus suivant ses circonlocutions  personnelles, obsessionnelles et fantasmatiques à travers le malaise que la représentation du tableau, d’apparence banale, produit sur lui.
Ainsi, par exemple, dans sa lecture méthodique de l’œuvre de Millet, la fourche plantée en terre représente à la fois la pénétration et la fertilité et le scalpel qui déchire la chair et qui figure la blessure et la castration. Le sexe et la mort sont restitués, dans l’interprétation qu’en fait Dali, sous le jour subtil de l’ambivalence.
De la même manière, il identifie la pose affutée de la mère comme pouvant être la posture d’une mante religieuse s’apprêtant à pratiquer la perforation brutale de son mari.
Cependant, Salvador Dali observe que le fils, c’est le mythe qu’il propose à son lecteur, est absent de ces tableaux de Millet, cependant qu’à l’instar du lapsus ou de l’acte manqué déterminés par l’absence de sens immédiatement primaire cette absence est apte à rendre compte du symptôme. De la sorte, selon Dali, le thème inconscient prépondérant de l’Angélus est la mort du fils. Dali postule que le couple figurant sur le tableau n’était pas simplement en prière au moment de l’Angélus, mais qu’il se recueillait devant le petit cercueil de leur fils décédé. En 1963, sous l’insistance du Maître, le Musée du Louvre décida de faire analyser le tableau aux rayons X. La radiographie révéla en effet que, à la place du panier, figurait un caisson noir confirmant l’intuition du peintre surréaliste, et qui représentait le cercueil d’un enfant que Millet avait voulu peindre dans un premier temps, mais que la mode parisienne d’alors, n’étant pas réceptrice à une figuration trop macabre de l’art pictural, lui fit recouvrir d’une couche de (terre) peinture.

Nicolas Koreicho – Février 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Bibliographie :
Salvador Dali, Le Mythe Tragique de l’Angélus de Millet, Pauvert, 1963, 1978.


[1] Certains psycho-généalogistes ont expliqué que la fascination inconsciente que Salvador Dali éprouvait pour ce tableau exprimait la place des enfants morts pour la famille Dali et pour lesquels la mère du peintre se recueillait au moment de l’angélus.

[2] Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910.

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Dominique – Eugène Fromentin

Chapitre IX

Camille Pissaro – Boulevard Montmartre, Effet de nuit – 1897 – National Gallery

Nous arrivâmes à Paris le soir. Partout ailleurs il eût été tard. Il pleuvait, il faisait froid. Je n’aperçus d’abord que des rues boueuses, des pavés mouillés, luisants sous le feu des boutiques, le rapide et continuel éclair des voitures qui se croisaient en s’éclaboussant, une multitude de lumières étincelant comme des illuminations sans symétrie dans de longues avenues de maisons noires dont la hauteur me parut prodigieuse. Je fus frappé, je m’en souviens, des odeurs de gaz qui annonçaient une ville où l’on vivait la nuit autant que le jour, et de la pâleur des visages qui m’aurait fait croire qu’on s’y portait mal. J’y reconnus le teint d’Olivier, et je compris mieux qu’il avait une autre origine que moi.

Au moment où j’ouvrais ma fenêtre pour entendre plus distinctement la rumeur inconnue qui grondait au-dessus de cette ville si vivante en bas, et déjà par ses sommets tout entière plongée dans la nuit, je vis passer au-dessous de moi, dans la rue étroite, une double file de cavaliers portant des torches, et escortant une suite de voitures aux lanternes flamboyantes, attelées chacune de quatre chevaux et menées presque au galop.

« Regarde vite, me dit Olivier, c’est le roi ! »

Confusément je vis miroiter des casques et des lames de sabres. Ce défilé retentissant d’hommes armés et de grands chevaux chaussés de fer fit rendre au pavé sonore un bruit de métal, et tout se confondit au loin dans le brouillard lumineux des torches.

Olivier s’assura de la direction que prenaient les attelages ; puis, quand la dernière voiture eut disparu :

« C’est bien cela, dit-il avec la satisfaction d’un homme qui connaît son Paris et qui le retrouve, le roi va ce soir aux Italiens. »

Et malgré la pluie qui tombait, malgré le froid blessant de la nuit, quelque temps encore il resta penché sur cette fourmilière de gens inconnus qui passaient vite, se renouvelaient sans cesse, et que mille intérêts pressants semblaient tous diriger vers des buts contraires.

« Es-tu content ? » lui dis-je.

Il poussa une sorte de soupir de plénitude, comme si le contact de cette vie extraordinaire l’eût tout à coup rempli d’aspirations démesurées.

« Et toi ? » me dit-il.

Puis, sans attendre ma réponse :

« Oh ! parbleu, toi, tu regardes en arrière. Tu n’es pas plus à Paris que je n’étais à Ormesson. Ton lot est de regretter toujours, de ne désirer jamais. Il faudrait en prendre ton parti, mon cher. C’est ici qu’on envoie, au moment de leur majorité, les garçons dont on veut faire des hommes. Tu es de ce nombre, et je ne te plains pas ; tu es riche, tu n’es pas le premier venu, et tu aimes ! » ajouta-t-il en me parlant aussi bas que possible.

Et avec une effusion que je ne lui avais jamais connue, il m’embrassa et me dit :

« À demain, cher ami, à toujours ! »

Une heure après, le silence était aussi profond qu’en pleine campagne. Cette suspension de vie, l’engourdissement subit et absolu de cette ville enfermant un million d’hommes, m’étonna plus encore que son tumulte. Je fis comme un résumé des lassitudes que supposait cet immense sommeil, et je fus saisi de peur, moins par un manque de bravoure que par une sorte d’évanouissement de ma volonté.

Je revis Augustin avec bonheur. En lui serrant la main, je sentis que je m’appuyais sur quelqu’un. Il avait déjà vieilli, quoiqu’il fût très jeune encore. Il était maigre et fort blême. Ses yeux avaient plus d’ouverture et plus d’éclat. Sa main, toute blanche, à peau plus fine, s’était épurée pour ainsi dire et comme aiguisée dans ce travail exclusif du maniement de la plume. Personne n’aurait pu dire, à voir sa tenue, s’il était pauvre ou riche. Il portait des habits très-simples et les portait modestement, mais avec la confiance aisée venue du sentiment assez fier que l’habit n’est rien.

Il accueillit Olivier pas tout à fait comme un ami, mais plutôt comme un jeune homme à surveiller et avec lequel il est bon d’attendre avant d’en faire un autre soi-même. Olivier, de son côté, ne se livra qu’à demi, soit que l’enveloppe de l’homme lui parût bizarre, soit qu’il sentît par-dessous la résistance d’une volonté tout aussi bien trempée que la sienne et formée d’un métal plus pur.

« J’avais deviné votre ami, me dit Augustin, au physique comme au moral. Il est charmant. Il fera, je ne dis pas des dupes, il en est incapable, mais des victimes, et cela dans le sens le plus élevé du mot. Il sera dangereux pour les êtres plus faibles que lui qui sont nés sous la même étoile. »

Quand je questionnai Olivier sur Augustin, il se borna à me répondre :

« Il y aura toujours chez lui du précepteur et du parvenu. Il sera pédant et en sueur, comme tous les gens qui n’ont pour eux que le vouloir et qui n’arrivent que par le travail. J’aime mieux des dons d’esprit ou de la naissance, ou, faute de cela, j’aime mieux rien. »

Plus tard leur opinion changea. Augustin finit par aimer Olivier, mais sans jamais l’estimer beaucoup. Olivier conçut pour Augustin une estime véritable, mais ne l’aima point.

Notre vie fut assez vite organisée. Nous occupions deux appartements voisins, mais séparés. Notre amitié très-étroite et l’indépendance de chacun devaient se trouver également bien de cet arrangement. Nos habitudes étaient celles d’étudiants libres à qui leurs goûts ou leur position permettent de choisir, de s’instruire un peu au hasard et de puiser à plusieurs sources avant de déterminer celle où leur esprit devra s’arrêter.

Très-peu de jours après, Olivier reçut de sa cousine une lettre qui nous invitait l’un et l’autre à nous rendre à Nièvres.

C’était une habitation ancienne, entièrement enfouie dans de grands bois de châtaigniers et de chênes. J’y passai une semaine de beaux jours froids et sévères, au milieu des futaies presque dépouillées, devant des horizons qui ne me firent point oublier ceux des Trembles, mais qui m’empêchèrent de les regretter, tant il étaient beaux, et qui semblaient destinés, comme un cadre grandiose, à contenir une existence plus robuste et des luttes beaucoup plus sérieuses. Le château, dont les tourelles ne dépassaient que de très-peu sa ceinture de vieux chênes, et qu’on n’apercevait que par des coupures faites à travers le bois, avec sa façade grise et vieillie, ses hautes cheminées couronnées de fumée, ses orangeries fermées, ses allées jonchées de feuilles mortes, — le château lui-même résumait en quelques traits saisissants ce caractère attristé de la saison et du lieu. C’était toute une existence nouvelle pour Madeleine, et pour moi c’était aussi quelque chose de bien nouveau que de la trouver transportée si brusquement dans des conditions plus vastes, avec la liberté d’allures, l’ampleur d’habitudes, ce je ne sais quoi de supérieur et d’assez imposant que donnent l’usage et la responsabilité d’une grande fortune.

Une seule personne au château de Nièvres paraissait regretter encore la rue des Carmélites : c’était M. d’Orsel. Quant à moi, les lieux ne m’étaient plus rien. Un même attrait confondait aujourd’hui mon présent et mon passé. Entre Madeleine et Mme de Nièvres il n’y avait que la différence d’un amour impossible à un amour coupable ; et quand je quittai Nièvres, j’étais persuadé que cet amour, né rue des Carmélites, devait, quoi qu’il dût arriver, s’ensevelir ici.

Madeleine ne vint point à Paris de tout l’hiver, diverses circonstances ayant retardé l’établissement que M. de Nièvres projetait d’y faire. Elle était heureuse, entourée de tout son monde ; elle avait Julie, son père ; il lui fallait un certain temps pour passer sans trop de secousse, de sa modeste et régulière existence de province, aux étonnements qui l’attendaient dans la vie du monde, et cette demi-solitude au château de Nièvres était une sorte de noviciat qui ne lui déplaisait pas. Je la revis une ou deux fois dans l’été, mais à de longs intervalles et pendant de très-courts moments, lâchement surpris à l’impérieux devoir qui me recommandait de la fuir.

J’avais eu l’idée de profiter de cet éloignement très-opportun pour tenter franchement d’être héroïque et pour me guérir. C’était déjà beaucoup que de résister aux invitations qui constamment nous arrivaient de Nièvres. Je fis davantage, et je tâchai de n’y plus penser. Je me plongeai dans le travail. L’exemple d’Augustin m’en aurait donné l’émulation, si naturellement je n’en avais pas eu le goût. Paris développe au-dessus de lui cette atmosphère particulière aux grands centres d’activité, surtout dans l’ordre des activités de l’esprit ; et, si peu que je me mêlasse au mouvement des faits, je ne refusais pas, tant s’en faut, de vivre dans cette atmosphère.

Quant à la vie de Paris, telle que l’entendait Olivier, je ne me faisais point d’illusions, et ne la considérais nullement comme un secours. J’y comptais un peu pour me distraire, mais pas du tout pour m’étourdir et encore moins pour me consoler. Le campagnard en outre persistait et ne pouvait se résoudre à se dépouiller de lui-même, parce qu’il avait changé de milieu. N’en déplaise à ceux qui pourraient nier l’influence du terroir, je sentais qu’il y avait en moi je ne sais quoi de local et de résistant que je ne transplanterais jamais qu’à demi, et si le désir de m’acclimater m’était venu, les mille liens indéracinables des origines m’auraient averti par de continuelles et vaines souffrances que c’était peine inutile. Je vivais à Paris comme dans une hôtellerie où je pouvais demeurer longtemps, où je pourrais mourir, mais où je ne serais jamais que de passage. Ombrageux, retiré, sociable seulement avec les compagnons de mes habitudes, dans une constante défiance des contacts nouveaux, le plus possible j’évitais ce terrible frottement de la vie parisienne qui polit les caractères et les aplanit jusqu’à l’usure. Je ne fus pas davantage aveuglé par ce qu’elle a d’éblouissant, ni troublé par ce qu’elle a de contradictoire, ni séduit par ce qu’elle promet à tous les jeunes appétits, comme aux naïves ambitions. Pour me garantir contre ses atteintes, j’avais d’abord un défaut qui valait une qualité, c’était la peur de ce que j’ignorais, et cet incorrigible effroi des épreuves me donnait pour ainsi dire toutes les perspicacités de l’expérience.

Dominique – Eugène Fromentin – 1862

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Une interview de Valois Robichaud : A la retraite, continuer à se sentir utile

Interview de Valois Robichaud par Audrey Guiller – Février 2020

Beaucoup de personnes lient leur plaisir de vivre à un sentiment d’utilité. Comment continuer alors à se sentir utile à la retraite, qui semble être une pause du « faire » ? En osant « être » davantage, répond Valois Robichaud (1), docteur en sciences de l’éducation, gérontologue et psychothérapeute. Il est l’auteur de La retraite, la rencontre de soi et L’ego au cours des âges de la vie (Du Cram).

Arbre de peinture – Cours de Valois Robichaud

Continuer à « faire », à être très actif doit-il être le but d’une retraite épanouie ?

La première réaction des jeunes retraités est souvent de remplir leurs agendas, de se donner dans le bénévolat à plein. L’humain a toujours été habitué à cela. Depuis son entrée à l’école, puis plus tard dans sa vie professionnelle, il est identifié à ce qu’il fait. Comme si le verbe « faire » le définissait. Toute sa vie, il développe « l’hémisphère gauche » de son cerveau, siège de l’ego et du faire et néglige « l’hémisphère droit », qui abrite davantage le soi, l’être. Il est donc compréhensible qu’une personne qui a toujours appris à montrer en quoi elle était utile accueille la retraite avec inquiétude : « qu’est-ce que je vais faire ? » Elle se trouve face à sa peur de ne plus compter, d’être désormais seule, en face-à-face avec son journal et son café. Derrière une frénésie de faire, c’est l’ego qui s’exprime. L’ego qui nous fait croire que pour continuer à être quelqu’un, s’affirmer et être reconnu est nécessaire.

À la retraite, comment continuer être utile, à contribuer ?

Être utile, c’est d’abord être en relation avec ceux qui nous entourent. Parler à la voisine, s’occuper de ses petits-enfants, aider sa communauté. Mais être utile, c’est surtout être en relation avec soi-même. Je demande aux retraités : Avez-vous prévu de vous consacrer un temps avec vous-même ? Une marche en pleine nature où vous regardez les oiseaux, sentez votre respiration. Où vous vous connectez au vivant autour de vous et en vous. Ma grand-mère Micmac me demandait : « Peux-tu te laisser regarder par un arbre ? »

À 70 ans, « être », à quoi ça sert ?

Être, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est un retour à un chez soi intérieur. Être capable de revenir sur sa vie, poser lucidement un regard sur le chemin parcouru, avec les zones de soleil et d’ombre. Tenir un journal, mener un travail avec un thérapeute. Relire son histoire, ses hauts et ses bas. Et accueillir les sentiments de peur, fierté, culpabilité, douleur ou plaisir qui y sont liés. Ça, c’est être. C’est aussi observer les changements hormonaux à l’intérieur de soi, qui poussent les hommes à renouer avec une sensibilité, une douceur et les femmes à gagner en hardiesse. La retraite crée une crise identitaire. L’intérêt de revisiter sa vie, de re-convoquer l’enfant, l’adolescent, l’adulte qu’on a été, c’est de gagner en conscience. Car de toute façon, ces trois résidents sont à notre table tous les jours. Sans qu’on en prenne forcément conscience. Il faut du courage pour emprunter ce chemin. Car la société et ses normes ne nous invite pas à cela, ne nous l’apprend pas. Mais rendons-nous compte que finalement, la retraite n’existe pas. Une personne se retire peut-être d’une activité économique, mais elle continue à apprendre, à vouloir, à se comprendre, à se développer tout au long de sa vie.

En quoi approfondir sa relation à soi est-il utile aux autres ?

Vouloir se sentir utile répond à besoin humain de donner, léguer, transmettre. Derrière la question de l’utilité apparaît celle de la recherche de sens. Que puis-je laisser à mes enfants et petits-enfants autre que des biens matériels ? La lucidité sur son histoire personnelle est justement le plus bel héritage qu’on puisse laisser à ses descendants. Quand on débloque des nœuds en soi, c’est l’entourage qui en profite. Car la personne qui fait cet effort sort de son donjon. Elle est amenée à assumer davantage ses responsabilités, y compris dans ses relations aux autres. Elle évite de tomber dans la rigidité, le déni, l’évasion, l’amertume ou les reproches aux autres. Cela peut aussi éclairer ses enfants sur leur propre part d’ombres.

Quand une personne crée des tabous, tait son passé, ses difficultés ou ses vulnérabilités à ses proches, sous prétexte de les épargner, elle leur renvoie une fausse image de vie idéale qu’ils ne pourront jamais atteindre. En fait, la personne s’éloigne des autres. En laissant tomber la frénésie de faire, d’être le meilleur, en allant chercher en soi pour ressentir davantage, on retrouve son lien aux autres humains. Nous sommes des êtres relationnels. Le temps de la retraite nous offre cet espace, cette opportunité de nous relier aux autres, d’être touchés par ce qui se passe autour de nous et d’en tirer l’envie de faire notre part pour contribuer.

Audrey Guiller – Février 2020 – Institut Français de Psychanalyse©

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(1) www.valoisrobichaud.ca

Pathémisation des pulsions chez Tracey Emin

Serge-Henri Saint-Michel – février 2021

« Mon travail m’aide à maîtriser ma vie et c’est un soulagement cathartique de montrer ça au public. En même temps, je ne crée pas pour choquer mais pour que les gens se rendent compte de certaines choses sur eux-mêmes »
Tracey Emin

Tracey Emin – La peur d’aimer – 2018

La vie de Tracey Emin est émaillée de luttes entre Eros et Thanatos. Ses œuvres, clivantes, s’en inspirent et les illustrent. Le public, en interaction avec la vie de l’artiste, permet alors à une logique pathémique de se déployer.

Tracey Emin [1] est une artiste « trash », tourmentée et scandaleuse, souvent border, active sur la scène internationale depuis les années 1990 avec des propositions artistiques (œuvre graphique, vidéo, happening, sculpture) qui conjuguent intime et obsession.

« Je peux jouir quand on m’embrasse. C’est un luxe »
Tracey Emin – My Bed – 1998

En 1999, elle participe au Turner Prize avec l’installation My Bed, qui met en scène un lit défait, laissé en l’état juste après la séparation de l’artiste avec son amant, avec draps froissés, serviettes, culottes tachées de sang et préservatifs usagés, bouteilles vides et détritus jonchant sur le sol, dans l’état qui fut le sien après une période de dépression. Une sorte de Destroy et No future for ever.

Justement, trois anaphores vont suivre :

Je me rappelle les mots de Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation, 1930 : « Ils demandent tous la même chose. Ce qu’ils veulent c’est être aimés ». Tracey Emin l’a-t-elle été ? L’est-elle ? Désabusée, elle lâche « Peut-être est-il préférable de ne pas aimer et d’être seule ».
Avec Everyone I Have Ever Slept With, Tracey Emin parle du sexisme du point de vue de la femme victime. En livrant des souvenirs aussi déchirés, chronologiquement épars mais regroupés dans l’installation-tente, elle raconte non seulement ses propres luttes, mais aussi celles auxquelles de nombreuses femmes peuvent être confrontées, facilitant l’identification à l’artiste, une empathie, une complicité… et générant des interrogations.

« La sodomie, c’est légal ? »
Tracey Emin – Is Anal Sex Legal – 1998

Ecrite en néon rose, la phrase Is anal sex legal clignote doucement. Relié à un boîtier d’alimentation, le néon fonctionne en circuit fermé. C’est un corps, comme elle le définit, dans lequel circule de l’énergie. Alors que la lumière qu’il produit est apaisante et sensuelle, le matériau, au contraire, est particulièrement dangereux, « il est extrêmement nocif et peut tuer si on le touche », précise l’artiste. Violence couplée à la jouissance, le clignotement peut se voir autant comme une force vitale, des pulsations cardiaques et des assauts de jouissance intermittents, que comme une douleur lancinante. « La sodomie peut être douloureuse, mais si vous aimez quelqu’un c’est magnifique. » [2]

Je me rappelle les mots d’André Green en 1996 : « Le conflit le plus basal, profond, indépassable est le conflit à l’intérieur de la sphère pulsionnelle entre les deux grands groupes de pulsions ».

Au Musée d’Orsay, en 2019, face aux œuvres de Degas, aux élégantes de Georges de Feure, les femmes de Tracey Emin affichent une forme de quiétude qui ne fait qu’augmenter la violence qui sourd en elles. « La mort et l’amour se fondent en un sentiment unique mais pas univoque qui, s’il exacerbe la sensualité, s’ancre bien plus dans l’introspection que dans la mise en scène. » [3]

Je me rappelle enfin les mots de mes étudiants lors la visite de l’exposition, étonnés par le « tu » imaginaire émaillant les titres, faisant le lien avec les œuvres torturées, renvoyant à un Moi qui a souffert.

Tracey Emin, sexe et douleur

Car Tracey Emin parle de douleur, de manque, d’amour, de sexe.
Toute sa jeunesse faite de malheurs, d’excès et de joies constitue la trame de ses premières œuvres, pour mener à un travail exclusivement centré sur l’exhibition de ses obsessions : son viol à 13 ans, deux avortements, son rapport au sexe et à l’alcool, ses douleurs, ses angoisses.
Tracey Emin cite d’ailleurs Edvard Munch et Egon Schiele comme des inspirations majeures et initiales, tant en matière stylistique, que de représentation d’elle-même. Elle reconnaît aussi que l’art l’a sauvée : « Je deviendrais probablement folle si je n’écrivais pas, et si je ne faisais pas d’art… » [4] « Tracey Emin sait que sa mère a raison de dire que sans l’art elle serait déjà foutue. » [2]
Son art la soigne ; son art nous soigne.
« Mon travail m’aide à maîtriser ma vie et c’est un soulagement cathartique de montrer ça au public. En même temps, je ne crée pas pour choquer mais pour que les gens se rendent compte de certaines choses sur eux-mêmes » [2].
Les travaux artistiques de Tracey Emin sont à la fois détonants, explosifs, flirtant constamment avec la surprise émotionnelle.
Il est possible qu’elle veuille élaborer, comme le dit James Graham Ballard, écrivain de science-fiction et d’anticipation sociale anglaise, « des tentatives pour tester la psychologie du public d’aujourd’hui » ? [5]
Ces chocs, interpellations, témoignages, messages, font surgir l’émotion chez le public.
Nous formons alors l’hypothèse que l’émotion ressentie par le spectateur procède certes de la rencontre avec l’œuvre, mais aussi de ce qu’il sait de l’artiste, amplifiant le développement de l’émotion et menant à une pathémisation.

La pathémisation, clé du rapport artiste / œuvre / spectateur

Cette émotion qui parfois submerge le public au point de modifier ses pensées et ses actions, d’orienter son comportement, de le faire adhérer à la prise de position de l’artiste, renvoie au concept de pathos.
La pathémisation désigne le processus discursif par lequel l’émotion peut être mise en place. Il s’agit de traiter celle-ci comme un effet visé (ou supposé), sans jamais avoir de garantie sur l’effet produit. Cette notion est à la croisée de la rhétorique et de l’analyse interactionnelle [6]. L’idée est qu’il est impossible de construire un objet de discours sans architecturer simultanément une attitude émotionnelle vis-à-vis de cet objet.
De façon générale, les dispositifs artistiques peuvent être qualifiés de « psycho-socio-discursifs » en ce que le processus de configuration symbolisante du monde se fait à travers un système de signes. Non pas des signes isolés, mais des énoncés qui signifient les faits et gestes des êtres du monde.
Ces représentations psycho-socio-discursives sont comme des mini-récits qui décrivent / que décrit Tracey Emin et des scènes de sa vie, des fragments narrés (Barthes disait des « bris de discours ») du monde et de son monde qui révèlent toujours le point de vue de l’artiste. Ces énoncés qui circulent dans la communauté sociale créant un vaste réseau d’intertextes, se regroupent et participent à l’élaboration d’un « imaginaire psycho-socio-discursif » ; ils deviennent objet de partage et contribuent à constituer un savoir commun, un savoir de croyances [6]. Ils sont le symptôme de ces univers de croyances partagées qui contribuent à construire à la fois un soi social et un moi individuel (par exemple, l’imaginaire de la faute, du péché, du pouvoir).
Nous considérons donc les œuvres de Tracey Emin comme des discours pensés, qui s’appuient d’ailleurs sur les trois points du triangle d’Aristote : ethos, logos, pathos.

Le pathémique est discursif

Dans ce cadre, l’effet pathémique peut être obtenu tant par un discours explicite et direct dans la mesure où les signes eux-mêmes sont à tonalité pathémique (sang, bouteille d’alcool, titre, légende, signes et symboles…), qu’implicite et indirect (contexte d’énonciation, composition, univers de savoirs partagés…).
À la suite de Heinrich Lausberg [7][8], nous rencontrons dans l’œuvre de Tracey Emin, sur laquelle nous revenons maintenant, le respect de quelques règles pratiques permettant d’induire de l’émotion chez le public par l’action discursive.

Montrez-vous ému ! L’artiste se met (ou feint d’être) dans l’état émotionnel qu’il souhaite transmettre. Il propose à son public un modèle d’émotion, capable de déclencher les mécanismes de l’identification empathique. Le travail émotionnel s’appuie sur le travail de l’ethos, qui en quelque sorte prépare le terrain. Le discours mobilise toutes les figures (exclamation, interjections, interrogations…) qui authentifient l’émotion du sujet parlant.

Montrez des objets !  Les bouteilles, les préservatifs, les taches de sang, les draps froissés, les corps aux positions travaillées et tortueuses, les espaces (lit, tente, surface, etc.) sont autant de stimuli pathémisants. Ils sont même plus efficaces lorsqu’ils permettent d’émouvoir le public lorsque ce dernier se projette dans l’émotion de l’artiste (émotion partagée) en résonnance avec son propre parcours de vie (émotion vécue).

Décrivez des choses émouvantes ! A défaut de pouvoir montrer, Lausberg conseille d’utiliser des moyens cognitifs-linguistiques de la description. Au besoin, dit-il, « amplifiez ces données émouvantes ! » ; utilisez « un langage qui tend à exaspérer les faits indignes, cruels, odieux », « rendez émouvantes les choses indifférentes ! » [7], ce qui revient, pour Tracey Emin, à façonner très finement les connotations que le public percevra, en jouant sur le choc, l’exagération, le rapprochement.

La pathémisation impacte le public

La pathémisation provient donc de l’écho que ce spectacle de la souffrance individualisée et des évocations personnelles peut rencontrer, évoquer chez le spectateur. Avec, éventuellement, un effet thérapeutique.
Ainsi, My Bed illustre l’apparition du privé et du personnel dans l’œuvre de Tracey Emin et donne à voir et à entendre ce qui est enfoui dans l’intimité de l’Autre. La pathémisation provient de l’écho que ce spectacle de la souffrance individualisée peut rencontrer chez le spectateur, un « public universel » au sens de Chaïm Perelman [9], c’est-à-dire un public « moyen » susceptible de se laisser toucher par des effets d’éthos ou de pathos. L’apparition du privé a une fonction d’identification cathartique, d’ailleurs assumée par Tracey Emin, comme nous l’avons rappelé.
L’apparition du privé, enfin, donne à voir le caché, l’obscur, le « crypté », l’enfoui et le dénié. Elle dit au spectateur « voilà », « c’est comme ça », « c’est ici que… ». L’apparition du privé a une fonction de compassion-contemplation (vs. la compassion-action), elle aussi porteuse d’émotion.
Par ce jeu de l’intrusion de l’espace privé dans l’espace public est mise en place une autre des conditions pour qu’il y ait effet de pathémisation : le contact (ou son illusion) que le spectateur peut avoir avec l’intimité de l’Autre (qu’elle soit douloureuse ou heureuse) de sorte que celle-ci puisse faire écho à la sienne, voire entrer en résonance (syntonie) avec la sienne et y trouver « la vérité de l’éprouvé » (du moins sa représentation) [6].

La pathémisation est production d’émotions

Ce message consommé « à distance » du fait d’un décalage temporel entre la réalisation de l’œuvre, ses causes, et son exposition, mais aussi suite à la médiation de la toile ou de l’espace, va pour autant de pair avec l’établissement d’un véritable lien fusionnel d’empathie, d’acquiescement… entre l’artiste, le sujet montré et le sujet spectateur. Un lien de « sympathie » se noue, lien qui suppose que le sympathisant ait conscience de sa différence avec le souffrant.
Le renvoi de ce qui est montré à l’expérience du spectateur renforce sa capacité réflexive à se voir observant, à se sentir impuissant. Il s’ensuit qu’il ne peut ni se dire indifférent à ce spectacle, ni prétendre en jouir. Le spectateur s’institue, comme le dit Luc Boltanski [10], en « spectateur moral ». Et pourtant il reste là à regarder, les yeux rivés sur l’œuvre, fasciné par la nudité, la violence ou par l’intimité de cette souffrance qui n’est pas la sienne et qu’il ne peut partager. Et il la regarde sans être lui-même vu : regard sur l’intimité de l’Autre, regard libre de culpabilité parce qu’il n’est pas vu. Deux conditions pour définir la position de voyeurisme. Avec Tracey Emin, le spectateur devient un voyeur, un Actéon. Espérons qu’il ne finira pas dévoré par ses chiens.

Pour conclure, connaître la vie de Tracey Emin (parcours, personnalité…) participe à l’effet pathémique et conduit le spectateur à s’émouvoir plus que s’il connaissait l’artiste.
Cette connaissance offre des clés de compréhension et oriente le déploiement de l’émotion du public, qui la perçoit au regard de sa propre expérience de vie (projection, identification…), en fonction des normes sociales auxquelles il est lié, qu’il a intériorisées ou qui restent dans ses représentations. Ces éléments lui permettent de conscientiser l’utilité du travail de l’artiste… pour l’artiste lui-même (catharsis, sublimation…), cet Autre.
René Girard pose que le désir est le désir de l’Autre. Dans la pathémisation, l’émotion est l’émotion de l’Autre, par transfert ou impact. Ainsi, les oscillations de Tracey Emin entre Eros et Thanatos deviennent, par l’intermédiaire de ses œuvres, aussi les nôtres.

Serge-Henri Saint-Michel – février 2021 – Psychiart©

Références

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Psychopathologie historique : Eros et Thanatos – Les Convulsionnaires

Nicolas Koreicho – Janvier 2021

« Imagines-tu ce que peuvent être les mythes endopsychiques ?… L’obscure perception interne par le sujet suscite des illusions qui, naturellement, se trouvent projetées au dehors et, de façon caractéristique, dans l’avenir, dans un au-delà »
Freud à Fliess – 12 décembre 1897

« Wo es war soll ich werden » : « Là où Ça était, Je dois advenir »

Sigmund Freud – Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933

Convulsionnaire – Sepia – XVIIIème

Sommaire :
Introduction
Terminologie préalable
Épistémologie historique
– Le Moyen Age et la notion de folie
– Le XVIIIème siècle et les Convulsionnaires
– Le début du 19ème siècle et l’aliénation mentale
– Le milieu du 19ème siècle et le modèle biomédical
– La Fin du 19ème et la structure
Le XXème siècle et l’organisation psychique
Le XXIème siècle et le retour des fondations

En 1920, dans un essai spéculatif, Au-delà du principe de plaisir (Jenseits des Lustprinzips), Freud envisage pour la première fois, à partir de l’observation empirico-inductive d’une mystérieuse compulsion de répétition – laquelle réactualise sans cesse les motifs d’une « expérience » -, l’existence de deux motions pulsionnelles : la pulsion de vie et la pulsion de mort. Il postule, à la suite d’August Weismann (médecin biologiste) que l’homme est mortel en tant qu’être somatique et est immortel du fait de ses cellules germinales lesquelles contiennent l’information héréditaire et, dès lors, sa permanence dans le temps, ainsi qu’en référence à la théorie de Ewald Hering, (physiologiste prussien) dans l’opposition qu’il formule entre les processus de construction-assimilation (pulsion de vie) et les processus de destruction-désassimilation (pulsion de mort).
Ces deux pulsions, incompréhensibles selon un abord direct, ne nous sont connues que par leurs représentants psychiques. Freud isole alors quatre représentations de la pulsion de mort : la destructivité, la déliaison, la compulsion de répétition dans son acception « démoniaque » et le principe de nirvâna. Parallèlement, il distingue quatre figurations de la pulsion de vie : l’autoconservation et la sexualité, la liaison, la compulsion de répétition dans son versant adaptatif et le principe de plaisir. Si Freud repère dès 1920 un net antagonisme entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, il insiste aussi sur « l’action conjuguée » de ces deux pulsions originaires, qui seront dès lors dites intriquées et qui n’interviennent jamais seules en tant que telles, cette liaison pulsionnelle permettant la régulation des processus vitaux, pour le meilleur et pour le pire, en quelque sorte.

Pour tenter d’y voir plus clair dans la dualité Éros – Thanatos en psychopathologie, nous commencerons dans cet article par un développement épistémologique à partir de l’histoire de la psychopathologie et des liens existant entre un contexte environnemental socio-historique, nous référant en particulier à un étonnant et remarquable phénomène sectaire, et une psychopathologie personnelle du sujet.

A l’occasion d’un second écrit, nous proposerons un développement clinique à travers la description de trois troubles psychiques, qui pourront servir d’archétypes, selon cette idée des deux pulsions, en psychopathologie dans les grandes catégories : névrose, psychose, pathologie narcissique.

Terminologie préalable

Psychopathologie est composé de psycho (psyché, psuché), l’âme, de pathos (la souffrance, la maladie), de logos (langage, étude). Dès l’abord, la psychopathologie est faite de conflit entre le psychique (le vivant), la souffrance (la menace mortifère), le logos (résolutoire) ayant le rôle de tiers, exclu a priori, qu’il s’agit de réintégrer comme pouvant être une façon de décrire (puis de dis-penser) le symptôme, signe d’un trouble.
Le diagnostic, manière de cataloguer, va porter sur la clinique psychiatrique et nommer le trouble, comme le feront à sa suite les enseignants de la structure et les auteurs de manuels. La psychiatrie isole et hiérarchise les symptômes pour les grouper en syndromes.
Nous verrons que le fait de fixer une certaine composition de personnalité à partir d’une étiquette diagnostique présupposée, n’est en réalité qu’un devenir possible, non permanent, du trouble.
Le symptôme est le signe d’un trouble, c’est le phénomène particulier qui provoque dans l’organisme un état de déséquilibre.
Le syndrome est un groupement de signes, la réunion d’un groupe de symptômes qui se produisent pendant un même laps de temps.
La sémiologie est l’étude des signes du trouble en question.
La nosographie concerne la classification méthodique de la maladie selon des critères d’exclusions, d’inclusions et de différences. Elle permet de constituer des entités distinctes entre la maladie de la normalité, Freud ayant d’abord constitué son matériel scientifique à partir de la nosographie de Kraepelin (psychiatre allemand).
La nosologie est la science sur laquelle repose la nosographie. C’est l’étude des caractères distinctifs qui permettent de définir les maladies, les syndromes, les troubles.
L’étiologie est l’étude des causes de la maladie, son origine. C’est l’une des pistes d’investigation privilégiée par les psychanalystes.

Épistémologie historique

Nous élaborerons notre développement autour d’une large circonstance socio-historique en incise proposant un objet d’étude remarquable sur les liens sujet-société : le mouvement sectaire des convulsionnaires.
Les premiers temps de l’histoire de la psychopathologie en tant que telle mettent d’emblée en évidence une dualité, présente dès le début de cette histoire, qui illustre davantage les relations conceptuelles d’Éros et Thanatos avec un environnement global que les pulsions de vie et de mort par elles-mêmes reliant des motions pulsionnelles entre elles.

– Le Moyen Age et la notion de folie.
C’est l’époque du « diabolisme », qui se manifeste par la « possession ». C’est un mauvais esprit qui s’est emparé de l’esprit du  » fou  » et dont il faut, à l’instar d’un exorcisme, le débarrasser, quitte à se débarrasser du fou lui-même. Ceci annonce déjà Esquirol, Pinel, les aliénistes (alien : « un autre est en toi ! »), lesquels s’attaquent aux textes et aux faits des apôtres, des mystiques, des saints en parlant d’« hallucinations morbides ». Cela représente un thème qui mérite à lui tout seul de profondes remises en question plus que ne le fait cette conjonction évidemment par trop raccourcie proposée par les premiers psychopathologues.

Cependant, entre la possession du diable du Moyen-âge et les expressions hystériques décrits par les aliénistes, puis par Charcot, qui, lui, tente de transcrire le phénomène des extatiques en le modèle de la Grande Hystérie, s’intercale au début du XVIIIème siècle un mouvement sectaire très important, fascinant pour les chercheurs se proposant de faire des liens entre contexte socio-historique et développements personnels, issu des jansénistes et de leur opposition à la bulle papale unigenitus, après la destruction de l’Abbaye de Port-Royal ordonnée en 1711 par Louis XIV : les convulsionnaires.

– Le XVIIIème siècle et les Convulsionnaires.
Les convulsionnaires, par l’intermédiaire des Appelants (ceux, jansénistes, qui ont fait appel de la bulle pontificale), ont fait trembler l’Église catholique, apostolique et romaine, la monarchie, en un mot l’organisation religieuse et politique de tout le royaume.
Les trois quarts des curés du diocèse parisien sont des appelants. Un tout jeune diacre, François de Pâris, né en 1690 (il a vingt ans au début des troubles) avait une grande notoriété dans le quartier Mouffetard, s’occupant des pauvres, des indigents, des infirmes, qui venaient de tous les quartiers de Paris pour profiter de ses prodigalités et de ses soins. Le singulier cénobite[1], quelque peu hétérodoxe eu égard à la doxa janséniste, était par ailleurs un adepte des jeûnes, des breuvages macérés, des mortifications (il portait en permanence une large ceinture munie de pointes de fer qui lui entraient dans la chair). Ces différents traitements eurent raison de sa vie en 1727.
Dès lors, sur la pierre noire de son tombeau, un premier « miracle » eut lieu, puis quantité d’autres, pour, mutatis mutandis, faire advenir le lieu en une sorte de grotte de Lourdes avant la lettre. A partir de ce moment son tombeau, sis en un emplacement secret de l’église actuelle de Saint-Médard, devint l’objet d’un véritable culte, jusqu’aujourd’hui où l’on vient encore discrètement prélever des pincées de terre du square jouxtant l’église. Des malades et leurs familles, à l’époque, arrivaient de tout le pays pour prélever cette terre du cimetière du tombeau du diacre afin de s’en faire des compresses, des onguents et des breuvages. Du jour de la mort du diacre, les moribonds, paralytiques et éclopés de tout le bassin parisien se retrouvaient là pour bénéficier de premiers miracles, guérisons inexpliquées, et des spectateurs (quelquefois moyennant finance : de multiples commerces en tous genres s’installèrent alors dans le quartier Mouffetard) vinrent assister au spectacle des miracles puis à celui des secours.
Les secours consistèrent d’abord en prières et invocations, puis en transports extatiques, en états de transe, puis en crises que l’on dirait aujourd’hui de tétanie ou de spasmophilie, en convulsions et, très rapidement, dégénérèrent en saynètes improbables, dues aux interventions physiques de la part de spectateurs devenant peu à peu acteurs de ces manières d’exhibition. Ceux-là, les actifs (les frères secoureurs), qui étaient censés délivrer les hommes, femmes, adolescents qui, en provenance au début de ces performances des bas quartiers, mais très vite de toute la région, venaient se soumettre aux multiples sévices de ceux qui étaient censés les délivrer, par les secours, des possessions diaboliques dont ils étaient victimes. Les convulsionnaires demandaient (aux frères secoureurs) qu’on les aidât à extirper le mal diabolique qui les plongeait en souffrance et qu’on utilise pour ce faire les pieds, les poings, les ongles, qu’on use de piétinements, d’étranglements, de flagellations, de coups de fouets, de baguettes, de gourdins, d’épées, d’instruments de torture en tous genres, jusqu’à l’extase des convulsionnaires qui ne demandaient pas moins que cette forme de nirvaña[2]. Les corps résistaient notablement étonnement bien à ces sévices. Toujours est-il que ces rituels attiraient des curieux puis des spectateurs de toutes classes et de toutes sociétés de toute la région, puis de tout le royaume, « performances » qui réunissaient alors convulsionnaires (par centaines), secoureurs et spectateurs dans ces incroyables mises en scènes. Les journaux clandestins relatent ces démonstrations, qui deviennent absolument délirantes et publiques, les registres de l’Église établissant de longues listes de miraculés certifiés ou non, les rapports de police quant à eux s’inquiétant de l’exposition des corps dénudés, de jeunes filles en particulier, malmenés et abusés, dans le consentement – souvent prostitutif – mais aussi sans ce consentement, des convulsionnaires, jusqu’à l’intervention de Louis XV et de ses brigades qui mirent fin à ces « saturnales » sado-masochiques.
Les Rituels (des miracles aux secours) de ce mouvement laissaient libre cours aux scénographies polymorphes par lesquelles les délires hystériques, somatiques et pervers, exhibitionnistes, voyeuristes, masochistes, sadiques, jusqu’aux passages à l’acte, par lesquels crucifiements, lapidations, tortures en tout genre se donnaient libre cours.

Eros
et Thanatos se développent alors sur un terreau inédit et complexe, dans un ensemble hors de tout contrôle ou de compréhension, d’acteurs, de voyeurs, véritablement « no-limit », avec pour arrière-plan le courant de pensée janséniste et ses rigueurs d’alors.

Sur les lieux du début du mouvement (1711), le tombeau de François Pâris fut interdit et rendu anonyme, les portes du cimetière de Saint-Médard furent scellées et la place recouverte d’un square, et d’un presbytère (1732). Ainsi, les réunions de l’œuvre des convulsionnaires, à la fois réunions politiques et perverses, appelées par les autorités « crimes de la gentilité[3] », se déplacèrent dans les provinces du pays, et eurent lieu désormais dans les appartements, les caves, les greniers, les granges, se répandant dans tout le royaume.
Les jansénistes puis le Parlement se désolidarisèrent de ce qu’ils considéraient comme des exactions inadmissibles et le mouvement pris fin officiellement aux premiers jours de la révolution. L’explosion géographique et personnelle (psycho-physique) de ces rituels devaient cesser en 1789, c’est-à-dire aux balbutiements violents de la Révolution, de ses massacres officiels, et à l’aube d’un ordre nouveau, impitoyablement sanglant et hyper législateur.
Notons qu’aujourd’hui encore, dans l’Est parisien, des bribes de cette secte éparpillée subsiste sous la forme de groupements endogames, appartenant à « la Famille ».

– Le début du 19ème siècle et l’aliénation mentale.
A cette époque l’aliénation s’oppose à la normalité, qui est, elle, signe d’intégrité, d’unité. Nous avons en ces temps et aujourd’hui encore (les décompensations) l’idée d’une crise s’emparant de la psyché, puis, la crise dépassée, permettant à l’aliéné de redevenir normal. C’est la période du magister de Charcot (neurologue, professeur) à la Salpêtrière. Les aliénistes et les neurologues construisent des entités nosographiques (« folie religieuse », « délire prophétique », « psychose mystique »), jusqu’à Ribot (philosophe, psychologue) et sa psychologie pathologique. Janet (philosophe, psychologue, médecin), quant à lui, prendra pied sur le concept, naturellement assez court, de « maladie extatique » pour expliquer ces phénomènes.

– Le milieu du 19ème siècle et le modèle biomédical.
Cette période voit s’imposer le développement de la médecine et du modèle biomédical pour expliquer les maladies mentales par lequel apparaît la notion de « maladie » mentale où l’on va rechercher une cause anatomique, sans la trouver.

– La Fin du 19ème et la structure.
Cette période est propice à l’apparition d’un embryon de structure (psychopathologique) qui remplace la maladie mentale : cette idée est présente d’abord chez De Clérambault (psychiatre français).
En psychiatrie, on part de l’idée qu’il existe un noyau générateur et invariable de la maladie et que s’y rattache un certain nombre de formes de symptômes (Bleuler, psychiatre suisse). Cette structure comprend l’idée qu’il y a une maladie latente (le noyau), un signifiant, et une maladie manifeste, un signifié.
A la suite de Clérambault et de Bleuler, dans la première moitié du XXème siècle, Bergeret (médecin, professeur) et Lacan (psychiatre, psychanalyste) raisonneront en termes de structure. Ils développeront un discours certes rassurant pour l’Idéal du moi, mais qui dispense le lecteur/spectateur d’y adjoindre une attention trop serrée, discours qui se trouve caractérisé pour l’un (Bergeret) par une dissémination définitionnelle, satisfaisante du point de vue d’une expansion nosographique, mais rendant absconse une accumulation de vocables techniques irreprésentable pour la pensée synthétique, et pour l’autre (Lacan) par l’approximation assertive, satisfaisante pour la poiesis et la pensée sensible – A cet égard, le discours lacanien ressortirait davantage du théâtre que de la poésie, dans la mesure où cette dernière se caractérise par l’emploi du mot juste, non troublé par l’à-peu-près phatique de l’énonciation théâtrale -, mais figurant en une concaténation de syntagmes polysémiques un discours inutilisable pour le professionnel. Il n’existe pas, dans ces deux théorisations, de discursivité argumentative telle qu’on l’exige du point de vue d’une scientificité de construction.

La structure psychopathologique proprement dite continue d’empoisonner le travail psychanalytique, chez bon nombre de praticiens, qui ont déjà tendance à penser en fonction du DSM et des prescriptions idoines à ordonner et les empêche de faire des liens (astructurels, mixtes, mouvants, implicites, évolutifs…) (ex. de la névrose phobique, qui est le plus souvent une étape, qui se modifie, évolue, se transforme ; ex. de la psychose paranoïaque, aboutissement d’une névrose expansive, etc.), entre les différentes pathologies, les personnes, les périodes et les événements de la vie, les environnements, familiaux au premier chef. Le résultat de l’obéissance à la structure chez un grand nombre de praticiens est que, faute de comprendre et de proposer avec discernement des liens aux patients, ils restent dans le silence ou sont à côté du sujet. La structure semble alors bel et bien un frein à la correspondance entre le psychanalyste, l’analysant et l’objet de l’analyse.
La notion de structure développée par les structuralistes est à présent obsolète. Nonobstant, le structuralisme a démontré toute son utilité en linguistique, plus anciennement en littérature, il est encore efficient en anthropologie, mais apparaît inadapté, tel que, à l’étude du vivant, hic et nunc, ici et maintenant.
Les fondations utilisées par les développeurs de la structure en psychanalyse sont directement issues de celles de la caractérologie du XVIIIème siècle, en un présupposé fixiste : Il y a une structure de la personnalité de base qui reste toute la vie sur laquelle on peut disserter à l’infini.

D’ailleurs, à une rigidité conceptuelle, de mise pendant la grande période janséniste, est répondu un éclatement sectaire puis une explosion révolutionnaire. De quelque façon, à la rigidité religieuse du Grand siècle a succédé l’implosion sexuelle des libertins, puis de manière bien moins littéraire, un certain nombre de sectes sataniques et/ou religieuses.

À la frustration généralisée répond le retour du refoulé.

Le XXème siècle et l’organisation psychique.
Cette période voit se développer la notion d’organisation psychique, celle-ci désignant les processus psychiques, bien différente de la notion de structure psychique eu égard à la profondeur de sa dynamique, de son mouvement, de son évolution, de sa construction. Elle est susceptible de modifications, de mélanges symptomatologiques, de stratégies d’adaptations, de mixités des critères nosologiques, de tendances observables précises.
Sur les questions mystiques, Freud, cataloguant d’emblée la tendance (« Mysticisme, auto-perception obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça. »), optera d’abord pour le développement d’observations réalisées d’après l’idée d’un Sentiment océanique, concept inauguré par Romain Roland (écrivain, musicologue), pour évoquer ensuite, par la bande, son peu de lien avec une mystique juive, jusqu’au développement critique de Moïse et le monothéisme.
Il s’agit de comprendre, pour la psychanalyse et la psychopathologie actuelles et à venir, en quoi il est nécessaire de recourir tantôt à un raisonnement hypothético-déductif, tantôt à une démarche empirico-inductive, deux discours de scientificité aptes à mettre en valeur une dynamique circulatoire entre l’analysant, l’objet de l’analyse, et le psychanalyste.

– Le XXIème siècle et le retour des fondations.
Aujourd’hui
, on considère qu’il existe, à partir des théorisations freudiennes, une première psychopathologie réellement structurante pour la compréhension des systèmes psychiques, avec des systèmes métapsychologiques[4] de base, systèmes fondamentaux, théoriques, classiques (enseignées dans les classes, à l’université, à l’institut) nécessaires à la compréhension de la personnalité dans son évolution (avec les stades, le narcissisme, l’Œdipe) mais qui cependant ne correspondent pas stricto sensu à la réalité nosologique observable.
En effet, la psychopathologie actuelle (les névroses, les psychoses, les pathologies narcissiques, plus les troubles…) est directement issue de la nosographie freudienne théorique et clinique résolutoire sur laquelle les professionnels de la neurologie, de la psychiatrie, de la psychologie et de la psychanalyse sont d’accord.

Nicolas Koreicho – Janvier 2021 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Moine vivant en communauté, singulier ici du fait d’un penchant doloriste, non sans conséquence sur ses adeptes.

[2] Le principe de nirvaña est un concept créé par Barbara Low, après Schopenhauer, puis utilisé par Freud qui le rapproche de son concept de pulsion de mort, pour désigner la tendance du psychisme à ramener vers zéro, vers le néant, toute excitation, toute quantité d’énergie ou tension, interne ou externe.

[3] Ensemble des peuples païens. 

[4] Les points de vue selon la Métapsychologie : point de vue topique avec les systèmes inconscient, préconscient, conscient puis avec les instances ça, moi, surmoi, point de vue économique avec les processus énergétiques primaire et secondaire, l’affect, la représentation, l’objet, point de vue dynamique avec la pulsion, le refoulement, le symptôme, le transfert.

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John William Waterhouse, Les Danaïdes

Serge-Henri Saint-Michel – Janvier 2021

John William Waterhouse – Les Danaïdes, 1906

Eros… Ces jeunes filles peintes par John William Waterhouse dans un style préraphaélite moderne, sont  sexy, sensuelles, délicates, douces. Leur coiffure, leurs vêtements, dénudant ici une épaule, dévoilant là leur poitrine dans des poses graciles, interpellent, piquent, séduisent…

Thanatos… Mais ces belles sont dangereuses : quarante-neuf sœurs, les Danaïdes ont assassiné leur mari pendant leur nuit de noces et ont été condamnées à remplir éternellement des tonneaux aux Enfers. Leur dangerosité n’est compréhensible que par leur statut (ou à la lecture du titre de l’œuvre). Le sens aurait été tout autre si elles avaient été des porteuses d’eau, des nymphes accompagnant Diane, des sirènes… Le vase de René Lalique, Danaïdes, opalescent prête lui aussi au doute.

Les Danaïdes, femmes fatales

Ces belles enchanteresses, prisonnières au Tartare semblent insensibles et résignées à leur condamnation, à leur fatum, leur destin. D’ailleurs, elles ne se sont pas révoltées contre la décision de leur père (sauf l’ainée, Hypermnestre, épargnée par son mari Lyncée et par le tribunal des Juges des Morts), ne l’ont pas tué, elles ne se sont pas non plus suicidées suite à leur crime, elles n’ont pas fuit Argos… Pourquoi ? Ce n’est pas la seule question…

Les Danaïdes nous interpellent et nous renvoient à notre inconscient : « Qu’aurais-je fait à la place d’une des sœurs d’Hypermnestre ? », « Qu’aurais-je fait à la place d’Hypermnestre ? » « Et à la place de Lyncée ? » De plus, « qu’aurais-je fait à la place de Danaos, leur père ? » « N’ai-je jamais imposé des comportements, des décisions à mes enfants ? » « Lorsque j’étais enfant, me suis-je opposé à une décision que j’estimais inappropriée d’un parent ? » « Ai-je été conduit à me sacrifier pour respecter un engagement pris par un autre que je ne pouvais parjurer (Horace) ni contredire ? » « Pour quelle raisons dans ma vie personnelle et psychique ? »

Les Danaïdes, entre Eros et Thanatos

En regardant cette œuvre, je me remémore mes expériences, je rapproche, je soupèse, je balance, j’intériorise ce moment d’éternité…

Car dans Les Danaïdes, se produit un balancement entre Eros et Thanatos, oscillant entre la séduction et l’effroi, le sensuel et le froid, la fascination et la compassion, la compréhension des motifs de leur crime et de leur condamnation. Balancement encore entre l’horizontalité et la verticalité, entre ces femmes un instant meurtrières placées en haut de la composition, et l’eau, symbole de la vie, en bas, qu’elles déversent pour l’éternité, tranquillement, imperturbablement, mais assurément….

Comme le temps qui s’écoule, comme la peine vaine et absurde qu’elles purgent, tel Sisyphe, dans un infernum ad infinitum.

Par contre, pourrait-on imaginer les Danaïdes heureuses ?

Serge-Henri Saint-Michel – Janvier 2021 – Psychiart©

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Lettres portugaises – Extraits

Lettres portugaises – Extraits de la première et de la dernière et cinquième lettre – Guilleragues

Savoir qu’on n’écrit pas pour l’autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j’aime, savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas – c’est le commencement de l’écriture.
Roland Barthes – Fragments d’un discours amoureux – 1977

Première lettre

Etude de femme voilée, Sanguine, pierre noire et estompe, attribuée à Sassoferatto, Ecole italienne, XVIIème siècle.

      Considère mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance. Ah ! malheureux, tu as été trahi, et tu m’as trahie par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets de plaisirs ne te cause présentement qu’un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu’à la cruauté de l’absence qui le cause. Quoi ! cette absence, à laquelle ma douleur, toute ingénieuse qu’elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux dans lesquels je voyais tant d’amour, et qui me faisaient connaître des mouvements qui me comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisaient ? Hélas ! les miens sont privés de la seule lumière qui les animait, il ne leur reste que des larmes, et je ne les ai employés à aucun usage qu’à pleurer sans cesse, depuis que j’appris que vous étiez enfin résolu à un éloignement qui m’est si insupportable, qu’il me fera mourir en peu de temps.

[…]

      Mais je vous demande pardon : je ne vous impute rien ; je ne suis pas en état de penser à ma vengeance, et j’accuse seulement la rigueur de mon destin. Il me semble qu’en nous séparant, il nous a fait tout le mal que nous pouvions craindre ; il ne saurait séparer nos cœurs ; l’amour, qui est plus puissant que lui, les a unis pour toute notre vie. Si vous prenez quelque intérêt à la mienne, écrivez-moi souvent. Je mérite bien que vous preniez quelque soin de m’apprendre l’état de votre cœur et de votre fortune ; surtout venez me voir.

      Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur : hélas ! insensée que je suis, je m’aperçois bien que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrir encore plus de maux.

Cinquième et dernière lettre

      Je vous écris pour la dernière fois, et j’espère vous faire connaître, par la différence des termes et de la manière de cette lettre, que vous m’avez enfin persuadée que vous ne m’aimiez plus, et qu’ainsi je ne dois plus vous aimer : je vous renverrai donc par la première voie tout ce qui me reste encore de vous. Ne craignez pas que je vous écrive ; je ne mettrai pas même votre nom au-dessus du paquet ; j’ai chargé de tout ce détail Dona Brites, que j’avais accoutumée à des confidences bien éloignées de celle-ci ; ses soins me seront moins suspects que les miens ; elle prendra toutes les précautions nécessaires afin de pouvoir m’assurer que vous avez reçu le portrait et les bracelets que vous m’avez donnés.

      Je veux cependant que vous sachiez que je me sens, depuis quelques jours, en état de brûler et de déchirer ces gages de votre amour, qui m’étaient si chers, mais je vous ai fait voir tant de faiblesse, que vous n’auriez jamais cru que j’eusse pu devenir capable d’une telle extrémité : je veux donc jouir de toute la peine que j’ai eue à m’en séparer, et vous donner au moins quelque dépit. Je vous avoue, à ma honte et à la vôtre, que je me suis trouvée plus attachée que je ne veux vous le dire à ces bagatelles, et que j’ai senti que j’avais un nouveau besoin de toutes mes réflexions pour me défaire de chacune en particulier, lors même que je me flattais de n’être plus attachée à vous : mais on vient à bout de tout ce qu’on veut, avec tant de raisons. Je les ai mises entre les mains de Dona Brites ; que cette résolution m’a coûté de larmes ! Après mille mouvements et mille incertitudes que vous ne connaissez pas, et dont je ne vous rendrai pas compte assurément, je l’ai conjurée de ne m’en parler jamais, de ne me les rendre jamais, quand même je les demanderais pour les revoir encore une fois, et de vous les renvoyer, enfin, sans m’en avertir.

[…]

      Cependant je crois que je ne vous souhaite point de mal, et que je me résoudrais à consentir que vous fussiez heureux ; mais comment pourrez-vous l’être, si vous avez le cœur bien fait ? Je veux vous écrire une autre lettre, pour vous faire voir que je serai peut-être plus tranquille dans quelque temps ; que j’aurai de plaisir de pouvoir vous reprocher vos procédés injustes après que je n’en serai plus si vivement touchée, et lorsque je vous ferai connaître que je vous méprise, que je parle avec beaucoup d’indifférence de votre trahison, que j’ai oublié tous mes plaisirs et toutes mes douleurs, et que je ne me souviens de vous que lorsque je veux m’en souvenir !

      Je demeure d’accord que vous avez de grands avantages sur moi, et que vous m’avez donné une passion qui m’a fait perdre la raison ; mais vous devez en tirer peu de vanité ; j’étais jeune, j’étais crédule, on m’avait enfermée dans ce couvent depuis mon enfance, je n’avais vu que des gens désagréables, je n’avais jamais entendu les louanges que vous me donniez incessamment: il me semblait que je vous devais les charmes et la beauté que vous me trouviez, et dont vous me faisiez apercevoir, j’entendais dire du bien de vous, tout le monde me parlait en votre faveur, vous faisiez tout ce qu’il fallait pour me donner de l’amour ; mais je suis, enfin, revenue de cet enchantement, vous m’avez donné de grands secours, et j’avoue que j’en avais un extrême besoin.

      En vous renvoyant vos lettres, je garderai soigneusement les deux dernières que vous m’avez écrites, et je les relirai encore plus souvent que je n’ai lu les premières, afin de ne retomber plus dans mes faiblesses. Ah ! qu’elles me coûtent cher, et que j’aurais été heureuse, si vous eussiez voulu souffrir que je vous eusse toujours aimé ! Je connais bien que je suis encore un peu trop occupée de mes reproches et de votre infidélité ; mais souvenez-vous que je me suis promis un état plus paisible, et que j’y parviendrai, ou que je prendrai contre moi quelque résolution extrême, que vous apprendrez sans beaucoup de déplaisir ; mais je ne veux plus rien de vous, je suis une folle de redire les mêmes choses si souvent, il faut vous quitter et ne penser plus à vous, je crois même que je ne vous écrirai plus ; suis-je obligée de vous rendre un compte exact de tous mes divers mouvements ?

Comte de Gabriel-Joseph de Lavagne, dit Guilleragues, 1628, Bordeaux – 1686, Constantinople.

Les cinq lettres :

http://clicnet.swarthmore.edu/litterature/classique/guilleragues/portugaises.1.html

 34RL1H3  Copyright Institut Français de Psychanalyse