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Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – I

Guy Decroix – Décembre 2022

Le cheval de Troie (détail), Atelier de Giovanni di Ser Giovanni, Panneau de Cassone - Musée national de la Renaissance, Ecouen
Le cheval de Troie (détail), Atelier de Giovanni di Ser Giovanni, Panneau de Cassone – Musée national de la Renaissance, Ecouen

                                                             

«Armstrong, je ne suis pas noir,
Je suis blanc de peau
Quand on veut chanter l’espoir
Quel manque de pot
[…]
Allez Louis, alléluia
Au-delà de nos oripeaux
Noir et blanc sont ressemblants
Comme deux gouttes d’eau».

        Claude Nougaro/Maurice Vander, Armstrong. Sony/ATV Music Publishing LLC

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère Partie I

Sommaire :


Introduction

I Une vision binaire du monde

II L’idée communautaire

  1. Une communauté de semblables
  2. Une éviction de l’altérité
  3. D’une identité universelle à des groupes identitaires

III Manipulations

  1. Arrogance du présent et réécriture de l’histoire
  2. Les impostures linguistiques
    . Féminicides
    . Planning familial
    . La langue
    . Écriture inclusive
  3. Le moment Me Too et le Planning familial
  4. La question du genre
  5. Quelques concepts importés des États-Unis

Introduction

« Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste », telle serait la retentissante phrase attribuée à Freud qui connaissait la puissance subversive de la psychanalyse, phrase adressée à Jung et Ferenczi au cours de la traversée de l’Atlantique. « Empester » le savoir existant serait l’apport de la psychanalyse. Pour Lacan, « Freud a changé l’assiette du savoir humain », c’est-à-dire que désormais l’assise du savoir est branlante. Il s’avèrera au fil du temps que cette peste se mutera en anesthésiant dans l’évolution des pratiques thérapeutiques de l’Amérique du Nord. Les États-Unis pourraient bien aujourd’hui nous retourner une autre peste, en le fruit quelque peu dégradé des travaux de déconstruction des philosophes postmodernes des années 1970 de la French theory, Deleuze et Guattari, Derrida, Beauvoir, Foucault, Barthes, Lacan, Lyotard, à savoir un virus identitaire, racial, tribal, articulé aux études de genre, de race et post-coloniales.
Dans Note sur la suppression générale des partis politiques, Simone Weil[1] livre une analyse sans concession du danger de l’endoctrinement passionnel des partis politiques. « Les partis sont des machines à fabriquer de la passion collective ». Le dictionnaire Larousse nous propose pour définition de la passion : « Mouvement affectif très vif qui s’empare de quelqu’un en lui faisant prendre parti violemment pour ou contre quelque chose ou quelqu’un ».

La « pensée » woke née aux USA semble entrer dans ce profil. Initialement elle se distingue comme mouvement de « revendications légitimes » au sein de la communauté afro-américaine en réaction à des « discriminations » ou « violences policières ». C’est Martin Luther King qui exhortait les jeunes Américains à « rester éveillés », lors d’un discours à l’Université Oberlin, dans l’Ohio, en juin 1965. Ainsi, la jeunesse devait être « éveillée » à toutes oppressions. Allions-nous assister à une nouvelle sagesse à l’instar de Bouddha, qui évoque un éveil des consciences, allions-nous tel Socrate réveiller les consciences endormies de ses contemporains ?  La réalité fut tout autre. À la faveur du mouvement Black Lives Matter et du meurtre d’un jeune noir de 18 ans tué par la police, les revendications se radicaliseront en idéologie fumeuse sur certains campus états-uniens et se généraliseront à toutes les minorités de sexe, de religion, de genre sous le concept d’intersectionnalité, qui se vivront comme des victimes de discrimination de toutes natures et qui réduira le monde à l’affrontement de deux forces antagonistes, le mâle blanc hétérosexuel et les victimes d’injustice et de discrimination. Ces revendications et accusations de dominations s’étendront au domaine des animaux, de la terre, de l’écologie, de l’écoféminisme (Bérénice Levet)[2]. A l’instar de Monsieur Jourdain, prosateur malgré lui, l’homme occidental blanc hétérosexuel, devient criminel à son insu. Les néo-féministes, décoloniaux, indigénistes, accusent l’homme « blanc » de son mode de vie : oppresseur de femmes, raciste, dominateur, destructeur de la planète, et le contraint à la repentance et l’expiation. C’est un nouveau maccarthysme qui sévissait hier dans une atmosphère paranoïaque anticommuniste et qui aujourd’hui se manifeste essentiellement dans la « Cancel culture » ou culture de l’effacement : annulation de conférences, déboulonnage de statues, réécriture de l’histoire, déconstructions diverses…

Notre propos tentera d’éclairer partiellement ce mouvement dans ses logiques et pratiques à la lumière de la psychopathologie psychanalytique.

I Une vision binaire du monde

Pour Alain Finkielkraut nous assistons à un retour inattendu de l’idéologie au sens défini par Hannah Arendt[3] dans Les origines du totalitarisme, c’est-à-dire de la logique d’une idée, « une idée qui se détache de ce qu’est le fonctionnement des idées, et qui finit par adopter sa propre logique, qui devient folle au sens où elle ne reconnaît plus de choses qui peuvent l’arrêter ».
Dans le communisme, exploiteurs et exploités divisaient le monde et pour Paul Nizan deux espèces humaines n’avaient que la haine pour lien.
Dans la révolution culturelle maoïste en Chine, une minorité de jeunes activistes animés d’une pulsion iconoclaste prenaient le contrôle sur le reste de la population en contraignant, entre autres, les professeurs à l’autocritique.
On assiste aujourd’hui en Occident à une telle renaissance avec le wokisme.
Ainsi se déploie la logique de l’idée (idéologie) de domination de l’homme blanc occidental, hétérosexuel, judéo-chrétien sur tout ce qui lui est étranger : la femme, la « race noire », les diverses identités et orientations sexuelles, le musulman, les animaux dans l’antispécisme (de manière satirique, le journal le Gorafi (anagramme de « Le Figaro ») prête à un député le néologisme de « sur moucheron » pour évincer la nomination de  moustique «  trop connotée négativement », et de « surfuret » le putois). En 1990, Marcel Gauchet[4] pointait déjà à juste titre la haine de l’homme sous l’amour de la nature, mais pour Bérénice Levet, sous l’influence de l’éco féminisme, cet homme déjà ennemi de la nature allait muter en homme occidental blanc pollueur et cristallisant tous les péchés. Substitution de signifiant. Le signifiant « dominateur » de Michel Foucault devenait obsolète et remplacé par celui de « prédateur » plus effrayant encore.
Le monde se divise désormais en wokes éveillés, vigilants, conscients et sachants et en somnolents, inconscients et ignorants ou, sur un autre mode, mâles blancs prédateurs hétérosexuels, d’une part, et femmes, minorités sexuelles et raciales sous l’égide de l’intersectionnalité, c’est-à-dire subissant plusieurs formes de domination ou discrimination, d’autre part.
Sabine Prokhoris[5] préfère parler d’un « mouvement de somnambules » plutôt que d’éveillés car ses militants et la masse suiviste est littéralement hypnotisée par les slogans, au sens de l’hypnose définie par Freud où la mère n’est éveillée que par le cri du nourrisson.
La supériorité de « l’éveillé » (étrange dénomination d’ailleurs réservée au bouddhisme), qui s’est hissé au-dessus de la mêlée, n’apparait-elle pas comme un mécanisme de défense surcompensant un sentiment d’infériorité du sujet qui aurait, ce faisant, l’illusion d’accéder à une place sociale absente ou malmenée de son histoire ? Dans cette théorie jungienne le trouble de la personnalité se manifeste par le mépris des autres, la recherche de la domination, et une agressivité exacerbée.
Dans ce monde manichéen les entités risquent de s’affronter entre les binômes dominant-dominé, victime-bourreau, féministe-machiste, antiraciste-raciste, où l’adversaire devient ennemi, où toutes nuances n’ont pas droit de cité, quasiment au sens originaire militaire du terme.
C’est une véritable rupture dans la nature du débat intellectuel où les individus ne sont plus jugés sur leurs actes ou leurs paroles mais sur ce qu’ils sont, sur leur expérience. Le binarisme s’établit entre ceux qui ont vécu une oppression, qui peuvent justifier d’un éprouvé intime de domination, et les autres.
Bien que signataire du décret de l’abolition de l’esclavage, deux statues de Victor Schoelcher sont déboulonnées en Martinique car « blanc » et associé aux français. A l’époque de Schoelcher, parmi les abolitionnistes, « il y avait des noirs, des blancs, des femmes et des hommes qui se soutenaient dans leur combat » explique Anissa Bouhied[6], spécialiste de l’époque coloniale et de l’abolition de l’esclavage. Certes dit-elle, « Schoelcher était un homme de son époque qui a eu des amitiés avec des grandes féministes qui ont défendu l’abolition de l’esclavage, leur combat était commun même si la vision qu’avait schoelcher de la femme était celle de la mère au foyer. On assiste aujourd’hui à une concurrence anachronique des mémoires et désabolitionnistes, qui justifie cet acte car « c’est aux esclaves qu’il faut rendre hommage » !
La prétendue « culture du viol » déduite de notre société anciennement patriarcale conduit à désigner le genre homme prédateur et le genre femme proie potentielle, et toute plainte des dominées est forcément vraie car ressentie comme une agression. L’intention est toujours prédation : « ne pas avoir de mari m’épargne d’être violée, tuée ou frappée » déclare une élue écologique au conseil de Paris, « le soupçon suffira », soutient un candidat EELV à la présidentielle, « il n’y aura pas de ministre soupçonné de violence sexuelle ».
Le régime de parole de la vérité subjective est incontestable. Cette vérité doit être accueillie et doit pouvoir éventuellement se décoller de ses fantasmes captivants mais en aucune façon doit être confondue avec le régime du droit.
Ces minorités totalitaires évoquent, d’une part, les minorités actives définies par Serge Moscovici[7] dans « le caractère irrévocable de son choix et de son refus de compromis sur l’essentiel », d’autre part le binarisme des sectes New Age.

II L’idée communautaire

« Le racisme est une peur devenue folle, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix si l’on veut que l’humanité survive. »
Germaine Tillion

  1. Une communauté de semblables

Le sujet est donc évincé au profit d’une communauté de semblables.
Les réunions non mixtes interdites aux blancs posent la question de la « mêmeté » : les « blancs » sont exclus au motif de leur incapacité à comprendre parce qu’ils ne sont pas les mêmes, pas identiques. À l’inverse les « noirs » se comprendraient nécessairement comme si leur similitude les rendait identiques entre eux. Dans ce contexte, beaucoup d’artistes et d’auteurs ne pourraient créer, adieu Madame Bovary. Ce point illustre le concept de « mentalité groupale » de Didier Anzieu[8] pour qui le groupe est une enveloppe vivante, faisant tenir ensemble des individus, ayant son soi propre et réalisant dans l’imaginaire un désir de sécurité et de préservation. Cette mentalité annihile tous les individus, tous les semblables, tous petits autres, toutes subjectivités au profit d’une communauté fusionnelle faite de doublons, de clones, de mêmeté. Ruben Rabinovitch[9] pointe à juste titre un fantasme de fusion qui travaillerait cette idéologie, comme si les rassemblements visaient à modeler un même organisme, phénomène déjà rencontré dans certains partis politiques avec « sa tête » et ses « membres ». Ce mouvement vise l’assujettissement de l’individu, fondu dans son clan et aliéné à ses totems et à ses tabous.

2. Une éviction de l’altérité

Pour le wokisme et son corollaire la cancel culture ou culture de l’effacement, seuls sont considérés les communautés de semblables et sont évincés par là même tous sujets singuliers. Une logique communautaire d’’isomorphisme et d’exclusion de l’altérité se met en œuvre dès lors que chacun ne peut aller vers l’autre que s’il lui ressemble dans son vécu. Situations rencontrées dans les réunions non mixtes racisées ou celle des femmes noires en quête de gynécologues noires.
S’offre à nous un monde où toute altérité est évincée. Ce type de clonage dispense de la sexualité toujours problématique et de la mort. Or toute civilisation se fonde sur l’altérité qui suppose la séparation, le sexuel, c’est à dire la section, la différence homme-femme qui préoccupe nos passions.
Au-delà de l’interprétation classique du mythe de la tour de Babel où les Babyloniens voulurent atteindre les cieux, ne peut-on pas repérer une crainte de perte d’identité en évitant de se mêler par peur de l’altérité ? C’est la tentation du même, la tentation du clone qui sera brouillée par Dieu.
Pour Emmanuel Levinas[10], l’autre n’est pas qu’un alter ego (un autre moi-même) mais un ego alter (ce que je ne suis pas).

3. D’une identité universelle à des groupes identitaires

                 « [...] Il est bon qu’une nation soit assez forte de tradition et d’honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les raisons qu’elle peut avoir encore de s’estimer elle-même. Il est dangereux en tout cas de lui demander de s’avouer seule coupable et de la vouer à une pénitence perpétuelle. […] C’est en fonction de l’avenir qu’il faut poser les problèmes, sans remâcher interminablement les fautes du passé. »
Albert Camus, 1958

On peut noter une évolution majeure des mouvements d’émancipation collective. Hier Lénine se posait la question « Que faire ? » pour transformer et rendre le monde meilleur, aujourd’hui ce sont des groupes minoritaires qui se défendent de certaines menaces, exposent leurs souffrances, leurs affects et dénoncent leurs offenseurs. Par abandon de l’analyse marxiste, un retournement s’est opéré, des revendications sociales collectives du peuple vers des demandes de satisfactions sociétales individuelles de toutes formes de petites jouissances claniques, sexuelles, qui sapent sous différentes formes de violence l’intérêt général. Nous sommes passés d’un projet d’émancipation collective du genre humain étayé par des intellectuels (Foucault, Derrida, Fanon, Césaire), où l’anticolonialisme devait libérer colons et colonisés dans un même mouvement, où le féminisme tendait à une égalité économique et symbolique homme-femme, où l’antiracisme exigeait le respect des populations quelle que soit leur origine, à des assignations de chacun à résidence identitaire, à des replis communautaires revendicatifs se positionnant en victimes et non plus en combattants, en s’auto-nommant « racisés ». Ainsi, il est reproché à l’homme blanc occidental d’être porteur de tous les maux de la terre, d’être le bouc émissaire, tel que le définit Pascal Bruckner[11], indispensable à leur existence : pour les « décoloniaux », la décolonisation n’a pas eu lieu, il faut décoloniser les esprits de « l’unique » colonisateur, pour les néo-féministes, il faut abolir l’hétérosexualité car l’homme est un violeur par nature, enfin, les « antiracistes » désignent l’homme blanc comme un raciste inexpugnable.  
Ce prétendu racisme permanent pourrait signer chez celui qui le guette son propre racisme intérieur angoissant non intégré et projeté sur l’autre sur un mode persécutif : c’est le processus d’identification projective décrit par Mélanie Klein. Le regroupement par identités qui n’existe pour le psychanalyste que comme un ensemble d’identifications, produit selon Lacan[12] dans … ou pire, la montée de frères qui génère le racisme et pourrait produire des identités meurtrières définies par Amin Maalouf[13].
Il est paradoxal que le colonialisme soit d’autant plus virulent qu’il a disparu, que l’Europe reste le seul continent à avoir abolit l’esclavage et que les régimes qui accordent le maximum de droits aux minorités sont attaqués pour violation des droits fondamentaux. Belle illustration de la thèse de Tocqueville[14] où « Le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ».
Notre degré de tolérance à sérieusement baissé. On assiste ainsi aujourd’hui au retour de la notion de race, qui risque de mettre en cause le pacte social.
1789 abolit les privilèges et crée les citoyens. Le creuset républicain et universel accueille chacun désormais quel que soit ses origines ethniques et religieuses, épouse la confraternité entre citoyens, et transcende les appartenances identitaires et communautaires.
Pour nuancer notre propos, la pensée de Claude Lévi-Strauss nous invite à ne pas fétichiser ni l’universalisme toujours abstrait et nécessaire pour penser l’humain (le modèle étant la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen), ni le différencialisme des cultures variées. Quant à Lacan[15], pour qui tout élan de fraternité a un revers : « Je ne connais qu’une seule origine de la fraternité […], c’est la ségrégation. Dans la société […], tout ce qui existe est fondé sur la ségrégation, et, au premier temps, la fraternité ».
C’est à ce point que l’idolâtrie identitaire soutenue par le wokisme tend aujourd’hui à fracturer ce pacte social. C’est une certaine américanisation des idées qui tente à réduire l’individu à une religion, une couleur de peau. Ainsi le prétendu « privilège blanc » ou mieux de la « pensée blanche » en Europe est insensé, compte tenu du fait que nous sommes quasiment tous caucasiens, d’une part, et qui pose la question « comment une pensée pourrait-elle émerger d’une couleur ?» d’autre part. Parlons éventuellement d’une pensée coloniale, celle de Jules Ferry opposé à Clémenceau. Pour Pascal Bruckner, culpabiliser les individus pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font, c’est réhabiliter l’idée du péché originel, où tout enfant naissant en Europe serait coupable d’exister. Triste évocation des années sombres de 1930.

III Manipulations

                                      « On commence par céder sur les mots et
on finit parfois par céder sur les choses »
Sigmund Freud

La cancel culture dans ses différentes manifestations que nous parcourrons illustre une véritable pensée révisionniste.

« Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout-il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit »
Charles Péguy

Dans une stratégie de destruction, le woke, ou cancel culture, tente de modifier le sens des mots et de réécrire l’histoire : la novlangue.
Les régimes totalitaires vident les mots de leur sens pour les substituer à d’autres mots et obligent ainsi à parler ce jargon. Ainsi se crée une nouvelle réalité avec ce langage.
Le philosophe allemand Victor Klemperer[16] décrypteur de la langue totalitaire nous a montré magistralement dans son ouvrage Lingua Tertii Imperii, que la rhétorique nazie, en corrompant la langue allemande, réussissait à faire passer pour vrai ce qu’il faux. Dans un même mouvement, Georges Orwell illustre la novlangue dans le personnage du dictateur de 1984. La répétition de slogans, la mise en scène, la propagande instaure un espace pulsionnel destiné à assujettir. Les slogans sont des outils de prise de pouvoirs d’autant plus efficaces qu’ils s’adressent plus à l’émotion qu’à la raison.
Il est à noter que la propension à la déconstruction est quasi-fondatrice de l’imaginaire américain, où il est loisible de repartir de zéro, et de se « faire soi-même » dans le pattern du self made man. Sur ce terreau peut prospérer le wokisme et la cancel culture où tout pourrait être « déconstruit et reconstruit ».
L’égalité se voit progressivement remplacée par l’égalitarisme qui est un processus infini qui tend à uniformiser, à écrêter toute différence. Ce processus se déploie d’autant plus facilement dans un contexte de relativisme et où les autorités sont affaiblies et où règne l’horizontalité dans les réseaux sociaux. Cette perversion des idées, des concepts est une falsification de nature à provoquer, libérer et autoriser l’expression des haines.
Le wokiste se donne pour mission d’éveiller le monde aux vérités cachées.
L’ « éveillé » apparait comme le nouveau sauveur qui s’inscrit dans le triangle dramatique de Karpman[17]. Le dominant blanc privilégié apparait en place de persécuteur des victimes de toutes les minorités. Mais tout sauveur tend à infantiliser sa victime et peut endosser le rôle de persécuteur en cas de non-retour gratifiant attendu.

  1. Arrogance du présent et réécriture de l’histoire

      « D’autant que l’âme est plus vide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion »
Michel de Montaigne, Les Essais, Chapitre XXVII 

Dans son ouvrage[18], Bérénice Levet illustre bien la claustration dans le présent des protagonistes. « Les Verts » nés dans les années 70-80, période d’abandon du vieux monde et de la non-transmission de l’universalisme. Cet écologisme comme toute idéologie s’illustre dans la fabrique de slogans, « Une politique sans conservateur » éclaire l’évitement du monde réel.
Les directions de ce mouvement s’observent dans un ressentiment contre l’Occident, une exigence de reconnaissance  des identités puis de visibilité de celles-ci dans l’espace public, visibilité antinomique de la discrétion qui était une ancienne vertu commune, enfin  un homme nouveau dévirilisé où tout engin à moteur est banni (la sculpture commémorative représentant la moto de Johnny Hallyday a été installée sans moteur) et remplacé par tous les moyens  de glisse dont la trottinette enfantine, sans doute plus féminine.

« Qui détient le passé détient l’avenir », ce principe de « mutabilité du passé » de Georges Orwell dans son roman 1984 consiste à faire disparaître par le parti, archives et figures politiques historiques. Principe déjà à l’œuvre dans la Rome antique avec la damnatio memoriae à l’encontre d’un personnage politique par effacement de son nom des monuments publics et renversement de ses statues.
Tout se passe comme si certains faits étaient psychiquement intolérables.
Une candidate à la présidence de la République a pu déclarer à un journaliste qu’il était préférable de ne pas évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les « jeunes arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des arabes ». Remarque infantilisante qui signe un moment confusionnel où être descendant d’esclave serait être un esclave et où les enjeux du présent autorisent l’amnésie mémorielle. Comme le souligne Rabinovitch, il ne s’agit plus « d’enseigner l’histoire mais d’enseigner à l’histoire, plus temps de tirer les leçons du passé, mais de lui faire la leçon ».

On assiste à une relecture de l’histoire associé à un essentialisme. Ainsi tous les « blancs » ont tous été racistes structurellement et portent en eux « la férocité blanche » et tous les noirs sont donc des « racisés ». Racisé, personne « touchée par le racisme, la discrimination » indique le Robert. Précisonsque selon les « woke », une personne blanche ne peut pas être désignée comme étant une « personne racisée ».
La cancel culture et la mentalité woke se dispensent de l’histoire vécue comme étant un affront narcissique insupportable.
L’histoire en psychanalyse est fondamentale pour le sujet et la culture.
Déconstruire des œuvres du passé par des metteurs en scène, déboulonner des statues à l’instar des bouddhas d’Afghanistan dynamités par les Talibans, effacer l’histoire, c’est supprimer la mémoire, l’identité, déliter les liens humains et favoriser en dernière instance l’émergence d’une horde sauvage livrée à ses pulsions primaires.
Hannah Arendtd[19] dans La crise de l’éducation définit le monde comme l’habitat construit par l’homme sur cette terre. Il faut, dit-elle, expliquer aux enfants que le monde dans lequel ils vivent est plus vieux qu’eux, c’est à dire les introduire au monde du passé. « Ne pas instruire du passé les enfants, c’est introduire une brèche entre le passé et l’avenir ».
Par ailleurs, pourquoi offrir aux élèves les œuvres du passé qui ont perduré jusqu’à ce jour si l’on pense sans nuance que le monde précédent était mauvais, raciste, colonialiste. L’école française est une structure universaliste qui accueille tous les élèves à visée d’apprentissage quel que soient leur sexe, leur fortune, leur culture d’origine, leur couleur de peau. « Un peuple qui oublie son histoire se condamne à le revivre » (Winston Churchill).
Les commémorations deviennent des dates anniversaires, comme si l’homme contemporain se désincarnait de son histoire traumatique. La commémoration présuppose de rendre hommage à ceux qui ont traversé les événements traumatiques qui nous ont précédé. Or aujourd’hui dans une confusion et une sorte d’écrasement générationnel, on assite à des descendants de colonisés qui se vivent et s’expriment comme colonisés !
Enfin, vivre dans le présent, abraser le temps, c’est occulter le principe paternel pour avancer et s’ouvrir à un espace maternel incestuel.
Attendons-nous dans ces conditions à un retour du refoulé du passé des folies humaines.

2. Les impostures linguistiques

« Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées. »
Joseph Goebbels

Les différentes revendications qui investissent la langue française censées lutter contre le « masculinisme » s’avèrent de véritables impostures linguistiques.
Le palmarès revient sans doute à un élu démocrate ouvrant la session parlementaire du Congrès américain par cette formule inclusive « A-men » and « A-women » !
Dans un tweet récent, l’association « Osez le féminisme », affirmait vouloir rendre « femmage » à la cinéaste Agnès Varda contre un hommage jugé trop viril. Pour le linguiste Jean Szlamovicz[20] le mot hommage ne fait évidemment pas référence à l’homme e,t par ailleurs, tout mot possédant la racine homme ne constitue pas une injustice à rectifier.
Les néo-féministes entrent dans une guerre du langage. Toute réalité est externe au discours. Or celle-ci n’est plus aujourd’hui caractérisée objectivement mais produit par un récit qui est une vision du monde. Cette vision est de type performatif sur le mode déjà utilisé par un ancien président des États-Unis : « Si je le dis, c’est vrai ». Nous assistons à une logique de type négationniste où le sujet est demeuré à une position de toute puissance infantile. Ce mode d’adresse à un peuple pourrait être qualifié de psychotique compte tenu de la forclusion de la castration.

  • Emprise 

La notion d’emprise est actuellement présentée comme un rapport de force entre une victime et un coupable, et tend à annihiler les interactions réciproques, or l’emprise est l’ordinaire de toute relation humaine à condition que de l’extérieur existe pour être vivable. Amoureux, nous versons dans l’emprise, la passivité, l’hypnose telle que définie par Freud.
Sabine Prokhoris va jusqu’à caractériser l’emprise comme une addiction où les deux partenaires sont accrochés à un lien de nature fusionnelle. Nous assistons alors à une double polarité active, une intrication de deux jouissances.
Le film « Lunes de fiel » de Roman Polanski adapté du roman de Pascal Bruckner décrit admirablement une relation d’emprise où les deux partenaires sont entraînés dans une relation fusionnelle mortifère où chacun se perd. Seule la relation de domination existe lorsque l’un des deux partenaires qui souhaite se retirer ne peut le faire.
Notons que ce terme d’emprise insuffisamment défini n’est pas entré dans le code pénal en raison de sa complexité.

  • Féminicide

Le néologisme de féminicide est l’expression d’un dévoiement magistral du langage, d’une sémantique militante pour une réalité tragique et complexe. Le terme a été utilisé pour la première fois en 1976 par la sociologue Diana Russell, militante féministe, pour désigner les massacres de femmes en Amérique latine.
Des exemples de féminicide, c’est-à-dire de meurtre d’une femme ou des femmes en raison de leur appartenance au sexe féminin, ont pu exister tels les avortements sélectifs de fœtus féminins en Inde et en Chine, ou encore cet homme en 1989 qui exprimait sa haine des femmes en tuant toutes les étudiantes d’une école d’ingénieurs montréalaise après les avoir séparées des hommes. En revanche les crimes entre époux ne relèvent pas d’une question de genre mais d’un relation de couple. D’ailleurs dans une mesure moindre, des hommes peuvent être également victimes de femmes. On assiste à l’expression d’une confusion entre causalité et corrélation.
On fait aujourd’hui exister une catégorie d’homicides par « visibilisation » de faits statistiques, mais comment prouver le caractère sexiste ? Tel homme tue-t-il sa femme parce qu’elle est une femme ou parce que c’est « sa » femme ?
Le féminicide entend répondre par l’article indéfini, « une » femme.  Or dans tous les mobiles du crime les experts psychiatriques retiennent le caractère possessif « sa femme » comme expression du lien à l’autre. Notons que le terme n’est pas plus reconnu par l’Académie française que dans le Droit.
Que nous enseigne la psychanalyse avec Lacan ? D’une part, que « La Femme n’existe pas », que seules existent des femmes, une par une et, d’autre part, que « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables ».
Ces femmes pourraient être sous emprise d’un lien masochiste dans une intrication de jouissance les privant de leur place comme sujet.

  • Planning familial

Une affiche réalisée par le planning familial dans le cadre d’une campagne nationale de promotion et de sensibilisation à la diversité de la communauté LGBTI+ représentant un couple au sein duquel un homme noir trans, « enceint-e » de 8 mois, près d’une femme à barbe, est assortie de la légende : « Au planning on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ».
Un autre texte précise : « C’est quoi cette idée de lier le fait d’avoir des règles avec le fait d’être une femme ? ».
Ces assertions appellent plusieurs remarques.
La langue est ainsi affectée et limite les capacités d’échange dans la difficulté de nommer et de prononcer cette écriture « l’homme enceint-e ». L’éviction du mot femme signe une manipulation langagière déjà évoquée chez Georges Orwell dans les moments totalitaires. C’est une idéologie où s’exprime la performativité du langage en récusant l’existence de réalité et de vérité et en remplaçant la bisexualité psychique de chacun par une bisexualité anatomique.
« Au planning, on sait » stipule l’affiche. Le lieu du savoir serait le Planning, société scientifique savante de haute autorité sans doute, qui affirme par ailleurs « qu’un pénis est un pénis, pas un organe sexuel mâle » !  En d’autres termes le pénis doit être considéré comme un organe sexuel féminin dès lors qu’un homme se déclare qu’il se sent femme. On note une inversion du rapport au réel. Quiconque énonce « un homme peut être enceint-e » s’inscrirait dans un discours de vérité. Les mots se détachent de la réalité et deviennent objet de manipulation.
Il est vrai que Judith Butler[21] qui semble être une référence met en cause la scientificité de la biologie nommée science « idéologique » dans Trouble dans le genre, à l’instar des mathématiques occidentales à décoloniser sous le motif que le calcul fut utilisé pour compter les esclaves sur les bateaux négriers !
« Couvrez cette femme que je ne saurais voir » serait l’expression de la tartufferie dans ce contexte. Dans le lexique du planning familial on peut lire « le sexe est un construit social », et « un homme gay peut avoir une vulve », La femme est déshumanisée, scotomisée, réduite à des fonctions : « personne qui menstrue » ou « personne qui a un utérus ». En Angleterre un tiers des maternités utiliseraient le terme de « personne enceinte » à la place de « mère » (Breizh-info).
Le mot vagin du latin vagina nommant « un fourreau où était enfermée l’épée » exprimerait une vision hétérosexuelle masculine et « hétéronormée » du sexe puisqu’il ne servirait qu’à enserrer un pénis. Aussi, le site médical américain Healthline propose de remplacer le mot « vagin » par « front hole » ou « trou de devant », et les sage-femmes du Royaume-Uni sont invitées au titre de l’inclusivité à ne plus utiliser ce terme mais bien celui de « trou de devant ».
Une confusion des langues s’exprime entre le monde imaginaire et le monde réel. Le premier laisse libre cours à toutes les créations possibles (Frankenstein, succubes), tous les fantasmes d’indifférenciation sexuelle. La mythologie est riche de procréation masculine (Dionysos), d’hermaphrodites (Cybèle est castrée par les dieux pour en faire une femme et ses adorateurs se castrent et revêtent des habits de femme). En revanche dans le monde réel, l’humanité est fondée sur la différence sexuelle et aucun homme ne peut accoucher, faute d’utérus. L’hermaphrodisme humain reste ultra minoritaire. Rappelons avec Françoise Héritier[22] cette asymétrie anthropologique fondamentale où seules les femmes ont ce pouvoir exorbitant de porter et d’accoucher de garçons et de filles. Affirmer qu’on pourrait naître « dans un mauvais corps », et que l’on pourrait donc changer de sexe est une négation de la science biologique. Enfin si une souffrance s’exprime dans une « dysphorie de genre », ne doit-on pas tenter de décoder cette souffrance qui pourrait en masquer une autre, avant de s’engager dans le parcours périlleux de la transition ?
Certes notre temps semble vouloir satisfaire et promouvoir toutes les jouissances singulières, mais le planning familial des années 70 qui militait pour les droits à l’avortement, à la contraception, à la prévention manifeste aujourd’hui une dérive idéologique radicale où tout opposant est psychiatrisé dans le registre des phobies.

« Je crois parce que c’est absurde »
Tertullien

  • La langue

Dans un article d’Alain Finkielkraut[23]« Le iel est-il tombé sur la tête ? », l’académicien fait remarquer qu’à « côté de il et de elle, une troisième personne -iel- fait sans préavis son apparition dans notre univers lexical », pour identifier une personne quel que soit son « genre ». Dans un fantasme de toute puissance d’engendrement infantile, la visée est de congédier le donné biologique, la différence des sexes, toutes finitudes, toute référence à l’origine, et de reconstruire un nouveau monde avec ses codes culturels, ses rapports sociaux d’une civilisation occidentale où les marges, la fluidité de genre et l’indifférencié   deviennent les nouvelles normes. On demande maintenant dit-il « à la langue d’homologuer ce grand soir de l’Émancipation subjective », comme si celle-ci était au service du ressenti des individus.
Notons que ce nouveau mot exprimant une volonté de neutralité est aujourd’hui entré dans le dictionnaire Robert !
Ce mouvement qui s’inscrit dans l’auto-construction (fantasme américain du self made man) plutôt triste car même s’il exprime une autonomie, celle de n’avoir rien à demander à personne, il évacue la demande qui demeure précieuse combien même elle demeure une impasse. Fantasme qui pourrait se traduire par « je n’ai jamais aimé personne ». Ce mouvement oublie que nous sommes d’abord des héritiers en « naissant dans un monde qui nous précède et qui nous survivra », qu’il nous faut d’abord consentir à son héritage pour le travailler et accéder à sa propre liberté. « On ne pense pas par soi-même, de soi-même » mais par le détour des œuvres, de la littérature, de l’histoire, en prenant une distance par rapport aux modes et humeurs de l’opinion. Encore faut-il que l’École transmette la langue en « ne donnant pas la parole avoir d’avoir donné la langue » faute de quoi nous assistons à l’expression de borborygmes, de piaillements sur les réseaux sociaux, et à l’émergence d’une société des émojis. 
Notons enfin la pensée magique performative à l’œuvre, dans cette croyance où le mot serait la chose et où d’une part « auteure » octroierait de facto des talents d’écrivain (Simone de Beauvoir était reconnue femme de lettres sans être « auteure ») et où d’autre part « iel » n’invalide pas la biologie : l’homme demeure XX et la femme XY dans ses chromosomes.

                                                           « Quand les hommes ne peuvent pas changer les choses ils changent les mots ».
Jean Jaurès

  • Écriture inclusive

Il n’était nul besoin jusqu’alors de modifier la graphie pour faire exister et rendre visible le féminin. Cette écriture inclusive s’inscrit dans une volonté d’instrumentaliser et de déconstruire la langue. Celle-ci devient victime de la novlangue managériale et idéologique où l’usage des mots ne sert plus à nommer mais à falsifier. La langue est ainsi réduite à un système de communication en la détachant de la littérature et de l’histoire.
Cette écriture inclusive instaurée par le néo-féminisme qui considère que la langue est sexiste, est un vandalisme (Alain Finkielkraut) qui enlaidit la langue française au point de la rendre illisible et « imparlable », par destruction de sa fluidité, sa musicalité, sous le motif de liquider le privilège du masculin et de visibiliser le féminin. Or la langue est arbitraire et universelle, il n’y a pas de rapport entre le genre grammatical qui est une convention et le sexe qui est une réalité biologique : l’utérus est masculin et la verge est féminin d’une part, une abeille peut être mâle ou femelle d’autre part. La taie d’oreiller serait-elle plus féminine que l’oreiller ? Notre langue présente deux genres grammaticaux, l’un marqué, le féminin où l’on ajoute un e et l’autre non marqué, masculin qui joue le rôle neutre héritier du latin. La fameuse remarque non écrite ou « le masculin l’emporte sur le féminin » signe une confusion entre masculin et mâle d’une part, féminin et femelle d’autre part.
Dire que la grammaire est porteuse de domination patriarcale n’est pas un observable mais une pétition de principe. Est-ce une injustice sociale de dire « il pleut » plutôt que « elle pleut » ? 
La plupart des langues du monde ne possède pas de genre grammatical.
Les langues Peul ou Bantou en Afrique sans marque de genre masculin ou féminin n’empêche pas mariages forcés et excisions. Le Turc et les langues apparentées au persan qui ne distinguent pas le masculin du féminin n’apparaissent pas forcément comme des modèles d’égalité. En revanche, en Europe les langues qui possèdent soit trois genres ou aucun genre ne privent pas une douzaine de femmes d’êtres ou d’avoir été dirigeantes de leur pays. Simone de Beauvoir et Olympe de Gouges n’ont-elles pas œuvré pour le féminisme sans féminiser la langue ? C’est un sexisme imaginaire et un discours tenu par les inclusivistes dans les sociétés les plus égalitaires et occidentales déjà repéré comme paradoxe chez Alexis de Tocqueville.
Claire Martinot, professeur en linguistique (Sorbonne université), souligne que l’écriture tou.te.s est une hérésie morpho-syntaxique car la racine de tout est tout et non tou. En outre, le genre ne s’entend pas à l’oreille dans l’énoncé « mes amies et amis ». Le militantisme transactiviste actuel du planning familial n’hésite pas quant à lui à utiliser « Toustes » dans le slogan « Gratuité des protections périodiques pour toustes » !
L’écriture inclusive devient excluante en dépit du guide Inclure sans exclure par sa complexité pour tous les élèves en difficulté d’apprentissage de la lecture, par la difficulté de traduction en braille pour les aveugles. Sa pratique devient discriminante. Jusqu’alors, les femmes ne se sentaient pas exclues par l’usage du « Bonjour à tous ». Désormais, quiconque n’empruntera pas les expressions « Bonjour à toutes et à tous » ou « celles et ceux » en précisant le féminin en premier sera considéré comme excluant les femmes ! Rappelons également que « Les droits de l’homme » que l’on voudrait remplacer par « Les droits humains », renvoient à homo l’être humain.
Enfin, une part d’exclusion ne fait-elle pas partie de la vie en n’ayant pas accès à tout ce que je désire ?  Et que dire de cette nécessité de vouloir réintroduire le sexe là où les néo féministes n’ont de cesse de vouloir l’occulter au nom du biologique.
Ce désir de déconstruire pour recréer la langue, l’écriture, l’identité sexuelle est une posture ou plutôt une imposture narcissique, un fantasme de maîtrise de l’humain face à l’arbitraire d’une langue, au roc dur de la biologie. Quant à cette idéologie du signe « e » comme s’il représentait la femme relève d’une pensée anthropomorphique et assigne à résidence sans levée d’écrou possible l’auteur(e) réduite à la femme sans espace de jeu.

3. Le mouvement « Me Too » et le planning familial

Le mouvement Me Too apparu aux États Unis, dont le but était de libérer la parole de toutes les femmes pour dénoncer le harcèlement sexuel, sera suivi en France de « hashtag #balance ton porc » versant dans la dénonciation généralisée sur les réseaux sociaux et conduisant à la dénomination de la « culture du viol ».
Pour Alain Finkielkraut, ce mouvement apparait comme un « amalgamisme », nous pourrions ajouter comme un relativisme et un exhibitionnisme, en créant un continuum avec cette formule condensée problématique VSS (viol violences sexistes) entre la drague déplacée ou des propos graveleux et le viol condamné pénalement. Un geste galant devient la métonymie d’une oppression millénaire alors que certaines violences réelles peuvent jouir d’une immunité. Ne peut-on pas repérer dans la tyrannie de ce mouvement non seulement une lutte des places sur le mode de la revanche et de la haine des hommes « Un homme sur deux ou trois est un agresseur » (Caroline de Haas) mais aussi un fantasme de maîtrise de la sexualité, de la différence sexuelle en châtrant les hommes sur le mode de l’interdit de tout rapprochement ?
Une statistique de l’Ifop[24] (février 2023) indique que près de la moitié des jeunes de 15 à 24 ans n’ont pas eu de de relations sexuelles en 2021. Le rapport à la sexualité conduit toujours à une part de risque, à l’éprouvé de l’inquiétante étrangeté, à une forme de non savoir source d’angoisse. Mais à quel processus pourrait-on imputer cette « récession sexuelle » ? Certes le confinement, la dictature de la performance et l’obligation de jouissance sous un surmoi tyrannique, la pornographie qui impose ses procédures peuvent être déterminants, mais les ukases des néo féministes et de Me Too pourraient généreusement contribuer à inhiber le désir, les usages de la séduction et les relations amoureuses représentant l’homme en général comme violent armé de son pénis destructeur.
Par ailleurs, une « Envie du pénal » expression forgée par Philippe Muray en place de « l’envie du pénis » freudien illustre une société prête à combler tout vide juridique jusque dans les conflits mineurs du registre amoureux au risque d’une perte de liberté et de responsabilité et voit la disparation des lois non écrites.  Le contrat sexuel est une nouvelle tendance des campus américains où les deux partenaires s’engagent à signer un contrat prouvant leur consentement de nature à éviter toute accusation de viol avant tout rapport sexuel.
Si le consentement est la base de toute relation, ne pourrait-on pas déplacer la question en envisageant la femme comme sujet pouvant faire preuve d’initiative et non passive et victime ?
Vanessa Springora[25] (Le consentement) aborde la complexité du consentement en ne réduisant pas sa pensée au « j’ai été violée »mais s’interroge sur son consentement, et distingue, comme nous invite à le faire Clotilde Leguil[26], une frontière floue entre la zone du forçage et le consentement ambigu, qui demeure une zone d’opacité (pourquoi j’ai consenti) qui renvoie à une part d’énigme, de non savoir. « La passion, l’angoisse dans le rapport à l’autre, l’obéissance sur moi peuvent brouiller les frontières entre consentement et forçage » précise Clotilde Leguil.
Cependant nous assistons avec ce mouvement au glissement d’un tribunal judiciaire où la plaignante, désormais nommée victime, dénonce une personne à un tribunal médiatique fait de « balance », de délation et de vengeance amplifiée par la vox populi des réseaux. On est passé d’un féminisme de progrès à un féminisme de procès, où tout différend homme-femme tend comme aux États-Unis à devenir médiatisé par des avocats. Les slogans « victimes on vous croit » produisent de la croyance et non de la réflexion. Pour le woke, la dénonciation est une passion, une valeur cardinale. Il s’évertue à révéler la « vérité » cachée par les mâles blancs occidentaux, posant ainsi un véritable rapport à la vérité.
Sabine Prokhoris fait remarquer dans Le mirage Me Too que le langage néo féministe fait référence à la Shoah en utilisant les mots de victimes et de survivantes. Ainsi, les plaignantes qui accusaient hier sont devenues des victimes qui témoignent aujourd’hui. A la cérémonie des Césars à propos du film de Polanski on a pu lire dans la rue des slogans du type « Celui qui doit être gazé c’est Polanski ». Ce discours en référence à la Shoah était impossible il y a plus de cinquante ans. Que s’est-il passé en quelques années pour que ces références perverties à la question des crimes de l’humanité se soient ainsi banalisées au point de voir des croix gammées pour dénoncer un « passé nazitaire » et un port de l’étoile jaune dans une manifestation contre l’islamophobie ? Ainsi le langage ne décrit plus le réel.
Ce nouveau féminisme vit dans l’idéologie configuré par Boris Pasternak[27] à savoir « la domination inhumaine de l’imaginaire », car il apparaît que le patriarcat a été quelque peu démantelé et le masculin dévalorisé dans notre société, depuis le passage de la puissance paternelle à l’autorité parentale rompant avec un culturel millénaire où la fonction paternelle était d’assurer la descendance de la lignée et la restriction des jouissances, de l’homme aujourd’hui superfétatoire dans la procréation où les femmes peuvent avoir seules des enfants et de l’accès des femmes à toutes les professions y compris régaliennes. Certaines professions pourtant sont devenues féminisées : le socio-éducatif, la justice, la médecine, les médias et la littérature. Remarquons au passage que désormais père et mère sont désignés par un seul signifiant celui du parent, forme de déni de la réalité du sexuel par affranchissement de l’instance paternelle.
A l’argument des dérives inévitables de tout mouvement de ce profil selon l’expression consacrée « où l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » Hannah Arendt répond dans La philosophie de l’existence et autres essais que « les œufs se rebiffent » (The eggs speak up) pour illustrer les germes du totalitarisme.

4. La question du genre

Les transsexuels ont toujours existé mais en ultra-minorité. Ils ne doivent pas faire l’objet d’une discrimination, mais aujourd’hui obtenir un blanc-seing du corps médical, usant du scalpel et des hormones sur simple ressenti (remarquons que nous sommes entrés dans l’ère du primat du ressenti) chez de jeunes enfants pose de sérieux problèmes d’éthique. On assiste à l’émergence d’une idéologie contagieuse via les réseaux sociaux proche d’une emprise sectaire pour Caroline Eliacheff et Céline Masson (La fabrique de l’enfant transgenre). Dans cette idéologie l’anatomie est superfétatoire (on parle de transgenre et non de transsexuel), et l’enfant pourrait s’autodéterminer, choisir son sexe en fonction de ses ressentis. Les catégories du masculin et du féminin seraient à déconstruire pour recouvrer la fluidité de l’identité de genre qui participe de l’autodétermination. C’est oublier l’enseignement de Freud et de Lacan pour qui la sexualité est traumatique, et fait symptôme pour le parlêtre. Contrairement à l’animal, le sujet ne naît pas avec une identité sexuelle, il ignore les causes de ses choix, toujours soumis à des remaniements pour l’enfant. Quelle autodétermination pourrait avoir l’enfant quand on sait l’importance du désir de l’Autre qui peut être éventuellement ravageant ? Ce désir d’autodétermination répond au sacrifice du grand Autre et une éviction de l’altérité. Pour autant, cette position rejoint l’antispécisme promu dans l’écologisme actuel qui défend l’idée d’un continuum entre l’homme et l’animal où l’homme serait pourvu d’un savoir inné, savoir à recouvrer car brisé par la culture et le langage.  Dans cette aventure, l’écoute et l’interprétation de l’analyste s’avère nécessaire pour que le sujet retrouve la place de son désir.
Que masque la revendication de l’introduction de la notion de sexe neutre dans notre état civil ? Pour Bérénice Levet[28] le genre est une philosophie de la désincarnation. Cette nouvelle orientation repose sur une fiction, une autre imposture. Si « un bébé sans sexe n’existe pas » affirmait Winnicott pour pointer que le bébé ne peut exister sans sa mère ou tout substitut maternel, on pourrait préciser ici qu’un bébé sans sexe n’existe pas. Une position de parent qui verrait son bébé avec un sexe neutre ouvrirait la voie à une schizophrénie.
L’école se prête à ces revendications. Ainsi dans le cadre d’une scolarisation « inclusive », la circulaire du Ministère de l’Éducation Nationale du 29 septembre 2021 demande de prendre en compte les élèves transgenres. Aujourd’hui une circulaire validée par le Conseil d’État autorise les élèves transgenres à utiliser le prénom de leur choix avec l’accord des deux parents. « Seul le prénom inscrit à l’état-civil doit être pris en compte pour le suivi de l’annotation des élève […] et pour les épreuves des diplômes nationaux ». Le prénom attribué à la naissance par les parents signe leur désir et l’entrée symbolique irrévocable dans l’histoire familiale. À noter que les tenants du transgenrisme radical parlent d’assignation et non de reconnaissance du sexe à la naissance comme pour pointer l’empreinte de l’hétéro-patriarcat inhibant toute future auto-détermination. Autant les parents doivent accueillir cette parole de l’enfant, autant nous semble-t-il l’enfant a besoin de savoir que pour l’adulte, son enfant né garçon est un garçon porteur d’un prénom masculin, c’est à dire qu’il n’échappe pas au destin de l’anatomie. C’est au prix d’un travail psychique que l’enfant dont la psyché est construite dans celle des parents qu’il pourra s’individuer, s’abstraire du corps à corps et accéder au mot à mot.
Tout parent doit savoir que l’enfant, puis l’adolescent, traverse dans son développement psychosexuel des troubles, des remaniements, des imaginaires, des désirs d’éprouver l’autre type de jouissance avant de s’engager dans la périlleuse aventure de la transition.
Comment dans le cadre d’une telle circulaire, l’enfant pourrait-il se repérer dans cette alternance, prénom du privé et prénom du civil, dans ce « en même temps » garçon et fille qui abolit toute distinction. A noter que ce « en même temps » entre en résonance avec une tendance politique actuelle abolissant également toute opposition.
C’est ignorer la différence entre le sujet du droit qui sait ce qu’il veut et le sujet de l’inconscient divisé qui ignore ce qu’il dit, ce qu’il est, et qui alterne entre cette double formulation : ne pas désirer ce qui le veut et ne pas vouloir ce qu’il désire. Toutes ces demandes de réparation, qui comme toute demande en cache une autre, pourraient signer un refus de la division subjective et de ses avatars et une volonté impossible à réaliser de séparer le corps du parlant.
Ce « trans-genrisme » proche du courant transhumaniste déshumanisant s’avère plus fascinant que tout travail psychique d’exploration d’un désarroi, d’un rapport à l’identification, en rappelant la nécessité d’un père pour qu’un homme devienne un homme quel que soit son patrimoine génétique. Notons par ailleurs que ce « trans-genrisme » , à ne pas confondre avec la bisexualité reconnue par Freud » exprime un déni de la différence sexuelle, de cette scission originelle, et ouvre le champ à une obsession de l’hybridation, une passion du mélange, peut-être un désordre, une « salade » comme aurait pu dire Lacan. Cette facette du wokisme évoque une pathologie de la modernité, une tentative démiurgique de toute puissance, une volonté de recréer un monde nouveau et in fine une ouverture à la barbarie en mettant à mal l’ordre symbolique vécu comme une contrainte.

                                             « Le totalitarisme est basé en dernière analyse sur la conviction que tout est possible »
Hannah Arendt, la crise de la culture

5. Quelques concepts importés des États-Unis

Le woke veut renverser et déconstruire les représentations et récits qui seraient à la base des rapports de domination et qui s’expriment dans des micro-agressions. A titre d’exemple quelques « concepts » qui émergent en France :
Le « misgendering » ou « megenrage » qui agresse quelqu’un en ne s’adressant pas au genre choisi par la personne ou en usant du prénom d’avant transition.
Le « white privilege » ou « privilège blanc » en France qui n’a jamais connu de lois raciales, hormis la loi du 4 octobre 1940 qui permettait l’internement des « ressortissants étrangers de race juive » dans des « camps spéciaux », jamais d’esclavage et qui a proclamé l’abolition des droits féodaux et divers  privilèges dans la nuit du 4 août 1789.
Le « male gaze » où le « regard du mâle » hétérosexuel toujours sexualisé et dégradant pour la femme qui serait réduite à un statut de pur objet.
Le « manterrupting », cette attitude qui consisterait à interrompre la parole spécifiquement aux femmes apparait plus comme une forme rhétorique qui criminalise la contradiction face à un homme et conduit à ne plus débattre avec un « sexiste ». Ainsi déclare une élue écologiste au conseil de Paris : « Les hommes, je ne veux plus lire leurs livres, plus voir leurs films ».
Le « manspreding » ou « l’étalement masculin » de l’homme qui écarte les jambes en s’asseyant exprime peut-être moins l’expression de la domination masculine qu’une question d’anatomie. La mairie de Madrid a mis en place une nouvelle signalétique dans le métro demandant aux usagers de ne pas écarter les jambes pour ne pas gêner son voisin de banquette, et le collectif « Osez le féminisme » a invité les voyageuses excédées à interpeller la RATP.

Nous aborderons dans la seconde partie les retentissements de cette idéologie sur le sujet et la société et tenterons une approche psychopathologique psychanalytique de cette nébuleuse du wokisme.

Guy Decroix – Décembre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère I

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II


[1] Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, éditeur Allia,1943.

[2] Bérénice Levet, L’écologie où l’ivresse de la table rase, Hors collection, 2022.

[3] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Le Seuil, 1972.

[4] Marcel Gauchet, Sous l’amour de la nature, la haine des hommes, Le débat, 1990/3 (N°60), p 247.

[5] Sabine Prokhoris, Le mirage #metoo, Le cherche midi, 2021.

[6] Anissa Bouihed, France Télévision, Rédaction culture, 17/08/2022.

[7] Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Puf, 1076.

[8] Didier Anzieu, Le groupe et l’inconscient, Dunod, 1975.

[9] Ruben Rabinovitch et Renaud Laege, Des hussards noirs de la République à la Chronique des Bridgerton, Fondation Jean Jaurés, 2021.

[10]  Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, Puf, 2014.

[11] Pascal Bruckner, Un coupable presque parfait, Grasset, 2020.

[12] Jacques Lacan, … ou pire, Le séminaire, livre XIX, 1971-1972.

[13] Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset, 1998.

[14] Alexis De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848.

[15] Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Textes J.A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 132. 

[16] Victor Klemperer, Lingua Tertii Imperï, Essai, 1947.

[17] Stephen Karpman, Le triangle dramatique, Interdictions, 2020.

[18] Bérénice Levet, L’écologie ou l’ivresse de la table rase, Éditions de l’observatoire, 2022.

[19] Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1972.

[20] Jean Szlamowiez, Le sexe et la langue, Intervalles, 2018.

[21] Judith Butler, Trouble dans le genre, La découverte, 2006.

[22] Françoise Héritier, Masculin/féminin, Odile Jacob, 1996

[23] Alain Finkielkraut, « Le iel nous est-il tombé sur la tête ? » Tribune Figarovox, 18/12/2022.

[24] Enquête IFOP, Février 2022.

[25] Vanessa Springora, Le consentement, Grasset, 2020

[26] Clotilde Leguil, Céder n’est pas consentir, Puf, 2021

[27] Boris Pasternak, Œuvres, Puf, 1990.

[28] Bérénice Levet, Le crépuscule des idoles, Stock, 2017.

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Matérialité et profondeur chez Maupassant : Pierre et Jean

Préface Nicolas Koreicho

« Ceux qui font aujourd’hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais n’atteindront jamais la simplicité qui n’en a pas. »
Guy de Maupassant, La Guillette, Étretat, septembre 1887

Eugène Boudin, Femme en robe bleue sous une ombrelle, vers 1865, huile sur carton, 22,1 x 31,8 cm. Le Havre, musée d’art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn

C’est en Normandie, dans le pays de Caux, que se déroule ce petit roman, genre sérieux pour Maupassant et pour son maître Gustave Flaubert, après Une vie (1883), Bel-ami (1885) et Mont-Oriol (1887), façon pour lui de revenir vers la région de son enfance et vers la profondeur des attendus de ses premières années grâce au récit d’une période précise de la déliaison effective – et affective – de deux frères qui découle en l’espèce de leur relation avec leur mère.
Le thème du livre, sujet ancien de l’hypotextualité mythologique littéraire, est celui de la rivalité dans la fratrie, apparue dans la Bible à travers les relations de Caïn et Abel, d’Isaac et Ismaël, de Jacob et Ésaü, de Rachel et Léa, de Joseph et ses frères, d’Abimélec et ses frères, dans la mythologie grecque selon l’affrontement des fils d’Œdipe, dans la bataille pour la domination romaine avec le combat de Romulus et Rémus, tous constituants ataviques d’un tragique incestuel dans la ligne fondatrice et formatrice de la civilisation gréco-judéo-chrétienne.
Certaines techniques narratives du récit (monologue intérieur, style indirect libre, focalisation interne, description « naturaliste » des tableaux du quotidien, réalisme impressionniste) permettent d’entrer dans le vif du sujet, de ce que veut en faire l’auteur, et de ce que ce sujet devient dans l’histoire, malgré lui révélant l’inconscient des personnages.
Il y a toujours de la biographie, peu ou prou, dans nos fictions. On peut se laisser à penser, rapidement, que ce que l’écrivain a pu ressentir, à l’écoute de Laure de Maupassant, a laissé planer quelquefois le doute sur la paternité réelle de Guy, et que la question de la nature des liens fratriciels s’est posée sans doute dans un esprit sensibilisé, à l’idée que le cadet, Hervé, atteint de démence, finira interné[1].
Alors, même si le Christ commande qu’il faut aimer Dieu et son prochain[2], ceux qui nous ont été si proches ne sont pas toujours en mesure d’aimer l’autre, et l’amour, hautement re-commandé[3], n’est pas accessible à l’obscurité[4].
En effet, la compassion – et, d’ailleurs, le pardon – suppose une sorte de hauteur, laquelle provient entre autres de la conscience que notre vie est une seule et « unique matinée de printemps » (Jankélévitch).
Cependant, les rivalités, plus ou moins dicibles, proviennent en grande partie de la composante œdipienne de la parenté, inévitable, et pas seulement de ce que Freud a désigné comme roman familial selon lequel le sujet, dans une des périodes de son développement, s’imagine être le fruit de parents d’un rang supérieur ou d’une classe élevée[5], ni de l’idée connexe, fréquente dans l’œuvre de Maupassant, de l’enfant illégitime, enfant de la faute, ni de l’argent, dont on connaît en psychanalyse la puissance symbolique, en particulier sous les auspices ambivalents de l’héritage.
Ainsi, le Sujet, en la majesté de l’inconscient propre au récit, apparaît.

Nicolas Koreicho – Novembre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Pierre et Jean (Début du chapitre II)

« Dès qu’il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la principale rue du Havre, éclairée, animée, bruyante. L’air un peu frais des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la canne sous le bras, les mains derrière le dos.
    Il se sentait mal à l’aise, alourdi, mécontent comme lorsqu’on a reçu quelque fâcheuse nouvelle. Aucune pensée précise ne l’affligeait et il n’aurait su dire tout d’abord d’où lui venaient cette pesanteur de l’âme et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir où. ; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui gênent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et légère, quelque chose comme une graine de chagrin.
    Lorsqu’il arriva place du Théâtre, il se sentit attiré par les lumières du café Tortoni, et il s’en vint lentement vers la façade illuminée ; mais au moment d’entrer, il songea qu’il allait trouver là des amis, des connaissances, des gens avec qui il faudrait causer ; et une répugnance brusque l’envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue principale qui le conduisait vers le port.
    Il se demanda : « Où irais-je bien ? » cherchant un endroit qui lui plût, qui fût agréable à son état d’esprit. Il n’en trouvait pas, car il s’irritait d’être seul, et il n’aurait voulu rencontrer personne.
    En arrivant sur le grand quai, il hésita encore une fois, puis tourna vers la jetée ; il avait choisi la solitude.
Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, il s’assit, déjà las de marcher et dégoûté de sa promenade avant même de l’avoir faite.
    Il se demanda : « Qu’ai-je donc ce soir ? » Et il se mit à chercher dans son souvenir quelle contrariété avait pu l’atteindre, comme on interroge un malade pour trouver la cause de sa fièvre.
    Il avait l’esprit excitable et réfléchi en même temps, il s’emballait, puis raisonnait, approuvait ou blâmait ses élans ; mais chez lui la nature première demeurait en dernier lieu la plus forte, et l’homme sensitif dominait toujours l’homme intelligent.
    Donc il cherchait d’où lui venait cet énervement, ce besoin de mouvement sans avoir envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu’un pour n’être pas du même avis, et aussi ce dégoût pour les gens qu’il pourrait voir et pour les choses qu’ils pourraient lui dire.
    Et il se posa cette question : « Serait-ce l’héritage de Jean ? »
    Oui, c’était possible après tout. Quand le notaire avait annoncé cette nouvelle, il avait senti son cœur battre un peu plus fort. Certes, on n’est pas toujours maître de soi, et on subit des émotions spontanées et persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.
    Il se mit à réfléchir profondément à ce problème physiologique de l’impression produite par un fait sur l’être instinctif et créant en lui un courant d’idées et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires à celles que désire, qu’appelle, que juge bonnes et saines l’être pensant, devenu supérieur à lui-même par la culture de son intelligence.
    Il cherchait à concevoir l’état d’âme du fils qui hérite d’une grosse fortune, qui va goûter, grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis longtemps et interdites par l’avarice d’un père, aimé pourtant et regretté.
    Il se leva et se remit à marcher vers le bout de la jetée. Il se sentait mieux, content d’avoir compris, de s’être surpris lui-même, d’avoir dévoilé l’autre qui est en nous. »

Guy de Maupassant – Pierre et Jean, 1888

Texte original, précédé d’une préface de l’auteur « Le Roman » :
https://fr.wikisource.org/wiki/Pierre_et_Jean/Texte_entier


[1] Pontalis, Jean-Bertrand, Frère du précédent, Gallimard, 2006

[2] Matthieu 22.36-40

[3] 1 Corinthiens 13.4-7

[4] « Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon », François de la Rochefoucauld

[5] Cf. ici notre article Fantasmes originaires

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

Termes de la passion

Nicolas Koreicho – Octobre 2022

« L’étroite voie de notre ciel propre passe toujours par la volupté de notre propre enfer. »
Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, 1882

Nymphe enlevée par un faune, Alexandre Cabanel, 1860, Palais des Beaux-Arts, Lille

Sommaire

  • Éléments d’étymologie et de syntaxe
  • Aspect sociétal
  • Aspect métapsychologique
  • Aspect subjectif
  • Psychanalyse et psychopathologie

Éléments d’étymologie et de syntaxe

Les apories des idéologies contemporaines invitent à penser que la passion représente la contradiction fondamentale, à l’issue des pulsions de vie et des pulsions de destruction.
En préambule, afin d’aborder justement un concept quelque peu subtil, quelques éléments d’étymologie et de syntaxe sont nécessaires, voire indispensables, puisque, d’une part, l’étymon correspond à une partie du mot (suffixe) qui lui-même correspond à notre socle épistémologique (psycho-pathologie) et que la syntaxe incluse dans le terme implique une sémantique générique déterminante sur le plan de sa connotation dans le double sème du ravissement.
En français, le mot est emprunté en 980 au latin passio, –onis, formé sur passum, supin du verbe pati « souffrir » (pâtir). Sa première occurrence en est « douleur morale » (Varron).
Dès le IIe siècle (Apulée), son sens se précise en « fait de subir, d’éprouver ». Il est employé pour « action de subir de l’extérieur » s’opposant ainsi à natura (nature). Ce n’est pas ce qui est mais ce qui advient.
Le substantif désigne spécifiquement la souffrance physique, la douleur, la maladie (IIIe siècle). Il est employé en latin chrétien pour désigner les souffrances du Christ (textes patristiques depuis Tertulien) et celles des martyrs (397, concile de Carthage), puis, par métonymie, le dimanche avant Pâques où est commémorée la crucifixion (VIIe siècle).
À partir de la fin du IIIe siècle, passio connaît un emploi au sens de « mouvement, affection, sentiment de l’âme » (Arnobe ; Saint Augustin), et au pluriel, avec une valeur légèrement péjorative : « les passions » (passiones peccatorum, du péché, passiones carnales, charnelles). Il traduit le grec pathos.
Le mot est passé en français avec le sens religieux du « supplice subi par un martyr » puis, avec la majuscule, « supplice subi par le Christ pour le rachat de l’humanité » (fin Xe). Là aussi, par métonymie, la Passion désigne le récit du supplice de Jésus dans les Évangiles, puis en art dramatique, en sermon (au XVIIe), puis en genre musical (période classique, spécialement Bach), puis fleur (passiflore) et fruit de la passion, puis en héraldique (clous, croix). Dès l’ancien français, passion est synonyme de souffrance physique puis retourne à l’acception antique d’« affection de l’âme », d’abord passion d’amor, « souffrance provoquée par l’amour », puis, à partir du XVIIe, vive affection que l’on a pour quelque chose. De là la passion devient la sensibilité qui se dégage d’une œuvre littéraire ou artistique et, par métonymie, un objet d’affection en parlant de l’objet en tant que personne.
Parallèlement le mot passion développe des acceptions philosophiques à partir de l’action de subir par opposition à action proprement dite.
L’adjectif passionnel s’est développé au XIXe en sociologie, avec Balzac, et avec les études criminologiques dans le syntagme crime passionnel.
Du point de vue de la syntaxe, passion a été, jusqu’au XIXe, le rôle du sujet qui reçoit l’action, le passif marquant la passion du sujet (accusatif), avec l’idée d’une durée de la souffrance ou d’une succession de souffrances : l' »action » de souffrir, le résultat de cette action, avec une idée de perdition, d’égarement, dans un curieux mélange d’existence intense et de disparition subie.

Aspect sociétal

L’opposition des violences délinquantes vides de toute passion et de l’intense symbolique des rituels sacrés de la mort de la Reine nous incite à différencier ce qui détruit de ce qui construit.
D’un côté le voile sombre du wokisme dont les conséquences sont, d’une part, la violence obscure des banlieues : plus de passion, en tant que cadre millénaire, plus d’amour ni de souffrance, on peut violer, on peut tuer et trafiquer de la mort, ce qui ne vaut pas moins que l’idée du bien et du mal, et, d’autre part, sa théorisation et la multiplication des transgressions dans les lieux de la res publica et les universités : on peut interdire écoles et amphis aux hétérosexuels et aux blancs, on peut arborer des tenues ouvertement discriminantes, en de nouveaux racismes et sexismes.
D’un autre côté le respect humble d’humains fascinés par l’ordonnancement somptueux de rituels qui ne peuvent être réalisés que dans l’art, l’œuvre, la tradition ou la magie. Ainsi, les sujets peuvent être à la fois emportés par une idée du divin et par le désir qu’ils en soient.
Du point de vue du rapport de la psychologie du sujet avec la psychologie des foules, le « Tu ne tueras point » du christianisme n’empêchât point les bûchers de l’inquisition, les « exaltantes et glorieuses » révolutions débouchèrent sur les terreurs les plus infames, « l’égalitarisme » marxiste produisit les grandes famines du XXe siècle, les laogais maoïstes et les goulags staliniens, la « religion de paix » de l’islamisme provoque encore aujourd’hui ségrégations et attentats.
En effet, nous rencontrons souvent dans les adhérences à ces explosions historiques les tenants du militantisme, du sectarisme ou du fanatisme sous de nombreuses occurrences.

Aspect métapsychologique

Du point de vue de la psychanalyse et de la psychopathologie fondamentale, nous pouvons commencer par tenter un rapprochement de la passion avec une sorte de folie – folie, en tant que terme de nosographie classique, n’existe plus -, la folie étant pendant tout le Moyen-Âge et jusqu’au XVIIIe considérée sous l’angle de la possession[1].
C’est d’ailleurs cette acception que l’on peut déduire des trois premières définitions régulières de la passion dans les dictionnaires avec la toute particulière quatrième à laquelle nous comprendrons un approfondissement spécial :
– État affectif et intellectuel assez puissant pour dominer la vie mentale.
– Amour intense
– Enthousiasme
– Supplice et chemin de croix de Jésus
Nous retrouvons l’idée d’une force externe qui s’empare de la personne et qui a pour vocation de s’enkyster ou de se transformer.
Aujourd’hui une 5ème définition est donnée :
– intérêt très vif pour quelque chose : « La passion des voitures ».
La passion concentre à elle seule une grande souffrance, les mystères de la Passion de la mort de Jésus, les récits, religieux, poétiques, théâtraux, peints, sculptés, musicaux de cet événement, de philosophiques oppositions intellection-sensibilité, passion-action, animalité-humanité, passion-volonté, de philosophiques traités sommés de donner un sens aux passions, de les catégoriser, de singuliers et inquiétants mouvements psychiques, trempés de folie, trempés de pulsion, « affection hystérique », « affection mélancolique et hypocondriaque[2] », des tendances affectives intenses, exclusives, impérieuses et risquées, des poussées puissantes et souveraines, des incendies amoureux ou mortels, des désirs irrépressibles, immarcescibles, ou encore de simples expressions d’inclinations diverses, pour divers objets, et aussi des passions charnelles, sexuelles, intellectuelles, artistiques, plus ou moins transformables.
Cependant, les explosions et les transformations psycho-affectives auxquelles conduisent les passions donnent à considérer La passion sous ses multiples formes, apparemment oxymoriques, tour à tour joyeuses ou tristes, pouvant en effet se résoudre dans ses conséquences les plus imprévisibles comme source infinie de souffrance mais aussi d’amour, de manque mais aussi d’élation, d’exaltation mais aussi de mélancolie, de crime mais aussi de sublimation.
Dès lors, la passion n’est-elle concevable que dans l’opposition ou, à tout le moins, dans la dualité ?
L’idée d’Esquirol contenue dans sa thèse est que la passion, qui appartient à la vie organique, vient troubler l’épigastre, lequel influe sur les nerfs et le cerveau. « L’influence sympathique du centre épigastrique sur les fonctions du cerveau » nous amène à considérer « pourquoi les passions sont si souvent cause de l’aliénation mentale ». Cette action par « sympathie » s’exerce du fait d’un « spasme des centres de la sensibilité ». Autrement dit, le cerveau n’est pas originellement touché.
Cette idée est d’une certaine manière le rejeton de la théorie antique platonicienne métaphorique des lieux des facultés humaines : l’âme de l’homme (et la raison : logistikon ou noûs) c’est la tête, les sentiments de l’homme (et les humeurs : thumos) c’est le cœur, les désirs de l’homme (et les affects : epithumia) c’est le foie.
Ainsi, l’idée d’une disjonction entre facultés mentales et mouvements affectifs (facultés morales à l’époque) se fait jour et vient préserver ce qui peut être maintenu d’un reste de raison. Pour Esquirol, si certains aliénés font montre de facultés intellectuelles, dans tous les cas les « facultés morales » (les affects) des aliénés sont altérées.

Aspect subjectif

Sujet affectif et sujet raisonnant sont séparés, et il ne tient qu’à son histoire – et à ce que le sujet fait de son histoire – de les relier ou de les délier.
Le lien entre la folie et la passion nous amène à considérer le double concept de liaison et déliaison. Sans doute parce que la folie fait basculer immanquablement du côté de la pulsion de mort et que, du côté de la pulsion de vie, c’est la passion qui tient le haut du pavé, en ce qu’elle peut se tourner vers la sublimation.
Ce questionnement peut-il nous faire nous interroger sur le lien qui existe entre la pulsion et la passion ? Entre névrose et psychose ? Entre Œdipe et Narcisse ? entre intra- et intersubjectivité ? Entre hypothalamus (désirs et émotions) et hypophyse (régulation endocrinienne[3]) ?
Habituellement, dans son acception commune, la passion a le sens d’un amour fou, qui en général commence bien et se termine mal, avec une vibration incessante marquée par l’impossibilité du lien stable et rassurant. C’est beau, c’est cruel, ça fait peur et ça fait envie. C’est profond et c’est puissant.
Dans l’ancienne nosographie, la folie a un sens religieux (avant la période classique), puisqu’elle est habitée par le mystère et le démoniaque et elle s’accole à la passion (comme pour Perceval et sa quête du Graal) dans la souffrance objective et l’élan explosif, à l’entrelacs de l’âme et du corps.
À la renaissance, la passion fait basculer dans la folie romantique, ou dans le fol héroïsme (Shakespeare ; Cervantès).
Parallèlement, les traités de philosophie s’en emparent, avec des fortunes diverses, après les développements féconds des philosophes de l’antiquité.
Dans un tout autre registre, les romans de gare et les sémantiques populaires s’en feront un relais schématique et univoque.

Psychanalyse et psychopathologie

S’appliquant à la passion, on peut sans doute s’interroger sur la pertinence du terme générique de « dessaisissement », même si ni ses formes ni ses conséquences ne sont décrites dans la littérature.
Nous préférons pour notre part introduire sa dimension paradoxale selon l’idée de liaison/déliaison dans un agencement propre qui dépasse d’évidence le libre-arbitre :
« Un homme comme moi ne peut vivre sans dada, sans une passion ardente, sans tyran pour parler comme Schiller. Ce tyran je l’ai trouvé et lui ai asservi corps et âme. Il s’appelle “Psychologie”. »  écrivait Freud. Comme Nietzsche, Freud était « passionné » par la vérité qu’apporte la connaissance, sans nulle obédience à des systèmes facilement clos.
En tous les cas, la passion peut apparaître de prime abord comme un concept antinomique.
Qu’elle soit mystique, artistique, scientifique, amoureuse ou psychotique, la passion est un pari : faut-il garder sa raison et perdre sa passion, ou bien perdre la raison et s’adonner à sa passion ? Peut-on raison garder et passionné demeurer ?
Ces questions ne sont pas pour rien. Elles sont dans le pathos de « psychopathologie » puisque toute notre discipline est de passion. Et de raison.
Parmi d’autres questions pouvant se rapporter aux formes de la passion et qui sont d’importance, nous pouvons citer : l’objet perdu, le désir, la perte, l’absence ; la rencontre, le plaisir, la retrouvaille, la présence.
Parmi les conséquences qui découlent de ces formes, existe naturellement la possibilité de comprendre et de conjuguer, en travail de liaison avec les faits de l’esprit, de l’âme et du corps, les deux types de questions.
Freud, dans les occurrences, rares, de la thématique passionnelle dans son œuvre, a esquissé ce qui s’apparente de proche en proche à notre concept, souvent selon des acceptions duelles : amour/haine ; sexualité/amour ; activité/passivité ; sadisme/masochisme ; voyeurisme/exhibitionnisme ; détresse/passion amoureuse ; affect/affectif ; libido du Moi/libido d’objet ; désir/passion ; transfert/contre-transfert : positif/négatif ; ambivalence.
Dans son Introduction au narcissisme, il présente ce qui confine aux termes de la passion comme réagencement narcissique : la demande du passionné pourrait être d’aimer – et d’être aimé – à la hauteur du fantasme du paradis perdu, c’est-à-dire d’aimer et d’être aimé pleinement, inconditionnellement, à l’image des amours premiers qui ont constitué le narcissisme du sujet en devenir de la part de la mère nourricière et du père protecteur, lors d’un narcissisme enlevé et réattribué, à l’instar du feu prométhéen, s’il se produit « comme un dessaisissement de la personnalité propre au profit de l’objet[4] ». Ceci posé, gageons que la passion offre la possibilité, en se rappelant Granoff[5], de se trouver de nouveau sujet, « ténor ou prima donna », apprivoisant soi-même et l’autre, et, n’en déplaise aux thuriféraires de l’absolutisme des facultés, dans un enthousiasme de raison.

Nicolas Koreicho – Octobre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] C’est l’époque du « diabolisme », qui se manifeste par la « possession ». C’est un mauvais esprit qui s’est emparé de l’esprit du « fou » et dont il faut, à l’instar d’un exorcisme, le débarrasser, quitte à se débarrasser du fou lui-même. Ceci annonce déjà Esquirol, Pinel, les aliénistes (alien : « un autre est en toi ! »), lesquels s’attaquent aux textes et aux faits des apôtres, des mystiques, des saints en parlant d’ « hallucinations morbides ». Cela représente un thème qui mérite à lui tout seul de profondes remises en question plus que ne le fait cette conjonction évidemment par trop raccourcie proposée par les premiers psychopathologues.

[2] Philippe Pinel et Jean-Étienne Esquirol, son collaborateur, localisaient la passion au niveau de l’épigastre : « Les passions appartiennent à la vie organique : leurs impressions se font sentir dans la région épigastrique ; que ce soit primitivement ou secondairement, elles ont là leur foyer. » (Thèse d’Esquirol – 1805)

[3] L’hypothalamus est le régulateur des fonctions vitales et la plaque tournante du désir et des émotions. Il ajuste le corps aux variations de l’environnement. Il concerne la peur, la colère, la motivation. Il est responsable de la stimulation de l’activité neurovégétative sympathique (tachycardie, hypertension), de la régulation des sécrétions de l’hypophyse. Il concerne la thermorégulation, la prise alimentaire (soif, faim), la reproduction (sexualité, ovulation), la lactation, les émotions (réponses aux agressions et aux désirs), les variations liées à l’alternance du jour et de la nuit (cycles veille-sommeil), la croissance, la réabsorption de l’eau au niveau du rein.
Le plaisir augmente la production par l’hypothalamus d’ocytocine en direction de l’amygdale, réduisant l’anxiété.
Le stress libère de la corticolibérine et de la vasopressine qui elles-mêmes libèrent une hormone (ACTH : adréno-corticotrope). L’ACTH déclenche alors au niveau des glandes surrénales la libération de cortisol qui peut saturer l’hippocampe qui ne jouera plus son rôle de régulateur et verra ainsi se déclencher des phénomènes dépressifs et des attaques somatiques (reins, cerveau, cœur). C’est aussi régulièrement le lieu de naissance de la crise migraineuse.
L’hypophyse régule la production d’un grand nombre d’hormones stimulant les glandes endocrines périphériques, dont les surrénales qui produisent les glucocorticoïdes et l’adrénaline.
Site de l’IFP : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/articles/epistemologie/neuropsychologie/

[4] Sigmund Freud, Introduction au narcissisme, 1914

[5] Wladimir Granoff, Filiations. L’avenir du complexe d’Œdipe, 1975

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La Bête

Nicolas Koreicho – Août 2022

« À tous, petits et grands, riches et pauvres, hommes libres et esclaves, elle impose une marque sur la main droite ou sur le front. Et nul ne pourra acheter ou vendre, s’il ne porte la marque, le nom de la Bête ou le chiffre de son nom. C’est le moment d’avoir du discernement : celui qui a de l’intelligence, qu’il interprète le chiffre de la Bête, car c’est un chiffre d’homme : et son chiffre est six cent soixante-six. »[1]
Livre de l’apocalypse, chap. 13, versets 16-18

Kimon Berlin, La Bête de la Mer (Tapisserie de l’Apocalypse, XIVe siècle), Château d’Angers

Sommaire :

  • Préambule
  • Des textes aux peuples
  • De l’histoire aux récits
  • La bête du Gévandan
  • La bête

Préambule

Entre la Bête de la Bible, d’origine apocalyptique et la bête de sexe, d’ascendance évidemment pulsionnelle, une bête, absolument singulière, participant à la difficulté d’établir une limite entre l’homme et l’animal, a hanté l’histoire de l’Europe pendant de multiples décennies. Nous tenterons de comprendre la place, symbolique et intrapsychique, de cette créature singulière, étrangement inquiétante, et qui, à l’instar des autres bêtes dont nous allons parler, a eu un retentissement qui, après la Bête du testament, n’en finit pas de résonner. Au-delà de la marque historique que peut produire un événement à vocation mythique, les conséquences de ces faits hors limites ouvrent sur des domaines qui concernent les profondeurs les plus archaïques de l’inconscient.

Nous avions vu avec les convulsionnaires comment un épisode à la fois historique et mystique, érotique et thanatique a pu répandre une forme de fascination[2], à partir d’une organisation perverse ritualisée dans laquelle une multitude va s’étonner et une minorité se retrouver, et nous interroger, et ce jusqu’à nos jours (cf. la Famille, communauté endogamique de l’Est parisien), et procéder à une déflagration politique susceptible d’inquiéter les autorités royales, religieuses, politiques de France.
Avec la bête du Gévaudan, exemplaire en ceci que le refoulé occupe toute la place dans notre histoire, qui prend manifestement la suite du lycanthrope, ce fameux loup-garou qui questionne depuis des siècles et qui voit se croiser de multiples champs d’investigation, théologie, anthropologie, criminologie, médecine, occultisme, zoologie, nous nous trouvons confrontés aux mêmes interrogations. Bien que les attaques de loups, les psychopathologies, les troubles psychiatriques et la consommation de drogues expliquent en partie les fictions concernant la lycanthropie, les éléments issus de l’inconscient personnel et de la psychologie collective posent les mêmes problèmes que ceux que nous évoquons, en particulier pulsionnels et transformationnels.
Les pouvoirs, et la possibilité pour l’homme de comprendre quelque chose à ses grandes tendances, ont également été ébranlés, car plaçant les actants de l’époque à une limite problématique de l’humain et de l’animal, dans un croisement pour le moins perturbant, en cela qu’il représente le choc d’une pulsion de vie animale conjuguée avec une pulsion de destructivité humaine.
L’impact dans les imaginaires de cet animal, un canidé de Lozère, issu de la région de France des monts de la Margeride, tient aux différentes analyses et prises en compte de la question fondamentale de la nature des pulsions et de leur intrication.
La singularité et le retentissement dans les esprits de la bête du Gévaudan, provient tout d’abord, dans son apparition manifeste, à sa filiation religieuse et superstitieuse en référence, selon les époques des commentateurs, aux figures de Satan lequel, par l’intermédiaire de différents systèmes politiques et économiques, est censé imposer sa domination, mais aussi, paradoxalement, aux figures de Dieu qui, par le truchement de ses représentants sur terre, est censé soumettre la population.
Au-delà de l’acception morale et psychologique collective du « dieu du mal » et du « dieu du bien », le questionnement pertinent en psychanalyse est celui de la dimension, en chacun, de l’intrication des pulsions de vie et des pulsions de mort.
De cette représentation d’obédience spiritualiste, la référence à son architectonique latente va s’imposer dans la littérature, la bête s’orientant vers une dimension érotique et mortifère (cf. par exemple sa place dans Les chants de Maldoror de Lautréamont[3], L’Anglais décrit dans le château fermé de Mandiargues[4]) jusqu’à La Bête de Borowczyk[5] (d’après Lokis de Mérimée[6]), en des récits qui se résolvent dans une pornographie suggérée ou explosive, poétisée, métaphorique, délirante parfois, et qui illustrent la question des limites, humaines, animales, criminelles, sexuelles.
La bête pourra selon les croyances représenter sur le plan socio-historique la dimension économique et politique de l’oppression, cependant que la dimension latente des événements historiques ou des récits de fiction oriente plutôt l’interprétation vers un plan symbolique, voir mythique et, en tant qu’elle concerne le sujet nécessairement en proie à l’oxymore pulsionnel, intrapsychique.

« Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réellement distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue commune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singulièrement étriquée des choses. Cette fin d’une harmonie primitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants. »

Pour lire la suite…

Claude Lévi-Strauss, La leçon de sagesse des vaches folles
Le Chiffre de la bête. Hennequin de Bruges (Jan Bondol en flamand),Tenture de l’Apocalypse, Château d’Angers.

Des textes aux peuples

La Bête de l’Apocalypse, (τὸ Θηρίον (tò thēríon) en grec ancien) est une figure de l’eschatologie chrétienne qui apparaît dans le chapitre 13 de l’Apocalypse de Jean, en écho à la vision des quatre bêtes du Livre de Daniel. L’auteur de l’Apocalypse, qui écrit sous le règne de l’empereur Domitien, décrit successivement deux bêtes affidées à Satan, lesquelles symbolisaient outre leur origine satanique une signification manifeste de l’oppression de l’ancien pouvoir romain idolâtre.
Si l’on se réfère à la dimension religieuse de la Bête, l’auteur de l’Apocalypse de Jean décrit, au chapitre 13, successivement les deux bêtes : l’une provenant de la mer, à laquelle Satan, partiellement vaincu par l’archange Michel, a délégué son pouvoir, l’autre provenant de la terre pour appuyer la puissance de la bête de mer, à laquelle la bête de la terre obéit. Au passage, les deux bêtes font écho à l’alliance des créatures maritime et terrestre Léviathan et Béhémot de la tradition judaïque ancienne.
Des exégètes, sociologistes avant l’heure, ont vu dans la Bête de l’Apocalypse, qui s’opposait à Dieu, le symbole de tout pouvoir, singulièrement satanique, que la psychanalyse, elle, rapprocherait plutôt de la puissance du pulsionnel, entre autres érotique et thanatique. Par ailleurs cette idée de Dieu, la psychanalyse peut de la même manière l’apparenter au Surmoi, dans une acception non seulement participant classiquement du père, mais régulatrice, éducative et suggérant la possibilité d’apprivoiser castration et ambivalence ainsi qu’il en est d’une large part de la fonction paternelle.
Les porte-parole de Dieu, à travers le monde, à travers les siècles, en intégrant les pulsions fondamentales dans les récits testamentaires, canaliseraient donc les poussées individuelles – de vie, de mort –, et seraient censés de cette manière éviter les excès développés par les peuples en voulant détenir le pouvoir et en leur déniant, par l’imposition d’une doxa mythifiée, la possibilité d’une application littérale de la dimension bestiale de l’humain, en particulier lorsque constitué en foule[7].
Par suite, les dirigeants des peuples, en imposant les grands totalitarismes dans des mouvements révolutionnaires violents, nazisme, stalinisme, maoïsme, islamisme, toutes idéologies promettant une sorte d’atténuation de la nature subjective immédiatement agissante – pulsionnelle, donc – de l’homme, puisque ne correspondant pas à l’idée des gens de pouvoir de la morale politique, mais susceptibles d’autoriser par réaction tous les possibles, voire toutes les perversions, de manière destructrice et finalement, par autoritarisme solipsiste, vouent ces peuples à l’étouffement.
En effet dans l’histoire, cette sorte de régulation obligée se résout généralement dans un recommencement (une révolution) des abus qu’elle était censée combattre, mais de manière régulée, organisée, systématisée, dont les fins sont destinées d’abord à la disparition d’un aspect « rebelle » de la volonté du peuple, puis à sa disparition en tant que peuple.
Ainsi, les premières communautés chrétiennes rencontrent des périodes de persécution infligées par les autorités romaines qui vont s’intensifier à partir du IVe siècle et la bête de la mer sera reliée à l’un ou l’autre empereur romain (cf. l’Œcumenius à sept têtes, du nombre des empereurs).
Le supposé danger incarné par les représentants de Dieu et, subséquemment, par les représentants des peuples, est interprété par Martin Luther qui revendique la crainte que doit inspirer les tenants du pouvoir en assimilant la papauté à différentes figures de l’apocalypse de Jean, considérant le pape comme « Bête de l’abîme ».
D’ailleurs, sur les illustrations que Lucas Chranach l’Ancien fait de la version du Nouveau Testament donnée par le réformateur (Bible de Luther[8]), l’artiste représente la Bête de l’Apocalypse couronnée d’une triple tiare pontificale.
Au XXe siècle, à partir de la fin des années trente, nombre de théologiens et de philosophes chrétiens rapprochent l’évolution du mal à la Bête de l’Apocalypse ; l’Allemagne nationale-socialiste et son Führer y sont clairement représentés et le philosophe Jacques Maritain développe que nazisme et stalinisme sont la double révélation du « vrai visage » de la Bête ainsi que, de façon certes plus consensuelle, les démocraties et théocraties révolutionnaires.
Dès lors, « la bête immonde » demeure le syntagme utilisé par les européens pour qualifier le fascisme, comme dans les anciens satellites à l’Est de l’URSS pour qualifier le communisme, comme en Occident pour les survivants des camps de concentration lorsqu’ils ont appris l’attentat des tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 pour qualifier l’islamisme : « Elle est revenue ».

De l’histoire aux récits

Miszka su Lokiu, Abu du tokiu (Michka et la bête, tous deux sont les mêmes)
Proverbe lituanien

Lokis est le récit de voyage du professeur Kurt Wittembach qui se remémore des événements étranges dont il fut témoin lors d’un séjour en Lituanie. Des études sur les récits traditionnels baltes l’avaient conduit dans le château du comte Szémiot, dont la bibliothèque recélait d’étranges manuscrits relatant des histoires archaïques dont il ne distinguait pas la part légendaire de la réalité. Mais le comte Szémiot (Michel Szémiot : Michka) le fascinait et, peu à peu, le distrayait des livres qu’il était venu étudier. En effet, le comte se distinguait d’abord par sa taille exceptionnelle mais aussi par les habitudes qu’il avait de s’enfoncer dans la forêt, à l’occasion de longues promenades d’ailleurs jamais consacrées à une quelconque chasse et dont le but restait mystérieux. La découverte des origines de l’hôte du chercheur relate l’ascendance du comte dont la mère devint folle ayant, plusieurs mois avant sa naissance, été agressée et vraisemblablement violée par un ours.
Les noces du comte avec une aristocrate polonaise se terminent de manière particulièrement violente. En effet, au terme de la première nuit commune, la nouvelle épouse est retrouvée horriblement blessée par une mâchoire animale, tandis que le comte Szémiot a disparu.

« Le grand vent sort de ta tête et tu entends de nouveau la musique céleste. Tu éprouves de la pitié et de l’amour et de la tendresse pour ce pauvre animal qui se lamente, gronde et rit et soupire derrière toi comme un personnage sorti tout droit de l’éther. Qui est-ce donc ? Personne d’autre que toi. »

Brion Gysin, Les Flûtes de Pan
La Bête, Walerian Borowczyk

Dans La Bête de Walerian Borowczyk, une adaptation libre de la nouvelle Lokis de Prosper Mérimée, le film relate les fiançailles dans un château de France du petit neveu du chatelain, Mathurin, qui regarde un étalon couvrir une jument. Deux américaines, la mère et la fille, Virginia et Lucy Broadhurst, arrivent pour la cérémonie à l’occasion de laquelle Mathurin doit prendre pour fiancée Lucy. Cependant, le seigneur du château connaît des informations mystérieuses susceptibles d’empêcher la cérémonie. Le neveu de ce seigneur, père de Mathurin, enferme alors le seigneur dans sa bibliothèque, et participe à la préparation de son fils pour les fiançailles. Cependant Lucy fait des rêves érotico-pornographiques après la lecture d’un livre sur une malédiction ancienne, qui poursuit la famille, parce qu’une des femmes du château, il y a deux cents ans, a copulé avec une bête monstrueuse.

La bête du Gévaudan

S’agissait-il d’un homme, d’un loup, d’un chien, sauvage, dressé, de plusieurs loups, de plusieurs chiens, d’un croisement entre une espèce sauvage et une espèce domestiquée ?
La bête du Gévaudan est le surnom attribué à un ou plusieurs canidés à l’origine d’une série d’attaques contre des humains, survenues entre le 30 juin 1764 et le 19 juin 1767. Ces attaques, le plus souvent mortelles – entre 88 et 124 victimes recensées selon les sources – eurent lieu surtout dans le nord de l’ancien pays du Gévaudan (Lozère) et aux alentours, région d’élevage.
La bête est dure et suscita quelques rebondissements dans la destinée du mythe :
Beaucoup de canidés, à l’occasion de battues enragées, furent tués, dont un grand loup, abattu par un porte-arquebuse, empaillé et présenté au roi, puis un autre animal, croisement entre un loup et un chien fut tué. Peu de temps après, les attaques mortelles cessèrent.
Une des hypothèses retenues, hormis celles qui incriminent les loups, a été développée dans un essai du gynécologue Paul Puech, en 1910, confortée ensuite par les thèses des romans mineurs ultérieurs d’Abel Chevalley, en 1936, et de Henri Pourrat, en 1946, lesquels évoquent les attaques comme de possibles meurtres issus de la perversion sadique d’un ou de plusieurs tueurs en série.
Dans ces cas-là, le psychanalyste est ici encore en présence d’une indistinction historique entre l’homme et l’animal pour ce qui est du devenir agi de ses pulsions vitales et/ou perverses et mortifères, l’incertitude présentant la plupart du temps, en arrière-plan, des épisodes de religiosité conflictuelle entre Dieu et Diable.
Ce qui fait que, dans ce qui demeure longtemps après de la bête du Gévaudan, la question du réel bio-physique se pose encore de nos jours, c’est la persistance d’éléments de criminalistique inexpliqués : décapitations, vêtements éparpillés, mises en scène de cadavres rhabillés de manière incongrue. Ces élément criminels ont fait émettre une petite dizaine d’hypothèses orientant vers une alliance – dressage, soumission, scénographie – de l’homme et de l’animal faisant ainsi se croiser l’incertitude de liaison entre les pulsions sadique, alimentaire, affabulante.
Quoi qu’il en fût, la bête du Gévaudan a probablement été ce que l’on appelait autrefois un chien de guerre. Pour le journaliste Jean-Claude Bourret, « la bête est certainement un croisement entre un chien de combat descendant des légions romaines et un loup. » Un hybride de chien et de loup, un mâtin, chien de combat protégé par une cuirasse en cuir de sanglier, issu d’élevages clandestins d’animaux descendant des chiens de guerre des légions romaines.
Une sculpture en résine et polyuréthane de la bête du Gévaudan, d’après les mesures exactes du rapport d’autopsie de juin 1767, a été présentée à Paris en 2016.

Bête du Gévaudan – Estampe coloriée, BnF, recueil Magné de Marolles, vers 1765

La bête

Ce que nous pouvons résumer à ce point de notre développement, c’est, d’une part, la persistance de liens d’opposition, de familiarité, de concurrence, d’ambivalence plus certainement, entre bête et homme, Dieu et Diable, religion et sexualité ainsi que, d’autre part, la fascination des humains, des auteurs, des artistes pour ce qui semble être une oscillation des limites de la conjonction pulsionnelle animale et humaine, l’ensemble, tour à tour monstrueux – agi/pervers – ou apprivoisé – transformé/sublimé – se déclinant au cours des siècles, en continuo de figures obligées, domptées lorsque les tableaux prennent leur place au cœur de récits, bibliques, littéraires, cinématographiques.
En effet, une partie de ces liens d’ambivalence adopte le tour d’un risque de décharges perverses non élaborées en récit et basculant vers le plaisir cathartique et/ou la mort de la relation ou des personnes.

Une nouvelle difficulté se pose étant considéré que renoncer à la relation physique peut aussi entraîner vers le deuil impossible, par-delà le renoncement à la stricte possession de l’autre.
C’est ce que semble postuler André Green dans son essai L’Aventure négative[9], et, pour ce qui nous occupe, dans le chapitre sur La Bête dans la jungle[10], en démontrant la possibilité de « l’inversion du désir en non-désir », l’auteur plaçant, par le biais de la transformation du narcissisme de vie en narcissisme de mort, l’assouvissement en équivalence à l’abstinence de la satisfaction, ressentie comme hors limite si se trouvant dans un contexte non maîtrisé, autrement dit sous la forme d’une énonciation sans énoncé limitatif, sans texte, sans récit, enfermée dans l’indicible et, par là-même, dans l’irrésolu.
À l’inverse, dès lors que cette forme de tragédie est transformée, ou que sa signification métaphorique est lue, de manière textuelle ou transtextuelle, est analysée en discours, la sublimation fait son œuvre, comme à la fois son œuvre de rédemption, pourrait-on dire.
Ainsi en est-il dans le court roman de Henry James, qui relate l’histoire d’une femme tentant de ramener à la vie un homme qui s’est abstrait de la charnelle condition pour le/se sauver. Il s’agirait pour André Green d’une « tragédie de la chair », de « l’histoire de leur attente et de leur relation en miroir. Finalement, May mourra d’avoir rencontré en Marcher le diable sous la figure d’un ange et lui, sur sa tombe, sera terrassé par la Bête, figure de sa violence pulsionnelle.[11] »
La bête, dans le récit, comme ailleurs les figures mythiques esquissées précédemment, bien différente de l’animal, en ce qu’elle est invention de l’homme qui, à ce titre, est la vraie et réelle bête, représente à l’avenant une métaphore de la mort de soi, de son humain, comme à l’ultime de la pulsion de vie poussée à son paroxysme, et de la part prise par les pulsions lorsqu’englouties avant même d’avoir vu le jour elles demeurent incomprises ou inaccomplies.

À l’inverse, la polysémique ambivalence, susceptible de produire fantasmes et transformations – dépassements -, « cause et objet du désir en liaison avec les idéaux et les sublimations » (oscillation métaphoro-métonymique selon Guy Rosolato) inhérente à la trinité freudienne Ça-Moi-Surmoi, lorsqu’elle est prise en charge comme un travail à part entière, peut ouvrir sur la bête comme exigence instinctuelle – animale – de « l’homme réconcilié avec l’instant par l’intuition et par le courage[12] », ainsi que le proposait Jankélévitch, ce qui est une façon, qui en vaut une autre, de considérer la pulsion comme apte à être bien tempérée.

Nicolas Koreicho – Août 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] C’est nous qui soulignons.
Pour la symbolique des chiffres, le « 7 » est le chiffre de la perfection, union du « 4 » (chiffre du monde créé) avec le « 3 » (chiffre de la Trinité), le « 7 » est également le chiffre de la Création puisque dans la Bible le monde fut créé en sept jours. Et si le « 8 » est le chiffre du monde transfiguré, accompli, le « 6 » est celui du manque, de l’inachevé, du mystère.

[2] Selon nombre de théologies, la curiosité est un péché capital. Pourquoi ?

[3] Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1869

[4] André Pieyre de Mandiargues, dit Pierre Morion, L’Anglais décrit dans le château fermé, 1993

[5] Walerian Borowczyk, La Bête, film français, 1975

[6] Prosper Mérimée, Lokis, 1869

[7] Cf. Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du Moi, 1921

[8] Martin Luther, traduction du Nouveau Testament, 1522

[9] André Green, L’Aventure négative. Lecture psychanalytique d’Henry James, 2009

[10] Henry James, The Beast in the jungle, 1903

[11] Ibid. La Bête dans la jungle

[12] L’angoisse. Extrait de cours à la Sorbonne, Avril 1953

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Desbordes-Valmore – Une inquiétude

Postface Nicolas Koreicho

L’inquiétude

John William Waterhouse, Thisbe, 1909 – Collection privée

Qu’est-ce donc qui me trouble, et qu’est-ce que j’attends ?
Je suis triste à la ville, et m’ennuie au village ;
Les plaisirs de mon âge
Ne peuvent me sauver de la longueur du temps.

Autrefois l’amitié, les charmes de l’étude
Remplissaient sans effort mes paisibles loisirs.
Oh ! quel est donc l’objet de mes vagues désirs ?
Je l’ignore, et le cherche avec inquiétude.
Si pour moi le bonheur n’était pas la gaîté,
Je ne le trouve plus dans ma mélancolie ;
Mais, si je crains les pleurs autant que la folie,
Où trouver la félicité ?

Et vous qui me rendiez heureuse,
Avez-vous résolu de me fuir sans retour ?
Répondez, ma raison ; incertaine et trompeuse,
M’abandonnerez-vous au pouvoir de l’Amour ? …
Hélas ! voilà le nom que je tremblais d’entendre.
Mais l’effroi qu’il inspire est un effroi si doux !
Raison, vous n’avez plus de secret à m’apprendre,
Et ce nom, je le sens, m’en a dit plus que vous.

Marceline Desbordes-Valmore, L’inquiétude – Élégies (1830)


Postface

Qui, mieux que Marceline Desbordes-Valmore, a dépeint les affres de l’inquiétude, celles que l’on appelle aujourd’hui troubles de l’anxiété ? Ni le lieu, ni le temps ne modifient les tourments provenant du passé le plus archaïque. Dans l’inquiétude, quelque chose menace qui finit par revenir (la répétition, phénomène anaphorique des névroses) de loin. Là, les premiers vers clés « Oh ! quel est donc l’objet de mes vagues désirs ? Je l’ignore, et le cherche avec inquiétude » démontrent que le trouble l’emporte sur les plaisirs obsolètes de la nostalgie, dont la signification déterminant l’usage d’alors du terme « mélancolie » est radicalement différente – et, paradoxalement, parente – de l’acception actuelle, qui implique un trouble de l’humeur à dominante mortifère et suicidaire. Encore une preuve, s’il en fallait, que de structure en psychopathologie il n’existe pas. De la nostalgie à la mélancolie, il est bien plutôt question d’une similarité expressive (sémiotique), d’un glissement sémantique, d’un continuum d’affect. La nostalgie (dans le poème « ma mélancolie ») ne constitue plus un refuge par rapport à une problématique de séparation, et « la folie » (mélancolie d’aujourd’hui) est une menace réelle.

C’est alors qu’apparaît l’objet perdu : « Et vous qui me rendiez heureuse, Avez-vous résolu de me fuir sans retour ? ». Ici, les seconds vers clés se précipitent vers la condition sine qua non de la sauvegarde : « ma raison ». Et qu’est-ce que la raison ? C’est ceci qui permet précisément d’acquérir ce que Winnicott appelait la capacité à être seul et à quoi il s’agit d’adjoindre le « pouvoir de l’Amour », lequel, quoi qu’il en soit, ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.

Nicolas Koreicho – Février 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

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La Marche nuptiale

Georges Brassens

Farm with ox cart – Hugo Mühlig

Postface : Nicolas Koreicho

Mariage d’amour, mariage d’argent,
J’ai vu se marier toutes sortes de gens :
Des gens de basse source et des grands de la terre,
Des prétendus coiffeurs, des soi-disant notaires…

Quand même je vivrais jusqu’à la fin des temps,
Je garderais toujours le souvenir content
Du jour de pauvre noce où mon père et ma mère
S’allèrent marier devant Monsieur le Maire.

C’est dans un char à bœufs, s’il faut parler bien franc,
Poussé par les amis, tiré par les parents,
Que les vieux amoureux firent leurs épousailles
Après longtemps d’amour, longtemps de fiançailles.

Cortège nuptial hors de l’ordre courant,
La foule nous couvait d’un œil protubérant :
Nous étions contemplés par le monde futile
Qui n’avait jamais vu de noce de ce style.

Voici le vent qui souffle emportant, crève-cœur !
Le chapeau de mon père et les enfants de chœur…
Voici la pluie qui tombe en pesant bien ses gouttes,
Comme pour empêcher la noces, coûte que coûte.

Je n’oublierai jamais la mariée en pleurs
Berçant comme une poupée son gros bouquet de fleurs…
Moi, pour la consoler, moi, de toute ma morgue,
Sur mon harmonica jouant les grandes orgues.

Tous les garçons d’honneur, montrant le poing aux nues,
Criaient : « Par Jupiter, la noce continue ! »
Par les hommes décriés, par les dieux contrariés,
La noce continue et Vive la mariée !

Quand même je vivrais jusqu’à la fin des temps,
Je garderais toujours le souvenir content
Du jour de pauvre noce où mon père et ma mère
S’allèrent marier devant Monsieur le Maire.

Auteur : Georges Brassens 1972
Copyright : Universal Music Publishing Group

Postface – Nicolas Koreicho
Un mariage et un enterrement.
Le poème sonne comme une union, en tout cas l’affirmation d’une union (devant Monsieur le Maire : Surmoi transcendant le sexe, du sieur et de la mère), mais aussi comme un deuil (après longtemps de fiançailles).
Il émane de ces vers une sorte d’ironie – de prétendus, de soi-disant –, si ce n’était l’emploi d’un ton plutôt doucereux qui la teinte d’une certaine amertume. Mais au fond, ces deux sentiments ne sont-ils pas parents ?
Si le texte est parsemé de vocables associés à la mort, à la déceptivité, son champ lexical ressortit d’une sémantique de courage, non seulement d’acceptation, mais d’actions de grâce et d’affirmation de soi. Le narrateur veut consoler, mettre en musique, invoquant les Dieux.
Gravité du ton, des images, originalité d’un cortège nimbé d’un style tout particulier, la marche nuptiale imprègne d’images surmoïques viriles et combattantes la curieuse cérémonie.
Le témoin semble se trouver confronté à une épreuve dont il va se sortir non seulement avec dignité, mais aussi dans une forme de résignation qui le fera être plus fort, dans le témoignage et le souvenir. L’idée de l’enfant de la consolation, « la mariée en pleurs berçant comme une poupée son gros bouquet de fleurs », s’inverse dans l’évocation qui suit et c’est le fils qui console la mère : « de toute ma morgue, sur mon harmonica jouant les grandes orgues ».
Qu’on ne s’y trompe pas. Car outre la perte des illusions du jeune homme sur la nature de certaines unions de cette terre, c’est la mort de l’enfance – de l’amour inconditionnel sans doute de la mère, de celui, négligeant sa personne peut-être du père – dont il synthétise le deuil.
Il faut compter sur la bonté répartissant cet amour qui finalement se dispense, différent de nature, sur les deux parents – sorte de résolution œdipienne –, certes épuisé par l’épreuve, mais y ayant gagné en générosité. En ce sens, ce poème est une réconciliation.
La conjugaison lucide en un mariage arrangé de la nécessité d’en prendre acte et de le célébrer subsume le chagrin, lequel va avec le renoncement amoureux lorsqu’il place le fils dans l’acceptation avec hauteur et consomption du faux semblant d’un couple sans idéal, certes, mais nonobstant d’un couple nanti en fin de compte d’une forme de bénédiction.
Ce texte est une ode à l’acceptation et au renoncement de l’amour que le jeune homme pouvait attendre, malgré tout, de lui-même et de la mère et du père, ce qu’il observe de bonne grâce.

NK

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La question des limites en psychanalyse

Nicolas Koreicho – Octobre 2021

La question des limites : présentation, mise en perspective

L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? Dans la perversion (qui est le régime du plaisir textuel) il n’y a pas de “ zones érogènes ” (expression au reste assez casse-pieds) ; c’est l’intermittence, comme l’a bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition-disparition.
Roland Barthes – Le plaisir du texte

Jules Breton, L’arc-en-ciel au-dessus de Courrières, 1855, Musée de la ville de Paris, Petit Musée.

Sommaire

  • Préambule
  • Des univers
  • Inscription des traumatismes sur l’ADN
  • Limites exclues de l’inconscient
  • Vif du sujet : étymologies et origines
  • Limites et talent

Préambule

Sans limites, aucune vie n’est possible. Que ce soit dans la vie sociale, limitée par l’un, par l’autre – c’est parce qu’il y a un code de la route, avec pour l’un des sens interdits, et pour l’autre des invitations à rouler – que la conduite est possible ; dans la vie organique, limitée par l’organisation des organes au premier rang desquels la peau ; dans la vie psychique, notre intérêt principal de cette année, limitée entre autres par la perception, la mémoire, la temporalité, le langage (catégories communes à la psychanalyse, la psychopathologie et la neurologie) – le rôle princeps du psychisme étant de contribuer à l’adaptation de la personne aux environnements vers lesquels elle doit tendre -, les limites sont partout tout le temps, mais les liens, les passages pertinents idoines, existent cependant : les affects, les souvenirs, les symptômes, les rêves, les fantasmes…

Nous allons cette saison explorer les attendus des limites, dans, contre et par les univers qui constituent, de près ou de loin, les rapports – sortes de ponts – avec nos inconscients.

Des univers

A propos de la question de l’univers comme ensemble cohérent, logique, Albert Einstein, en 1915, fait paraître une théorie nouvelle de la gravitation (sur la relativité générale) qui prend en compte un univers global, non limité par la physique des objets qui s’y trouvent. L’univers devient alors un ensemble, avec ses propres règles de fonctionnement, différent des objets qui le constituent, échappant singulièrement aux limites de ses objets constitutifs. Ce que l’on nomme aujourd’hui univers, c’est l’espace-temps, notion difficile à appréhender car polysémique, en interaction dynamique, mobile avec les objets qui le constituent et qui le déforment.
Voici une façon métaphorique de signifier qu’il existe des influences réciproques exercées par le général et par le particulier. Que pouvons-nous inférer de cette métaphore concernant la personnalité.
Dire d’abord que la personnalité n’est pas réductible à ses symptômes, non plus que l’ensemble des symptômes ne constituent la personnalité. Par ailleurs, et si vous me permettez de filer un peu plus avant la métaphore de la relativité, symptômes et personnalité sont mobiles et les limites entre les deux doivent s’ajuster sans cesse, à plus forte raison dans l’interprétation.
Un peu plus loin encore dans la métaphore, la dernière théorie de l’univers, la théorie des ensembles causaux – montre que la théorie de la relativité générale présente certaines lacunes. Il se trouve que cette dernière ne produit pas de résultats cohérents dans son application à au moins deux topos particuliers, à savoir, d’une part, le coeur des trous noirs et, d’autre part, le commencement de l’univers. Ces régions, qu’on appelle aussi singularités, sont des points de l’espace-temps où les lois actuelles de la physique ne fonctionnent pas. Au sein de ces deux singularités, la gravité devient notamment extrêmement forte à de très petites échelles de longueur et dès lors, l’application exacte de la théorie des ensembles causaux reviendrait au fait simple d’appréhension que l’univers a toujours existé. Ceci nous intéresse dans la mesure où certaines problématiques psychiques se transmettent, d’une part, ce qui implique mutatis mutandis qu’une forme d’équivalence, de continuité conditionne la nature des liens intrapsychiques, et d’autre part, sur un autre plan, que le symptôme ne dépend pas toujours, loin s’en faut, d’un trauma initial, bien cerné, bien limité. Il en est ainsi de la marque de l’expérience, infantile en particulier, en chacun.

« Nous ne fabriquons pas nos enfants, ils se fabriquent à travers nous, ils demandent amour, patience, fermeté parfois, mais la pièce de théâtre n’est jamais jouée de la même manière. »
Julien Cohen-Solal

Inscription des traumatismes sur l’ADN

Les traumatismes, les expériences, les événements s’inscrivent sur l’ADN des cellules, constituant ainsi une sorte de mémoire physico-chimique. Par suite, l’expression des gènes impliqués dans les divers circuits neuronaux est influencée, voire modifiée par ces différents traumatismes, expériences, événements. C’est ce que l’on appelle l’épigénétique. Ces inscriptions complexes (méthylation, compaction, ouverture, petits ARN non codants…), épigénétiques, sont proportionnellement plus nombreuses et marquées si les traumatismes, les expériences, les événements ont été plus précoces ou plus violents. Ces modifications épigénétiques sont lisibles en imagerie dans certains états de stress. Elles sont possiblement transmissibles à la descendance et reproductibles d’un sujet à l’autre dans des proportions que l’on ignore encore.

Voilà ce qu’il en est des limites de l’expérience dans la matérialité des systèmes neuronaux, mais non dans la mémoire et dans l’activité pulsionnelle, qui elle, paraît illimitée. Ainsi en est-il du Ça.

Limites exclues de l’inconscient

– Pour l’inconscient qui, de la même manière, ne connaît ni temporalité ni contradiction, à tout le moins dans ses possibles expressions toujours figurées, travesties, élaborées secondairement, les limites sont celles imposées par la réalité. En effet, il est impossible d’appréhender sans difficulté les limites du Ça, du Moi, du Surmoi dans l’organisation psychique du sujet, hormis par l’intermédiaire de tentatives de schématisation. Sans la réalité, le désir, comme chacun le sait compte tenu de l’infinité des perversions existante, imposerait la loi du sang, du meurtre et de l’inceste. C’est le refoulement de ces motions de désir – ou de jouissance – qui nous permet d’être des névrosés plus ou moins supportables.

« C’est la partie la plus obscure, la plus impénétrable de notre personnalité. [territoire de] Chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. Il s’emplit d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté générale ; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Le ça ne connaît et ne supporte pas la contradiction. On n’y trouve aucun signe d’écoulement du temps. »

Sigmund Freud

L’étude et l’analyse pendant la cure et la thérapie des différents interdits (avec leurs devenirs ersatiques que sont les souvenirs, les rêves, les fantasmes) permet de les repérer et d’y revenir. Les repérer afin de prendre toute la mesure des relations que l’on entretient avec nos congénères, y revenir afin de neutraliser la nocivité de ces tendances sur notre vie narcissique, avec nous-même, et sur notre vie œdipienne, avec les autres, l’idée directrice étant que l’on puisse éviter de mélanger les sentiments actuels avec les affects du passé.

C’est même en rétablissant les liens de l’actuel, plus ou moins pathologique, avec le passé qu’il est possible d’avancer dans le travail analytique et thérapeutique, pour soi et pour l’autre.

Vif du sujet : étymologies et origines

En considérant l’étymologie des interdits, des limites, des règles, on comprend à quel point ces trois notions ont leurs fondations dans le réel le plus matériel.
On s’aperçoit d’abord que l’interdit, du latin interdicere, qui appartient au vocabulaire juridique, et qui intime de défendre quelque chose à quelqu’un, signifie placer « au ban de la société », bannir, ôter « le droit de cité ».
De la sorte, les limites sont définies par les exclusions hors de la cité, et imposent des frontières, c’est-à-dire des limites, de limites, ce qui borne un terrain, un territoire, chemin bordant un domaine, sentier entre deux champs.

Dès lors, pour qu’interdits et limites trouvent leur place dans une configuration d’abord physique, matérielle disions-nous, puis morale et psychique, il est nécessaire d’édicter des règles, du latin regula, « règle servant à mettre droit, étalon servant à juger, bâton droit, barre, latte », c’est-à-dire l’édiction des «  bonnes mesures, de principes, de maximes susceptibles de diriger notre conduite » à travers une « prescription fondée sur l’usage, les conventions, à laquelle il convient de se conformer en certaines circonstances » (Pascal, Pensées).

Ces interdits, limites et règles sont dicibles, selon plusieurs points de vue, mais à coup sûr toujours possiblement liées dans un langage, fût-il symbolique, figuré, propre quelquefois, mais langage toujours à trouver et descriptible, qu’il soit construit sur un monologue, un dialogue, une relation.

« Il n’est pas de savoir sans discours. »
Jacques Lacan

Limites et Loi symbolique

Puisque les limites sont entre autres les conséquences des interdits et que, pour être édifiées elles nécessitent des règles, nous pouvons admettre que les limites ont besoin d’être libres encore de tout totalitarisme langagier – « La langue est fasciste » disait Barthes*- c’est-à-dire en se référant à une origine non langagière des interdits, des limites, des règles, mais bien plutôt une origine symbolique.
– A partir des règles et des interdits, les limites seront donc alors structurées par des repères : au premier rang desquels ceux dont témoigne la Loi symbolique, savoir :

la Proscription du meurtre et de l’inceste, c’est-à-dire l’interdit du crime,
la Verbalisation avec la nomination de la parenté, c’est-à-dire le respect de la différence des générations et des places,
la Prohibition, avec l’amoralité du vol, du viol, de l’abus de pouvoir, c’est-à-dire la mise à distance de la pulsion de mort,
la Prescription, avec le respect de la différence des sexes et des rôles, c’est-à-dire la possibilité de l’individuation par la génitalité.

Ces repères, lorsqu’ils sont ignorés, donnent lieu non seulement à des transgressions manifestes, plus ou moins prises en compte par la loi des hommes, mais, pour ce qui nous occupe, si ces repères ne trouvent pas d’origine sur le plan des contenus latents, ces repères ignorés donnent libre cours au développement de psychopathologies, éclairées dans la sublimation des œuvres d’artistes, d’écrivains, de mainte manière.

« J’ai, pour me guérir du jugement des autres, toute la distance qui me sépare de moi »
Antonin Artaud

Limites et talent

Comme nous le disions en liminaire, les limites sont partout tout le temps, mais les liens, les passages, existent cependant. Ce sont les affects, les souvenirs, les symptômes, les rêves, les fantasmes… Ils vont dépendre dans une large mesure du fait que les facultés d’un sujet, ses talents (étym. Wallon, dalant, désir, besoin ; provençal talen, talant, talan, désir, volonté ; espagnol et italien talento, sens identique ; du latin talentum, du grec τάλαντον, sorte de poids, balance. Τάλαντον se rapporte à τλάω, tollere, racine sanscrite tul, soulever, peser. Le sens étymologique est un poids) ne sont pas calibrés, ne sont pas identiques.

Il s’ensuit l’importance que l’on doit donner à l’interprétation personnelle du sujet et de son intentionnalité, éventuellement souple et mobile, en tout cas dynamique. Ceci étant fonction de l’histoire personnelle du sujet et de sa singularité, eu égard aux événements, à sa généalogie, sa place, sa position, sa posture, sa responsabilité (on parle aujourd’hui d’éthique de la responsabilité), nous pouvons admettre que la considération du concept de limite doit être inspirée évidemment par la constitution personnelle du sujet et par la nature de sa relation à autrui et au monde, mais aussi par ses buts, ses idéaux, cela incluant en tout premier lieu la délimitation de ses possibles.

Nicolas Koreicho – Octobre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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Carte de Tendre – Madeleine de Scudéry

Préface Nicolas Koreicho

Carte de Tendre – Madeleine de Scudéry, 1654

L’attraction et la complexité des émotions, des affects, des sentiments, appellent, pour peu que l’on souhaite y comprendre quelque chose tant les forces du désir sont puissantes, des limites, des mots, une vision (une carte), un cadre.
Pour ce faire, Mademoiselle de Scudéry, chez qui le beau langage est la manière éminente de penser la complexité, déploie un discours précis, bien qu’amplement figuré, et oblige le lecteur à puiser dans sa propre sensibilité pour s’y retrouver.

En effet, la responsabilité personnelle ainsi que les affinités électives sont tellement impliquées dans les divers sentiments que l’on peut porter à l’autre, et, concomitamment, à soi-même, que, pour se libérer un tant soit peu de ce que les premiers environnements culturels, parentaux, éducatifs, ont projeté en nous, il est nécessaire d’envisager, de dessiner, voire de prévoir ce que l’on va faire de nos ressentis, de notre éprouvé.

Madeleine de Scudéry, tout en métaphore et en apparente circonvolution, s’y risque, dans cet étrange paradoxe que la plus grande préciosité – au sens de la rareté, de la précision, de l’orfèvrerie – permet une grande pureté (une cruauté dirait Artaud) de description des concepts, avec, sous l’apparence de la légèreté, l’assurance du tracé du géographe et la profondeur du travail du psychanalyste.

Nicolas Koreicho

«  Vous vous souvenez sans doute bien, madame, qu’Herminius avait prié Clélie de luy enseigner par où l’on pouvoit aller de Nouvelle-Amitié à Tendre : de sorte qu’il faut commencer par cette première ville qui est au bas de cette Carte, pour aller aux autres ; car afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu’elle a imaginé qu’on peut avoir de la tendresse pour trois causes différentes ; ou par une grande estime, ou par reconnoissance, ou par inclination ; et c’est ce qui l’a obligée d’establir ces trois Villes de Tendre, sur trois rivières qui portent ces trois noms, et de faire aussi trois routes différentes pour y aller. Si bien que comme on dit Cumes sur la Mer d’Ionie, et Cumes sur la Mer Tyrrhène, elle fait qu’on dit Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime, et Tendre sur Reconnoissance. Cependant comme elle a présupposé que la tendresse qui naist par inclination, n’a besoin de rien autre chose pour estre ce qu’elle est, Clélie, comme vous le voyez, Madame, n’a mis nul village le long des bords de cette rivière, qui va si vite, qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives, pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre. Mais, pour aller à Tendre sur Estime, il n’en est pas de mesme : car Clélie a ingénieusement mis autant de villages qu’il y a de petites et de grandes choses, qui peuvent contribuer à faire naistre par estime, cette tendresse dont elle entend parler. En effet vous voyez que de Nouvelle Amitié on passe à un lieu qu’on appelle Grand Esprit, parce que c’est ce qui commence ordinairement l’estime ; ensuite vous voyez ces agréables Villages de Jolis Vers, de Billet galant, et de Billet doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d’une amitié. Ensuite pour faire un plus grand progrès dans cette route, vous voyez Sincérité, Grand Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude, et Bonté, qui est tout contre Tendre : pour faire connoistre qu’il ne peut y avoir de véritable estime sans bonté : et qu’on ne peut arriver à Tendre de ce costé là, sans avoir cette précieuse qualité. Après cela, Madame, il faut s’il vous plaist retourner à Nouvelle Amitié, pour voir par quelle route on va de là à Tendre sur Reconnoissance. Voyez donc je vous en prie, comment il faut d’abord aller de Nouvelle Amitié à Complaisance : ensuite à ce petit Village qui se nomme Soumission ; et qui en touche un autre fort agréable, qui s’appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de là, il faut passer par Assiduité, pour faire entendre que ce n’est pas assez d’avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeans, qui donnent tant de reconnoissance, si on ne les a assidûment. Ensuite vous voyez qu’il faut passer à un autre village qui s’appelle Empressement : et ne faire pas comme certaines gens tranquiles, qui ne se hastent pas d’un moment, quelque prière qu’on leur face : et qui sont incapables d’avoir cet empressement qui oblige quelques fois si fort. Après cela vous voyez qu’il faut passer à Grands Services : et que pour marquer qu’il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petit que les autres. Ensuite, il faut passer à Sensibilité, pour faire connoistre qu’il faut sentir jusques aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime. […] »

Madeleine de Scudéry, Carte de Tendre, 1654 – Texte établi par George Saintsbury, Clarendon Press, 1883.

Texte intégral :

https://fr.wikisource.org/wiki/Carte_de_Tendre

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Metzengerstein – Edgar A. Poe

Préface Nicolas Koreicho

Saint-Georges et le Dragon (détail) – Paul Rubens, 1608 – Museo del Prado, Madrid

Poe et Baudelaire se retrouvent sur au moins deux constantes stylistiques des plus caractéristiques : l’inspiration d’un univers d’une extraordinaire richesse d’images de toute nature, et la traversée dans le détail et dans tout le mouvement de leur écriture d’un souffle absolument inouï et – oxymore – invariable, du simple choix du mot juste à la narration de l’ensemble du texte et de l’œuvre.
Dans cette courte histoire, tension dramatique, fatalité et métempsycose se croisent dans la Hongrie de la fin du XVIIIème dans les forêts de Transylvanie, peu après l’expulsion des Ottomans du territoire.
Le récit est l’accomplissement fantastique d’une haine ancienne entre deux familles de vieille noblesse austro-hongroise.
Le jeune Frederick, dix-huit ans, baron Metzengerstein, mène une vie de débauche et tyrannise ses vassaux. Son ennemi, le vieux Wilhem, comte Berlifitzing, d’origine turque, concentre en sa personne toute la colère séculaire de la famille du baron. Il y a certainement de l’Œdipe là-dedans.

C’est par l’intermédiaire d’une tapisserie sans cesse contemplée, qui représente la chute du château des Metzengerstein, à l’époque de la bataille de Mohács, en 1526, que le jeune baron entretient sa vindicte vis-à-vis du représentant de la famille honnie.

« Cette haine pouvait tirer son origine des paroles d’une ancienne prophétie : — Un grand nom tombera d’une chute terrible, quand, comme le cavalier sur son cheval, la mortalité de Metzengerstein triomphera de l’immortalité de Berlifitzing. »

De manière subreptice, dans la narration, se développe une conjonction instinctive, qui demeurera mystérieuse, entre l’humain et l’animal dans un environnement d’où semble jaillir « toute l’âme des forêts ».

Nicolas Koreicho

[…] Pendant une nuit de tempête, Metzengerstein, sortant d’un lourd sommeil, descendit comme un maniaque de sa chambre, et, montant à cheval en toute hâte, s’élança en bondissant à travers le labyrinthe de la forêt.

Un événement aussi commun ne pouvait pas attirer particulièrement l’attention ; mais son retour fut attendu avec une intense anxiété par tous ses domestiques, quand, après quelques heures d’absence, les prodigieux et magnifiques bâtiments du palais Metzengerstein se mirent à craqueter et à trembler jusque dans leurs fondements, sous l’action d’un feu immense et immaîtrisable, — une masse épaisse et livide.

Comme les flammes, quand on les aperçut pour la première fois, avaient déjà fait un si terrible progrès que tous les efforts pour sauver une portion quelconque des bâtiments eussent été évidemment inutiles, toute la population du voisinage se tenait paresseusement à l’entour, dans une stupéfaction silencieuse, sinon apathique. Mais un objet terrible et nouveau fixa bientôt l’attention de la multitude, et démontra combien est plus intense l’intérêt excité dans les sentiments d’une foule par la contemplation d’une agonie humaine que celui qui est créé par les plus effrayants spectacles de la matière inanimée.

Sur la longue avenue de vieux chênes qui commençait à la forêt et aboutissait à l’entrée principale du palais Metzengerstein, un coursier, portant un cavalier décoiffé et en désordre, se faisait voir bondissant avec une impétuosité qui défiait le démon de la tempête lui-même.

Le cavalier n’était évidemment pas le maître de cette course effrénée. L’angoisse de sa physionomie, les efforts convulsifs de tout son être, rendaient témoignage d’une lutte surhumaine ; mais aucun son, excepté un cri unique, ne s’échappa de ses lèvres lacérées, qu’il mordait d’outre en outre dans l’intensité de sa terreur. En un instant, le choc des sabots retentit avec un bruit aigu et perçant, plus haut que le mugissement des flammes et le glapissement du vent ; — un instant encore, et, franchissant d’un seul bond la grande porte et le fossé, le coursier s’élança sur les escaliers branlants du palais et disparut avec son cavalier dans le tourbillon de ce feu chaotique.

La furie de la tempête s’apaisa tout à coup et un calme absolu prit solennellement sa place. Une flamme blanche enveloppait toujours le bâtiment comme un suaire, et, ruisselant au loin dans l’atmosphère tranquille, dardait une lumière d’un éclat surnaturel, pendant qu’un nuage de fumée s’abattait pesamment sur les bâtiments sous la forme distincte d’un gigantesque cheval.

Edgar Allan Poe – Metzengerstein (1856) in Histoires extraordinaires, Traduction par Charles Baudelaire

Texte intégral : https://fr.wikisource.org/wiki/Histoires_extraordinaires/Metzengerstein

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Mémoires d’un âne

Sophie Rastopchine, comtesse de Ségur

Préface Nicolas Koreicho

Gravure pour Mémoires d’un âne, Horace Castelli

Au mitan du XIXème siècle, la rudesse de la condition des enfants et des animaux fait décrire à Sophie Rostopchine (Софья Фёдоровна Ростопчина), comtesse de Ségur, la proximité qui se peut observer entre les deux catégories d’êtres sensibles. Les coups, mais aussi les caresses, l’éducation et l’affection, la souffrance et l’émerveillement, la distanciation et l’incestuel, la perversion et la pudeur, la mort et la sexualité, les interdits et les fantasmes, les abus et la morale sont précisément décrits et compris au plus profond des dialogues et des pensées des protagonistes, enfants et animaux, toujours avec une incroyable pudeur. La dénonciation des sévices, racontés avec une crue précaution, et les mouvements affectifs ressentis par les enfants, développés aussi précisément que la claire simplicité du langage de la comtesse l’autorise, font comprendre pourquoi cette observation analytique avait passionné Freud dans ses études sur la « Bibliothèque dite Rose ». En effet, l’évidence de la puissance de l’inconscient, souverain chez tout un chacun, protagoniste, personnage, romancière, est traduite par un discours romanesque limpide et d’une pureté associative merveilleusement déroulée dans une associativité textuelle édifiante.
Nicolas Koreicho

« J’avais été acheté par un monsieur et une dame qui avaient une fille de douze ans toujours souffrante et qui s’ennuyait. Elle vivait à la campagne et seule, car elle n’avait pas d’amies de son âge. Son père ne s’occupait pas d’elle ; sa maman l’aimait assez, mais elle ne pouvait souffrir de lui voir aimer personne, pas même les bêtes. Pourtant, comme le médecin avait ordonné de la distraction, elle pensa que des promenades à âne l’amuseraient suffisamment. Ma petite maîtresse s’appelait Pauline ; elle était triste et souvent malade ; très douce et très jolie. Tous les jours elle me montait ; je la menais promener dans les jolis chemins et les jolis petits bois que je connaissais. Dans le commencement, un domestique ou une femme de chambre l’accompagnait ; mais quand on vit combien j’étais doux, bon et soigneux pour ma petite maîtresse, on la laissa aller seule. Elle m’appela Cadichon : ce nom m’est resté.

« Va te promener avec Cadichon, lui disait son père ; avec un âne comme celui-là, il n’y a pas de danger ; il a autant d’esprit qu’un homme, et il saura toujours te ramener à la maison. »

Nous sortions donc ensemble. Quand elle était fatiguée de marcher, je me rangeais contre une butte de terre, ou bien je descendais dans un petit fossé pour qu’elle pût monter facilement sur mon dos. Je la menais près des noisetiers chargés de noisettes ; je m’arrêtais pour la laisser en cueillir à son aise. Ma petite maîtresse m’aimait beaucoup ; elle me soignait, me caressait. Quand il faisait mauvais et que nous ne pouvions pas sortir, elle venait me voir dans mon écurie ; elle m’apportait du pain, de l’herbe fraîche, des feuilles de salade, des carottes ; elle restait avec moi longtemps, bien longtemps ; elle me parlait, croyant que je ne la comprenais pas ; elle me contait ses petits chagrins, quelquefois elle pleurait.

« Oh ! mon pauvre Cadichon, disait-elle,  tu es un âne, et tu ne peux me comprendre ; et pourtant tu es mon seul ami ; car à toi seul je puis dire tout ce que je pense. Maman m’aime, mais elle est jalouse ; elle veut que je n’aime qu’elle ; je ne connais personne de mon âge, et je m’ennuie. » Et Pauline pleurait et me caressait. Je l’aimais aussi et la plaignais, cette pauvre petite. Quand elle était près de moi, j’avais soin de ne pas bouger, de peur de la blesser avec mes pieds.

Un jour, je vis Pauline accourir vers moi toute joyeuse. « Cadichon, Cadichon, s’écria-t-elle, maman m’a donné un médaillon de ses cheveux ; je veux y ajouter des tiens, car tu es aussi mon ami ; je t’aime et j’aurai ainsi les cheveux de ceux que j’aime le plus au monde. »

En, effet, Pauline coupa du poil de ma crinière, ouvrit son médaillon et les mêla avec les cheveux de sa maman.

J’étais heureux de voir combien Pauline m’aimait ; j’étais fier de voir mes poils dans un médaillon, mais je dois avouer qu’ils ne faisaient pas joli effet ; gris, durs, épais, ils faisaient paraître les cheveux de la maman rudes et affreux. Pauline ne le voyait pas ; elle tournait dans tous les sens et admirait son médaillon, lorsque la maman entra. »

Sophie Rostopchine, comtesse de Ségur – Mémoires d’un âne.

Texte intégral : https://fr.wikisource.org/wiki/M%C3%A9moires_d%E2%80%99un_%C3%A2ne/Texte_entier#/media/Fichier:S%C3%A9gur_-_M%C3%A9moires_d%E2%80%99un_%C3%A2ne_p009.jpg

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