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La pulsion, objet de toutes les intentions

Vincent Caplier – Février 2023

« La nature est un Dieu divisé à l’infini. Là où je découvre un corps, je pressens un esprit ; là où je remarque un mouvement, je devine une pensée. Tous les esprits tendent à la perfection selon le libre état de leurs forces. La perfection que je conçois est la mienne ; le bonheur que je me représente est mon bonheur. Je désire cette perfection parce que je l’aime. Ce que nous nommons amour est le désir d’un bonheur étranger. L’amour est la boussole puissante du monde intellectuel, le guide qui doit nous conduire à la Divinité. Si chaque homme aimait tous les hommes, il posséderait par là le monde entier. »
Friedrich Schiller, Lettres de Jules à Raphaël, 1786

Prométhée enchaîné. Groupe en terre cuite du XVIIIe siècle dans le goût de Pierre Puget. Château de Parentignat

Le terme de passion appartient indubitablement au lexique de Freud. Au-delà de l’usage, il n’en fait néanmoins pas pour autant une notion ou un concept de la psychanalyse. Elle reste une allusion plus ou moins voilée à son pendant philosophique, entre dynamique affective et mécanique passionnelle en passant par la nécessité et l’irréductibilité des affections. Une concession faite au champ spéculatif[1] du penser philosophique par une science qui exprime parfois son désarroi devant la nature humaine. Elle serait alors l’opportunité pour la psychanalyse d’intervenir au sein de questionnements de prime abord éloignés de la psychopathologie : la question de l’origine et de la portée de la connaissance dans toute sa modernité et, plus encore, d’une problématique transcendantale. Autant de références teintées d’a priori dont la lecture, parfois parcellaire mais toujours lucide, transparaît dans l’écriture et évoque tout au moins un parallélisme à défaut d’exprimer une convergence.

Linéament de la passion

Nous avons dans un premier temps[2] montré la difficulté d’aborder la passion sous l’angle de l’historicité par la double chronologie à laquelle elle renvoie. L’approche philologique ne semble pas plus prometteuse. La grande réflexion autour de la passion, de Platon à Hegel, apparaît fragmentaire au point d’en faire une notion problématique, finalement archaïque et abandonnée au domaine de la création. « S’il est dans la nature humaine de transcender la nature, l’universalité de celle-ci se déplace dans celle-là, faisant de l’impératif moral une exigence d’universalité anhistorique […] Faute de contenu propre, puisé dans l’Histoire ou dans le monde sensible, l’impératif catégorique ne peut être que purement formel.[3] » Une nécessité qui vaut pour tous et prend la forme vide de normes qui lui échappent. En reconnaissant l’existence de « schèmes congénitaux phylogénétiques », Freud fait du complexe d’Œdipe le prototype de ces « précipités de l’histoire culturelle des hommes ». Analogues dans son esprit à des « catégories philosophiques », il y voit des structures a priori ayant pour fonction d’assurer « le classement des impressions de la vie »[4].

Si Freud reconnaît des formes a priori de l’entendement comme normativité de la représentation[5], son interprétation anthropologique se réfère essentiellement à la nature subjective de l’espace et du temps. « Notre représentation abstraite du temps semble plutôt avoir été tirée du mode de travail du système Pc-Cs et correspondre à une auto-perception de ce mode de travail.[6] » Cette incursion offre une première orientation topique à la lisière de la conscience. À ces formes esthétiques de la subjectivité, qu’il emprunte à Kant, Freud réfute la condition de formes nécessaires de notre pensée[7]. Il leur attribue, en retour, une « existence autonome » dans la mesure où « là où les expériences vécues ne se plient pas au schème héréditaire, on en vient à un remaniement de celles-ci dans la fantaisie »[8]. Ainsi la théorie du rêve, à la suite de l’interprétation schopenhauerienne, offre une continuité directe avec la forme logique : « L’image du monde prend naissance en nous par le fait que notre intellect refond les impressions l’atteignant de l’extérieur dans les formes du temps, de l’espace[9] et de la causalité.[10] » Si c’est « la causalité qui crée le lien entre le temps et l’espace »[11] Freud ne l’inscrit pas pour autant dans la linéarité de l’histoire. Alors que « l’enchaînement causal est la forme qui caractérise la veille, chaque rêve pris à part présente aussi cette même connexion »[12]; au même titre que le « grand homme » du monothéisme et le Père du totémisme prennent « une place dans la chaîne ou plutôt dans le réseau des causes déterminantes »[13].

Dans le rêve, c’est surtout l’homme instinctif, d’un état de nature, quli se révèle « tout entier à soi-même dans sa nudité et sa misère native ». L’inconscient y trouve sa présentation « dans des lieux souterrains, eux qui, les autres fois, […] avaient signifié le ventre de la femme ou le ventre de la mère. “En bas“ dans le rêve se rapporte très souvent aux organes génitaux, le “en haut“ qui s’y oppose se rapporte au visage, à la bouche ou au sein. Par les animaux sauvages le travail du rêve symbolise en règle générale les pulsions passionnelles — aussi bien celles du rêveur que celles d’autres personnes […] qui sont les porteurs de ces passions ». C’est en raison de cette capacité du rêve à faire émerger « ces impulsions étrangères à notre conscience morale »[14] que L’interprétation du rêve est l’ouvrage qui recense le plus d’occurrences du terme de passion qui nous accapare.

Critique de la raison pure

Le rationalisme mettait tout son poids sur la conscience de soi. Une mise à distance intellectuelle, d’objectivation, en butte à un paradoxe constant du donné : l’objet est un et double. Il doit être déjà donné pour que la connaissance puisse s’en emparer mais également ignoré pour que le processus soit opérant. La confusion aboutit à une universalisation de la subjectivité[15], lieu passionnel par excellence d’un destin voué à l’échec, entre illusion et aliénation. Cette dénaturalisation intenable, l’unité globale de cette subjectivité universelle, passe par la méconnaissance d’un Autre-chose. La réduction phénoménologique employée par Husserl se contentera de mettre le monde entre parenthèses. L’épochè[16] de la psychanalyse passe, quant à elle, par la suspension du jugement de réalité, une compréhension du monde « comme une réalité du même ordre que nos passions ». Une réalité des instincts où « la pensée n’est que le rapport de ces instincts » et « rien de réel ne nous est “donné“ comme réel, sauf notre monde d’appétits et de passions »[17]. Elle marque le retour empirique d’unités passionnelles au sein d’une articulation inédite de contingences.

Si Freud se montrait critique à l’égard d’une philosophie symptomatique d’une vision du monde, Nietzsche s’exprimait, avant lui, de façon encore plus radicale. L’idéalisme serait une tromperie. La sublimation par la conscience demeurerait une forme de volonté de puissance et représente l’ignorance de sa propre origine. Les passions incarneraient la vérité de l’homme. L’ascétisme moral serait une marque de supériorité là où la bienséance n’est que bon goût du vulgaire. « Le problème de la conscience (ou plus exactement de la conscience de soi) ne se pose à nous que du moment où nous commençons à comprendre par où nous pourrions lui échapper […] Nous pourrions en effet penser, sentir, vouloir, nous souvenir ; nous pourrions également “agir“ dans toutes les acceptions du terme, sans avoir conscience de tout cela. La vie entière pourrait passer sans se regarder dans ce miroir de la conscience ; et c’est ce qu’elle fait encore pour nous, effectivement, dans la plus grande partie de son activité, même la plus haute, pensée, sentiment, volonté, qui, si vexante que la chose puisse paraître à un philosophe d’avant-hier, se déroule sans reflet, sans réflexion.[18] »

Princeps métapsychologiques

Freud critique le rapport au réel, profondément narcissique, qu’entretient la philosophie dans sa conception totalisante du monde : une vérité sans reste, « une construction intellectuelle qui résout tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse subsumante »[19]. Une attitude animiste, sur un mode de prise de connaissance spéculaire, où « l’autocritique de la conscience morale coïncide au fond avec l’auto-observation sur laquelle elle est construite. La même activité psychique qui a pris en charge la fonction interne qui livre à la philosophie le matériel pour ses opérations de pensée ». Il souligne l’importance de cette « instance observante et critique, élevée au rang de conscience morale et d’introspection philosophique ». Il se réfère ainsi au phénomène fonctionnel[20] qu’est « la participation de l’auto-observation — au sens du délire d’observation paranoïaque — à la formation du rêve »[21].

C’est bien la tentation solipsiste du désir de penser qu’évoque Freud, au point d’invoquer le droit du psychopathologique à en éclairer la dynamique. Il y a une volonté du psychanalyste à débusquer une problématique pathologique du penser, le savoir du symptôme. Le discours du sujet passionnel serait à rapprocher de celui du philosophe : le dire du logos comme expression symptomatique d’un pathique dans sa prétention à produire de la vérité. La passion est donc cette mise en acte (agieren) d’une animalité, d’un héritage archaïque constamment dépassé par l’activité d’esprit. Elle est la matérialité de la solitude du sujet enchaîné à lui-même, dont l’existence dans le monde constitue une démarche fondamentale « pour surmonter le poids qu’il est à lui-même, pour surmonter sa matérialité, c’est à dire pour dénouer le lien entre le soi et le moi »[22].

Il y a là un principe de plaisir, de l’ordre de la satisfaction substitutive, un plaisir de penser, étrangement proche de celui du renoncement pulsionnel comme acte de soumission à la toute-puissance surmoïque. On s’interroge toutefois sur le gain de plaisir qu’occasionne cette mise à distance du destin et de la réalité du renoncement philosophique. Il y a également, par la dimension heuristique de la situation, une certaine hésitation à dégager une instance d’amour au compte du sacrifice. Une telle hypothèse serait à prendre comme « une régression au mode de pensée qui donna naissance aux mythes […] dans lesquels l’historiographie s’épuisait dans le compte rendu des hauts faits et des destins de personnes individuelles » et dont la seule fierté serait celle d’un « narcissisme intensifié par la conscience d’une difficulté surmontée »[23].

Seulement l’a-temporalité, le hors-le-temps de la métapsychologie ne peut être assimilé à un temps de mythe. L’assimilation du rêve ou du délire au mythe serait la confusion de l’archaïque (de l’Archè grec) avec l’originaire (de l’Ur- allemand) qui reviendrait « à assigner à un trauma ou à un fantasme la fonction intemporelle d’un commencement ab quo et ad quem ». Cette perte du temps (zeit-los) de l’inconscient (un-bewusst) n’est autre qu’une non (re)connaissance du temps (Chronos). Il n’est, en soi, pas plus un in-temporel (un-zeitlich) que l’inconscient n’est un a-conscient (bewusst-los). L’absence de cet unzeitlich chez Freud (négatif issu d’un positif) nous enjoint, en conséquence, d’interroger « la négativité fondatrice et constitutive de ce hors-le-temps »[24].

Représentance de la passion

Au droit de la pulsion, la passion appartient pleinement au cadre de pensée représentationnel. Une vorstellungslehre qui fait fond sur les acquis kantiens. Ainsi « affections et passions sont essentiellement distinctes ; les premières relèvent du sentiment dans la mesure où celui-ci, précédant la réflexion la rend impossible ou plus difficile »[25]. Une dualité qui est réintroduite au sein de l’examen métapsychologique de la dynamique pulsionnelle. La poussée psychique d’origine somatique qui tend à se satisfaire au moyen d’un objet, la pulsion donc, ne trouve son expression psychique que par ses représentants, ou plutôt devrions-nous dire ses représentances.

La représentation en tant qu’élément psychique (vorstellung) n’est qu’un des modes de représentance. Elle est le représentant-représentation d’une opération économique d’investissement. Cette création psychique se distingue en cela de l’affect qui est de l’ordre de la décharge, de la dépense, de la perte. Si la notion d’affect est placée au premier plan, la notion générique d’affectivité est relativisée. Peut-être parce que la théorie de l’affectivité est implicitement abordée par Freud au travers de la théorie de la libido : « Libido est une expression provenant de la doctrine de l’affectivité. Nous appelons ainsi l’énergie, considérée comme grandeur quantitative — quoique pour l’instant non mesurable —, de ces pulsions qui ont à faire avec tout ce que l’on peut regrouper en tant qu’amour.[26] » Cette affektivitätslehre n’est autre que le conatus de Spinoza, cet effort de tout étant-existant à persévérer dans son être, qui appartient à l’être humain mais également à la nature. Si la conception appartient au domaine de l’âme et du corps, le noyau appelé amour par Freud n’écarte pas « le dévouement à des objets concrets et à des idées abstraites ».

La passion serait la forme que prend « la prédominance de l’affectivité et de l’animique inconscient » de la masse, qui voit disparaître « la personnalité individuelle consciente » avec « la tendance à l’exécution non différées d’intentions émergentes ». « Un état de régression à une activité d’âme primitive, telle qu’on pourrait justement l’attribuer à la horde originaire ». Le passionné serait l’homme à l’entrée de l’histoire que Nietzsche attendait de l’avenir. Ce surhomme libre, dont les « actes intellectuels étaient, même dans l’isolement, forts et indépendants » et la « volonté n’avait pas besoin du renforcement par celle des autres ». Un homme dont « le moi ne céderait rien de superfétatoire aux objets »[27]. Si l’affectif est défini classiquement comme le caractère générique du plaisir, de la douleur et des émotions, la petite unité qu’est l’affect, par son fonctionnement, relève de l’événement. Il exprime quelque chose du fonds corporel, et est en cela bien subi. Mais c’est au titre d’élément mobile que l’affect acquiert une signification psychique. Une psychomotricité qui passe par la décharge, le noyau économico-dynamique, et la motion pulsionnelle. Il figure l’accès à la pulsion comme manifestation du quantum d’affect[28].

Cheminement de la passion

Dans l’ordre del’acte de pensée, la (re)présentation (vorstellung) est donc une représentation-but (zielvorstellung). Ce présenter est une objectivation, une substantiation, servant le but du refoulement : inhiber, réprimer l’affect. Dans l’ordre de la symbolisation, de la figuration (Darstellung), se représenter est essentiellement une représentation inconsciente, subjective voire réflexive. L’affect doit être alors vu comme le reste de la pulsion une fois la représentation prise en compte, ce qui n’a pu être perçu pour exister. Si le refoulement réalise la séparation de l’affect et de la représentation, l’affect ne se réalise que dans « la percée qui lui donne une nouvelle façon d’être représenté dans le système conscient ». Il doit se mettre en quête d’une autre représentation de substitut. Le devenir conscient n’est, en cela, pas « un pur et simple acte de perception mais vraisemblablement aussi un surinvestissement, un nouveau progrès dans l’organisation psychique ». On voit ici la trace de l’activité compulsive du penser passionnel.

À partir de cette amorce, ou cette ébauche, qui n’est pas parvenue à se développer, l’affect ne tient pas en place et c’est en électron libre qu’il se comporte. C’est le déclenchement d’un réseau d’expressions, parfois des plus inattendues, auquel aboutit la tension entre l’abstraction inconsciente et l’affleurement conscient. Le remaniement topique aboutit à un Moi comme « partie du Ça modifié sous l’influence directe du monde extérieur ». « La perception joue pour le Moi le rôle qui dans le Ça échoit à la pulsion. Le Moi représente ce qu’on peut appeler raison et bon sens, au contraire du Ça qui contient les passions. » S’il exerce, à l’image du cavalier bridant le cheval, la domination sur les accès à la motilité, il n’en reste pas moins « avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface ». C’est ainsi que, de la même manière que « l’agitation des passions inférieures se produit dans l’inconscient », « un travail intellectuel délicat et difficile […] peut aussi être fourni préconsciemment sans venir à la conscience ». Aussi, « le plus profond, mais aussi le plus élevé chez le moi peut être inconscient »[29].

La passion en soi

Conscience morale, autocritique et culpabilité peuvent donc être du « rester-inconscient » qui participe de la résistance. La performance suprême du Moi consiste alors « à décider quand il est plus approprié de dominer ses passions et de se plier à la réalité ou bien de prendre leur parti et se mettre en position de défense contre le monde extérieur ». Il n’existe en cela « aucun antagonisme naturel entre Moi et Ça, ils participent l’un de l’autre »[30]. De simple instance refoulante et opposante (pulsion d’autoconservation du Moi) le Moi devient un grand réservoir de libido. De premier objet, il devient, vis à vis des objets extérieurs, la source dont émanent les investissements. L’harmonie devient l’enjeu de la balance énergétique entre les deux investissements que sont la libido narcissique et la libido d’objet d’un Moi en lutte pour la maîtrise de sa tâche économique. « Lorsque le Moi est obligé d’avouer sa faiblesse, il éclate en angoisse, angoisse de réel devant le monde extérieur, angoisse de conscience morale devant le Surmoi, angoisse névrotique devant la force des passions dans le Ça.[31] »

Le sentiment de soi de l’être humain gravement menacé cherche à être débarrassé de l’effroi et impulse « par un intérêt pratique des plus forts » le désir de savoir. L’humanisation de la nature permet d’approcher des forces et destins qui resteraient éternellement étrangers s’ils demeuraient impersonnels. La quiétude dans l’inquiétant permet d’élaborer l’angoisse dénuée de sens. « On est peut-être encore sans défense, mais on n’est plus dans la désaide et paralysé, on peut pour le moins réagir.[32] » Le Moi « a intercalé, entre le besoin et l’action, le travail de pensée, cet ajournement pendant lequel il exploite les restes mnésiques de l’expérience »[33]. C’est en cela que « l’analyse doit instaurer les conditions psychologiques les plus favorables aux fonctions du Moi ». Elle ne peut s’assigner « pour but d’abraser toutes les particularités humaines au profit d’une normalité schématique, ni même d’exiger que celui qui a été “analysé“ à fond n’ait plus le droit de ressentir aucune passion »[34].

La passion du transfert

Mieux encore, la passion participe du transfert. Toute analyse, toute perlaboration, toute abréaction est le fruit de la passion dans « ce combat entre médecin et patient, entre intellect et vie pulsionnelle, entre connaître et vouloir agir ». La psychanalyse n’est-elle pas, elle-même, le fruit d’une passion ? Ce qui se joue dans les phénomènes de transfert, là où la cure invite à la remémoration, c’est l’aspiration du malade à reproduire les motions pulsionnelles « conformément à l’a temporalité et à la capacité hallucinatoire de l’inconscient »[35]. Les réactions mettent à jour[36] et c’est la trace de la libido, qui a échappé au conscient, que l’on suit. Il suffit qu’un excès de transfert positif mette le feu à la cure et c’est un transfert négatif qui se met en place, un transfert à proprement parler passionnel qui menace le cadre et le but de la situation psychanalytique. « Face aux passions […] on obtient peu de choses avec des discours sublimes. » Devant un tel débordement, devancer le travail d’élaboration, « inviter à la répression pulsionnelle, au renoncement et à la sublimation » serait perçu par le patient comme un outrage qui ne manquerait pas de susciter la vengeance. « On aurait fait alors qu’appeler le refoulé à la conscience, pour le refouler de nouveau avec effroi.[37] »

Le ravissement[38] du feu ne peut s’opérer que dans le renoncement au plaisir de l’éteindre avec sa propre eau[39], tentation forte signifiant « une lutte empreinte de plaisir avec un autre phallus ». Une exigence de renoncement pulsionnel qui ne saurait être mis en œuvre sans un certain « plaisir-désir d’agression ». Hostilité qui ne manquerait pas de provoquer en retour un sentiment de culpabilité. Un feu dévorant et consommant dont renaît de ses cendres le phénix, « qui de chacune de ses morts par le feu ressort rajeuni et qui vraisemblablement [exprime] le phallus ranimé »[40]. Une prise de conscience sous l’emprise de désirs et de fantasmes inconscients avec un sentiment d’actualité d’autant plus vif qu’il en méconnaît l’origine et le caractère répétitif. Un acte de penser, une pensée faite acte pur, « un animisme sans actions magiques », qui passe par « la surestimation de l’enchantement du mot ». Un atypisme qui repose avant tout sur « la croyance que les processus réels du monde suivent les voies que notre pensée entend leur assigner ».

Mise en discours de la passion

La possession d’une telle vision du monde a l’idéal avantage pour l’homme « d’assigner une place à ses affects et à ses intérêts ». L’intention n’en reste pas moins lacunaire et son attachement à l’illusion, méthodologiquement, « s’égare en surestimant la valeur de connaissance de nos opérations logiques »[41]. La passion pêcherait ici par excès de rationalisme pour apparaître avant tout philosophème, soutenant un discours donné comme système. Un privilège accordé aux mots, aux maux de la logique, qui pourrait tenir au fait que l’investissement de la représentation de mot « constitue la première des tentatives de restauration ou de guérison ». Un phénomène dont Freud a montré la dominance dans le tableau clinique de la schizophrénie. Les représentations de mot y sont traitées comme des représentations de chose, sur le mode de perception et selon les lois du processus primaire. Une analyse qui n’est pas sans rappeler le lien fait par Geza Roheim entre pensée magique et schizophrénie. C’est en conséquence « la prédominance de la relation de mot sur la relation de chose » qui confère à la formation du substitut son « caractère déconcertant ».

« Ces efforts prétendent regagner les objets perdus, et il se peut bien que, dans cette intention, ils prennent le chemin vers l’objet en passant par le part-mot de celui-ci, auquel cas il leur faut alors se contenter des mots à la place de choses ». Il y a là une magie verbale qui ne travaille pas à l’imagination mais cherche à soutenir l’objet-pensée au sein d’une fonction de pare-excitation. Un compromis d’objet-réponse, à rapprocher du fétichisme, qui tente de symboliser le manque. « Lorsque nous pensons abstraitement, nous sommes en danger de négliger les relations des mots aux représentations de choses inconscientes »[42]. Survient une perte de contact avec la chose et la possibilité donnée à la névrose de regagner ses objets aboutit au surinvestissement de la représentation verbale, aux restes verbaux de la chose. Un habitus qui va des choses aux mots dont Freud prend acte de la répétition dans le domaine intellectuel[43].

Cette mise en discours ou ses conditions de production, essentielles à la compréhension du langage de la passion, nous invitent à considérer l’approche sémiotique de Herman Parret. C’est en philosophe du langage qu’il aborde le sujet et insiste « dans l’analyse du discours sur la centralité de l’énonciation ». Une énonciation qui passe par le métalangage, non transparente, dont « l’apparat logiciste est inopérant ». Les passions ne seraient que le déploiement de désirs et de volontés, d’obligations et de nécessités, d’intentions et de jugements. Un réseau de raisons comme autant de modalités qui font que « l’objet — l’énonciation dans et au-delà de l’énoncé, la subjectivité comme horizon d’abîme, le pathos rendu opaque — se montre »[44]. Une compétence passionnelle au sein d’un creux subjectif, une expérience intérieure capable d’empathie[45], où le sujet se met en quête d’un objet de valeur vers lequel il tend avec constance. Une directionnalité qui constitue une relation d’intentionnalité d’un être dirigé-vers. Un sujet éthique, plus attaché à la valeur de l’objet (devoir moral ou logique) et à la nature de la relation à l’objet (intentionnalité), dont le vouloir (désir) est dépendant d’un savoir (jugement)[46]. Attachement qui peut passer par la croyance en « certains liens de tendresse avec les contenus »[47].

La compétence passionnelle

Cette compétence passionnelle évoque immédiatement la capacité dépressive de Pierre Fédida : « cette dépressivité nécessaire à la vie pour rester vivante et ainsi se soustraire à l’excès des excitations. » Surviendrait alors un état déprimé lorsque la vie psychique n’a pu se donner la dépressivité nécessaire. Un état déprimé qui renvoie à « une relation interne avec l’émergence du sens (du psychique) dans les formes élémentaires du contact et de la résonance, dès qu’il y a communication humaine »[48]. Le déprimé est coupé du contact, un symptôme (expression pathologique) qui préviendrait une mélancolie latente (la pathologie même). Le compromis, figé dans un état intermédiaire, semble échapper à une représentation de contenu et signe le vide qui vise à empêcher de se représenter un objet. Ce qui se trame dans la mélancolie, c’est « une multitude de combats un à un pour l’objet, dans lesquels haine et amour luttent l’une avec l’autre, l’une pour détacher la libido de l’objet, l’autre pour affirmer cette position de la libido contre l’assaut »[49].

Dans le cas de la schizophrénie, évoquée plus tôt, est barré le commerce entre investissements de mots (Pcs) et investissements de chose (Ics). Ce sont les mots eux-mêmes qui deviennent objet de l’élaboration. Il n’y a pas de régression topique. Au contraire du rêve où les mots sont ramenés aux représentations de chose. Dans le travail de condensation du rêve les mots sont fréquemment traités « comme des choses et connaissent alors les mêmes compositions que les représentations de chose »[50]. Dans le cas de la passion, il n’existe pas à proprement parler d’obstacle et c’est un long et lent processus de deuil qui semble à l’œuvre. Un détachement qui délègue au refoulement l’ambivalence constitutive de la mélancolie. Subsiste néanmoins un état morbide de l’activité de pensée et c’est dans le jeu de mots que nous pourrions en trouver les traits. C’est en effet dans le trait d’esprit que nous retrouvons l’attitude la plus proche qui consiste « à mettre la représentation de mot (acoustique) elle-même à la place de la signification que lui donnent ses relations aux représentations de chose ».

La représentation de mot « apparaît comme un complexe clos »[51] qui ne trouve sa connexion avec la représentation d’objet[52] que dans son extrémité sensible (sonore). La perte de connexion vaut pour perte de signification, un trouble de l’activité associative au centre du langage. En jouant sur les mots, le sujet passionnel progresse dans son discours « selon les associations « externes » de la représentation de mot au lieu de le faire selon les associations « internes », selon les termes de la formule »[53]. Si les associations verbales sont maintenues, elles le sont au détriment de l’association symbolique, au cœur de la première topique, en son épicentre, le préconscient. Cette aphasie asymbolique signale la fente imposée par la contradiction entre le déni et la reconnaissance du manque, entre la représentation de la castration et l’irreprésentable de la Chose. Un trou que l’économie de la passion tente d’investir et d’occuper la place. On comprend mieux maintenant ce qui restera la référence littéraire que Freud aura le plus citée. « En attendant que la philosophie assure la cohésion de l’édifice du monde, elle [la nature] assure le fonctionnement par la faim et par l’amour »[54].

Vincent Caplier – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

https://www.analysebuissonniere.fr/publications.html


[1] Les spéculations philosophiques trouvent leur rang entre les systèmes religieux et les formations d’idéal, parmi les idées qui s’imposent à la vie collective de l’homme.

[2] Vincent Caplier, Une brève notion du temps : du Logos aux topoï, 2021.

[3] Michel Meyer, Le philosophe et les passions, 1991.

[4] Sigmund Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile, 1918 [1914].

[5] Formes néanmoins peu définies et qu’il assimile à l’instinct animal.

[6] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920.

[7] « La thèse kantienne selon laquelle le temps et l’espace sont des formes nécessaires de notre pensée peut aujourd’hui être soumise à discussion sur la base de certaines connaissances acquises par la psychanalyse. » Ibid.

[8] Sigmund Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile, 1918 [1914].

[9] Un note de l’édition Quadrige d’Au-delà du principe de plaisir nous enseigne qu’une phrase supplémentaire dans le manuscrit de 1920 indique que ce « n’est cependant pas l’espace, mais la matière, la substance ».

[10] Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, 1900.

[11] Arthur Schopenhauer, Du monde comme représentation, 1818.

[12] Freud, op. cit., 1900.

[13] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939.

[14] Freud, op. cit., 1900.

[15] « Le concept d’un monde intelligible n’est donc qu’un point de vue, que la raison se voit obligée d’adopter en dehors des phénomènes afin de se concevoir elle-même comme pratique, ce qui ne serait pas possible si les influences de la sensibilité étaient déterminantes pour l’homme. » Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785

[16] Au sens de la philosophie moderne de mise en suspens de la thèse naturelle du monde.

[17] Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal, 1886.

[18] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882.

[19] Sigmund Freud, Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, 1932.

[20] Freud reprend à son compte une contribution Herbert Silberer sur les phénomènes hallucinatoires symboliques qu’il considère comme « l’un des rares compléments à la doctrine du rêve dont la valeur soit incontestable ».

[21] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914.

[22] Emmanuel Lévinas, Le temps et l’autre, 1948.

[23] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939.

[24] Pierre Fédida, Temps et négation. La création dans la cure psychanalytique in Psychanalyse à l’Université, 1977.

[25] Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, 1797.

[26] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921

[27] Ibid.

[28] Quantum d’affect qui correspond à « La pulsion pour autant que celle-ci s’est détachée de la représentation et trouve son expression adéquate à sa quantité dans des processus qui nous deviennent sensibles comme affects. » Sigmund Freud, Le refoulement, 1915.

[29] Sigmund Freud, Le Moi et le Ça, 1923.

[30] Sigmund Freud, La question de l’analyse profane, 1926.

[31] Sigmund Freud, op. cit., 1932

[32] Sigmund, L’avenir d’une illusion, 1927

[33] Sigmund Freud, op. cit., 1932

[34] Sigmund Freud, L’analyse finie et l’analyse infinie, 1937.

[35] Sigmund Freud, Sur la dynamique du transfert, 1912.

[36] « Le malade attribue aux résultats de l’éveil de ses motions inconscientes existence au présent et réalité », ibid.

[37] Sigmund Freud, Remarques sur l’amour de transfert, 1915 [1914].

[38] Ravissement pouvant à la fois exprimer prendre de force et exaltation.

[39] Une tonalité narcissique dont le contre-transfert n’est pas totalement exempt.

[40] Sigmund Freud, Sur la prise de possession du feu, 1931.

[41] Sigmund Freud, op. cit., 1932.

[42] Sigmund Freud, L’inconscient, 1915.

[43] « Il se consacra à la spéculation philosophique et il attachait une grand importance aux noms des choses. Chez ce patient, quelque chose de similaire à ce qui s’était passé dans le domaine érotique arriva donc dans le domaine intellectuel : il détourna son intérét des choses vers les mots, qui en quelque sorte habillent les idées. » Sigmund Freud, La genèse du fétichisme, 1909.

[44] Herman Parret, Les passions, essai sur la mise en discours de la subjectivité, 1986.

[45] « L’empathie est la passion-désir par excellence, en ce qu’elle combine le subjectif et l’universel. »

[46] Herman Parret dégage une constante thématique qui se concentre autour de quatre questions-clé et que l’on trouve au sein de la typologie des passions de Spinoza dans l’ordre vouloir, savoir, pouvoir, devoir.

[47] Sigmund Freud, op. cit. , 1927.

[48] Pierre Fédida, La modernité de la dépression, 2000.

[49] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917.

[50] Sigmund Freud, op.cit., 1900.

[51] Sigmund Freud, Sur la conception des aphasies, 1891.

[52] La représentation de chose est un complexe ouvert connecté par l’ensemble de ses parties constitutives (représentations visuelles, acoustiques, tactiles, kinesthésiques…). Parmi les représentations d’objet, ce sont les associations visuelles qui représentent l’objet, de la même manière que l’image sonore représente le mot.

[53] Sigmund Freud, Le trait d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905.

[54] Friedrich Schiller, Les sages du monde, 1795

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

L’affaire Sharon Tate – Psychopathie et complexe fraternel

Nicolas Koreicho – Février 2023

Résumé

Mariage Roman Polanski – Sharon Tate – Crédit photo – Archives AFP

L’affaire Sharon Tate est celle de l’assassinat de cinq personnes : Sharon Tate, 26 ans et enceinte de huit mois, trois de ses amis, un producteur, sa fiancée, un coiffeur célèbre, et un ami du gardien de la villa, précédé d’actes de barbarie, par des membres d’une sorte de secte hippie, la « famille Manson », dans la nuit du 8 au 9 août 1969, à Los Angeles.
Quatre membres de la secte, trois femmes et un homme, ont pénétré dans une maison qu’occupent l’actrice Sharon Tate et le réalisateur Roman Polanski, absent à ce moment. Les tueurs se sont rendus coupables d’autres méfaits et d’autres meurtres dans la région et ont été condamnés à la prison à vie en 1972. C’est Charles Manson, le chef de la secte, qui a commandité les assassinats, commis par des adeptes – principalement des femmes – de la communauté installée dans un ranch de Californie, au sein de laquelle passages à l’acte, drogues et esclavages sexuels avaient libre court.
Nous analyserons le « fait divers » à la lumière du contexte historique primitif, du concept et du complexe fraternel, du phénomène sectaire et de sa propension à conforter des « solutions » psychopathologiques désastreuses, sur le plan personnel et sur le plan collectif, vis-à-vis des individus. Enfin, nous ouvrirons notre propos sur les liens existant entre psychose et psychopathie pour terminer en perspective d’une future recherche sur passion/pulsion.

Sommaire

– Fait divers
– Tarantino. Il était une fois à Hollywood
Le complexe fraternel parmi les concepts psychanalytiques
– Freud et le fraternel
– Le chaudron sectaire
– « Solutions » psychopathologiques
– Psychose et/ou psychopathie
– Retour à la Horde primitive

Fait divers

L’affaire Sharon Tate est le « fait divers », qui fit grand bruit à l’époque, de l’assassinat tout d’abord de cinq personnes, Sharon Tate, 26 ans et enceinte de huit mois, trois de ses amis, un producteur et sa fiancée, un coiffeur célèbre, et un ami du gardien de la villa, les meurtres et actes de barbarie ayant été perpétrés par des membres d’une sorte de secte hippie, la « famille Manson » (Manson Family), dans la nuit du 8 au 9 août 1969, à Los Angeles.
Quatre membres de la secte, trois femmes et un homme, pénètrent dans une maison qu’occupent l’actrice Sharon Tate et le réalisateur Roman Polanski, absent à ce moment. À l’époque, dans les mois pendant lesquels se sont déroulés les faits, les tueurs se sont rendus coupables d’autres meurtres dans la région et ont été condamnés à mort en 1971, peine commuée en prison à vie en 1972.
C’est Charles Manson, le chef de la secte basée au Spahn Ranch, qui a commandité les assassinats, commis par des adeptes – la secte est constituée presqu’exclusivement de filles (pourquoi ?) – de cette communauté installée dans un ranch de Californie, dans laquelle passages à l’acte, usage de drogues généralisé et esclavages sexuels ont libre court.
Il est pertinent dans un premier temps, pour la suite de notre développement, de noter que le terme « famille » est régulièrement employé pour nommer l’emprise sectaire d’un groupe d’individus qui partage, à des degrés divers, une même psychopathologie, ainsi que cela fut le cas pour les membres du mouvement sectaire des convulsionnaires[1]. D’un autre côté, il ne nous apparait pas utile de valoriser les assassins de Los Angeles en appelant par leur nom les membres de ce groupe qui n’ont jamais existé qu’à travers cette communauté d’appartenance à une pratique hors limite, folle, meurtrière, et, comme son chef, sans honneur, la question des limites imposées par la morale et par la loi ayant, dans la problématique psychopathique de cette affaire, sa place.
Les hôtes de la maison du 10050 Cielo Drive à Los Angeles – louée auparavant par le producteur Terry Melcher et son amie Candice Bergen, lequel avait refusé à Manson un contrat de musique, ceux-là étant les cibles visées par les meurtriers ce soir-là – sont bien en dehors de la médiocre « famille » Manson et comptent, lors de la fameuse soirée, l’actrice de cinéma et mannequin Sharon Tate, sur le point d’accoucher, femme du réalisateur Roman Polanski, l’ami et ex-amant de celle-ci Jay Sebring, coiffeur renommé, Wojciech Frykowski, ancien producteur, scénariste et garde du corps de Polanski, Abigail Folger, maîtresse de Frykowski, héritière de la fortune des cafés Folgers.
Sharon Tate avait laissé trois semaines auparavant Roman Polanski en Europe travailler sur un projet de film. Le producteur de musique Quincy Jones, ami de Jay Sebring, devait les rejoindre à cette soirée, et avait décommandé sa visite. Steve Mac Queen devait également s’y trouver. Autrement dit, c’est la crème des artistes, acteurs et producteurs en vogue qui étaient censés se retrouver ce soir-là[2].
L’ordre avait été donné par Manson de « […] détruire totalement tout le monde, aussi horriblement que possible ».
Le lendemain, trois des meurtriers ont, dans un second temps, assassiné Leno et Rosemary LaBianca, un couple argenté de Los Angeles. Les individus sectaire – nous n’osons pas dire les sujets tant ils sont loin d’eux-mêmes – ont été accusés d’avoir tué ce même été, toujours sous l’ordre de Manson, Gary Hinman, professeur de musique et Donald Shea, cascadeur.
 Nous verrons en quoi les adeptes de la secte, plutôt défavorisés physiquement et démunis intellectuellement, hormis l’effectivité brutale d’une banale pulsion de destruction, se sont attaqué, d’une manière ou d’une autre, à un grand nombre de jeunes gens, brillants quant à eux et qui avaient, à l’inverse des premiers, réussi.

Tarantino. Il était une fois à Hollywood

Tout au long du film de Tarantino, Once Upon a Time in Hollywood, film d’une qualité cinématographique tout américaine dans sa perfection, à des années lumières de la production française, mais aussi empreint d’un humour et d’une perception fine des inconscients en jeu, nous retrouvons les personnages de cette époque et de ce milieu, l’ensemble correspondant à l’intuition perceptive du cinéaste selon laquelle des transferts complexes, d’amour et de haine, se sont développés alors dans une sorte d’improbable pseudo-fratrie sociale. Le scénario décrit les contextes de lieu, de temps et de personnes en mettant en valeur les liens, à la fois largement inconscients et reposant sur le hasard des situations et des rencontres, qui présidèrent aux basculements à l’œuvre à cette époque et aux transferts dont les protagonistes furent les objets[3], les uns comme sujets de leur pathologie, les autres comme victimes de leurs agresseurs.
Au début du film de Tarantino, les hippies et les acteurs de second niveau sont placés en concurrence. Ainsi, les filles de la communauté établie dans un ranch de Californie font, écologistes avant l’heure, les poubelles des supermarchés sous les affiches tapageuses de ces acteurs de l’époque.
A contrario l’on voit passer, tout au long du film, Polanski et Sharon Tate, ceux-ci étant placés au-delà, au-dessus du quotidien des acteurs et des hippies, paraissant sortis d’une autre époque, avec leur allure singulière et à l’avant de leur MG T-Type vert anglais milieu de siècle.
Sharon bénéficie d’un traitement relativement sobre et néanmoins d’une insolente suggestion, au moins sur le plan esthétique, et Polanski, chemisier à jabot et redingote en velours bleu roi, apparaissent tous les deux vêtus comme des aristocrates d’un autre temps, pour l’un du nom et de la lignée, pour l’autre de la beauté et d’une élégante souveraineté, cependant que quasiment aucun dialogue ne s’exprime dans la bouche de ces deux célébrités d’alors. L’impression laissée par les deux créatures, quasi éthérées, est celle qui émane des vies dorées d’adolescents insouciants, inaccessibles et gentiment dépravés.
En opposition avec ces jeunes choisis par les dieux, ou par l’amour, les conflits fratricides ne paraissent intéresser à la bataille, outre les hippies déjà déclassés – négligés –, que les petits acteurs du peuple hollywoodien, ce qui suffit pour empêcher la première de ces deux catégories-là de devenir, et pour promettre à la seconde d’une lutte sans merci pour advenir, au moins en tant que sujets. Les vraies stars brillent, au-dessus des jaloux, et ne se préoccupent pas de rivalité. Ils sont, cependant que les délaissés font.

Le complexe fraternel parmi les concepts psychanalytiques

La question de la jalousie, secondaire à la rivalité, elle-même descendant de celle de la haine originaire fratricielle, se pose d’emblée dans les déboires qui avaient émaillé les relations de la secte avec ceux qui, dans ce monde du spectacle, avaient réussi.
Nous savons, depuis Totem et Tabou[4], que le lien fraternel est prototypique du lien social. C’est confirmer que ce lien se construit sur la Loi symbolique, ses proscriptions et ses prescriptions, et qu’il se constitue à partir d’un lien paradigmatique, émanation du système de l’Œdipe, fondateur de la relation d’objet et de l’altérité, du passage de la nature à la culture, dans la prise en compte de la différence des sexes et des générations, avec le développement de l’idéal du Moi et du Surmoi. Ce lien se constitue également à partir d’un lien syntagmatique, constitutif du système du narcissisme, charpenté pour une large part de la relation intersubjective au semblable et intrasubjective à soi-même, ainsi que du complexe de castration, qui, selon le registre de la différence des sexes, fait que la fille éprouve vis-à-vis du frère l’envie du pénis et, à ce titre, suscite l’hostilité de celle-ci, a fortiori si l’idée qui prévaut est de telle sorte que la fille considère que le fils est perçu comme l’objet favori – ou détesté – de la mère et du père. Cette envie représente d’ailleurs une source de persécution interne (Mélanie Klein) qui non seulement provoque une agressivité de tous les instants envers le frère aîné – et une déception envers le frère puiné – et une hostilité – forcenée chez les personnalités limite – vis-à-vis de celui qui est dans les deux cas le rival à éliminer, en tant qu’il présuppose l’apanage de l’attention parentale dans une préséance vis-à-vis des plaisirs autorisés et des interdits structurants, sous l’éclairage de l’ambivalence œdipienne dans la construction des affects et selon la possibilité développementale d’un idéal du moi (psychiquement bisexuel), et d’un moi idéal (accueillant sur le plan narcissique).
Le complexe fraternel nous aide à comprendre en quoi et par quels truchements la conflictualité traverse les relations narcissiques fratricielles (syntagmatiques) de manière d’ailleurs corrélative aux relations œdipiennes (paradigmatiques).
Le complexe fraternel témoigne non seulement d’un déplacement et d’un investissement secondaire du complexe d’Œdipe, mais il est en outre l’objet d’une configuration et d’une actualisation particulière des affects d’amour, de haine, d’envie, de jalousie, de rivalité, d’avidité et de gratitude, ainsi que, sur un autre versant plus modéré, et dans le meilleur des cas, d’ambivalence.
La question de la horde primitive[5] y tient une large place, et nous la pouvons résumer ainsi : le père ne partage pas les femmes, les frères s’allient pour l’éliminer, puis, comme pour s’en attribuer les qualités, ils le mangent, lequel réapparait en les frères sous le joug de l’autorité, pour permettre la survie de l’espèce, instituer les interdits du meurtre (du père, du frère) et de l’inceste (contre la mère, la sœur), l’animal totémique (représentant ces deux interdits fondateurs) devant être sacralisé, la création d’une alliance entre les frères ainsi que celle d’un Surmoi d’autorité légitime s’imposant alors.
En psychopathologie historique originaire, deux thèmes majeurs des mythes, l’inceste et le fratricide, influent considérablement sur les possibilités interprétatives du complexe fraternel. Dans le récit biblique, Caïn tue Abel car Dieu préfère ce dernier ; Absalom tue Amnon qui a violé leur sœur Tamar ; Jacob rachète le droit d’ainesse d’Esaü pour un plat de lentilles, en tentant par le mensonge d’obtenir la bénédiction du son père Isaac ; Joseph, vendu par ses frères jaloux, est celui qui malgré cela assurera la survie de sa famille et de sa lignée. L’interprétation selon laquelle la rivalité fraternelle est une déclinaison du complexe d’Œdipe par déplacement du père au frère et de la mère à la sœur s’impose dans un premier temps. Cependant, l’Œdipe complet oblige à considérer toute la complexité des relations de haine et d’amour de l’enfant vers chacun des parents, du parent vers chacun des enfants, et des relations parentales et fratricielles croisées complexes qui en découlent.

Freud et le fraternel

« L’observation attira mon attention sur plusieurs cas où dans la prime enfance des motions de jalousie particulièrement fortes, issues du complexe fraternel, s’étaient affirmées contre des rivaux, la plupart du temps des frères plus âgés. Cette jalousie conduisait à des attitudes intensément hostiles et agressives contre les frères et sœurs, attitudes qui purent aller jusqu’au désir de leur mort mais ne survécurent pas au développement. Sous l’influence de l’éducation, sans doute également par suite de leur impuissance persistante, ces motions en vinrent à être refoulées et il se produisit une transformation de sentiments si bien que les ci-devant rivaux devinrent les premiers objets d’amour homosexuels. Une telle issue de la liaison à la mère présente de multiples relations intéressantes avec d’autres processus que nous connaissons… »

Freud S. (1922), Sur quelques mécanismes névrotiques de la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF.

Dans le complexe fraternel freudien, en partageant un développement de René Kaës[6] extrapolant à partir des positions freudiennes, les relations fratricielles se développent de deux façons entre les membres de la fratrie sous l’égide d’une part, archaïque, de l’objet partiel, en provenance du corps imaginée de la mère ou d’un des organes imaginaires du sujet, et d’autre part, de la rivalité préœdipienne et œdipienne.
On pourrait compléter cette idée en envisageant toute l’importance des dimensions incestuelles, comme indiqué plus haut, horizontales (syntagmatiques : proprement fratricielles) et verticales (paradigmatiques : proprement œdipiennes), les apports nécessaires de l’imitation, de l’identification et de l’individuation dans la constitution du Moi, et, dans la prise en considération de l’homosexualité comme référence obligée de la relation à l’autre, l’explication première de la bisexualité psychique.
L’accès à la complémentarité, difficile dans la fratrie, pourra d’ailleurs se développer plus aisément, nous le verrons, dans les groupes affinitaires.
Ainsi, les liens entre les affects fratriciels apparaissent négatifs dans un certain militantisme – pas très éloigné de la dynamique sectaire dans le recours à l’agir[7] par exemple, mais aussi dans l’absence de symbolisation de l’autorité (paternelle) et de figuration de la reconnaissance (maternelle) – , et positifs dans les institutions, où les liens sociaux sont d’ailleurs semble-t-il relativement étroits et corollaires aux héritages possibles d’une sorte d’auto-analyse familiale dialogique, impossible dans certaines aires culturelles (Cf. Emmanuel Todd) et limitée chez les personnes par trop aliénées d’affects, au premier desquels la rivalité induite par la haine, non distanciés.
Rappelons que les instances de projection sont, dans le registre paranoïaque, majeurs, inversement proportionnelles aux capacités introjectives, le militantisme n’échappant pas à cette option paranoïde, en tant qu’espace majeur de diversion projective. À l’inverse, les instances de coopération sont, dans le registre obsessionnel du travail précisément et scientifiquement développé et dans le registre hystérique du plaisir de montrer et de démontrer, fructueux dans certains groupes, écoles ou instituts[8].
En effet, le détour par la « lutte des classes » est la plupart du temps – sauf pour les ambitions quasi mégalomaniaques de certains dirigeants de ces mouvements, relativement peu distinguées – une manière admise de faire valoir la déconsidération dont les déclassés se sentent frappés et qui s’en servent malgré eux, dans les motions inhérentes à leur irrésolution inconsciente, comme prétexte à une forme de revanche existentielle sur les nantis (d’affect) en une sorte de piètre[9] rattrapage d’un héritage parental (détourné, spolié au grand dam de ces petites gens qui dans leurs méfaits perdent l’essentiel : comprendre la cause du mésamour parental et intégrer la possibilité de l’amour fraternel) mal évalué, non choisi et non compris.
Ainsi, les marginaux revendicatifs du mouvement hippie nommaient-ils les « autres » des fascists, ou plus gentiment des bourgeois, comme aujourd’hui un certain militantisme extrême nommera « bourgeois » et « fachos » ceux qui n’adhèreront pas à leur idéologie, c’est-à-dire ceux qui, pour ces contempteurs de l’autre toujours déjà rival, ont simplement l’ambition de réussir leur vie dans le respect de certains choix et principes d’héritage moral, et qui seront – sans la pertinence critique que donne un certain travail sur soi – taxés, dans le meilleur des cas, de conservateurs.
Pourrait-il s’agir du deuil impossible dans une version hétéro-agressive (le mépris, le méfait), laquelle n’est pas décrite par Freud selon les attendus de la mélancolie, à l’inverse de l’homo-agressivité caractéristique du trouble mélancolique, essentielle dans ce trouble culminant de l’humeur, particulièrement dans la dimension narcissique du désinvestissement et de l’ambivalence impossiblement appréhendée ?
À cet égard, une histoire des enfants d’Œdipe (Étéocle et Polynice pour les fils, Antigone et Ismène pour les filles) resterait à faire en fonction de leurs destinées et de leurs relations avec leurs fameux ascendants, dans la mesure ou toutes les questions de la distanciation ou des meurtres ou des retrouvailles s’exposent là.
La rivalité et la guerre aussi bien que la coopération et l’alliance ainsi que la distance et l’évitement peuvent s’actualiser des relations entre frères et sœurs ainsi qu’il en est classiquement de l’organisation œdipienne, fût-ce par les jeux approfondis du déplacement (métaphore) ou de la substitution (métonymie), au cours de transformations bien observables dans la cure analytique.

Le chaudron sectaire

C’est d’ailleurs en partie dans l’idée que les horribles assassinats de cette nuit d’été seraient interprétés comme pouvant précipiter une guerre fratricielle (fantasme racialiste avant l’heure), par laquelle, dans la rébellion des personnes de couleur qui auraient été, suite aux conclusions espérées de l’enquête, accusées, Manson s’imaginait pouvoir prendre la tête d’un mouvement afro-américain contre la domination blanche. Des inscriptions sanglantes, « pig », un dessin de patte de panthère « black panther », ont été retrouvées tracées sur les murs[10]. Et voici comment le militantisme, bien galvanisé et appuyé sur des passions fratricielles peut basculer vers le crime.

« Armé de l’album des Beatles dans une main, et de la Bible dans l’autre, Charlie a vu le futur et le futur c’est maintenant. Pour les Noirs, affirme-t-il [Manson], l’heure du karma a sonné. Après des siècles d’humiliation et d’exploitation, les Noirs se soulèveront enfin et commettront des crimes atroces contre les Blancs, déclenchant ainsi une guerre raciale, l’Oncle Sam contre les Black Panthers, la guerre des guerres qui conduira à Armageddon. Helter Skelter. Après tout, les émeutes de Watts en 1965, l’assassinat récent de Martin Luther King et la radicalisation des Panthers, qui prônent désormais la lutte armée, rendent plausible ce soulèvement grandiose qu’hallucine le gourou entre deux volutes de marijuana. Et lorsque l’Apocalypse aura eu lieu, les militants noirs iront chercher Manson au fond de son antre et le supplieront de rebâtir le monde. »

(Jean-Baptiste Thoret, « Charles Manson, Vernis rouge sang sur l’Amérique des sixties » in Libération, 20/11/2017)

Par ailleurs, Manson, enfermé en 1972 puis mort en prison en 2017, à 83 ans, avait été éconduit par les décideurs de l’époque, musiciens, producteurs, célébrités, dans ses tentatives avortées de faire quelque chose[11] sur le plan de la créativité. Comme chacun sait, pervers, certains psychotiques et les psychopathes n’ont pas su transformer les motions de destructivité qui les assaillent en possibilités de sublimation, et, dans le meilleur des cas, en œuvre, fût-elle d’adaptation.
Après une vie de délinquance, émaillée de séjours en prison pour de multiples affaires de droit commun, Manson, le sujet toujours déjà défait, héritier primaire d’un père alcoolique et d’une mère prostituée, tous deux délinquants, incarcéré pour voies de fait, tentative de meurtre, proxénétisme, viols hétéro- et homosexuels, ayant à son actif à 33 ans, déjà 17 ans de prison pour vol de voiture, attaque à main armée, une dernière condamnation à 7 ans de détention pour possession de marijuana, repris de justice ayant tenté de s’établir comme musicien, et qui s’est avéré artiste médiocre et agressif, sans jamais faire montre d’un quelconque talent ou originalité, ce qui au passage n’avait pas été le cas par exemple pour un Dennis Wilson des Beach Boys, à la fois musicien en vogue et adepte secondaire de Manson, personnalité limite malgré tout, dénotant la possibilité d’une sorte de porosité entre les milieux électifs et les milieux sectaires, auquel une chance semble avoir été, à un moment, conférée puis ôtée tragiquement.
La psychopathie patente du gourou – tour à tour « Christ », « messie », défenseur et chef d’une future nation noire souhaitant pouvoir déclencher une guerre entre les afro-américains et les blancs, (autre conflit fratriciel socialisé non élaboré), chef de la « famille » – témoigne à la fois de la dimension mégalomaniaque du tueur, et de sa soumission à une dimension psychotique, sans distanciation possible, comme c’est le cas dans certains aspects agissants (paranoïdes et mégalomaniaques) des catégories maniaco-dépressives et schizophréniques. Il était par ailleurs obsédé par deux titres de l’Album Blanc des Beatles, Piggies et Helter Skelter, dans lesquels il percevait des prédictions apocalyptiques d’affrontement et de retournement de fin du monde.
Nous pourrions à ce stade émettre l’hypothèse d’une psychose sans sublimation réelle, cette forme avortée de sublimation serait ici délirante et/ou interprétative. Pourrait-ce être là l’origine de la psychopathie ? Il nous faut encore avancer.

« Solutions » psychopathologiques

La mégalomanie est le délire le plus courant après le délire de persécution. Ces deux formes vont d’ailleurs naturellement ensemble dans la mesure où la persécution suppose chez le mégalomaniaque une focalisation surévaluée des autres vis-à-vis du sujet.
Selon les recherches effectuées par Appelbaum et al.[12], les délires mégalomaniaques sont les plus fréquents chez les patients atteints de trouble bipolaire (59%), puis chez les schizophrènes (29%), puis chez les dépressifs (21%). Dans l’exemple de Manson, la pathologie la plus proche de ce qui pourrait être une origine à sa psychopathie, catégorie encore aujourd’hui discutée, semble être la schizophrénie paranoïde, où le malade a une conscience de soi démesurée (valeur, personnalité, connaissances, autorité) incluant des délires religieux (se prendre pour Jésus-Christ, pour le Diable) et qui, ici, trouve sa solution délirante dans le crime.
Dans la nosologie freudienne, nous trouvons tout d’abord les références à la mégalomanie dans la description du cas du président Schreber concernant la psychose paranoïaque, puisque les formes de paranoïa peuvent être déduites des contradictions de l’idée, refoulant son homosexualité, « moi (un homme), je l’aime, lui (un homme) ». Ainsi, sont observables soit un délire de persécution (parent du délire de revendication), soit une érotomanie, soit un délire de jalousie[13]. Freud souligne une quatrième possibilité tout aussi contradictoire avec la phrase liminaire qui pourrait être énoncée comme « je n’aime rien ni personne » sous entendant que la libido va forcément quelque part et qu’elle va vers un soi sans mesure, vers un « je n’aime que moi », c’est-à-dire sous la forme d’une mégalomanie qui est bien selon Sigmund « une surestimation sexuelle de son propre Moi ». Les liens qu’il fait avec la paranoïa sont logiques dans l’idée que dans la paranoïa la libido devenue libre est ramenée vers le Moi et utilisée pour le surinvestir.
Nous trouvons ensuite dans Pour introduire le narcissisme[14] les conjonctions entre narcissisme et mégalomanie qui amènent à considérer celle-ci comme un narcissisme secondaire, dans la mesure où la mégalomanie est plus ou moins présente dans toutes les formes psychotiques, puisque la libido est retirée des objets du monde extérieur pour être convertie en une surestimation du Moi plus ou moins maîtrisée.
Enfin, dans son Introduction à la psychanalyse[15], Freud confirme l’idée de ce qu’il nomme alors « manie des grandeurs » et qui provient d’un « agrandissement du Moi », conséquence du résultat de la soustraction de l’énergie libidinale par rapport aux objets déceptifs, suivant en cela la thèse d’Abraham[16] qui proposait l’idée selon laquelle le détachement de la libido des objets comme étant une « contradiction avec le monde » conduisait le sujet à se considérer comme le seul objet, et seul objet sexuel, et seul univers qui vaille. En effet, le délire de persécution, logiquement, implique la présupposition d’un délire de grandeur.
Le théoricien post freudien Henri Ey a décrit[17] le sujet de la mégalomanie, l’envisageant en particulier comme une solution – une réparation délirante – pour l’homme qui chavirerait dans la folie sous le coup d’un « sentiment d’autoaccusation », nous dirions aujourd’hui de culpabilité. En effet, devenir le persécuteur permet à tout le moins d’esquiver la persécution.
Selon cet auteur, dans les mégalomanies des états chroniques des schizophrénies, les thèmes qui s’imposent sont des thèmes de « transformation corporelle, à la fois hypocondriaques, érotiques ou mystiques ». La paraphrénie (cf. Kahlbaum puis Emil Kraepelin puis, brillamment, Clérambault) en est une théorisation exemplaire.

Psychose et/ou psychopathie

Concernant le gourou, l’hésitation est légitime, dans la mesure de l’ambivalence mortifère du criminel, puisqu’à l’âge de 16 ans, Manson est diagnostiqué « agressivement antisocial » par des médecins et à 18, « traumatisé psychique » et d’une « sensibilité blessée par un manque d’amour et d’affection » selon un psychiatre[18] l’ayant examiné.
C’est une question déjà rencontrée pour l’établissement d’un diagnostic chez les terroristes, dans la personnalité desquels la mégalomanie entre pour une large part (c’est le cas mutatis mutandis dans certaines configurations militantes : certaines vêtures discriminantes sont par exemple des formes mineures de mégalomanie, fondamentalement différentes de tenues portées pour signifier une fonction dignitaire d’autres ordres religieux).
Si d’ailleurs l’on s’en tient à l’aspect criminalistique des deux psychopathologies, les passages à l’acte psychotiques relèvent du premier alinéa de l’article 122-1 du Code pénal selon lequel « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. » ou du deuxième alinéa selon lequel « La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable  (L. no 2014-896 du 15 août 2014, art. 17, en vigueur le 1er oct. 2014),  « Toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime[19]. ».
Dans les deux cas, le psychotique n’aurait pas conscience, faute de cette faculté qui lie fantasme et réalité – permise par l’accès à la fonction symbolique[20] – des conséquences de ses actes. En revanche, le psychopathe serait en mesure de les évaluer, voire d’en éprouver du plaisir, dans la mesure où il n’agit pas sous l’emprise directe et immédiate de la pulsion[21].
La psychopathie est également substantiellement différente de la psychose[22] en ce que la psychopathie est une élaboration balbutiante de l’altérité sans l’autre (cf. le concept objet-non-objet de Racamier), une solution mal envisagée, plutôt davantage une résolution non intentionnellement construite ou limitée, même s’il y existe un caractère de préméditation ou d’obsessionalité, avec le pseudo choix d’une des composantes des psychoses, savoir le choix de la criminalité, mais en une réponse sommaire à un sentiment de culpabilité jamais pensé, lui-même probablement appuyé sur un héritage intersubjectif héréditaire « éducatif » sans règle, sans norme, sans limite, puisque jamais réalisé ni donc jamais dépassé.
Quoi qu’il en soit, nous tenterons de répondre à la question du « choix » entre psychose et psychopathie dans notre prochain texte en introduisant dans cette dialectique la question de la perversion.
Toujours est-il que la Psychopathy Checklist de Hare comprend vingt items (symptômes relationnels et affectifs) dont la corrélation constitue le syndrome : fausse désinvolture, séductivité, mensonge pathologique, tendances à l’escroquerie, manipulation, absence de remords et de sentiment de culpabilité, émotions superficielles, insensibilité, manque d’empathie, incapacité de reconnaître sa responsabilité. Le mode de vie et les attitudes antisociales du psychopathe sont : besoin de stimulation, forte propension à l’ennui, mode de vie parasitaire, absence d’objectifs réalistes et à long terme, nombreuses relations « amoureuses » de courte durée, impulsivité, agressivité, irresponsabilité, absence de contrôle du comportement, absences précoces de réparation, délinquance juvénile, révocation de la liberté conditionnelle, promiscuité sexuelle, versatilité criminelle.
Conscient de ses actes, capable de prudence et de préméditation, dénué de toute compassion, empathie ou affiliation, le psychopathe est également, aux dires de la psychiatrie, peu réceptif au caractère dissuasif de la sanction et, par conséquent, pour qui le risque de récidive est des plus élevés.
À ce titre, les législateurs doivent s’interroger sur la signification inconsciente de la récidive comme recherche réitérée des limites.

Retour à la Horde primitive

L’intrusion du groupe de meurtriers, sauvages et désorganisés, opérée par les portes et les fenêtres de la villa, les amenant à blesser et tuer un simple visiteur du gardien du lieu, se passe sous cet aspect de la frustration vengeresse, confortée par la contagion de Manson du délire mégalomaniaque aux criminels, ainsi qu’en témoigne la réponse d’un des adeptes interrogé par les occupants de la résidence : « Je suis le diable et je suis ici pour faire le travail du diable ».
La barbarie des criminels dénote à la fois la haine de la part des sœurs et frères frustrés – pris définitivement par les passions tristes : haine, jalousie, ressentiment – et la dimension rationnelle d’un point de vue psychopathologique de leurs passages à l’acte, dès lors que la déconstruction de la fratrie relègue ses esprits les plus frustes dans le basculement vers les pathologies limites et les comportements pseudo délinquants, vols, viols, amoralités et détournements d’héritage matériel et abandon d’héritage moral avec impossibilité d’accès  au fraternel, relais moral du surmoi paternel perdu, incestes refoulés, y compris dans l’intégration confortable aux idéologies totalitaires et, partant, à la secte[23]. Quoi qu’il en soit, la Loi symbolique n’est pas accessible, ni a fortiori les valeurs de respect, de loyauté, d’honneur, que l’on acquière principiellement dans la transformation vers le socius, tel que Freud le démontre dans ses écrits dits « sociologiques[24] » par lesquels il introduit les deux destins possibles à la fratrie : identification et consolidation de principes d’amour sublimé, développés en tant que de besoin dans certaines institutions d’autorité bienveillante ou bien, et c’est le cas pour la régression sectaire, union de sexualités s’éteignant dans une satisfaction brève fondée sur le crime et la culpabilité.
Ainsi, dans le film de Tarantino et donc dans la fiction, les héros (les gentils : les personnages principaux) remportent tous les combats contre les criminels (les méchants : ceux qui veulent entrer de force dans un destin qui ne sera jamais le leur), de manière expansive et quasi-épique. Le personnage joué par Brad Pitt déjoue et punit l’inceste, en cours dans le ranch Spahn, et, dans ce même lieu, prête allégeance au père. Ensuite, Brad déjoue et punit le crime, lors de l’intrusion dans la villa, et assure l’autre héros, incarné par Leo di Caprio, de leur alliance fraternelle. Dans un troisième temps, Leo fait alliance avec les personnages stars Sharon Tate et Polanski – emporté par les passions joyeuses, amour, puissance, satisfaction –, gagnant ainsi l’accès à l’autorité tranquille et sécure.
Dès lors, dans le réel, nous pouvons apprécier du point de vue de la métapsychologie freudienne le fait divers en la régression à la horde primitive, réalisée chez Manson à la fois par l’inceste à l’égard des sœurs et par le retour au crime vis-à-vis des frères.
Cet aspect du meurtre réel, ainsi décrit, et celui du meurtre symbolique, pertinemment relevé par Roman Polanski lui-même, coexistent, puisque sa femme, Sharon Tate, aurait selon lui été tuée deux fois : une fois par les adeptes de Charles Manson, la « Famille », une fois par la presse, qui avait d’emblée, pour ainsi dire en fratrie inférieure du point de vue de la célébrité et de la fortune des deux stars, fait le lien entre les mœurs dissolus du tout Hollywood et les soi-disant orgies qui auraient offert un cadre favorable au quintuple assassinat.
Nous pouvons par conséquent observer, dans les conjonctures conclusives des événements de cet été-là, la conjonction de deux types de passion fratricielle ; une passion sectaire, celle, décérébrée, de la part de Manson et de sa communauté de fraternité perverse et incestuelle, et une passion de rivalité, celle, envieuse, de la part d’un certain monde de la presse d’alors et de ses dévoiements. Dans les deux occurrences, l’un régressive et perverse, l’autre inaccomplie et envieuse, les alliances ne furent pas au rendez-vous, le seul sème caractéristique commun des deux camps qui s’imposât ayant été celui de l’ombre[25].
Les deux fratries, meurtrière réelle et meurtrière symbolique, auraient ainsi sans le comprendre jalousé puis, faute de reconnaissance, affronté les frères et sœurs qui, doués de succès, de gloire, de beauté, vivaient une passion que l’on peut qualifier de bourgeoise, de charme et de réussite, incarnée par les personnalités, pourquoi pas, héroïques, de Roman Polanski, de Sharon Tate et, sans doute, de quelques de leurs amis.

Nicolas Koreicho – Février 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

À suivre : Pulsion, passion, amour et crime


[1] L’appellation est encore existante aujourd’hui. Cf. ici notre article : Psychopathologie historique : Eros et Thanatos – Les Convulsionnaires

[2] Les films de Polanski ont la réputation d’être pessimistes, compte tenu de la biographie de l’auteur dans les traumatismes de l’enfance (parents déportés), de l’adolescence (censure sévère du régime communiste sur ses premiers films) et de l’âge adulte. Cette appréciation sombre occulte la passion qui éclaire ses films et qui le fait développer des personnages illustrant pulsions de vie et de mort, dans leurs dimensions névrotiques, psychotiques, narcissiques, dans le respect des règles de l’art. Entre autres :
Le couteau dans l’eau (1962), Répulsion (1965), Cul-de-sac (1966), Le bal des vampires (1967), Rosmary’s baby (1968), Macbeth (1971), Quoi ? (1972), Chinatown (1974), Le locataire (1976), Tess (1979), Pirates (1986), Frantic (1988), Lunes de fiel (1992), La jeune fille et la mort (1994), La neuvième porte (1999), Le pianiste (2002), Oliver Twist (2005), The Ghost Writer (2010), Carnage (2011), La Vénus à la fourrure (2013), J’accuse  (2019).

Merci au ciné-club de Caen pour leurs références : https://www.cineclubdecaen.com/realisateur/polanski/polanski.htm

[3]Quelques-unes des vraies personnes évoquées dans le film Once upon a time in Hollywood :
https://metro.co.uk/2019/08/17/real-people-upon-time-hollywood-sharon-tate-charles-manson-10588210/

[4] Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1913

[5] Op. cit.

[6] René Kaës, « Le complexe fraternel archaïque », Revue Française de Psychanalyse, 2008

[7] Cf. l’article de Charlotte Lemaire, « Le militantisme passionnel », ici, 2023

[8] « L’amour naissant, quand tout va bien, débouche sur l’amour ; le mouvement collectif, quand tout réussit, engendre une institution » Francesco Alberoni, Le Choc amoureux, 1981

[9] Sigmund Freud : « Tout traitement psychanalytique est une tentative pour libérer de l’amour refoulé qui avait trouvé dans le symptôme une piètre issue de compromis » in Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen, 1907

[10] Cf. infra la fascination de Manson pour les chansons Piggies, Helter Skelter, Blackbird, des Beatles.

[11] Et de devenir quelqu’un, autre qu’un criminel.

[12] Appelbaum, Clark Robbins, P. et Roth, L. H., « Dimensional approach to delusions: Comparison across types and diagnoses », The American Journal of Psychiatry, vol. 156, no 12,‎ 1999

[13] Cf. Gaëtan Gatian de Clérambault sur « les psychoses passionnelles » in Œuvres psychiatriques, 1942

[14] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914

[15] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1915

[16] Karl Abraham, « Les différences sexuelles entre l’hystérie et la démence précoce », 1908

[17] Henri Ey, Étude n°19, 1950

[18] L’antisocial personnality disorder (ASPD) et la psychopathie désignent, selon Hare, des troubles différents. Le DSMIV définit les personnalités antisociales suivant une série de sept critères comportementaux : incapacité répétée à se conformer aux normes sociales, tromperie caractérisée par l’escroquerie ainsi que l’usage répété du mensonge et d’identités fictives, impulsivité ou incapacité à planifier, irritabilité et agressivité caractérisées par des attaques ou conflits physiques réguliers, indifférence pour sa propre sécurité et celle d’autrui, irresponsabilité ou inaptitude à honorer ses obligations professionnelles et financières, absence de remords rendue manifeste par l’indifférence affichée et la rationalisation de ses fautes et/ou de ses crimes. Pour être diagnostiqué comme personnalité antisociale, le malade doit posséder au minimum trois des caractéristiques mentionnées, être âgé d’au moins dix-huit ans et avoir rencontré des « troubles de la conduite » avant sa quinzième année.

[19] « Si est encourue une peine privative de liberté, celle-ci est réduite du tiers ou, en cas de crime puni de la réclusion criminelle ou de la détention criminelle à perpétuité, est ramenée à trente ans. La juridiction peut toutefois, par une décision spécialement motivée en matière correctionnelle, décider de ne pas appliquer cette diminution de peine. Lorsque, après avis médical, la juridiction considère que la nature du trouble le justifie, elle s’assure que la peine prononcée permette que le condamné fasse l’objet de soins adaptés à son état. »

[20] Système des représentations individuelles et collectives que nous utilisons pour penser et communiquer.

[21] Le mensonge pathologique, les violations répétées des normes sociales, la victimisation, la tendance à blâmer autrui ou l’intolérance à la frustration caractérisent assez justement le discours psychopathique.

[22] La psychose paranoïaque se manifeste en premier lieu par des délires systématisés. La psychose schizophrénique par des délires non systématisés. La psychopathie (comme la mégalomanie) est une pathologie narcissique secondaire.

[23] Cf. Eugène Enriquez : De la horde à l’état. Essai de psychanalyse du lien social, 2003

[24] Totem et Tabou (1912), Psychologie des masses et analyse du moi (1921), L’avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la culture (1929)

[25] Jankélévitch : La joie est une « pure lumière sans ombre »

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – I

Guy Decroix – Décembre 2022

Le cheval de Troie (détail), Atelier de Giovanni di Ser Giovanni, Panneau de Cassone - Musée national de la Renaissance, Ecouen
Le cheval de Troie (détail), Atelier de Giovanni di Ser Giovanni, Panneau de Cassone – Musée national de la Renaissance, Ecouen

                                                             

«Armstrong, je ne suis pas noir,
Je suis blanc de peau
Quand on veut chanter l’espoir
Quel manque de pot
[…]
Allez Louis, alléluia
Au-delà de nos oripeaux
Noir et blanc sont ressemblants
Comme deux gouttes d’eau».

        Claude Nougaro/Maurice Vander, Armstrong. Sony/ATV Music Publishing LLC

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère Partie I

Sommaire :


Introduction

I Une vision binaire du monde

II L’idée communautaire

  1. Une communauté de semblables
  2. Une éviction de l’altérité
  3. D’une identité universelle à des groupes identitaires

III Manipulations

  1. Arrogance du présent et réécriture de l’histoire
  2. Les impostures linguistiques
    . Féminicides
    . Planning familial
    . La langue
    . Écriture inclusive
  3. Le moment Me Too et le Planning familial
  4. La question du genre
  5. Quelques concepts importés des États-Unis

Introduction

« Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste », telle serait la retentissante phrase attribuée à Freud qui connaissait la puissance subversive de la psychanalyse, phrase adressée à Jung et Ferenczi au cours de la traversée de l’Atlantique. « Empester » le savoir existant serait l’apport de la psychanalyse. Pour Lacan, « Freud a changé l’assiette du savoir humain », c’est-à-dire que désormais l’assise du savoir est branlante. Il s’avèrera au fil du temps que cette peste se mutera en anesthésiant dans l’évolution des pratiques thérapeutiques de l’Amérique du Nord. Les États-Unis pourraient bien aujourd’hui nous retourner une autre peste, en le fruit quelque peu dégradé des travaux de déconstruction des philosophes postmodernes des années 1970 de la French theory, Deleuze et Guattari, Derrida, Beauvoir, Foucault, Barthes, Lacan, Lyotard, à savoir un virus identitaire, racial, tribal, articulé aux études de genre, de race et post-coloniales.
Dans Note sur la suppression générale des partis politiques, Simone Weil[1] livre une analyse sans concession du danger de l’endoctrinement passionnel des partis politiques. « Les partis sont des machines à fabriquer de la passion collective ». Le dictionnaire Larousse nous propose pour définition de la passion : « Mouvement affectif très vif qui s’empare de quelqu’un en lui faisant prendre parti violemment pour ou contre quelque chose ou quelqu’un ».

La « pensée » woke née aux USA semble entrer dans ce profil. Initialement elle se distingue comme mouvement de « revendications légitimes » au sein de la communauté afro-américaine en réaction à des « discriminations » ou « violences policières ». C’est Martin Luther King qui exhortait les jeunes Américains à « rester éveillés », lors d’un discours à l’Université Oberlin, dans l’Ohio, en juin 1965. Ainsi, la jeunesse devait être « éveillée » à toutes oppressions. Allions-nous assister à une nouvelle sagesse à l’instar de Bouddha, qui évoque un éveil des consciences, allions-nous tel Socrate réveiller les consciences endormies de ses contemporains ?  La réalité fut tout autre. À la faveur du mouvement Black Lives Matter et du meurtre d’un jeune noir de 18 ans tué par la police, les revendications se radicaliseront en idéologie fumeuse sur certains campus états-uniens et se généraliseront à toutes les minorités de sexe, de religion, de genre sous le concept d’intersectionnalité, qui se vivront comme des victimes de discrimination de toutes natures et qui réduira le monde à l’affrontement de deux forces antagonistes, le mâle blanc hétérosexuel et les victimes d’injustice et de discrimination. Ces revendications et accusations de dominations s’étendront au domaine des animaux, de la terre, de l’écologie, de l’écoféminisme (Bérénice Levet)[2]. A l’instar de Monsieur Jourdain, prosateur malgré lui, l’homme occidental blanc hétérosexuel, devient criminel à son insu. Les néo-féministes, décoloniaux, indigénistes, accusent l’homme « blanc » de son mode de vie : oppresseur de femmes, raciste, dominateur, destructeur de la planète, et le contraint à la repentance et l’expiation. C’est un nouveau maccarthysme qui sévissait hier dans une atmosphère paranoïaque anticommuniste et qui aujourd’hui se manifeste essentiellement dans la « Cancel culture » ou culture de l’effacement : annulation de conférences, déboulonnage de statues, réécriture de l’histoire, déconstructions diverses…

Notre propos tentera d’éclairer partiellement ce mouvement dans ses logiques et pratiques à la lumière de la psychopathologie psychanalytique.

I Une vision binaire du monde

Pour Alain Finkielkraut nous assistons à un retour inattendu de l’idéologie au sens défini par Hannah Arendt[3] dans Les origines du totalitarisme, c’est-à-dire de la logique d’une idée, « une idée qui se détache de ce qu’est le fonctionnement des idées, et qui finit par adopter sa propre logique, qui devient folle au sens où elle ne reconnaît plus de choses qui peuvent l’arrêter ».
Dans le communisme, exploiteurs et exploités divisaient le monde et pour Paul Nizan deux espèces humaines n’avaient que la haine pour lien.
Dans la révolution culturelle maoïste en Chine, une minorité de jeunes activistes animés d’une pulsion iconoclaste prenaient le contrôle sur le reste de la population en contraignant, entre autres, les professeurs à l’autocritique.
On assiste aujourd’hui en Occident à une telle renaissance avec le wokisme.
Ainsi se déploie la logique de l’idée (idéologie) de domination de l’homme blanc occidental, hétérosexuel, judéo-chrétien sur tout ce qui lui est étranger : la femme, la « race noire », les diverses identités et orientations sexuelles, le musulman, les animaux dans l’antispécisme (de manière satirique, le journal le Gorafi (anagramme de « Le Figaro ») prête à un député le néologisme de « sur moucheron » pour évincer la nomination de  moustique «  trop connotée négativement », et de « surfuret » le putois). En 1990, Marcel Gauchet[4] pointait déjà à juste titre la haine de l’homme sous l’amour de la nature, mais pour Bérénice Levet, sous l’influence de l’éco féminisme, cet homme déjà ennemi de la nature allait muter en homme occidental blanc pollueur et cristallisant tous les péchés. Substitution de signifiant. Le signifiant « dominateur » de Michel Foucault devenait obsolète et remplacé par celui de « prédateur » plus effrayant encore.
Le monde se divise désormais en wokes éveillés, vigilants, conscients et sachants et en somnolents, inconscients et ignorants ou, sur un autre mode, mâles blancs prédateurs hétérosexuels, d’une part, et femmes, minorités sexuelles et raciales sous l’égide de l’intersectionnalité, c’est-à-dire subissant plusieurs formes de domination ou discrimination, d’autre part.
Sabine Prokhoris[5] préfère parler d’un « mouvement de somnambules » plutôt que d’éveillés car ses militants et la masse suiviste est littéralement hypnotisée par les slogans, au sens de l’hypnose définie par Freud où la mère n’est éveillée que par le cri du nourrisson.
La supériorité de « l’éveillé » (étrange dénomination d’ailleurs réservée au bouddhisme), qui s’est hissé au-dessus de la mêlée, n’apparait-elle pas comme un mécanisme de défense surcompensant un sentiment d’infériorité du sujet qui aurait, ce faisant, l’illusion d’accéder à une place sociale absente ou malmenée de son histoire ? Dans cette théorie jungienne le trouble de la personnalité se manifeste par le mépris des autres, la recherche de la domination, et une agressivité exacerbée.
Dans ce monde manichéen les entités risquent de s’affronter entre les binômes dominant-dominé, victime-bourreau, féministe-machiste, antiraciste-raciste, où l’adversaire devient ennemi, où toutes nuances n’ont pas droit de cité, quasiment au sens originaire militaire du terme.
C’est une véritable rupture dans la nature du débat intellectuel où les individus ne sont plus jugés sur leurs actes ou leurs paroles mais sur ce qu’ils sont, sur leur expérience. Le binarisme s’établit entre ceux qui ont vécu une oppression, qui peuvent justifier d’un éprouvé intime de domination, et les autres.
Bien que signataire du décret de l’abolition de l’esclavage, deux statues de Victor Schoelcher sont déboulonnées en Martinique car « blanc » et associé aux français. A l’époque de Schoelcher, parmi les abolitionnistes, « il y avait des noirs, des blancs, des femmes et des hommes qui se soutenaient dans leur combat » explique Anissa Bouhied[6], spécialiste de l’époque coloniale et de l’abolition de l’esclavage. Certes dit-elle, « Schoelcher était un homme de son époque qui a eu des amitiés avec des grandes féministes qui ont défendu l’abolition de l’esclavage, leur combat était commun même si la vision qu’avait schoelcher de la femme était celle de la mère au foyer. On assiste aujourd’hui à une concurrence anachronique des mémoires et désabolitionnistes, qui justifie cet acte car « c’est aux esclaves qu’il faut rendre hommage » !
La prétendue « culture du viol » déduite de notre société anciennement patriarcale conduit à désigner le genre homme prédateur et le genre femme proie potentielle, et toute plainte des dominées est forcément vraie car ressentie comme une agression. L’intention est toujours prédation : « ne pas avoir de mari m’épargne d’être violée, tuée ou frappée » déclare une élue écologique au conseil de Paris, « le soupçon suffira », soutient un candidat EELV à la présidentielle, « il n’y aura pas de ministre soupçonné de violence sexuelle ».
Le régime de parole de la vérité subjective est incontestable. Cette vérité doit être accueillie et doit pouvoir éventuellement se décoller de ses fantasmes captivants mais en aucune façon doit être confondue avec le régime du droit.
Ces minorités totalitaires évoquent, d’une part, les minorités actives définies par Serge Moscovici[7] dans « le caractère irrévocable de son choix et de son refus de compromis sur l’essentiel », d’autre part le binarisme des sectes New Age.

II L’idée communautaire

« Le racisme est une peur devenue folle, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix si l’on veut que l’humanité survive. »
Germaine Tillion

  1. Une communauté de semblables

Le sujet est donc évincé au profit d’une communauté de semblables.
Les réunions non mixtes interdites aux blancs posent la question de la « mêmeté » : les « blancs » sont exclus au motif de leur incapacité à comprendre parce qu’ils ne sont pas les mêmes, pas identiques. À l’inverse les « noirs » se comprendraient nécessairement comme si leur similitude les rendait identiques entre eux. Dans ce contexte, beaucoup d’artistes et d’auteurs ne pourraient créer, adieu Madame Bovary. Ce point illustre le concept de « mentalité groupale » de Didier Anzieu[8] pour qui le groupe est une enveloppe vivante, faisant tenir ensemble des individus, ayant son soi propre et réalisant dans l’imaginaire un désir de sécurité et de préservation. Cette mentalité annihile tous les individus, tous les semblables, tous petits autres, toutes subjectivités au profit d’une communauté fusionnelle faite de doublons, de clones, de mêmeté. Ruben Rabinovitch[9] pointe à juste titre un fantasme de fusion qui travaillerait cette idéologie, comme si les rassemblements visaient à modeler un même organisme, phénomène déjà rencontré dans certains partis politiques avec « sa tête » et ses « membres ». Ce mouvement vise l’assujettissement de l’individu, fondu dans son clan et aliéné à ses totems et à ses tabous.

2. Une éviction de l’altérité

Pour le wokisme et son corollaire la cancel culture ou culture de l’effacement, seuls sont considérés les communautés de semblables et sont évincés par là même tous sujets singuliers. Une logique communautaire d’’isomorphisme et d’exclusion de l’altérité se met en œuvre dès lors que chacun ne peut aller vers l’autre que s’il lui ressemble dans son vécu. Situations rencontrées dans les réunions non mixtes racisées ou celle des femmes noires en quête de gynécologues noires.
S’offre à nous un monde où toute altérité est évincée. Ce type de clonage dispense de la sexualité toujours problématique et de la mort. Or toute civilisation se fonde sur l’altérité qui suppose la séparation, le sexuel, c’est à dire la section, la différence homme-femme qui préoccupe nos passions.
Au-delà de l’interprétation classique du mythe de la tour de Babel où les Babyloniens voulurent atteindre les cieux, ne peut-on pas repérer une crainte de perte d’identité en évitant de se mêler par peur de l’altérité ? C’est la tentation du même, la tentation du clone qui sera brouillée par Dieu.
Pour Emmanuel Levinas[10], l’autre n’est pas qu’un alter ego (un autre moi-même) mais un ego alter (ce que je ne suis pas).

3. D’une identité universelle à des groupes identitaires

                 « [...] Il est bon qu’une nation soit assez forte de tradition et d’honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les raisons qu’elle peut avoir encore de s’estimer elle-même. Il est dangereux en tout cas de lui demander de s’avouer seule coupable et de la vouer à une pénitence perpétuelle. […] C’est en fonction de l’avenir qu’il faut poser les problèmes, sans remâcher interminablement les fautes du passé. »
Albert Camus, 1958

On peut noter une évolution majeure des mouvements d’émancipation collective. Hier Lénine se posait la question « Que faire ? » pour transformer et rendre le monde meilleur, aujourd’hui ce sont des groupes minoritaires qui se défendent de certaines menaces, exposent leurs souffrances, leurs affects et dénoncent leurs offenseurs. Par abandon de l’analyse marxiste, un retournement s’est opéré, des revendications sociales collectives du peuple vers des demandes de satisfactions sociétales individuelles de toutes formes de petites jouissances claniques, sexuelles, qui sapent sous différentes formes de violence l’intérêt général. Nous sommes passés d’un projet d’émancipation collective du genre humain étayé par des intellectuels (Foucault, Derrida, Fanon, Césaire), où l’anticolonialisme devait libérer colons et colonisés dans un même mouvement, où le féminisme tendait à une égalité économique et symbolique homme-femme, où l’antiracisme exigeait le respect des populations quelle que soit leur origine, à des assignations de chacun à résidence identitaire, à des replis communautaires revendicatifs se positionnant en victimes et non plus en combattants, en s’auto-nommant « racisés ». Ainsi, il est reproché à l’homme blanc occidental d’être porteur de tous les maux de la terre, d’être le bouc émissaire, tel que le définit Pascal Bruckner[11], indispensable à leur existence : pour les « décoloniaux », la décolonisation n’a pas eu lieu, il faut décoloniser les esprits de « l’unique » colonisateur, pour les néo-féministes, il faut abolir l’hétérosexualité car l’homme est un violeur par nature, enfin, les « antiracistes » désignent l’homme blanc comme un raciste inexpugnable.  
Ce prétendu racisme permanent pourrait signer chez celui qui le guette son propre racisme intérieur angoissant non intégré et projeté sur l’autre sur un mode persécutif : c’est le processus d’identification projective décrit par Mélanie Klein. Le regroupement par identités qui n’existe pour le psychanalyste que comme un ensemble d’identifications, produit selon Lacan[12] dans … ou pire, la montée de frères qui génère le racisme et pourrait produire des identités meurtrières définies par Amin Maalouf[13].
Il est paradoxal que le colonialisme soit d’autant plus virulent qu’il a disparu, que l’Europe reste le seul continent à avoir abolit l’esclavage et que les régimes qui accordent le maximum de droits aux minorités sont attaqués pour violation des droits fondamentaux. Belle illustration de la thèse de Tocqueville[14] où « Le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ».
Notre degré de tolérance à sérieusement baissé. On assiste ainsi aujourd’hui au retour de la notion de race, qui risque de mettre en cause le pacte social.
1789 abolit les privilèges et crée les citoyens. Le creuset républicain et universel accueille chacun désormais quel que soit ses origines ethniques et religieuses, épouse la confraternité entre citoyens, et transcende les appartenances identitaires et communautaires.
Pour nuancer notre propos, la pensée de Claude Lévi-Strauss nous invite à ne pas fétichiser ni l’universalisme toujours abstrait et nécessaire pour penser l’humain (le modèle étant la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen), ni le différencialisme des cultures variées. Quant à Lacan[15], pour qui tout élan de fraternité a un revers : « Je ne connais qu’une seule origine de la fraternité […], c’est la ségrégation. Dans la société […], tout ce qui existe est fondé sur la ségrégation, et, au premier temps, la fraternité ».
C’est à ce point que l’idolâtrie identitaire soutenue par le wokisme tend aujourd’hui à fracturer ce pacte social. C’est une certaine américanisation des idées qui tente à réduire l’individu à une religion, une couleur de peau. Ainsi le prétendu « privilège blanc » ou mieux de la « pensée blanche » en Europe est insensé, compte tenu du fait que nous sommes quasiment tous caucasiens, d’une part, et qui pose la question « comment une pensée pourrait-elle émerger d’une couleur ?» d’autre part. Parlons éventuellement d’une pensée coloniale, celle de Jules Ferry opposé à Clémenceau. Pour Pascal Bruckner, culpabiliser les individus pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font, c’est réhabiliter l’idée du péché originel, où tout enfant naissant en Europe serait coupable d’exister. Triste évocation des années sombres de 1930.

III Manipulations

                                      « On commence par céder sur les mots et
on finit parfois par céder sur les choses »
Sigmund Freud

La cancel culture dans ses différentes manifestations que nous parcourrons illustre une véritable pensée révisionniste.

« Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout-il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit »
Charles Péguy

Dans une stratégie de destruction, le woke, ou cancel culture, tente de modifier le sens des mots et de réécrire l’histoire : la novlangue.
Les régimes totalitaires vident les mots de leur sens pour les substituer à d’autres mots et obligent ainsi à parler ce jargon. Ainsi se crée une nouvelle réalité avec ce langage.
Le philosophe allemand Victor Klemperer[16] décrypteur de la langue totalitaire nous a montré magistralement dans son ouvrage Lingua Tertii Imperii, que la rhétorique nazie, en corrompant la langue allemande, réussissait à faire passer pour vrai ce qu’il faux. Dans un même mouvement, Georges Orwell illustre la novlangue dans le personnage du dictateur de 1984. La répétition de slogans, la mise en scène, la propagande instaure un espace pulsionnel destiné à assujettir. Les slogans sont des outils de prise de pouvoirs d’autant plus efficaces qu’ils s’adressent plus à l’émotion qu’à la raison.
Il est à noter que la propension à la déconstruction est quasi-fondatrice de l’imaginaire américain, où il est loisible de repartir de zéro, et de se « faire soi-même » dans le pattern du self made man. Sur ce terreau peut prospérer le wokisme et la cancel culture où tout pourrait être « déconstruit et reconstruit ».
L’égalité se voit progressivement remplacée par l’égalitarisme qui est un processus infini qui tend à uniformiser, à écrêter toute différence. Ce processus se déploie d’autant plus facilement dans un contexte de relativisme et où les autorités sont affaiblies et où règne l’horizontalité dans les réseaux sociaux. Cette perversion des idées, des concepts est une falsification de nature à provoquer, libérer et autoriser l’expression des haines.
Le wokiste se donne pour mission d’éveiller le monde aux vérités cachées.
L’ « éveillé » apparait comme le nouveau sauveur qui s’inscrit dans le triangle dramatique de Karpman[17]. Le dominant blanc privilégié apparait en place de persécuteur des victimes de toutes les minorités. Mais tout sauveur tend à infantiliser sa victime et peut endosser le rôle de persécuteur en cas de non-retour gratifiant attendu.

  1. Arrogance du présent et réécriture de l’histoire

      « D’autant que l’âme est plus vide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion »
Michel de Montaigne, Les Essais, Chapitre XXVII 

Dans son ouvrage[18], Bérénice Levet illustre bien la claustration dans le présent des protagonistes. « Les Verts » nés dans les années 70-80, période d’abandon du vieux monde et de la non-transmission de l’universalisme. Cet écologisme comme toute idéologie s’illustre dans la fabrique de slogans, « Une politique sans conservateur » éclaire l’évitement du monde réel.
Les directions de ce mouvement s’observent dans un ressentiment contre l’Occident, une exigence de reconnaissance  des identités puis de visibilité de celles-ci dans l’espace public, visibilité antinomique de la discrétion qui était une ancienne vertu commune, enfin  un homme nouveau dévirilisé où tout engin à moteur est banni (la sculpture commémorative représentant la moto de Johnny Hallyday a été installée sans moteur) et remplacé par tous les moyens  de glisse dont la trottinette enfantine, sans doute plus féminine.

« Qui détient le passé détient l’avenir », ce principe de « mutabilité du passé » de Georges Orwell dans son roman 1984 consiste à faire disparaître par le parti, archives et figures politiques historiques. Principe déjà à l’œuvre dans la Rome antique avec la damnatio memoriae à l’encontre d’un personnage politique par effacement de son nom des monuments publics et renversement de ses statues.
Tout se passe comme si certains faits étaient psychiquement intolérables.
Une candidate à la présidence de la République a pu déclarer à un journaliste qu’il était préférable de ne pas évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les « jeunes arabes ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des arabes ». Remarque infantilisante qui signe un moment confusionnel où être descendant d’esclave serait être un esclave et où les enjeux du présent autorisent l’amnésie mémorielle. Comme le souligne Rabinovitch, il ne s’agit plus « d’enseigner l’histoire mais d’enseigner à l’histoire, plus temps de tirer les leçons du passé, mais de lui faire la leçon ».

On assiste à une relecture de l’histoire associé à un essentialisme. Ainsi tous les « blancs » ont tous été racistes structurellement et portent en eux « la férocité blanche » et tous les noirs sont donc des « racisés ». Racisé, personne « touchée par le racisme, la discrimination » indique le Robert. Précisonsque selon les « woke », une personne blanche ne peut pas être désignée comme étant une « personne racisée ».
La cancel culture et la mentalité woke se dispensent de l’histoire vécue comme étant un affront narcissique insupportable.
L’histoire en psychanalyse est fondamentale pour le sujet et la culture.
Déconstruire des œuvres du passé par des metteurs en scène, déboulonner des statues à l’instar des bouddhas d’Afghanistan dynamités par les Talibans, effacer l’histoire, c’est supprimer la mémoire, l’identité, déliter les liens humains et favoriser en dernière instance l’émergence d’une horde sauvage livrée à ses pulsions primaires.
Hannah Arendtd[19] dans La crise de l’éducation définit le monde comme l’habitat construit par l’homme sur cette terre. Il faut, dit-elle, expliquer aux enfants que le monde dans lequel ils vivent est plus vieux qu’eux, c’est à dire les introduire au monde du passé. « Ne pas instruire du passé les enfants, c’est introduire une brèche entre le passé et l’avenir ».
Par ailleurs, pourquoi offrir aux élèves les œuvres du passé qui ont perduré jusqu’à ce jour si l’on pense sans nuance que le monde précédent était mauvais, raciste, colonialiste. L’école française est une structure universaliste qui accueille tous les élèves à visée d’apprentissage quel que soient leur sexe, leur fortune, leur culture d’origine, leur couleur de peau. « Un peuple qui oublie son histoire se condamne à le revivre » (Winston Churchill).
Les commémorations deviennent des dates anniversaires, comme si l’homme contemporain se désincarnait de son histoire traumatique. La commémoration présuppose de rendre hommage à ceux qui ont traversé les événements traumatiques qui nous ont précédé. Or aujourd’hui dans une confusion et une sorte d’écrasement générationnel, on assite à des descendants de colonisés qui se vivent et s’expriment comme colonisés !
Enfin, vivre dans le présent, abraser le temps, c’est occulter le principe paternel pour avancer et s’ouvrir à un espace maternel incestuel.
Attendons-nous dans ces conditions à un retour du refoulé du passé des folies humaines.

2. Les impostures linguistiques

« Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu’ils ne puissent plus exprimer que nos idées. »
Joseph Goebbels

Les différentes revendications qui investissent la langue française censées lutter contre le « masculinisme » s’avèrent de véritables impostures linguistiques.
Le palmarès revient sans doute à un élu démocrate ouvrant la session parlementaire du Congrès américain par cette formule inclusive « A-men » and « A-women » !
Dans un tweet récent, l’association « Osez le féminisme », affirmait vouloir rendre « femmage » à la cinéaste Agnès Varda contre un hommage jugé trop viril. Pour le linguiste Jean Szlamovicz[20] le mot hommage ne fait évidemment pas référence à l’homme e,t par ailleurs, tout mot possédant la racine homme ne constitue pas une injustice à rectifier.
Les néo-féministes entrent dans une guerre du langage. Toute réalité est externe au discours. Or celle-ci n’est plus aujourd’hui caractérisée objectivement mais produit par un récit qui est une vision du monde. Cette vision est de type performatif sur le mode déjà utilisé par un ancien président des États-Unis : « Si je le dis, c’est vrai ». Nous assistons à une logique de type négationniste où le sujet est demeuré à une position de toute puissance infantile. Ce mode d’adresse à un peuple pourrait être qualifié de psychotique compte tenu de la forclusion de la castration.

  • Emprise 

La notion d’emprise est actuellement présentée comme un rapport de force entre une victime et un coupable, et tend à annihiler les interactions réciproques, or l’emprise est l’ordinaire de toute relation humaine à condition que de l’extérieur existe pour être vivable. Amoureux, nous versons dans l’emprise, la passivité, l’hypnose telle que définie par Freud.
Sabine Prokhoris va jusqu’à caractériser l’emprise comme une addiction où les deux partenaires sont accrochés à un lien de nature fusionnelle. Nous assistons alors à une double polarité active, une intrication de deux jouissances.
Le film « Lunes de fiel » de Roman Polanski adapté du roman de Pascal Bruckner décrit admirablement une relation d’emprise où les deux partenaires sont entraînés dans une relation fusionnelle mortifère où chacun se perd. Seule la relation de domination existe lorsque l’un des deux partenaires qui souhaite se retirer ne peut le faire.
Notons que ce terme d’emprise insuffisamment défini n’est pas entré dans le code pénal en raison de sa complexité.

  • Féminicide

Le néologisme de féminicide est l’expression d’un dévoiement magistral du langage, d’une sémantique militante pour une réalité tragique et complexe. Le terme a été utilisé pour la première fois en 1976 par la sociologue Diana Russell, militante féministe, pour désigner les massacres de femmes en Amérique latine.
Des exemples de féminicide, c’est-à-dire de meurtre d’une femme ou des femmes en raison de leur appartenance au sexe féminin, ont pu exister tels les avortements sélectifs de fœtus féminins en Inde et en Chine, ou encore cet homme en 1989 qui exprimait sa haine des femmes en tuant toutes les étudiantes d’une école d’ingénieurs montréalaise après les avoir séparées des hommes. En revanche les crimes entre époux ne relèvent pas d’une question de genre mais d’un relation de couple. D’ailleurs dans une mesure moindre, des hommes peuvent être également victimes de femmes. On assiste à l’expression d’une confusion entre causalité et corrélation.
On fait aujourd’hui exister une catégorie d’homicides par « visibilisation » de faits statistiques, mais comment prouver le caractère sexiste ? Tel homme tue-t-il sa femme parce qu’elle est une femme ou parce que c’est « sa » femme ?
Le féminicide entend répondre par l’article indéfini, « une » femme.  Or dans tous les mobiles du crime les experts psychiatriques retiennent le caractère possessif « sa femme » comme expression du lien à l’autre. Notons que le terme n’est pas plus reconnu par l’Académie française que dans le Droit.
Que nous enseigne la psychanalyse avec Lacan ? D’une part, que « La Femme n’existe pas », que seules existent des femmes, une par une et, d’autre part, que « De notre position de sujet nous sommes toujours responsables ».
Ces femmes pourraient être sous emprise d’un lien masochiste dans une intrication de jouissance les privant de leur place comme sujet.

  • Planning familial

Une affiche réalisée par le planning familial dans le cadre d’une campagne nationale de promotion et de sensibilisation à la diversité de la communauté LGBTI+ représentant un couple au sein duquel un homme noir trans, « enceint-e » de 8 mois, près d’une femme à barbe, est assortie de la légende : « Au planning on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ».
Un autre texte précise : « C’est quoi cette idée de lier le fait d’avoir des règles avec le fait d’être une femme ? ».
Ces assertions appellent plusieurs remarques.
La langue est ainsi affectée et limite les capacités d’échange dans la difficulté de nommer et de prononcer cette écriture « l’homme enceint-e ». L’éviction du mot femme signe une manipulation langagière déjà évoquée chez Georges Orwell dans les moments totalitaires. C’est une idéologie où s’exprime la performativité du langage en récusant l’existence de réalité et de vérité et en remplaçant la bisexualité psychique de chacun par une bisexualité anatomique.
« Au planning, on sait » stipule l’affiche. Le lieu du savoir serait le Planning, société scientifique savante de haute autorité sans doute, qui affirme par ailleurs « qu’un pénis est un pénis, pas un organe sexuel mâle » !  En d’autres termes le pénis doit être considéré comme un organe sexuel féminin dès lors qu’un homme se déclare qu’il se sent femme. On note une inversion du rapport au réel. Quiconque énonce « un homme peut être enceint-e » s’inscrirait dans un discours de vérité. Les mots se détachent de la réalité et deviennent objet de manipulation.
Il est vrai que Judith Butler[21] qui semble être une référence met en cause la scientificité de la biologie nommée science « idéologique » dans Trouble dans le genre, à l’instar des mathématiques occidentales à décoloniser sous le motif que le calcul fut utilisé pour compter les esclaves sur les bateaux négriers !
« Couvrez cette femme que je ne saurais voir » serait l’expression de la tartufferie dans ce contexte. Dans le lexique du planning familial on peut lire « le sexe est un construit social », et « un homme gay peut avoir une vulve », La femme est déshumanisée, scotomisée, réduite à des fonctions : « personne qui menstrue » ou « personne qui a un utérus ». En Angleterre un tiers des maternités utiliseraient le terme de « personne enceinte » à la place de « mère » (Breizh-info).
Le mot vagin du latin vagina nommant « un fourreau où était enfermée l’épée » exprimerait une vision hétérosexuelle masculine et « hétéronormée » du sexe puisqu’il ne servirait qu’à enserrer un pénis. Aussi, le site médical américain Healthline propose de remplacer le mot « vagin » par « front hole » ou « trou de devant », et les sage-femmes du Royaume-Uni sont invitées au titre de l’inclusivité à ne plus utiliser ce terme mais bien celui de « trou de devant ».
Une confusion des langues s’exprime entre le monde imaginaire et le monde réel. Le premier laisse libre cours à toutes les créations possibles (Frankenstein, succubes), tous les fantasmes d’indifférenciation sexuelle. La mythologie est riche de procréation masculine (Dionysos), d’hermaphrodites (Cybèle est castrée par les dieux pour en faire une femme et ses adorateurs se castrent et revêtent des habits de femme). En revanche dans le monde réel, l’humanité est fondée sur la différence sexuelle et aucun homme ne peut accoucher, faute d’utérus. L’hermaphrodisme humain reste ultra minoritaire. Rappelons avec Françoise Héritier[22] cette asymétrie anthropologique fondamentale où seules les femmes ont ce pouvoir exorbitant de porter et d’accoucher de garçons et de filles. Affirmer qu’on pourrait naître « dans un mauvais corps », et que l’on pourrait donc changer de sexe est une négation de la science biologique. Enfin si une souffrance s’exprime dans une « dysphorie de genre », ne doit-on pas tenter de décoder cette souffrance qui pourrait en masquer une autre, avant de s’engager dans le parcours périlleux de la transition ?
Certes notre temps semble vouloir satisfaire et promouvoir toutes les jouissances singulières, mais le planning familial des années 70 qui militait pour les droits à l’avortement, à la contraception, à la prévention manifeste aujourd’hui une dérive idéologique radicale où tout opposant est psychiatrisé dans le registre des phobies.

« Je crois parce que c’est absurde »
Tertullien

  • La langue

Dans un article d’Alain Finkielkraut[23]« Le iel est-il tombé sur la tête ? », l’académicien fait remarquer qu’à « côté de il et de elle, une troisième personne -iel- fait sans préavis son apparition dans notre univers lexical », pour identifier une personne quel que soit son « genre ». Dans un fantasme de toute puissance d’engendrement infantile, la visée est de congédier le donné biologique, la différence des sexes, toutes finitudes, toute référence à l’origine, et de reconstruire un nouveau monde avec ses codes culturels, ses rapports sociaux d’une civilisation occidentale où les marges, la fluidité de genre et l’indifférencié   deviennent les nouvelles normes. On demande maintenant dit-il « à la langue d’homologuer ce grand soir de l’Émancipation subjective », comme si celle-ci était au service du ressenti des individus.
Notons que ce nouveau mot exprimant une volonté de neutralité est aujourd’hui entré dans le dictionnaire Robert !
Ce mouvement qui s’inscrit dans l’auto-construction (fantasme américain du self made man) plutôt triste car même s’il exprime une autonomie, celle de n’avoir rien à demander à personne, il évacue la demande qui demeure précieuse combien même elle demeure une impasse. Fantasme qui pourrait se traduire par « je n’ai jamais aimé personne ». Ce mouvement oublie que nous sommes d’abord des héritiers en « naissant dans un monde qui nous précède et qui nous survivra », qu’il nous faut d’abord consentir à son héritage pour le travailler et accéder à sa propre liberté. « On ne pense pas par soi-même, de soi-même » mais par le détour des œuvres, de la littérature, de l’histoire, en prenant une distance par rapport aux modes et humeurs de l’opinion. Encore faut-il que l’École transmette la langue en « ne donnant pas la parole avoir d’avoir donné la langue » faute de quoi nous assistons à l’expression de borborygmes, de piaillements sur les réseaux sociaux, et à l’émergence d’une société des émojis. 
Notons enfin la pensée magique performative à l’œuvre, dans cette croyance où le mot serait la chose et où d’une part « auteure » octroierait de facto des talents d’écrivain (Simone de Beauvoir était reconnue femme de lettres sans être « auteure ») et où d’autre part « iel » n’invalide pas la biologie : l’homme demeure XX et la femme XY dans ses chromosomes.

                                                           « Quand les hommes ne peuvent pas changer les choses ils changent les mots ».
Jean Jaurès

  • Écriture inclusive

Il n’était nul besoin jusqu’alors de modifier la graphie pour faire exister et rendre visible le féminin. Cette écriture inclusive s’inscrit dans une volonté d’instrumentaliser et de déconstruire la langue. Celle-ci devient victime de la novlangue managériale et idéologique où l’usage des mots ne sert plus à nommer mais à falsifier. La langue est ainsi réduite à un système de communication en la détachant de la littérature et de l’histoire.
Cette écriture inclusive instaurée par le néo-féminisme qui considère que la langue est sexiste, est un vandalisme (Alain Finkielkraut) qui enlaidit la langue française au point de la rendre illisible et « imparlable », par destruction de sa fluidité, sa musicalité, sous le motif de liquider le privilège du masculin et de visibiliser le féminin. Or la langue est arbitraire et universelle, il n’y a pas de rapport entre le genre grammatical qui est une convention et le sexe qui est une réalité biologique : l’utérus est masculin et la verge est féminin d’une part, une abeille peut être mâle ou femelle d’autre part. La taie d’oreiller serait-elle plus féminine que l’oreiller ? Notre langue présente deux genres grammaticaux, l’un marqué, le féminin où l’on ajoute un e et l’autre non marqué, masculin qui joue le rôle neutre héritier du latin. La fameuse remarque non écrite ou « le masculin l’emporte sur le féminin » signe une confusion entre masculin et mâle d’une part, féminin et femelle d’autre part.
Dire que la grammaire est porteuse de domination patriarcale n’est pas un observable mais une pétition de principe. Est-ce une injustice sociale de dire « il pleut » plutôt que « elle pleut » ? 
La plupart des langues du monde ne possède pas de genre grammatical.
Les langues Peul ou Bantou en Afrique sans marque de genre masculin ou féminin n’empêche pas mariages forcés et excisions. Le Turc et les langues apparentées au persan qui ne distinguent pas le masculin du féminin n’apparaissent pas forcément comme des modèles d’égalité. En revanche, en Europe les langues qui possèdent soit trois genres ou aucun genre ne privent pas une douzaine de femmes d’êtres ou d’avoir été dirigeantes de leur pays. Simone de Beauvoir et Olympe de Gouges n’ont-elles pas œuvré pour le féminisme sans féminiser la langue ? C’est un sexisme imaginaire et un discours tenu par les inclusivistes dans les sociétés les plus égalitaires et occidentales déjà repéré comme paradoxe chez Alexis de Tocqueville.
Claire Martinot, professeur en linguistique (Sorbonne université), souligne que l’écriture tou.te.s est une hérésie morpho-syntaxique car la racine de tout est tout et non tou. En outre, le genre ne s’entend pas à l’oreille dans l’énoncé « mes amies et amis ». Le militantisme transactiviste actuel du planning familial n’hésite pas quant à lui à utiliser « Toustes » dans le slogan « Gratuité des protections périodiques pour toustes » !
L’écriture inclusive devient excluante en dépit du guide Inclure sans exclure par sa complexité pour tous les élèves en difficulté d’apprentissage de la lecture, par la difficulté de traduction en braille pour les aveugles. Sa pratique devient discriminante. Jusqu’alors, les femmes ne se sentaient pas exclues par l’usage du « Bonjour à tous ». Désormais, quiconque n’empruntera pas les expressions « Bonjour à toutes et à tous » ou « celles et ceux » en précisant le féminin en premier sera considéré comme excluant les femmes ! Rappelons également que « Les droits de l’homme » que l’on voudrait remplacer par « Les droits humains », renvoient à homo l’être humain.
Enfin, une part d’exclusion ne fait-elle pas partie de la vie en n’ayant pas accès à tout ce que je désire ?  Et que dire de cette nécessité de vouloir réintroduire le sexe là où les néo féministes n’ont de cesse de vouloir l’occulter au nom du biologique.
Ce désir de déconstruire pour recréer la langue, l’écriture, l’identité sexuelle est une posture ou plutôt une imposture narcissique, un fantasme de maîtrise de l’humain face à l’arbitraire d’une langue, au roc dur de la biologie. Quant à cette idéologie du signe « e » comme s’il représentait la femme relève d’une pensée anthropomorphique et assigne à résidence sans levée d’écrou possible l’auteur(e) réduite à la femme sans espace de jeu.

3. Le mouvement « Me Too » et le planning familial

Le mouvement Me Too apparu aux États Unis, dont le but était de libérer la parole de toutes les femmes pour dénoncer le harcèlement sexuel, sera suivi en France de « hashtag #balance ton porc » versant dans la dénonciation généralisée sur les réseaux sociaux et conduisant à la dénomination de la « culture du viol ».
Pour Alain Finkielkraut, ce mouvement apparait comme un « amalgamisme », nous pourrions ajouter comme un relativisme et un exhibitionnisme, en créant un continuum avec cette formule condensée problématique VSS (viol violences sexistes) entre la drague déplacée ou des propos graveleux et le viol condamné pénalement. Un geste galant devient la métonymie d’une oppression millénaire alors que certaines violences réelles peuvent jouir d’une immunité. Ne peut-on pas repérer dans la tyrannie de ce mouvement non seulement une lutte des places sur le mode de la revanche et de la haine des hommes « Un homme sur deux ou trois est un agresseur » (Caroline de Haas) mais aussi un fantasme de maîtrise de la sexualité, de la différence sexuelle en châtrant les hommes sur le mode de l’interdit de tout rapprochement ?
Une statistique de l’Ifop[24] (février 2023) indique que près de la moitié des jeunes de 15 à 24 ans n’ont pas eu de de relations sexuelles en 2021. Le rapport à la sexualité conduit toujours à une part de risque, à l’éprouvé de l’inquiétante étrangeté, à une forme de non savoir source d’angoisse. Mais à quel processus pourrait-on imputer cette « récession sexuelle » ? Certes le confinement, la dictature de la performance et l’obligation de jouissance sous un surmoi tyrannique, la pornographie qui impose ses procédures peuvent être déterminants, mais les ukases des néo féministes et de Me Too pourraient généreusement contribuer à inhiber le désir, les usages de la séduction et les relations amoureuses représentant l’homme en général comme violent armé de son pénis destructeur.
Par ailleurs, une « Envie du pénal » expression forgée par Philippe Muray en place de « l’envie du pénis » freudien illustre une société prête à combler tout vide juridique jusque dans les conflits mineurs du registre amoureux au risque d’une perte de liberté et de responsabilité et voit la disparation des lois non écrites.  Le contrat sexuel est une nouvelle tendance des campus américains où les deux partenaires s’engagent à signer un contrat prouvant leur consentement de nature à éviter toute accusation de viol avant tout rapport sexuel.
Si le consentement est la base de toute relation, ne pourrait-on pas déplacer la question en envisageant la femme comme sujet pouvant faire preuve d’initiative et non passive et victime ?
Vanessa Springora[25] (Le consentement) aborde la complexité du consentement en ne réduisant pas sa pensée au « j’ai été violée »mais s’interroge sur son consentement, et distingue, comme nous invite à le faire Clotilde Leguil[26], une frontière floue entre la zone du forçage et le consentement ambigu, qui demeure une zone d’opacité (pourquoi j’ai consenti) qui renvoie à une part d’énigme, de non savoir. « La passion, l’angoisse dans le rapport à l’autre, l’obéissance sur moi peuvent brouiller les frontières entre consentement et forçage » précise Clotilde Leguil.
Cependant nous assistons avec ce mouvement au glissement d’un tribunal judiciaire où la plaignante, désormais nommée victime, dénonce une personne à un tribunal médiatique fait de « balance », de délation et de vengeance amplifiée par la vox populi des réseaux. On est passé d’un féminisme de progrès à un féminisme de procès, où tout différend homme-femme tend comme aux États-Unis à devenir médiatisé par des avocats. Les slogans « victimes on vous croit » produisent de la croyance et non de la réflexion. Pour le woke, la dénonciation est une passion, une valeur cardinale. Il s’évertue à révéler la « vérité » cachée par les mâles blancs occidentaux, posant ainsi un véritable rapport à la vérité.
Sabine Prokhoris fait remarquer dans Le mirage Me Too que le langage néo féministe fait référence à la Shoah en utilisant les mots de victimes et de survivantes. Ainsi, les plaignantes qui accusaient hier sont devenues des victimes qui témoignent aujourd’hui. A la cérémonie des Césars à propos du film de Polanski on a pu lire dans la rue des slogans du type « Celui qui doit être gazé c’est Polanski ». Ce discours en référence à la Shoah était impossible il y a plus de cinquante ans. Que s’est-il passé en quelques années pour que ces références perverties à la question des crimes de l’humanité se soient ainsi banalisées au point de voir des croix gammées pour dénoncer un « passé nazitaire » et un port de l’étoile jaune dans une manifestation contre l’islamophobie ? Ainsi le langage ne décrit plus le réel.
Ce nouveau féminisme vit dans l’idéologie configuré par Boris Pasternak[27] à savoir « la domination inhumaine de l’imaginaire », car il apparaît que le patriarcat a été quelque peu démantelé et le masculin dévalorisé dans notre société, depuis le passage de la puissance paternelle à l’autorité parentale rompant avec un culturel millénaire où la fonction paternelle était d’assurer la descendance de la lignée et la restriction des jouissances, de l’homme aujourd’hui superfétatoire dans la procréation où les femmes peuvent avoir seules des enfants et de l’accès des femmes à toutes les professions y compris régaliennes. Certaines professions pourtant sont devenues féminisées : le socio-éducatif, la justice, la médecine, les médias et la littérature. Remarquons au passage que désormais père et mère sont désignés par un seul signifiant celui du parent, forme de déni de la réalité du sexuel par affranchissement de l’instance paternelle.
A l’argument des dérives inévitables de tout mouvement de ce profil selon l’expression consacrée « où l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » Hannah Arendt répond dans La philosophie de l’existence et autres essais que « les œufs se rebiffent » (The eggs speak up) pour illustrer les germes du totalitarisme.

4. La question du genre

Les transsexuels ont toujours existé mais en ultra-minorité. Ils ne doivent pas faire l’objet d’une discrimination, mais aujourd’hui obtenir un blanc-seing du corps médical, usant du scalpel et des hormones sur simple ressenti (remarquons que nous sommes entrés dans l’ère du primat du ressenti) chez de jeunes enfants pose de sérieux problèmes d’éthique. On assiste à l’émergence d’une idéologie contagieuse via les réseaux sociaux proche d’une emprise sectaire pour Caroline Eliacheff et Céline Masson (La fabrique de l’enfant transgenre). Dans cette idéologie l’anatomie est superfétatoire (on parle de transgenre et non de transsexuel), et l’enfant pourrait s’autodéterminer, choisir son sexe en fonction de ses ressentis. Les catégories du masculin et du féminin seraient à déconstruire pour recouvrer la fluidité de l’identité de genre qui participe de l’autodétermination. C’est oublier l’enseignement de Freud et de Lacan pour qui la sexualité est traumatique, et fait symptôme pour le parlêtre. Contrairement à l’animal, le sujet ne naît pas avec une identité sexuelle, il ignore les causes de ses choix, toujours soumis à des remaniements pour l’enfant. Quelle autodétermination pourrait avoir l’enfant quand on sait l’importance du désir de l’Autre qui peut être éventuellement ravageant ? Ce désir d’autodétermination répond au sacrifice du grand Autre et une éviction de l’altérité. Pour autant, cette position rejoint l’antispécisme promu dans l’écologisme actuel qui défend l’idée d’un continuum entre l’homme et l’animal où l’homme serait pourvu d’un savoir inné, savoir à recouvrer car brisé par la culture et le langage.  Dans cette aventure, l’écoute et l’interprétation de l’analyste s’avère nécessaire pour que le sujet retrouve la place de son désir.
Que masque la revendication de l’introduction de la notion de sexe neutre dans notre état civil ? Pour Bérénice Levet[28] le genre est une philosophie de la désincarnation. Cette nouvelle orientation repose sur une fiction, une autre imposture. Si « un bébé sans sexe n’existe pas » affirmait Winnicott pour pointer que le bébé ne peut exister sans sa mère ou tout substitut maternel, on pourrait préciser ici qu’un bébé sans sexe n’existe pas. Une position de parent qui verrait son bébé avec un sexe neutre ouvrirait la voie à une schizophrénie.
L’école se prête à ces revendications. Ainsi dans le cadre d’une scolarisation « inclusive », la circulaire du Ministère de l’Éducation Nationale du 29 septembre 2021 demande de prendre en compte les élèves transgenres. Aujourd’hui une circulaire validée par le Conseil d’État autorise les élèves transgenres à utiliser le prénom de leur choix avec l’accord des deux parents. « Seul le prénom inscrit à l’état-civil doit être pris en compte pour le suivi de l’annotation des élève […] et pour les épreuves des diplômes nationaux ». Le prénom attribué à la naissance par les parents signe leur désir et l’entrée symbolique irrévocable dans l’histoire familiale. À noter que les tenants du transgenrisme radical parlent d’assignation et non de reconnaissance du sexe à la naissance comme pour pointer l’empreinte de l’hétéro-patriarcat inhibant toute future auto-détermination. Autant les parents doivent accueillir cette parole de l’enfant, autant nous semble-t-il l’enfant a besoin de savoir que pour l’adulte, son enfant né garçon est un garçon porteur d’un prénom masculin, c’est à dire qu’il n’échappe pas au destin de l’anatomie. C’est au prix d’un travail psychique que l’enfant dont la psyché est construite dans celle des parents qu’il pourra s’individuer, s’abstraire du corps à corps et accéder au mot à mot.
Tout parent doit savoir que l’enfant, puis l’adolescent, traverse dans son développement psychosexuel des troubles, des remaniements, des imaginaires, des désirs d’éprouver l’autre type de jouissance avant de s’engager dans la périlleuse aventure de la transition.
Comment dans le cadre d’une telle circulaire, l’enfant pourrait-il se repérer dans cette alternance, prénom du privé et prénom du civil, dans ce « en même temps » garçon et fille qui abolit toute distinction. A noter que ce « en même temps » entre en résonance avec une tendance politique actuelle abolissant également toute opposition.
C’est ignorer la différence entre le sujet du droit qui sait ce qu’il veut et le sujet de l’inconscient divisé qui ignore ce qu’il dit, ce qu’il est, et qui alterne entre cette double formulation : ne pas désirer ce qui le veut et ne pas vouloir ce qu’il désire. Toutes ces demandes de réparation, qui comme toute demande en cache une autre, pourraient signer un refus de la division subjective et de ses avatars et une volonté impossible à réaliser de séparer le corps du parlant.
Ce « trans-genrisme » proche du courant transhumaniste déshumanisant s’avère plus fascinant que tout travail psychique d’exploration d’un désarroi, d’un rapport à l’identification, en rappelant la nécessité d’un père pour qu’un homme devienne un homme quel que soit son patrimoine génétique. Notons par ailleurs que ce « trans-genrisme » , à ne pas confondre avec la bisexualité reconnue par Freud » exprime un déni de la différence sexuelle, de cette scission originelle, et ouvre le champ à une obsession de l’hybridation, une passion du mélange, peut-être un désordre, une « salade » comme aurait pu dire Lacan. Cette facette du wokisme évoque une pathologie de la modernité, une tentative démiurgique de toute puissance, une volonté de recréer un monde nouveau et in fine une ouverture à la barbarie en mettant à mal l’ordre symbolique vécu comme une contrainte.

                                             « Le totalitarisme est basé en dernière analyse sur la conviction que tout est possible »
Hannah Arendt, la crise de la culture

5. Quelques concepts importés des États-Unis

Le woke veut renverser et déconstruire les représentations et récits qui seraient à la base des rapports de domination et qui s’expriment dans des micro-agressions. A titre d’exemple quelques « concepts » qui émergent en France :
Le « misgendering » ou « megenrage » qui agresse quelqu’un en ne s’adressant pas au genre choisi par la personne ou en usant du prénom d’avant transition.
Le « white privilege » ou « privilège blanc » en France qui n’a jamais connu de lois raciales, hormis la loi du 4 octobre 1940 qui permettait l’internement des « ressortissants étrangers de race juive » dans des « camps spéciaux », jamais d’esclavage et qui a proclamé l’abolition des droits féodaux et divers  privilèges dans la nuit du 4 août 1789.
Le « male gaze » où le « regard du mâle » hétérosexuel toujours sexualisé et dégradant pour la femme qui serait réduite à un statut de pur objet.
Le « manterrupting », cette attitude qui consisterait à interrompre la parole spécifiquement aux femmes apparait plus comme une forme rhétorique qui criminalise la contradiction face à un homme et conduit à ne plus débattre avec un « sexiste ». Ainsi déclare une élue écologiste au conseil de Paris : « Les hommes, je ne veux plus lire leurs livres, plus voir leurs films ».
Le « manspreding » ou « l’étalement masculin » de l’homme qui écarte les jambes en s’asseyant exprime peut-être moins l’expression de la domination masculine qu’une question d’anatomie. La mairie de Madrid a mis en place une nouvelle signalétique dans le métro demandant aux usagers de ne pas écarter les jambes pour ne pas gêner son voisin de banquette, et le collectif « Osez le féminisme » a invité les voyageuses excédées à interpeller la RATP.

Nous aborderons dans la seconde partie les retentissements de cette idéologie sur le sujet et la société et tenterons une approche psychopathologique psychanalytique de cette nébuleuse du wokisme.

Guy Decroix – Décembre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère I

Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II


[1] Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, éditeur Allia,1943.

[2] Bérénice Levet, L’écologie où l’ivresse de la table rase, Hors collection, 2022.

[3] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Le Seuil, 1972.

[4] Marcel Gauchet, Sous l’amour de la nature, la haine des hommes, Le débat, 1990/3 (N°60), p 247.

[5] Sabine Prokhoris, Le mirage #metoo, Le cherche midi, 2021.

[6] Anissa Bouihed, France Télévision, Rédaction culture, 17/08/2022.

[7] Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Puf, 1076.

[8] Didier Anzieu, Le groupe et l’inconscient, Dunod, 1975.

[9] Ruben Rabinovitch et Renaud Laege, Des hussards noirs de la République à la Chronique des Bridgerton, Fondation Jean Jaurés, 2021.

[10]  Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, Puf, 2014.

[11] Pascal Bruckner, Un coupable presque parfait, Grasset, 2020.

[12] Jacques Lacan, … ou pire, Le séminaire, livre XIX, 1971-1972.

[13] Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset, 1998.

[14] Alexis De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848.

[15] Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Textes J.A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 132. 

[16] Victor Klemperer, Lingua Tertii Imperï, Essai, 1947.

[17] Stephen Karpman, Le triangle dramatique, Interdictions, 2020.

[18] Bérénice Levet, L’écologie ou l’ivresse de la table rase, Éditions de l’observatoire, 2022.

[19] Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1972.

[20] Jean Szlamowiez, Le sexe et la langue, Intervalles, 2018.

[21] Judith Butler, Trouble dans le genre, La découverte, 2006.

[22] Françoise Héritier, Masculin/féminin, Odile Jacob, 1996

[23] Alain Finkielkraut, « Le iel nous est-il tombé sur la tête ? » Tribune Figarovox, 18/12/2022.

[24] Enquête IFOP, Février 2022.

[25] Vanessa Springora, Le consentement, Grasset, 2020

[26] Clotilde Leguil, Céder n’est pas consentir, Puf, 2021

[27] Boris Pasternak, Œuvres, Puf, 1990.

[28] Bérénice Levet, Le crépuscule des idoles, Stock, 2017.

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Matérialité et profondeur chez Maupassant : Pierre et Jean

Préface Nicolas Koreicho

« Ceux qui font aujourd’hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères ! Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais n’atteindront jamais la simplicité qui n’en a pas. »
Guy de Maupassant, La Guillette, Étretat, septembre 1887

Eugène Boudin, Femme en robe bleue sous une ombrelle, vers 1865, huile sur carton, 22,1 x 31,8 cm. Le Havre, musée d’art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn

C’est en Normandie, dans le pays de Caux, que se déroule ce petit roman, genre sérieux pour Maupassant et pour son maître Gustave Flaubert, après Une vie (1883), Bel-ami (1885) et Mont-Oriol (1887), façon pour lui de revenir vers la région de son enfance et vers la profondeur des attendus de ses premières années grâce au récit d’une période précise de la déliaison effective – et affective – de deux frères qui découle en l’espèce de leur relation avec leur mère.
Le thème du livre, sujet ancien de l’hypotextualité mythologique littéraire, est celui de la rivalité dans la fratrie, apparue dans la Bible à travers les relations de Caïn et Abel, d’Isaac et Ismaël, de Jacob et Ésaü, de Rachel et Léa, de Joseph et ses frères, d’Abimélec et ses frères, dans la mythologie grecque selon l’affrontement des fils d’Œdipe, dans la bataille pour la domination romaine avec le combat de Romulus et Rémus, tous constituants ataviques d’un tragique incestuel dans la ligne fondatrice et formatrice de la civilisation gréco-judéo-chrétienne.
Certaines techniques narratives du récit (monologue intérieur, style indirect libre, focalisation interne, description « naturaliste » des tableaux du quotidien, réalisme impressionniste) permettent d’entrer dans le vif du sujet, de ce que veut en faire l’auteur, et de ce que ce sujet devient dans l’histoire, malgré lui révélant l’inconscient des personnages.
Il y a toujours de la biographie, peu ou prou, dans nos fictions. On peut se laisser à penser, rapidement, que ce que l’écrivain a pu ressentir, à l’écoute de Laure de Maupassant, a laissé planer quelquefois le doute sur la paternité réelle de Guy, et que la question de la nature des liens fratriciels s’est posée sans doute dans un esprit sensibilisé, à l’idée que le cadet, Hervé, atteint de démence, finira interné[1].
Alors, même si le Christ commande qu’il faut aimer Dieu et son prochain[2], ceux qui nous ont été si proches ne sont pas toujours en mesure d’aimer l’autre, et l’amour, hautement re-commandé[3], n’est pas accessible à l’obscurité[4].
En effet, la compassion – et, d’ailleurs, le pardon – suppose une sorte de hauteur, laquelle provient entre autres de la conscience que notre vie est une seule et « unique matinée de printemps » (Jankélévitch).
Cependant, les rivalités, plus ou moins dicibles, proviennent en grande partie de la composante œdipienne de la parenté, inévitable, et pas seulement de ce que Freud a désigné comme roman familial selon lequel le sujet, dans une des périodes de son développement, s’imagine être le fruit de parents d’un rang supérieur ou d’une classe élevée[5], ni de l’idée connexe, fréquente dans l’œuvre de Maupassant, de l’enfant illégitime, enfant de la faute, ni de l’argent, dont on connaît en psychanalyse la puissance symbolique, en particulier sous les auspices ambivalents de l’héritage.
Ainsi, le Sujet, en la majesté de l’inconscient propre au récit, apparaît.

Nicolas Koreicho – Novembre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Pierre et Jean (Début du chapitre II)

« Dès qu’il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la principale rue du Havre, éclairée, animée, bruyante. L’air un peu frais des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la canne sous le bras, les mains derrière le dos.
    Il se sentait mal à l’aise, alourdi, mécontent comme lorsqu’on a reçu quelque fâcheuse nouvelle. Aucune pensée précise ne l’affligeait et il n’aurait su dire tout d’abord d’où lui venaient cette pesanteur de l’âme et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir où. ; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui gênent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et légère, quelque chose comme une graine de chagrin.
    Lorsqu’il arriva place du Théâtre, il se sentit attiré par les lumières du café Tortoni, et il s’en vint lentement vers la façade illuminée ; mais au moment d’entrer, il songea qu’il allait trouver là des amis, des connaissances, des gens avec qui il faudrait causer ; et une répugnance brusque l’envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue principale qui le conduisait vers le port.
    Il se demanda : « Où irais-je bien ? » cherchant un endroit qui lui plût, qui fût agréable à son état d’esprit. Il n’en trouvait pas, car il s’irritait d’être seul, et il n’aurait voulu rencontrer personne.
    En arrivant sur le grand quai, il hésita encore une fois, puis tourna vers la jetée ; il avait choisi la solitude.
Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, il s’assit, déjà las de marcher et dégoûté de sa promenade avant même de l’avoir faite.
    Il se demanda : « Qu’ai-je donc ce soir ? » Et il se mit à chercher dans son souvenir quelle contrariété avait pu l’atteindre, comme on interroge un malade pour trouver la cause de sa fièvre.
    Il avait l’esprit excitable et réfléchi en même temps, il s’emballait, puis raisonnait, approuvait ou blâmait ses élans ; mais chez lui la nature première demeurait en dernier lieu la plus forte, et l’homme sensitif dominait toujours l’homme intelligent.
    Donc il cherchait d’où lui venait cet énervement, ce besoin de mouvement sans avoir envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu’un pour n’être pas du même avis, et aussi ce dégoût pour les gens qu’il pourrait voir et pour les choses qu’ils pourraient lui dire.
    Et il se posa cette question : « Serait-ce l’héritage de Jean ? »
    Oui, c’était possible après tout. Quand le notaire avait annoncé cette nouvelle, il avait senti son cœur battre un peu plus fort. Certes, on n’est pas toujours maître de soi, et on subit des émotions spontanées et persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.
    Il se mit à réfléchir profondément à ce problème physiologique de l’impression produite par un fait sur l’être instinctif et créant en lui un courant d’idées et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires à celles que désire, qu’appelle, que juge bonnes et saines l’être pensant, devenu supérieur à lui-même par la culture de son intelligence.
    Il cherchait à concevoir l’état d’âme du fils qui hérite d’une grosse fortune, qui va goûter, grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis longtemps et interdites par l’avarice d’un père, aimé pourtant et regretté.
    Il se leva et se remit à marcher vers le bout de la jetée. Il se sentait mieux, content d’avoir compris, de s’être surpris lui-même, d’avoir dévoilé l’autre qui est en nous. »

Guy de Maupassant – Pierre et Jean, 1888

Texte original, précédé d’une préface de l’auteur « Le Roman » :
https://fr.wikisource.org/wiki/Pierre_et_Jean/Texte_entier


[1] Pontalis, Jean-Bertrand, Frère du précédent, Gallimard, 2006

[2] Matthieu 22.36-40

[3] 1 Corinthiens 13.4-7

[4] « Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon », François de la Rochefoucauld

[5] Cf. ici notre article Fantasmes originaires

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Termes de la passion

Nicolas Koreicho – Octobre 2022

« L’étroite voie de notre ciel propre passe toujours par la volupté de notre propre enfer. »
Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, 1882

Nymphe enlevée par un faune, Alexandre Cabanel, 1860, Palais des Beaux-Arts, Lille

Sommaire

  • Éléments d’étymologie et de syntaxe
  • Aspect sociétal
  • Aspect métapsychologique
  • Aspect subjectif
  • Psychanalyse et psychopathologie

Éléments d’étymologie et de syntaxe

Les apories des idéologies contemporaines invitent à penser que la passion représente la contradiction fondamentale, à l’issue des pulsions de vie et des pulsions de destruction.
En préambule, afin d’aborder justement un concept quelque peu subtil, quelques éléments d’étymologie et de syntaxe sont nécessaires, voire indispensables, puisque, d’une part, l’étymon correspond à une partie du mot (suffixe) qui lui-même correspond à notre socle épistémologique (psycho-pathologie) et que la syntaxe incluse dans le terme implique une sémantique générique déterminante sur le plan de sa connotation dans le double sème du ravissement.
En français, le mot est emprunté en 980 au latin passio, –onis, formé sur passum, supin du verbe pati « souffrir » (pâtir). Sa première occurrence en est « douleur morale » (Varron).
Dès le IIe siècle (Apulée), son sens se précise en « fait de subir, d’éprouver ». Il est employé pour « action de subir de l’extérieur » s’opposant ainsi à natura (nature). Ce n’est pas ce qui est mais ce qui advient.
Le substantif désigne spécifiquement la souffrance physique, la douleur, la maladie (IIIe siècle). Il est employé en latin chrétien pour désigner les souffrances du Christ (textes patristiques depuis Tertulien) et celles des martyrs (397, concile de Carthage), puis, par métonymie, le dimanche avant Pâques où est commémorée la crucifixion (VIIe siècle).
À partir de la fin du IIIe siècle, passio connaît un emploi au sens de « mouvement, affection, sentiment de l’âme » (Arnobe ; Saint Augustin), et au pluriel, avec une valeur légèrement péjorative : « les passions » (passiones peccatorum, du péché, passiones carnales, charnelles). Il traduit le grec pathos.
Le mot est passé en français avec le sens religieux du « supplice subi par un martyr » puis, avec la majuscule, « supplice subi par le Christ pour le rachat de l’humanité » (fin Xe). Là aussi, par métonymie, la Passion désigne le récit du supplice de Jésus dans les Évangiles, puis en art dramatique, en sermon (au XVIIe), puis en genre musical (période classique, spécialement Bach), puis fleur (passiflore) et fruit de la passion, puis en héraldique (clous, croix). Dès l’ancien français, passion est synonyme de souffrance physique puis retourne à l’acception antique d’« affection de l’âme », d’abord passion d’amor, « souffrance provoquée par l’amour », puis, à partir du XVIIe, vive affection que l’on a pour quelque chose. De là la passion devient la sensibilité qui se dégage d’une œuvre littéraire ou artistique et, par métonymie, un objet d’affection en parlant de l’objet en tant que personne.
Parallèlement le mot passion développe des acceptions philosophiques à partir de l’action de subir par opposition à action proprement dite.
L’adjectif passionnel s’est développé au XIXe en sociologie, avec Balzac, et avec les études criminologiques dans le syntagme crime passionnel.
Du point de vue de la syntaxe, passion a été, jusqu’au XIXe, le rôle du sujet qui reçoit l’action, le passif marquant la passion du sujet (accusatif), avec l’idée d’une durée de la souffrance ou d’une succession de souffrances : l' »action » de souffrir, le résultat de cette action, avec une idée de perdition, d’égarement, dans un curieux mélange d’existence intense et de disparition subie.

Aspect sociétal

L’opposition des violences délinquantes vides de toute passion et de l’intense symbolique des rituels sacrés de la mort de la Reine nous incite à différencier ce qui détruit de ce qui construit.
D’un côté le voile sombre du wokisme dont les conséquences sont, d’une part, la violence obscure des banlieues : plus de passion, en tant que cadre millénaire, plus d’amour ni de souffrance, on peut violer, on peut tuer et trafiquer de la mort, ce qui ne vaut pas moins que l’idée du bien et du mal, et, d’autre part, sa théorisation et la multiplication des transgressions dans les lieux de la res publica et les universités : on peut interdire écoles et amphis aux hétérosexuels et aux blancs, on peut arborer des tenues ouvertement discriminantes, en de nouveaux racismes et sexismes.
D’un autre côté le respect humble d’humains fascinés par l’ordonnancement somptueux de rituels qui ne peuvent être réalisés que dans l’art, l’œuvre, la tradition ou la magie. Ainsi, les sujets peuvent être à la fois emportés par une idée du divin et par le désir qu’ils en soient.
Du point de vue du rapport de la psychologie du sujet avec la psychologie des foules, le « Tu ne tueras point » du christianisme n’empêchât point les bûchers de l’inquisition, les « exaltantes et glorieuses » révolutions débouchèrent sur les terreurs les plus infames, « l’égalitarisme » marxiste produisit les grandes famines du XXe siècle, les laogais maoïstes et les goulags staliniens, la « religion de paix » de l’islamisme provoque encore aujourd’hui ségrégations et attentats.
En effet, nous rencontrons souvent dans les adhérences à ces explosions historiques les tenants du militantisme, du sectarisme ou du fanatisme sous de nombreuses occurrences.

Aspect métapsychologique

Du point de vue de la psychanalyse et de la psychopathologie fondamentale, nous pouvons commencer par tenter un rapprochement de la passion avec une sorte de folie – folie, en tant que terme de nosographie classique, n’existe plus -, la folie étant pendant tout le Moyen-Âge et jusqu’au XVIIIe considérée sous l’angle de la possession[1].
C’est d’ailleurs cette acception que l’on peut déduire des trois premières définitions régulières de la passion dans les dictionnaires avec la toute particulière quatrième à laquelle nous comprendrons un approfondissement spécial :
– État affectif et intellectuel assez puissant pour dominer la vie mentale.
– Amour intense
– Enthousiasme
– Supplice et chemin de croix de Jésus
Nous retrouvons l’idée d’une force externe qui s’empare de la personne et qui a pour vocation de s’enkyster ou de se transformer.
Aujourd’hui une 5ème définition est donnée :
– intérêt très vif pour quelque chose : « La passion des voitures ».
La passion concentre à elle seule une grande souffrance, les mystères de la Passion de la mort de Jésus, les récits, religieux, poétiques, théâtraux, peints, sculptés, musicaux de cet événement, de philosophiques oppositions intellection-sensibilité, passion-action, animalité-humanité, passion-volonté, de philosophiques traités sommés de donner un sens aux passions, de les catégoriser, de singuliers et inquiétants mouvements psychiques, trempés de folie, trempés de pulsion, « affection hystérique », « affection mélancolique et hypocondriaque[2] », des tendances affectives intenses, exclusives, impérieuses et risquées, des poussées puissantes et souveraines, des incendies amoureux ou mortels, des désirs irrépressibles, immarcescibles, ou encore de simples expressions d’inclinations diverses, pour divers objets, et aussi des passions charnelles, sexuelles, intellectuelles, artistiques, plus ou moins transformables.
Cependant, les explosions et les transformations psycho-affectives auxquelles conduisent les passions donnent à considérer La passion sous ses multiples formes, apparemment oxymoriques, tour à tour joyeuses ou tristes, pouvant en effet se résoudre dans ses conséquences les plus imprévisibles comme source infinie de souffrance mais aussi d’amour, de manque mais aussi d’élation, d’exaltation mais aussi de mélancolie, de crime mais aussi de sublimation.
Dès lors, la passion n’est-elle concevable que dans l’opposition ou, à tout le moins, dans la dualité ?
L’idée d’Esquirol contenue dans sa thèse est que la passion, qui appartient à la vie organique, vient troubler l’épigastre, lequel influe sur les nerfs et le cerveau. « L’influence sympathique du centre épigastrique sur les fonctions du cerveau » nous amène à considérer « pourquoi les passions sont si souvent cause de l’aliénation mentale ». Cette action par « sympathie » s’exerce du fait d’un « spasme des centres de la sensibilité ». Autrement dit, le cerveau n’est pas originellement touché.
Cette idée est d’une certaine manière le rejeton de la théorie antique platonicienne métaphorique des lieux des facultés humaines : l’âme de l’homme (et la raison : logistikon ou noûs) c’est la tête, les sentiments de l’homme (et les humeurs : thumos) c’est le cœur, les désirs de l’homme (et les affects : epithumia) c’est le foie.
Ainsi, l’idée d’une disjonction entre facultés mentales et mouvements affectifs (facultés morales à l’époque) se fait jour et vient préserver ce qui peut être maintenu d’un reste de raison. Pour Esquirol, si certains aliénés font montre de facultés intellectuelles, dans tous les cas les « facultés morales » (les affects) des aliénés sont altérées.

Aspect subjectif

Sujet affectif et sujet raisonnant sont séparés, et il ne tient qu’à son histoire – et à ce que le sujet fait de son histoire – de les relier ou de les délier.
Le lien entre la folie et la passion nous amène à considérer le double concept de liaison et déliaison. Sans doute parce que la folie fait basculer immanquablement du côté de la pulsion de mort et que, du côté de la pulsion de vie, c’est la passion qui tient le haut du pavé, en ce qu’elle peut se tourner vers la sublimation.
Ce questionnement peut-il nous faire nous interroger sur le lien qui existe entre la pulsion et la passion ? Entre névrose et psychose ? Entre Œdipe et Narcisse ? entre intra- et intersubjectivité ? Entre hypothalamus (désirs et émotions) et hypophyse (régulation endocrinienne[3]) ?
Habituellement, dans son acception commune, la passion a le sens d’un amour fou, qui en général commence bien et se termine mal, avec une vibration incessante marquée par l’impossibilité du lien stable et rassurant. C’est beau, c’est cruel, ça fait peur et ça fait envie. C’est profond et c’est puissant.
Dans l’ancienne nosographie, la folie a un sens religieux (avant la période classique), puisqu’elle est habitée par le mystère et le démoniaque et elle s’accole à la passion (comme pour Perceval et sa quête du Graal) dans la souffrance objective et l’élan explosif, à l’entrelacs de l’âme et du corps.
À la renaissance, la passion fait basculer dans la folie romantique, ou dans le fol héroïsme (Shakespeare ; Cervantès).
Parallèlement, les traités de philosophie s’en emparent, avec des fortunes diverses, après les développements féconds des philosophes de l’antiquité.
Dans un tout autre registre, les romans de gare et les sémantiques populaires s’en feront un relais schématique et univoque.

Psychanalyse et psychopathologie

S’appliquant à la passion, on peut sans doute s’interroger sur la pertinence du terme générique de « dessaisissement », même si ni ses formes ni ses conséquences ne sont décrites dans la littérature.
Nous préférons pour notre part introduire sa dimension paradoxale selon l’idée de liaison/déliaison dans un agencement propre qui dépasse d’évidence le libre-arbitre :
« Un homme comme moi ne peut vivre sans dada, sans une passion ardente, sans tyran pour parler comme Schiller. Ce tyran je l’ai trouvé et lui ai asservi corps et âme. Il s’appelle “Psychologie”. »  écrivait Freud. Comme Nietzsche, Freud était « passionné » par la vérité qu’apporte la connaissance, sans nulle obédience à des systèmes facilement clos.
En tous les cas, la passion peut apparaître de prime abord comme un concept antinomique.
Qu’elle soit mystique, artistique, scientifique, amoureuse ou psychotique, la passion est un pari : faut-il garder sa raison et perdre sa passion, ou bien perdre la raison et s’adonner à sa passion ? Peut-on raison garder et passionné demeurer ?
Ces questions ne sont pas pour rien. Elles sont dans le pathos de « psychopathologie » puisque toute notre discipline est de passion. Et de raison.
Parmi d’autres questions pouvant se rapporter aux formes de la passion et qui sont d’importance, nous pouvons citer : l’objet perdu, le désir, la perte, l’absence ; la rencontre, le plaisir, la retrouvaille, la présence.
Parmi les conséquences qui découlent de ces formes, existe naturellement la possibilité de comprendre et de conjuguer, en travail de liaison avec les faits de l’esprit, de l’âme et du corps, les deux types de questions.
Freud, dans les occurrences, rares, de la thématique passionnelle dans son œuvre, a esquissé ce qui s’apparente de proche en proche à notre concept, souvent selon des acceptions duelles : amour/haine ; sexualité/amour ; activité/passivité ; sadisme/masochisme ; voyeurisme/exhibitionnisme ; détresse/passion amoureuse ; affect/affectif ; libido du Moi/libido d’objet ; désir/passion ; transfert/contre-transfert : positif/négatif ; ambivalence.
Dans son Introduction au narcissisme, il présente ce qui confine aux termes de la passion comme réagencement narcissique : la demande du passionné pourrait être d’aimer – et d’être aimé – à la hauteur du fantasme du paradis perdu, c’est-à-dire d’aimer et d’être aimé pleinement, inconditionnellement, à l’image des amours premiers qui ont constitué le narcissisme du sujet en devenir de la part de la mère nourricière et du père protecteur, lors d’un narcissisme enlevé et réattribué, à l’instar du feu prométhéen, s’il se produit « comme un dessaisissement de la personnalité propre au profit de l’objet[4] ». Ceci posé, gageons que la passion offre la possibilité, en se rappelant Granoff[5], de se trouver de nouveau sujet, « ténor ou prima donna », apprivoisant soi-même et l’autre, et, n’en déplaise aux thuriféraires de l’absolutisme des facultés, dans un enthousiasme de raison.

Nicolas Koreicho – Octobre 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] C’est l’époque du « diabolisme », qui se manifeste par la « possession ». C’est un mauvais esprit qui s’est emparé de l’esprit du « fou » et dont il faut, à l’instar d’un exorcisme, le débarrasser, quitte à se débarrasser du fou lui-même. Ceci annonce déjà Esquirol, Pinel, les aliénistes (alien : « un autre est en toi ! »), lesquels s’attaquent aux textes et aux faits des apôtres, des mystiques, des saints en parlant d’ « hallucinations morbides ». Cela représente un thème qui mérite à lui tout seul de profondes remises en question plus que ne le fait cette conjonction évidemment par trop raccourcie proposée par les premiers psychopathologues.

[2] Philippe Pinel et Jean-Étienne Esquirol, son collaborateur, localisaient la passion au niveau de l’épigastre : « Les passions appartiennent à la vie organique : leurs impressions se font sentir dans la région épigastrique ; que ce soit primitivement ou secondairement, elles ont là leur foyer. » (Thèse d’Esquirol – 1805)

[3] L’hypothalamus est le régulateur des fonctions vitales et la plaque tournante du désir et des émotions. Il ajuste le corps aux variations de l’environnement. Il concerne la peur, la colère, la motivation. Il est responsable de la stimulation de l’activité neurovégétative sympathique (tachycardie, hypertension), de la régulation des sécrétions de l’hypophyse. Il concerne la thermorégulation, la prise alimentaire (soif, faim), la reproduction (sexualité, ovulation), la lactation, les émotions (réponses aux agressions et aux désirs), les variations liées à l’alternance du jour et de la nuit (cycles veille-sommeil), la croissance, la réabsorption de l’eau au niveau du rein.
Le plaisir augmente la production par l’hypothalamus d’ocytocine en direction de l’amygdale, réduisant l’anxiété.
Le stress libère de la corticolibérine et de la vasopressine qui elles-mêmes libèrent une hormone (ACTH : adréno-corticotrope). L’ACTH déclenche alors au niveau des glandes surrénales la libération de cortisol qui peut saturer l’hippocampe qui ne jouera plus son rôle de régulateur et verra ainsi se déclencher des phénomènes dépressifs et des attaques somatiques (reins, cerveau, cœur). C’est aussi régulièrement le lieu de naissance de la crise migraineuse.
L’hypophyse régule la production d’un grand nombre d’hormones stimulant les glandes endocrines périphériques, dont les surrénales qui produisent les glucocorticoïdes et l’adrénaline.
Site de l’IFP : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/articles/epistemologie/neuropsychologie/

[4] Sigmund Freud, Introduction au narcissisme, 1914

[5] Wladimir Granoff, Filiations. L’avenir du complexe d’Œdipe, 1975

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La Bête

Nicolas Koreicho – Août 2022

« À tous, petits et grands, riches et pauvres, hommes libres et esclaves, elle impose une marque sur la main droite ou sur le front. Et nul ne pourra acheter ou vendre, s’il ne porte la marque, le nom de la Bête ou le chiffre de son nom. C’est le moment d’avoir du discernement : celui qui a de l’intelligence, qu’il interprète le chiffre de la Bête, car c’est un chiffre d’homme : et son chiffre est six cent soixante-six. »[1]
Livre de l’apocalypse, chap. 13, versets 16-18

Kimon Berlin, La Bête de la Mer (Tapisserie de l’Apocalypse, XIVe siècle), Château d’Angers

Sommaire :

  • Préambule
  • Des textes aux peuples
  • De l’histoire aux récits
  • La bête du Gévandan
  • La bête

Préambule

Entre la Bête de la Bible, d’origine apocalyptique et la bête de sexe, d’ascendance évidemment pulsionnelle, une bête, absolument singulière, participant à la difficulté d’établir une limite entre l’homme et l’animal, a hanté l’histoire de l’Europe pendant de multiples décennies. Nous tenterons de comprendre la place, symbolique et intrapsychique, de cette créature singulière, étrangement inquiétante, et qui, à l’instar des autres bêtes dont nous allons parler, a eu un retentissement qui, après la Bête du testament, n’en finit pas de résonner. Au-delà de la marque historique que peut produire un événement à vocation mythique, les conséquences de ces faits hors limites ouvrent sur des domaines qui concernent les profondeurs les plus archaïques de l’inconscient.

Nous avions vu avec les convulsionnaires comment un épisode à la fois historique et mystique, érotique et thanatique a pu répandre une forme de fascination[2], à partir d’une organisation perverse ritualisée dans laquelle une multitude va s’étonner et une minorité se retrouver, et nous interroger, et ce jusqu’à nos jours (cf. la Famille, communauté endogamique de l’Est parisien), et procéder à une déflagration politique susceptible d’inquiéter les autorités royales, religieuses, politiques de France.
Avec la bête du Gévaudan, exemplaire en ceci que le refoulé occupe toute la place dans notre histoire, qui prend manifestement la suite du lycanthrope, ce fameux loup-garou qui questionne depuis des siècles et qui voit se croiser de multiples champs d’investigation, théologie, anthropologie, criminologie, médecine, occultisme, zoologie, nous nous trouvons confrontés aux mêmes interrogations. Bien que les attaques de loups, les psychopathologies, les troubles psychiatriques et la consommation de drogues expliquent en partie les fictions concernant la lycanthropie, les éléments issus de l’inconscient personnel et de la psychologie collective posent les mêmes problèmes que ceux que nous évoquons, en particulier pulsionnels et transformationnels.
Les pouvoirs, et la possibilité pour l’homme de comprendre quelque chose à ses grandes tendances, ont également été ébranlés, car plaçant les actants de l’époque à une limite problématique de l’humain et de l’animal, dans un croisement pour le moins perturbant, en cela qu’il représente le choc d’une pulsion de vie animale conjuguée avec une pulsion de destructivité humaine.
L’impact dans les imaginaires de cet animal, un canidé de Lozère, issu de la région de France des monts de la Margeride, tient aux différentes analyses et prises en compte de la question fondamentale de la nature des pulsions et de leur intrication.
La singularité et le retentissement dans les esprits de la bête du Gévaudan, provient tout d’abord, dans son apparition manifeste, à sa filiation religieuse et superstitieuse en référence, selon les époques des commentateurs, aux figures de Satan lequel, par l’intermédiaire de différents systèmes politiques et économiques, est censé imposer sa domination, mais aussi, paradoxalement, aux figures de Dieu qui, par le truchement de ses représentants sur terre, est censé soumettre la population.
Au-delà de l’acception morale et psychologique collective du « dieu du mal » et du « dieu du bien », le questionnement pertinent en psychanalyse est celui de la dimension, en chacun, de l’intrication des pulsions de vie et des pulsions de mort.
De cette représentation d’obédience spiritualiste, la référence à son architectonique latente va s’imposer dans la littérature, la bête s’orientant vers une dimension érotique et mortifère (cf. par exemple sa place dans Les chants de Maldoror de Lautréamont[3], L’Anglais décrit dans le château fermé de Mandiargues[4]) jusqu’à La Bête de Borowczyk[5] (d’après Lokis de Mérimée[6]), en des récits qui se résolvent dans une pornographie suggérée ou explosive, poétisée, métaphorique, délirante parfois, et qui illustrent la question des limites, humaines, animales, criminelles, sexuelles.
La bête pourra selon les croyances représenter sur le plan socio-historique la dimension économique et politique de l’oppression, cependant que la dimension latente des événements historiques ou des récits de fiction oriente plutôt l’interprétation vers un plan symbolique, voir mythique et, en tant qu’elle concerne le sujet nécessairement en proie à l’oxymore pulsionnel, intrapsychique.

« Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réellement distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue commune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singulièrement étriquée des choses. Cette fin d’une harmonie primitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants. »

Pour lire la suite…

Claude Lévi-Strauss, La leçon de sagesse des vaches folles
Le Chiffre de la bête. Hennequin de Bruges (Jan Bondol en flamand),Tenture de l’Apocalypse, Château d’Angers.

Des textes aux peuples

La Bête de l’Apocalypse, (τὸ Θηρίον (tò thēríon) en grec ancien) est une figure de l’eschatologie chrétienne qui apparaît dans le chapitre 13 de l’Apocalypse de Jean, en écho à la vision des quatre bêtes du Livre de Daniel. L’auteur de l’Apocalypse, qui écrit sous le règne de l’empereur Domitien, décrit successivement deux bêtes affidées à Satan, lesquelles symbolisaient outre leur origine satanique une signification manifeste de l’oppression de l’ancien pouvoir romain idolâtre.
Si l’on se réfère à la dimension religieuse de la Bête, l’auteur de l’Apocalypse de Jean décrit, au chapitre 13, successivement les deux bêtes : l’une provenant de la mer, à laquelle Satan, partiellement vaincu par l’archange Michel, a délégué son pouvoir, l’autre provenant de la terre pour appuyer la puissance de la bête de mer, à laquelle la bête de la terre obéit. Au passage, les deux bêtes font écho à l’alliance des créatures maritime et terrestre Léviathan et Béhémot de la tradition judaïque ancienne.
Des exégètes, sociologistes avant l’heure, ont vu dans la Bête de l’Apocalypse, qui s’opposait à Dieu, le symbole de tout pouvoir, singulièrement satanique, que la psychanalyse, elle, rapprocherait plutôt de la puissance du pulsionnel, entre autres érotique et thanatique. Par ailleurs cette idée de Dieu, la psychanalyse peut de la même manière l’apparenter au Surmoi, dans une acception non seulement participant classiquement du père, mais régulatrice, éducative et suggérant la possibilité d’apprivoiser castration et ambivalence ainsi qu’il en est d’une large part de la fonction paternelle.
Les porte-parole de Dieu, à travers le monde, à travers les siècles, en intégrant les pulsions fondamentales dans les récits testamentaires, canaliseraient donc les poussées individuelles – de vie, de mort –, et seraient censés de cette manière éviter les excès développés par les peuples en voulant détenir le pouvoir et en leur déniant, par l’imposition d’une doxa mythifiée, la possibilité d’une application littérale de la dimension bestiale de l’humain, en particulier lorsque constitué en foule[7].
Par suite, les dirigeants des peuples, en imposant les grands totalitarismes dans des mouvements révolutionnaires violents, nazisme, stalinisme, maoïsme, islamisme, toutes idéologies promettant une sorte d’atténuation de la nature subjective immédiatement agissante – pulsionnelle, donc – de l’homme, puisque ne correspondant pas à l’idée des gens de pouvoir de la morale politique, mais susceptibles d’autoriser par réaction tous les possibles, voire toutes les perversions, de manière destructrice et finalement, par autoritarisme solipsiste, vouent ces peuples à l’étouffement.
En effet dans l’histoire, cette sorte de régulation obligée se résout généralement dans un recommencement (une révolution) des abus qu’elle était censée combattre, mais de manière régulée, organisée, systématisée, dont les fins sont destinées d’abord à la disparition d’un aspect « rebelle » de la volonté du peuple, puis à sa disparition en tant que peuple.
Ainsi, les premières communautés chrétiennes rencontrent des périodes de persécution infligées par les autorités romaines qui vont s’intensifier à partir du IVe siècle et la bête de la mer sera reliée à l’un ou l’autre empereur romain (cf. l’Œcumenius à sept têtes, du nombre des empereurs).
Le supposé danger incarné par les représentants de Dieu et, subséquemment, par les représentants des peuples, est interprété par Martin Luther qui revendique la crainte que doit inspirer les tenants du pouvoir en assimilant la papauté à différentes figures de l’apocalypse de Jean, considérant le pape comme « Bête de l’abîme ».
D’ailleurs, sur les illustrations que Lucas Chranach l’Ancien fait de la version du Nouveau Testament donnée par le réformateur (Bible de Luther[8]), l’artiste représente la Bête de l’Apocalypse couronnée d’une triple tiare pontificale.
Au XXe siècle, à partir de la fin des années trente, nombre de théologiens et de philosophes chrétiens rapprochent l’évolution du mal à la Bête de l’Apocalypse ; l’Allemagne nationale-socialiste et son Führer y sont clairement représentés et le philosophe Jacques Maritain développe que nazisme et stalinisme sont la double révélation du « vrai visage » de la Bête ainsi que, de façon certes plus consensuelle, les démocraties et théocraties révolutionnaires.
Dès lors, « la bête immonde » demeure le syntagme utilisé par les européens pour qualifier le fascisme, comme dans les anciens satellites à l’Est de l’URSS pour qualifier le communisme, comme en Occident pour les survivants des camps de concentration lorsqu’ils ont appris l’attentat des tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 pour qualifier l’islamisme : « Elle est revenue ».

De l’histoire aux récits

Miszka su Lokiu, Abu du tokiu (Michka et la bête, tous deux sont les mêmes)
Proverbe lituanien

Lokis est le récit de voyage du professeur Kurt Wittembach qui se remémore des événements étranges dont il fut témoin lors d’un séjour en Lituanie. Des études sur les récits traditionnels baltes l’avaient conduit dans le château du comte Szémiot, dont la bibliothèque recélait d’étranges manuscrits relatant des histoires archaïques dont il ne distinguait pas la part légendaire de la réalité. Mais le comte Szémiot (Michel Szémiot : Michka) le fascinait et, peu à peu, le distrayait des livres qu’il était venu étudier. En effet, le comte se distinguait d’abord par sa taille exceptionnelle mais aussi par les habitudes qu’il avait de s’enfoncer dans la forêt, à l’occasion de longues promenades d’ailleurs jamais consacrées à une quelconque chasse et dont le but restait mystérieux. La découverte des origines de l’hôte du chercheur relate l’ascendance du comte dont la mère devint folle ayant, plusieurs mois avant sa naissance, été agressée et vraisemblablement violée par un ours.
Les noces du comte avec une aristocrate polonaise se terminent de manière particulièrement violente. En effet, au terme de la première nuit commune, la nouvelle épouse est retrouvée horriblement blessée par une mâchoire animale, tandis que le comte Szémiot a disparu.

« Le grand vent sort de ta tête et tu entends de nouveau la musique céleste. Tu éprouves de la pitié et de l’amour et de la tendresse pour ce pauvre animal qui se lamente, gronde et rit et soupire derrière toi comme un personnage sorti tout droit de l’éther. Qui est-ce donc ? Personne d’autre que toi. »

Brion Gysin, Les Flûtes de Pan
La Bête, Walerian Borowczyk

Dans La Bête de Walerian Borowczyk, une adaptation libre de la nouvelle Lokis de Prosper Mérimée, le film relate les fiançailles dans un château de France du petit neveu du chatelain, Mathurin, qui regarde un étalon couvrir une jument. Deux américaines, la mère et la fille, Virginia et Lucy Broadhurst, arrivent pour la cérémonie à l’occasion de laquelle Mathurin doit prendre pour fiancée Lucy. Cependant, le seigneur du château connaît des informations mystérieuses susceptibles d’empêcher la cérémonie. Le neveu de ce seigneur, père de Mathurin, enferme alors le seigneur dans sa bibliothèque, et participe à la préparation de son fils pour les fiançailles. Cependant Lucy fait des rêves érotico-pornographiques après la lecture d’un livre sur une malédiction ancienne, qui poursuit la famille, parce qu’une des femmes du château, il y a deux cents ans, a copulé avec une bête monstrueuse.

La bête du Gévaudan

S’agissait-il d’un homme, d’un loup, d’un chien, sauvage, dressé, de plusieurs loups, de plusieurs chiens, d’un croisement entre une espèce sauvage et une espèce domestiquée ?
La bête du Gévaudan est le surnom attribué à un ou plusieurs canidés à l’origine d’une série d’attaques contre des humains, survenues entre le 30 juin 1764 et le 19 juin 1767. Ces attaques, le plus souvent mortelles – entre 88 et 124 victimes recensées selon les sources – eurent lieu surtout dans le nord de l’ancien pays du Gévaudan (Lozère) et aux alentours, région d’élevage.
La bête est dure et suscita quelques rebondissements dans la destinée du mythe :
Beaucoup de canidés, à l’occasion de battues enragées, furent tués, dont un grand loup, abattu par un porte-arquebuse, empaillé et présenté au roi, puis un autre animal, croisement entre un loup et un chien fut tué. Peu de temps après, les attaques mortelles cessèrent.
Une des hypothèses retenues, hormis celles qui incriminent les loups, a été développée dans un essai du gynécologue Paul Puech, en 1910, confortée ensuite par les thèses des romans mineurs ultérieurs d’Abel Chevalley, en 1936, et de Henri Pourrat, en 1946, lesquels évoquent les attaques comme de possibles meurtres issus de la perversion sadique d’un ou de plusieurs tueurs en série.
Dans ces cas-là, le psychanalyste est ici encore en présence d’une indistinction historique entre l’homme et l’animal pour ce qui est du devenir agi de ses pulsions vitales et/ou perverses et mortifères, l’incertitude présentant la plupart du temps, en arrière-plan, des épisodes de religiosité conflictuelle entre Dieu et Diable.
Ce qui fait que, dans ce qui demeure longtemps après de la bête du Gévaudan, la question du réel bio-physique se pose encore de nos jours, c’est la persistance d’éléments de criminalistique inexpliqués : décapitations, vêtements éparpillés, mises en scène de cadavres rhabillés de manière incongrue. Ces élément criminels ont fait émettre une petite dizaine d’hypothèses orientant vers une alliance – dressage, soumission, scénographie – de l’homme et de l’animal faisant ainsi se croiser l’incertitude de liaison entre les pulsions sadique, alimentaire, affabulante.
Quoi qu’il en fût, la bête du Gévaudan a probablement été ce que l’on appelait autrefois un chien de guerre. Pour le journaliste Jean-Claude Bourret, « la bête est certainement un croisement entre un chien de combat descendant des légions romaines et un loup. » Un hybride de chien et de loup, un mâtin, chien de combat protégé par une cuirasse en cuir de sanglier, issu d’élevages clandestins d’animaux descendant des chiens de guerre des légions romaines.
Une sculpture en résine et polyuréthane de la bête du Gévaudan, d’après les mesures exactes du rapport d’autopsie de juin 1767, a été présentée à Paris en 2016.

Bête du Gévaudan – Estampe coloriée, BnF, recueil Magné de Marolles, vers 1765

La bête

Ce que nous pouvons résumer à ce point de notre développement, c’est, d’une part, la persistance de liens d’opposition, de familiarité, de concurrence, d’ambivalence plus certainement, entre bête et homme, Dieu et Diable, religion et sexualité ainsi que, d’autre part, la fascination des humains, des auteurs, des artistes pour ce qui semble être une oscillation des limites de la conjonction pulsionnelle animale et humaine, l’ensemble, tour à tour monstrueux – agi/pervers – ou apprivoisé – transformé/sublimé – se déclinant au cours des siècles, en continuo de figures obligées, domptées lorsque les tableaux prennent leur place au cœur de récits, bibliques, littéraires, cinématographiques.
En effet, une partie de ces liens d’ambivalence adopte le tour d’un risque de décharges perverses non élaborées en récit et basculant vers le plaisir cathartique et/ou la mort de la relation ou des personnes.

Une nouvelle difficulté se pose étant considéré que renoncer à la relation physique peut aussi entraîner vers le deuil impossible, par-delà le renoncement à la stricte possession de l’autre.
C’est ce que semble postuler André Green dans son essai L’Aventure négative[9], et, pour ce qui nous occupe, dans le chapitre sur La Bête dans la jungle[10], en démontrant la possibilité de « l’inversion du désir en non-désir », l’auteur plaçant, par le biais de la transformation du narcissisme de vie en narcissisme de mort, l’assouvissement en équivalence à l’abstinence de la satisfaction, ressentie comme hors limite si se trouvant dans un contexte non maîtrisé, autrement dit sous la forme d’une énonciation sans énoncé limitatif, sans texte, sans récit, enfermée dans l’indicible et, par là-même, dans l’irrésolu.
À l’inverse, dès lors que cette forme de tragédie est transformée, ou que sa signification métaphorique est lue, de manière textuelle ou transtextuelle, est analysée en discours, la sublimation fait son œuvre, comme à la fois son œuvre de rédemption, pourrait-on dire.
Ainsi en est-il dans le court roman de Henry James, qui relate l’histoire d’une femme tentant de ramener à la vie un homme qui s’est abstrait de la charnelle condition pour le/se sauver. Il s’agirait pour André Green d’une « tragédie de la chair », de « l’histoire de leur attente et de leur relation en miroir. Finalement, May mourra d’avoir rencontré en Marcher le diable sous la figure d’un ange et lui, sur sa tombe, sera terrassé par la Bête, figure de sa violence pulsionnelle.[11] »
La bête, dans le récit, comme ailleurs les figures mythiques esquissées précédemment, bien différente de l’animal, en ce qu’elle est invention de l’homme qui, à ce titre, est la vraie et réelle bête, représente à l’avenant une métaphore de la mort de soi, de son humain, comme à l’ultime de la pulsion de vie poussée à son paroxysme, et de la part prise par les pulsions lorsqu’englouties avant même d’avoir vu le jour elles demeurent incomprises ou inaccomplies.

À l’inverse, la polysémique ambivalence, susceptible de produire fantasmes et transformations – dépassements -, « cause et objet du désir en liaison avec les idéaux et les sublimations » (oscillation métaphoro-métonymique selon Guy Rosolato) inhérente à la trinité freudienne Ça-Moi-Surmoi, lorsqu’elle est prise en charge comme un travail à part entière, peut ouvrir sur la bête comme exigence instinctuelle – animale – de « l’homme réconcilié avec l’instant par l’intuition et par le courage[12] », ainsi que le proposait Jankélévitch, ce qui est une façon, qui en vaut une autre, de considérer la pulsion comme apte à être bien tempérée.

Nicolas Koreicho – Août 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] C’est nous qui soulignons.
Pour la symbolique des chiffres, le « 7 » est le chiffre de la perfection, union du « 4 » (chiffre du monde créé) avec le « 3 » (chiffre de la Trinité), le « 7 » est également le chiffre de la Création puisque dans la Bible le monde fut créé en sept jours. Et si le « 8 » est le chiffre du monde transfiguré, accompli, le « 6 » est celui du manque, de l’inachevé, du mystère.

[2] Selon nombre de théologies, la curiosité est un péché capital. Pourquoi ?

[3] Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1869

[4] André Pieyre de Mandiargues, dit Pierre Morion, L’Anglais décrit dans le château fermé, 1993

[5] Walerian Borowczyk, La Bête, film français, 1975

[6] Prosper Mérimée, Lokis, 1869

[7] Cf. Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du Moi, 1921

[8] Martin Luther, traduction du Nouveau Testament, 1522

[9] André Green, L’Aventure négative. Lecture psychanalytique d’Henry James, 2009

[10] Henry James, The Beast in the jungle, 1903

[11] Ibid. La Bête dans la jungle

[12] L’angoisse. Extrait de cours à la Sorbonne, Avril 1953

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Desbordes-Valmore – Une inquiétude

Postface Nicolas Koreicho

L’inquiétude

John William Waterhouse, Thisbe, 1909 – Collection privée

Qu’est-ce donc qui me trouble, et qu’est-ce que j’attends ?
Je suis triste à la ville, et m’ennuie au village ;
Les plaisirs de mon âge
Ne peuvent me sauver de la longueur du temps.

Autrefois l’amitié, les charmes de l’étude
Remplissaient sans effort mes paisibles loisirs.
Oh ! quel est donc l’objet de mes vagues désirs ?
Je l’ignore, et le cherche avec inquiétude.
Si pour moi le bonheur n’était pas la gaîté,
Je ne le trouve plus dans ma mélancolie ;
Mais, si je crains les pleurs autant que la folie,
Où trouver la félicité ?

Et vous qui me rendiez heureuse,
Avez-vous résolu de me fuir sans retour ?
Répondez, ma raison ; incertaine et trompeuse,
M’abandonnerez-vous au pouvoir de l’Amour ? …
Hélas ! voilà le nom que je tremblais d’entendre.
Mais l’effroi qu’il inspire est un effroi si doux !
Raison, vous n’avez plus de secret à m’apprendre,
Et ce nom, je le sens, m’en a dit plus que vous.

Marceline Desbordes-Valmore, L’inquiétude – Élégies (1830)


Postface

Qui, mieux que Marceline Desbordes-Valmore, a dépeint les affres de l’inquiétude, celles que l’on appelle aujourd’hui troubles de l’anxiété ? Ni le lieu, ni le temps ne modifient les tourments provenant du passé le plus archaïque. Dans l’inquiétude, quelque chose menace qui finit par revenir (la répétition, phénomène anaphorique des névroses) de loin. Là, les premiers vers clés « Oh ! quel est donc l’objet de mes vagues désirs ? Je l’ignore, et le cherche avec inquiétude » démontrent que le trouble l’emporte sur les plaisirs obsolètes de la nostalgie, dont la signification déterminant l’usage d’alors du terme « mélancolie » est radicalement différente – et, paradoxalement, parente – de l’acception actuelle, qui implique un trouble de l’humeur à dominante mortifère et suicidaire. Encore une preuve, s’il en fallait, que de structure en psychopathologie il n’existe pas. De la nostalgie à la mélancolie, il est bien plutôt question d’une similarité expressive (sémiotique), d’un glissement sémantique, d’un continuum d’affect. La nostalgie (dans le poème « ma mélancolie ») ne constitue plus un refuge par rapport à une problématique de séparation, et « la folie » (mélancolie d’aujourd’hui) est une menace réelle.

C’est alors qu’apparaît l’objet perdu : « Et vous qui me rendiez heureuse, Avez-vous résolu de me fuir sans retour ? ». Ici, les seconds vers clés se précipitent vers la condition sine qua non de la sauvegarde : « ma raison ». Et qu’est-ce que la raison ? C’est ceci qui permet précisément d’acquérir ce que Winnicott appelait la capacité à être seul et à quoi il s’agit d’adjoindre le « pouvoir de l’Amour », lequel, quoi qu’il en soit, ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.

Nicolas Koreicho – Février 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

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La Marche nuptiale

Georges Brassens

Farm with ox cart – Hugo Mühlig

Postface : Nicolas Koreicho

Mariage d’amour, mariage d’argent,
J’ai vu se marier toutes sortes de gens :
Des gens de basse source et des grands de la terre,
Des prétendus coiffeurs, des soi-disant notaires…

Quand même je vivrais jusqu’à la fin des temps,
Je garderais toujours le souvenir content
Du jour de pauvre noce où mon père et ma mère
S’allèrent marier devant Monsieur le Maire.

C’est dans un char à bœufs, s’il faut parler bien franc,
Poussé par les amis, tiré par les parents,
Que les vieux amoureux firent leurs épousailles
Après longtemps d’amour, longtemps de fiançailles.

Cortège nuptial hors de l’ordre courant,
La foule nous couvait d’un œil protubérant :
Nous étions contemplés par le monde futile
Qui n’avait jamais vu de noce de ce style.

Voici le vent qui souffle emportant, crève-cœur !
Le chapeau de mon père et les enfants de chœur…
Voici la pluie qui tombe en pesant bien ses gouttes,
Comme pour empêcher la noces, coûte que coûte.

Je n’oublierai jamais la mariée en pleurs
Berçant comme une poupée son gros bouquet de fleurs…
Moi, pour la consoler, moi, de toute ma morgue,
Sur mon harmonica jouant les grandes orgues.

Tous les garçons d’honneur, montrant le poing aux nues,
Criaient : « Par Jupiter, la noce continue ! »
Par les hommes décriés, par les dieux contrariés,
La noce continue et Vive la mariée !

Quand même je vivrais jusqu’à la fin des temps,
Je garderais toujours le souvenir content
Du jour de pauvre noce où mon père et ma mère
S’allèrent marier devant Monsieur le Maire.

Auteur : Georges Brassens 1972
Copyright : Universal Music Publishing Group

Postface – Nicolas Koreicho
Un mariage et un enterrement.
Le poème sonne comme une union, en tout cas l’affirmation d’une union (devant Monsieur le Maire : Surmoi transcendant le sexe, du sieur et de la mère), mais aussi comme un deuil (après longtemps de fiançailles).
Il émane de ces vers une sorte d’ironie – de prétendus, de soi-disant –, si ce n’était l’emploi d’un ton plutôt doucereux qui la teinte d’une certaine amertume. Mais au fond, ces deux sentiments ne sont-ils pas parents ?
Si le texte est parsemé de vocables associés à la mort, à la déceptivité, son champ lexical ressortit d’une sémantique de courage, non seulement d’acceptation, mais d’actions de grâce et d’affirmation de soi. Le narrateur veut consoler, mettre en musique, invoquant les Dieux.
Gravité du ton, des images, originalité d’un cortège nimbé d’un style tout particulier, la marche nuptiale imprègne d’images surmoïques viriles et combattantes la curieuse cérémonie.
Le témoin semble se trouver confronté à une épreuve dont il va se sortir non seulement avec dignité, mais aussi dans une forme de résignation qui le fera être plus fort, dans le témoignage et le souvenir. L’idée de l’enfant de la consolation, « la mariée en pleurs berçant comme une poupée son gros bouquet de fleurs », s’inverse dans l’évocation qui suit et c’est le fils qui console la mère : « de toute ma morgue, sur mon harmonica jouant les grandes orgues ».
Qu’on ne s’y trompe pas. Car outre la perte des illusions du jeune homme sur la nature de certaines unions de cette terre, c’est la mort de l’enfance – de l’amour inconditionnel sans doute de la mère, de celui, négligeant sa personne peut-être du père – dont il synthétise le deuil.
Il faut compter sur la bonté répartissant cet amour qui finalement se dispense, différent de nature, sur les deux parents – sorte de résolution œdipienne –, certes épuisé par l’épreuve, mais y ayant gagné en générosité. En ce sens, ce poème est une réconciliation.
La conjugaison lucide en un mariage arrangé de la nécessité d’en prendre acte et de le célébrer subsume le chagrin, lequel va avec le renoncement amoureux lorsqu’il place le fils dans l’acceptation avec hauteur et consomption du faux semblant d’un couple sans idéal, certes, mais nonobstant d’un couple nanti en fin de compte d’une forme de bénédiction.
Ce texte est une ode à l’acceptation et au renoncement de l’amour que le jeune homme pouvait attendre, malgré tout, de lui-même et de la mère et du père, ce qu’il observe de bonne grâce.

NK

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La question des limites en psychanalyse

Nicolas Koreicho – Octobre 2021

La question des limites : présentation, mise en perspective

L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? Dans la perversion (qui est le régime du plaisir textuel) il n’y a pas de “ zones érogènes ” (expression au reste assez casse-pieds) ; c’est l’intermittence, comme l’a bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition-disparition.
Roland Barthes – Le plaisir du texte

Jules Breton, L’arc-en-ciel au-dessus de Courrières, 1855, Musée de la ville de Paris, Petit Musée.

Sommaire

  • Préambule
  • Des univers
  • Inscription des traumatismes sur l’ADN
  • Limites exclues de l’inconscient
  • Vif du sujet : étymologies et origines
  • Limites et talent

Préambule

Sans limites, aucune vie n’est possible. Que ce soit dans la vie sociale, limitée par l’un, par l’autre – c’est parce qu’il y a un code de la route, avec pour l’un des sens interdits, et pour l’autre des invitations à rouler – que la conduite est possible ; dans la vie organique, limitée par l’organisation des organes au premier rang desquels la peau ; dans la vie psychique, notre intérêt principal de cette année, limitée entre autres par la perception, la mémoire, la temporalité, le langage (catégories communes à la psychanalyse, la psychopathologie et la neurologie) – le rôle princeps du psychisme étant de contribuer à l’adaptation de la personne aux environnements vers lesquels elle doit tendre -, les limites sont partout tout le temps, mais les liens, les passages pertinents idoines, existent cependant : les affects, les souvenirs, les symptômes, les rêves, les fantasmes…

Nous allons cette saison explorer les attendus des limites, dans, contre et par les univers qui constituent, de près ou de loin, les rapports – sortes de ponts – avec nos inconscients.

Des univers

A propos de la question de l’univers comme ensemble cohérent, logique, Albert Einstein, en 1915, fait paraître une théorie nouvelle de la gravitation (sur la relativité générale) qui prend en compte un univers global, non limité par la physique des objets qui s’y trouvent. L’univers devient alors un ensemble, avec ses propres règles de fonctionnement, différent des objets qui le constituent, échappant singulièrement aux limites de ses objets constitutifs. Ce que l’on nomme aujourd’hui univers, c’est l’espace-temps, notion difficile à appréhender car polysémique, en interaction dynamique, mobile avec les objets qui le constituent et qui le déforment.
Voici une façon métaphorique de signifier qu’il existe des influences réciproques exercées par le général et par le particulier. Que pouvons-nous inférer de cette métaphore concernant la personnalité.
Dire d’abord que la personnalité n’est pas réductible à ses symptômes, non plus que l’ensemble des symptômes ne constituent la personnalité. Par ailleurs, et si vous me permettez de filer un peu plus avant la métaphore de la relativité, symptômes et personnalité sont mobiles et les limites entre les deux doivent s’ajuster sans cesse, à plus forte raison dans l’interprétation.
Un peu plus loin encore dans la métaphore, la dernière théorie de l’univers, la théorie des ensembles causaux – montre que la théorie de la relativité générale présente certaines lacunes. Il se trouve que cette dernière ne produit pas de résultats cohérents dans son application à au moins deux topos particuliers, à savoir, d’une part, le coeur des trous noirs et, d’autre part, le commencement de l’univers. Ces régions, qu’on appelle aussi singularités, sont des points de l’espace-temps où les lois actuelles de la physique ne fonctionnent pas. Au sein de ces deux singularités, la gravité devient notamment extrêmement forte à de très petites échelles de longueur et dès lors, l’application exacte de la théorie des ensembles causaux reviendrait au fait simple d’appréhension que l’univers a toujours existé. Ceci nous intéresse dans la mesure où certaines problématiques psychiques se transmettent, d’une part, ce qui implique mutatis mutandis qu’une forme d’équivalence, de continuité conditionne la nature des liens intrapsychiques, et d’autre part, sur un autre plan, que le symptôme ne dépend pas toujours, loin s’en faut, d’un trauma initial, bien cerné, bien limité. Il en est ainsi de la marque de l’expérience, infantile en particulier, en chacun.

« Nous ne fabriquons pas nos enfants, ils se fabriquent à travers nous, ils demandent amour, patience, fermeté parfois, mais la pièce de théâtre n’est jamais jouée de la même manière. »
Julien Cohen-Solal

Inscription des traumatismes sur l’ADN

Les traumatismes, les expériences, les événements s’inscrivent sur l’ADN des cellules, constituant ainsi une sorte de mémoire physico-chimique. Par suite, l’expression des gènes impliqués dans les divers circuits neuronaux est influencée, voire modifiée par ces différents traumatismes, expériences, événements. C’est ce que l’on appelle l’épigénétique. Ces inscriptions complexes (méthylation, compaction, ouverture, petits ARN non codants…), épigénétiques, sont proportionnellement plus nombreuses et marquées si les traumatismes, les expériences, les événements ont été plus précoces ou plus violents. Ces modifications épigénétiques sont lisibles en imagerie dans certains états de stress. Elles sont possiblement transmissibles à la descendance et reproductibles d’un sujet à l’autre dans des proportions que l’on ignore encore.

Voilà ce qu’il en est des limites de l’expérience dans la matérialité des systèmes neuronaux, mais non dans la mémoire et dans l’activité pulsionnelle, qui elle, paraît illimitée. Ainsi en est-il du Ça.

Limites exclues de l’inconscient

– Pour l’inconscient qui, de la même manière, ne connaît ni temporalité ni contradiction, à tout le moins dans ses possibles expressions toujours figurées, travesties, élaborées secondairement, les limites sont celles imposées par la réalité. En effet, il est impossible d’appréhender sans difficulté les limites du Ça, du Moi, du Surmoi dans l’organisation psychique du sujet, hormis par l’intermédiaire de tentatives de schématisation. Sans la réalité, le désir, comme chacun le sait compte tenu de l’infinité des perversions existante, imposerait la loi du sang, du meurtre et de l’inceste. C’est le refoulement de ces motions de désir – ou de jouissance – qui nous permet d’être des névrosés plus ou moins supportables.

« C’est la partie la plus obscure, la plus impénétrable de notre personnalité. [territoire de] Chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. Il s’emplit d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté générale ; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Le ça ne connaît et ne supporte pas la contradiction. On n’y trouve aucun signe d’écoulement du temps. »

Sigmund Freud

L’étude et l’analyse pendant la cure et la thérapie des différents interdits (avec leurs devenirs ersatiques que sont les souvenirs, les rêves, les fantasmes) permet de les repérer et d’y revenir. Les repérer afin de prendre toute la mesure des relations que l’on entretient avec nos congénères, y revenir afin de neutraliser la nocivité de ces tendances sur notre vie narcissique, avec nous-même, et sur notre vie œdipienne, avec les autres, l’idée directrice étant que l’on puisse éviter de mélanger les sentiments actuels avec les affects du passé.

C’est même en rétablissant les liens de l’actuel, plus ou moins pathologique, avec le passé qu’il est possible d’avancer dans le travail analytique et thérapeutique, pour soi et pour l’autre.

Vif du sujet : étymologies et origines

En considérant l’étymologie des interdits, des limites, des règles, on comprend à quel point ces trois notions ont leurs fondations dans le réel le plus matériel.
On s’aperçoit d’abord que l’interdit, du latin interdicere, qui appartient au vocabulaire juridique, et qui intime de défendre quelque chose à quelqu’un, signifie placer « au ban de la société », bannir, ôter « le droit de cité ».
De la sorte, les limites sont définies par les exclusions hors de la cité, et imposent des frontières, c’est-à-dire des limites, de limites, ce qui borne un terrain, un territoire, chemin bordant un domaine, sentier entre deux champs.

Dès lors, pour qu’interdits et limites trouvent leur place dans une configuration d’abord physique, matérielle disions-nous, puis morale et psychique, il est nécessaire d’édicter des règles, du latin regula, « règle servant à mettre droit, étalon servant à juger, bâton droit, barre, latte », c’est-à-dire l’édiction des «  bonnes mesures, de principes, de maximes susceptibles de diriger notre conduite » à travers une « prescription fondée sur l’usage, les conventions, à laquelle il convient de se conformer en certaines circonstances » (Pascal, Pensées).

Ces interdits, limites et règles sont dicibles, selon plusieurs points de vue, mais à coup sûr toujours possiblement liées dans un langage, fût-il symbolique, figuré, propre quelquefois, mais langage toujours à trouver et descriptible, qu’il soit construit sur un monologue, un dialogue, une relation.

« Il n’est pas de savoir sans discours. »
Jacques Lacan

Limites et Loi symbolique

Puisque les limites sont entre autres les conséquences des interdits et que, pour être édifiées elles nécessitent des règles, nous pouvons admettre que les limites ont besoin d’être libres encore de tout totalitarisme langagier – « La langue est fasciste » disait Barthes*- c’est-à-dire en se référant à une origine non langagière des interdits, des limites, des règles, mais bien plutôt une origine symbolique.
– A partir des règles et des interdits, les limites seront donc alors structurées par des repères : au premier rang desquels ceux dont témoigne la Loi symbolique, savoir :

la Proscription du meurtre et de l’inceste, c’est-à-dire l’interdit du crime,
la Verbalisation avec la nomination de la parenté, c’est-à-dire le respect de la différence des générations et des places,
la Prohibition, avec l’amoralité du vol, du viol, de l’abus de pouvoir, c’est-à-dire la mise à distance de la pulsion de mort,
la Prescription, avec le respect de la différence des sexes et des rôles, c’est-à-dire la possibilité de l’individuation par la génitalité.

Ces repères, lorsqu’ils sont ignorés, donnent lieu non seulement à des transgressions manifestes, plus ou moins prises en compte par la loi des hommes, mais, pour ce qui nous occupe, si ces repères ne trouvent pas d’origine sur le plan des contenus latents, ces repères ignorés donnent libre cours au développement de psychopathologies, éclairées dans la sublimation des œuvres d’artistes, d’écrivains, de mainte manière.

« J’ai, pour me guérir du jugement des autres, toute la distance qui me sépare de moi »
Antonin Artaud

Limites et talent

Comme nous le disions en liminaire, les limites sont partout tout le temps, mais les liens, les passages, existent cependant. Ce sont les affects, les souvenirs, les symptômes, les rêves, les fantasmes… Ils vont dépendre dans une large mesure du fait que les facultés d’un sujet, ses talents (étym. Wallon, dalant, désir, besoin ; provençal talen, talant, talan, désir, volonté ; espagnol et italien talento, sens identique ; du latin talentum, du grec τάλαντον, sorte de poids, balance. Τάλαντον se rapporte à τλάω, tollere, racine sanscrite tul, soulever, peser. Le sens étymologique est un poids) ne sont pas calibrés, ne sont pas identiques.

Il s’ensuit l’importance que l’on doit donner à l’interprétation personnelle du sujet et de son intentionnalité, éventuellement souple et mobile, en tout cas dynamique. Ceci étant fonction de l’histoire personnelle du sujet et de sa singularité, eu égard aux événements, à sa généalogie, sa place, sa position, sa posture, sa responsabilité (on parle aujourd’hui d’éthique de la responsabilité), nous pouvons admettre que la considération du concept de limite doit être inspirée évidemment par la constitution personnelle du sujet et par la nature de sa relation à autrui et au monde, mais aussi par ses buts, ses idéaux, cela incluant en tout premier lieu la délimitation de ses possibles.

Nicolas Koreicho – Octobre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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Carte de Tendre – Madeleine de Scudéry

Préface Nicolas Koreicho

Carte de Tendre – Madeleine de Scudéry, 1654

L’attraction et la complexité des émotions, des affects, des sentiments, appellent, pour peu que l’on souhaite y comprendre quelque chose tant les forces du désir sont puissantes, des limites, des mots, une vision (une carte), un cadre.
Pour ce faire, Mademoiselle de Scudéry, chez qui le beau langage est la manière éminente de penser la complexité, déploie un discours précis, bien qu’amplement figuré, et oblige le lecteur à puiser dans sa propre sensibilité pour s’y retrouver.

En effet, la responsabilité personnelle ainsi que les affinités électives sont tellement impliquées dans les divers sentiments que l’on peut porter à l’autre, et, concomitamment, à soi-même, que, pour se libérer un tant soit peu de ce que les premiers environnements culturels, parentaux, éducatifs, ont projeté en nous, il est nécessaire d’envisager, de dessiner, voire de prévoir ce que l’on va faire de nos ressentis, de notre éprouvé.

Madeleine de Scudéry, tout en métaphore et en apparente circonvolution, s’y risque, dans cet étrange paradoxe que la plus grande préciosité – au sens de la rareté, de la précision, de l’orfèvrerie – permet une grande pureté (une cruauté dirait Artaud) de description des concepts, avec, sous l’apparence de la légèreté, l’assurance du tracé du géographe et la profondeur du travail du psychanalyste.

Nicolas Koreicho

«  Vous vous souvenez sans doute bien, madame, qu’Herminius avait prié Clélie de luy enseigner par où l’on pouvoit aller de Nouvelle-Amitié à Tendre : de sorte qu’il faut commencer par cette première ville qui est au bas de cette Carte, pour aller aux autres ; car afin que vous compreniez mieux le dessein de Clélie, vous verrez qu’elle a imaginé qu’on peut avoir de la tendresse pour trois causes différentes ; ou par une grande estime, ou par reconnoissance, ou par inclination ; et c’est ce qui l’a obligée d’establir ces trois Villes de Tendre, sur trois rivières qui portent ces trois noms, et de faire aussi trois routes différentes pour y aller. Si bien que comme on dit Cumes sur la Mer d’Ionie, et Cumes sur la Mer Tyrrhène, elle fait qu’on dit Tendre sur Inclination, Tendre sur Estime, et Tendre sur Reconnoissance. Cependant comme elle a présupposé que la tendresse qui naist par inclination, n’a besoin de rien autre chose pour estre ce qu’elle est, Clélie, comme vous le voyez, Madame, n’a mis nul village le long des bords de cette rivière, qui va si vite, qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives, pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre. Mais, pour aller à Tendre sur Estime, il n’en est pas de mesme : car Clélie a ingénieusement mis autant de villages qu’il y a de petites et de grandes choses, qui peuvent contribuer à faire naistre par estime, cette tendresse dont elle entend parler. En effet vous voyez que de Nouvelle Amitié on passe à un lieu qu’on appelle Grand Esprit, parce que c’est ce qui commence ordinairement l’estime ; ensuite vous voyez ces agréables Villages de Jolis Vers, de Billet galant, et de Billet doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d’une amitié. Ensuite pour faire un plus grand progrès dans cette route, vous voyez Sincérité, Grand Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude, et Bonté, qui est tout contre Tendre : pour faire connoistre qu’il ne peut y avoir de véritable estime sans bonté : et qu’on ne peut arriver à Tendre de ce costé là, sans avoir cette précieuse qualité. Après cela, Madame, il faut s’il vous plaist retourner à Nouvelle Amitié, pour voir par quelle route on va de là à Tendre sur Reconnoissance. Voyez donc je vous en prie, comment il faut d’abord aller de Nouvelle Amitié à Complaisance : ensuite à ce petit Village qui se nomme Soumission ; et qui en touche un autre fort agréable, qui s’appelle Petits Soins. Voyez, dis-je, que de là, il faut passer par Assiduité, pour faire entendre que ce n’est pas assez d’avoir durant quelques jours tous ces petits soins obligeans, qui donnent tant de reconnoissance, si on ne les a assidûment. Ensuite vous voyez qu’il faut passer à un autre village qui s’appelle Empressement : et ne faire pas comme certaines gens tranquiles, qui ne se hastent pas d’un moment, quelque prière qu’on leur face : et qui sont incapables d’avoir cet empressement qui oblige quelques fois si fort. Après cela vous voyez qu’il faut passer à Grands Services : et que pour marquer qu’il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petit que les autres. Ensuite, il faut passer à Sensibilité, pour faire connoistre qu’il faut sentir jusques aux plus petites douleurs de ceux qu’on aime. […] »

Madeleine de Scudéry, Carte de Tendre, 1654 – Texte établi par George Saintsbury, Clarendon Press, 1883.

Texte intégral :

https://fr.wikisource.org/wiki/Carte_de_Tendre

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