« La nuit dernière, je suis encore restée éveillée toute la nuit. Parfois je me demande à quoi sert le temps de la nuit. Pour moi, il n’existe presque pas, et tout me semble n’être qu’un long et affreux jour sans fin. Enfin, j’ai essayé de profiter de mon insomnie pour être constructive et j’ai commencé à lire la correspondance de Sigmund Freud. En ouvrant le livre pour la première fois, j’ai vu la photographie de Freud et j’ai éclaté en sanglots : il avait l’air très déprimé (cette photo a dû être prise peu de temps avant sa mort), comme s’il était mort en homme désabusé… Mais le Dr Kris m’a dit qu’il souffrait énormément physiquement, ce que j’avais appris dans le livre de Jones. Mais je pense avoir raison aussi, je fais confiance à mon intuition car je sens une triste lassitude sur son doux visage. » Marilyn Monroe
« Seuls quelques fragments de nous toucheront un jour des fragments d’autrui. La vérité de quelqu’un n’est en réalité que ça, la vérité de quelqu’un. On peut seulement partager le fragment acceptable pour le savoir de l’autre. Ainsi on est presque toujours seuls. » Marilyn Monroe
« L’amour et le travail sont les deux seules choses vraies qui nous arrivent dans la vie. » Marilyn Monroe
« Je ne sais pas qui je suis, mais je suis la blonde. » Marilyn Monroe
Marilyn Monroe, de son vrai nom Marilyn Mortensen[1], est morte comme serait morte une divinité tragique, à la fois dans la vraie vie[2], selon la conséquence d’un réseau de circonstances jouées par « des hommes manipulateurs et des femmes opportunistes » – une destinée – et morte en scène, mise en lumière par elle, pour le mythe – un destin -, par l’autre et pour l’autre toujours absent, sauf la nuit de sa mort pendant laquelle, subitement, un grand nombre de personnes se sont intéressées à elle. Jusqu’à sa dernière heure, pourtant, c’est « Marilyn Monroe » dont on s’est préoccupé, pas d’elle. La particularité du désir, celui qu’elle a suscité sans cesse, est qu’il ne fonctionne que dans l’absence de l’objet désiré. Désirer de de-siderare : l’étoile qui manque. Mais quel était la nature de son désir à elle ? « Être merveilleuse », disait-elle. Contentez-vous de cela. Elle était trop belle pour les autres, mais ce n’est pas le « trop » que l’on entend aujourd’hui et qui veut dire « vraiment ». Elle était trop belle car son œuvre et son art existaient d’abord de manière manifeste dans et par sa beauté et son sex-appeal et parce que les autres ne voyaient que ceci. Trop, car c’était pour elle une question de survie que de se reconstruire dans et par-delà un narcissisme originel, et que celui-ci, par le biais de son image – dans un premier temps : son image était un refuge, non déceptif –, soit reconnu, puisque ses parents n’ont fait que détruire, avant même qu’il existât, dans un développement ordinaire de l’Œdipe, son Moi, et le cœur de celui-ci, c’est-à-dire son narcissisme originel (rien à voir avec la pathologie du même nom ni avec le vocable ordinaire), l’un des deux socles de la personnalité, avec l’Œdipe (idem), si tôt anéanti. Père non connu, parti quelque temps après sa naissance, mère partie depuis toujours dans la maltraitance et la folie. Pour Marilyn, ce que l’on appelle les objets primaires n’ont existé que sous leur pire aspect, nullement, donc. Elle vécut au sein de douze familles d’accueil, pour l’abandon compulsif – malgré son sourire, un redoutable bouclier – souvent[3]. Elle : jetée au milieu des flots des projections et des profiteurs. Elle a été aimée, quelquefois, mais à côté, ce qu’elle savait bien – elle était toujours en retard : savait-elle qu’elle voulait qu’on l’attende, qu’elle aurait voulu être attendue, c’est-à-dire désirée puisque le désir naît de ce que l’on n’a pas ? –, et ce qui était aimé, hélas pour elle, était son image, ou son empathie, rarement son intelligence, cependant qu’elle avait beaucoup plus à apprendre à ces célébrités, artistes, intellectuels, gouvernants qui avaient possédé son corps, sa notoriété, une image à peloter, un trophée dont jouir : « L’autre prend votre corps pour illustrer des fantasmes dont vous n’êtes pas, la tendresse en moins. » disait-elle. Trop belle également car cette quête d’un Moi idéal devait demeurer inassouvi et la mener en enfer. La façon dont les hommes ont abusé d’elle – treize avortements/fausses couches/GEU/andométriose : elle n’a pu obtenir qu’elle fût mère – et sur quoi les femmes ont fermé les yeux, sans cesse, est à proprement parler infernale puisque, hormis dans son image peaufinée comme un tableau dont on ne voit pas la fin, dans ses lectures, dans ses notes, peut-être en partie dans son analyse[4], ils ne lui ont pas permis qu’elle trouve le bien de sa vie, qu’elle se trouve et se rétablisse. Elle finira par prendre ce courant de l’abus d’elle-même, à travers les médicaments et les relations à corps perdu, et en mourra, c’est peut-être là que se trouvait, en partie, sa responsabilité, de n’avoir pas su résilier ce que l’on avait fait d’elle. On ne l’y aida point. Une résilience a pourtant existé pour elle, difficile à réaliser puisque menaçant l’image qu’elle s’était construite. Mais c’est comme si sa quête du bien, et du bien qu’elle était et qu’elle voulait trouver, reconnaître et développer, s’annulait par la violence des hommes et la rivalité (et l’admiration) des femmes qui avaient croisé sa route. Il s’agissait pour eux de jouir, ou de s’approprier un peu, au passage, de cette quête absolue du bien et du beau que Marilyn avait dans sa construction, en une sublimation effective, de l’image étourdissante qu’elle montrait de ce désir, qu’à tort ils croyaient à eux destiné. En effet, l’attirance sexuelle que Marilyn provoquait et l’envie qu’elle suscitait, qu’elle développait à l’envi dans la manière, unique, qu’elle avait de mettre en valeur et de transformer cette énergie d’Éros en pulsion de vie, n’était pas axée sur le sexe à proprement parler mais en représentait une ouverture, un possible chemin vers une amitié, vers une affection qu’elle attendait éperdument, ne l’ayant jamais eue avec ses parents, c’est-à-dire, nous y insistons, son œuvre cinématographique et photographique en témoigne, une forme particulière de sublimation. Cependant, disait-elle avec humour, « Je peux vous l’affirmer ici et maintenant. La gloire est capricieuse. Elle a ses avantages, mais aussi ses inconvénients. J’en suis consciente. Je t’ai connue, gloire ! Adieu. » Cette sublimation, ambivalente, à la fois artistique et spirituelle, qu’elle a développée avec ce talent[5] singulier, s’exprimait – tout le monde s’y est engouffré – dans la puissance esthétique et sensuelle de sa personnalité mais aussi, dimension sombre de la brillante star qu’elle était, dans la sacrificialité de sa personne, porteuse et actrice, était-elle, de la culpabilité des autres, ce qui en fait, en ce sens, une personnalité christique. Il s’agissait pour elle non seulement de se faire reconnaître, mais, plus encore, de se faire renaître, avec les autres. Co-renaître. Re-co-naître. De mauvaises rencontres en miroir aux alouettes, elle n’y parvint pas. Une enfance en souffrance répétée (multiple familles de rencontres et de séparations plus ou moins traumatiques qu’il fallait réinvestir à chaque fois ou s’en faire accepter), mariée à 16 ans une première fois, c’est-à-dire pour retrouver un re-père, et/ou un « re-mède », à tout le moins une certaine sécurité. Malheureusement, et c’est là comme une répétition de l’absence, du vide, auxquels elle aura été toute sa vie confrontée – et dans l’abandon ultérieur répété de la part des hommes – comme au manque essentiel, l’être en souffrance, c’est-à-dire égarée, perdue, en l’absence de parents qui auraient pu l’aimer inconditionnellement : « L’enfance de chacun se rejoue tout le temps » disait-elle. Hélas pour elle. Cette naissance avec l’autre, elle la répétait[6] compulsivement et d’abord en donnant. En donnant aux hommes quand ils lui demandaient puisqu’elle pensait à chaque fois qu’ils allaient l’aimer, elle, d’une profonde amitié d’abord. Marilyn – un prénom qui marquera le monde, comme les prénoms qui sont aujourd’hui, littéralement, adorés : Jésus, Marie –, une mère orpheline, une sainte sans sanctuaire, une martyre sans calendrier, quelque chose d’une divinité, maternelle et érotique, Marilyn était patriote. Le fameux et à peine ambigu « Happy Birthday, Mr. President » du 19 mai 1962 pour l’anniversaire de John F. Kennedy, sa tournée dans les camps de soldats en pleine guerre de Corée lors de ce février 1954, où, sur scène, elle mourait littéralement de froid en lamé moulant, pour redonner de l’énergie aux GIs, de nombreux moments de sa vie sont une ode à l’Amérique, mère patrie non démente celle-ci, pensait-elle. Elle alla, selon certains courageux témoignages, jusqu’à coucher avec les deux frères Kennedy[7], et en même temps (les démocrates : l’éthique ? Les principes ? D’abord profiter ? La mort au tournant), pour ne pas les contrarier, ne pas les blesser, pour ne pas risquer d’affaiblir, par personnalités interposées, le pays. C’est cohérent. Marilyn aimait les animaux dans le martyre desquels elle se reconnaissait. Son jeu de grande souffrance dans TheMisfits[8] est un sacrifice complet de son image de la blonde écervelée et soumise de Bus Stop à l’avantage de sa révolte sincère pour la défense des chevaux sauvages, les mustangs, massacrés à l’époque pour servir de nourriture aux pets, les animaux domestiques des familles américaines. D’ailleurs, sa démarche, sa présence était animale. Quiconque l’a vue entrer dans une pièce, sur un plateau, dans un jardin, témoigne de ce climat très particulier qui s’instaurait sitôt qu’elle pénétrait dans un espace empli de gens. Un silence, une qualité vibratoire, un chuchotement, un arrêt, imperceptible, sur image. Une autre célébrité faisant le même effet à qui en a été le témoin : Johnny, lorsqu’il entrait sur un plateau, au milieu des loges, dans un couloir, traversant une foule, laissait un sillage de sidération semblablement animal. Un autre point commun entre eux, était que souvent, avant de se produire, ils vomissaient, puis, soulagés et transfigurés, brillaient sur scène, forts et fragiles. Sa vie était plus que d’une blessure narcissique, puisque de narcissisme, paradoxalement, elle n’avait pas été pourvue, étant littéralement partie de rien ni de personne, car elle ne fut pas aimée tout-à-fait, et elle n’a disposé pour se faire elle-même que de son travail : « Faire en sorte que la routine de mon travail soit plus continue et plus importante que mon désespoir. » Il s’agît donc d’une construction narcissique singulière – dont elle ne put bénéficier d’emblée – et qu’il s’agissait de créer sans cesse, construction qu’elle ne devra qu’à elle-même, grâce à une grande intelligence, à une grande beauté, à une sincérité et une intégrité qui la condamnaient concomitamment à incarner un être sacrificiel. Elle disait aussi : « l’enfance dure toute la vie ». L’impossible dépassement pour elle de sa condition affective lui coûta la répétition sans cesse réitérée des gouffres, et de l’angoisse y afférente, de son enfance. Un père qui ne la reconnaît pas, une mère qui ne l’aime pas. Seule au monde, comme plus tard elle fut au figuré isolée par sa beauté et son intelligence, avec comme enjeu la construction à réaliser d’un monde original, unique. Elle échoua donc pendant toute son enfance et son adolescence dans ces multiples familles ersatiques. C’est dire qu’elle a vécu itérativement un abandon dont la puissance traumatique fut renouvelée durant toute la partie de sa vie qui aurait dû être édificatrice et, au contraire, qui fut par-là déconstructrice. C’est grâce à cette beauté et cette intelligence qu’elle parvint malgré tout à devenir, après Marie, la seconde femme la plus célèbre de tous les temps, mais au prix d’un véritable chemin de croix. Dans Bus stop[9], elle incarne Cherie, une « inspiration divine », qui rêve de partir du minable cabaret des alentours de Phoenix en Arizona où elle chante pour rejoindre Hollywood et ses promesses de lendemains meilleurs. Jo, primaire et enthousiaste cow-boy, réussit à la convaincre de partir avec lui, ce qu’elle finit par accepter pour l’amour que le personnage lui portait. Le grand repère fut pour elle d’abord sa propre image qu’elle croyait – et, en une sorte d’hallucination de désir, espérait a minima voir dans les yeux des hommes -, qu’elle devait réinvestir indéfiniment non pas pour plaire à ces hommes sexuellement, dans le regard desquels elle voulait en fait percevoir une amitié, cette affection, cette reconnaissance qui lui avaient tant manquée, quitte à développer une hypersexualité, qui la maintenait, mais aussi pour tenter de s’apercevoir dans ces miroirs aux alouettes que le regard des hommes lui tendait. De la même manière, du côté du manque maternel cette fois, elle ré-investit compulsivement une génitalité (sexualisation par défaut) non comblée par l’objet primaire (« pri-mère »). Dans l’absence de ces regards du père et de la mère, la seule issue pour elle fut dans un premier temps de construire sa propre image de manière suffisamment explosive (la beauté et la provocation, toutes deux peaufinées avec une intelligence pragmatique et une grande sensibilité – et comme une candeur d’enfant – afin qu’elle pût masquer une détresse intérieure archaïque provenant de ces deux manques initiaux. C’est comme si Marilyn avait désinvesti l’intellection (à commencer par le langage articulé : elle ne pouvait prononcer sans une intense émotion et avec difficulté les débuts de phrase, en particulier les M), malgré une vive intelligence qui la fit lire quelques auteurs fameux, parfois difficiles, se rapprocher de bons intellectuels, prendre des cours de théâtre (Actors Studio), pourtant au faîte de sa gloire, entreprendre une analyse, malheureusement pour elle, avec de médiocres analystes, dont le principal, Ralph Greenson, à la fois psychiatre et, se disant tel, psychanalyste – a commis ce qu’on considèrerait aujourd’hui comme une première faute professionnelle : prescrire et analyser en même temps – et se montra mal avisé dans la maîtrise des enjeux de son contre-transfert envers Marilyn qui était, en un moindre mal, consolée dans la famille de son analyste, ce qui compensait partiellement l’absence d’amour simple en sa simple personne et qu’elle retrouvait là mais aussi, d’une certaine façon, ce qui l’enfermait dans une dernière famille d’accueil. Nous pouvons à présent considérer la mort violente de Marilyn comme conclusive – inéluctable pour ceux que cela arrangeait – de l’état et du contenu de ce qu’il reste du dossier des dernières heures de l’événement, en même temps que l’absence d’assassin direct – et unique – identifié. Cependant, la déflagration causée par sa mort reste, à ce jour, à la lettre, à la fois sacrificielle et déniée. Compte tenu de sa dépressivité et de son usage des toxiques, il fut aisé à l’époque de convaincre le monde entier, la presse en particulier, de son suicide « […] par surdosage, volontaire ou accidentel » (et, dans ce cas, de qui ?), contraire pourtant aux coups de téléphone, aux rendez-vous, aux projets, aux témoignages[10] relatifs aux tout derniers jours de sa vie et à ses toutes dernières heures. Tout était prêt, elle allait être heureuse. Elle aurait, selon toute vraisemblance, été en quelque sorte effacée[11] de la société d’alors, consécutivement aux menaces qui pesaient sur les frères Kennedy, N°1 et N°2 des États-Unis, que pût être révélé leur comportement, spécialement en lien avec les relations physiques (et sexuelles) qu’ils avaient avec les femmes en général et Marilyn en particulier[12], ainsi que, incidemment, eu égard aux échanges qui se déroulaient en sa présence malgré l’état, sensible, du monde et de l’Amérique d’alors (Essais nucléaires, Missiles, Cuba, Castro), cependant pas comme on l’entend habituellement du seul geste d’un seul responsable. Selon une dernière et complète enquête (cf. infra : Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes) la responsabilité de sa mort pourrait[13] être « partagée » entre plusieurs personnes : John et Robert Kennedy, président et procureur général des États-Unis[14], dont Marilyn, malgré leurs étroites relations, a reçu du jour au lendemain de la part de Bobby, immédiatement avant sa mort – une très forte dispute s’en est suivie entre elle et lui -, l’interdiction définitive de tout contact avec eux, ce qui l’a « […] blessée, terriblement blessée. » et lui laissa l’impression de n’avoir été « qu’un morceau de viande », John Edgar Hoover, homme lige du FBI, Ralph Greenson, le psychiatre-« psychanalyste », trop intéressé sur trop de plans, Peter Lawford, l’organisateur des parties fines pour les Kennedy, Arthur Jacobs, son public relations, Eunice Murray, au comportement particulièrement duplice, d’autres encore de l’entourage de Marilyn, toutes responsabilités délayées cette nuit-là, en un étrange et opportun commun accord, décelable dans l’inexactitude ou les correctifs des déclarations de ces hommes et de la gouvernante, du chauffeur et des employés d’ambulance, du pilote d’hélicoptère, des agents du FBI, du personnel médico-légal[15].
La nuit de la mort[16] de Marilyn, la participation de différents protagonistes – la chronologie est brouillée, incertaine, laissée volontairement dans le flou, le puzzle de la temporalité événementielle, des allers et retours des visiteurs, sont demeurés incohérents ou tus – est révélée par les silences et/ou les contradictions. La circulation des multiples personnes présentes à un moment ou à un autre, cependant que Marilyn était encore en vie et pendant son agonie[17], reste encore incomplète et imprécise, sans que l’on ait trop cherché, à cette époque de grande influence, à approfondir. À partir, cependant, pour ce qui est de la densité personnelle de l’héroïne de cette histoire et sans se limiter à ceux-là, d’éléments dissociés (narcissisme exalté et environnement déceptif, quête d’un amour propre et amour d’une sexualité détachée – « Un baiser est une gourmandise qui ne fait pas grossir. » -, image sublimée dans le mythe et image abîmée dans la vie, incertitude et confiance en sa séduction en scène, intelligence brillante et absence de reconnaissance intellectuelle, urgence de montrer ses talents et retards devant les demandes de l’autre), s’organisant malgré tout dans une construction assumée tant bien que mal et sur le point de s’embellir et de se libérer encore, les constituants de sa personnalité n’ont été approchés que par objets (intellectuels, artistes, célébrités, livres, pensées, notes, chants et danses) interposés. Morte en scène[18], nourrie non d’affection mais de barbituriques, de narcotiques, de somnifères et d’alcool, de n’avoir pu être nourrie de l’affect indéfectible d’un père et d’une mère, aimée, comme il devrait toujours se devoir, inconditionnellement.
Netflix (Télé), Emma Cooper, Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes (Le Mystère Marilyn Monroe : Conversations inédites), 2022 : https://www.netflix.com/fr/title/81216491
[1] De manière révélatrice, on se trompe sur le nom, « Baker », qu’on lui attribue et qui vient du métier du premier mari de la mère de Marilyn, donné rapidement à l’occasion d’un malentendu sur le passeport du géniteur. Dans notre article, nous exceptons le prénom « Norma Jeane » qui l’enferme dans cette enfance.
[2] Dans la nuit du samedi 4 août 1962, à son domicile du 12305 Fifth Helena Drive à Los Angeles, Californie.
[3] Ayant été agressée sexuellement, à l’âge de huit ans, la femme de l’homme responsable de ces gestes ne supporta pas l’accusation et la gifla violemment. Elle bégaya incessamment depuis ce jour.
[4] Tous ses analystes se sont fait piéger, avec cependant moins de zèle que le psychiatre Greenson, tant son image (imago : en biologie désigne le stade imaginal – terminal – de la créature) les éblouissait.
[5] Du vieux français talent « inclination, disposition, volonté, désir » (XIIe siècle), du latin médiéval talenta, pluriel de talentum « inclination, penchant, volonté, désir » (XIe siècle) et du latin classique « balance, poids ; somme d’argent », du grec talanton « une balance, une paire de balances », d’où « poids, poids défini, tout ce qui est pesé ». Dès lors, se rapproche du poids, de l’investissement que l’on met dans les choses.
[6] Hormis sur scène ou lors de ses séances analytiques, Marilyn bégayait depuis l’enfance.
[7] Les frères Kennedy, en toute arrogance, et selon les témoignages de leur entourage, avaient des « mœurs dissolues ». Il est difficile d’imaginer qu’ils ne soient pas impliqués dans la fin tragique de l’actrice. À peu près tous les documents, photos, enregistrements dans lesquels ils apparaissaient avec Marilyn furent saisis et détruits. Son dossier à la CIA fut presque totalement expurgé.
[8] John Huston, The Misfits (Les Désaxés), États-Unis, 1961.
[9] Joshua Logan, Bus stop, L’Arrêt d’autobus, États-Unis, 1956.
[10] Georges Barris, dernier photographe de Marilyn, trois semaines avant sa mort, sur la plage de Santa Monica, révèle le coup de tonnerre qu’a provoqué sur lui l’inimaginable : « Ce fut l’événement le plus effroyable de toute ma vie […] Elle ne voulait pas être enterrée, car elle avait peur des vers de terre. » ‘‘France-Culture, Moi Marilyn, Épisode 11’’, et sur la planète l’annonce de la mort de Marilyn.
[11] Le détail des circonstances de sa mort, la disparition de photos, de notes et journaux intimes, l’identité des personnes présentes, leur rôle précis n’ont pas été, jusqu’à aujourd’hui, élucidés.
[12] Les Kennedy, Robert en particulier, craignaient notamment que Jimmy Hoffa (responsable du tout puissant syndicat des camionneurs co-dirigé officieusement par la mafia) ne révèle les turpitudes des gouvernants démocrates avec l’actrice.
[13] Emma Cooper, Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes (Le Mystère Marilyn Monroe : Conversations inédites), Netflix, 2022.
[14] Le procureur général des États-Unis Robert Kennedy était en ville cette nuit-là et a pris un hélicoptère pour l’aéroport vers 3h.
[15] Sur l’improbable déroulement des faits et leur étrange chronologie : Peter Lawford, à partir de la fin d’après-midi s’inquiète comme jamais de son état physique. Arthur Jacobs, le public relations de Marilyn aurait été prévenu à 22h30 que « quelque chose de grave s’était passé chez Marilyn Monroe » ce dont témoigne sa veuve. Il serait allé chez Marilyn à 23h (témoignage de son assistante). Eunice Murray gouvernante de Marilyn et du Dr Greenson dit s’être aperçue de la mort de Marilyn à 3h. Elle aurait prévenu Ralph Greenson qui serait venu aussitôt. Les secours ont été appelé à 4h25 du matin (archives de la police). Entre 22h30 et 4h25, un grand nombre de personnes sont allées chez Marilyn. De nombreuses anomalies ont depuis lors été relevées (rôle et témoignages des protagonistes, objets, pièces, documents, chronologie, toxicologie, autopsie). Les éléments concernant la position du corps ne correspondent pas non plus entre les témoins, celui-ci ayant été déplacé un grand nombre de fois.
[16] Officiellement : « suicide par surdose médicamenteuse ». A priori, surdose de barbituriques administrés par lavement. Syndicat des médecins généralistes (en ligne) : https://lesgeneralistes-csmf.fr/2014/03/07/histoire-marilyn-monroe-les-mysteres-de-son-autopsie/. « Bizarrement, dans le cas de Marilyn, nous ne disposons que de résultats d’examens dans le sang et le foie, alors que, d’après le compte rendu de toxicologie, d’autres avaient été demandés. »
[17] Lorsqu’on l’a transportée aux urgences de l’hôpital Saint Johns de Santa Monica, accompagnée de Ralph Greenson, elle était apparemment encore vivante. L’ambulance aurait fait demi-tour « avec le corps ».
[18] Marilyn Monroe est morte dans la nuit du 4 au 5 août 1962, et, sans que l’on pût disposer d’une heure exacte, malgré la quantité des protagonistes présents à un moment ou à un autre de cette nuit-là, entre 22h30 et 3h du matin.
La Passion du Christ comme processus limite inaugural de la civilisation. Le Fils
Abolition des corps, perversion et sublimation
Les Femmes et la Mère et deux trinités
Le Fils et l’ambivalence de la Passion. Narcisse et Œdipe
Préambule
Au terme de la passion, parmi les différentes acceptions du mot, demeurera La Passion. C’est elle qui restera dans l’histoire, sans doute comme point de départ, pourtant incompréhensible si l’on s’en tient à un point de vue uniquement intellectuel, de la civilisation. Sont exposés ici quelques éléments métapsychiques inscrits dans un courant logique fonction des attendus historico-politiques de la Passion, la plus édifiante et la plus mystérieuse des passions, qui ne prendront évidemment pas la forme d’une psychopathologie du message christique ni d’une théologie de son Mystère. Nous tenterons simplement et avec très grande humilité de comprendre à l’aune d’un point de vue psychanalytique quelques idées génériques que sous-tendent les très nombreuses études – croisées et démontrées par les chercheurs reconnus dans à peu près toutes les disciplines scientifiques compétentes : archéologie (écritures, gravures, manuscrits, stèles, imagerie multispectrale), philologie, histoire – réalisées à partir des récits de certains évangiles, singulièrement celui de Jean[1], l’observateur minutieux, spécialement apprécié de Jésus, ceux des historiens, des hommes politiques, des écrivains du début de l’ère civilisationnelle[2], dès lors qu’ils ont été confirmés par des scientifiques reconnus comme tels, identifiés par nom, par discipline, par institution, scientifiques expressément attestés dans la biographie de la vie de Jésus (Jean-Christian Petitfils) la plus rigoureuse qui soit publiée à ce jour[3]. On n’entre pas dans cet épisode de cette dimension de la vie de notre monde facilement. Nous sommes confrontés ici, ce n’est rien de le dire, à une histoire paroxystique de la planète, laquelle histoire nous dépasse infiniment. Il est immodeste de vouloir établir des liens, aussi pertinents et/ou scientifiques soient-ils, avec cette histoire-là. Malgré cela, peut-être parviendrons-nous à poser quelques jalons, théogonie globale, unité trinitaire religion-psychanalyse, liens avec la constitution de la personnalité, pour tenter de comprendre comment, à partir de la Passion, se rejoignent quelques concepts logiquement agencés de la psychanalyse et de la religion.
La religion pour Freud
Sigmund Freud n’était pas à proprement parler empreint de religion. Cependant, l’homme était respectueux de sa culture juive, dans les limites d’un parti pris de non-confessionnalité – sa foi étant d’abord en la science -, tout en procédant au long de sa carrière d’intellectuel à la conception d’une cohérence judéo-chrétienne, d’une part, et à l’inscription de cette dimension dans la civilisation gréco-latino-judéo-chrétienne, d’autre part. L’ouverture au catholicisme se fait par l’intermédiaire intime de sa nourrice, Nania, très croyante et très pieuse, ainsi que par le biais hautement représentatif du don, transmis par son père, d’une Bible illustrée[4] dont il ne se sépara jamais. La singularité de la conception freudienne de la religion tient d’abord à une approche conjointe du fait religieux, de sa liturgie, de ses pratiques, objectivement observées et des liens pouvant être établis entre celles-ci et les raisonnements hypothético-déductifs susceptibles d’être déclinés des caractéristiques des névroses, en une conjonction établissant les rapprochements développés entre préhistoire de la horde humaine, établissement religieux et construction civilisationnelle. Ainsi en est-il, dans Totem et Tabou[5], des premières élaborations censées décrire l’origine de la civilisation et de ses prescriptions à partir des relations entre les hommes et leurs croyances, singulièrement entre la vie psychique des « sauvages » et celle des névrosés dans l’idée de conférer leur juste place aux désirs infantiles. En effet, Freud développe qu’il existe un rapport d’analogie entre la psychopathologie et la psychologie individuelle des névroses, d’une part, et la phénoménologie religieuse des croyances caractérisant une conception collective des reliances des peuples, d’autre part, arguant d’événements censés donner un sens aux symptômes (Totem et Tabou) par le biais de la relation au meurtre véritable du Père de la horde primitive et de sa quasi vénération en tant que Dieu le Père, représentation sublimée du Surmoi. Freud semble ce faisant éluder notablement, d’un côté la place éminente de la Déesse-Mère originelle, celle-ci ne représentant pour lui qu’un apogée de la vie sensorielle, et aussi n’existant en tant que déesse que par le biais de ses multiples agrégats polythéistes, ainsi que, d’un autre côté, celle, pourtant prodigieuse, du Fils, au profit de la position éminemment surmoïque du Dieu (Père) unique de la religion monothéiste, fruit premier d’une perfection toute spirituelle.
Dieu et le Père
Selon la démonstration réalisée dans Totem et Tabou, l’ouvrage princeps de notre auteur sur le sujet, Dieu est le substitut inconscient du père, omnipotent, dont il faut à la fois se débarrasser et qu’il faut honorer, par le truchement de l’imposition des interdits de l’inceste et du parricide, ceci constituant les origines de la culture, de la morale et de la religion. La horde est originellement organisée à partir de la domination du chef, le père, à l’instar du mâle alpha chez les loups, qui, dans son idéal de toute puissance, en même temps qu’il dispose du pouvoir absolu sur les mâles et la possession des femelles, s’attire la haine des fils. La mise à mort qui s’ensuit du père[6] par les fils institue l’idée d’une culpabilité de ceux qui ne peuvent faire autrement que le considérer dans toute sa puissance originelle ainsi que l’idée d’une alliance afin de ne pas reproduire la tyrannie paternelle qui pourrait naître chez l’un d’eux et, également, de protéger la tribu de l’inceste, compte tenu de l’indéfectible et éminente place des femmes au sein des anciennes socialités. Ainsi, castration symbolique induite de ceux qui s’interdisent de nouveaux meurtres et sublimation socialisante de ceux qui doivent s’entendre pour ne pas commettre l’interdit de l’inceste peuvent conduire, grâce à des répétitions ritualisées – qui préservent de la compulsion de répétition spécifique à l’obsessionalité –, dans la religion chrétienne en particulier, lesquelles représentent le sacrifice du Fils prenant lieu et place du Père, dans l’effectivité de sa puissance incarnée, mais aussi le repas totémique dans sa célébration eucharistique, à œuvre, grâce au monothéisme, de civilisation.
Rituels et névroses
Dans un article de 1907[7], Freud, de l’impertinente hauteur de ses 18 ans, va auparavant opérer un rapprochement entre les rites religieux et la compulsion de répétition observable dans la névrose obsessionnelle. Ainsi, les rites religieux préservent-ils de l’angoisse à l’instar des rituels obsessionnels qui proposent un cadre limitant à l’étreinte problématique, qui prémunit de la propension des humains à céder aux puissances pulsionnelles de leur inconscient. Dans cette idée, il est nécessaire, comme dans toute bonne analyse, que le dialogisme qui s’instaure entre réel et psychisme ait pour fonction non seulement d’apaiser les affres, et parfois l’inutilité, de l’angoisse et d’en rappeler, en tant que de besoin, la possibilité pour l’analysant d’en saisir les causes. Par suite, dans L’avenir d’une illusion[8], Freud démontre la prévalence à l’âge adulte de la possibilité pour le croyant de s’adosser à la fidélité envers un Dieu tout-puissant et protecteur afin de pouvoir bénéficier d’une sauvegarde (Espérance) paternelle, fût-elle elle-même appuyée sur l’amour (Charité) si possible partagé, ou la croyance profonde (Foi), à un moment de l’histoire du sujet. Le pacte inconscient qui réside dans cette alliance-là se fait au prix du respect d’un certain nombre de préceptes, moraux en particulier, cependant que la culture civilisationnelle s’étaye nécessairement à tout le moins d’une dimension religieuse pour se construire dans la transformation et la désexualisation de la pulsion, ainsi qu’il en est dans la sublimation, contraire à l’effectivité de la pulsion sexuelle[9]. Enfin, dans Malaise dans la culture[10], Sigmund souhaite (cf. sa correspondance[11]) convaincre Romain Rolland de la limite de la thèse de celui-ci sur le sentiment océanique[12], selon laquelle le désir d’osmose de l’humain avec le cosmique serait premier, cependant que Freud, lui, défend la primarité des dogmes religieux dans leur rôle de prolongement des désirs infantiles évoqués plus haut. Nous pouvons à ce point de notre développement proposer l’amorce d’une jonction logique entre la conception rollandienne du religieux, fusion souhaitée entre l’infini cosmique et l’humain avec l’éternel comme résolution, certes connotée religieusement, et celle freudienne, issue d’une phase archaïque du sentiment du Moi dans la confrontation avec une certaine détresse vis-à-vis du père, et qu’on pourrait qualifier de narcissique prototypique, dénotée originellement comme consolatrice à l’angoisse. Nous tenterons plus loin d’établir, sous l’égide d’une logique triadique, la possibilité d’une structuration conjonctive entre le sentiment religieux incluant le Père et la Mère avec l’Enfant et le développement psychique y afférent et incluant ses aléas.
La Passion du Christ comme processus limite inaugural de la civilisation. Le Fils.
Rappelons l’étymologie de passion. Elle se fait du latin passio, –onis, formé sur passum, supin du verbe pati (pâtir), « souffrir, supporter, endurer ». Un deuxième sens (IIe siècle, Apulée) nous intéresse dans la mesure où celui-ci indique « fait de subir, d’éprouver » relatif à une « action de subir de l’extérieur », c’est-à-dire à ce qui advient d’on ne sait où. Le troisième sens qui nous éclairera concerne son acception d’à partir de la fin du IIIe siècle, passio, qui connaît un emploi au sens de « mouvement, affection, sentiment de l’âme » (Arnobe ; Saint Augustin). Ceci fait directement référence à la passion en tant que processus transcendantal, à savoir la Passion du Christ. Enfin, le mot « patience » référé à son étymon, indique que patior signifie souffrir longuement, ainsi qu’il peut en être cependant d’une lettre en souffrance, qui doit être découverte, ouverte et déchiffrée, comme ici partiellement et avec modestie. La Passion du Christ relate le déroulement des dernières heures de la vie de Jésus et inclut respectivement une crise, l’« agonie psychosomatique », en l’espèce l’angoisse, violente et intense, proprement humaine, qui submerge[13] Jésus à Gethsémani – le Jardin des oliviers –, espace clos appartenant à Jean, eu égard à l’effroi qu’il éprouve devant l’inéluctabilité des épreuves qui l’attendent : « Mon âme, leur dit-il, est triste à en mourir, demeurez ici et veillez avec moi[14]», cependant que les disciples à qui il s’adresse dans un premier temps (Pierre, Jacques et Jean) dorment[15] lorsqu’il revient les voir après s’être isolé pour pleurer[16] ; son arrestation[17] ; son informel « procès » juif[18], pendant lequel Jésus, mains attachées, tient tête au chef moral de la religion juive[19], en réclamant par exemple un vrai procès, ce qui lui est refusé, et devant ce qui est perçu comme de l’insolence[20], débutent les humiliations physiques et symboliques infligées par les gardes et les exclaves des hiérarques (barbe partiellement arrachée, crachats, vêtements déchirés, gifles, coups) ; son procès romain[21] contre l’agitateur politique menaçant l’ordre public de l’imperium ; la flagellation à la romaine[22] ; le couronnement d’épines[23] ; les sévices[24] ; l’abandon par les disciples – hormis Jean, l’évangéliste lettré –, et quelques femmes, dont sa mère, qui l’accompagneront jusqu’à la mort ; le reniement de Pierre ; le portage du patibulum jusqu’au golgotha[25] ; la crucifixion[26] ; la mort ; la mise au tombeau. Le négationnisme qui s’attaque encore parfois à l’authenticité du Saint Suaire de Turin[27], quelquefois encore, mais d’un point de vue a-scientifique, à l’existence même de Jésus (cf. la dénégation en psychopathologie, ainsi que, en contradiction avec le réel historique, l’intention délibérée de falsifier ou d’ignorer les faits – « la terre est plate », « les chambres à gaz n’ont pas existé », « l’attentat du 11 septembre a été perpétré par les américains », etc. -, le négationnisme représente, sur un plan général, une « subversion du doute cartésien » qui consiste à « […] profiter, sous l’égide de quelque pulsion inavouée, de l’éloignement temporel des événements pour manipuler et en faire douter […] », André Jacob, En quête d’une philosophie pratique : De la morale à l’éthico-politique, L’Harmattan, 2007) semble bien indiquer la difficile acceptation (une parfaite et clinique résistance, politique et inconsciente) pour le commun de l’entendement humain d’abord (politique) de l’extraordinaire déroulement et de l’accélération inexorable des faits, ensuite (inconsciente) de la transmission assumée de l’enseignement de Jésus jusqu’à sa mort paroxystique. Selon également le double point de vue historique et psychanalytique, le thème fondateur de l’expérience chrétienne est l’incarnation. Le Christ est d’abord Jésus, c’est-à-dire un homme.
Abolition des corps, perversion et sublimation
L’idée de détruire sauvagement et radicalement et de toutes les façons imaginables le corps – athlétique avant le calvaire (environ : un mètre quatre-vingts, soixante-dix-sept kilos) –, et la conscience d’un homme, de l’humilier et d’exposer à la fois son corps dévasté et son humiliation, suit à la lettre l’idée précédemment évoquée de la dénégation et du geste mental de dénier la réalité – à commencer par celle du corps puis de celle de l’existence même de Jésus) n’a pas d’équivalent dans l’histoire, véritablement insensée, du traitement d’un humain, sauf peut-être dans le sort que des humains (!) réservent aux animaux dans maints contextes, d’élevage, de déportation, de torture, d’abattage, de chasse (« L’enfer n’existe pas pour les animaux, ils y sont déjà. » Victor Hugo, attr.). C’est une des caractéristiques de la Passion que d’avoir été instituée d’une complétude temporelle, sans un instant de répit pour le supplicié, afin de parfaire l’idée (la pulsion de destruction dans son paroxysme) d’anéantissement, compte tenu de la persévérance obstinée à l’égard de la destruction d’un corps (la sociologie sadienne fait exception pour ce qui est de l’histoire littéraire, mais sans jamais que son œuvre pousse la représentation de la torture ni surtout l’acharnement à ce point de persistance), car c’est bien le Sujet lui-même qu’on a voulu littéralement annihiler au fur et à mesure de son abolition, tant qu’il restait au corps supplicié un tant soit peu de lucidité. Lié à la dénégation corporelle et historique, le culmen de la culpabilité implicite de la représentation de la Passion semble bien être le moment où Jésus, réduit en une loque poisseuse et ensanglantée, malgré un royal manteau blanc donné à l’accusé par Hérode Antipas (pourquoi ? Toujours dans le dessein de le ridiculiser, par pudeur, par un sentiment refoulé de honte ? Plus probablement, à l’instar du pari de Pascal et du doute : « au cas où Jésus dirait vrai », c’est-à-dire par réel sentiment de culpabilité), remplacé ensuite par la toge pourpre (pour cacher le sang, pour lui conférer l’humiliation supplémentaire de la tenue royale, pour ne pas voir, encore une fois, le corps de l’homme, par acte compulsionnel ?) est conduit par Pilate sur l’estrade du jugement, au terme du procès romain, afin que celui-ci pût s’abstraire de sa responsabilité devant les juifs, le fait asseoir face à eux sur la chaise curule, vêtu de « l’accoutrement royal » et coiffé de la couronne d’épines (un casque d’épines en réalité), en énonçant « Voilà votre roi[28] ». Malheureusement, Pilate, pris à ses propres mots, et pour éviter la plainte qui n’aurait pas manqué de s’ensuivre de la part des prêtres juifs auprès de Tibère, lequel aurait attribué directement à Pilate la responsabilité d’avoir libéré l’usurpateur galiléen se prétendant Fils de Dieu – autrement dit l’égal d’un Tibère (« le fils d’Auguste divinisé ») brutal et imprévisible –, dont la faute en fût retombée sur ses épaules, n’aura pas le courage de renoncer à laisser Jésus aux soldats romains, soumis et dépassés, comme si à présent la Passion et son incommensurable leçon avait dépassé l’Autre, la Ville et le Monde. Le chemin de Croix est une succession d’indicibles souffrances, la lourde croix déchirant les chairs déjà réduites à une couverture sanglante. Épuisement, chutes, déshydratation, anémie, œdèmes multiples, plaies, ecchymoses, arrachements dermatologiques témoignèrent de l’invraisemblable calvaire de Jésus, pendant lequel l’homme fût aidé quelques instants par Simon de Cyrène lequel, également dépassé, au prix de sa pureté – et donc de son salut – du moment de la Pâque, reléguera ainsi sa croyance de juif au second plan, et accompagné par des femmes en pleurs, pourtant interdits, jusqu’au Golgotha (« lieu du Crâne »), actuel lieu de la basilique du Saint-Sépulcre. La crucifixion est, selon les historiens et les responsables politiques de l’époque, le supplice le plus cruel qui soit[29]. Crampes, tétanies, stress cardio-respiratoires, pour ne faire qu’allusion aux modifications organiques, ne constituent qu’un aspect symptomatique de l’ignoble exhibition (méthode d’exécution lente d’origine perse adoptée par la plupart des peuples de l’antiquité), ont été une partie du fond de souffrance de celui dont le culte, qui sera au commencement de la religion chrétienne, fixée définitivement en ce corps par l’enclouage des poignets et des talons regroupés, souffrance aggravée par des douleurs neuropathiques indicibles projetées sur le corps entier de l’homme ligoté par les bras pour que dure le supplice qui ne sera achevé qu’après trois heures d’une terrible agonie abondamment décrite par les exégètes, pendant laquelle sa lucidité restée intacte ne permit pas (non plus qu’une brisure de ses jambes qui ne lui fut pas prodiguée, laquelle aurait accéléré son décès[30]), au milieu d’un « phénomène irréversible d’acidose métabolique et respiratoire, asphyxiant peu à peu les cellules[31] », de soulager ses souffrances qui se conclurent par une ischémie cardiaque terminale de causes multiples. Le corps souffrant – cf. L’Esclave mourant de Michel-Ange, en arrière-plan de plusieurs portraits photographiques de Freud – est la forme fixée de la pulsion de destruction, à la fois incroyablement humiliée et, après-coup, infiniment glorifiée, dépassant les perversions des hommes, manipulatoire, sadique, d’emprise, de déni, d’intimité forcée, au commencement de la Sublimation spirituelle que l’on sait puis, à travers l’esthétique qui s’en déploiera pour les siècles des siècles, dans une continuité infinie d’innombrables sublimations artistiques de la civilisation : « Dans notre culture, la peinture, la sculpture, la musique sont d’origine catholique.[32]» Pour la première fois dans l’histoire, bien avant que Freud ne la décline dans la deuxième théorie des pulsions[33], la pulsion de mort trouve son acception exactement employée et décrite par lui en la pulsion de destruction, à propos de l’existence d’ « […] impulsions primitives, sauvages et mauvaises de l’humanité […] » persistant dans l’inconscient « […] et attendent les occasions d’entrer de nouveau en activité.[34]». Les perversions, en tant que rejetons de la pulsion de destruction, représentent soit un arrêt dans l’évolution de la personnalité, et s’exercent alors en tant que telles dans la soumission des corps et leur transformation en objets soumis à la pulsion de mort – elles ont alors « la valeur d’une idéalisation de la pulsion[35] » -, soit au contraire se manifestent dans les développements de la créativité personnelle, et dans ce cas sont dérivées vers des « buts sexuels supérieurs[36] », c’est-à-dire non sexualisés effectivement, mais apparaissant dans les œuvres – de sublimation donc – scientifique, littéraire, intellectuelle, artistique, sociale (affective, politique) et spirituelle [37]. En effet, la pulsion de destruction, pulsion de mort, instinct de mort, tous synonymes dans l’œuvre freudienne, se manifeste, pour ce qui concerne la Passion, principalement et entre autres dans le sadisme : « C’est dans le sadisme, où il [l’instinct de mort] détourne à son profit la pulsion érotique, tout en donnant satisfaction entière au désir sexuel, que nous distinguons le plus clairement son essence et sa relation avec l’Éros.[38]» Le projet de destructivité des corps vise, et visera encore, également collectivement au gré d’une irresponsable et stupide démographie de la part de certaines peuplades, la destruction (persécution) de personnes en devenir dans ce qu’elles signifient de la lignée d’une continuité civilisatrice – redécouverte, conservation, perpétuation – du passé des hommes et de ses grands mythes perpétuellement questionnables, et, par ce biais, vise une destructivité de la civilisation[39]. Ainsi, il n’est pas innocent que les lieux de la religion chrétienne, qui, de ce monde, en représentent a minima un accomplissement philosophique, aient été, de tous temps, attaqués et incendiés, particulièrement ceux où se trouvent les reliques[40] : « Je suis passionné par l’histoire secrète de l’Église, ses contradictions, et surtout par la haine très étrange, très spéciale, qu’elle déclenche.[41]» C’est peut-être la raison pourquoi l’église secrète est en partie représentée par la souveraine mythologie mariale, irréductible.
Les Femmes et la Mère et deux trinités.
Les femmes (Marie, la mère de Jésus [42], qui le soutint inconditionnellement et à chaque instant de sa vie dans la réalisation de son destin, Salomé, Marie de Magdala (Marie Madeleine), Marie mère de Jacques et de Joseph) et Jean, présent en toutes circonstances, témoin précis, discret et historien rigoureux, assisteront à la fin de l’Homme. Les nominations proférées alors auront la puissance symbolique de la Loi, outre la demande de Jésus de confier à Jean la sécurité physique de sa mère, moment extrêmement riche d’alliances et de lois futures, retour matriciel d’une sublimation spirituelle primordiale. La présence constante et compréhensive de la Mère[43], incluse dans la Trinité, ainsi que l’accompagnement des femmes, se conjuguent dans l’adoption d’une forme édificatrice du dénouement œdipien, le fils étant mort dans l’inconditionnel Amour donné et hérité de sa mère ainsi que dans l’indéfectible Pardon du fils, malgré l’abandon et l’incompréhension qui en résulta[44], accordé au Père. Dès lors, cette dernière équation autorise l’idée conférée à la sainte triade d’assumer la rédemption de la culpabilité des hommes – au-delà des péchés, ne sont-ce pas les perversions, les lâchetés, les compromissions, les ignorances et les passions, ces deux dernières étant les deux plus grandes hypothèques infligées à la liberté humaine, selon l’éthique des Lumières, que la Passion devra subsumer ? –, afin de prendre enfin en compte la Loi symbolique et d’accueillir les deux mythes sans doute fondateurs de la civilisation[45], c’est-à-dire la Trinité et l’Œdipe. C’est dans cette intégration ultime des femmes et de la mère dans la Passion, à la mesure de l’élaboration civilisationnelle qui s’ensuivra, que nous pouvons avancer l’hypothèse d’une grande théogonie, pouvant se décliner sous la forme d’une évolution religieuse incluant quatre périodes, avec, pour origine fondamentale, un « polythéisme illimité », caractérisé premièrement par l’ascendance matricielle d’idoles féminines, les déesses-mères[46] – éludées par Freud[47], au bénéfice du père de la horde primitive, lequel est pour lui à l’origine de la religion –, à partir desquelles on peut retrouver la généalogie d’une mère originelle mystique (d’origine indienne chez Romain Rolland), puis avec, deuxièmement, en archétype du polythéisme, et vers le monothéisme, la période intermédiaire des dieux-pères, anciennement divinités naturelles desquelles émergera la personnalisation de l’idée du dieu unique, Yahvé, divinité volcanique et orageuse, antérieure au XIVe siècle av. J.-C., puis avec, troisièmement, un monothéisme prototypique patriciel mosaïque, imposé par Akhénaton, à partir du XIVe siècle av. J.-C., roi mystique qui instaura le culte solaire d’un seul dieu, Aton, le dieu unique étant le substitut du père pour Freud, enfin avec, quatrièmement, pour aboutissement, la religion du fils, Jésus, incarnation (kénose) du Saint-Esprit, double instance à la fois moïque et surmoïque sublimée, infiniment dans sa dimension spirituelle, et indéfiniment sur les plans intellectuel et artistique. Freud a semblé souhaiter établir une analogie, sans parvenir toutefois qu’à un rapport de ressemblance externe, c’est-à-dire sur le plan de l’énonciation symptomatique, entre, tout d’abord, une phylogénèse de la religion en tant que délire partagé (donc échappant à la psychose, par définition) et, ensuite, une ontogénèse de la religion en tant que vérité historique du passage de la magie et de la mystique vers la sublimation et le spirituel. Il relève également l’influente permanence d’un sentiment de culpabilité primordial (péché originel) dont le sacrifice du Fils serait au centre de l’idée de rédemption (sauver l’humanité) sous l’égide de Marie, toujours bienveillante à l’endroit du projet, de complexes profondeur et envergure, de Jésus. Dans le 3ème essai de son Moïse, Freud oppose ainsi radicalement, d’une part, le « morceau de vérité oubliée » contenu dans la folie délirante des psychoses, laquelle finit par dénaturer et par falsifier le réel du monde et de la personne, puisque, de « morceau de vérité » elle prend la dimension durablement figée d’une scission psychopathologique et, d’autre part, le dogme religieux, qui est également métaphore de vérité, mais ici issue d’un développement exégétique unifiant la croyance, sans commun rapport avec la biographie du psychotique, pour la raison que la religion, à l’inverse de celui-ci, si l’on se tient à la lettre de l’étymologie de « religion » laquelle relie, relate et relit, partageant en cela le principe de liaison de la psychanalyse, se soustrait à la « malédiction de l’isolement » convaincu de la psychose. L’opposition freudienne entre psychose et religion fait ainsi un sort définitif à l’idée du religieux comme « délire » particulièrement sophistiqué, ce qui serait une lecture naturellement superficielle, cliniquement inexacte et scientifiquement infondée, des formations signifiantes et des attendus signifiés des deux concepts. Nous pouvons admettre avec Sigmund, en schématisant et en ôtant les proportions qu’il attribue aux différents domaines isolés et soulignés par nous, d’une théogonie globale, et selon son intuition initiale du phénomène religieux, qu’à l’observation selon laquelle le monothéisme a d’abord succédé à la vénération de la Nature (Mère fructueuse, féconde, féminine) induite dans le mystère des déesses-mères, puis transformé peu à peu le polythéisme judaïque des dieux-pères (Yahvé, Aton) en monothéisme, et s’est prolongé, en majesté, dans l’omnipotence du Dieu chrétien en permettant au Père primitif de reprendre la dimension d’un dieu tout puissant, tout en reconnaissant à la Mère un rôle trinitaire éminent – ce que Freud semble relativiser du point de vue du bon juif fils de famille qu’il était, peut-être en lien transférentiel chez lui avec l’apogée de la religion du Fils, qu’il élude également, dans l’allusion étrange qu’il fait à l’égard d’un « degré de spiritualisation » plus élevé du judaïsme –, conférant ainsi à celle-ci (Mère, Marie, partie éminente de la Trinité chrétienne) une place élevée au même rang que celui du Père.
Le Fils et l’ambivalence de la Passion. Narcisse et Œdipe
La relation d’une mère avec son fils a des conséquences affectives et développementales inouïes sur celui-ci et, par conséquent, sur la descendance du fils devenant homme, savoir les fruits, sociétaux, amicaux, amoureux, de son narcissisme. Il est logique d’en inférer des processus équivalents dans la relation père – fille. Freud postule que le destin du fils, sa place dans le monde, sa position dans la société, les relations qu’il développera avec les autres, dépendent de l’amour reçu de la part de sa mère à son égard, idéalement indéfectible, parfaitement inconditionnel et, paradoxalement, subtilement équilibré sur le plan de l’Œdipe du fait de la sorte de « good enough mother » (Winnicott, 1953) qu’elle doit être pour lui : « Quand on a été favori incontesté de sa mère, on en garde pour la vie ce sentiment conquérant, cette assurance du succès, dont il n’est pas rare qu’elle entraîne effectivement après soi le succès.[48]» On peut assurément émettre l’hypothèse et en déduire que l’amour que la mère aura pour sa fille, à la différence de celle du père pour le fils, qui est plus radicale en certain de ses termes (castration), à condition que l’amour de la mère soit, lui, soigneusement tempéré[49], pourra être aussi fécond dans ses conséquences que la rigueur du père à l’endroit du fils, modérée par un amour paternel bienveillant, sera édifiante. Ainsi, lorsque Freud se verra attribuer une patiente (Anna O.) par Breuer qui ne voulait plus recevoir la violence des projections de celle-ci – elle l’accusait de l’avoir mise enceinte, sans relation sexuelle d’ailleurs –, Sigmund s’inquiéta, à l’instar de la question que pose Faust à Méphistophélès (« Tu m’envoies vers le vide[50] ? »), de ce que du féminin il allait rencontrer[51]. Cet épisode marqua la naissance de la psychanalyse, rien moins, précisément en le passage irréversible de la connaissance de la « psychologie des profondeurs » au savoir, éminemment éthique, de la dimension symptomatique et, ipso facto, thérapeutique de la psychanalyse. Le « notre père », qui résonne de la dénotation d’une délivrance psychique, développe en quelques mots l’ambivalence de l’un des messages christiques de Jésus en tant qu’enseignant, c’est-à-dire de sa position respectueuse vis-à-vis du Surmoi, de son humilité face à la leçon donnée par la fragilité des affects liés à l’honneur patriarcal et à la nécessité d’investir avec respect une position impérieuse : « Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous laisse pas entrer en tentation mais délivre-nous du Mal.[52]» Le père de la loi et de la castration symbolique est ainsi à la fois d’abord – dans une certaine mesure seulement puisque la nourriture matérielle et la nourriture affective sont l’apanage de la mère, même si en certaines circonstances elle doit s’avérer éducatrice et protectrice – l’éducateur et le protecteur de l’enfant jusqu’à l’âge adulte, qui pourra être, ici également, en certaines circonstances, nourricier, père et mère étant mus dans leur fonction respective par le souci d’une compréhension de la descendance, en particulier dans l’attention faite à la souffrance (attente, sensibilité) et au sentiment de culpabilité de l’enfant. En dernière analyse, la castration, qui est, dans la civilisation, un important facteur de subsidiarité à la grande règle œdipienne, elle-même un des deux piliers, avec le narcissisme, de la psychanalyse, s’impose comme une condition sine qua non de la subjectivité – du devenir sujet – laquelle se rendra apte à une juste appréhension des limites, et par l’accession à la fonction symbolique du complexe, et selon le biais de la transformation ainsi créée, du sujet par lui-même qui peut dès lors mettre l’Œdipe et le narcissisme à distance. Ainsi il n’est nulle sublimation sans la souffrance de la limite imposée par la castration symbolique (« Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon…[53] »), et par conséquent il ne peut y avoir de création, individuante et subjectivante, en dehors d’au moins une forme de sublimation[54]. Nous pouvons à ce stade avancer la possibilité d’une conclusion à l’axiome hypothético-déductif évoqué en liminaire selon lequel c’est bien en conformité avec la complétude[55] de la Trinité chrétienne, par principe apte à sublimer le narcissisme du sujet pour soi (intra-subjectivité), puis pour l’autre (intersubjectivité) – à la fois en plein accord[56] avec la trinité œdipienne dans la relation à l’autre, puis à soi – qu’une réalisation civilisationnelle faisant se conjoindre la logique de l’Œdipe et le socle de Narcisse, tous deux ensemble mythes fondateurs du sujet de la psychanalyse et de la personne de la civilisation, conformément avec la théogonie explicitée ici en quatre périodes – Mère initiale/déesses-mères, dieux-pères/divinités naturelles, dieu unique/Dieu le père, incarnation théologale/Dieu le fils –, peut permettre une approche coïncidente des deux trinités civilisatrices, narcissique–œdipienne et chrétienne–en gloire car, si l’on se réfère à l’infinité des œuvres d’art, de musique et de littérature issue de la civilisation latino-gréco-judéo-chrétienne de ces deux mille dernières années, cette approche est apte à proposer une adéquation raisonnée et créatrice d’un dogme (Trinité) et d’une psychanalyse (trinité), selon, ceci dit avec humilité, la souveraine majesté d’un homme fait Dieu.
[1] Lettré de haut niveau, athée (« Au commencement était le Verbe ») et juif, puis converti à la religion chrétienne, vivant à Jérusalem et proche de la famille du Grand Prêtre, « disciple que Jésus aimait », Jean est le seul apôtre à ne l’avoir pas quitté un seul instant de son arrestation jusqu’à la croix et à la mort. Jésus, juste avant de mourir, lui confia sa mère.
[2] Pour ne citer que les plus anciens : Tacite, gouverneur de la province d’Asie, Pline le Jeune, proconsul de Bithynie, Suétone, chef du bureau des correspondances de l’empereur Hadrien, Flavius Josèphe, écrivain juif romanisé, Celse, philosophe platonicien, Philon d’Alexandrie, etc.
[4]Bible de Philipsson. Voir à ce sujet l’intéressante et complète étude de Lydia Flem : https://lydia-flem.com/2019/05/11/s-freud-un-judaisme-des-lumieres/
[15] « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation, l’esprit est ardent, mais la chair est faible », Matthieu, 26, 41.
[16] « La peur naît d’une illusion, car elle prescrit à l’activité humaine de s’occuper de la mort, dont l’inéluctable nécessité lui demeure cependant étrangère. La peur nous révolte contre la nécessité. » Jules Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, 1949.
[17] L’arrestation de Jésus, dénoncé par Judas, est organisée par les autorités juives, sur ordre du Sanhédrin (assemblée législative et tribunal suprême d’Israël chargés de codifier la loi juive) qui l’accuse de blasphème (Jésus se dit le fils de Dieu) mais qui n’a plus la possibilité de faire exécuter les apostats. À ce moment de la domination de Rome, les condamnations à mort sont perpétrées par les autorités romaines.
[18] Séance expéditive – en cette avant-veille de la Pâque, il faut faire vite et exécuter rapidement le trublion – improvisée sous l’autorité de Hanne, le grand prêtre, et de Caïphe, curieux de rencontrer le célèbre Nazôréen à qui, devant son « insolence », un coup de bâton au visage lui est asséné qui provoque une importante tuméfaction de la joue et lui fracture le nez.
[19] Un des principaux reproches que les autorités juives firent à Jésus est le blasphème, car se disant « le fils de Dieu ». La divinité de Jésus est exprimée aussi bien dans les synoptiques que chez Jean : Jésus se conçoit lui-même comme la Torah, comme la Parole de Dieu en personne. Le prologue de l’Évangile de Jean – « Au commencement était le Verbe, la Parole de Dieu, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » reproduit ce qu’affirme Jésus dans le sermon sur la montagne et dans les Évangiles synoptiques.
[20] « Si j’ai mal parlé, montre ce que j’ai dit de mal. Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? », Jean 18, 20-23.
[21] À l’occasion duquel Jésus est conduit au palais d’Hérode, devant le préfet de Judée, Ponce Pilate, faible et brutal, défenseur maladroit du paganisme romain.
[22] Cent-vingt coups furent donnés provoquant des blessures doubles, creusant le derme jusqu’à cinq millimètres de profondeur, liées à l’instrument utilisé : le flagrum taxilatum, double fouet dont les lanières sont prolongées par des phalères de métal.
[23] Les spécialistes d’anatomie topographique dénombrent à partir des reliques attestées une cinquantaine de blessures profondes dans le cuir chevelu des différentes régions du crâne dues à l’imposition de branches de gundelia tounefortii, arbuste aux épines de 4 à 6 centimètres de long poussant dans la région syro-palestinienne. Le cercle de paille tressée qui a servi à fixer les branches épineuses se trouve aujourd’hui encore, de justesse, à Notre-Dame de Paris.
[24] Petitfils, Jésus, op. cit. : Les études des chirurgiens, médecins, biologistes, physiciens et légistes ont indiqué en détail le résultat du travail des tortionnaires « […] tuméfaction des deux sourcils, arrachement d’une partie de la barbe et de la moustache, déchirure de la paupière droite, ecchymose sous l’œil droit, blessure triangulaire sur la joue droite, tuméfaction de la joue gauche, enflure du côté gauche du menton. Le sadisme des soldats s’explique [selon cet auteur] par leur origine. Recrutés parmi les non-juifs de Palestine, ils détestent les juifs ».
[25] Il a, contrairement à la tradition, dû porter lui-même et traîner une croix d’environ 75 kilos, la crux sublimis, (la croix haute), ainsi qu’en atteste les analyses des différentes reliques, en particulier celle du Pr André Marion, physicien à l’Institut d’optique théorique et appliquée d’Orsay.
[26] C’est l’exécution de la peine : In necem ibis (« À la mort violente tu iras »). Sur la pancarte clouée sur la croix, en trois langues, « Jésus le Nazöréen, le roi des juifs » (INRI) – ultime reconnaissance à sens également ironique et pardoxal –, pour quoi il sera puni le plus sévèrement possible du crime de haute trahison, condamnation politique donc.
[27] Malgré l’enquête non protocolaire scientifiquement « au carbone 14 » de 1988, totalement réfutée en 2019, le Saint Suaire est effectivement le linge qui a enveloppé le corps de Jésus après sa mort.
[28] Petitfils, Jésus, op. cit. « Le chrétien aura compris : Jésus siège en majesté au tribunal suprême. Il est roi et juge et, en même temps, l’agneau pascal offert en holocauste, l’Agneau de Dieu. »
[29] La crucifixion : « scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs ». Le supplice est pour le condamné une marque d’opprobre, d’infamie et de honte.
[32] Philippe Sollers, « Pourquoi je suis catholique », Propos recueillis par Aurélie Godefroy et Frédéric Lenoir, in Le Monde des Religions, mai-juin 2006, n°17, site personnel : http://www.philippesollers.net/catholique.html
[33] Nicolas Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions, site de l’IFP, Octobre 2020 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/
[34] Sigmund Freud, Lettre à Frederik Van Eeden du 28 décembre 1914.
[35] Sigmund Freud, « Vom Himmel durch die Welt zur Hölle » (Goethe, Faust, Prélude au théâtre) in Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905.
[36] Sigmund Freud, « Fragments d’une analyse d’hystérie » in Cinq psychanalyses, 1905.
[37] Nicolas Koreicho, La Sublimation, site de l’IFP, Mars 2022 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/
[38] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930.
[39] Il en est ainsi des déplacements massifs de populations, de la dilution des frontières, de l’arasement des principes civilisationnels, du déconstructionnisme wokiste, qui, en des formes acculturées du totalitarisme de minorités idéologiques, se propose d’ériger les particularités sexuelles, comportementales, raciales, identitaires en rejetons assertifs d’une civilisation devenue indésirable (car originellement supposant un travail, moral, esthétique, redevable) et toujours à revendiquer quitte même, dans la suite des « marges » foucaldiennes ou de la poésie théâtrale lacanienne, à en bricoler les concepts jusqu’à l’absurde.
[40] Nicolas Koreicho, Notre-Dame et Quasimodo, site de l’IFP, Avril 2019 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/notre-dame-et-quasimodo/
[42] « Elle reçoit cette immense charge et dignité d’être la Mère du Fils de Dieu, et par conséquent, la fille de prédilection du Père et le sanctuaire du Saint-Esprit, don d’une grâce exceptionnelle qui la met bien loin au-dessus de toutes les créatures dans le ciel et sur la terre. » (Vatican II, LG 53).
[43] « L’Amour secret de Marie pour la Trinité, pour le Père, le Fils et l’esprit sain avec toutes ses modulations les plus exquises demeurera toujours un mystère caché pour nous. […] L’amour divin, surnaturel de la Vierge a été en même temps le plus humain, le plus tendre, le plus concret qui puisse exister. Il s’est incarné et s’est développé à travers les gestes plus simples, les plus quotidiens. » Fr. Philippe de Jésus-Marie, o.c.d., Le secret du Carmel, le scapulaire et la vie mariale, Éditions du Carmel, Toulouse, 2010.
[44] « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné », Marc 15, 34 et Matthieu 27, 46.
[45] Celle du monde libre au sens où son éthique est garantie par la conscience d’une liberté non hypothéquée ni par l’ignorance, au contraire de la connaissance et de la clarté, ni par les passions, au contraire de l’éducation et de la maîtrise.
[46] Les déesses-mères semblent jouer un rôle religieux à partir du néolithique, de nombreuses statuettes féminines de 5 à 25 cm sculptées en pierre, en or ou en ivoire dont la « Vénus de Lespugue », statuette d’ivoire de 14,7 cm et la « Vénus de Willendorf », figurine de calcaire de 11cm ayant été découvertes dans les sites de la dernière période glaciaire, dans une aire géographique, du sud-ouest de la France jusqu’à Malte et au lac Baïkal en Sibérie, ainsi que du nord de l’Italie jusqu’au Rhin. Il s’agirait d’un phénomène culturel unitaire, nanti d’une signification religieuse.
[47] Deux petites pages sur le sujet des déesses-mères (« Grande est la Diane des Éphésiens », 1911 in Résultats, idées, problèmes) contre deux cents pages sur le père dans Totem et Tabou.
[48] Sigmund Freud, « Un souvenir d’enfance de “Poésie et Vérité” », in L’inquiétante étrangeté, 1917.
[49] À comprendre selon l’organisation instinctive et rigoureusement composée de l’amour ainsi que dans Le Clavier bien tempéré (BWV 846-893), qui désigne deux cycles de 24 fois 2 préludes et fugues, composés par Jean-Sébastien Bach, les deux recueils étant l’une des œuvres les plus importantes de l’histoire de la musique classique.
[50] Johann Wolfgang von Gœthe, « Galerie sombre », in Faust II, 1832.
[51] Ibid. : « […] À contrecœur je te révèle un grand secret. Des déesses, bien loin, trônent en solitude […] Les Mères paraîtront alors à sa clarté, Assises ou debout, marchant en liberté Formes se transformant au gré de leur nature, De l’éternelle cause entretien éternel […] ».
[56] Freud en avait eu la brève révélation dans un petit écrit de 1928 : Un événement vécu de la vie religieuse, dans lequel il relate une expérience singulière vécue par lui-même, œdipienne et chrétienne.
« Longtemps l’Absent n’a pas de Nom, ni de Visage, ni de Corps. On n’aime personne qu’on sache, mais ce n’est qu’un leurre : on aime quelqu’un dont on ne sait pas tout à fait le Nom, dont on n’entrevoit que rarement le Visage ou le Corps, dans un rêve, au cours du sommeil ou éveillé à travers quelque mirage ou à l’approche de certaines ressemblances aussi éphémères qu’insaisissables. Tout d’un coup, on est alerté : on croit mourir de peur ou de douceur : c’est lui, l’Absent, on peut le nommer, enfin le voir, le saisir dans ses bras. L’Absent est présent, on le croit. Or, il n’a jamais été plus loin qu’au moment où nous sommes sûrs de le toucher. »
Marcel Jouhandeau, Chronique d’une passion, 1949
À l’entrelacs de l’âme et du corps, le phénomène affectif des passions pourrait bien n’être à considérer que comme le surgissement théâtral des pulsions. À cette représentation nous pourrions ainsi n’attribuer qu’un rôle basal qui ferait montre de la présence d’un refoulement et d’une angoisse qu’il conviendrait de caractériser. C’est donc à un substratum corporel, à une infrastructure somatique de la sexualité, qu’il nous faudrait rattacher ce dérèglement des sens. À partir d’un potentiel de folie érotique de la pulsion de vie, ce pourrait bien être une logique du désespoir qui dirigerait vers la chute du symbolique. Pourtant, cette folie commune apparaît, au sein d’un double fonctionnement, comme le garde-fou qui empêcherait à la pensée de basculer toute entière dans le gouffre du délire aveugle. Plus qu’aux représentations, c’est donc aux dimensions de l’affect qu’il nous faudrait nous attarder. Tenter de résoudre l’énigme de l’expérience de la passion reviendrait-il à interroger une passion irréductible à un objet perdu, assignable, et pourtant constitutive du sujet ?
Phénoménologie de la passion
Évoquer, comme Roland Gori[1], une logique des passions conduit à extraire une rationalité des passions. L’entreprise est étrange face à une folie qui ne serait que dé-raison. Sauf à éventuellement considérer la question à partir d’une logique pure[2]. En retour, elle ne peut se conformer simplement à une science du raisonnement et d’une quête de cohérence. L’étude de la passion en appelle donc à une théorie de la connaissance qui tient compte d’un contenu véritatif, universel par nécessité, mais également d’une dimension subjective qui s’y attache. La passion semble dès lors naturellement se soumettre à une réflexion phénoménologique. La phénoménologie se revendique en effet de deux positions antagonistes que sont la logique pure, qui se doit d’échapper à tout psychologisme ou toute forme d’empirisme, et l’inscription des concepts dans un espace spatio-temporel et subjectif qui lui ôte toute validité absolue. Pourtant, Paul Ricœur n’est pas parvenu en son temps au terme de son projet d’une phénoménologie de l’affectivité passionnelle. À sa phénoménologie de la volonté pure (préambule dédié au sujet purement capable) devait succéder une phénoménologie « ontologique » qu’il concevait comme l’exégèse du moment négatif (analyse du sujet faillible). Il se contenta finalement d’une « herméneutique des passions[3] ». Si la thèse sur « le volontaire et l’involontaire » du premier opus est d’inspiration pleinement husserlienne, il n’a pu expliciter les passions par la méthodologie descriptive pure et idéale de la réduction phénoménologique transcendantale.
Le philosophe considérait les passions indéfectiblement marquées d’une empiricité, d’un « pathétique de la misère » qui les exclut du domaine de la discursivité primordiale du vécu. Une description eidétique[4] est impossible. « L’existence corporelle est un principe de confusion et d’indétermination […] Le projet est confus, le moi informe, parce que je suis embarrassé par l’obscurité de mes raisons, enfoncé dans cette passivité essentielle de l’existence qui procède du corps ; le corps va devant comme “passion de l’âme“ — ce mot étant pris en son sens philosophique radical : la passivité de l’existence reçue. » Cet « obscurcissement de la conscience » qu’est le monde des passions « ne se laisse pas comprendre comme le dialogue intelligible du volontaire et de l’involontaire » mais doit s’appréhender, selon lui, « par une autre méthode que l’approfondissement existentiel d’une eidétique : par la vie quotidienne, le roman, le théâtre, l’épopée[5] ». Les passions relèveraient d’un « mystère » qui, dans le cas de Ricœur, tient de l’existentialisme chrétien. « À partir d’un accident, une description eidétique n’est plus possible, mais seulement une description empirique. » Le problème du mal, « la considération de la faute et de ses ramifications passionnelles », « représente à la fois la plus considérable provocation à penser et l’invitation la plus sournoise à déraisonner ». Confronté à l’égoïté des passions Ricœur vient à mettre en doute l’idée d’un « ego transcendantal », ou ego absolu, comme vie pure de la conscience qui se révèle à soi. Les passions ne deviendraient intelligibles qu’au travers d’un chemin long d’une « mythique des passions » et d’une « symbolique du mal » qui relèveraient d’une exégèse de certains mythes fondateurs ou particulièrement révélateurs — le péché originel, la chute, l’exil, le chaos…
Si, pour lui, la passion est la volonté même, le corrélat intentionnel relève d’une représentation vide. « La passion est la puissance de la vanité ; d’un côté, toute passion s’organise autour d’un rien intentionnel […]; c’est ce rien spécifique, ce vain, qui habite le soupçon, reproche, injure, grief, et fait de toute passion la poursuite du vent.[6] » Son Objet, sa Chose lui échappe. Seulement, pour Ricœur, le principe d’ordre ne peut venir que de l’objet en raison de l’émiettement psychologique sans fin. Dès lors que l’appréhension des passions reste purement descriptive, elle est menacée de s’éparpiller « dans des figures aberrantes indéfiniment multipliées ; pour faire un monde, un cosmos ».La passion soulève la question de la référence manquante, ou objets inexistants,telle qu’aux origines de la philosophie de la logique et du langage. Pour Bolzano, le rien, dans la mesure où il est une représentation, renvoie à un représentable. « Les mots quelque chose, chose (Ding), objet (Gegenstand) sont équivalents.[7] » Ce qui est représenté n’est autre que le contenu sémantique, la représentation en soi, ou représentation objective. Il n’y a pas là d’objet mais un contenu, un concept objectif. La thèse portant sur l’existence de représentations sans objet est justement au cœur de la pensée d’Husserl et a sans doute influencé, par ailleurs, la pensée de Freud au travers de l’école de Brentano. L’acte de penser (noèse) et l’objet intentionnel de pensée (noème) constituent l’acte intentionnel phénoménologique dans son ensemble (intentionnalité de la conscience). La concordance entre acte de représentation et contenu de sens idéal participe d’une cohérence interne : le monde de l’expérience subjective. C’est au cœur de la subjectivité de l’acte de représentation que réside le contenu objectif, sa signification idéale, quand bien même la référence viendrait à manquer.
L’intentionnalité phénoménologique repose sur « sa capacité à affronter positivement […] le paradoxe si ce n’est des objets inexistants, en tout cas celui, plus large, qu’on pourrait appeler des “objets irréels“[8] ». Bien qu’il s’emploie à surmonter les limites de la pensée réaliste, on peut se demander si ce qui fait fondamentalement défaut à l’idéalisme phénoménologique n’est autre que la possibilité de concevoir le concept de trauma. Sa cohérence est mise à l’épreuve de l’expérience limite que le sujet empirique[9] ne peut constituer. En manque de sens, ce qui ne peut être dé-vécu devient une tâche aveugle, un corps étranger qui ne peut être ni ignoré, ni intégré. De cette portée radicale du trauma, la psychanalyse fait un vécu délié. Un véritable agent pathogène qui pénètre dans le psychisme sans qu’il puisse être arrêté par la liaison de la représentation. Pourtant, quel que soit le modèle théorique, la réintégration à la conscience ne peut se faire qu’au prix d’une transformation radicale du sens total. Si Freud se déclare empiriste[10] c’est en vertu d’une exigence méthodologique. La volonté d’une conception métapsychologique oblige à s’émanciper « de l’importance attribuée au symptôme “fait d’être conscient“[11] ». Sans cela nous n’aboutirions qu’à une représentation du monde (Weltanschauung) en lien avec ses objets : « L’intuition, la divination, si elles existaient vraiment, seraient capables de nous ouvrir de nouveaux horizons, mais nous pouvons, sans hésiter, les ranger dans la catégorie des illusions et parmi les réalisations imaginaires d’un désir.[12] » Dans sa dimension la plus théorique, métapsychologique, ce n’est pas en terme de thérapie que Freud nous recommande la psychanalyse mais « en raison de sa teneur en vérité, en raison de perspectives qu’elle nous offre sur ce qui touche l’homme de plus près, sur son être propre, et en raison des corrélations qu’elle met à découvert entre ses activités les plus diverses.[13] » Son quasi-phénoménalisme, agnostique, repose sur la reconnaissance du caractère de chose en soi des processus psychiques inconscients. Les concepts psychanalytiques n’ont pas de valeur objective — au sens de reproduction fidèle de l’expérience inconsciente — mais la valeur opératoire du travail créateur d’une expérience muette[14].
Approche fondamentale de la passion
On peut se demander dans quelle mesure le sujet passionné pratique cet exercice avec un certain zèle. La mise en pièces à laquelle il s’adonne apparaît comme le dernier rempart à l’avalanche de savoir, d’expérience et d’action. Un travail de dé-détermination qui tenterait vainement de couper court à l’accumulation et de se repérer parmi les valeurs, les intensités, l’ordre comme le chaos. De cette intention il convient donc de dégager la particularité des investissements. Le terme besetzung est d’un usage constant dans l’œuvre de Freud. D’un point de vue théorique, la notion scelle l’hypothèse économique. Dans la première topique, elle est assimilée à l’idée d’une charge positive attribuée à un objet ou une représentation. L’investissement repose sur un principe de conservation : conversion d’une énergie psychique en énergie d’innervation (Études sur l’hystérie) ou, transposé sur le plan d’un appareil psychique, par répartition entre les différents systèmes Ics, Pcs, Cs (L’interprétation du rêve). On peut dire d’une représentation qu’elle est chargée et que son destin dépend de la variation de la charge. Sauf à s’inscrire dans le cadre d’une pensée magique, l’investissement d’un objet réel ne peut avoir le même sens réaliste. Au sein de la deuxième topique, dans le cas de l’investissement d’un objet imaginaire — intra-psychique comme dans l’introversion — l’idée de conservation d’énergie est plus difficile à concevoir. Il y a là un problème topique lié à la mobilité des affects et leur répression[15]. D’un point de vue clinique (expérience du sujet), les objets et les représentations sont affectées de certaines valeurs (charge positive ou négative) qui organisent le champ de la perception et du comportement. Le sens et valeur de l’abréaction des surcroîts de stimulus[16], connotés à une charge mesurable d’énergie libidinale, reposent sur un modèle électif : le choix d’objet qui devrait nous renseigner sur le choix de la névrose.
Freud assigne à la passion amoureuse la place[17] d’une formation narcissique qui se déduit d’une perte. Le plein amour d’objet, selon le type par étayage, présenterait une surestimation sexuelle en lien avec le narcissisme originaire de l’enfant. « Ce qu’il projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance.[18] » Seulement la passion renvoie de manière générale moins à un idéal d’amour qu’à un amour idéal. Lorsque le terme de narcissisme apparaît pour la première fois c’est pour rendre compte du choix d’objet chez les homosexuels qui « se prennent eux-mêmes comme objet sexuel ; ils partent du narcissisme et recherchent des jeunes gens qui leur ressemblent qu’ils puissent aimer comme leur mère les a aimés eux-mêmes[19] ». À partir de là, l’élection du corps propre comme objet d’amour deviendra le stade intermédiaire entre l’auto-érotisme et l’amour d’objet[20]. L’introduction du concept à l’ensemble de la théorie psychanalytique met définitivement en évidence la possibilité pour la libido de réinvestir le moi en désinvestissant l’objet. D’un point de vue énergétique, le phénomène s’assimile à une stase de la libido, « la caractéristique psychosexuelle de la démence précoce [étant] le retour du patient à l’auto-érotisme.[21] » C’est donc au choix d’objet narcissique que la passion semble échoir. « On aime […] selon le type narcissique : ce que l’on est (soi-même); ce que l’on a été; ce que l’on voudrait être; la personne qui a été une partie de la personne propre.[22] » Des rubriques qui recouvrent des phénomènes très différents et mettent en évidence l’hétérogénéité (transnosographique ?) des passions.
Le passionné semble soumis à une régrédience telle que définie par Guy Lavallée : « la régrédience est centripète et introjective, elle est liée à la position pulsionnelle réceptive passive, elle vise sous la poussée de l’hallucinatoire à l’éveil des processus primaires en accompagnement des processus secondaires. Autrement dit, elle tend à la régression formelle du mot à l’image. Mais elle est aussi liée à la régression temporelle : elle se tourne vers le passé. La régrédience est propice à l’introjection pulsionnelle, elle vise à un apaisant retour au calme après l’acmé de la satisfaction pulsionnelle. Le narcissisme régrédient tend à la plénitude de l’un.[23] » Ce qui ne signifie en rien que le sujet adopte exclusivement une position passive. C’est le patient, celui qui souffre, qui signe la position subjective régrédiente. Sauf à sombrer dans une configuration hystérique ou psychotique, c’est un sujet analysant, progrédient[24], bien intégré socialement qui se présente à nous. Ce qui résonne en lui, c’est une menace d’indignité et de mort psychique. C’est un quantum hallucinatoire négatif[25] déliant qui domine sa vie psychique en quête d’un mouvement de régrédience supportable. Mais le sujet, à trop parler à l’objet ou à lui-même, n’en sait rien et peut-être, plus encore, n’en veut rien savoir[26]. Le passionné serait à l’image du mélancolique ayant une pseudo connaissance de la perte qui occasionne son malheur, « sachant certes qui il a perdu, mais non ce qu’il a perdu dans cette personne[27] ». Si « chez le maniaque, Moi et idéal du Moi ont conflué » et « que la misère du mélancolique est l’expression d’une scission tranchée entre les deux instances du Moi[28] », l’introjection de l’objet est impossible à méconnaître. Dans la passion, l’identification à l’idéal du Moi pourrait bien incarner avant tout un leurre et l’investissement viserait plutôt un Moi idéal[29] : l’idéal narcissique d’un « Moi encore inorganisé, qui se sent uni au Ça, correspond à une condition idéale[30] ». Daniel Lagache reprend la conception et ajoute qu’elle « comporte une identification primaire à un autre être, investi de la toute-puissance, c’est-à-dire à la mère[31] ». Un support d’identification héroïque pour l’homme sans qualité[32] qui souhaiterait tutoyer la légende du héros.
C’est la fonction même de la passion qui pourrait bien ici être mise en évidence. Selon le principe de plaisir, elle jouerait le rôle pare-excitant d’une hystérie sans symbolisation organique. Une structure hystérique sans conversion sauf à prendre le Moi pour objet. Ce que Freud n’exclut pas : « Nous voulons prendre le Moi pour objet [gegestand] de cette investigation, notre moi le plus profond. Mais le peut-on ? Le Moi est pourtant bien ce qui est le plus proprement sujet, comment deviendrait-il objet ? Or il n’y a aucun doute qu’on le peut. Le Moi peut se prendre lui-même pour objet, se traiter comme d’autres objets, s’observer, se critiquer et faire encore Dieu sait quoi avec lui-même.[33] » L’idée d’un Moi-organe[34] devenu douloureux et imprégné d’érogénéité est séduisante d’autant qu’on peut se questionner sur une certaine similitude qu’entretiendrait le discours de la passion avec le langage d’organe : un trait hypocondriaque qui viendrait « s’halluciner dans les mots d’une plainte ressassante » devenue « la seule surface projective possible du somatique[35] ». Une position passive qu’emprunte la passion mais qui ne doit pas nous faire oublier son versant actif. La passion apparaît essentiellement remplir le rôle économique d’un contre-investissement au sein d’un processus dynamique de protection du Moi . C’est dans une attitude contraphobique qu’elle semble de fait s’incarner le mieux, lui conférant un caractère voisin de l’hystérie d’angoisse. Une tentative de maîtrise d’une angoisse infantile toujours opérante, d’une terreur sans nom éprouvée à un âge précoce, qui relève avant tout d’une confrontation active et volontaire du sujet à l’inconnu et l’aléatoire. La prise de risque, conçue comme un risque en soi, devient le théâtre du Je (Ich), lieu de l’imaginaire du vivre et du mourir, épreuve de vérité et ouverture sur un agir potentiellement traumatique.
Pour André Green, la psychanalyse mérite le nom d’analyse des passions par le chiasme qu’elle instaure entre âme et corps. « Elle constate — entre hystérie et obsession — que chacun de ces extrêmes tire la libido de son côté lorsque celle-ci ne peut mettre en œuvre l’action spécifique, celle qui lèverait la tension pulsionnelle par l’expérience de satisfaction. L’hystérique convertit dans le somatique, l’obsessionnel dans la pensée. Et le phobique entre les deux s’angoisse.[36] » Entre emprise et satisfaction, on peut se demander si les deux formants attribués à la pulsion par Paul Denis[37] ne concernent pas plutôt la passion. En 1913, Dans La disposition à la névrose obsessionnelle, Freud liait l’activité à la pulsion d’emprise. Une pulsion qui, sexualisée, anime le sadisme mais, lorsque sublimée, anime également la pulsion de savoir « qui n’est au fond qu’un rejeton sublimé, intellectualisé, de la pulsion d’emprise ». Cependant la notion resta incertaine, ne s’agissant pas à proprement parler d’une composante pulsionnelle, faute de source et de zone érogène propres. La passion viendrait-elle doubler le processus pulsionnel jusqu’à agir aux dépens du sujet ?Dans la théorie à double formant le retournement actif-passif est prévalent et le formant de l’emprise est assimilable à l’action. Le retournement contre la personne propre oblitère ce renversement de la libido. La position réceptive-passive propice à la satisfaction et à l’introjection pulsionnelle semble inopérante. La pensée opératoire est un simple redoublement de l’action. La domination sans partage du formant d’emprise rejette Éros et fait le jeu de Thanatos. Les figurations de la pensée opératoire, arides, a-libidinales, ne proviennent pas de la source pulsionnelle mais du mécanisme de défense.
Une carence est mise au jour : la valeur fonctionnelle du rêve conférée à l’activité fantasmatique[38] fait défaut. La pensée consciente « paraît sans lien organique avec une activité fantasmatique de niveau appréciable » et en vient à doubler et illustrer l’action. L’intentionnalité articule une topique de la subjectivité, d’un entre-je (intersubjectivité), d’un entre-jeu (inter-intentionnalité) au sein d’une « relation blanche » avec l’objet l’autre-sujet[39]. L’illusion de la passion serait de penser qu’elle puisse échapper à la répétition de cette défaillance. Dans son souci de causalité, de logique et de continuité, elle présente les modalités du processus secondaire. Mais l’activité peine à développer une activité analogue à l’élaboration secondaire du rêve et ne vient plus seconder le processus primaire. L’investissement de niveau archaïque suggère une précarité de la connexion avec les mots et s’articule avec les formes initiales de la pulsion. Elle paraît vouloir se ressaisir d’une élaboration phantasmatique antérieure, en deçà des premières élaborations intégratrices, en contact avec le niveau le plus bas, le moins élaboré de l’inconscient. « Un important problème subsiste donc, lequel réside sans doute, pour une part, dans notre impossibilité humaine de concevoir l’inorganisation.[40] » Le couple fixation-régression développé par Pierre Marty, dans une relation équivalente au couple vulnérabilité-défense, semble constituer les bases du narcissisme de la passion. La fixation refléterait l’élément traumatique difficile à retrouver, noyé dans le flot évolutif ultérieur dont la régression retracerait l’aspect défensif. La défense organisée[41] qui vise à geler une situation de carence est à rapprocher d’un point de fixation. « Pour que le progrès soit inversé, il faut que l’individu dispose d’une organisation permettant à la régression de se produire ». Mais face à la crainte de la folie ou de l’effondrement, l’alternative au courage pourrait bien être « lafuite dans la santé, condition qui est comparable à la défense maniaque devant la dépression[42] ».
L’énigme de la passion
Pour Pierre Fédida, la dépression est une figure du corps, devenu envahissant, de l’absence : le corps inerte d’un être immobile, un autre absent, trop présent d’être perdu. Il est le point de fixité et de terreur subjective d’une mort impossible, impensable. Une angoisse de mort qui a partie liée avec l’angoisse de castration et « pose, quant à sa résolution, toute la question d’un reste possible, inaltérable et indestructible, qui se conserve au-delà de toute séparation.[43] » La relique vient combler le vide qu’est l’incapacité de constituer l’espace en un temps de l’absence. À l’endroit même où « Le deuil se doit de remplir une mission psychique définie qui consiste à établir une séparation entre les morts d’un côté, les souvenirs et les espérances des survivants de l’autre.[44] » Elle consigne le tabou dans ce qu’il a de sacré, de consacré, d’inquiétant et d’interdit. La mort, ou le travail du deuil qui conduit à accepter le rigoureux verdict de la réalité, est le contraire du vide. Le vide serait « le prototype ou la forme la plus archaïque de ce qu’on nomme le psychisme ». La dépression en serait l’organisation narcissique, la psyché sa métaphore et le travail de deuil l’économie d’une défense. « La relique — qui n’est pas sans ressemblance ni rapport avec le fétiche — rappellerait que le deuil, avant de se concevoir en un travail, protège l’endeuillé contre sa propre destruction.[45] » La question de la passion pourrait bien rejoindre la grande énigme du deuil au sein des « ces phénomènes qu’on élucide pas eux-mêmes, mais auxquels on ramène d’autres choses obscures[46] ». Le point de convergence serait « la naissance, c’est à dire l’acte dans lequel se trouvent réunies toutes les sensations de peine, toutes les tendances de décharge et toute les sensations corporelles » dont l’ensemble est devenu comme le prototype du fait d’angoisse[47].
À la lecture de L’hypocondrie du rêve de Pierre Fédida (1972), on est frappé par les analogies qui se dessinent. La passion semble emprunter au rêve, à la mélancolie et à l’hypocondrie les modalités structurelles et dynamiques du travail du deuil. Le deuil de soi comme objet d’un narcissisme primitif garantit contre la destruction du moi par l’entremise d’une hallucination négative qui passe par l’entrée dans le sommeil. L’assimilation cannibalique de l’objet élu devient l’allégorie de son propre cadavre psychique (ou moral) pour dissimuler ce qu’il dévore : un cadavre exquis. La régression de l’hypocondrie à un narcissisme primitif engage le deuil de soi au travers du simulacre de l’expérience de sa propre mort. Hypocondrie qui est, pour l’auteur, une mélancolie anatomique, qualifiée également de mélancolie de l’organe. L’identification du Moi avec l’objet abandonné se double de l’événement traumatique (la séparation ou la castration prétendue comme telle) qui engage un processus de projection interne reposant lui-même sur une identification de soi à l’enfant-mort. Un pénis châtré qui, au regard du Moi, participe d’une identification au désir de la mère et, d’un point de vue somatique, est l’organe qui tient lieu d’enfant-pénis douloureux. Plus que la mort, il s’agit d’une douleur associée à la modification de l’organe, un travestissement du corps du désir, une figuration symbolique du corps hébergeant l’objet mauvais ou mauvais esprit. L’hypocondriaque est hanté par son propre cadavre. Le deuil hypocondriaque est assimilable à une sorte de travail de grossesse où le sujet est somatiquement porteur du pénis séparé dont la souffrance se laisse confondre à celle d’une castration. L’identification somatique au maternel est une inversion du mythe du retour paradisiaque au corps de la mère. Le traumatisme de la naissance illustre une fonction de l’enfant-mort, un pénis-relique du père châtré conservé à titre d’organe dans le corps maternel et, par incorporation, dans le somatique lui-même. L’insomnie de l’hypocondriaque est gardienne de l’organe et de sa souffrance. Veiller l’organe revient à veiller l’enfant et la mort, condensation du sublime et du désespoir. Une hallucination de l’organe devenue « le seul lien possible — peut-être pourrait-on dire le seul écran — d’un deuil rituel de l’enfant mort (répétition de la castration du père dans une auto-castration) de telle sorte qu’il y ait deuil mais en même temps satisfaction hallucinatoire et ainsi conservation de l’organe. L’hypocondriaque souffre — et jouit — précisément de ne pas pouvoir évacuer l’organe malade car, s’il en était ainsi, il serait menacé d’être mort par manque (lapsus) d’avoir souffert.[48] »
Ontologiquement, la tentative de guérison passerait par une transformation du Moi. De Moi progrédient il serait devenu Moi régrédient. De contenu (projection de surface) il adviendrait contenant surface de projection, surface écran, écran total d’un processus de condensation inexorable. De Moi-Peau il ne serait plus qu’un Sac de peau, un Moi en archipel, polycéphale et chimérique. Phylogénétiquement, son destin serait celui d’être porteur de ce qui le portait. L’incorporation donne aux formes primitives de l’identification l’évidence d’un contenu corporel. L’appropriation régressive, à l’encontre d’un choix d’objet étayant, exprime la jouissance d’une unité violente, toute limite perdue, d’un Moi-plaisir. Le sujet de la passion serait-il en proie à une anamnèse persistante ? Un manque d’amnésie infantile qui le maintiendrait en contact avec le souvenir d’une perversion ? Une insomnie du corps, une fixation auto-érotique, immobilité psychique d’un être qui aurait succombé aux charmes de l’objet et serait rendu à la construction d’une identité par la compulsion et la chronicité d’une complaisance somatique. Une ipséité ambivalente emprunte d’expériences émotionnelles sous le sceau d’une problématique œdipienne contraire aux fondements de la prohibition de l’inceste. Ce qui dévore le passionné, serait un cannibalisme auto-dévorateur qui assurerait la fonction inconsciente d’un modèle de régulation économique. Le travail de la passion chercherait à cacher et révéler le désir d’annuler ce qui sépare ou distingue, véritable transgression imaginaire d’un manque. Une méconnaissance de l’angoisse qui l’agite et prend figure de désaveu du réel lui-même. Une solution incestueuse du deuil de « l’objet d’amour dont la disparition peut entrer dans le savoir mais — selon la loi d’un clivage — reste résolument hors de portée d’un croire.[49] »
[2] Edmund Husserl, Recherches logiques, 1 : Prolégomènes à la logique pure, 1900.
[3] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 2. Finitude et culpabilité, 1960.
[4] L’accès à l’essence même de l’acte passionnel hors de tout jugement ou d’interprétation. Le terme « eidos » doit être entendu au sens de l’essence des choses. Il s’agit donc, avec la réduction eidétique, de saisir ce qui nous permet de reconnaître une chose dès lors qu’elle nous apparaît.
[5] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le volontaire et l’involontaire, 1950.
[6] Paul Ricœur, Méthode et tâche d’une phénoménologie de la volonté, 1951.
[8] Jocelyn Benoist, Représentations sans objet : Aux origines de la phénoménologie et de la philosophie analytique, 2001.
[9] Le sujet de l’expérience qui relève d’une succession de vécus empiriquement perçus. Cette unité de conscience est, pour Maurice Merleau-Ponty, problématique : « Le moi empirique est une notion bâtarde, un mixte de l’en-soi et du pour-soi, auquel la philosophie réflexive ne pouvait pas donner de statut. En tant qu’il a un contenu concret, il est inséré dans le système de l’expérience, il n’est donc pas sujet, en tant que sujet, il est vide et se ramène au sujet transcendantal » (Phénoménologie de la perception, 1945).
[11] Sigmund Freud, L’inconscient, in Métapsychologie, 1915.
[12] Sigmund Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 1936.
[13] Sigmund Freud, Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XXXIVe leçon, Éclaircissements, applications, orientations, 1932.
[14] Sigmund Freud, Constructions dans l’analyse, 1937.
[15] D’origine libidinale, l’investissement se conçoit comme poussant les représentations investies vers le conscient et la motilité. Pourtant, dans la cohésion propre au système inconscient, son rôle capital dans le refoulement l’amène à attirer les représentations.
[16] Sigmund Freud, Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques, 1893.
[17] Le verbe besetzen à plusieurs sens dont occuper, comme occuper un lieu. L’intentionnalité de la passion serait-elle l’investissement (besetzung), l’occupation de la place.
[18] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914.
[19] Sigmund Freud, Trois essais sur la sexualité, 1905.
[23] Guy Lavallée, Régrédience, progrédience et hallucinatoire de transfert, conférence d’introduction à la psychanalyse de l’adulte, SPP, le 20 janvier 2005.
[24] Le Moi vise l’objet dans une position pulsionnelle projective active. Le narcissisme progrédient vise à l’estime de soi concédée par le surmoi.
[25] Guy Lavallée, L’enveloppe visuelle du moi: perception et hallucinatoire, 1999.
[26] Le « je n’en veux rien savoir », qui objecte au désir de savoir (le Wissentrieb de Freud), comme « manque-à-être sous les trois figures du rien qui fait le fonds de la demande d’amour, de la haine qui va à nier l’être de l’autre et de l’indicible de ce qui s’ignore dans sa requête ». Jacques Lacan, Encore, 1972.
[28] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du Moi, 1920.
[29] On ne trouve pas, chez Freud, de distinction conceptuelle entre Idealich (Moi idéal) et Ichideal (idéal du Moi). La différenciation des auteurs à sa suite permet de définir une formation intra psychique comme idéal de toute puissance narcissique.
[30] Herman Nunberg, Principes de psychanalyse, 1932.
[31] Daniel Lagache, La psychanalyse et la structure de la personnalité, 1958.
[32] En littérature, on comptera au titre de ces destins L’homme sans qualités de Robert Musil, Le livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa ou encore Ulysse de James Joyce.
[33] Sigmund Freud, Nouvelle Suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XXXIe Leçon, La décomposition de la personnalité psychique, 1932.
[34] Un Moi-corps, vicariance du premier Moi archaïque.
[36] André Green, Passions et destins des passions, 1980.
[37] Paul Denis, Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion, 1997.
[38] « … pour peu qu’elle mette en scène, dramatise, symbolise les tensions pulsionnelles. » Pierre Marty et Michel de M’Uzan, La pensée opératoire, 1963.
[39] René Roussillon, Intersubjectivité et inter-intentionnalité, 2014.
[40] Pierre Marty, Les mouvements individuels de la vie et de la mort, 1976.
Force est de constater que la passion au sens contemporain est incompréhensible à la philosophie. Cette affirmation peut surprendre car on s’imagine souvent que la philosophie peut traiter de tous les sujets, mais il s’avère qu’il n’en est rien. Un choix très clair s’est produit dans le champ philosophique qui l’a bloquée dans un paradigme et un vocabulaire qui la laissent incapable de comprendre ce que passion veut dire aujourd’hui. Ce sont bien plutôt la psychologie et la sociologie qui sont capables d’en parler de nos jours. En outre, le terme semble même progressivement disparaître du vocabulaire courant, ce qui laisserait même penser que le terme est perdu et impensable. Après une recension, qui ne saurait se vouloir exhaustive, des acceptions du mot passion en philosophie, afin d’expliquer pourquoi la passion lui est étrangère, nous verrons en quoi le mot même de passion disparaît du vocabulaire courant, excepté quelques usages plus souvent liés à la consommation qu’aux sentiments. Nous nous demanderons enfin s’il n’est pas nécessaire pour la philosophie d’emprunter plus franchement aux disciplines auxquelles elle a donné naissance (sociologie et psychologie) pour s’autoriser à penser la passion, ouvrant ainsi un nouveau champ.
Il faut d’abord parler du choix, qui se produit en quelque sorte dès la naissance de la philosophie. Platon comme Aristote placent la philosophie du côté de la raison, de la maîtrise de l’esprit. Ceci pose d’emblée un problème car la passion est souvent à l’opposé de la raison, perçue comme subir (de par son étymologie également). Mais il faut encore y ajouter la question lexicale.
Si passion vient de patior en latin, souffrir, et l’on peut aussi lui trouver comme origine pathos, l’émotion en grec. Et celle-ci pose des problèmes immédiatement. Platon dans le Phèdre, considère que l’âme est comme un attelage dont le conducteur et les chevaux ne sont pas en harmonie, avec d’un côté l’homme qui cherche la sagesse, de l’autre les chevaux, le cœur d’un côté, siège du courage et (dans ce dialogue du moins) de l’appétence pour le divin (donc la sagesse également), de l’autre l’appétence pour les plaisirs terrestres. Ailleurs, par exemple dans La République ou dans les Lois, Platon suggérera que le bon législateur saura même pour ainsi dire programmer ces mêmes sentiments pour en faire des vertus (justice, amitié, honnêteté) et créer ainsi une cité homogène, tel un corps en bonne santé. Mais, en face, dans le Gorgias, on rencontre Calliclès qui, mû par ses seuls sentiments égoïstes (carriérisme, ambition), représente le cancer de toute société car il est complètement réfractaire à la raison et ne cherche que les plaisirs (Socrate compare la vie qu’il souhaite mener à un tonneau percé). Nous ne trouverons pas donc chez Platon d’outil pour penser les passions.
Aristote, lui, est plus mesuré, et s’il les juge capables de s’opposer à la raison, il n’y est pas hostile, les passions pouvant être justes même si intempérantes (il explique dans l’Ethique à Nicomaque que la colère peut venir du fait qu’on est témoin d’une injustice). Toutefois, Livre VII, il montre bien l’importance de la tempérance, de la maîtrise de soi, de la recherche constante du moyen terme, du milieu équilibré. De même il pense, dans sa Poétique, que la tragédie sert à faire ressentir les sentiments honteux afin de s’en purger. Enfin, Aristote admet, dans sa Rhétorique, que les sentiments peuvent servir à convaincre l’auditoire.
Néanmoins, rien ici n’est pensé pour soi, uniquement comme problème ou moyen en vue d’une fin. En résumé, Aristote lui-même prend le parti de la raison, du calcul médian d’équilibre.
Ne parlons pas des Stoïciens, pour qui les passions sont un ennemi pur et simple, car antinomiques avec l’ataraxie qu’ils recherchent, autrement dit la paix de l’âme, ne devant jamais être perturbée. Les épicuriens sont moins radicaux, et si Épicure lui-même en parle peu (également parce que nous avons perdu l’essentiel de ses écrits), il ne leur est pas hostile et pense qu’il s’agit seulement de savoir en faire le tri. L’essentiel de sa philosophie se partage entre la métaphysique atomiste et l’idée générale que le bonheur vient d’un calcul de confort et d’économie, les sentiments sont simplement un fait, ils n’ont pas de rôle majeur, quand bien même l’épicurisme est un hédonisme, une recherche du bonheur via le plaisir (il convient toutefois de rappeler que sa définition du plaisir est l’absence de douleur, et qu’il n’est jamais question de jouissance).
La philosophie se christianisant, soit les passions seront associées au péché ou à la faiblesse de l’homme, soit aux souffrances du Christ et des martyrs. Dans tous les cas, on ne sort que peu des paradigmes gréco-romains. Saint Thomas en parlera de manière assez aristotélicienne dans sa Somme Théologique (Secunda Pars), en faisant par exemple remarquer que la colère peut être justifiée et bonne quand elle est juste, ou qu’on peut faire du tort sans penser à mal, au contraire en souhaitant le bien.
Dans tous les cas, la raison, le calcul froid, a la prééminence dans la pensée.
Avec la période moderne, on découvre une nouvelle définition des passions grâce Descartes à et son Traité des passions de l’âme. S’il rompt radicalement avec les jugements classiques, sa définition les réduit aux « instincts animaux » qui sont interprétés par le cerveau via la glande pituitaire. Il s’agit donc ici d’impulsions nerveuses et il pose ce faisant par écrit l’intuition reprise bien plus tard par les éthologues et les comportementalistes : le corps est une machine qui réagit à des stimuli. Il propose qu’une passion obsédante puisse être remplacée par une passion plus forte par exemple, préfigurant les TCC pour arrêter de fumer ou les travaux de Pavlov sur le conditionnement. En outre, dans sa Lettre à Morus, il nous donne un éclairage supplémentaire sur ce qu’il pense des sensations et sentiments, en expliquant sa position quant au statut des animaux : ils sont dénués de raison car ils sont dépourvus de langage, non pas de parole, car après tout leurs cris relèvent de la voix, mais en ceci qu’ils n’usent pas de leur voix pour exprimer quelque chose relevant de la pure pensée, tels les mathématiques (la grande passion de Descartes). Il ajoute qu’il ne leur nie pas la vie car ceci relève simplement « de la chaleur du cœur », ni les sensations car cela relève simplement du fonctionnement d’un organe.
Nous ne sommes donc guère avancés, la philosophie semblant de bout en bout rejeter complètement le rôle des émotions, a fortiori de la passion, que nous pourrions alors définir comme une émotion intempérante ou non tempérée.
David Hume, de son côté, expose une vision des passions plus proches de notre acception, à savoir des inclinations. Mais il les réduit en fait à des sortes de pulsions : passions calmes, violentes. Il ne s’agit ici que de savoir vers quoi se tournent nos appétences et il va jusqu’à certains extrêmes pour, en vérité, surtout expliquer à quel point le terme de « raison » est en fait vaste et relatif, ainsi en est-il de cette fameuse citation de son Enquête sur l’entendement humain : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt ». Les passions relèvent donc en priorité de l’appétence personnelle vers la survie et la préservation. De fait, il est difficile de penser la passion autrement que comme une catégorie de pulsions parmi lesquelles on rencontrera des inclinations violentes (la peur, le dégoût) ou calmes (l’envie de routine, de statu quo, de confort).
On trouve une idée similaire chez Spinoza, qui différencie entre passions tristes (jalousie, colère, envie) et joyeuses. Les passions tristes relèvent d’une inadéquation entre moi et les autres corps (au sens large du terme), au contraire des passions joyeuses (parmi lesquelles figure aussi le savoir et donc la philosophie). Ces passions font partie des degrés de la connaissance, et les joyeuses me permettent d’augmenter ma puissance d’agir car elles procurent de la satisfaction. Toutefois, comme d’habitude en philosophie, c’est quelque chose de subi ; au demeurant, chez Spinoza on ne possède pas sa puissance d’agir (rappelons que Spinoza est fermement déterministe, à l’instar des Stoïciens. Par conséquent on n’est jamais maître à part entière). A titre d’illustration, dans sa Lettre à Schuller, il explique que la liberté n’est pas une puissance d’agir mais la connaissance des causes et des effets, ainsi Dieu est-il libre, bien que nécessaire et déterminé dans sa nature (il est la nature-même, à comprendre ici comme l’existence en soi, l’être en tant qu’être et premier moteur immobile qui fait que tout le reste existe), car il est et agit conformément à celle-ci sans chercher à la contredire. Au contraire, les choses créées, comme nous ou, dans cette lettre, une pierre qui roule, s’imaginent que leurs actes et être proviennent de leurs efforts directs. C’est là que réside l’illusion de l’acception commune de la liberté : que la pierre se dise « et si je roulais ? Oui au fond, c’est moi qui roule parce que je le veux », au lieu d’admettre qu’elle roule parce qu’elle a été conçue ainsi.
Kant et, à sa suite, Hegel, ne s’en occupent guère non plus. Kant est étranger aux sentiments quand il cherche le devoir pur de la loi morale et bien qu’il professe régulièrement un certain optimisme quant au cours de l’histoire (dans Idée d’une histoire universelle, il qualifie sa perspective selon laquelle l’histoire humaine tend vers le progrès comme une « perspective consolante »), il n’ira jamais jusqu’à décrire l’importance de l’enthousiasme et restera sur l’idée générale qu’il faut savoir poser des bornes et donner des directives claires à la conscience. De même quand il parle des émotions provoquées par l’expérience du sublime dans sa Critique de la Faculté de juger : s’il admet qu’on puisse être ému aux larmes par la beauté ou la majesté d’une œuvre, il le voit comme une expression des forces vitales, mais son rationalisme l’empêche de franchir le pas vers l’idée d’un écho avec quelque chose en nous. Hegel, de son côté, pourrait se rapprocher de l’enthousiasme grec (admiration, contemplation du défilé des dieux), car sa vision de la métaphysique et de l’histoire, entièrement sous le prisme de son système dialectique, conduisent celui qui y souscrit à observer le monde comme un long algorithme logique entièrement qui se révèle au spectateur, qui ne peut qu’expliciter a posteriori ce qui se passe. C’est ainsi qu’il dira avoir vu dans Napoléon défilant triomphalement l’Esprit (le sens et l’énergie de l’histoire humaine) incarné. Néanmoins, au fond, les sentiments n’ont pas réellement leur place dans le grand ordre des choses que le système dialectique pose ; elles sont là mais ce n’est pas son problème.
Nietzsche et Schopenhauer, quant à eux, opèrent une rupture : ils pensent l’irrationnel et l’assument, peut-être sont-ils mêmes les seuls capables de nous aider en l’état des choses. Schopenhauer parce qu’il veut créer une métaphysique irrationnelle (la Volonté, cette énergie vitale totale et infinie qui manifeste chacun de nous sans parvenir à se reconnaître, ce qui provoque la tristesse de l’existence). Nietzsche parce qu’il réfute les discours d’autorité (et qu’il est romantique à son corps défendant).
Pour développer le sujet pour Arthur Schopenhauer, dans Le monde comme volonté et comme représentation, un moment me semble particulièrement important. Non pas en fonction de la fameuse parabole des porcs-épics des Parerga et Paralipomena, où il compare l’humanité à des porcs-épics en hiver cherchant à se tenir chaud mais se faisant ainsi du mal avec leurs aiguilles, bien qu’elle constitue déjà, par son fondement sur la souffrance commune, un fonds philosophique qui donne une réelle valeur aux sentiments, mais plutôt d’une part selon l’idée directrice de son essai Le Fondement de la morale, ainsi que la partie consacrée aux beaux-arts en général et à la musique en particulier dans Le Monde comme volonté et comme représentation. En effet, dans le premier, Schopenhauer propose que la nature de l’homme et le fondement de la morale résident dans une racine profondément affective en nous ; la compassion, ce moment où l’on se reconnaît entièrement dans l’autre, où la Volonté se reconnaît. C’est ceci qui nous permet l’éthique et cette idée est à rapprocher de la pitié chez Rousseau, notre répugnance à voir souffrir notre prochain (et qui nous poussera à entrer en contrat social), comme il la présente dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Dans le cas de la musique (Le Monde comme volonté, chapitre XXXIX), Schopenhauer affirme que, par l’intermédiaire des sons, la musique, détachée de toute matérialité car elle n’a en fait pas besoin d’un unique instrument dédié mais peut passer de l’un à l’autre, est capable de parler le langage de la Volonté elle-même et ce langage, ce sont les sentiments. Ainsi la musique provoque en nous des sensations qui ne relèvent pas du simple plaisir esthétique, mais plus généralement la musique est capable de faire naître en nous des émotions, elle peut nous faire pleurer de plaisir comme de tristesse, nous faire frissonner, alimenter notre colère et ainsi de suite.
Dans le cas de Nietzsche, il est plus difficile de trouver une citation ou une position exacte, tant il aime les aphorismes et semble parfois se contredire d’un paragraphe à l’autre d’une même œuvre. Citons néanmoins quelques références.
Premièrement, dans Naissance de la Tragédie, §7, il fait remarquer que l’art joue un rôle de sauveur, de baume qui transmue notre dégoût de l’horrible et de l’absurde de l’existence en beauté qui rend la vie possible, ceci via le sublime de la tragédie, où l’art dompte et assujettit l’horreur, et par le truchement du comique, qui nous délivre de l’absurde. Ensuite, dans Ecce Homo, chapitre « Pourquoi je suis si malin », §4, Nietzsche nous parle de Shakespeare et de son admiration pour celui-ci, le considérant comme un homme profond et philosophe. Il en veut pour exemple Hamlet, dont Nietzsche conclut que ce n’est pas le doute qui le rend fou, mais la certitude. Il ajoute qu’il faut avoir un abîme en soi pour le comprendre, alors que nous avons tous peur de la vérité. C’est une idée récurrente chez Nietzsche : nous somme d’abord des êtres de peur et d’absurde, l’art nous permet de ne pas « mourir de la vérité » car il l’enveloppe des formes qui nous la rendent conceptualisable.
Si Schopenhauer nous donne une piste, Nietzsche nous donne plutôt une poignée d’indices, à travers son obsession esthétique et son idée que le théâtre et la poésie contiennent plus de vérité qu’un essai froid et rébarbatif. Dans les deux cas la raison ne saurait avoir la prééminence sur la vérité nue des sensations que nous éprouvons, en vérité nous les filtrons au travers de la raison pour essayer d’avoir une emprise sur elles.
Deleuze reprendra l’idée de Spinoza en parlant d’affects tristes dans ses Dialogues avec Claire Parnet en 1977, faisant remarquer que les pouvoirs dirigeants ont grand intérêt à nous abreuver d’affects tristes, comme les mauvaises nouvelles, les guerres, les crises, afin de nous maintenir dans l’angoisse car la peur court-circuite notre jugement et facilite notre assentiment. On pourrait rapprocher ces remarques de celles qu’Orwell émet dans La ferme des animaux et 1984, où le pouvoir fait régner la peur dans chacun des membres du corps social pour mieux lui faire accepter la propagande.
À part peut-être Michel Henry qui discute de l’érotisme charnel dans Incarnation, la philosophie s’est globalement refusée à parler des passions autrement que comme affects qui perturbent la raison. Ce refus, combiné à un vocabulaire général tourné vers la raison prééminente, constitue donc l’hypostase du problème soulevé : que la philosophie, dans sa grande majorité, ne comprend rien à la passion ni aux passions et qu’elle n’est pas adaptée, en l’état actuel, à en parler, sauf à verser dans une forme d’ésotérisme ou de développement personnel, de fait sortant de la philosophie et allant vers des mysticismes.
En effet, la passion moderne est pensée à partir du romantisme, de l’exaltation du jeune Werther, de l’amour dévorant de Julien Sorel pour Mme de Raynal, des illusions d’Emma Bovary. La passion moderne, dont le cinéma nous a longtemps abreuvés, est l’exaltation d’une inclination puissante, prégnante et irrationnelle, qui est sensée nous transcender et nous donner des ailes. A celle-ci s’ajoutent nos passe-temps favoris et nos collections, dès que l’on se sent absorbé par quelque chose on le dit passionnant. La littérature a aussi inventé le terme de crime passionnel, qui n’a aucune réalité juridique, pour donner souvent un vernis à de sordides histoires de jalousie.
Et pourtant, même ceci tombe, là où il y a encore moins de dix ans même la publicité parlait de passions, elle en a fini. Il reste bien des magazines tels « Passion Rando », mais globalement le terme n’est plus à la page.
Peut-être parce qu’il faut y voir l’évolution de notre société de consommation. Après des années de frénésie de jouissance, l’air du temps est à la mesure, à la frugalité morale. Même les sites de rencontres aujourd’hui semblent dire « Prenez ce que vous trouvez le temps que ça dure, ce n’est pas si mal, mais surtout prenez ce qui correspond à vos critères ». Quand tout est un marché égocentré, il n’y a pas de passion, seulement une adéquation calculée.
Songeons également à un système scolaire et anthropologique dans lequel tout se vaut et qui produit des élèves consommateurs de contenu pédagogique puis producteurs de contenu scriptural en échange d’une note, un monde dans lequel les affects ne sont que des pulsions égoïstes de plaisir, ce qui est quasiment toute l’essence du consommateur, qui n’existe qu’à l’instant T de la transaction et disparaît aussi vite qu’il a fini de payer. Un monde en un sens nihiliste, qui ne croit en rien, ne croit même pas à ça et en est fier, pour paraphraser Péguy dans L’Argent.
En parlant de consommateur, on est en droit de s’interroger sur cette tendance relevée en 2022 : les jeunes veulent un ami-amant et ne croient plus au mariage. Peu importe au fond, en ce qui nous concerne, que le mariage soit une institution normative de reproduction sociale, c’est son aspect « engagement à long terme » qui retient notre attention. Ceci constitue aujourd’hui un rejet en faveur d’un confort d’abord personnel. Si ce rejet n’est pas dénué de raison, après tout, dans de si nombreux cas, pourquoi les mariages ont-ils duré dans l’histoire si ce n’était l’impossibilité de divorcer ou parce qu’il ne s’agissait que de l’union de deux familles en vue de rapprocher les pouvoirs et fortunes ? Toutefois, il faut remarquer qu’il n’y a plus d’envie de passion amoureuse, mais d’une vie ensemble confortable, comme si l’amour était un calcul de confort et non un embrasement des appétences vers une seule et même personne. Songeons encore aux sites de rencontres pour personnes âgées, la manière dont toutes cela devient une marchandise sur catalogue (on objectera que, des entremetteurs de jadis aux agences matrimoniales, c’était déjà le cas, et c’est vrai, mais désormais nous nous réifions nous-mêmes, ce qui marque le franchissement d’une étape). Même les publicités de sex-toys dans le métro semblent juste proposer quelque chose pour se faire plaisir à soi même si on l’offre en couple. Il n’est donc pas contraire à la raison d’imaginer que la passion elle-même est peut-être une fiction, et pourtant, nous l’éprouvons, quelque chose est à repenser ici à l’aune de notre époque désenchantée.
Il est donc possible que ce ne soit pas seulement la philosophie qui ait besoin de reconstruire le champ de la passion, mais bien aussi la sociologie elle-même, à l’aune d’un monde dépassionné, mais envahi de passions tragiques (l’activisme rageur pour n’importe quelle cause, l’incapacité à discuter).
Les psychologues savent explorer l’irrationnel, les sociologues voient ses effets sur les groupes, la philosophie ne devrait pas avoir honte d’emprunter ouvertement à ses filles pour s’aventurer dans un nouveau domaine, sinon elle risque de tourner en rond à faire des explications mécanistes dans ses zones de confort.
Friedrich Nietzsche – La Généalogie de la morale, Avant-propos
Préface Nicolas Koreicho
Est-ce que nous devons considérer l’absence de connaissance de soi, telle que le philosophe peut vouloir l’affirmer, comme une absence établie et définitive ? Évidemment non. Il ne peut s’agir dans cette ignorance à combler que d’accepter que cette connaissance soit à la fois un processus, certes complexe, et une intention, sans doute aliénée, et un désir, immanquablement insatisfait. Cependant, ainsi que le manifeste Antonin Artaud, il peut y avoir une motivation inconsciente délétère à se considérer comme, dans certain domaine, dissocié, en même temps qu’une distanciation vis-à-vis de notre destinée peut être salutaire : « J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi[1] ». Cela peut nous conduire à démontrer, en fonction de lois, de systèmes et de territoires psychiques, où bien souvent « les mots ont peur[2] », qu’il va s’agir de préciser la manière dont nous pouvons reprendre les rênes de notre propre Moi, en tant qu’il doit être fondé sur une certaine cohérence, comporter certaines valeurs, et s’appuyer sur certains principes. Dans la 2ème topique (Ça, Moi, Surmoi), Freud distingue un principe mortifère, le principe de répétition, différant absolument de reproductibilités fécondes, particulièrement concernant le concept de sublimation, selon que le premier est fondamentalement dépendant du dysfonctionnement de la personnalité, dans la mesure où celui-ci empêche l’évolution et la connaissance de soi et du monde. Il en est ainsi des passions et de l’ignorance, lesquelles, depuis Platon jusqu’aux Lumières, hypothèquent gravement la liberté de l’homme et, donc, en premier lieu, ses possibilités d’accession à la constitution de son Moi. La condition fondamentale pour établir cette occurrence, unique, de notre histoire et de la manière dont nous pouvons considérer, précisément analysée, la temporalité, réelle et psychique – maîtrisée, différenciée, répartie par soi –, de notre biographie, se trouve dans la coïncidence choisie entre un passé relativisé et un futur non totalement destiné. De cette manière, nous avons une chance, unique elle aussi, d’apprivoiser en bonne intellection, si possible bien représentée, percepts, affects et concepts, nous concernant, s’agissant de notre place en ce monde.
Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes : et il y a une bonne raison pour cela. Nous ne nous sommes jamais cherchés — comment donc se pourrait-il que nous nous découvrions un jour ? On a dit justement : « Là où est votre trésor, là aussi est votre cœur » ; et notre trésor est là où bourdonnent les ruches de notre connaissance. C’est vers ces ruches que nous sommes sans cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui butinent le miel de l’esprit, et, en somme, nous n’avons à cœur qu’une seule chose — « rapporter » quelque butin. En dehors de cela, pour ce qui concerne la vie et ce qu’on appelle ces « événements » — qui de nous sérieusement s’en préoccupe ? Qui a le temps de s’en préoccuper ? Pour de telles affaires jamais, je le crains, nous ne sommes vraiment « à notre affaire » ; nous n’y avons pas notre cœur, — ni même notre oreille ! Mais plutôt, de même qu’un homme divinement distrait, absorbé en lui-même, aux oreilles de qui l’horloge vient de sonner, avec rage, ses douze coups de midi, s’éveille en sursaut et s’écrie : « Quelle heure vient-il donc de sonner ? » de même, nous aussi, nous nous frottons parfois les oreilles après coup et nous nous demandons, tout étonnés, tout confus : « Que nous est-il donc arrivé ? » Mieux encore : « Qui donc sommes-nous en dernière analyse ? » Et nous les recomptons ensuite, les douze coups d’horloge, encore frémissants de notre passé, de notre vie, de notre être — hélas ! et nous nous trompons dans notre compte… C’est que fatalement nous nous demeurons étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, il faut que nous nous confondions avec d’autres, nous sommes éternellement condamnés à subir cette loi : « Chacun est le plus étranger à soi-même », — à l’égard de nous-mêmes nous ne sommes point de ceux qui « cherchent la connaissance »…
Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, 1887.
[1] Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes, 1925. Cité dans La question des limites en psychanalyse, octobre 2021 afin d’instituer le danger qui se trouve dans le défaut de perception des limites.
« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat » Hannah Arendt, La crise de l’éducation extrait de la crise de la culture
Wokisme etcancel culture: une déraison mortifère– Partie II
Sommaire
Avant-propos
I Retentissements de l’idéologie sur le sujet et la société
L’université
Les institutions
La culture
Les médias et l’art
Les entreprises
La politique
La « théorie du genre »
II Approche psychopathologique psychanalytique
Une faille narcissique
Une orientation obsessionnelle et narcissique
Couple masochiste-paranoïaque
III En guise de conclusion : Une maladie de la modernité
∴
Avant-propos
La « culture woke » et la « cancel culture » sont des oxymores dans la mesure où elles œuvrent à saper les fondations culturelles telles que la langue, le Droit, le patrimoine, les arts et traditions. Le sujet est affecté dans son économie psychique, par ce mouvement idéologique identitaire qui éradique l’Histoire, essentielle pour l’élaboration du sujet et de la civilisation. « De tous les besoins de l’âme humaine… le plus vital qui soit est le besoin du passé et de sa transmission[1] » nous rappelle Simone Weil. Pour Bérénice Levet[2], cette Histoire n’était déjà plus transmise depuis longtemps au nom de la liberté, jetant les individus dans un vide identitaire, où se sont engouffré toutes les identités singulières, « Ils se sont fait dévots, de peur de n’être rien » disait Voltaire à d’Alembert. Ainsi, chacun s’est fait femme, trans, noir, musulman. L’usage actuel du signifiant « identité », pourrait être réduit à un sens politique comme le fait remarquer Clotilde Leguil[3] et tendrait ce faisant à faire disparaître les identifications qui impliquent la dimension du sujet d’une part, et un risque de soumission au discours de la foule, évoqué par Freud[4] d’autre part. Le discours d’un « nous » communautaire, de genre, de sexe, de religion, de culture serait une réponse à l’angoisse de l’uniformisation des mœurs comme le fait remarquer l’auteur, mais on assisterait alors à une forclusion du « je » comme acte de parole. Alors sur le divan, émergent des récits d’exclusion, d’agressions, de conflagrations, d’effacement des repères et limites, de perte de repères dans les familles où les relations amicales se clivent en raison de discordances de valeurs. De nouvelles pathologies juvéniles telles les addictions, scarifications, errance subjective, et de nouveaux habits de la demande dans la question de changement de sexe, ne sont pas sans lien avec ces idéologies identitaires développées et amplifiées par les réseaux sociaux. On assiste à une sorte de contagion virale à l’instar de l’hystérie du dix-neuvième siècle. Roland Gori[5] avance l’hypothèse que nous sommes devenus les nouveaux esclaves des actuelles technologies d’un post-modernisme où l’exploitation est désormais remplacée par l’addiction. La haine, la fragilité d’un moi souvent exhibé, s’invitent dans le cabinet du psychanalyste à qui on demande réparation. L’expérience de l’analyse devrait faciliter le dépassement de ce narcissisme par une dimension symbolique, le sujet de l’inconscient. De surcroît notre société est tentée par l’isolement, l’espace sûr (safe space) d’un entre nous où l’on fuit l’altérité, le jugement, l’attitude jugée offensante pour des minorités ethniques, sexuelles. Forme de ségrégation peu « inclusive » et fraternelle. Aux États-Unis beaucoup recherchent un analyste inclusif, porteur du même vécu ou sensibilisé aux questions liées aux noirs, femmes, gays ou musulmans… De plus en plus de patients sont en quête d’un thérapeute qui leur ressemble. Rechercher un frère, une sœur, un coreligionnaire, dans une logique communautaire, sans doute pour éviter l’altérité et les méandres du désir est pure illusion, car le désir qui est du registre de la métonymie, se soucie peu de la sociologie et « court comme le furet » disait Lacan. Enfin cette nouvelle idéologie affecte les rapports entre les générations. Dans un article du journal le Monde, « Quand les étudiants déboulonnent Godard, Koltès ou Tchekhov[6] », la parole des enseignants est remise en question. Pour certains étudiants, « Les professeurs aurait besoin d’une mise à niveau » au prétexte que l’un d’eux aurait confondu « transsexualité » et « transidentité », lors de la présentation par un étudiant d’un jeune trans. Émergence d’étudiants vigiles de la bien-pensance. La société est également contaminée dans ses différents secteurs, par le pouvoir à l’œuvre du mouvement woke et la « culture de l’annulation » (cancel culture) qui pénètre toutes les sphères, par le prisme des identités particulières et victimaires dans l’espace public. Le wokisme apparaît comme une utopie anti-européenne née de la volonté d’éradiquer le passé des « privilèges » de l’ancien monde et qui s’exprime dans son anhistorisme. Si le marxisme pénétrait hier les sphères intellectuelles, aujourd’hui les élites économiques culturelles et politiques se convertissent au marché et au wokisme. Pour Jacques Julliard[7], nous assistons à une troisième glaciation, qui vise à combler un certain vide idéologique après les faillites du stalinisme et du maoïsme.
I Retentissements de l’idéologie sur le sujet et la société
1. L’université
« Les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires » Georges Orwell
Classiquement, l’université demeure l’épicentre des turbulences d’étudiants, jeunes, inexpérimentés à la complexité de la vie et prompts à s’enflammer et se radicaliser pour toute cause. Elle était traditionnellement le lieu de la disputation, de la recherche procédant par réfutations successives comme l’a démontré Popper, de l’échange d’arguments pour tendre vers une vérité objective et une transmission de la culture, opposée à la religion et à la magie qui n’est pas une science (épistémè) mais une technique (technè). Or, le wokisme, infiltré dans l’université apparait pour Jean François Braustein[8] plus comme une religion sectaire prosélyte qu’une idéologie. Nous retiendrons la religiosité plutôt qu’une nouvelle religion faute de perspective de salut. Dans une émission de France Culture, Jean François Braustein[9] professeur émérite, rapporte sans risque pour sa carrière, que « l’université est prise en main par les militants… et ne transmet plus notre héritage culturel » et de citer l’annulation d’un séminaire à Paris 1 « l’énigme du transsexualisme » au motif que l’énigme renvoie à curieux et transsexualisme ramène au sexe. Dans le même registre, autre annulation à Sciences Po de deux séminaires « Biologie, évolution et genre », sur la théorie de l’évolution, pour une approche biologique de la différence des sexes. « J’ai compris » dit l’enseignant Leonardo Orlando[10] « que Darwin est tabou, y compris à Sciences Po ». Sous la pression de l’Europe, l’université et les grandes écoles doivent proposer des formations, sur le racisme, les mouvements LGBT+, le handicap, les violences sexistes et sexuelles, les orientations sexuelles et identité de genre, consignées dans un « Kit de prévention des discriminations de l’enseignement supérieur » de décembre 2021, rédigé en écriture inclusive. Précisons que cette « religion » de l’ultra calvinisme ne connaît pas le pardon, le salut pour « le blanc ». Xavier-Laurent Salvador[11] maître de conférence à Paris 13, habilité à diriger des recherches en ancien français, note qu’en 2000 aucune thèse ne référait aux notions de genre et de race. En 2022, la théorie de la race et du genre avec 40% des thèses devient un fondement de l’université en tant qu’elle use de grille de lecture pour toutes les disciplines, à l’image des « studies », mouvement de rébellion contre toute domination de race, de sexe, de « blanchité ». En revanche ces grilles de lecture ne seront pas appliquées à d’autres sociétés que l’Occident. Certains universitaires rejoignent ce courant dominant et s’investissent dans « le Moyen Âge transgenre » ou la « sexualité queer de William Shakespeare ». Le colloque récent à la Sorbonne « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » aura mis en lumière les dérives du wokisme. On aura noté une négation revendiquée des critères de rationalité (respect des faits et sources, argumentation et interprétation cohérente), une mise en cause de la biologie, où rappeler l’évidence de deux sexes est réactionnaire, ouvrant ainsi le débat au profit du ressenti et de l’identité. Dans ce contexte, la rationalité est renvoyée à « l’a priori » blanc et occidental. L’entreprise de déconstruction obnubilée par le genre, pointe « Les Lumières » prétendument responsables de la colonisation. A ce titre il faut « décoloniser la lumière » (sic). Les mathématiques genrées, marquées par la masculinité, racistes, également à décoloniser conduisent à faire fi de l’exactitude des résultats en mathématique. On assiste, en dernière instance, au retour d’autres préjugés racistes : aux blancs, la raison et l’esprit scientifique, aux autres, le sentiment et l’authenticité. Seules les vérités subjectives existent dans cette dictature du ressenti, de cette idéologie de la toute-puissance du « ressentisme », qui en se substituant au réel se soustrait à toute réfutabilité. Dans cette philosophie de la connaissance, la logique est toujours raciste. Le savoir n’assurerait plus désormais un référent commun de nature à étayer le lien social. Le radicalisme de ce mouvement en France exerce une censure sauvage : Alain Finkielkraut invité à Sciences Po pour une conférence intitulée « Modernité, héritage et progrès » aura subi les pressions d’un groupe « antiraciste ». Cette conférence aura été annulée et reprogrammée rue de l’université sous haute protection policière ; Sylviane Agacinski, connue pour son opposition « au marché de la personne humaine » devait intervenir dans le cadre d’une conférence-débat parmi d’autres universitaires à Bordeaux, sur le thème de la « reproductivité » de l’être humain. De violentes menaces l’ont conduit à l’annulation de cet événement. Depuis 2021, les étudiants de Sciences Po Poitiers peuvent suivre des cours de sociologie de la race tels les principes du constructivisme racial, la blanchité de l’hégémonie raciale. « Nous voulons un pluralisme dans les enseignements et nous y veillons[12] » déclare l’école. L’Institut d’études politiques de Lyon organise pour la 3e année une semaine obligatoire et sanctionnée « Genre et inclusion sociale » sous forme de cours et ateliers. La commission scientifique de Sciences Po Lyon a attribué en février dernier le prix du mémoire pour un travail intitulé « Quitte à être mère autant être lesbienne », et le sujet de partiel de janvier était ainsi rédigé : « Les citoyen.nes.s ont-iels le pouvoir en démocratie ?[13]». Enseignerait-on à Sciences Po, via l’écriture inclusive et la volonté de visibilisation, confondant réel et conventions graphiques, que Enée héros troyen et Orphée poète troyen étaient des femmes et que la princesse Psyché était un homme ? Écriture inclusive, qui vient après son emploi dans les circulaires de la mairie de Paris d’être gravée dans le marbre « Conseiller.e.s et Président.e.s » pour rendre hommage aux anciens présidents du Conseil et conseillers de Paris. Les États-Unis sont particulièrement contaminés : Mathieu Bock-Côté[14] évoque l’insurrection des étudiants de Cambridge contre la célébration du 250e anniversaire de Beethoven au motif que le compositeur de la Sonate à Kreutzer était « too pale, too mâle, too sale » (« trop blanc, trop mâle, trop rance ») ; à l’université de Minneapolis, les étudiants en médecine ne prêtent plus le serment d’Hippocrate pour soigner leur prochain, mais s’engagent à « lutter contre le privilège blanc, la binarité, et à restaurer les savoirs indigènes ». Au Minnesota, un professeur d’histoire de l’art a été licencié, à la suite d’une plainte d’une élève offensée, pour avoir montré une peinture médiévale de Mahomet. La professeure avait laissé la possibilité aux élèves de ne pas participer à ce cours. La présidente de l’établissement précise dans un courriel que « le respect des étudiants aurait dû primer sur la liberté académique[15] ». Dan Goodley, professeur d’étude et d’éducation sur le « validisme » demande aux handicapés de ne pas se rapprocher des normes « valides » en refusant les prothèses, afin de subvertir les normes sociales et d’échapper à « l ‘autonomie, l’indépendance et la rationalité qui sont des qualités souhaitées par le système néolibéral validiste[16] ». La société américaine d’ornithologie rebaptise cent cinquante oiseaux, au titre de l’inclusivité, et dont les noms référaient à des personnages liés à la colonisation. (Le Monde[17]). L’apport scientifique importe peu dans ce mouvement de destruction. Faut-il rappeler que la recherche n’est pas le militantisme et que tout chercheur doit tendre vers une neutralité axiologique ?
2. Les institutions
« C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal » Hannah Arendt
La présidence de la République Française aura nommé à la tête de toutes les institutions culturelles des personnalités aptes à promouvoir la diversité et les minorités. La commissaire européenne à l’égalité aura prononcé une série de recommandations pour communiquer de manière plus « inclusive » et non discriminatoire, en évitant les noms de Noël (à remplacer par « période de fêtes »), Marie, (Malika and Julio sera préféré à Maria and John), les titres Mesdames et Messieurs, au profit de « chers collègues », les mots citoyen et colonisation. Étonnement, la même institution aura promu une forme de militantisme par la diffusion d’affiches illustrant « la liberté dans le Hijab ». Catalogue de la bien-pensance, mouvement intégriste, délire militant et contagieux, expression de la pulsion de mort. Paradoxe d’un mouvement qui uniformise en défendant la diversité. Symptôme d’une société malade, éclatée en ses divers séparatismes et qui agit sur la langue en la dévoyant. Seule l’analyse individuelle exigeant temps et travail permettrait à ce jour de revivifier la langue ?
3. La culture
« Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude[18] ». Albert Camus, 1951
Au Canada, prendre la posture du Lotus peut être perçue comme une offense à la culture indienne. Sur le campus de l’université d’Ottawa, des cours de yoga ont été récemment supprimés au titre d’une « inacceptable appropriation culturelle » et « d’une pratique non occidentale ». A remarquer qu’aucun indien n’avait protesté. Illustration d’une conception de la culture qui serait sans source d’inspiration extérieure. Le mouvement Woke ne renâcle pas à la pratique de l’autodafé à l’instar du moine Jérôme Savonarole, instaurateur d’une dictature théocratique à Florence au XVe siècle qui se manifesta à l’apogée de son pouvoir par des « bûchers des vanités » où furent brûlés livres et peintures païennes dont celle de Botticelli. Ainsi, Pierre Valentin[19], auteur d’une étude sur le phénomène woke pour la Fondapol relate la cérémonie organisée dans une école pour détruire des livres jugés offensants et porteurs de stéréotypes à l’égard des autochtones amérindiens. Des bandes dessinées ont été « cancellées » comme Tintin en Amérique, Astérix et les indiens, Lucky Luke. « Il ne s’agit pas d’effacer l’histoire, on essaie de la corriger » déclare la présidente de la commission des peuples autochtones. Dans une vidéo à destination des élèves on assiste à la dispersion des cendres présentées comme un engrais permettant de tourner du « négatif en positif ». Cette cérémonie pseudo religieuse de « purification par les flammes », d’incantation performative, n’est pas sans rappeler les autodafés de l’Allemagne nazie qui constituaient le symbole suprême de la mise au pas culturel. L’étude montre par ailleurs que la volonté de protéger les enfants de ces stéréotypes, de ces idées offensantes, génère une fragilité à la source d’une demande de surprotection, et que la violence deviendrait une légitime défense face à des mots qui heurteraient leur sensibilité. Il ressort de cette étude l’un des paradoxes du wokisme, à savoir la pratique de l’autodafé au nom de l’inclusion ! Ici comme ailleurs, cette notion d’inclusion est particulièrement critiquable. En contrepoint de l’inclusivité, la nomination du « mariage pour tous » est intéressante car ce mariage s’ouvre à tous les couples quel que soit leur sexe, dans les mêmes conditions d’âge et d’obligations. Dans cette situation, le mariage n’est pas inclusif au sens d’une inclusion des homosexuels en tant qu’homosexuels. En effet, le critère retenu de citoyenneté s’abstrait des spécificités sexuelles.
Après les Dix petits nègres d’Agatha Christie, rebaptisés en « Ils étaient dix » dans sa version française, après le retrait de Autant en emporte le vent à l’affiche du Grand Rex de Paris, après le baiser du prince à « Blanche Neige » accusé de véhiculer la culture du viol, après la requalification des collections de Charles Darwin sous la rubrique « Expéditions scientifiques colonialistes », après l’introduction d’un nouveau personnage, une magicienne trans parmi les sorciers de l’univers d’Harry Potter en réponse à l’accusation de transphobie de la part de l’auteure Joanne Rowling, une nouvelle étape est franchie avec la réécriture de Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl. Les mots de « blanc et noir », de « gros » trop « grossophobe », de « laid » par trop validistes, « homme nuage » remplacé par « monde nuage » car trop masculiniste, et des phrases entières sont réécrites, jugées offensantes. La « sensitivity reader » ou « relecteurs en sensibilité » veille à toute « discrimination » et à la promotion de l’inclusion. (Les éditions Puffin travaillent en partenariat avec L’« Inclusive minds »). Au-delà de cette forme de révisionnisme, qui prive les jeunes lecteurs de projections imaginatives par la puissance narrative des adjectifs hyperboliques utilisés, c’est une visée égalitariste qui s’impose, en pourchassant tout « ressenti de discriminations ou d’offenses » des minorités de toute nature. Notons à propos du baiser volé de Blanche-Neige, un néoféminisme plus offusqué par cette fiction, que par la réalité de mariages forcés de mineurs d’une part, et une déréalisation de type psychotique confondant l’univers imaginaire et la réalité d’autre part. Dans ce discours victimaire où tout homme est un bourreau, telle jeune fille ne risque elle pas de vivre sa féminité en devenant elle-même bourreau par identification à l’agresseur ? Dany Laferrière, académicien, pionnier de l’antiracisme, accepterait-il de débaptiser son premier roman « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. » ? Pour Caroline Fourest[20]cette peste de la sensibilité (Rama Yade Ministre de la République se sentait « micro-agressée » par la statue de Colbert) conduit « de la police de la culture à la police de la pensée ». La dictature des ressentis s’installe s’il n’y a de vérité que subjective. Raphaël Enthoven dénonçait déjà en 2020 ces « censeurs modernes », retenus en fonction de leurs spécificités, « enfant d’immigré », bisexuel, sourd, porteuse d’hidjab, pour repérer les incohérences culturelles et stéréotypes dans les manuscrits. Ces censeurs, précisait-il, étaient « l’avant-garde de la peste identitaire ». Cette fiction aura été évoquée dans le roman d’anticipation « l’homme surnuméraire » de Patrice Jean, où le protagoniste se voit contraint d’un projet éditorial étrange, où il doit rendre les classiques conformes aux normes actuelles. Véritable crise de l’humanisme qui avait pour visée l’instruction du passé, via les professeurs intercesseurs de ce passé et l’appropriation des œuvres qui avaient perdurées par leur résonance sur les psychés singulières. Dans le cadre des violences sexuelles au sein de l’église, la philosophe espagnole Béatrice Preciado devenue Paul Préciado propose dans Mediapart[21]« […] que l’État français retire à l’église la garde de la cathédrale de Notre-Dame à Paris et la transforme en centre d’accueil et de recherche féministe, queer, trans et antiraciste et de lutte contre les violences sexuelles ». On ne peut que partager le malaise d’Alain Finkielkraut[22] devant le retour d’une « littérature édifiante des Saintes écritures » au service d’une idéologie de l’inclusion diversitaire.
4. Les médias et l’art
« L’inculture est propice à l’emprise et à l’expression débridée des affects et des pulsions qui ne trouvent plus les canaux de leur expression symbolique. Au risque de la désagrégation d’une barbarie nouvelle qui rend le monde insignifiant et vain » Jean-Pierre Le Goff
Le wokisme s’insinue également dans les œuvres par le prisme identitaire, diversitaire et minoritaire. Le musée du Louvre s’ouvre généreusement aux questions de société : un pilier gigantesque des migrants disparus s’érige jusqu’à la pointe de la pyramide du Louvre. Le wokisme s’empare des séries télévisées françaises. Dans « Il est elle » saison 2020 un jeune garçon sollicite l’accompagnement de ses parents dans la demande de transition qu’il souhaite accomplir. Cette pathologie rare est utilisée pour banaliser un récit légendaire sur le libre choix et la fluidité du genre. L’actrice Aissa Maiga dans un discours teinté de racisme, à la cérémonie des Césars, déclare, ne pas pouvoir « s’empêcher de compter le nombre de noirs dans la salle ». Au début de l’occupation Tristan Bernard déclarait : « A Cannes, on bloque les comptes et on compte les Bloch ». Autre actrice, Halle Berry renonce à jouer un rôle où elle devait interpréter un homme transgenre, fait fi de ses talents de comédienne au nom de son identité « cis », et s’excuse en ces termes : « En tant que femme cis, je comprends que je n’aurais jamais dû envisager ce rôle, et la communauté transgenre devrait avoir l’opportunité de raconter ses propres histoires[23] ». Expression de l’impossibilité de créer de l’universel. Adieu complexité des sentiments qui honorent tant d’œuvres. Flaubert écrivit Madame de Bovary sans être une femme. Demain verra la suppression de Médée et Lady Macbeth, chefs d’œuvre de nature à contrarier l’idéologie de la seule domination violente du mâle. La traduction aux Pays-Bas par une personne blanche, des propos de la jeune poétesse afro-américaine Amanda Gorman, à l’occasion de l’investiture de Joe Biden fait polémique. Il fallait « confier cette traduction à une femme jeune et résolument noire[24] » déclare une journaliste néerlandaise. Au nom de l’appropriation culturelle chacun doit être renvoyé à son statut épidermique. La tragédie d’Eschyle « Les suppliantes » s’est vue censurée à la Sorbonne au motif d’apologie de racisme, de colonialisme et pour utilisation de blackface, alors que cette œuvre ouvre l’opportunité d’un travail, d’une réflexion sur l’accueil des migrants. Le passé n’est plus mis à distance et la « cancel culture » voit le passé avec les lunettes du présent dans une isographie historique. Pour avoir critiqué la jeune suédoise Greta Thunberg défendant la « cause écologique » sur une grande chaine de radio publique, Pascal Bruckner fut traité par l’un des chroniqueurs de « vieux mâle blanc occidental qui a des problèmes avec sa virilité ». On peut s’interroger sur ce rapport, sinon y voire l’importation d’une idéologie américaine où l’homme blanc est accusé entre autres de la destruction de la planète. Une « interview [25] » d’un robot conversationnel issu de l’intelligence artificielle « ChatGPT », qui n’est pas sans convoquer de nombreux fantasmes en lien avec l’intelligence humaine, et qui ne reste qu’un modèle prédictif basé sur la statistique, s’illustre dans sa matrice idéologique concernant la théorie du genre et l’inclusivité. Comme à l’université, une entreprise de rééducation est en marche qui exige ceux que l’on appelle les « blancs » de se renier, rappelant en cela les années sombres du fascisme des années 1930.
5. Les entreprises
« Quand un peuple n’ose plus défendre sa langue, il est mûr pour l’esclavage » Rémy de Gourmont
Après les États-Unis et le Canada, certaines entreprises françaises sont aujourd’hui affectées. Quelques exemples. Dans son ouvrage « La grande déraison » Douglas Murray[26] rapporte les pratiques des grandes entreprises américaines dont Google, qui fait passer des tests aux postulants, afin d’évincer tout individu qui présenterait des penchants idéologiques non conformes, en répondant à une batterie de questions relatives à la diversité sexuelle, raciale et culturelle. Robert Leroux[27] évoque dans son ouvrage, la suspension d’un collègue de l’université d’Ottawa, pour avoir utilisé le mot nègre dans un cours sur l’histoire de la colonisation noire et des peuples opprimés. Partant du principe que les « universités sont des reliques coloniales », il faut « déblanchir » la connaissance comme le produit d’un blanc colonial. La marque de jouets danoise Lego a déclaré suspendre la promotion de figurines à l’effigie des policiers en solidarité à Black Lives Matter. Renault Group[28] en lutte contre l’homophobie, la transphobie, la biphobie, déploie un réseau de « référents diversité LGBT+ » dans ses usines en France, et habille ses logos aux couleurs de l’arc-en-ciel. Rappelons que pour Auguste Comte « une société ne peut tenir sans religion », or notre modernité individualiste dépourvue de tout principe transcendantal conduit à réduire les individus à des « particules élémentaires » évoquées par Michel Houellebecq. Dans cette vacance, le woke s’installe telle une secte, avec cette volonté d’atomiser, d’essentialiser les sujets, cependant complexes par nature. Cette atomisation de la personne en membre d’une communauté (transgenre, végane, animaliste…) facilite la « gestion des ressources humaines », « le marketing », la rencontre entre les narcisses et une base de données, de « parts de marchés » permettant d’élaborer le produit adapté à chaque minorité. Ainsi se déploie avec aisance le consumérisme dans l’entreprise.
6. La politique
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde, la mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse ». Albert Camus 1957
Avant d’évoquer quelques politiques qui s’illustrent dans le cadre de « la culture de l’annulation », et qui tendent à faire disparaître dans l’espace public certaines figures emblématiques jugées indésirables, mentionnons l’entretien de notre président à une chaîne de télévision américaine qui déclare en évoquant la « question raciale », qu’il « fallait d’une certaine mesure déconstruire notre propre histoire[29] ». Propos peu conformes à Paul Ricoeur dont notre président se réclame. Le maire de Rouen a évoqué l’idée de remplacer la statue de Napoléon par celle de la militante Gisèle Halimi. Ce sont deux statues de Victor Schoelcher qui ont été détruites en Martinique, le jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage. On a pu lire « Déboulonnons le récit officiel », graffiti à Paris déposé sur une statue de Joseph Gallieni, Maréchal de France, figure de la première guerre mondiale, mais aussi auteur de la décolonisation ! Des militants antiracistes demandent le déboulonnage des statues de Jean Baptiste Colbert, grand ministre de Louis XIV considéré à l’origine du Code Noir. Excusez l’usage de l’écriture en chiffre romain. A Paris, le Louvre et le Musée Carnavalet, ont décidé de supprimer certains chiffres romains dans les expositions. Faute de pouvoir être lu par beaucoup de visiteurs. Autre effacement du savoir. Le conseil municipal du Blanc Mesnil a décidé de débaptiser le parc municipal Jacques Duclos, désormais nommé Anne de Kiev pour une diatribe homophobe datant d’un demi-siècle. Débaptisera-t-on prochainement les écoles de l’homophobe Robert Desnos, de Voltaire qui dans son Dictionnaire philosophique, déclarait que cette coutume grecque était une honte et une turpitude, l’avenue Dante qui faisait rôtir les « sodomites » dans les flammes de l’enfer dans la Divine Comédie ? Une députée EELV qui veut « déconstruire l’ensemble des dénominations » et qui déclare vivre avec « un homme déconstruit » (sic) vient de publier avec deux autres militantes écoféministes, sous le néologisme Par-delà l’androcène[30] un court essai présentant l’homme comme le mâle alpha blanc occidental, colonisateur, responsable de tous les maux de la terre : réchauffement, colonialisme, racisme, etc. Notons une fois encore que l’andro-centrisme ne relève pas de l’observation étayée par les faits mais de la dénonciation. La « loi Taubira » de 2001 qui reconnaît comme crime contre l’humanité la seule traite négrière occidentale faisant des « blancs » les seuls coupables, occultant les traites précédentes intra africaines. Un colloque organisé par la mairie de Paris Centre et dédié aux nouveaux enjeux des parents a été annulé sous la pression de mouvement LGBT. Caroline Eliacheff et Céline Masson, psychanalystes, devaient intervenir sur « La fabrique de l’enfant transgenre ». Dans cet ouvrage elles s’inquiètent d’une « augmentation de cas d’enfants voulant changer de genre » et « d’une contagion sociale influencée par les discours de militants ». Elles émettent l’idée que les soignants en charge de mineurs se déclarant transgenres, prennent des précautions avant de prescrire des traitements aux effets irréversibles. Ces positions ont été déclarées « transphobes » sur les réseaux sociaux, bien que proches de celles de l’Académie Nationale de Médecine qui alertait récemment sur un « phénomène d’allure épidémique » généré par une « consultation excessive des réseaux sociaux qui est, à la fois néfaste au développement psychologique des jeunes et responsable d’une part très importante de la croissance du sentiment d’incongruence du genre ».
7. La « théorie du genre »
« Un peuple qui tient à sa langue est un peuple qui tient bon » André Gide
Expression cardinale de la contamination du sociétal actuel par le wokisme, où l’émergence du transgenrisme signe un changement de position de la marge au centre, exprime « la voie royale » de mise en cause de la binarité, et par son militantisme représente l’étape ultime de l’émancipation du donné. Il s’agit d’être son propre fondement. Avant d’illustrer de quelques exemples cette idéologie rampante, et sans se positionner sur la question du transgenrisme, ne peut-on pas s’interroger sur un transgenrisme sexuel inhérent au développement psychosexuel de l’enfant ? Ce pervers polymorphe tel que défini par Freud n’est-il pas une forme de transgenrisme ? Si l’enfant appréhende ses pulsions sur un mode actif ou passif au cours de l’Œdipe, ou de l’Œdipe inversé quel que soit le sexe, en exprimant des sentiments amoureux pour le père et en se féminisant pour lui, pour la mère, en se masculinisant pour elle, comment entendre le transgenrisme chez l’adolescent ou l’adulte ? Nous pourrions avancer l’idée avec Hélène Godefroy[31], de fixations infantiles de ce transgenrisme évitant la castration et le non-renoncement au sentiment amoureux pour les parents ? Ainsi un élève canadien de 16 ans s’est vu interdire pour le reste de l’année l’accès à son école catholique St. Joseph’s Catholic High School de Renfrew de l’Ontario pour avoir manifesté ses croyances en matière de genre et sa conviction qu’il n’y a que deux sexes. L’école s’est justifiée sur le motif que sa présence « serait préjudiciable au bien-être physique et mentale des élèves transgenres[32] ». Le journal de Montréal[33] rapporte qu’en Norvège une militante féministe encourt trois ans de prison pour avoir déclaré « qu’un homme ne peut être lesbienne ». En Irlande[34], un professeur catholique est emprisonné après une procédure complexe et outrage au tribunal pour refus d’utilisation d’un prénom neutre (équivalent du « iel ») pour un de ses élèves transgenres. Un professeur de danse a été contraint de quitter Sciences Po sous le diktat de l’école, pour non-observation de la nouvelle charte linguistique, dans laquelle les signifiants hommes et femmes devaient être remplacés par follow et leader provenant de l’anglais non genré, qui autorise la non-différence des sexes. Un homme politique présidentiable français aura déclaré son souhait d’inscrire dans la constitution la « liberté de genre » au nom de l’intime conviction. Ce néo féminisme remplace le désir d’égalité par l’identité et un retournement de la domination aujourd’hui dite systémique. Ces exemples évoquent une certaine police de la langue. Cette volonté d’introduire une intention dans la langue, qui n’est qu’un système de signes linguistiques virtuels et non des mots qui renverraient à l’essence des choses, nous apparaît surtout dans l’écriture inclusive, comme le symptôme d’une tentative de domination qui s’exprime dans la langue, mais la langue a ses raisons que la raison d’un certain féminisme ne connaît pas. La psychanalyse qui s’étaye sur la fonction de la parole et le champ du langage ne peut être indifférente à son époque, à la question de la langue et des signifiants maîtres. Cette « révolution » déferlante qui se déploie dans tous ces domaines, semble saper les fondements humanistes et universalistes de la civilisation occidentale dit patriarcale et oppressive au profit peut-être d’une américanisation de la France et de l’Europe. À noter que le monde asiatique qui a également connu le colonialisme et la dévastation reste à ce jour imperméable au wokisme. Le woke apparaît comme le symptôme d’un nouveau rapport que les individus entretiennent avec le langage, la parole, l’interprétation.
» La psychanalyse est un remède contre l’ignorance. Elle est sans effet sur la connerie. « Jacques Lacan
II Approche psychopathologique psychanalytique
Dans une recherche récente, Ruben Rabinovitch et Renault Large[35] assimilent le wokisme à un cheval de Troie entrant dans la cité républicaine. Certes, les inégalités diverses longuement évoquées doivent être défendues, mais les modes d’expression souvent radicaux voire totalitaires de leurs défenses peuvent être éclairés par la psychanalyse. Il est loisible de repérer dans ce tableau une faille narcissique, une dimension hystérique et obsessionnelle enfin un couple à orientation masochiste-paranoïaque des sujets.
Une faille narcissique
La supériorité de « l’éveillé » qui surplombe la masse au motif de son éveil, n’apparait-elle pas comme un mécanisme de défense surcompensant un sentiment d’infériorité, lié à une faille narcissique du sujet qui aurait, ce faisant, l’illusion d’accéder à une place sociale absente ou malmenée de son histoire ? Dans cette hypothèse adlérienne, le trouble de la personnalité se manifeste par le mépris des autres, la recherche de la domination, une agressivité exacerbée, voire par une paranoïa, où le sujet se croit persécuté et méconnu dans sa valeur. Être membre des « éveillés » confère une intense satisfaction narcissique et un mépris pour tous les petits « autres ». Nous pourrions également repérer un fantasme infantile de toute puissance qui se déploie dans l’univers lexical du « woke français ». L’usage du « iel » renvoie à ce désir d’échapper à la différence des sexes, à l’autodétermination, à l’autonomisation, se dispensant du nom du père, se soutenant de sa seule parole déclarative et performative, dans un « je dis ce que je suis » déniant l’inconscient, et trouvant son apogée chez les trans qui se soustraient alors au réel du corps, dans une théorie du genre qui fait retour à une conception grammaticale, là où Lacan a produit une logique de la sexuation. Pour Lacan, lorsque le père est exclu de la chaine signifiante, c’est-à-dire qu’il ne fait pas partie de ce dont la mère parle, cela fait trou dans le psychisme où peut s’engouffrer un délire paranoïaque, ce qui apparait en dernière instance comme une tentative inadéquate de guérison. Ce sujet se vit dans un monde sans partage dans le règne du « Je veux ». Une marque publicitaire encourageait déjà ce narcissisme « J’en ai rêvé, Sony l’a fait »en développant des comportements mortifères. Je dois seulement rêver, et mon désir se mute en réalité. Ce refus de toute ontologie, de toute permanence, qui s’exprime dans la notion de fluidité, signe une forme d’irrationalisme et de narcissisme, au sens restreint du terme. Ce dernier est quasiment fétichisé par le refus de la castration symbolique. On repère différents modes de défense dans l’expression du wokisme : le déni, la dénégation, le refoulement, l’intellectualisation et rationalisation abolissant toutes querelles intellectuelles, et générant un bouc émissaire qui les fait exister selon l’hypothése de René Girard. Ainsi dans la question « trans », tel adolescente qui énonce « Je suis un homme», exprime une affirmation de sa toute-puissance, celle des parents projetée sur leur enfant, celle de la médecine, et un déni, une ignorance de la division subjective. Cette adolescente serait heureuse en étant collée à elle-même. Le wokisme signe un despotisme du Moi idéal, c’est-à-dire cette instance du registre imaginaire, reposant sur un idéal de toute-puissance fondée sur le narcissisme infantile. Les réseaux sociaux apparaissent comme des accélérateurs d’un processus viral, où s’exprime un « narcissisme de masse » selon le concept de Clotilde Leguil, un stade du miroir démultiplié par les écrans, source de jubilation devant la mise en scène de l’existence de chacun, mais aussi d’angoisse devant les petits « autres » anonymisés, mettant en péril le « je » cet au-delà du narcissisme, de l’image de soi et des autres. Ce « je » de chacun serait aujourd’hui délaissé au profit du Moi. Cette idéologie signe en dernière instance une négation de l’inconscient. « Sois toi-même » serait désormais écrit au frontispice du monde moderne en place du « Connais-toi, toi-même » du monde antique.
2. Une orientation obsessionnelle et hystérique
Cette idéologie figée, rigide, autoritaire et excessive est l’expression dela pulsion de mort. C’est une idéologie de l’obsessionalité, à percevoir le monde au travers du prisme réduit des minorités sexuelles, culturelles, religieuses, et de la binarité agonistique dominants-dominés à l’image du communisme qui bissectait le monde entre exploitants et exploités ou encore du catharisme qui divisait également le monde en purs (étymologie de cathare) fait d’une minorité d’éveillés et d’impurs, d’inconscients, de privilégiés de l’église romaine. Vigilance obsessionnelle exprimée dans un guide de la Commission Européenne (évoqué précédemment) qui avait envisagé (avant son retrait pour « révision ») d’inviter ses fonctionnaires à ne pas utiliser certains termes, afin de refléter la diversité de la communauté européenne, d’éviter de stigmatiser ou nier l’identité par le simple énoncé de termes susceptibles de heurter toute sensibilité. Nouvelle forme de censure au nom de l’inclusivité. Devant tant d’obsessions identitaires, de tribalisme d’exclusion, où des individus ne se définissent qu’en tant que gay, musulman, végan, victime, il serait bon de réaffirmer l’universalisme illustré par Romain Gary sous son expression « Je me suis toujours été un autre » et mise en scène par Delphine Horviller, dans son ouvrage Il n’y apas de Ajar[36], où elle fait jouer un homme par une femme dans son texte. Monologue contre l’identité. L’humour juif de l’autrice l’avait conduite, sans succès à proposer à l’instar de la Pâque juive et des Pâques chrétiennes, une fête du « Pas que » pour rappeler que chacun ne se réduit pas qu’à une identité et que celle-ci, figée, mène à la mort de l’humanité.
Comment ne pas repérer par ailleurs avec Jean charles Bettant[37] une orientation hystérique dans ses diverses dimensions : exhibition, agressivité et incertitudes sexuelles ? Cet exhibitionnisme s’ancre dans les fondements de la théorie du genre (gender, mot d’origine française), qui s’exprime sous ses formes de visibilité, performativité (où dire c’est faire), et d’acting out. L’exhibition se traduit ainsi par une théâtralisation des postures, une dramatisation, une outrance des propos telle cette écoféministe du parti EELV qui voit derrière chaque blanc, un membre du KKK, « ça me déprime de faire de la politique dans les groupes du KKK ». Un collectif chilien se dévoile en dénonçant à Paris les violences sexuelles faites aux femmes sur un chant devenu viral « Le kérosène, c’est pas pour les avions, c’est pour brûler violeurs et assassins ». Le narcissisme exhibitionniste s’exprime dans certains défilés (gay-pride) sous la forme de carnaval, de théâtre de rue, en portant en écharpe son identité sexuelle comme une identité sociale. Nous n’avons pas à ce jour « d’échangisme pride » revendiqué comme identité sociale d’hétérosexuels qui s’adonneraient à certaines pratiques, mais qui pourrait advenir dans un monde où prime l’économie de l’échange. Ce type de narcissisme se déploie également aujourd’hui dans certains comportements à l’Assemblée nationale où certains représentants du peuple se soucient moins de la chose publique que de leur image exposée sur les réseaux, qui passent en boucle dans un jeu pervers entre les médias et la politique. Image du révolutionnaire pour qui « ça jouit à plein tube » de son idéologie. Effondrement des formes et de la politique. Cette exhibition en place de la parole signe une certaine abolition du symbolique et une promotion d’un passage à l’acte attirant la médiatisation. L’exhibition par le planning familial « d’hommes enceints » selon l’expression « au planning on respecte l’autodétermination » est une imposture dans la mesure où ces femmes demeurent génétiquement XX par leurs chromosomes et devenues « hommes » par traitement hormonal. Peut-on voir dans cette dissimulation un désir de prise de pouvoir du mouvement néo-féministe ? Laurent Dubreuil dans la dictature des identités[38] illustre ces revendications des identités victimes qui exhibent leurs blessures, leurs stigmates pour culpabiliser le monde entier.
L’agressivité attachée à la personnalité hystérique s’exerce pour faire plier les « résistants » privilégiés et imposer le « réveil » par la violence, la haine et non par le dialogue. Un climat d’intimidation s’exprime dans les interdictions de tenues de conférences dans les lieux même de la disputation, à Sciences Po Alain Finkielkraut, à Bordeaux Sylviane Agacinski déjà cités, à Necker pour la présentation du livre Le mirage Metoo de Sabine Prokhoris sur le motif de l’incompatibilité avec la politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles présupposant sans doute que l’autrice ferait l’apologie de la violence. Une agressivité s’exprime encore dans les dérives du mouvement « metoo » ou son équivalent français « Balance ton porc », où un tribunal médiatique vient en place d’un tribunal judiciaire et où l’accusation vaut condamnation. On a pu assister ces derniers temps à une véritable passion de l’exclusion dans certains partis politiques. Il est notable que cette exclusion se réalise dans un parti dont le signifiant magistral est l’inclusion. L’incertitude sexuelle est manifeste dans ses luttes pour le genre. Dans une enquête de l’IFOP (novembre 2022) pour le journal Marianne, 22% des 18-30 ans « ne se sentent ni homme ni femme [39]» et se revendiquent de catégories « non binaire », « a-genré », « gender fluid » en utilisant le prénom « iel ». Pour Jean Laplanche, l’hystérique resté bloquée au stade œdipien et met en scène des fantasmes originaires, dont le but serait l’évitement de la sexualité génitale. André Green précise quant à lui le caractère sexuel ambivalent où l’hystérique désire simultanément être aimée de l’objet et le détruire. Nous rencontrons la difficulté d’un choix d’identification masculin-féminin en lien avec la bisexualité psychique. Ce stade s’exprime également par une contestation de l’autorité. Faut-il repérer dans la palette actuelle des genres (masculin, féminin, « non binaire », androgyne) et d’identité de genre (« transgenre », « cisgenre », « intersexe », « asexuel », « pansexuel », etc.), et leurs revendications spécifiques voire opposées, les dérives liées à la complexité et l’incompréhension des travaux de Rolland Barthes sur les déclinaisons du concept de neutre ? « Le Neutre » (du latin neuter, « ni l’un ni l’autre »), ni actif, ni passif, ni masculin, ni féminin apparaîtra comme un troisième terme ou « terme zéro » et sera l’objet d’une année de cours au Collège de France (1977-78) où Rolland Barthes déploiera ce concept esthétique et politique sous toutes ses nuances : « La pensée du Neutre est en effet une pensée limite, au bord du langage, au bord de la couleur puisse qu’il s’agît de penser le non-langage, la non-couleur mais non l’absence de couleur, la transparence ». Éric Marty démontre dans son ouvrage Le sexe des modernes que la disjonction du sexe et du genre est un geste éminemment moderne. Pour Barthes, « Le neutre est la forme la plus perverse du démoniaque », c’est dire qu’en introduisant le neutre dans la question sexuelle, Barthes introduit la perversion dans le champ de la sexualité au cœur même du dispositif, à savoir la différence sexuelle ou encore le paradigme où se lie le masculin au féminin. On sait que le pervers méconnait le complexe de castration. En jouant avec la question de la castration, en neutralisant la question de la différence sexuelle, le neutre suspend le relationnel.
3. Couple masochiste – paranoïaque
On peut conjecturer une prédisposition historique paranoïaque chez certains protestants puritains, fuyant les persécutions religieuses et une obsession pour le péché, la pureté et la culpabilité s’exprimant dans le sexe et la race. Si le corps est l’expression du mal, à l’image de l’hérésie chrétienne que fut la gnose, la théorie du genre offre cette possibilité d’en changer en s’étayant sur le sentiment d’être d’un genre ou d’un autre. Un ethnomasochisme exprimé par la repentance à Cary[40] en Caroline du Nord s’est déployé chez un groupe de policiers blancs et de plusieurs civils réunis pour laver les pieds des chefs religieux noirs en signe de contrition, en écho au lavage des pieds des apôtres par le Christ. Au cours d’un certain nombre d’avant matchs lors des matchs de championnat anglais de football, des joueurs ont pu effectuer une génuflexion en guise d’attrition et de soutien au mouvement « Black Lives Matter ». Le wokisme se positionne alternativement en victime opprimée par des forces dominantes et en bourreau vengeur du passé oppresseur. Cette interprétation permanente, itérative et réductrice du monde entre dominants et dominés évoque la répétition mortifère de Toinette dans Le malade imaginaire de Molière : « le poumon, le poumon vous dis-je ». Dans une note pour la Fondation Jean Jaurès, Ruben Rabinovitch et Renaud Large[41] repèrent et mettent en scènela dynamique d’un couple indigné-indigne dans la société occidentale actuelle. On peut en effet pointer une folie à deux où l’ancien « dominant » par mauvaise conscience, haine de soi et culpabilité jouit dans l’autopunition, là où le jeune minoritaire développe une tendance paranoïaque en guettant toutes les humiliations et oppressions et tente d’imposer sa loi sur la majorité. Nous traversons une série de confusions, une profanation de la mémoire de nos morts. A une introjection victimaire, où des descendants de colonisés se prennent pour des colonisés, répond une identification masochiste, où des descendants de colonisateurs se sentent tenus à la repentance de fautes qu’ils n’ont pas commises. Le moi surdimensionné évoqué précédemment tente de combler la faille avec d’absolues certitudes paranoïaques, des engagements violents, et lui confère une mission salvatrice de nos sociétés endormies. Bien reçues, ces assertions et convictions confortent le narcissisme défaillant ; refusées, l’autre apparait persécuteur car le moi est menacé, et conduit le woke à persécuter à son tour pour se restaurer sur le mode de la dénonciation. Caractéristique d’une révolution du tiers-exclu se résumant en cet aphorisme « Ou vous êtes avec moi, ou vous êtes contre moi et alors vous n’existez plus ». Ces certitudes paranoïaques s’expriment aujourd’hui dans une psychopathologie d’un néo-féminisme séparatiste, détruisant l’universel et ne renâclant pas aux délations, aux cellules de surveillance. Une paranoïa sexuelle s’installe confondant viol et propos graveleux. Fascination pour la confusion et un chaos incestueux. Ces néo féministes ne revendiquent plus l’émancipation ou l’égalité mais œuvrent à un « retournement de la domination[42] » et réintroduisent une posture victimaire dans une hypertrophie du moi. Cette figure victimaire s’inscrit dans le dispositif judiciaire actuel où la victime et son ressenti est désormais centrale. La plaignante est non seulement portée par sa plainte mais cherche une reconnaissance de statut de victime par la narration de son agression, en place d’une tentative de résolution de sa situation. Un montage pervers peut s’installer entre certaines accusations issues du mouvement #MeToo, accusations associées à une jouissance à peine dissimulée, et un certain voyeurisme du public sollicité. Sándor Ferenczi a avancé l’hypothèse d’un « terrorisme de la souffrance » exprimé dans une propension narcissique, source de violence. Ces postures évoquent pour nous le roman percutant de la dénonciation du convenable, La tâche de Philip Roth[43] qui nous ouvre à une université américaine, gangrénée par la médiocrité, les obsessions racistes, féministes, de l’identité et du sans mélange, car la tâche « Est en chacun, inhérente, à demeure, constitutive, elle qui préexiste à la désobéissance, qui englobe la désobéissance, défie, toute explication. C’est pourquoi laver cette souillure n’est qu’une plaisanterie de barbare et le fantasme de pureté terrifiant ». Ce narcissisme victimaire se présente comme une variante du narcissisme pervers qui manipule l’autre par le masochisme. Ce narcissisme apparaît comme une revanche dans le plaisir d’humilier l’autre pour se valoriser, pour conjurer son sentiment d’infériorité. « Il est doux de se croire malheureux quand on n’est que vide et ennuyé » disait Alfred de Musset dans La confession d’un enfant du siècle. Le « sentiment », voire le « ressenti » qui s’impose chez les « wokes », s’agrège à d’autres semblables en un « nous » identitaire, contre un « eux » dans une communauté de jouissances. Ce ressenti pivote autour d’un dol sexuel, racial, religieux, historique au détriment du pacte social. Ce sentiment consolide le narcissisme belliqueux de la petite différence moïque, mais révèle une identité de nature paranoïaque de la haine et du ressentiment, et installe le sujet dans cette posture victimaire, dans cette revendication infantile de la plainte. Dans cette idéologie du « ressentisme », le woke se sent blessé, offusqué et aurait directement une conscience de soi sans le détour par l’Autre, qui propose à l’instance moïque différentes identifications devant conduire au registre du symbolique. On comprend dès lors que « toute contradiction passe alors pour remettre en cause un être profond, bien souvent de façade[44]». Au nom d’un ressenti, exprimé par exemple dans le « je me sens femme » posera demain la question de l’introduction de la subjectivité dans le droit. Cette dimension paranoïaque s’exprime dans la situation de cette professeure de danse à Sciences Po évoquée précédemment. La plainte d’un seul élève exprimé par un malaise aura généré une crise dans l’école. Aucun élève ne se plaint par culpabilité narcissique qui diffuse dans le groupe. Ils ne veulent pas être accusés d’une participation à l’exclusion. La direction de l’école méfiante, sans doute par une confiance limitée, ne peut supporter la moindre critique et en l’occurrence cette plainte portant sur le ressenti d’un élève et non sur une parole passible d’une sanction. Des éléments de nature paranoïaque mettent en mouvement le mécanisme de défense qu’est la projection : L’élimination de cet objet anal s’impose et conduit à l’éjection de ce professeur « excrémentiel ». Cette paranoïa s’exprime dans sa dimension totalitaire et dans certains délires. On brule des livres au Canada en 2019 au nom de la réconciliation avec les autochtones, on déboulonne des statues et on interdit des conférences. Au Royaume -Uni une grande marque commerciale retire de sa vente les rouleaux de papier toilette à l’aloe vera, dont le dessin cacherait le nom d’Allah en arabe. Après s’être justifiée et défendue de ces accusations, la marque aura décidé le retrait du produit. Cette position n’exprime-t-elle pas une relation structurée sur le mode persécuteur-persécuté ? Pour Micheline Enriquez[45], « Les paranoïaques et les masochistes érotisent la haine et la souffrance, s’en nourrissent et trouvent en elles le ressort de leur identification et de leur choix d’objet ». La collusion entre l’accusation narcissique« Vous nous avez colonisés, vous êtes coupables », et la culpabilité narcissique « Oui nous sommes coupables » nous apparaît sans issue dans ce face-à-face entre deux identités. « L’entre-deux, l’origine en partage » concept forgé par Daniel Sibony[46] permettrait il, par le récit partagé de deux histoires, le dépassement d’un passé toujours présent entre ces deux narcissismes ? Le woke apparaît ainsi comme une idéologie de la culpabilité narcissique où, par complaisance, des groupes minoritaires font la loi.
Un regard métapsychologique repère une clinique des limites se révélant dans des délires militants contagieux. Des frontières peuvent être brouillées, des limites effacées telle la différence vécue comme une inégalité, une hiérarchie à détruire. Nous avions précédemment évoqué la question des limites dans notre article « La question des limites actuelles dans les bio-technosciences » en l’illustrant par les notions de fluidité, de genre, de troubles, d’ambiguïté, de brouillage des frontières entre l’humain et l’animal dans l’antispécisme. Il est remarquable que la ville « écologiste » de Grenoble dans une campagne « pour bien vivre ensemble » use du terme d’animal liminaire pour évoquer le nuisible rat des villes. Après avoir reconnu la sensibilité et le statut « d’être à part entière » des animaux, en s’inscrivant dans un mouvement antispéciste fondé par Peter Singer et consigné dans La Libération animale, le Parlement espagnol vient d’accorder la possibilité légale d’avoir des relations sexuelles avec les animaux partenaires. La relation sexuelle sans consentement ne serait-elle plus un viol ? Si la phobie interpelle la question des limites, des frontières entre soi et l’autre, on peut s’interroger sur son emploi aujourd’hui démesuré dans le social au tout devient phobique. La fonction paternelle symbolique carencée dans sa fonction séparatrice n’opérerait elle plus ? L’individualisme actuel serait-il une façon phobique de se séparer de l’autre ? En occupant une telle position, tout peut être soumis à déconstruction : le sujet, le couple, la famille, les institutions, la culture, la science, toutes les valeurs fondatrices d’une civilisation. Le déni de la réalité extérieure associé à un délire persécutif s’exprime dans la culture de l’annulation ou du féminisme. Ainsi telle éco-féministe universitaire qui s’ingère dans le privé avec le regard étroit de l’omni-phallocratie qui veut changer les mentalités pour que « le barbecue ne soit plus symbole de virilité » et qui veut instaurer un délit pour l’obtention de « l’égalité sur le partage » des tâches ménagères exprimant la politisation du privé, c’est à dire une figure du fanatisme. Étrange conception par ailleurs d’un ustensile de cuisson porteur d’un genre en soi. Évoquons ici cette juste pensée de Milan Kundera : « Le privé et le public sont deux mondes différents par essence, et le respect de cette différence est la condition sine qua non pour qu’un homme puisse vivre un homme libre. Le rideau qui sépare ces deux mondes est intouchable, et les arracheurs de rideaux sont des criminels. » Enfin, ce profil masochiste pourrait d’autant plus s’installer, que comme le fait remarquer Pierre Manent[47], « la proposition chrétienne » qui émerge de Dieu et non de l’homme, s’efface, se réduit à la religion du semblable où le migrant devient la nouvelle figure christique dans la nouvelle foi européenne. Cette dérive humanitaire, cosmopolitique, efface l’histoire souillée de crimes. La nouvelle proposition consisterait alors pour devenir meilleur, à mortifier tout ce que nous avons été jusqu’à maintenant à des fins d’une nouvelle humanité innocente. Tel serait l’esprit du wokisme progressiste. Le sujet qui arrivera chez le psychanalyste dans une telle errance subjective, et dans une injonction de réponse à sa demande militante, devra alors réaliser, via l’absence de réponse du thérapeute, que cette plainte s’avère être une demande de l’enfant à l’adulte, une attente d’étayage, et que seul il devra grandir et assumer son destin, dans un renoncement à sa toute-puissance ouvrant une place à l’altérité.
III En guise de conclusion : Une maladie de la modernité
« Ils ne sont grands, que parce que nous sommes à genoux » Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire
On pourrait achever ce survol psychopathologique en pointant une certaine perversion qui s’exprime dans le domaine des idées et du dévoiement des mots : la transphobie détournée de son sens à des fins de sujétions mentales, l’égalité se mutant en égalitarisme par écrêtement de toute différence vécue comme hiérarchique conduisant à un effacement des limites et des distinctions entre l’homme et l’animal, entre la différence des sexes, entre la vie et la mort, enfin l’autodétermination de l’enfant dans sa sexualité présentée comme possible « je dois advenir car je le ressens » par des groupes militants où l’adulte se déresponsabilise, se dérobe à sa fonction d’étayage, à l’asymétrie des places, et prétend priver l’enfant des processus d’identification nécessaires à l’édification de son identité. Ce dernier point illustre la négation de l’inconscient. Jacques Lacan[48] dans les complexes familiaux insiste sur la prégnance du culturel sur la constitution du sujet, sur la dépendance vitale par rapport aux autres, c’est-à-dire que celui-ci est pris dans le désir de l’autre, dans la norme langagière imposée par l’ordre social en tant qu’être social. La présence de l’autre est la condition de notre existence. Freud quant à lui enfin énonçait que on ne savait rien de son sexe avant d’avoir été analysé. Cette question de l’autodétermination illustre aussi le néologisme d’« auto-thée » de Peggy[49] pour définir l’homme moderne devant Dieu « L’homme moderne se croit athée, mais ce n’est pas vrai, il est auto-thée ». Le woke qui tente cette maîtrise de lui-même et de la langue, qui serait pour Judith Butler qu’une construction sociale, méconnaît que la langue elle-même contrecarre cette prise de position. Il en est de la nature humaine de vouloir repousser les limites, dans la science, dans la médecine, mais une clinique des limites est aujourd’hui interpellée par la destruction de certains principes démocratiques, faute de débats possibles et d’une politique des minorités, enfin par l’ébranlement civilisationnel. Pour Claude Lefort[50], la démocratie est fondée sur la centralité du désaccord, à partir d’un espace vide, d’un manque, représenté anciennement par le forum où peuvent s’exprimer les conflits, faute de quoi des leaders narcissiques, charismatiques avides de pouvoir peuvent venir saturer ce manque, massifier le social et s’exprimer sur un mode totalitaire en tentant de faire Un.
Freud, dans La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes en 1908, relie les névroses à l’organisation de la société de son temps. Pour ne pas être un « hors-la-loi », l’homme doit renoncer à sa toute-puissance pulsionnelle, en abandonner une part, pour qu’émerge le sacré laïque et faire communauté. Ce renoncement est accompagné d’une compensation symbolique qui permet l’échange. Les difficultés actuelles de vivre toutes frustrations et le désir de récupérer cette part abandonnée ne s’exprimeraient il pas dans les différentes formes de revendications actuelles et de victimisation ?
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. Ne pas nommer les choses, c’est nier notre humanité ». Albert Camus
Serge Moscovici[51] a toujours considéré « qu’une société sans minorités actives et déviantes est une chose aussi impossible et irréalisable qu’un carré rond ».Ainsi,Gilles Marchant[52]dansun article de Sciences Humaines de 2003 s’interrogeait sur l’avenir des mouvements de contestation, comme la tendance queer et l’action des inter mondialistes quant à leur capacité à devenir sources d’innovation et de changement pour notre société. Mais les minorités Woke actuelles sont aujourd’hui plus complexes en tant qu’elles forment un couple infernal entre le vieux pénitent d’une société occidentale s’autoflagellant par culpabilité et le jeune minoritaire issu d’outre atlantique au profil paranoïaque et hystérique. Si la pensée Woke à un sens dans la société clanique américaine où chacun a son école, son église, son sentiment d’appartenance, où dès la naissance chacun est inscrit selon sa race, où chacun vote en tant qu’homme blanc d’âge moyen, elle demeure problématique d’un point de vue français. Ernest Renan dans « Qu’est-ce qu’une nation ? » précise que notre République universaliste repose sur un principe d’assimilation culturelle, sur un projet commun et des valeurs et non sur des ethnies. Notre République propose un modèle de civilisation par désaffiliation et désidentification des citoyens de leur communauté d’origine et de leur histoire singulière. En réalité, il ne s’agit pas de s’extraire de ses appartenances premières, mais de laisser de côté ses particularités tant dans le registre de la citoyenneté que de l’école sanctuarisée, pour se rattacher à une réalité plus vaste, à savoir l’histoire, la langue, la littérature. La France n’est pas une mosaïque de particularités mais « une personne » comme aimait le dire, le plus illustre des historiens français Jules Michelet. Notre République qui ne reconnaît que des individus et non des communautés parviendra-t-elle à maintenir sa spécificité face à cette déferlante minoritaire, puritaine, communautaire se vivant toujours opprimée en raison de sa couleur de peau, de genre ou d’orientation sexuelle. Le wokisme pourrait prospérer sur les manquements de la promesse républicaine d’égalité des chances et de la méritocratie. A l’instar du corps biologique, notre corps social semble attaqué par un virus mortifère qui nous dévitalise d’une part et altère nos défenses et limites d’autre part. Dévitalisation, en s’attaquant aux deux caryatides qui soutiennent la culture : la langue et le droit. Deux étais aujourd’hui minés par la langue inclusive et les dérives du mouvement Metoo qui met en cause le contradictoire constitutif du droit, repérable dans les expressions : « nous avons tous vécu la même chose » et « femme on vous croit ». Attaque de nos défenses immunitaires dans différents propos, en ne supportant pas le débat contradictoire.Celui-ci se voit supprimé à l’université, au lieu même de la disputation, renvoyé dans la nébuleuse « faschosphère » en dévoyant les mots, enfin relégué chez « les nouveaux réactionnaires ». Pour Albert Camus,[53] « Le démocrate après tout est celui qui admet qu’un adversaire puisse avoir raison, qui le laisse donc s’exprimer, et qui accepte de réfléchir à ses arguments ». Virus provoquant une sorte de maladie auto-immune où l’organisme s’auto-inhibe pour éviter toute vague, toute mort sociale via les réseaux sociaux, toute image dégradée dans certaines entreprises commerciales. Le corps social est alors comme anesthésié progressivement à l’image biologique proposée par l’anthropologue Gregory Bateson[54] dans la fable de la grenouille qui ne réalisait pas sa cuisson à venir dans l’eau progressivement chauffée ou encore cette image de la physique, où l’eau bout progressivement jusqu’à 100° en demeurant liquide jusqu’au moment où brusquement le système bascule et le liquide devient vapeur ! Certains jeunes moins marqués par l’histoire, d’autant plus que celle-ci tend à être effacée par la cancel culture et remplacée par l’économie après la deuxième guerre mondiale, et à qui l’on fournit « du pain et des jeux », pourraient se laisser emporter par le mouvement. On assisterait alors au retour à « Panem et circenses » du poète romain satirique Juvénal où la suffisance en pain et les amusements détournaient de la décadence à l’œuvre de l’Empire Romain. En dehors de la psychanalyse, qui a pour fonction de troubler la mise en récit de ce monde actuel en travaillant au cas par cas, quelle Cassandre dans la cité s’élèvera assez tôt et d’une voix suffisamment forte pour nous avertir de l’entrée subreptice d’un nouveau cheval de Troie animé d’une mentalité nébuleuse, manichéenne, animiste, magique, nourri de passions tristes tel le ressentiment et la détestation, enfin d’une pulsion de mort exprimée chez les studies autodestructrices de la raison et qui vise à l’anomie en anéantissant la différence des sexes, les savoirs humains, les fondateurs de la méthode scientifique libre et argumentée : Bacon, Descartes, Durkheim, Kant ? Quel Béranger résistera à ce virus de rhinocérite dépeint magistralement par Ionesco en affirmant avec vigueur sa foi humaniste : « Hélas jamais, je ne deviendrai un rhinocéros jamais, jamais ! ».
Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère – II
[1] Simone Weil, L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Gallimard, 1949.
[2] Bérénice Levet, Le courage de la dissidence, Paris, Édition de l’Observatoire, 2022.
[3] Clotilde Leguil, « Je » Une traversée des identités, PUF, 2018.
[4] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi (1920), PUF, 2019.
[5] Roland Gory, La fabrique de nos servitudes, Les liens qui libèrent, 2022.
[6] Laurent Carpentier et Aureliano Tonet, « Quand les étudiants déboulonnent Godard, Koltès ou Tchekhov »,Le Monde, 22 février 2023.
[7] Jacques Julliard, « Le wokisme est la maladie sénile de l’individualisme bourgeois », 21 janvier 2022.
[8] Jean François Braunstein, La religion woke, Grasset, 2022.
[9] Alain Finkielkraut , France culture, « Réplique », 25 février 2023.
[10] Marianne, « Cours sur le genre annulé à Sciences Po : les enseignants dénoncent une censure, l’école se défend ». Marianne, 11 juillet 2022.
[11] Xavier-Laurent Salvador, cofondateur de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires.
[12] Emma Ferrand, « Cours de sociologie de la race », Le figaro, 13 décembre 2021.
[13] Paul_Henry Wallet, « Les citoyen.nes.s ont -iels le pouvoir en démocratie ? », Le figaro, 13 janvier 2023.
[14] Mathieu Bock-Côté, L’empire du politiquement correct, Editions du cerf, 2019.
[15] Alexandre Clappe, « Aux États-Unis, une enseignante licenciée pour avoir montré des peintures médiévales de Mahomet », LEJOURNALDESARTS.FR, 10 janvier 2023.
[16] James Lindsay, Helen Pluckrose, et Peter Boghossian, « Le triomphe des impostures intellectuelles », H&0, 2022.
[17] Pierre Bouvier, « Aux États Unis, bataille pour des noms d’oiseaux plus inclusifs », Le Monde, 10 juin 2021.
[18] Albert Camus, Entretien pour la revue « Caliban » 1951.
[19] Pierre Valentin, « Anatomie du wokisme », Fondation pour l’innovation politique, 2021.
Dans le langage précis et sophistiqué de cette traditionnelle vérité discursive (lumineuse) du 18e – c’est en 1731 que l’abbé Prévost publie Manon Lescaut[1], roman de mœurs en abyme (récits enchâssés les uns dans les autres : le récit de Des Grieux est inclus dans le récit de Renoncour, qui appartient aux Mémoires et aventures d’un homme de qualité[2] – le héros, Des Grieux, raconte au narrateur, Renoncour, « l’homme de qualité », comment un jeune homme de bonne famille, dirait-on aujourd’hui, sombre dans la déchéance à cause de sa passion pour une jeune femme, elle-même prise dans la jeunesse complexe, instable et innocente des conséquences de l’expérimentation et de ses errements. À partir de ce récit-roman-mémoire, nous assistons à la retranscription, par le biais de la relation des deux amoureux, de la force du destin, en réalité force de la passion, et à la naissance de la source d’un fleuve tourmenté d’une puissance qui deviendra extraordinaire, tant les événements qui découleront de la liaison entre ces deux-là seront empreints d’une détermination tumultueuse, laquelle ne cessera point jusqu’à son terme qu’on pressent déjà implacable. D’emblée le narrateur se présente davantage guidé par l’amour que par un quelconque libre-arbitre, ce qui illustre la dimension initialement passive de celui qui est littéralement emporté par sa passion cependant qu’il en est de même pour Manon, alors qu’elle tente de prendre le pas sur sa destinée. Dans le roman, nous ne sommes jamais sûr de la parole des héros Des Grieux et Manon, c’est le narrateur qui choisit ce que les héros disent et font[3], et l’on va jusqu’à douter de la sincérité – ou plutôt de l’intégrité – de leur personnalité, conséquemment à l’impression, conjointe, d’un côté du développement incertain d’une certaine jeunesse, voire d’innocente immaturité se cherchant, des personnages, et de l’autre du courage du sens de la responsabilité qui leur fait prendre des décisions irréversibles. Apparente séductibilité des sujets en même temps que duplicité – imaginée – transparaissent dans leurs pérégrinations et dans la relation de celles-ci. En tous les cas, il demeure de l’impression laissée dans le texte par la description des sentiments des protagonistes une incomplétude souvent contradictoire des héros du roman, une fragilité qui fait qu’ils peuvent dans le même mouvement inspirer de la passion et en être subjugués et finalement emportés. Il est vrai que la rencontre, en annonce si l’on peut dire, un siècle avant Le Rouge et le Noir, de la magie de la cristallisation stendhalienne, n’est rien moins que la perspective d’une métamorphose : la surprise de l’amour qui nous enveloppe sans que l’on y prenne garde et de la manière la plus sensuelle et investie, pour preuve les larmes et la peau et la température des corps :
« Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette. Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de son oreille : – Que voulez-vous ici, mon enfant ? Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question. – Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux. Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même, et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants ! »
Stendhal, Le Rouge et le Noir, I, 6, 1830
Il faut dire que le retentissement public à travers les siècles du personnage féminin, Manon, provient probablement en grande partie du tragique de la passion. L’élan amoureux de Manon pourtant l’innocence même va passer par les limbes de la tromperie et se transformera en tragédie, dans sa représentation et dans son interprétation, comme toujours incertaine oscillation entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, entre le Ça, le Moi et le Surmoi.
« J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquai-je un jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, disje, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ; mais que c’était apparemment la volonté du ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges : j’ajoutai mille choses pressantes. Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge : elle me confessa que, si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté, elle croirait m’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui répétai que j’étais prêt à tout entreprendre ; mais, n’ayant point assez d’expérience pour imaginer tout d’un coup les moyens de la servir, je m’en tenais à cette assurance générale, qui ne pouvait être d’un grand secours ni pour elle ni pour moi. Son vieil argus étant venu nous rejoindre, mes espérances allaient échouer, si elle n’eût eu assez d’esprit pour suppléer à la stérilité du mien. Je fus surpris, à l’arrivée de son conducteur, qu’elle m’appelât son cousin, et que, sans paraître déconcertée le moins du monde, elle me dît que, puisqu’elle était assez heureuse pour me rencontrer à Amiens, elle remettait au lendemain son entrée dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J’entrai fort bien dans le sens de cette ruse ; je lui proposai de se loger dans une hôtellerie dont le maître, qui s’était établi à Amiens après avoir été longtemps cocher de mon père, était dévoué entièrement à mes ordres. Je l’y conduisis moi-même, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer, et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien à cette scène, me suivait sans prononcer une parole. Il n’avait point entendu notre entretien. Il était demeuré à se promener dans la cour pendant que je parlais d’amour à ma belle maîtresse. Comme je redoutais sa sagesse, je me défis de lui par une commission dont je le priai de se charger. Ainsi j’eus le plaisir, en arrivant à l’auberge, d’entretenir seule la souveraine de mon cœur. Je reconnus bientôt que j’étais moins enfant que je ne le croyais. Mon cœur s’ouvrit à mille sentiments de plaisir dont je n’avais jamais eu l’idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J’étais dans une espèce de transport qui m’ôta pour quelque temps la liberté de la voix, et qui ne s’exprimait que par mes yeux. »
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Extrait terminal du roman :
« J’avais passé près d’un an à Paris sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord coûté beaucoup pour me faire cette violence ; mais les conseils toujours présents de Tiberge et mes propres réflexions m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’étaient écoulés si tranquillement, que je me croyais sur le point d’oublier éternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public dans l’école de théologie ; je fis prier plusieurs personnes de considération de m’honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous les quartiers de Paris ; il alla jusqu’aux oreilles de mon infidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le nom d’abbé ; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu démêler lequel de ces deux sentiments), lui fit prendre intérêt à un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut présentée à mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine à me remettre. Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a dans ces lieux des cabinets particuliers pour les dames, où elles sont cachées derrière une jalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, un moment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire : c’était un air si fin, si doux, si engageant ! l’air de l’amour même. Toute sa figure me parut un Cours de français Première Trimestre 1 – page195 enchantement. Je demeurai interdit à sa vue ; et, ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarras fut pendant quelque temps égal au mien ; mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes. Elle me dit d’un ton timide qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait aussi bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme en l’écoutant ne saurait être exprimé. Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse que je n’eus pas la force d’achever. Enfin je fis un effort pour m’écrier douloureusement : « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! » Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. « Que prétendez-vous donc ? m’écriai-je encore. — Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. — Demande donc ma vie, infidèle, repris-je en versant moi-même des pleurs que je m’efforçai en vain de retenir ; demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. » À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J’en étais épouvanté. »
[1] Si aujourd’hui le titre du roman s’est réduit à Manon Lescaut, c’est sans doute que la signification de l’extraordinaire mystère du destin de la jeune Manon reste entier.
[2] Abbé Prévost, « Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut » in Mémoires et aventures d’un homme de qualité, T. 7, 1731
[3] Toujours cette distance avec la passion des autres, toujours incompréhensible.
« Les histoires d’A Les histoires d’amour Les histoires d’amour finissent mal Les histoires d’amour finissent mal, en général » Les Rita Mitsouko
« La conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions » Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation
« Le corps est esclave de ses pulsions ; mais ce qui nous rend humains, c’est ce que nous pouvons contrôler ». Grey’s Anatomy, série américaine
Résumé
À partir des liens existant entre la pulsion, la passion, l’amour et le crime, justement selon la mise en regard d’aspects ordinaires et d’acceptions métapsychologiques, nous observerons particulièrement les passages des uns et des autres phénomènes eu égard au concept de régression (références au affects du passé et à la violence des plus archaïques), d’altération (comme en musique le dièse et le bémol) et de chute (la fin des tendances, au contraire sombre du nirvana) que proposent ces quatre actualisations d’une chronologie inconsciente. Pour ce faire, nous développerons les trois thématiques qui justifient notre propos d’un courant propre à la continuité de destins conjoints aux pulsions et aux passions y afférentes : – Au début, un arrachement psychotique – Ensuite, un dessaisissement pervers – Enfin, une conflictualité psychopathique
Problématique
Existe-t-il un continuum, ou des liens logiques ou obligés, entre certaines des composantes – forclusion, morcellement, délire – des psychoses avec certaines des spécificités de la perversion, dont l’isolement amoral dans l’emprise étayée sur l’organe ou le fétiche qui la caractérisent[1] et avec certaines dimensions de la psychopathie, comme la chute perpétuelle vers la conflictualité, l’insensibilité et le déficit intellectuel ? Nous pouvons de la sorte tenter d’imaginer les liens topiques, économiques, dynamiques, entre les trois domaines, particulièrement instables, paraphiliques et/ou amoureux et/ou criminels, non pas selon une logique de comorbidité, comme il en est par exemple de la place et du rôle des addictions (drogues, alcool, anorexie-boulimie) dans certains troubles mentaux, mais dans une fonction facilitante des addictions pris comme des systèmes de liens précipitants entre pathologies, c’est-à-dire en fonction d’une dimension psychopathologique transformationnelle.
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Sommaire
Avant-propos
L’excuse de la passion pour le crime
En premier, un arrachement
La pulsion dans la passion amoureuse
En deuxième, un dessaisissement
La passion comme tentative de réparation de la pulsion
En troisième, une formation réactionnelle
Paradoxe de la passion et impasse de la pulsion dénuée de sublimation
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Avant-propos
Pour donner consistance à l’idée des liens qui pourraient exister entre passion et pulsion, il nous faut partir de la deuxième théorie freudienne des pulsions[2] (1920) en ce qu’elles illustrent par excellence les tendances fondamentales de la métapsychologie psychanalytique et qu’elles représentent dorénavant les pulsions principielles de la vie psychique. Les pulsions, de vie et de mort, sont évidemment distinctes, même si, en certaines occurrences, elles partagent des sèmes communs comme le démontre celui du sentiment ambivalent amour-haine en correspondance paléoanthropologique avec les violences vitales des rôles eu égard au territoire, au couple, à la famille, à la répartition des rôles sexuels et générationnels, à la prédation, la chasse, la culture agraire[3]. Elles représentent pour l’une un principe de liaison, pour l’autre un principe de déliaison[4]. Les passions, quant à elles, sont ambivalentes[5] et polysémiques. Elles font courir le risque au sujet d’une disjonction, ce qui le fait s’interroger sur le gain et/ou la perte encourus par le fait que la raison puisse l’emporter sur le désir, arguant en cela que le désir est plus fort que son interprétation – et le réel, c’est-à-dire ce qui existe indépendamment du sujet et, par conséquent, ce qui est détaché de toute subjectivité[6], plus puissant que le désir –, et qu’il est nécessaire d’éteindre la passion pour aller vers la raison[7] ou de faire taire la raison pour aller au bout de la pulsion passionnelle, ce qui peut équivaloir à épuiser celle-ci jusqu’à ses confins les plus ultimes et, partant, les plus mortifères.
L’excuse de la passion pour le crime
Un paradoxe apparaît d’emblée entre la passion pulsionnelle de vie qui fait tendre le sujet à vouloir rejoindre l’objet afin de réaliser la conjonction amoureuse tant souhaitée et la pulsion passionnelle de mort qui incite le sujet à ne pas pouvoir faire autrement que de confondre son désir avec l’objet du désir en déniant à celui-ci la moindre place dans cette configuration. La gageure est certaine, car nous devons transformer un concept malaisé à cerner tant il a reçu de sèmes différents et variés, à commencer par ceux issus des développements opérés par les moralistes, les philosophes, les aliénistes, vers une conception qui doit nous permettre une transposition de l’ancienne notion en direction de processus mentaux plus vraisemblablement mus par les pulsions[8]. Une autre difficulté est la connotation positive dont jouit le mot passion (« crime passionnel ») et dont les avocats se saisissent pour proposer sous un jour favorable les crimes de certains psychotiques, des pervers[9] et des psychopathes en les montrant comme victimes d’élans passionnels irrépressibles pour tenter, à grand renfort d’experts, d’excuser ceux qui pourtant sont les plus éloignés de toute sagesse, de tout équilibre, de toute morale. Selon le psychiatre et criminologue Étienne de Greeff, « L’expérience nous apprend que les suicides et homicides par amour ne relèvent nullement de l’intensité de l’amour, ni de la qualité inouïe de la passion, mais uniquement d’insuffisances graves dans la personnalité du coupable[10] ». Certains psychotiques, les pervers et les psychopathes s’essaient la plupart du temps à la modification sémantique et discursive de leur trouble mental pour le nimber des atours d’une « passion de l’âme », en le transformant en une production incomprise, regrettée ou assumée de leur esprit, voire même, par le truchement d’emplois lexicaux devenus incertains, à cause de l’usage commun des termes, de « délire » passager (voix, possession, bouffée délirante), de « jeu » érotico-sentimental excessif (perception par le pervers, chez la victime, d’un consentement), ou de « panique » pousse au crime ou d’« amnésie » (le criminel aurait eu peur ou été victime d’un trou de mémoire !), en des occurrences de créativité mentale, adaptative ou délirante. Ce faisant, non seulement ils confondent, sciemment y compris lorsqu’ils laissent parler en première instance l’inconscient de la pulsion, l’objet (la réalisation, la décharge) de leur désir avec la condition (l’effectivité, le passage à l’acte) de ce désir, dans le basculement dans l’agir, et non seulement encore ils consolident leurs symptômes et s’y enferment, mais de surcroit ils menacent gravement les membres de la horde à laquelle nous avons en l’espèce le douloureux privilège d’appartenir.
En premier, un arrachement
Ceci s’explique plus rationnellement par la profondeur des événements traumatiques ou des périodes contraignantes que les malades ont traversé et par le fait que leur sensibilité, éprouvée selon un versant dysphorique, leur apparait comme susceptibles de mettre en péril, s’ils étaient sommés d’accéder à leur mobile inconscient, leur intégrité narcissique. Ce faisant, ils peuvent s’attaquer à l’intégrité d’autrui, psychique ou physique, sans remords : sans état d’âme. Ainsi, biographiquement, la réactualisation d’un arrachement premier, par lequel il est loisible de retrouver l’origine de la psychose, donne à la passion psychotique son socle protohistorique. Dès lors, en s’imaginant contenu – justifié – par une pulsion qui ne trouve son indulgence que dans sa supposée dimension transcendantale, le passionné trompe deux fois : son désir, qui l’aliène à son histoire, et son objet, qu’il ignore. Certains psychotiques, les pervers et les psychopathes ne sont évidemment pas toujours en mesure d’appréhender la réalité de leur pathologie. C’est pour la raison qu’ils ne veulent pas reconnaître (connaître à nouveau) l’origine de ce trouble que, d’après Freud, les psychotiques [il y a de la psychose dans la perversion et dans la psychopathie] restent rétifs au fondement même de l’analyse – dont le but est au contraire de connaître[11] l’origine des conflictualités du sujet – et c’est pour cela qu’il ne croyait pas en leur possibilité de guérison. Les pervers, quant à eux, sont empêchés de réaliser leur guérison en fonction, paradoxalement, de leur capacité, relative[12], d’adaptation. Les psychopathes, de leur côté, n’accèdent pas à la mise à l’épreuve de leur pathologie entre autres pour des raisons déficitaires[13]. Par conséquent, si l’on considère la passion comme contraire à l’intention (et à une quelconque intentionnalité) d’atteindre une stabilité – une réconciliation – de bon aloi et d’amour dans les perspectives psychiques de la pulsion de vie, envers une relation à l’objet disponible, alors la pulsion du rétif est d’abord de se satisfaire, et, par là-même, d’ignorer (de détruire, de « déconstruire », de mépriser) l’objet de son désir, ce qui fait d’elle une modalité, crime, transgression, négligence, de la pulsion de mort.
La pulsion dans la passion amoureuse
Les psychoses altèrent la relation du sujet avec la réalité et elles s’expriment par des désordres majeurs de la conduite. Ces désordres, dont l’origine est archaïque, sont dus à une dialectique insurmontable entre la difficulté de contrôle de soi et la difficulté de perception du réel. C’est ce que l’on appelle aujourd’hui encore la « folie ». Elles sont régulièrement des tentatives de reconstruction d’une réalité – matérielle, psychique – hallucinatoire. À ce titre elles témoignent d’un envahissement plus ou moins permanent du Moi par le Ça ou/et le Surmoi. C’est probablement ce que Freud avait en tête lorsqu’il avait classé les psychoses dans les « psychonévroses narcissiques », hormis certaines psychoses hallucinatoires qu’il réservait dans la catégorie des « psychonévroses de défense ». Ici, l’investissement en l’autre est tel que l’on pourrait considérer dans un premier temps la passion comme une réalisation paranoïaque, en moins hostile, mais à peine dissimulée, de la projection vers l’autre. Dans un second temps, à regarder du côté des motivations inconscientes, il est loisible d’imaginer que la tentation passionnelle est forte puisque l’autre représente le lieu de tout bonheur concevable, autrement dit, ainsi le chantent les Beatles, que l’amour est la solution[14]. S’il y a solution, c’est-à-dire réparation, c’est déjà être prêt à considérer que la passion est un syndrome qui représente un écheveau de circonstances difficiles, réelles et affectives, auxquelles nous aurions été soumis. Ceci est audible, dans la mesure où le lien du sujet avec l’autre annihile, dans la passion amoureuse, toute pensée objective, toute formation intellectuelle logique, tout jugement cohérent en provenance d’un moi narcissiquement indépendant. Par conséquent, le risque est grand que le sujet, en cédant à sa passion, fasse le pari insensé – tout en plaçant subrepticement la dépendance comme principe de vie – que la vie de l’objet maintient la sienne, et que rien ne peut advenir sans le lien à l’autre. Pour autant, cela ne fait pas de ce lien un principe de liaison. C’est même le contraire.
En deuxième, un dessaisissement
On peut tout-à-fait imaginer que la passion représente (présente à nouveau) la résurgence d’un manque ancien vécu sous l’ampleur d’un dessaisissement second – en une résurgence non plus seulement relative à l’arrachement premier évoqué précédemment qui ferait s’apparenter la passion à la résultante immédiate d’un traumatisme – mais conséquent à un processus de rupture d’un lien vital, comme de celui qui unit enfant et parent dans le système de l’Œdipe. En effet, la passion ne constitue pas tout, loin s’en faut, du sentiment amoureux. Il semble même en être la composante narcissique (pulsionnelle) insatisfaite (l’objet n’est si séduisant que parce qu’il est frappé au sceau de l’érotomanie du sujet) même si, en apparence, toute son attention se porte sur l’absolue nécessité d’être avec l’autre. La preuve, c’est que si les conditions et l’effectivité de la passion amoureuse ne sont pas établies sur le registre minimal d’une certaine réciprocité, et dans une certaine temporalité[15], elle dévore, par l’intermédiaire de l’omnipotence de la pensée envers l’objet, ceux qui l’éprouvent[16]. Dès lors, le passionné redoute à la fois de perdre l’objet de sa passion comme il redoute de perdre sa passion elle-même, pourtant source de toutes les souffrances. Nous pourrions retrouver ici une composante masochique de la passion qui, en un même mouvement, unit, dans le plaisir, et qui désunit, dans la douleur. « Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur : hélas ! insensée que je suis, je m’aperçois bien que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrir encore plus de maux.[17] »
La passion comme tentative de réparation de la pulsion
Freud publie en 1905 le livre qui déterminera définitivement le caractère scandaleux de la psychanalyse[18], ouvrage qui propose une étiologie psychique des conduites perverses, lesquelles trouvent leur origine dans l’enfance. Les expériences corporelles paradoxales et les satisfactions qui seront recherchées indéfiniment dans les registres oral, anal, génital, constitueront autant de points de fixation possibles pour les personnalités perverses. Ce qui se manifeste de la sexualité chez les névrosés sous forme de fantasmes se transforme chez les pervers en actes, d’où la formule freudienne « la névrose est le négatif de la perversion » ; il faut ici comprendre négatif au sens du négatif photographique. En 1919, dans On bat un enfant, il démontrera l’origine œdipienne des perversions, et c’est en 1927, dans son article sur le fétichisme[19], qu’il va relier les perversions à la problématique d’une angoisse de castration insupportable en tant que telle et que le pervers transforme en déni, quitte à ce que sa pathologie lui inflige, du fait de son incapacité à la transformer, des blessures inaltérables. La composante masochique n’est pas sans évoquer une manière d’exorciser les sentiments de culpabilité qui peuvent ponctuer arrachement préœdipien et dessaisissement œdipien. Le masochisme primaire semble en tous cas à l’œuvre dans cette parfaite régression particulièrement placée sous le joug d’entrechoquements entre d’une part une motion narcissique, trophique, exaltante, et une motion œdipienne, dysphorique, déceptive et, d’autre part, entre une dimension phallique blessée, celle du sujet n’ayant pas été reconnu dans ses qualités propres, et une dimension féminine réprouvée, celle du sujet n’ayant pu faire valoir son consentement. Les atours de la passion, invoquée ou ressentie, qui provoquent une sensation de resserrement du moi, pour le meilleur (l’élan que l’on projette) et pour le pire (la conséquence de cet élan), ne durent que ce que durent les roses, c’est-à-dire le temps du désir. La déception (et, dans le meilleur des cas l’altérité) est au programme comme peuvent l’être aussi l’indépendance (la liberté et la responsabilité). Pour le pervers, seule la pulsion est au programme, dans l’excitation et dans la décharge, dans la douleur ou dans la souffrance, et le sujet compte sur l’autre comme sur un objet, quitte à le contraindre, pour l’accompagner dans son élation et dans son désarroi.
En troisième, une formation réactionnelle
Nous pouvons à présent avancer que la passion représente bel et bien une déclinaison paradoxale et instable de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, toutefois dénuée d’ambivalence, et singulièrement paranoïde. La conflictualité se fait alors dominante dans l’idée de l’amour – ou de l’innocence – qui divise le sujet en une partie aimante et potentiellement aimable, et qui place l’autre au premier plan de l’attention, et une partie insistante et significativement persécutrice, qui exclut l’autre comme pouvant incarner un être sensible[20]. Cette formation réactionnelle[21], en l’espèce formation réactionnelle de conflictualité et d’opposition à la conflictualité, prend la dimension d’abord de l’arrachement, propre à la psychose (la forclusion), de la part du parent contradicteur et au besoin contempteur, subi par l’enfant qui ne peut plus aimer ni être aimé, comme il ne conçoit même pas qu’il l’aurait souhaité, par le parent appréciateur et volontiers laudateur ; puis prend la suite du dessaisissement, propre à la perversion (le déni), en provenance des tentatives reconstructrices, dans le développement de talents parfois inouïs, jusqu’au faux-self, de l’enfant pour envisager une incompréhension profonde des parents mais aussi l’incompréhension dont il est victime ; puis prend la forme de la conflictualité, qui tente plus que de besoin (comme si ses efforts pour résoudre ses propres conflits ne suffisaient pas) de s’adapter aux conflits du couple parental, aux sentiments de culpabilité qui s’ensuivent, et aux impasses de l’extrême, propre à la psychopathie (le déficit). Nous pouvons alors avancer que ces trois destins pulsionnels consistent précisément en un passion qui ne réussit pas, ni sur le plan de la sublimation, dans sa dimension intrasubjective éminemment créatrice, ni sur le plan de l’altérité, qui en est une forme intersubjective[22] dans l’établissement de l’accord sensible avec l’autre.
Paradoxe de la passion et impasse de la pulsion dénuée de sublimation
Philippe Pinel, le premier, observera en 1801[23] des « aliénés » qui présentaient « une manie sans délire ». Les malades, ne souffrant apparemment d’aucune lésion concernant le jugement, « […] sont dominés par une sorte d’instinct de fureur, comme si les facultés affectives avaient été seulement lésées ». Benjamin Rush, le père de la psychiatrie américaine, en 1812[24], mettra en question le « dérangement de la volonté et l’indécence » chez les patients décrits par Pinel. Il sera le premier à inclure dans son analyse des critères moraux pour caractériser ce que le psychiatre anglais James Cowles Pritchard appellera « folie morale » (moral insanity) en 1837[25]. Du côté de la théorie freudienne de la psychopathie, mis à part deux brefs articles et après une préface au travail d’August Aichhorn[26], qui fut le premier à tenter d’appliquer les théories analytiques aux délinquants, Freud n’a été rien moins que lapidaire sur la délinquance et le crime dans un bel apophtegme : « En s’appuyant sur une phrase connue de Kant, qui met en rapport la conscience avec le ciel étoilé, un homme pieux pourrait bien être tenté de vénérer les deux choses comme le chef d’œuvre de la création. Les constellations sont assurément grandioses, mais en ce qui concerne la conscience, Dieu a accompli un travail inégal et négligent, car une grande majorité d’êtres humains n’en a reçu qu’une part modeste ou à peine assez pour qu’il vaille la peine d’en parler[27] ». Il considérait en effet que les personnes qui transgressent les lois, Loi symbolique et lois de la société, ne méritent pas que l’on s’en préoccupe, du point de vue de la thérapie : « Notre art analytique échoue devant de telles gens, notre perspicacité même n’est pas encore capable de sonder les relations dynamiques qui dominent chez eux.[28] » Freud concluait, dans De la psychothérapie[29], que la « psychothérapie analytique n’est pas un procédé de traitement de la dégénérescence psychopathique, c’est même là qu’elle se voit arrêtée »[30]. André Green, en 1990, résume l’opinion générale défavorable des professionnels concernant leur guérison putative, qui se trouvent avoir basculé de manière durable du côté de la pulsion de mort, et l’aversion des psychanalystes pour les personnages en question : « Pour ce qui est des délinquants, des criminels ou des mauvais sujets de tout acabit, on ne peut pas dire que ce soit là un sujet central de préoccupation de la psychanalyse[31]. » Dès lors, nous percevons mieux à présent à quel point et selon quelles modalités les passages entre déterminants psychiques sont emprunts d’une porosité[32] effective – qui nous rappelle l’ambivalence d’Éros –, dont il nous reste à préciser les circuits, que ce soit les passages à l’acte, les passages d’une pathologie – psychotique, perverse, psychopathique – à une autre, les passages par une logique addictive précipitante, donnent libre cours au crime dans la facilité morbide qu’offrent l’usage des toxiques, l’indulgence de la loi des hommes et l’ignorance du bien-fondé des limites posées par la Loi symbolique.
[3] Cf. la chaire de paléoanthropologie du Collège de France. https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/17317
[4] Jean Cournut propose de constater que la passion témoigne du « […] toujours possible débordement pulsionnel au sein duquel l’appareil psychique travaille pour sauvegarder ses limites et le montre dans une pulsation de liaison-déliaison, qui constitue sans doute la vie même et sa nécessité d’adéquation, de rééquilibrage, à toujours recommencer. » Jean Cournut, « Les seuils d’intensité affective » in Revue Française de Psychanalyse, t. LVI, n° 3, 1992
[5] Il en est ainsi de la violence : « L’expression originaire de la violence – étymologiquement « violentia : abus de la force » -, dans sa polysémie, peut s’analyser en termes scientifiques et métapsychologiques. Elle est d’abord l’expression, issue d’une haine primaire, d’une action naturelle, l’agressivité, devant être orientée, voire élaborée, maîtrisée, voire interdite. Elle est en cela principe de déliaison. Le besoin et le droit à la sécurité de chacun est prééminent. Principe de liaison. » N. Koreicho, Agressivité – Violence – Ambivalence ; pulsion de vie, pulsion de mort, ici, 2019
[6] La « réalité » du réel étant, contrairement à la doxa lacanienne, et conformément à 5000 ans de civilisation et à 3,8 milliards d’années d’évolution, l’atome, l’ADN, la gravitation, la physique, la paléobiologie, la biologie, la mécanique quantique, la relativité restreinte, la matière, le « roc biologique » freudien, le corps et, pourquoi pas, l’inconscient.
[7] En rhétorique, la passion est avant tout une altération.
[8] Les deux concepts, passion et pulsion, se rejoignent épistémologiquement dans le flou des notions et de leurs ensembles communs. Cf. Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions, 1915
[9] Il est nécessaire de faire la différence entre la perversion, qui utilise l’autre comme un objet, et la perversité, qui suppose un consentement. Dans cet article, nous parlons de perversion.
[10] Étienne de Greeff, Amour et crimes d’amour, 1942
[11] « La vérité d’un homme c’est d’abord ce qu’il cache. » André Malraux
[12] « Le pervers est un intelligent qui n’a pas réussi », Sophie de Mijolla-Mellor
[13] “ Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon », François de La Rochefoucauld
[15] Le fusionnel étant, dans la relation amoureuse, son début.
[16] « L’objet absorbe, dévore, pour ainsi dire, le moi », Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi, 1921
[17] Guilleragues, Lettres de la religieuse portugaise, 1669
[18] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905
[19] Sigmund Freud, « Le fétichisme », La Vie sexuelle, 1927
[20] L’animal, cet autre par excellence, chez les trois catégories de malades, est souvent le martyr, le fétiche vivant du criminel.
[21] Formation réactionnelle : attitude susceptible de se consolider en traits de caractère ou de comportement pour répondre à des contraintes pulsionnelles difficilement acceptables et ce d’autant qu’elles sont, pour leur plus large part, refoulées.
[22] Cf. Don Juan, qui, partant, si l’on peut dire, d’un bon sentiment, doit sans cesse répéter la conquête de ce qu’il désire, parce qu’il n’y arrive pas.
[23] Philippe Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, 1801
[24] Benjamin Rush, Medical Inquiries and Observations, Upon the Diseases of the Mind, 1812
[25] James Cowles Pritchard, A Treatise on Insanity and Other Disorders Affecting the Mind, 1837
[26] August Aichhorn, Jeunesse à l’abandon, Préface de Sigmund Freud, 1925
[27] Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933
[28] Sigmund Freud, Correspondance avec Eduardo Weiss, 1922
[29] Sigmund Freud, De la psychothérapie in La technique psychanalytique, 1904
[30] En France, Morel en 1857, Magnan en 1884 puis Dupré en 1912, voyaient dans le déséquilibre psychopathique une des preuves de la théorie de la dégénérescence, en constatant que le milieu, comme l’hérédité, y étaient déterminants.
[32] A propos de sa parenté platonicienne, Il est intéressant qu’Éros soit le fruit divin de Poros, qui représente la « porosité », le passage, l’échange, qui laisse toute la place à l’attirance, et de Pénia, qui représente la « pénurie », la pauvreté, le dénuement, qui laisse toute la place à l’absence. Attirance et absence, dans les deux cas, c’est en effet le désir, éminemment dialectique, qui s’impose.
« La nature est un Dieu divisé à l’infini. Là où je découvre un corps, je pressens un esprit ; là où je remarque un mouvement, je devine une pensée. Tous les esprits tendent à la perfection selon le libre état de leurs forces. La perfection que je conçois est la mienne ; le bonheur que je me représente est mon bonheur. Je désire cette perfection parce que je l’aime. Ce que nous nommons amour est le désir d’un bonheur étranger. L’amour est la boussole puissante du monde intellectuel, le guide qui doit nous conduire à la Divinité. Si chaque homme aimait tous les hommes, il posséderait par là le monde entier. » Friedrich Schiller, Lettres de Jules à Raphaël, 1786
Le terme de passion appartient indubitablement au lexique de Freud. Au-delà de l’usage, il n’en fait néanmoins pas pour autant une notion ou un concept de la psychanalyse. Elle reste une allusion plus ou moins voilée à son pendant philosophique, entre dynamique affective et mécanique passionnelle en passant par la nécessité et l’irréductibilité des affections. Une concession faite au champ spéculatif[1] du penser philosophique par une science qui exprime parfois son désarroi devant la nature humaine. Elle serait alors l’opportunité pour la psychanalyse d’intervenir au sein de questionnements de prime abord éloignés de la psychopathologie : la question de l’origine et de la portée de la connaissance dans toute sa modernité et, plus encore, d’une problématique transcendantale. Autant de références teintées d’a priori dont la lecture, parfois parcellaire mais toujours lucide, transparaît dans l’écriture et évoque tout au moins un parallélisme à défaut d’exprimer une convergence.
Linéament de la passion
Nous avons dans un premier temps[2] montré la difficulté d’aborder la passion sous l’angle de l’historicité par la double chronologie à laquelle elle renvoie. L’approche philologique ne semble pas plus prometteuse. La grande réflexion autour de la passion, de Platon à Hegel, apparaît fragmentaire au point d’en faire une notion problématique, finalement archaïque et abandonnée au domaine de la création. « S’il est dans la nature humaine de transcender la nature, l’universalité de celle-ci se déplace dans celle-là, faisant de l’impératif moral une exigence d’universalité anhistorique […] Faute de contenu propre, puisé dans l’Histoire ou dans le monde sensible, l’impératif catégorique ne peut être que purement formel.[3] » Une nécessité qui vaut pour tous et prend la forme vide de normes qui lui échappent. En reconnaissant l’existence de « schèmes congénitaux phylogénétiques », Freud fait du complexe d’Œdipe le prototype de ces « précipités de l’histoire culturelle des hommes ». Analogues dans son esprit à des « catégories philosophiques », il y voit des structures a priori ayant pour fonction d’assurer « le classement des impressions de la vie »[4].
Si Freud reconnaît des formes a priori de l’entendement comme normativité de la représentation[5], son interprétation anthropologique se réfère essentiellement à la nature subjective de l’espace et du temps. « Notre représentation abstraite du temps semble plutôt avoir été tirée du mode de travail du système Pc-Cs et correspondre à une auto-perception de ce mode de travail.[6] » Cette incursion offre une première orientation topique à la lisière de la conscience. À ces formes esthétiques de la subjectivité, qu’il emprunte à Kant, Freud réfute la condition de formes nécessaires de notre pensée[7]. Il leur attribue, en retour, une « existence autonome » dans la mesure où « là où les expériences vécues ne se plient pas au schème héréditaire, on en vient à un remaniement de celles-ci dans la fantaisie »[8]. Ainsi la théorie du rêve, à la suite de l’interprétation schopenhauerienne, offre une continuité directe avec la forme logique : « L’image du monde prend naissance en nous par le fait que notre intellect refond les impressions l’atteignant de l’extérieur dans les formes du temps, de l’espace[9] et de la causalité.[10] » Si c’est « la causalité qui crée le lien entre le temps et l’espace »[11] Freud ne l’inscrit pas pour autant dans la linéarité de l’histoire. Alors que « l’enchaînement causal est la forme qui caractérise la veille, chaque rêve pris à part présente aussi cette même connexion »[12]; au même titre que le « grand homme » du monothéisme et le Père du totémisme prennent « une place dans la chaîne ou plutôt dans le réseau des causes déterminantes »[13].
Dans le rêve, c’est surtout l’homme instinctif, d’un état de nature, quli se révèle « tout entier à soi-même dans sa nudité et sa misère native ». L’inconscient y trouve sa présentation « dans des lieux souterrains, eux qui, les autres fois, […] avaient signifié le ventre de la femme ou le ventre de la mère. “En bas“ dans le rêve se rapporte très souvent aux organes génitaux, le “en haut“ qui s’y oppose se rapporte au visage, à la bouche ou au sein. Par les animaux sauvages le travail du rêve symbolise en règle générale les pulsions passionnelles — aussi bien celles du rêveur que celles d’autres personnes […] qui sont les porteurs de ces passions ». C’est en raison de cette capacité du rêve à faire émerger « ces impulsions étrangères à notre conscience morale »[14]que L’interprétation du rêve est l’ouvrage qui recense le plus d’occurrences du terme de passion qui nous accapare.
Critique de la raison pure
Le rationalisme mettait tout son poids sur la conscience de soi. Une mise à distance intellectuelle, d’objectivation, en butte à un paradoxe constant du donné : l’objet est un et double. Il doit être déjà donné pour que la connaissance puisse s’en emparer mais également ignoré pour que le processus soit opérant. La confusion aboutit à une universalisation de la subjectivité[15], lieu passionnel par excellence d’un destin voué à l’échec, entre illusion et aliénation. Cette dénaturalisation intenable, l’unité globale de cette subjectivité universelle, passe par la méconnaissance d’un Autre-chose. La réduction phénoménologique employée par Husserl se contentera de mettre le monde entre parenthèses. L’épochè[16] de la psychanalyse passe, quant à elle, par la suspension du jugement de réalité, une compréhension du monde « comme une réalité du même ordre que nos passions ». Une réalité des instincts où « la pensée n’est que le rapport de ces instincts » et « rien de réel ne nous est “donné“ comme réel, sauf notre monde d’appétits et de passions »[17]. Elle marque le retour empirique d’unités passionnelles au sein d’une articulation inédite de contingences.
Si Freud se montrait critique à l’égard d’une philosophie symptomatique d’une vision du monde, Nietzsche s’exprimait, avant lui, de façon encore plus radicale. L’idéalisme serait une tromperie. La sublimation par la conscience demeurerait une forme de volonté de puissance et représente l’ignorance de sa propre origine. Les passions incarneraient la vérité de l’homme. L’ascétisme moral serait une marque de supériorité là où la bienséance n’est que bon goût du vulgaire. « Le problème de la conscience (ou plus exactement de la conscience de soi) ne se pose à nous que du moment où nous commençons à comprendre par où nous pourrions lui échapper […] Nous pourrions en effet penser, sentir, vouloir, nous souvenir ; nous pourrions également “agir“ dans toutes les acceptions du terme, sans avoir conscience de tout cela. La vie entière pourrait passer sans se regarder dans ce miroir de la conscience ; et c’est ce qu’elle fait encore pour nous, effectivement, dans la plus grande partie de son activité, même la plus haute, pensée, sentiment, volonté, qui, si vexante que la chose puisse paraître à un philosophe d’avant-hier, se déroule sans reflet, sans réflexion.[18] »
Princeps métapsychologiques
Freud critique le rapport au réel, profondément narcissique, qu’entretient la philosophie dans sa conception totalisante du monde : une vérité sans reste, « une construction intellectuelle qui résout tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse subsumante »[19]. Une attitude animiste, sur un mode de prise de connaissance spéculaire, où « l’autocritique de la conscience morale coïncide au fond avec l’auto-observation sur laquelle elle est construite. La même activité psychique qui a pris en charge la fonction interne qui livre à la philosophie le matériel pour ses opérations de pensée ». Il souligne l’importance de cette « instance observante et critique, élevée au rang de conscience morale et d’introspection philosophique ». Il se réfère ainsi au phénomène fonctionnel[20] qu’est « la participation de l’auto-observation — au sens du délire d’observation paranoïaque — à la formation du rêve »[21].
C’est bien la tentation solipsiste du désir de penser qu’évoque Freud, au point d’invoquer le droit du psychopathologique à en éclairer la dynamique. Il y a une volonté du psychanalyste à débusquer une problématique pathologique du penser, le savoir du symptôme. Le discours du sujet passionnel serait à rapprocher de celui du philosophe : le dire du logos comme expression symptomatique d’un pathique dans sa prétention à produire de la vérité. La passion est donc cette mise en acte (agieren) d’une animalité, d’un héritage archaïque constamment dépassé par l’activité d’esprit. Elle est la matérialité de la solitude du sujet enchaîné à lui-même, dont l’existence dans le monde constitue une démarche fondamentale « pour surmonter le poids qu’il est à lui-même, pour surmonter sa matérialité, c’est à dire pour dénouer le lien entre le soi et le moi »[22].
Il y a là un principe de plaisir, de l’ordre de la satisfaction substitutive, un plaisir de penser, étrangement proche de celui du renoncement pulsionnel comme acte de soumission à la toute-puissance surmoïque. On s’interroge toutefois sur le gain de plaisir qu’occasionne cette mise à distance du destin et de la réalité du renoncement philosophique. Il y a également, par la dimension heuristique de la situation, une certaine hésitation à dégager une instance d’amour au compte du sacrifice. Une telle hypothèse serait à prendre comme « une régression au mode de pensée qui donna naissance aux mythes […] dans lesquels l’historiographie s’épuisait dans le compte rendu des hauts faits et des destins de personnes individuelles » et dont la seule fierté serait celle d’un « narcissisme intensifié par la conscience d’une difficulté surmontée »[23].
Seulement l’a-temporalité, le hors-le-temps de la métapsychologie ne peut être assimilé à un temps de mythe. L’assimilation du rêve ou du délire au mythe serait la confusion de l’archaïque (de l’Archè grec) avec l’originaire (de l’Ur- allemand) qui reviendrait « à assigner à un trauma ou à un fantasme la fonction intemporelle d’un commencement ab quo et ad quem ». Cette perte du temps (zeit-los) de l’inconscient (un-bewusst) n’est autre qu’une non (re)connaissance du temps (Chronos). Il n’est, en soi, pas plus un in-temporel (un-zeitlich) que l’inconscient n’est un a-conscient (bewusst-los). L’absence de cet unzeitlich chez Freud (négatif issu d’un positif) nous enjoint, en conséquence, d’interroger « la négativité fondatrice et constitutive de ce hors-le-temps »[24].
Représentance de la passion
Au droit de la pulsion, la passion appartient pleinement au cadre de pensée représentationnel. Une vorstellungslehre qui fait fond sur les acquis kantiens. Ainsi « affections et passions sont essentiellement distinctes ; les premières relèvent du sentiment dans la mesure où celui-ci, précédant la réflexion la rend impossible ou plus difficile »[25]. Une dualité qui est réintroduite au sein de l’examen métapsychologique de la dynamique pulsionnelle. La poussée psychique d’origine somatique qui tend à se satisfaire au moyen d’un objet, la pulsion donc, ne trouve son expression psychique que par ses représentants, ou plutôt devrions-nous dire ses représentances.
La représentation en tant qu’élément psychique (vorstellung) n’est qu’un des modes de représentance. Elle est le représentant-représentation d’une opération économique d’investissement. Cette création psychique se distingue en cela de l’affect qui est de l’ordre de la décharge, de la dépense, de la perte. Si la notion d’affect est placée au premier plan, la notion générique d’affectivité est relativisée. Peut-être parce que la théorie de l’affectivité est implicitement abordée par Freud au travers de la théorie de la libido : « Libido est une expression provenant de la doctrine de l’affectivité. Nous appelons ainsi l’énergie, considérée comme grandeur quantitative — quoique pour l’instant non mesurable —, de ces pulsions qui ont à faire avec tout ce que l’on peut regrouper en tant qu’amour.[26] » Cette affektivitätslehre n’est autre que le conatus de Spinoza, cet effort de tout étant-existant à persévérer dans son être, qui appartient à l’être humain mais également à la nature. Si la conception appartient au domaine de l’âme et du corps, le noyau appelé amour par Freud n’écarte pas « le dévouement à des objets concrets et à des idées abstraites ».
La passion serait la forme que prend « la prédominance de l’affectivité et de l’animique inconscient » de la masse, qui voit disparaître « la personnalité individuelle consciente » avec « la tendance à l’exécution non différées d’intentions émergentes ». « Un état de régression à une activité d’âme primitive, telle qu’on pourrait justement l’attribuer à la horde originaire ». Le passionné serait l’homme à l’entrée de l’histoire que Nietzsche attendait de l’avenir. Ce surhomme libre, dont les « actes intellectuels étaient, même dans l’isolement, forts et indépendants » et la « volonté n’avait pas besoin du renforcement par celle des autres ». Un homme dont « le moi ne céderait rien de superfétatoire aux objets »[27]. Si l’affectif est défini classiquement comme le caractère générique du plaisir, de la douleur et des émotions, la petite unité qu’est l’affect, par son fonctionnement, relève de l’événement. Il exprime quelque chose du fonds corporel, et est en cela bien subi. Mais c’est au titre d’élément mobile que l’affect acquiert une signification psychique. Une psychomotricité qui passe par la décharge, le noyau économico-dynamique, et la motion pulsionnelle. Il figure l’accès à la pulsion comme manifestation du quantum d’affect[28].
Cheminement de la passion
Dans l’ordre del’acte de pensée, la (re)présentation (vorstellung) est donc une représentation-but (zielvorstellung). Ce présenter est une objectivation, une substantiation, servant le but du refoulement : inhiber, réprimer l’affect. Dans l’ordre de la symbolisation, de la figuration (Darstellung), se représenter est essentiellement une représentation inconsciente, subjective voire réflexive. L’affect doit être alors vu comme le reste de la pulsion une fois la représentation prise en compte, ce qui n’a pu être perçu pour exister. Si le refoulement réalise la séparation de l’affect et de la représentation, l’affect ne se réalise que dans « la percée qui lui donne une nouvelle façon d’être représenté dans le système conscient ». Il doit se mettre en quête d’une autre représentation de substitut. Le devenir conscient n’est, en cela, pas « un pur et simple acte de perception mais vraisemblablement aussi un surinvestissement, un nouveau progrès dans l’organisation psychique ». On voit ici la trace de l’activité compulsive du penser passionnel.
À partir de cette amorce, ou cette ébauche, qui n’est pas parvenue à se développer, l’affect ne tient pas en place et c’est en électron libre qu’il se comporte. C’est le déclenchement d’un réseau d’expressions, parfois des plus inattendues, auquel aboutit la tension entre l’abstraction inconsciente et l’affleurement conscient. Le remaniement topique aboutit à un Moi comme « partie du Ça modifié sous l’influence directe du monde extérieur ». « La perception joue pour le Moi le rôle qui dans le Ça échoit à la pulsion. Le Moi représente ce qu’on peut appeler raison et bon sens, au contraire du Ça qui contient les passions. » S’il exerce, à l’image du cavalier bridant le cheval, la domination sur les accès à la motilité, il n’en reste pas moins « avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais lui-même la projection d’une surface ». C’est ainsi que, de la même manière que « l’agitation des passions inférieures se produit dans l’inconscient », « un travail intellectuel délicat et difficile […] peut aussi être fourni préconsciemment sans venir à la conscience ». Aussi, « le plus profond, mais aussi le plus élevé chez le moi peut être inconscient »[29].
La passion en soi
Conscience morale, autocritique et culpabilité peuvent donc être du « rester-inconscient » qui participe de la résistance. La performance suprême du Moi consiste alors « à décider quand il est plus approprié de dominer ses passions et de se plier à la réalité ou bien de prendre leur parti et se mettre en position de défense contre le monde extérieur ». Il n’existe en cela « aucun antagonisme naturel entre Moi et Ça, ils participent l’un de l’autre »[30]. De simple instance refoulante et opposante (pulsion d’autoconservation du Moi) le Moi devient un grand réservoir de libido. De premier objet, il devient, vis à vis des objets extérieurs, la source dont émanent les investissements. L’harmonie devient l’enjeu de la balance énergétique entre les deux investissements que sont la libido narcissique et la libido d’objet d’un Moi en lutte pour la maîtrise de sa tâche économique. « Lorsque le Moi est obligé d’avouer sa faiblesse, il éclate en angoisse, angoisse de réel devant le monde extérieur, angoisse de conscience morale devant le Surmoi, angoisse névrotique devant la force des passions dans le Ça.[31] »
Le sentiment de soi de l’être humain gravement menacé cherche à être débarrassé de l’effroi et impulse « par un intérêt pratique des plus forts » le désir de savoir. L’humanisation de la nature permet d’approcher des forces et destins qui resteraient éternellement étrangers s’ils demeuraient impersonnels. La quiétude dans l’inquiétant permet d’élaborer l’angoisse dénuée de sens. « On est peut-être encore sans défense, mais on n’est plus dans la désaide et paralysé, on peut pour le moins réagir.[32] » Le Moi « a intercalé, entre le besoin et l’action, le travail de pensée, cet ajournement pendant lequel il exploite les restes mnésiques de l’expérience »[33]. C’est en cela que « l’analyse doit instaurer les conditions psychologiques les plus favorables aux fonctions du Moi ». Elle ne peut s’assigner « pour but d’abraser toutes les particularités humaines au profit d’une normalité schématique, ni même d’exiger que celui qui a été “analysé“ à fond n’ait plus le droit de ressentir aucune passion »[34].
La passion du transfert
Mieux encore, la passion participe du transfert. Toute analyse, toute perlaboration, toute abréaction est le fruit de la passion dans « ce combat entre médecin et patient, entre intellect et vie pulsionnelle, entre connaître et vouloir agir ». La psychanalyse n’est-elle pas, elle-même, le fruit d’une passion ? Ce qui se joue dans les phénomènes de transfert, là où la cure invite à la remémoration, c’est l’aspiration du malade à reproduire les motions pulsionnelles « conformément à l’a temporalité et à la capacité hallucinatoire de l’inconscient »[35]. Les réactions mettent à jour[36] et c’est la trace de la libido, qui a échappé au conscient, que l’on suit. Il suffit qu’un excès de transfert positif mette le feu à la cure et c’est un transfert négatif qui se met en place, un transfert à proprement parler passionnel qui menace le cadre et le but de la situation psychanalytique. « Face aux passions […] on obtient peu de choses avec des discours sublimes. » Devant un tel débordement, devancer le travail d’élaboration, « inviter à la répression pulsionnelle, au renoncement et à la sublimation » serait perçu par le patient comme un outrage qui ne manquerait pas de susciter la vengeance. « On aurait fait alors qu’appeler le refoulé à la conscience, pour le refouler de nouveau avec effroi.[37] »
Le ravissement[38] du feu ne peut s’opérer que dans le renoncement au plaisir de l’éteindre avec sa propre eau[39], tentation forte signifiant « une lutte empreinte de plaisir avec un autre phallus ». Une exigence de renoncement pulsionnel qui ne saurait être mis en œuvre sans un certain « plaisir-désir d’agression ». Hostilité qui ne manquerait pas de provoquer en retour un sentiment de culpabilité. Un feu dévorant et consommant dont renaît de ses cendres le phénix, « qui de chacune de ses morts par le feu ressort rajeuni et qui vraisemblablement [exprime] le phallus ranimé »[40]. Une prise de conscience sous l’emprise de désirs et de fantasmes inconscients avec un sentiment d’actualité d’autant plus vif qu’il en méconnaît l’origine et le caractère répétitif. Un acte de penser, une pensée faite acte pur, « un animisme sans actions magiques », qui passe par « la surestimation de l’enchantement du mot ». Un atypisme qui repose avant tout sur « la croyance que les processus réels du monde suivent les voies que notre pensée entend leur assigner ».
Mise en discours de la passion
La possession d’une telle vision du monde a l’idéal avantage pour l’homme « d’assigner une place à ses affects et à ses intérêts ». L’intention n’en reste pas moins lacunaire et son attachement à l’illusion, méthodologiquement, « s’égare en surestimant la valeur de connaissance de nos opérations logiques »[41]. La passion pêcherait ici par excès de rationalisme pour apparaître avant tout philosophème, soutenant un discours donné comme système. Un privilège accordé aux mots, aux maux de la logique, qui pourrait tenir au fait que l’investissement de la représentation de mot « constitue la première des tentatives de restauration ou de guérison ». Un phénomène dont Freud a montré la dominance dans le tableau clinique de la schizophrénie. Les représentations de mot y sont traitées comme des représentations de chose, sur le mode de perception et selon les lois du processus primaire. Une analyse qui n’est pas sans rappeler le lien fait par Geza Roheim entre pensée magique et schizophrénie. C’est en conséquence « la prédominance de la relation de mot sur la relation de chose » qui confère à la formation du substitut son « caractère déconcertant ».
« Ces efforts prétendent regagner les objets perdus, et il se peut bien que, dans cette intention, ils prennent le chemin vers l’objet en passant par le part-mot de celui-ci, auquel cas il leur faut alors se contenter des mots à la place de choses ». Il y a là une magie verbale qui ne travaille pas à l’imagination mais cherche à soutenir l’objet-pensée au sein d’une fonction de pare-excitation. Un compromis d’objet-réponse, à rapprocher du fétichisme, qui tente de symboliser le manque. « Lorsque nous pensons abstraitement, nous sommes en danger de négliger les relations des mots aux représentations de choses inconscientes »[42]. Survient une perte de contact avec la chose et la possibilité donnée à la névrose de regagner ses objets aboutit au surinvestissement de la représentation verbale, aux restes verbaux de la chose. Un habitus qui va des choses aux mots dont Freud prend acte de la répétition dans le domaine intellectuel[43].
Cette mise en discours ou ses conditions de production, essentielles à la compréhension du langage de la passion, nous invitent à considérer l’approche sémiotique de Herman Parret. C’est en philosophe du langage qu’il aborde le sujet et insiste « dans l’analyse du discours sur la centralité de l’énonciation ». Une énonciation qui passe par le métalangage, non transparente, dont « l’apparat logiciste est inopérant ». Les passions ne seraient que le déploiement de désirs et de volontés, d’obligations et de nécessités, d’intentions et de jugements. Un réseau de raisons comme autant de modalités qui font que « l’objet — l’énonciation dans et au-delà de l’énoncé, la subjectivité comme horizon d’abîme, le pathos rendu opaque — se montre »[44]. Une compétence passionnelle au sein d’un creux subjectif, une expérience intérieure capable d’empathie[45], où le sujet se met en quête d’un objet de valeur vers lequel il tend avec constance. Une directionnalité qui constitue une relation d’intentionnalité d’un être dirigé-vers. Un sujet éthique, plus attaché à la valeur de l’objet (devoir moral ou logique) et à la nature de la relation à l’objet (intentionnalité), dont le vouloir (désir) est dépendant d’un savoir (jugement)[46]. Attachement qui peut passer par la croyance en « certains liens de tendresse avec les contenus »[47].
La compétence passionnelle
Cette compétence passionnelle évoque immédiatement la capacité dépressive de Pierre Fédida : « cette dépressivité nécessaire à la vie pour rester vivante et ainsi se soustraire à l’excès des excitations. » Surviendrait alors un état déprimé lorsque la vie psychique n’a pu se donner la dépressivité nécessaire. Un état déprimé qui renvoie à « une relation interne avec l’émergence du sens (du psychique) dans les formes élémentaires du contact et de la résonance, dès qu’il y a communication humaine »[48]. Le déprimé est coupé du contact, un symptôme (expression pathologique) qui préviendrait une mélancolie latente (la pathologie même). Le compromis, figé dans un état intermédiaire, semble échapper à une représentation de contenu et signe le vide qui vise à empêcher de se représenter un objet. Ce qui se trame dans la mélancolie, c’est « une multitude de combats un à un pour l’objet, dans lesquels haine et amour luttent l’une avec l’autre, l’une pour détacher la libido de l’objet, l’autre pour affirmer cette position de la libido contre l’assaut »[49].
Dans le cas de la schizophrénie, évoquée plus tôt, est barré le commerce entre investissements de mots (Pcs) et investissements de chose (Ics). Ce sont les mots eux-mêmes qui deviennent objet de l’élaboration. Il n’y a pas de régression topique. Au contraire du rêve où les mots sont ramenés aux représentations de chose. Dans le travail de condensation du rêve les mots sont fréquemment traités « comme des choses et connaissent alors les mêmes compositions que les représentations de chose »[50]. Dans le cas de la passion, il n’existe pas à proprement parler d’obstacle et c’est un long et lent processus de deuil qui semble à l’œuvre. Un détachement qui délègue au refoulement l’ambivalence constitutive de la mélancolie. Subsiste néanmoins un état morbide de l’activité de pensée et c’est dans le jeu de mots que nous pourrions en trouver les traits. C’est en effet dans le trait d’esprit que nous retrouvons l’attitude la plus proche qui consiste « à mettre la représentation de mot (acoustique) elle-même à la place de la signification que lui donnent ses relations aux représentations de chose ».
La représentation de mot « apparaît comme un complexe clos »[51] qui ne trouve sa connexion avec la représentation d’objet[52] que dans son extrémité sensible (sonore). La perte de connexion vaut pour perte de signification, un trouble de l’activité associative au centre du langage. En jouant sur les mots, le sujet passionnel progresse dans son discours « selon les associations « externes » de la représentation de mot au lieu de le faire selon les associations « internes », selon les termes de la formule »[53]. Si les associations verbales sont maintenues, elles le sont au détriment de l’association symbolique, au cœur de la première topique, en son épicentre, le préconscient. Cette aphasie asymbolique signale la fente imposée par la contradiction entre le déni et la reconnaissance du manque, entre la représentation de la castration et l’irreprésentable de la Chose. Un trou que l’économie de la passion tente d’investir et d’occuper la place. On comprend mieux maintenant ce qui restera la référence littéraire que Freud aura le plus citée. « En attendant que la philosophie assure la cohésion de l’édifice du monde, elle [la nature] assure le fonctionnement par la faim et par l’amour »[54].
[1] Les spéculations philosophiques trouvent leur rang entre les systèmes religieux et les formations d’idéal, parmi les idées qui s’imposent à la vie collective de l’homme.
[3] Michel Meyer, Le philosophe et les passions, 1991.
[4] Sigmund Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile, 1918 [1914].
[5] Formes néanmoins peu définies et qu’il assimile à l’instinct animal.
[6] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920.
[7]« La thèse kantienne selon laquelle le temps et l’espace sont des formes nécessaires de notre pensée peut aujourd’hui être soumise à discussion sur la base de certaines connaissances acquises par la psychanalyse. »Ibid.
[8] Sigmund Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile, 1918 [1914].
[9] Un note de l’édition Quadrige d’Au-delà du principe de plaisir nous enseigne qu’une phrase supplémentaire dans le manuscrit de 1920 indique que ce « n’est cependant pas l’espace, mais la matière, la substance ».
[10] Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, 1900.
[11] Arthur Schopenhauer, Du monde comme représentation, 1818.
[15]« Le concept d’un monde intelligible n’est donc qu’un point de vue, que la raison se voit obligée d’adopter en dehors des phénomènes afin de se concevoir elle-même comme pratique, ce qui ne serait pas possible si les influences de la sensibilité étaient déterminantes pour l’homme. » Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785
[16] Au sens de la philosophie moderne de mise en suspens de la thèse naturelle du monde.
[17] Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal, 1886.
[19] Sigmund Freud, Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, 1932.
[20] Freud reprend à son compte une contribution Herbert Silberer sur les phénomènes hallucinatoires symboliques qu’il considère comme « l’un des rares compléments à la doctrine du rêve dont la valeur soit incontestable ».
[21] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914.
[28] Quantum d’affect qui correspond à « La pulsion pour autant que celle-ci s’est détachée de la représentation et trouve son expression adéquate à sa quantité dans des processus qui nous deviennent sensibles comme affects. » Sigmund Freud, Le refoulement, 1915.
[43]« Il se consacra à la spéculation philosophique et il attachait une grand importance aux noms des choses. Chez ce patient, quelque chose de similaire à ce qui s’était passé dans le domaine érotique arriva donc dans le domaine intellectuel : il détourna son intérét des choses vers les mots, qui en quelque sorte habillent les idées. » Sigmund Freud, La genèse du fétichisme, 1909.
[44] Herman Parret, Les passions, essai sur la mise en discours de la subjectivité, 1986.
[45]« L’empathie est la passion-désir par excellence, en ce qu’elle combine le subjectif et l’universel. »
[46] Herman Parret dégage une constante thématique qui se concentre autour de quatre questions-clé et que l’on trouve au sein de la typologie des passions de Spinoza dans l’ordre vouloir, savoir, pouvoir, devoir.
[51] Sigmund Freud, Sur la conception des aphasies, 1891.
[52] La représentation de chose est un complexe ouvert connecté par l’ensemble de ses parties constitutives (représentations visuelles, acoustiques, tactiles, kinesthésiques…). Parmi les représentations d’objet, ce sont les associations visuelles qui représentent l’objet, de la même manière que l’image sonore représente le mot.
[53] Sigmund Freud, Le trait d’esprit et sa relation à l’inconscient, 1905.
L’affaire Sharon Tate est celle de l’assassinat de cinq personnes : Sharon Tate, 26 ans et enceinte de huit mois, trois de ses amis, un producteur, sa fiancée, un coiffeur célèbre, et un ami du gardien de la villa, précédé d’actes de barbarie, par des membres d’une sorte de secte hippie, la « famille Manson », dans la nuit du 8 au 9 août 1969, à Los Angeles. Quatre membres de la secte, trois femmes et un homme, ont pénétré dans une maison qu’occupent l’actrice Sharon Tate et le réalisateur Roman Polanski, absent à ce moment. Les tueurs se sont rendus coupables d’autres méfaits et d’autres meurtres dans la région et ont été condamnés à la prison à vie en 1972. C’est Charles Manson, le chef de la secte, qui a commandité les assassinats, commis par des adeptes – principalement des femmes – de la communauté installée dans un ranch de Californie, au sein de laquelle passages à l’acte, drogues et esclavages sexuels avaient libre court. Nous analyserons le « fait divers » à la lumière du contexte historique primitif, du concept et du complexe fraternel, du phénomène sectaire et de sa propension à conforter des « solutions » psychopathologiques désastreuses, sur le plan personnel et sur le plan collectif, vis-à-vis des individus. Enfin, nous ouvrirons notre propos sur les liens existant entre psychose et psychopathie pour terminer en perspective d’une future recherche sur passion/pulsion.
Sommaire
– Fait divers – Tarantino. Il était une fois à Hollywood – Le complexe fraternel parmi les concepts psychanalytiques – Freud et le fraternel – Le chaudron sectaire – « Solutions » psychopathologiques – Psychose et/ou psychopathie – Retour à la Horde primitive
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Fait divers
L’affaire Sharon Tate est le « fait divers », qui fit grand bruit à l’époque, de l’assassinat tout d’abord de cinq personnes, Sharon Tate, 26 ans et enceinte de huit mois, trois de ses amis, un producteur et sa fiancée, un coiffeur célèbre, et un ami du gardien de la villa, les meurtres et actes de barbarie ayant été perpétrés par des membres d’une sorte de secte hippie, la « famille Manson » (Manson Family), dans la nuit du 8 au 9 août 1969, à Los Angeles. Quatre membres de la secte, trois femmes et un homme, pénètrent dans une maison qu’occupent l’actrice Sharon Tate et le réalisateur Roman Polanski, absent à ce moment. À l’époque, dans les mois pendant lesquels se sont déroulés les faits, les tueurs se sont rendus coupables d’autres meurtres dans la région et ont été condamnés à mort en 1971, peine commuée en prison à vie en 1972. C’est Charles Manson, le chef de la secte basée au Spahn Ranch, qui a commandité les assassinats, commis par des adeptes – la secte est constituée presqu’exclusivement de filles (pourquoi ?) – de cette communauté installée dans un ranch de Californie, dans laquelle passages à l’acte, usage de drogues généralisé et esclavages sexuels ont libre court. Il est pertinent dans un premier temps, pour la suite de notre développement, de noter que le terme « famille » est régulièrement employé pour nommer l’emprise sectaire d’un groupe d’individus qui partage, à des degrés divers, une même psychopathologie, ainsi que cela fut le cas pour les membres du mouvement sectaire des convulsionnaires[1]. D’un autre côté, il ne nous apparait pas utile de valoriser les assassins de Los Angeles en appelant par leur nom les membres de ce groupe qui n’ont jamais existé qu’à travers cette communauté d’appartenance à une pratique hors limite, folle, meurtrière, et, comme son chef, sans honneur, la question des limites imposées par la morale et par la loi ayant, dans la problématique psychopathique de cette affaire, sa place. Les hôtes de la maison du 10050 Cielo Drive à Los Angeles – louée auparavant par le producteur Terry Melcher et son amie Candice Bergen, lequel avait refusé à Manson un contrat de musique, ceux-là étant les cibles visées par les meurtriers ce soir-là – sont bien en dehors de la médiocre « famille » Manson et comptent, lors de la fameuse soirée, l’actrice de cinéma et mannequin Sharon Tate, sur le point d’accoucher, femme du réalisateur Roman Polanski, l’ami et ex-amant de celle-ci Jay Sebring, coiffeur renommé, Wojciech Frykowski, ancien producteur, scénariste et garde du corps de Polanski, Abigail Folger, maîtresse de Frykowski, héritière de la fortune des cafés Folgers. Sharon Tate avait laissé trois semaines auparavant Roman Polanski en Europe travailler sur un projet de film. Le producteur de musique Quincy Jones, ami de Jay Sebring, devait les rejoindre à cette soirée, et avait décommandé sa visite. Steve Mac Queen devait également s’y trouver. Autrement dit, c’est la crème des artistes, acteurs et producteurs en vogue qui étaient censés se retrouver ce soir-là[2]. L’ordre avait été donné par Manson de « […] détruire totalement tout le monde, aussi horriblement que possible ». Le lendemain, trois des meurtriers ont, dans un second temps, assassiné Leno et Rosemary LaBianca, un couple argenté de Los Angeles. Les individus sectaire – nous n’osons pas dire les sujets tant ils sont loin d’eux-mêmes – ont été accusés d’avoir tué ce même été, toujours sous l’ordre de Manson, Gary Hinman, professeur de musique et Donald Shea, cascadeur. Nous verrons en quoi les adeptes de la secte, plutôt défavorisés physiquement et démunis intellectuellement, hormis l’effectivité brutale d’une banale pulsion de destruction, se sont attaqué, d’une manière ou d’une autre, à un grand nombre de jeunes gens, brillants quant à eux et qui avaient, à l’inverse des premiers, réussi.
Tarantino. Il était une fois à Hollywood
Tout au long du film de Tarantino, Once Upon a Time in Hollywood, film d’une qualité cinématographique tout américaine dans sa perfection, à des années lumières de la production française, mais aussi empreint d’un humour et d’une perception fine des inconscients en jeu, nous retrouvons les personnages de cette époque et de ce milieu, l’ensemble correspondant à l’intuition perceptive du cinéaste selon laquelle des transferts complexes, d’amour et de haine, se sont développés alors dans une sorte d’improbable pseudo-fratrie sociale. Le scénario décrit les contextes de lieu, de temps et de personnes en mettant en valeur les liens, à la fois largement inconscients et reposant sur le hasard des situations et des rencontres, qui présidèrent aux basculements à l’œuvre à cette époque et aux transferts dont les protagonistes furent les objets[3], les uns comme sujets de leur pathologie, les autres comme victimes de leurs agresseurs. Au début du film de Tarantino, les hippies et les acteurs de second niveau sont placés en concurrence. Ainsi, les filles de la communauté établie dans un ranch de Californie font, écologistes avant l’heure, les poubelles des supermarchés sous les affiches tapageuses de ces acteurs de l’époque. A contrario l’on voit passer, tout au long du film, Polanski et Sharon Tate, ceux-ci étant placés au-delà, au-dessus du quotidien des acteurs et des hippies, paraissant sortis d’une autre époque, avec leur allure singulière et à l’avant de leur MG T-Type vert anglais milieu de siècle. Sharon bénéficie d’un traitement relativement sobre et néanmoins d’une insolente suggestion, au moins sur le plan esthétique, et Polanski, chemisier à jabot et redingote en velours bleu roi, apparaissent tous les deux vêtus comme des aristocrates d’un autre temps, pour l’un du nom et de la lignée, pour l’autre de la beauté et d’une élégante souveraineté, cependant que quasiment aucun dialogue ne s’exprime dans la bouche de ces deux célébrités d’alors. L’impression laissée par les deux créatures, quasi éthérées, est celle qui émane des vies dorées d’adolescents insouciants, inaccessibles et gentiment dépravés. En opposition avec ces jeunes choisis par les dieux, ou par l’amour, les conflits fratricides ne paraissent intéresser à la bataille, outre les hippies déjà déclassés – négligés –, que les petits acteurs du peuple hollywoodien, ce qui suffit pour empêcher la première de ces deux catégories-là de devenir, et pour promettre à la seconde d’une lutte sans merci pour advenir, au moins en tant que sujets. Les vraies stars brillent, au-dessus des jaloux, et ne se préoccupent pas de rivalité. Ils sont, cependant que les délaissés font.
Le complexe fraternel parmi les concepts psychanalytiques
La question de la jalousie, secondaire à la rivalité, elle-même descendant de celle de la haine originaire fratricielle, se pose d’emblée dans les déboires qui avaient émaillé les relations de la secte avec ceux qui, dans ce monde du spectacle, avaient réussi. Nous savons, depuis Totem et Tabou[4], que le lien fraternel est prototypique du lien social. C’est confirmer que ce lien se construit sur la Loi symbolique, ses proscriptions et ses prescriptions, et qu’il se constitue à partir d’un lien paradigmatique, émanation du système de l’Œdipe, fondateur de la relation d’objet et de l’altérité, du passage de la nature à la culture, dans la prise en compte de la différence des sexes et des générations, avec le développement de l’idéal du Moi et du Surmoi. Ce lien se constitue également à partir d’un lien syntagmatique, constitutif du système du narcissisme, charpenté pour une large part de la relation intersubjective au semblable et intrasubjective à soi-même, ainsi que du complexe de castration, qui, selon le registre de la différence des sexes, fait que la fille éprouve vis-à-vis du frère l’envie du pénis et, à ce titre, suscite l’hostilité de celle-ci, a fortiori si l’idée qui prévaut est de telle sorte que la fille considère que le fils est perçu comme l’objet favori – ou détesté – de la mère et du père. Cette envie représente d’ailleurs une source de persécution interne (Mélanie Klein) qui non seulement provoque une agressivité de tous les instants envers le frère aîné – et une déception envers le frère puiné – et une hostilité – forcenée chez les personnalités limite – vis-à-vis de celui qui est dans les deux cas le rival à éliminer, en tant qu’il présuppose l’apanage de l’attention parentale dans une préséance vis-à-vis des plaisirs autorisés et des interdits structurants, sous l’éclairage de l’ambivalence œdipienne dans la construction des affects et selon la possibilité développementale d’un idéal du moi (psychiquement bisexuel), et d’un moi idéal (accueillant sur le plan narcissique). Le complexe fraternel nous aide à comprendre en quoi et par quels truchements la conflictualité traverse les relations narcissiques fratricielles (syntagmatiques) de manière d’ailleurs corrélative aux relations œdipiennes (paradigmatiques). Le complexe fraternel témoigne non seulement d’un déplacement et d’un investissement secondaire du complexe d’Œdipe, mais il est en outre l’objet d’une configuration et d’une actualisation particulière des affects d’amour, de haine, d’envie, de jalousie, de rivalité, d’avidité et de gratitude, ainsi que, sur un autre versant plus modéré, et dans le meilleur des cas, d’ambivalence. La question de la horde primitive[5] y tient une large place, et nous la pouvons résumer ainsi : le père ne partage pas les femmes, les frères s’allient pour l’éliminer, puis, comme pour s’en attribuer les qualités, ils le mangent, lequel réapparait en les frères sous le joug de l’autorité, pour permettre la survie de l’espèce, instituer les interdits du meurtre (du père, du frère) et de l’inceste (contre la mère, la sœur), l’animal totémique (représentant ces deux interdits fondateurs) devant être sacralisé, la création d’une alliance entre les frères ainsi que celle d’un Surmoi d’autorité légitime s’imposant alors. En psychopathologie historique originaire, deux thèmes majeurs des mythes, l’inceste et le fratricide, influent considérablement sur les possibilités interprétatives du complexe fraternel.Dans le récit biblique, Caïn tue Abel car Dieu préfère ce dernier ; Absalom tue Amnon qui a violé leur sœur Tamar ; Jacob rachète le droit d’ainesse d’Esaü pour un plat de lentilles, en tentant par le mensonge d’obtenir la bénédiction du son père Isaac ; Joseph, vendu par ses frères jaloux, est celui qui malgré cela assurera la survie de sa famille et de sa lignée. L’interprétation selon laquelle la rivalité fraternelle est une déclinaison du complexe d’Œdipe par déplacement du père au frère et de la mère à la sœur s’impose dans un premier temps. Cependant, l’Œdipe complet oblige à considérer toute la complexité des relations de haine et d’amour de l’enfant vers chacun des parents, du parent vers chacun des enfants, et des relations parentales et fratricielles croisées complexes qui en découlent.
Freud et le fraternel
« L’observation attira mon attention sur plusieurs cas où dans la prime enfance des motions de jalousie particulièrement fortes, issues du complexe fraternel, s’étaient affirmées contre des rivaux, la plupart du temps des frères plus âgés. Cette jalousie conduisait à des attitudes intensément hostiles et agressives contre les frères et sœurs, attitudes qui purent aller jusqu’au désir de leur mort mais ne survécurent pas au développement. Sous l’influence de l’éducation, sans doute également par suite de leur impuissance persistante, ces motions en vinrent à être refoulées et il se produisit une transformation de sentiments si bien que les ci-devant rivaux devinrent les premiers objets d’amour homosexuels. Une telle issue de la liaison à la mère présente de multiples relations intéressantes avec d’autres processus que nous connaissons… »
Freud S. (1922), Sur quelques mécanismes névrotiques de la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF.
Dans le complexe fraternel freudien, en partageant un développement de René Kaës[6] extrapolant à partir des positions freudiennes, les relations fratricielles se développent de deux façons entre les membres de la fratrie sous l’égide d’une part, archaïque, de l’objet partiel, en provenance du corps imaginée de la mère ou d’un des organes imaginaires du sujet, et d’autre part, de la rivalité préœdipienne et œdipienne. On pourrait compléter cette idée en envisageant toute l’importance des dimensions incestuelles, comme indiqué plus haut, horizontales (syntagmatiques : proprement fratricielles) et verticales (paradigmatiques : proprement œdipiennes), les apports nécessaires de l’imitation, de l’identification et de l’individuation dans la constitution du Moi, et, dans la prise en considération de l’homosexualité comme référence obligée de la relation à l’autre, l’explication première de la bisexualité psychique. L’accès à la complémentarité, difficile dans la fratrie, pourra d’ailleurs se développer plus aisément, nous le verrons, dans les groupes affinitaires. Ainsi, les liens entre les affects fratriciels apparaissent négatifs dans un certain militantisme – pas très éloigné de la dynamique sectaire dans le recours à l’agir[7] par exemple, mais aussi dans l’absence de symbolisation de l’autorité (paternelle) et de figuration de la reconnaissance (maternelle) – , et positifs dans les institutions, où les liens sociaux sont d’ailleurs semble-t-il relativement étroits et corollaires aux héritages possibles d’une sorte d’auto-analyse familiale dialogique, impossible dans certaines aires culturelles (Cf. Emmanuel Todd) et limitée chez les personnes par trop aliénées d’affects, au premier desquels la rivalité induite par la haine, non distanciés. Rappelons que les instances de projection sont, dans le registre paranoïaque, majeurs, inversement proportionnelles aux capacités introjectives, le militantisme n’échappant pas à cette option paranoïde, en tant qu’espace majeur de diversion projective. À l’inverse, les instances de coopération sont, dans le registre obsessionnel du travail précisément et scientifiquement développé et dans le registre hystérique du plaisir de montrer et de démontrer, fructueux dans certains groupes, écoles ou instituts[8]. En effet, le détour par la « lutte des classes » est la plupart du temps – sauf pour les ambitions quasi mégalomaniaques de certains dirigeants de ces mouvements, relativement peu distinguées – une manière admise de faire valoir la déconsidération dont les déclassés se sentent frappés et qui s’en servent malgré eux, dans les motions inhérentes à leur irrésolution inconsciente, comme prétexte à une forme de revanche existentielle sur les nantis (d’affect) en une sorte de piètre[9] rattrapage d’un héritage parental (détourné, spolié au grand dam de ces petites gens qui dans leurs méfaits perdent l’essentiel : comprendre la cause du mésamour parental et intégrer la possibilité de l’amour fraternel) mal évalué, non choisi et non compris. Ainsi, les marginaux revendicatifs du mouvement hippie nommaient-ils les « autres » des fascists, ou plus gentiment des bourgeois, comme aujourd’hui un certain militantisme extrême nommera « bourgeois » et « fachos » ceux qui n’adhèreront pas à leur idéologie, c’est-à-dire ceux qui, pour ces contempteurs de l’autre toujours déjà rival, ont simplement l’ambition de réussir leur vie dans le respect de certains choix et principes d’héritage moral, et qui seront – sans la pertinence critique que donne un certain travail sur soi – taxés, dans le meilleur des cas, de conservateurs. Pourrait-il s’agir du deuil impossible dans une version hétéro-agressive (le mépris, le méfait), laquelle n’est pas décrite par Freud selon les attendus de la mélancolie, à l’inverse de l’homo-agressivité caractéristique du trouble mélancolique, essentielle dans ce trouble culminant de l’humeur, particulièrement dans la dimension narcissique du désinvestissement et de l’ambivalence impossiblement appréhendée ? À cet égard, une histoire des enfants d’Œdipe (Étéocle et Polynice pour les fils, Antigone et Ismène pour les filles) resterait à faire en fonction de leurs destinées et de leurs relations avec leurs fameux ascendants, dans la mesure ou toutes les questions de la distanciation ou des meurtres ou des retrouvailles s’exposent là. La rivalité et la guerre aussi bien que la coopération et l’alliance ainsi que la distance et l’évitement peuvent s’actualiser des relations entre frères et sœurs ainsi qu’il en est classiquement de l’organisation œdipienne, fût-ce par les jeux approfondis du déplacement (métaphore) ou de la substitution (métonymie), au cours de transformations bien observables dans la cure analytique.
Le chaudron sectaire
C’est d’ailleurs en partie dans l’idée que les horribles assassinats de cette nuit d’été seraient interprétés comme pouvant précipiter une guerre fratricielle (fantasme racialiste avant l’heure), par laquelle, dans la rébellion des personnes de couleur qui auraient été, suite aux conclusions espérées de l’enquête, accusées, Manson s’imaginait pouvoir prendre la tête d’un mouvement afro-américain contre la domination blanche. Des inscriptions sanglantes, « pig », un dessin de patte de panthère « black panther », ont été retrouvées tracées sur les murs[10]. Et voici comment le militantisme, bien galvanisé et appuyé sur des passions fratricielles peut basculer vers le crime.
« Armé de l’album des Beatles dans une main, et de la Bible dans l’autre, Charlie a vu le futur et le futur c’est maintenant. Pour les Noirs, affirme-t-il [Manson], l’heure du karma a sonné. Après des siècles d’humiliation et d’exploitation, les Noirs se soulèveront enfin et commettront des crimes atroces contre les Blancs, déclenchant ainsi une guerre raciale, l’Oncle Sam contre les Black Panthers, la guerre des guerres qui conduira à Armageddon. Helter Skelter. Après tout, les émeutes de Watts en 1965, l’assassinat récent de Martin Luther King et la radicalisation des Panthers, qui prônent désormais la lutte armée, rendent plausible ce soulèvement grandiose qu’hallucine le gourou entre deux volutes de marijuana. Et lorsque l’Apocalypse aura eu lieu, les militants noirs iront chercher Manson au fond de son antre et le supplieront de rebâtir le monde. »
(Jean-Baptiste Thoret, « Charles Manson, Vernis rouge sang sur l’Amérique des sixties » in Libération, 20/11/2017)
Par ailleurs, Manson, enfermé en 1972 puis mort en prison en 2017, à 83 ans, avait été éconduit par les décideurs de l’époque, musiciens, producteurs, célébrités, dans ses tentatives avortées de faire quelque chose[11] sur le plan de la créativité. Comme chacun sait, pervers, certains psychotiques et les psychopathes n’ont pas su transformer les motions de destructivité qui les assaillent en possibilités de sublimation, et, dans le meilleur des cas, en œuvre, fût-elle d’adaptation. Après une vie de délinquance, émaillée de séjours en prison pour de multiples affaires de droit commun, Manson, le sujet toujours déjà défait, héritier primaire d’un père alcoolique et d’une mère prostituée, tous deux délinquants, incarcéré pour voies de fait, tentative de meurtre, proxénétisme, viols hétéro- et homosexuels, ayant à son actif à 33 ans, déjà 17 ans de prison pour vol de voiture, attaque à main armée, une dernière condamnation à 7 ans de détention pour possession de marijuana, repris de justice ayant tenté de s’établir comme musicien, et qui s’est avéré artiste médiocre et agressif, sans jamais faire montre d’un quelconque talent ou originalité, ce qui au passage n’avait pas été le cas par exemple pour un Dennis Wilson des Beach Boys, à la fois musicien en vogue et adepte secondaire de Manson, personnalité limite malgré tout, dénotant la possibilité d’une sorte de porosité entre les milieux électifs et les milieux sectaires, auquel une chance semble avoir été, à un moment, conférée puis ôtée tragiquement. La psychopathie patente du gourou – tour à tour « Christ », « messie », défenseur et chef d’une future nation noire souhaitant pouvoir déclencher une guerre entre les afro-américains et les blancs, (autre conflit fratriciel socialisé non élaboré), chef de la « famille » – témoigne à la fois de la dimension mégalomaniaque du tueur, et de sa soumission à une dimension psychotique, sans distanciation possible, comme c’est le cas dans certains aspects agissants (paranoïdes et mégalomaniaques) des catégories maniaco-dépressives et schizophréniques. Il était par ailleurs obsédé par deux titres de l’Album Blanc des Beatles, Piggies et Helter Skelter, dans lesquels il percevait des prédictions apocalyptiques d’affrontement et de retournement de fin du monde. Nous pourrions à ce stade émettre l’hypothèse d’une psychose sans sublimation réelle, cette forme avortée de sublimation serait ici délirante et/ou interprétative. Pourrait-ce être là l’origine de la psychopathie ? Il nous faut encore avancer.
« Solutions » psychopathologiques
La mégalomanie est le délire le plus courant après le délire de persécution. Ces deux formes vont d’ailleurs naturellement ensemble dans la mesure où la persécution suppose chez le mégalomaniaque une focalisation surévaluée des autres vis-à-vis du sujet. Selon les recherches effectuées par Appelbaum et al.[12], les délires mégalomaniaques sont les plus fréquents chez les patients atteints de trouble bipolaire (59%), puis chez les schizophrènes (29%), puis chez les dépressifs (21%). Dans l’exemple de Manson, la pathologie la plus proche de ce qui pourrait être une origine à sa psychopathie, catégorie encore aujourd’hui discutée, semble être la schizophrénie paranoïde, où le malade a une conscience de soi démesurée (valeur, personnalité, connaissances, autorité) incluant des délires religieux (se prendre pour Jésus-Christ, pour le Diable) et qui, ici, trouve sa solution délirante dans le crime. Dans la nosologie freudienne, nous trouvons tout d’abord les références à la mégalomanie dans la description du cas du président Schreber concernant la psychose paranoïaque, puisque les formes de paranoïa peuvent être déduites des contradictions de l’idée, refoulant son homosexualité, « moi (un homme), je l’aime, lui (un homme) ». Ainsi, sont observables soit un délire de persécution (parent du délire de revendication), soit une érotomanie, soit un délire de jalousie[13]. Freud souligne une quatrième possibilité tout aussi contradictoire avec la phrase liminaire qui pourrait être énoncée comme « je n’aime rien ni personne » sous entendant que la libido va forcément quelque part et qu’elle va vers un soi sans mesure, vers un « je n’aime que moi », c’est-à-dire sous la forme d’une mégalomanie qui est bien selon Sigmund « une surestimation sexuelle de son propre Moi ». Les liens qu’il fait avec la paranoïa sont logiques dans l’idée que dans la paranoïa la libido devenue libre est ramenée vers le Moi et utilisée pour le surinvestir. Nous trouvons ensuite dans Pour introduire le narcissisme[14] les conjonctions entre narcissisme et mégalomanie qui amènent à considérer celle-ci comme un narcissisme secondaire, dans la mesure où la mégalomanie est plus ou moins présente dans toutes les formes psychotiques, puisque la libido est retirée des objets du monde extérieur pour être convertie en une surestimation du Moi plus ou moins maîtrisée. Enfin, dans son Introduction à la psychanalyse[15], Freud confirme l’idée de ce qu’il nomme alors « manie des grandeurs » et qui provient d’un « agrandissement du Moi », conséquence du résultat de la soustraction de l’énergie libidinale par rapport aux objets déceptifs, suivant en cela la thèse d’Abraham[16] qui proposait l’idée selon laquelle le détachement de la libido des objets comme étant une « contradiction avec le monde » conduisait le sujet à se considérer comme le seul objet, et seul objet sexuel, et seul univers qui vaille. En effet, le délire de persécution, logiquement, implique la présupposition d’un délire de grandeur. Le théoricien post freudien Henri Ey a décrit[17] le sujet de la mégalomanie, l’envisageant en particulier comme une solution – une réparation délirante – pour l’homme qui chavirerait dans la folie sous le coup d’un « sentiment d’autoaccusation », nous dirions aujourd’hui de culpabilité. En effet, devenir le persécuteur permet à tout le moins d’esquiver la persécution. Selon cet auteur, dans les mégalomanies des états chroniques des schizophrénies, les thèmes qui s’imposent sont des thèmes de « transformation corporelle, à la fois hypocondriaques, érotiques ou mystiques ». La paraphrénie (cf. Kahlbaum puis Emil Kraepelin puis, brillamment, Clérambault) en est une théorisation exemplaire.
Psychose et/ou psychopathie
Concernant le gourou, l’hésitation est légitime, dans la mesure de l’ambivalence mortifère du criminel, puisqu’à l’âge de 16 ans, Manson est diagnostiqué « agressivement antisocial » par des médecins et à 18, « traumatisé psychique » et d’une « sensibilité blessée par un manque d’amour et d’affection » selon un psychiatre[18] l’ayant examiné. C’est une question déjà rencontrée pour l’établissement d’un diagnostic chez les terroristes, dans la personnalité desquels la mégalomanie entre pour une large part (c’est le cas mutatis mutandis dans certaines configurations militantes : certaines vêtures discriminantes sont par exemple des formes mineures de mégalomanie, fondamentalement différentes de tenues portées pour signifier une fonction dignitaire d’autres ordres religieux). Si d’ailleurs l’on s’en tient à l’aspect criminalistique des deux psychopathologies, les passages à l’acte psychotiques relèvent du premier alinéa de l’article 122-1 du Code pénal selon lequel « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. » ou du deuxième alinéa selon lequel « La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable (L. no 2014-896 du 15 août 2014, art. 17, en vigueur le 1er oct. 2014), « Toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime[19]. ». Dans les deux cas, le psychotique n’aurait pas conscience, faute de cette faculté qui lie fantasme et réalité – permise par l’accès à la fonction symbolique[20] – des conséquences de ses actes. En revanche, le psychopathe serait en mesure de les évaluer, voire d’en éprouver du plaisir, dans la mesure où il n’agit pas sous l’emprise directe et immédiate de la pulsion[21]. La psychopathie est également substantiellement différente de la psychose[22] en ce que la psychopathie est une élaboration balbutiante de l’altérité sans l’autre (cf. le concept objet-non-objet de Racamier), une solution mal envisagée, plutôt davantage une résolution non intentionnellement construite ou limitée, même s’il y existe un caractère de préméditation ou d’obsessionalité, avec le pseudo choix d’une des composantes des psychoses, savoir le choix de la criminalité, mais en une réponse sommaire à un sentiment de culpabilité jamais pensé, lui-même probablement appuyé sur un héritage intersubjectif héréditaire « éducatif » sans règle, sans norme, sans limite, puisque jamais réalisé ni donc jamais dépassé. Quoi qu’il en soit, nous tenterons de répondre à la question du « choix » entre psychose et psychopathie dans notre prochain texte en introduisant dans cette dialectique la question de la perversion. Toujours est-il que la Psychopathy Checklist de Hare comprend vingt items (symptômes relationnels et affectifs) dont la corrélation constitue le syndrome : fausse désinvolture, séductivité, mensonge pathologique, tendances à l’escroquerie, manipulation, absence de remords et de sentiment de culpabilité, émotions superficielles, insensibilité, manque d’empathie, incapacité de reconnaître sa responsabilité. Le mode de vie et les attitudes antisociales du psychopathe sont : besoin de stimulation, forte propension à l’ennui, mode de vie parasitaire, absence d’objectifs réalistes et à long terme, nombreuses relations « amoureuses » de courte durée, impulsivité, agressivité, irresponsabilité, absence de contrôle du comportement, absences précoces de réparation, délinquance juvénile, révocation de la liberté conditionnelle, promiscuité sexuelle, versatilité criminelle. Conscient de ses actes, capable de prudence et de préméditation, dénué de toute compassion, empathie ou affiliation, le psychopathe est également, aux dires de la psychiatrie, peu réceptif au caractère dissuasif de la sanction et, par conséquent, pour qui le risque de récidive est des plus élevés. À ce titre, les législateurs doivent s’interroger sur la signification inconsciente de la récidive comme recherche réitérée des limites.
Retour à la Horde primitive
L’intrusion du groupe de meurtriers, sauvages et désorganisés, opérée par les portes et les fenêtres de la villa, les amenant à blesser et tuer un simple visiteur du gardien du lieu, se passe sous cet aspect de la frustration vengeresse, confortée par la contagion de Manson du délire mégalomaniaque aux criminels, ainsi qu’en témoigne la réponse d’un des adeptes interrogé par les occupants de la résidence : « Je suis le diable et je suis ici pour faire le travail du diable ». La barbarie des criminels dénote à la fois la haine de la part des sœurs et frères frustrés – pris définitivement par les passions tristes : haine, jalousie, ressentiment – et la dimension rationnelle d’un point de vue psychopathologique de leurs passages à l’acte, dès lors que la déconstruction de la fratrie relègue ses esprits les plus frustes dans le basculement vers les pathologies limites et les comportements pseudo délinquants, vols, viols, amoralités et détournements d’héritage matériel et abandon d’héritage moral avec impossibilité d’accès au fraternel, relais moral du surmoi paternel perdu, incestes refoulés, y compris dans l’intégration confortable aux idéologies totalitaires et, partant, à la secte[23]. Quoi qu’il en soit, la Loi symbolique n’est pas accessible, ni a fortiori les valeurs de respect, de loyauté, d’honneur, que l’on acquière principiellement dans la transformation vers le socius, tel que Freud le démontre dans ses écrits dits « sociologiques[24] » par lesquels il introduit les deux destins possibles à la fratrie : identification et consolidation de principes d’amour sublimé, développés en tant que de besoin dans certaines institutions d’autorité bienveillante ou bien, et c’est le cas pour la régression sectaire, union de sexualités s’éteignant dans une satisfaction brève fondée sur le crime et la culpabilité. Ainsi, dans le film de Tarantino et donc dans la fiction, les héros (les gentils : les personnages principaux) remportent tous les combats contre les criminels (les méchants : ceux qui veulent entrer de force dans un destin qui ne sera jamais le leur), de manière expansive et quasi-épique. Le personnage joué par Brad Pitt déjoue et punit l’inceste, en cours dans le ranch Spahn, et, dans ce même lieu, prête allégeance au père. Ensuite, Brad déjoue et punit le crime, lors de l’intrusion dans la villa, et assure l’autre héros, incarné par Leo di Caprio, de leur alliance fraternelle. Dans un troisième temps, Leo fait alliance avec les personnages stars Sharon Tate et Polanski – emporté par les passions joyeuses, amour, puissance, satisfaction –, gagnant ainsi l’accès à l’autorité tranquille et sécure. Dès lors, dans le réel, nous pouvons apprécier du point de vue de la métapsychologie freudienne le fait divers en la régression à la horde primitive, réalisée chez Manson à la fois par l’inceste à l’égard des sœurs et par le retour au crime vis-à-vis des frères. Cet aspect du meurtre réel, ainsi décrit, et celui du meurtre symbolique, pertinemment relevé par Roman Polanski lui-même, coexistent, puisque sa femme, Sharon Tate, aurait selon lui été tuée deux fois : une fois par les adeptes de Charles Manson, la « Famille », une fois par la presse, qui avait d’emblée, pour ainsi dire en fratrie inférieure du point de vue de la célébrité et de la fortune des deux stars, fait le lien entre les mœurs dissolus du tout Hollywood et les soi-disant orgies qui auraient offert un cadre favorable au quintuple assassinat. Nous pouvons par conséquent observer, dans les conjonctures conclusives des événements de cet été-là, la conjonction de deux types de passion fratricielle ; une passion sectaire, celle, décérébrée, de la part de Manson et de sa communauté de fraternité perverse et incestuelle, et une passion de rivalité, celle, envieuse, de la part d’un certain monde de la presse d’alors et de ses dévoiements. Dans les deux occurrences, l’un régressive et perverse, l’autre inaccomplie et envieuse, les alliances ne furent pas au rendez-vous, le seul sème caractéristique commun des deux camps qui s’imposât ayant été celui de l’ombre[25]. Les deux fratries, meurtrière réelle et meurtrière symbolique, auraient ainsi sans le comprendre jalousé puis, faute de reconnaissance, affronté les frères et sœurs qui, doués de succès, de gloire, de beauté, vivaient une passion que l’on peut qualifier de bourgeoise, de charme et de réussite, incarnée par les personnalités, pourquoi pas, héroïques, de Roman Polanski, de Sharon Tate et, sans doute, de quelques de leurs amis.
[8] « L’amour naissant, quand tout va bien, débouche sur l’amour ; le mouvement collectif, quand tout réussit, engendre une institution » Francesco Alberoni, Le Choc amoureux, 1981
[9] Sigmund Freud : « Tout traitement psychanalytique est une tentative pour libérer de l’amour refoulé qui avait trouvé dans le symptôme une piètre issue de compromis » in Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen, 1907
[10] Cf. infra la fascination de Manson pour les chansons Piggies, Helter Skelter, Blackbird, des Beatles.
[11] Et de devenir quelqu’un, autre qu’un criminel.
[12] Appelbaum, Clark Robbins, P. et Roth, L. H., « Dimensional approach to delusions: Comparison across types and diagnoses », The American Journal of Psychiatry, vol. 156, no 12, 1999
[13] Cf. Gaëtan Gatian de Clérambault sur « les psychoses passionnelles » in Œuvres psychiatriques, 1942
[14] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914
[15] Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1915
[16] Karl Abraham, « Les différences sexuelles entre l’hystérie et la démence précoce », 1908
[18] L’antisocial personnality disorder (ASPD) et la psychopathie désignent, selon Hare, des troubles différents. Le DSM–IV définit les personnalités antisociales suivant une série de sept critères comportementaux : incapacité répétée à se conformer aux normes sociales, tromperie caractérisée par l’escroquerie ainsi que l’usage répété du mensonge et d’identités fictives, impulsivité ou incapacité à planifier, irritabilité et agressivité caractérisées par des attaques ou conflits physiques réguliers, indifférence pour sa propre sécurité et celle d’autrui, irresponsabilité ou inaptitude à honorer ses obligations professionnelles et financières, absence de remords rendue manifeste par l’indifférence affichée et la rationalisation de ses fautes et/ou de ses crimes. Pour être diagnostiqué comme personnalité antisociale, le malade doit posséder au minimum trois des caractéristiques mentionnées, être âgé d’au moins dix-huit ans et avoir rencontré des « troubles de la conduite » avant sa quinzième année.
[19] « Si est encourue une peine privative de liberté, celle-ci est réduite du tiers ou, en cas de crime puni de la réclusion criminelle ou de la détention criminelle à perpétuité, est ramenée à trente ans. La juridiction peut toutefois, par une décision spécialement motivée en matière correctionnelle, décider de ne pas appliquer cette diminution de peine. Lorsque, après avis médical, la juridiction considère que la nature du trouble le justifie, elle s’assure que la peine prononcée permette que le condamné fasse l’objet de soins adaptés à son état. »
[20] Système des représentations individuelles et collectives que nous utilisons pour penser et communiquer.
[21] Le mensonge pathologique, les violations répétées des normes sociales, la victimisation, la tendance à blâmer autrui ou l’intolérance à la frustrationcaractérisent assez justement le discours psychopathique.
[22] La psychose paranoïaque se manifeste en premier lieu par des délires systématisés. La psychose schizophrénique par des délires non systématisés. La psychopathie (comme la mégalomanie) est une pathologie narcissique secondaire.
[23] Cf. Eugène Enriquez : De la horde à l’état. Essai de psychanalyse du lien social, 2003
[24]Totem et Tabou (1912), Psychologie des masses et analyse du moi (1921), L’avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la culture (1929)
[25] Jankélévitch : La joie est une « pure lumière sans ombre »