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L’émergence du phénomène transgenre III

Guy Decroix – Juillet 2025

3ème partie

Sommaire 

Jérôme Bosch, La nef des fous, vers 1500-10, musée du Louvre. Paris.

Introduction
I Émergence d’un différentialisme et des identités
II Un moment orwellien ou l’inversion des valeurs
Liberté, égalité, fraternité, laïcité
Le langage ou la perversion des mots
Censure et intimidation
Les marges en place du centre
Le présent et le futur en place du passé
La sensibilité en place de l’intelligibilité
La victime en place du héros
L’animal en place de l’homme ou l’antispécisme
Du féminisme des années 70 aux néo-féministes
L’irrationnel en place du rationnel
Un pulsionnel mortifère à l’œuvre
III Limite et paradoxe de l’intersectionnalité
IV Vers une idéologie transhumaniste
V Sur la position du psychanalyste à l’épreuve du contemporain

D’un point de vue métapsychologique, c’est-à-dire inconscient, les liens institutionnels et politiques peuvent s’entendre comme la somme d’individus qui introjectent le même idéal du moi et qui s’identifient en conséquence dans leur moi en partageant un même objet.  Ce sont ces liens, y compris socio-familiaux, que nous avons repérés dans notre première partie, qui se sont progressivement effrités, ouvrant la voie à de nouveaux types de liens totaux mortifères et à l’engagement de certains dans le phénomène de transition.
Dans notre seconde partie, nous avons tenté de circonscrire des éléments favorables à l’accueil de cette nébuleuse trans et de son idéologie, en pointant et critiquant l’idéologie de l’autodétermination dans différents secteurs, les effets d’une toute-puissance infantile non régulée et l’inscription de ce phénomène dans le champ de l’indifférenciation.
Nous nous proposons dans un dernier temps de repérer l’inscription de ce transgenrisme dans le wokisme, un phénomène articulé à une inversion des valeurs, à l’intersectionnalité et enfin à une idéologie transhumaniste.

Le transgenrisme que nous avons abordé dans l’article intitulé « Wokisme, une déraison mortifère »[1] se rattache à des discours idéologiques associés à la mouvance décoloniale et intersectionnelle. Ces discours, marqués par une binarité récurrente et une incapacité à dialectiser, considèrent l’Occident comme une entité dominante, coloniale, blanche et patriarcale, tandis que toutes les minorités (femmes, personnes LGBT+, groupes raciaux, personnes transgenres) se perçoivent comme des victimes de cette domination, appelées à se révolter contre leurs oppresseurs. Cette logique binaire du wokisme qui empêche toute reconnaissance de l’ambivalence psychique, apparaît quelque peu paradoxale pour les mouvements LGBTQ+ qui précisément, s’efforcent de dénoncer la binarité. Dans ce contexte, un dirigeant politique de « La France insoumise » plaide pour inscrire dans la Constitution la liberté du choix de genre, lors d’un vibrant plaidoyer pour promouvoir les études de genre à l’université de Lille. Ce responsable politique exhorte à « déconstruire le faux genre humain », soutenant que l’homme serait violent par construction, basant son argumentation sur les études de genre face « aux ignorants grossiers ». Il conclut en soulignant la nécessité « de former les professeurs pour qu’ils fassent face à quelque chose qui va à rebrousse-poil de la construction genrée de la société telle que nous la connaissons aujourd’hui ».[2]
Cette mouvance a pris corps à la suite des travaux de Terra Nova en 2011, qui ont prôné l’abandon du peuple français ainsi que de la laïcité au profit de l’émergence d’un néo-peuple articulé autour du wokisme, de l’islamo-gauchisme et du néoféminisme.

I Émergence d’un différentialisme et des identités

                          « D’autant que l’âme est plus vide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion. »
Michel de Montaigne, Les Essais, 1580.

L’année 1983 marque un tournant décisif pour la gauche au pouvoir. Des slogans comme « Black Blanc Beur », qui remplace le traditionnel Bleu Blanc Rouge, et « Touche pas à mon pote », avec sa référence à la main jaune évoquant l’étoile jaune, se rapportent à une identité raciale et ethnique qui entame l’universalisme républicain au profit d’une logique communautaire. Cette mutation du rapport au symbolique, à l’identité et à la Loi au sein de la société française illustre le passage d’un paradigme symbolique, où le citoyen était un concept abstrait, un sujet défini par son intériorisation de la Loi, à une réalité plurielle, incarnée par des corps réels, visibles, sexués et racialisés. Cette mutation demeure une source de morcellement et d’enfermement identitaire. Ce mouvement prône « le droit à la différence » plutôt qu’à la ressemblance. Cette dynamique, associée à l’instauration de la discrimination positive, se traduit par la reconnaissance d’identités variées (gays-raciales-noires) en lien avec des revendications d’égalitarisme, dans le contexte du wokisme naissant en France. La lutte contre toutes formes de discrimination, qu’elles soient basées sur le sexe, la race ou l’orientation sexuelle, devient l’horizon des démocraties contemporaines qui ont renoncé à toute idée de progrès social et d’émancipation collective.
Parallèlement, la mondialisation et ses conséquences en matière de délocalisations, qui engendrent un marché de consommateurs à l’échelle mondiale, contribuent à l’effritement de la classe ouvrière. Dans ce mouvement, un groupe de réflexion progressiste, Terra Nova, publie une étude le 10 mai 2011, affirmant qu’un « mythe fondateur de la gauche française est brisé[3]. » Terra Nova évoquerait la « nouvelle terre » à reconquérir symboliquement dans ses fondements et potentiellement à reconfigurer un lien social. L’article souligne que le divorce entre le Parti socialiste et la classe ouvrière, « en déclin », est prononcé. Les signataires préconisent de s’adresser à un nouvel électorat urbain composé de « diplômés », de « jeunes », de « minorités des quartiers populaires » et de « femmes » : tous rassemblés autour de « valeurs culturelles et progressistes ».
Un nouveau peuple est désormais en mouvement, focalisé sur les minorités ethniques, religieuses, culturelles et sexuelles.  Dans cette société marquée par l’individualisme et le consumérisme, chacun est invité à façonner sa propre identité, qui relève d’une projection narcissique, ignorant tout déterminisme historique ainsi que toute donnée biologique et sexuelle. Chacun brandit en étendard sa prétendue identité, en participant à une marche des fiertés permanente ! Les identités, qui mutent en diverses « fiertés », ne se définissent plus par ce qu’elles accomplissent, mais par leur essence.  Notons que ces parades périodiques et festives des fiertés, comme les Gay Pride, pourraient soutenir l’idée du « fait social total » déjà évoquée. Les conquêtes socio-politiques laissent place à l’émergence permanente de représentants issus du combat juridique.
Dans ce contexte, les différents groupes sexuels, dont le transgenrisme trouveront leur essor. Historiquement, jusqu’à la fondation du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), le militantisme LGBT+ prônait une forme d’assimilation revendiquant le droit à l’indifférence. Aujourd’hui, ce mouvement aspire à cultiver sa différence jusqu’à devenir un puissant lobby revendiquant sa propre culture.
L’assimilation, inscrite dans le Code civil, cédait ainsi la place au droit à la différence, à la diversité et à l’exclusivité des groupes, ouvrant ainsi la voie à divers types de communautarismes. Le slogan de McDonald’s « Venez comme vous êtes » devenait le motto de l’école, de la société et, récemment, la devise de la refondation d’un parti politique français[4].
Comme le souligne Natacha Polony[5], l’identité nationale qui nous rassemblait autour d’une mémoire commune et d’un narratif collectif, où chacun avait sa place dans la société, est désormais la seule identité véritablement bannie. Nous pourrions rappeler que cette communauté nationale, hier qualifiée de patrie, était invoquée dans les appels à l’unité et chantée dans nos écoles : « Allons, enfants de la patrie ! »
À l’instar des États-Unis, un quotidien français[6] recense les parlementaires selon leur pigmentation pour dénoncer une assemblée qui « reste blanche ». Pendant son mandat, le président Obama représentait l’archétype dumonde de la diversité à venir, associant en sa personne sexe et race : afro-américain, blanc et noir, tout en présentant une fragilité féminine, presque « métis et hermaphrodite[7] » générant ainsi une véritable Obamania. Il convient de souligner que les minorités ont trouvé protection dans l’universalisme, acceptées non pas pour leurs différences, mais pour leur similitude au sein de notre humanité partagée. Dans un retournement majeur, le social a cédé la place au « sociétal », un néologisme qui a affecté les mœurs et les modes de vie privés. Alors que le social est le terrain fondateur du lien intersubjectif, du langage et de l’inconscient dans la structuration du sujet, qui n’existe que par son inscription dans un ordre social et symbolique, le sociétal s’inscrit dans des mutations culturelles qui altèrent le mode de subjectivation et tendent vers une désymbolisation par un brouillage des repères et une confusion des places.
En marge de ces diversités, nos sociétés sont traversées par un élan de commisération. Un zèle compatissant envers les démunis, les déshérités et les exclus ne cesse de se manifester dans l’arène politique.  À tel point que, comme le note Myriam Revault d’Allonnes[8], « les dirigeants n’hésitent plus à faire de leur aptitude à compatir un argument décisif en faveur de leur droit à gouverner ».
En 1902, Lénine se posait la question fondamentale : « Que faire ? », alors qu’aujourd’hui, il semble que les politiques se préoccupent davantage de « Que dire ? » en quête de soi-même et visent moins les mouvements d’émancipation que la défense des minorités « menacées ».
La désormais célèbre anaphore d’un candidat à la présidence de la République, « Moi, président », fait référence à l’individu en tant que personne privée, en opposition à l’expression « si je suis président », où le pronom « je » désigne un sujet. Loin est l’époque de Roosevelt, grand homme d’État, paralysé par une poliomyélite invalidante et jamais présenté dans son appareillage pour tenir debout. L’éthique des journalistes consistait alors à dissimuler la vie privée d’un dirigeant.
Cette autoaffirmation de soi, métabolisée en hypertrophie du moi, signe notre époque. Les « vécus » des auteurs fleurissent comme jamais dans la littérature, et les ouvrages consacrés aux émotions et aux sentiments connaissent un essor considérable dans les rayonnages des livres de développement personnel.
Comme l’indique Élisabeth Roudinesco[9], des expressions telles que « Je pense donc je suis », « Ça pense là où je ne suis pas » ou encore « Je est un autre » et « Je suis Charlie » affirment l’existence d’une identité universelle, à la fois consciente et inconsciente, toujours divisée, toujours « autre », tout en restant soi-même et en incluant l’étranger en soi. Cependant, l’affirmation « Je suis Charlie » reste discutable, dans la mesure où elle ne représente qu’un volet face à la barbarie. Comme elle le souligne, chacun aspire à « être soi-même comme un roi » et non pas comme un autre. Nous pourrions également entendre, en ces temps narcissiques, chacun cherche « à être soi, m’aime »…
L’émergence de ces diversités identitaires s’est accompagnée de « souffrances narcissiques identitaires » repérées par René Roussillon. Cela témoigne de l’évolution d’une société centrée sur le surmoi, qui représente des intérêts collectifs, à une société valorisant l’idéal du moi et les intérêts narcissiques.

II Un moment orwellien ou l’inversion des valeurs

                                                                                         « La guerre, c’est la paix, la liberté, c’est l’esclavage, l’ignorance, c’est la force. »
George Orwell, 1984.

Le concept de déconstruction, forgé par Martin Heidegger et revisité par Jacques Derrida, s’est transformé progressivement en une idéologie nihiliste visant la destruction des assises de notre civilisation par une inversion de nos valeurs fondamentales. Ce processus s’attache à déconstruire ce qui est souvent désigné comme « le privilège blanc » et ses multiples facettes : la langue française, la structure familiale, ainsi que les notions de genre et de sexe. Nous tenterons d’explorer quelques-unes de ces inversions narratives, avant d’y repérer une pulsion de mort à l’œuvre.

Liberté, égalité, fraternité, laïcité

Au nom de la liberté individuelle, nous assistons paradoxalement à une entrave à la liberté d’autrui, qui se manifeste par différentes formes de nuisances, d’insultes, voire de violences. Nous constatons des perturbations ou des annulations de conférences, ainsi que des intimidations et des menaces de mort liées à la présentation d’ouvrages comme Transmania[10].  La liberté, qui doit être encadrée par des lois (c’est-à-dire des limites, des frontières et des institutions), semble désormais menacée.
Dans ce contexte, ma liberté, envisagée à travers le prisme du « moi je », s’affranchit de toutes formes d’aliénation déjà mentionnées par Platon. Nous glissons insidieusement de la liberté vers un système de contrôle, en dénaturant ainsi le projet d’émancipation inscrit dans la promesse républicaine et en contrariant l’esprit démocratique, qui doit résoudre les différends par le dialogue et non par la violence. L’idée d’un « homme qui s’empêche », selon l’expression d’Albert Camus, semble, aujourd’hui frappée de caducité, comme si le sujet moderne ne rencontrait plus d’obstacles intérieurs pouvant freiner sa jouissance. En l’absence d’introjection des interdits, le surmoi s’est érodé et l’homme contemporain ne s’empêche plus : il s’abandonne.
Une autre forme d’atteinte à la liberté se manifeste aujourd’hui dans une sorte de jouissance punitive de dénonciation, par le biais de la censure pratiquée par les pairs, remplaçant ainsi la censure verticale imposée par les autorités.
Annie Ernaux, la première femme écrivain française à recevoir le prestigieux prix Nobel, écrit pour « venger sa race », tout en ne renonçant pas aux honneurs du monde d’en haut, peuplé de ces « dominants » qu’elle pourfend, rapporte le journal Le Point [11]. Elle s’indigne face à la publication de Langue fantôme[12], un essai critique sur le multiculturalisme, et obtient le départ de Richard Millet du comité de lecture de Gallimard après avoir initié une pétition, signée par environ cent-cinquante écrivains, et publiée dans les colonnes du Monde [13]. Faut-il rappeler la phrase d’Albert Camus lors de son discours de réception du prix Nobel en 1957 ? « Les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger, et s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne règnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel. »

L’égalité, second volet de la devise républicaine, s’avère également dévoyée en un vice égalitariste. Quelques illustrations :
Le Planning familial peut affirmer dans ses brochures : « Un homme peut être une femme » ou encore « Un pénis est un pénis, pas un organe sexuel mâle ! » Ces énoncés incohérents illustrent comment la conception de l’égalité des droits, qui est un principe démocratique, se transforme en une forme d’égalitarisme, semblable à une véritable religion de l’égalité. Ce processus infini vise à uniformiser et à indifférencier, en écrêtant toute distinction et en annihilant toute reconnaissance. Ce phénomène est amplifié dans un contexte de relativisme, où les autorités sont affaiblies et où règne l’horizontalité des réseaux sociaux. Cette jouissance sans limites d’un surmoi collectif, identifié par Lacan, qui pourrait s’exprimer sous l’injonction « Jouissez pareillement ! »,  n’exprime-t-elle pas une dérive imaginaire en réaction à la structure symbolique du manque ?
Cet égalitarisme, en place de l’excellence, se déploie notamment à travers l’écriture inclusive, qui vandalise la langue et nous sépare d’un passé supposément inégalitaire. Adieu aux beautés des alexandrins, si nous devions écrire « le vainqueur et la vainqueuse » ! Flaubert, inquiet de la dégradation possible de la langue, affirmait : « Je n’écris pas pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour les lecteurs qui se présenteront tant que la langue vivra. »  Ce nouveau signifiant maître, l’inclusion, cherche à définir tout individu par sa différence, remplaçant ainsi la notion d’égalité dans l’école publique. L’objectif est d’inclure dans le savoir[14], qui doit être désormais à la portée de tous, tout en occultant que cette inclusion implique nécessairement une forme d’exclusion.
Lacan[15] le soulignait en précisant que tout ensemble procède d’une exclusion du fait de l’identité à un trait commun. Ce principe d’inclusion, qui s’oppose à toute forme de méritocratie, s’avère être une chimère. Le sigle LGBT en est l’expression, par l’inflation de signes qui s’attachent à ces initiales.  Comment pourrait-on visibiliser tous les genres (femme, trans, personne non binaire…), ce qui est une visée de l’écriture inclusive, dans une langue qui, par sa nature même, fonctionne sur le principe de l’exclusion, à savoir que, ce qui est énoncé implique toujours ce qui ne l’est pas ?  Cette tentative de modifier le symbolique par le politique, de rectifier le Réel (l’impossible du sexe) et de réparer la castration par la syntaxe répond à un fantasme de maîtrise du langage. Pour Lacan, l’écriture inclusive pourrait être une tentative « d’écrire le rapport sexuel » en un lieu où il n’existe pas symboliquement.
Cet égalitarisme se déploie dans l’éducation des élèves en vue d’instaurer une véritable égalité des sexes au sein de l’école. Paradoxalement, une initiative censée promouvoir l’égalité, à savoir le port d’un uniforme scolaire, pensé comme un moyen d’abolir la rivalité des apparences et l’emprise des marques, suscite la réticence, voire le refus, d’une part significative du corps enseignant. Et ce, alors même qu’elle fut portée par un ancien Premier ministre au nom d’un idéal républicain d’unification.
N’est-il pas contradictoire de soutenir que le symbolique exerce une action causale (exprimée par exemple dans la volonté d’ajouter un e à professeur), alors que l’imposition de l’uniforme à l’école est rejetée ? Cette même approche égalitariste tend à aplatir la différence générationnelle, générant une relative difficulté des parents à occuper leur place.
Les concepts sont ainsi pervertis, menant à des falsifications qui peuvent engendrer, libérer et encourager l’expression de la haine. Cette idéologie égalitariste évoque les langues totalitaires des sociétés modernes, que Tocqueville qualifiait de « despotisme doux » en démocratie. Il s’agit d’une forme de « totalitarisme sans le goulag » [16], où la seule option qui s’offre à chacun est de se conformer à la doxa, sous peine d’être qualifié de réactionnaire. Jean-Pierre Chevènement[17], dans son ouvrage Res Publica, fait remarquer que « l’égalité devant la loi est devenue, par un singulier glissement, l’égalité des identités, ce qui n’a strictement rien à voir et nous vaut un relativisme généralisé maquillé en tolérance ».

La notion de fraternité désigne les liens forgés par les luttes pour l’émancipation. La ferveur unificatrice se manifeste lors de la fête de la Fédération du 14 juillet : « Nous jurons de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité », déclamait Lafayette.  Actuellement, cette fraternité se traduit par ce nouveau syntagme doucereux du politique, réitéré tel un mantra : « le vivre-ensemble », sous-entendant que le fait d’être côte-à-côte ferait lien social. Ne peut-on pas vivre ensemble dans l’indifférence ou la conflictualité ? Seule la référence à nos principes républicains et non à un « vivre ensemble » serait de nature à protéger de la peur d’enseigner, par exemple, à en croire Jean-Pierre Obin dans son dernier ouvrage « Les profs ont peur[18] ». Par ailleurs, une telle expression est étrangère à la psychanalyse, car l’inconscient ne désire pas un « vivre ensemble », mais repose sur l’exclusion d’un tiers et sur des désirs inconscients asociaux en quête de jouissance. Freud nous rappelle que « L’homme est un loup pour l’homme ». Seuls le refoulement et la répression des pulsions favorisent un certain lien social.
Cette fraternité républicaine tend à s’effacer aujourd’hui dans certains lieux, au profit d’une fraternité religieuse. Ernest Renan, lors de sa célèbre conférence « Qu’est-ce qu’une nation ? » prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882, en donnait le contour en précisant, entre autres, une volonté de faire société, un désir de cohabiter. Le vivre-ensemble repose sur un trait identificatoire commun, impose des références implicites communes, un langage commun où les mots ne sont pas interchangeables et des mœurs communes. N’assistons-nous pas aujourd’hui dans certains territoires français à une tendance à des replis communautaires ? À titre d’exemple, comment « vivre ensemble » avec des pratiques culturelles de contrôle du corps des femmes, contraires à nos mœurs, comme l’illustre ce slogan : « Les vacances, c’est fait pour s’amuser, pas pour être mutilée, l’excision ne doit pas faire partie du voyage », figurant sur l’affiche d’une campagne nationale du ministère de l’Égalité entre les hommes et les femmes ? Cette excision ou mutilation du féminin est une castration réelle du corps vécue comme une violence non symbolisable, source de clivage ou de dissociation par l’enkystement de la sexualité dans le traumatisme.

Enfin, la laïcité, qui n’est pas une valeur, mais un principe fondamental, repose sur l’élaboration d’un espace neutre, aconfessionnel, dans lequel chacun peut exprimer ce qui est commun et non ses différences individuelles : Expression de la discrétion. L’autorisation pour certains du port du voile au nom d’une certaine laïcité dite « ouverte », en d’autres termes, accommodante, participe de la confusion des esprits.  Selon Sami Naïr, il n’existe pas de « laïcité ouverte ou fermée » : seule existe la laïcité, quatrième pilier de la République. En matière de laïcité, gardons en mémoire un des préceptes de la « lettre aux instituteurs » de Jules Ferry : « Demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire.Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. »
Aujourd’hui, pour le tartuffe woke ayant un rapport perverti à la réalité, « il faut voir ce que l’on dit et non dire ce que l’on voit ». Un exemple manifeste récent en témoigne : la déclaration de la présidente de France Télévisions lors d’une audition à l’Assemblée nationale : « Je tiens à dire qu’on ne représente pas la France telle qu’elle est, on essaie de représenter la France telle qu’on voudrait qu’elle soit. » Il revient à tous les médias de témoigner de la réalité, de tendre vers la vérité, et il incombe aux politiques élus de changer la société, non aux journalistes en tant que tels, ni aux magistrats dans l’exercice de leurs fonctions. Quand un juge se donne cette responsabilité, cela aboutit à la célèbre tirade de Baudot : « Ne vous contentez pas de faire votre métier […] Vous avez un rôle à jouer […] Soyez partiaux […] Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’ouvrier contre le patron, pour le voleur contre la police. »
Dans l’idéal platonicien de la cité juste, chaque individu trouve sa juste place selon sa nature propre, et s’y consacre en accomplissant sa mission. Cette perversion, qui est une position subjective par rapport à la Loi et au désir, fait du pervers un « faiseur de loi » qui détourne le sens des mots (transphobe, homophobe, islamophobe…) à des fins de manipulation des esprits. Notre époque est désormais enfermée dans « une cage aux phobes », selon l’expression de Philippe Muray, dont les trans sont les derniers avatars. Rappelons que toute phobie, « phobos », désigneune peur spécifique de situations ou d’objets ! Ainsi, l’homophobie ne fait pas référence à une peur ou haine du même, mais à une crainte ou haine de celui qui éprouve de l’amour pour le même sexe. Paradoxalement, le démophobe, qui définit la peur du peuple de la part de nos élites, ne figure pas dans la litanie des « phobes ». Rappelons que la démocratie est un système de gouvernement où le peuple est souverain. La répétition de slogans, la mise en scène et la propagande instaurent un espace pulsionnel destiné à assujettir les individus. Les slogans s’avèrent être des instruments efficaces de manipulation, d’autant plus qu’ils s’adressent davantage à l’émotion qu’à la raison. Gérard Rabinovitch[19] dénonce les perversions du langage ainsi que l’antinomie entre la résistance et le terrorisme. Il souligne que « le résistant se fait violence d’entrer dans cette voie quand le terroriste se promet d’en jouir ». Tandis que le premier inflige la mort à l’ennemi pour préserver la vie, le second sacrifie sa vie pour propager la mort. Nous avons récemment pu observer combien le terrorisme pouvait chosifier, dégrader, voire nazifier celui qui est attaqué. Cette confusion ruine le droit à la résistance et, par un subterfuge, par une imposture, sanctifie la violence terroriste.

La « langue genrée » d’une minorité agissante s’applique désormais à la maternité.
Un nouveau manuel[20] issu d’universitaires et de sage-femmes progressistes vise à promouvoir la « décolonisation du genre » et la « justice reproductive » par le biais de rectifications linguistiques. Au nom de l’inclusivité, les mères qui accouchent sont déshumanisées, spoliées de leur corps et de leurs gestes en devenant « parent gestationnel » ou « personne enceinte ». L’expression « allaitement maternel » est muée en « allaitement thoracique » et le « lait maternel » est rebaptisé « lait humain » ou « lait du parent nourricier ». Le père devenu superfétatoire est désigné « membre de l’équipe de soutien ». Dans une « mise en scène de la vie quotidienne » que l’on pourrait qualifier de psychiatrisée, et pour refléter la diversité du genre et des sexualités, nous pouvons voir opérer un « spécialiste en santé reproductive » à la place du traditionnel gynécologue. « L’effort pour rendre l’autre fou[21] » dans ce scénario s’étaye sur la novlangue devenue la norme. Quand le langage se paupérise par sa binarité, qu’il n’est plus habité dans ses nuances et qu’il se délite par son incapacité à dialectiser, alors les notions d’exigence et de mérite s’effondrent et la transmission défaille. Le langage n’est certes pas la réalité, mais tenter de modifier la langue pour transformer le monde, c’est confondre le signifiant avec la chose. Cette aspiration à faire coïncider le mot avec la chose, en adoptant, par exemple des prénoms neutres comme « iel » ou « celleux », révèle d’une volonté d’abolir l’écart fondateur entre le signe et le réel : Elle constitue, en ce sens, une négation du symbolique.
Le langage cesse d’être un lieu d’équivoques et d’ambiguïtés pour devenir un outil de pouvoir.
Ce langage neutre qui prétend englober toutes les identités, sans distinction de sexe ou incorporant les deux, est le fantasme d’un signifiant maître absolu sans faille. Cette plongée dans le réel où le mot est la chose, rappelle l’enfant psychotique repéré par Lacan dans L’Étourdit. Cet enfant est dans le langage, mais hors discours. Faute d’un discours établi pour l’enfant, le symbolique n’est pas articulé comme chaîne signifiante pouvant border la jouissance. Aussi, cette perversion des idées et des concepts constitue une falsification susceptible de provoquer, de libérer et d’autoriser l’expression des haines. La violence devient la seule voie de décharge. Rappelons avec Francis Ponge que « la meilleure façon de servir la République est de redonner force et tenue au langage ».

Censure et intimidation

Observons ce nouveau paradoxe, où, à l’heure du recul des préjugés à l’endroit des homosexuels, des associations militantes dénoncent dans un climat de terreur l’homophobie d’un certain nombre d’intellectuels sous le slogan « l’homophobie tue ». La conférence de Sylviane Agacinski prévue sur « l’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique » a été annulée, car des groupuscules associatifs radicaux (Riposte trans, Mauvais Genre-s), désignés par le journal Marianne [22] comme « milices fascistes », avaient menacé de perturber l’évènement « par tous les moyens ».
Dans ce mouvement de déconstruction, certaines universités s’engagent dans ce combat avec la caution intellectuelle et institutionnelle des studies, promeuvent une police du langage et de la pensée et exercent un terrorisme par le biais de la censure. Consterné aurait été l’auteur des Essais d’assister à ce spectacle au sein de l’université portant son nom, en ce lieu dédié à la disputatio et à la controverse argumentée. Adieu au projet humaniste qui invitait à penser contre soi, à « limer sa cervelle contre celle d’autrui », à se dépasser par le savoir… Montaigne revient, avec la promptitude propre aux esprits qui ne dorment jamais : ils sont devenus fous ! Ces censures expriment une des facettes de l’idéologie woke qui n’est que pure négation et totale destruction. Un autre exemple, l’ouvrage de Daniel Lindenberg[23], le Rappel à l’ordre, où l’auteur disqualifie les voix dissidentes qui, dans un désir de retour du refoulé, de l’ordre symbolique, dénoncent le relativisme ambiant, le multiculturalisme et l’héritage de mai 68. À la manière d’un retour aux listes noires, cet ouvrage ne se contente pas de contester la pensée adverse : Il la disqualifie en l’assignant à une mouvance réactionnaire (Pierre-André Taguieff dénonce une « inquisition intellectuelle »), et adopte ainsi la posture d’une dénonciation morale, excessivement surmoïque. Le cinéaste américain Ami Horowitz déclare en guise d’incipit dans son documentaire diffusé en juillet 2024, un paradoxe de taille : « le soutien des LGBTQ aux Palestiniens dans le conflit les opposant à Israël [24]. »  En Palestine, non seulement on ne prône pas une telle convergence des luttes, mais on traque, torture, viole et assassine les personnes homosexuelles, alors que certaines d’entre elles trouvent refuge en Israël et peuvent participer éventuellement à la magistrale Gay Pride de Tel-Aviv.

Les marges en place du centre

                                                                                                  « La vérité surgit toujours dans les marges. » Jacques Lacan.

Déclarer que les marges sont devenues le centre, exprime que certaines identités, historiquement minorées ou invisibilisées jusqu’alors (transgenres, handicapées…) occupent désormais l’espace dominant de la société dans les débats médiatiques ou culturels et contestent les normes dominantes par l’imposition idéologique de la « wokisation ». Les identités trans actuelles pourraient incarner le retour du refoulé de l’ordre sexuel et révéler la béance structurale entre les sexes. Ce refoulé se manifeste actuellement par une sur-visibilité et une certaine radicalité.
Ainsi, des groupes marginaux se constituent en lobby, s’exposent dans des manifestations internationales ou s’imposent dans les écoles en légitimant et en banalisant le tout possible : « Au planning, on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ! » Ces groupes marginaux tendent à s’expatrier à l’étranger avec la création d’un poste d’ambassadeur de France pour les droits LGBT+. Néanmoins, une conférence prévue au Cameroun sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre n’a pas pu avoir lieu en raison du refus de ce pays d’accueillir l’ambassadeur. Ce triomphe des passions identitaires travaille à un enfermement de l’homme dans le cercle étroit des identités de sexe, de genre, de religion, d’ethnicité au détriment de l’unique identité qui nous dépasse : l’identité nationale. On assiste à une tentative de réorganisation du pouvoir et de transformation du lien social, qui serait moins fondé sur le refoulement et la loi que sur le ressenti et la jouissance minoritaire, dans un désir d’éradiquer le manque et la dette structurant le sujet.

Le présent et le futur en lieu et place du passé

« Tous les pays qui n’ont plus de légende, seront condamnés à mourir de froid […]. »
Patrice de la Tour du Pin, 1946.

L’histoire semble vécue comme un affront narcissique insupportable. Effacer le passé, ses œuvres, ses réalisations et ses enseignements au profit d’un surinvestissement du présent, c’est renoncer à une certaine modestie, c’est annihiler la mémoire, effacer l’identité, refuser la dette symbolique, déliter les liens humains, fuir devant le réel du trauma historique et favoriser l’émergence d’une horde sauvage livrée à ses pulsions primaires.
Le mouvement woke juge le passé et ses structures mentales, censées être sexistes, racistes et homophobes, de manière anachronique en refusant la contextualisation.
Notons une exception pour le pogrom du 7 octobre 2023, où la contextualisation est évoquée par les présidents de certaines universités des États-Unis. Cette exception témoigne d’une certaine porosité entre le wokisme et l’antisémitisme.
Hannah Arendt,[25] dans « La crise de l’éducation », décrit le monde comme un espace façonné par l’humanité sur terre. Il faut, dit-elle, « expliquer aux enfants que le monde dans lequel ils vivent est plus vieux qu’eux, c’est-à-dire les introduire au monde du passé : ne pas instruire du passé les enfants, c’est introduire une brèche entre le passé et l’avenir, c’est rompre le fil de l’humanité, c’est empêcher les enfants d’être pleinement humains ». Cependant, à quelles fins offrir aux élèves les œuvres du passé qui ont perduré jusqu’à ce jour, si l’on considère, sans discernement, que le monde précédent était mauvais, raciste et colonialiste ? L’école française est une structure universaliste qui accueille tous les élèves à visée d’apprentissage, indépendamment de leur sexe, de leur statut économique, de leur culture d’origine ou de leur couleur de peau…  « Un peuple qui oublie son histoire se condamne à la revivre », disait Winston Churchill. Enfin, Hannah Arendt nous rappelle dans Vies politiques que « toute époque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre doit se heurter finalement au phénomène de la langue, car dans la langue ce qui est passé a une assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser définitivement du passé. »

La sensibilité en place de l’intelligibilité

Nous sommes nés à quêter la vérité ; Il appartient de la posséder […].
Michel de Montaigne.

Le « woke » se doit de réagir à toutes les formes de discrimination (sexisme, misogynie, homophobie, transphobie…) avec une sensibilité absolue. Ainsi, certains défenseurs de cette « cause » perçoivent la moindre énonciation d’opinions ou de pensées qui divergent des leurs comme une « micro-agression », une offense, un cautère dans les entrailles. Ils imposent une confiscation de la parole, une annulation de conférences, par leur incapacité à affronter le débat et l’altérité, qualifiant alors « tout opposant » de transphobe, d’homophobe ou d’islamophobe. Une politique du ressenti claquemure l’individu dans la clôture de ses sensations, l’isole de l’universel. Cette division binaire du monde entre deux subjectivités antagonistes avec le retour de la dualité (phileo et phobos) rend tout débat impossible. Daniel Sibony engage fréquemment un parallèle avec l’Islam, une religion qui, selon lui, « fonctionne selon une logique binaire » : « Pour le Coran, il y a les soumis (les musulmans) et les insoumis (les incroyants). » De même que l’islam désigne l’autre comme infidèle, le wokisme qualifie l’homme Blanc et hétérosexuel de raciste et de colonialiste, en essentialisant des identités.
Par ailleurs, l’hypersensibilité actuelle s’articule à la question des identités. User du registre des identités, c’est-à-dire se prononcer en tant que représentant d’une minorité et non user du registre des idées, pervertit le débat et prive d’une liberté de parole, dans la mesure où l’identité présente une sensibilité particulière à la flagornerie ou à la critique. Rappelons que, pour Winnicott, la sentimentalité est un attribut qui s’origine dans le refoulement de la haine.
Le wokisme, qui présentait à l’origine des vertus louables en désirant réveiller les consciences sur les injustices, aura dérivé vers une idéologie intransigeante dès lors qu’il a fait de la moindre offense un préjudice, une blessure propre à la vie sociale, un dommage atteignant l’intégrité de la personne. Cette inversion aura ouvert la porte à une tyrannie illimitée, à une purification moralisatrice. Ce fantasme de pureté pourrait répondre à une défense contre le réel de la division du sujet en tant que ce dernier est toujours traversé par des ambivalences, des pulsions et des contradictions. Une vérité universelle peut-elle encore subsister, dès lors que toute remise en question de ma vérité est perçue comme une atteinte à mon intégralité, voire comme une blessure ?» Il fut un temps, celui de l’affaire Dreyfus, où les débats idéologiques faisaient rage, mais où la littérature et le patriotisme réunissaient les opposants comme Léon Blum et Maurice Barrès durant la Grande Guerre. Les haines actuelles et l’absence d’un bien commun semblent désormais rendre cette alliance improbable.
Une conférence sur les nouveaux défis rencontrés par les parents, à laquelle Caroline Eliacheff devait intervenir à la mairie de Paris centre, a été annulée sous la pression exercée par des militants transgenres. La municipalité défend publiquement sa position : « la mairie est engagée contre toutes les discriminations et contre la transphobie », tout en qualifiant les intervenants de « chercheurs aux positions controversées ». La polémique est ainsi vécue comme une offense ou une agression à censurer. Ainsi, dans cette ambiance de quérulence, chacun met en avant sa propre identité, en exhibant ses souffrances, en dénonçant les offenses, en signifiant son besoin de visibilité et de reconnaissance. Une « société du ressenti », donc d’individualités, tend à une destruction du bien commun. Comment coexister avec autrui, dès lors que, m’adressant à un individu barbu, ce dernier exige d’être appelé mademoiselle ? Une société sans référent commun tendrait à s’animaliser, selon l’expression de Philippe Murray.
La politique actuelle se prête à cette question de la sensibilité, notamment avec l’abrogation de l’épreuve de français au concours des grandes écoles d’ingénieurs. Cette épreuve, qui n’était pas une dissertation de type agrégatif, mais plutôt un QCM, est jugée « anxiogène » et « pouvait être socialement discriminante ». La priorité n’est plus de maîtriser la langue française ou de détecter des talents, mais plutôt de « s’adapter aux réalités des étudiants » et d’éviter de heurter l’hypersensibilité des élèves « qui ne se sentent pas toujours prêts ».
Un député demande l’éviction de l’expression « travail au noir », la considérant comme péjorative et ignorant à l’évidence la référence à l’interdiction du travail de nuit. Cette intervention de type paranoïde impose une police du langage et de la pensée sans toutefois véritablement contribuer à la lutte contre les discriminations ou au travail clandestin.
Cette polarisation sur le binôme dominant-dominé, entrainant la culpabilisation des dominants selon Michel Foucault et des classes favorisées selon Pierre Bourdieu, et articulée à la dénonciation récurrente de la domination, représente pour Nathalie Heinich[26] une posture mentale liée au ressentiment. Ce primat du vécu émotionnel, cette centralité de la souffrance subjective ainsi que cette quête de réparation, signent la projection de blessures narcissiques non élaborées sur la scène sociale. Cette position d’une identité victimaire figée prive le sujet de toute responsabilité tout en éludant le symbolique au profit de l’imaginaire : « Je ressens, donc j’ai raison. » Une fois encore, parler au nom de son ressenti, c’est oublier, comme Freud l’a illustré dans L’interprétation des rêves (1905), que le sujet n’est pas transparent à lui-même. Ce que chacun croit dire consciemment masque des formations de l’inconscient, tels que des désirs, des fantasmes et des ambivalences.
Ainsi émerge le postmodernisme qui ouvre la voie au despotisme des ressentis et aux vérités subjectives. Nous observons une inversion radicale de la conception de la vérité, qui se dissout dès lors que chacun s’autorise sa vérité, menant à une position mortifère. Dans un négationnisme d’atmosphère, la vérité ne compte plus. La pensée s’agence autour de narratifs dont la véracité reste secondaire.

La victime en place du héros

                                                                « Le vrai génie du mal est de faire de la victime un modèle. »
Albert Camus, L’Homme révolté.

On observe une confusion entre deux figures archétypales : celle du héros et celle de la victime. Le héros était doté de vertus cardinales : un choix, une volonté, un idéal chevaleresque, du courage et des valeurs non marquées par une logique égalitaire. En revanche, la victime contemporaine érige en vertu une posture doloriste permanente, dans un cadre égalitariste ou toute forme de distinction est proscrite, et où l’admiration elle-même paraît suspecte.
Une nouvelle médaille nationale a été créée pour honorer les victimes du terrorisme. La plaque commémorative dédiée à Arnaud Beltrame, un gendarme assassiné, précise : « Victime de son héroïsme. »
Hier, les poilus de la Première Guerre mondiale étaient considérés comme des héros défendant leur patrie et non comme des victimes. La figure du héros est devenue suspecte en tant qu’elle véhicule une valeur de courage qui s’apparente aujourd’hui à l’image de la domination. Cette substitution de la figure héroïque a commencé à s’illustrer dans le film Les héros sont fatigués, au titre évocateur.
Pascal Bruckner[27] illustre à quel point nous avons glissé vers une humanité victimaire où prime le souci des humiliés : « La victimisation comme chantage sur autrui et la pathologie de la reconnaissance sont les envers de ce progrès. » Ce changement de posture, favorable aux vécus minoritaires, génère une culpabilité collective qui ravive ainsi notre dette symbolique envers le souffrant. Nous baignons dans un dolorisme ambiant d’où émerge la figure du martyr. Deux grandes passions sont à l’œuvre : le ressentiment et la vengeance. Selon Marcel Gauchet,[28]dans cette nouvelle démocratie dite « néolibérale », les droits des délinquants prévalent sur ceux des victimes. Cette sacralisation de la victime, figure emblématique du wokisme, s’exprime avec une infatuation à être du côté du vrai et du bien.
Lors du procès d’Outreau, la victime incarnait la vérité : « L’enfant dit le vrai », affirmait une ex-ministre de l’Éducation qui s’auto-désignait « la ministre des enfants » ; des déclarations corroborées dans le rapport sur « l’action publique contre la maltraitance des enfants »[29]. La victime représente la vérité : « Le racisme anti-Blanc n’existe pas. »[30] Cette figure de la victime ne découle-t-elle pas de la déchristianisation contemporaine, précédemment évoquée, dans la mesure où, pour donner un sens à la souffrance, la victime pourrait symboliser la figure du sacré sans religion, remplaçant ainsi les martyrs chrétiens ?  Cette inclinaison à ressentir de la culpabilité attribuée à l’homme blanc occidental pourrait trouver ses racines chez les Grecs, à travers le destin d’Œdipe, qui en raison de sa faute, se crève les yeux, mais qui prendra toute son ampleur avec le christianisme et sa conception du péché originel face à Dieu.
Florent Poupart[31] fait remarquer que le conflit psychique n’est plus traité au sein des instances internes, mais externalisé. Désormais, la charge de la responsabilité incombe à autrui, c’est-à-dire à celui qui est perçu comme le coupable des contraintes qui entravent la jouissance du sujet. Il en résulte la revendication spécifique rencontrée chez « l’individu woke ».
Une question que l’analyste pourrait formuler, en présence du névrosé adoptant une posture quérulente, revendicatrice et teintée de morbidité, comme une plainte obstinée de l’enfant en quête de reconnaissance face à l’adulte, pourrait s’énoncer ainsi : « Cette plainte qui semble vous habiter, ne pourrait-elle pas, par les bénéfices secondaires qu’elle procure et la culpabilité qu’elle fait peser sur autrui, tenir lieu de déclaration d’innocence ?» Cette remarque freudienne rejoint la position de Lacan lorsqu’il souligne que la souffrance peut devenir un véritable capital dans l’économie subjective du sujet.
Il est pour le moins inattendu que ce capital souffrance puisse s’inscrire dans un dispositif institutionnel soutenu par certains gouvernements. Au Canada, un dispositif officiel permet d’évaluer le degré de victimisation en fonction de l’identité déclarée ; dans cette hiérarchie de la souffrance, la figure trans occupe la première place.
Si l’une des visées reste pour l’analysant de prendre conscience de sa solitude et d’assumer son destin, quel type de travail peut-on engager avec une catégorie qui s’institue victime, et par conséquent, comme des sujets irresponsables qui évacuent ainsi le rapport au destin, contrairement au héros qui choisit sa voie ? Si l’une des visées de l’analyse demeure pour l’analysant de prendre conscience de sa solitude et d’assumer son destin, quel travail peut-on encore engager avec une subjectivité qui s’institue victime et qui, ce faisant, se dérobe à toute responsabilité ? Car en se soustrayant à l’épreuve du destin, elle s’éloigne radicalement de la figure du héros, celui qui, lui, choisit sa voie. Finalement, comment faire société avec des « groupes de victimes » constitués d’individus repliés sur eux-mêmes, créant ainsi les conditions d’un conflit civil des mémoires antagonistes ? Pascal Bruckner[32] évoque la victimisation comme une « carrière », une variante de « discrimination positive sauvage », une manière de s’octroyer un passe-droit quand tous les recours juridiques des politiques viennent à manquer ». Ainsi émerge le paradigme binaire et généralisant de notre temps : dominants-dominés, ou sa variante oppresseurs-opprimés, accompagnée d’une inversion des rôles. Ce phénomène est observable dans un contexte géopolitique où, hier persécuté et victime de la Shoah, le juif en tenue rayée, devenant soldat, est transformé en oppresseur nazifié. Selon Michel Wolkowicz, Gaza est le lieu fétiche de cette inversion qui fonctionne comme la réalisation hallucinatoire d’un désir de destruction et de la rencontre de deux quêtes identitaires complètes : d’une part l’Islam, où la cause palestinienne permet de faire masse pour combler les manques et échecs, et d’autre part un Occident européen, honteux de son passé lié à la Shoah. Soulignons à cet égard, l’interprétation de deux expressions : « Je sais bien que Gaza n’est pas un génocide, mais quand même » révèle une forclusion, un désaveu pervers de la réalité. Quant à l’énoncé « Israël a le droit d’exister » se présente comme une affirmation explicite mais qui pourrait avoir valeur de dénégation, c’est-à-dire signer un refus implicite inconscient, dans la mesure où tout État reconnu n’a nullement besoin d’une légitimation de son existence. Enfin, nous pourrions constater combien il est saisissant qu’au sein d’un même discours militant fait de slogans chargés de contradictions, puissent co-exister l’accusation d’une logique d’effacement, celle d’un « génocide à Gaza » et l’exigence d’une Palestine « from the river to the see », révélant d’une logique d’effacement équivalente : l’anéantissement du peuple juif. L’étymologie de génocide, selon le dictionnaire de l’Académie française (9e édition), précise sa composition : il provient du grec genos (naissance, race), et de cide, qui dérive du latin caedere, (abattre, tuer). Ce terme désigne l’extermination physique, systématique et planifiée d’un groupe humain en raison de ses origines. Comment dès lors appréhender, au-delà de la manifestation d’un négationnisme consubstantiel de l’extermination, cette obsession jouissante mais inappropriée à employer le terme de génocide en écho au « déicide historique » ? Selon Daniel Sibony[33], c’est une perversion qui consiste à dénoncer chez l’autre ce que l’on pratique soi-même, une réalité ancrée dans la tradition radicale de l’Islam dans le Coran. Nous pourrions ajouter que cette pulsion pourrait être organisée par un fantasme où le juif occupe une place spécifique dans l’imaginaire antisémite musulman, dans la mesure où il incarne une limitation de la jouissance encadrée par des lois ainsi qu’un refus des idoles qui s’oppose radicalement à toute extrémisme.

« La politique est la grande génératrice et la littérature la grande particularisatrice, et elles sont dans une relation non seulement d’inversion, mais aussi d’antagonisme… Quand on généralise la souffrance, on a le communisme. Quand on particularise la souffrance, on a la littérature[34] ».

L’animal en place de l’homme ou l’antispécisme

« L’humanisme est mort le jour où l’on a voulu faire du porc un frère. »
Michel Onfray, Le ventre des philosophes.

Le spécisme, dont se réclame Élisabeth de Fontenay[35] dans le silence des bêtes, reflète une préoccupation légitime et bénéfique pour le bien-être animal. Toutefois, il convient de souligner que la sollicitude de l’animal envers l’homme n’existe pas. Cette notion d’antispécisme apparaît comme un symptôme contemporain visant à naturaliser l’homme et à humaniser l’animal. Cette idée signe une déclinaison de l’égalitarisme, une lutte contre les discriminations systématiques subies par toutes les espèces extérieures à l’humanité et une déconstruction de notre rapport à l’animal. L’antispécisme abolit la distinction entre nature et culture en créant un continuum entre l’homme et l’animal, dans lequel un savoir inné serait à recouvrer, car brisé par la culture, le langage et le symbolique, ainsi que le désir de s’affranchir de la dissymétrie entre l’homme et l’animal. En niant la spécificité du sujet humain, l’antispécisme refuse le langage instituant, refoule la castration symbolique structurante du sujet et se livre à une transgression vers un stade naturel idéalisé pré-langagier où l’humain se vit alors sans division ni loi. C’est une forme de déni infantile du réel, un fantasme de l’unité perdue.
Cette idéologie de l’indifférenciation et de l’inclusion conduit le philosophe Peter Singer[36], considéré comme le fondateur de l’antispécisme, à déclarer en 2003 que la zoophilie pouvait être considérée comme un choix sexuel légitime et finalement banal. Sans limite, nous n’habitons plus l’humanité, mais la nature, où l’adéquation et les rapports sexuels existent chez les animaux. Rappelons cette distinction : seul l’homme est constamment préoccupé par la sexualité, à la différence de l’animal qui traverse des phases de repos. Enfin, en ce qui concerne le racisme comparé au spécisme, qui serait « le pire des maux[37] » pour certains antispécistes, Lacan avance cette thèse, lors de son séminaire VII, que toute fraternité repose sur une ségrégation : « Tout ce qui existe est fondé sur la ségrégation et, au premier temps, la fraternité. » Cette prise de conscience pourrait être de nature à limiter le pire, en tant qu’un désir idéaliste de fraternité et de justice générerait une nouvelle forme de ségrégation.
Sous couvert d’écologie, d’idolâtrie de la terre Gaïa et de la défense animalière, Bérénice Levet[38] démontre dans son ouvrage la motivation enivrante de ces défenseurs, qui vise une cible : l’homme blanc occidental. Ce dernier s’inscrit dans le grand récit intersectionnel, dont la chronique se résumerait à l’élaboration de victimes identitaires (femme, noir, musulman, LGBT, animal) face à la « masculinité toxique » du prédateur occidental. Dans une forme de « barbarie douce » décrite par Jean-Pierre Le Goff, il s’agirait de modifier nos comportements afin d’en finir avec le modèle de civilisation occidental désormais considéré comme coupable et prédateur.
Dans une autre perspective, Régis Debray corrobore cette conversion de civilisation dans son ouvrage Le Siècle vert, un changement de civilisation,[39]où il identifie l’homme prométhéen comme un conquérant maître et possesseur de la nature, dans la vision « Aux armes citoyens », supplanté par l’homme vert, honteux de son passé, divinisant l’animal et la nature sous le cri « Aux arbres citoyens » tout en occultant la nature de l’homme. Il s’agit d’un renversement du sacré, dans le passage du Dieu (masculin) de l’histoire au paganisme de la déesse Gaïa (féminine), qu’il n’hésite pas à qualifier de « crépuscule », en évoquant l’écologisme de Hitler, qui avait inscrit dans la législation le culte des animaux et de la forêt. Cette « écologie profonde » idéalisant la nature répondait chez Hitler à un fantasme de pureté ethnique, de terres ancestrales (le Blut und Boden, « le sang et le sol »), au service d’une pulsion de mort, celle de détruire les « humains impurs », tels que les juifs et les étrangers.

Du féminisme des années 70 aux néo-féministes

« Les 2 sexes mourront chacun de son côté. »
Alfred de Vigny, La colère de Samson.

Sans remonter aux suffragettes qui désiraient être reconnues comme des sujets de droit et non plus comme des objets du désir masculin, nous assistons au remplacement d’un féminisme égalitaire, universel et républicain, héritier des luttes du MLF (mouvement de libération des femmes) des années 70 qui plaidait pour l’égalité entre hommes et femmes ainsi que pour la libre disposition de son corps (contraception et avortement), par des néo-féministes qui s’inscrivent dans la tyrannie des minorités, dont les trans, prônant les droits à la différence. Ces néo-féministes adoptent une posture moralisatrice, criminalisent les hommes et cantonnent les femmes à une position infantilisante de victimes chroniques dans les relations entre les sexes, abandonnant ainsi la véritable cause féministe. C’est une perversion des principes égalitaires en prescriptions tyranniques.
Dans un article publié dans le Monde,[40] la philosophe Camille Froidevaux-Mettrie précise sa cause : « Je crois que, quand on est féministe, on est nécessairement misandre. », ajoutant que « la misandrie est aussi un projet dans le lesbianisme politique qui propose de vivre sans les hommes au sein de communautés séparées… ».  N’est-ce pas la tentation du séparatisme entre hommes et femmes dans cette culture du narcissisme par peur de l’altérité et de l’engagement ? Ces féministes reconduisent un profil essentialiste, une ontologie féminine spécifique, une naturalisation du type de l’éternel féminin telle que décrite par Goethe.
Notons que, pour la psychanalyse lacanienne, « LA Femme n’ex-siste pas ». Selon Lacan, « on ne peut pas la ranger dans une catégorie qui ne convient pas aux femmes » et il précise dans sa logique poétique : « on ne peut pas dire La femme, car si on la dit, on la dit-femme, on la diffame. » Enfin, dans son Séminaire XX (Encore), il déploie une théorie du féminin psychique reposant sur le concept de « femme, pas toute ».
Les néo-féministes attaquent la société qui leur a permis l’accès aux libertés, en pointant une « masculinité toxique » et un « privilège blanc », tout en imposant l’absurdité d’une langue dite inclusive. « Choisir le terrain linguistique pour mener cette bataille nécessaire, en mélangeant règle grammaticale et marques de sexe, c’est confondre les luttes sociales et le badinage de salon », souligne Alain Bentolila.[41] La terreur politique de 1793 n’aura pas autorisé une telle manipulation de la langue. Ainsi, Olympe de Gouges féministe a été exécutée, entre autres raisons, pour cette confusionentre homo (l’être humain) et vir (l’homme par opposition à la femme) à l’occasion de la parution des Droits de la femme et de la citoyenne.
Autres attaques de la société : la promotion d’une justice populaire médiatique, fondée sur l’émotion, contre le droit qui, rappelons-le, est étayé sur le principe contradictoire et la présomption d’innocence. Désormais, la plaignante est désignée victime et une police des mœurs et de la pensée s’est instaurée, influençant les différends conjugaux en faisant appel à « une culture du viol » basée sur le syntagme « violences sexistes et sexuelles », ce qui autorise un continuum de non-discrimination entre la blague grivoise et le viol. À l’opposé, elles refusent de soutenir les femmes iraniennes qui combattent la dictature islamiste en rejetant le voile, au risque de leur vie, tandis qu’elles militent pour le voilement des femmes en France (burkini, hijabeuses) en arguant d’un embellissement ou d’une expression de la féminité : un étendard de leur servitude volontaire. Pour ces néo-féministes, l’excision ne serait pas systématiquement rejetée au nom du respect des cultures, alors que le machisme des quartiers dits « sensibles » est occulté.  Caroline de Haas préfère faire élargir les trottoirs plutôt que de lutter contre le harcèlement de ces mêmes hommes.
Enfin, il conviendrait de souligner que ce féminisme misandre dénonçant en permanence la masculinité toxique et la culture du viol pourrait masquer un désir masochiste inassumable.  Dès 2003, Charles Melman[42] pointait ce féminisme misandre qui conduisait à une dévirilisation en livrant l’homme, en tant que tel, à la prédation. Cela pourrait susciter l’émergence d’une société ouverte à des phénomènes de radicalisation où les hommes pourraient être de plus en plus fascinés par une idéologie fasciste et totalitaire, en recherchant un maître incarné, que l’on croit en tant que tel, ce qui illustre une des facettes de la psychose définie par Lacan.

L’irrationnel en place du rationnel

« De l’astronomie, apprends toutes les règles, mais laisse-moi l’astrologie et l’art de Lullius [= l’alchimie], comme autant d’abus et de futilités. »
Rabelais, Lettre de Gargantua à son fils Pantagruel

Selon Michel Maffesoli, le rationalisme, qui constitue l’un des trépieds de la modernité aux côtés de l’individualisme et du progressisme, fait désormais place à l’émotionnel et à l’irrationnel.
La théorie du genre promeut la création d’un homme nouveau, déconstruit, et à l’instar de tout régime totalitaire, elle sape les fondements anthropologiques de l’humanité en niant le corps et en faisant usage de la puissance du performatif : « Je suis ce que je dis ou ce que je ressens. » Cette théorie bénéficie du soutien d’organisations militantes telles que le planning familial ou de « formateurs » intervenants dans l’institution scolaire. Les formations font florès : « Violences sexistes sexuelles », projets ANR qui proposent des recherches participatives menées par un laboratoire de sociologie et une association de personnes transgenres, ainsi que des colloques sur la « décolonisation des savoirs », la « démasculinisation des sciences » et les thématiques relatives au genre et à la médicalisation.
Ces « études du genre » investissent aujourd’hui toutes les disciplines universitaires, en validant leur fondement basé sur la dichotomie dominants/dominés tout en œuvrant à une dénonciation permanente des injustices que des oppresseurs imposeraient à des victimes de cette domination. La création d’un homme nouveau, déconstruit, résonne avec le projet civilisationnel de marchandisation des corps de l’Europe maastrichtienne, où l’enfant apparaît comme un projet modifiable (par interruption médicale de grossesse) pour motif psychosocial, jusqu’à neuf mois, et où chacun peut louer un utérus selon ses désirs. Pour Éric Marty[43], le genre (gender) représente le dernier grand message idéologique que l’Occident adresse au reste du monde Une députée EELV, interrogée par Charlie Hebdo au sujet de la mouvance éco-féministe, nous offre cette réponse improbable : « Le monde crève de trop de rationalité […], je préfère des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR. »Au-delà de la promotion d’une spiritualité New-Age, essentialisante et antiféministe renvoyant les femmes à leur foyer et à un imaginaire collectif d’effroi et d’ostracisme, on note que la figure scientifique est rejetée au profit de la sorcière, symbole du savoir interdit. Cela illustre l’expression de la forclusion du symbolique, qui ouvre à une position fusionnelle du savoir non encadrée par les lois du langage. Dans une identification imaginaire et un fantasme de persécution, on pourrait lire : « je demeure du côté des dominées, même si cela m’oblige à privilégier l’irrationnel sur l’institution dominante ». La dénégation est manifeste : « Je sais bien que c’est irrationnel, mais quand même… Je choisis de me ranger du côté des opprimées. »
Dans le même registre, l’université britannique d’Exeter propose un master of arts[44] équivalent à un master en magie et sciences occultes. La directrice du programme précise que la décolonisation, l’exploitation d’épistémologies alternatives, le féminisme et l’antiracisme sont au cœur de ces études. De plus, la queer archeology [45] tente de démontrer la non-binarité d’un défunt à partir d’ossements de Vikings et d’explorer la nature contextuelle de l’identité humaine.
Reviens parmi nous, Freud, « ils sont devenus fous », pour nous rappeler ta citation adressée à Albert Einstein : « L’État idéal résiderait naturellement dans une communauté d’hommes ayant assujetti leur vie instinctive à la dictature de la raison.[46] »
« La jeunesse occidentale subit un véritable lavage de cerveau dont l’antisémitisme universitaire est l’ultime avatar », déclare Alain Finkielkraut.[47] Pour illustration, nous pourrions évoquer la démission de la présidente de l’université de Harvard, Claudine Gay, pour des propos jugés ambigus en rapport avec la recrudescence de l’antisémitisme.
Soulignons ce dernier paradoxe du wokisme, qui consiste à mener des combats déjà remportés, en s’insurgeant contre l’esclavagisme dans les sociétés qui l’ont aboli, en condamnant le colonialisme à l’ère postcoloniale, en défendant les droits des femmes dans des sociétés dans lesquelles l’égalité entre homme et femme est établie, tout en ignorant les véritables pays où le patriarcat reste féroce et où l’homosexualité ainsi que le transgenrisme sont passibles de mort.
Rappelons que ces sociétés patriarcales exercent une violence non seulement aux femmes, mais également aux hommes astreints à un modèle de virilité difficile à réaliser. D’une part, ces derniers sont castrés symboliquement par un patriarche tout-puissant, et d’autre part, la société intime à ces hommes d’incarner une virilité exacerbée. Pour compenser ce sentiment d’impuissance imposé par le patriarche, les hommes essaient de consolider leur identité masculine en adoptant des comportements stéréotypés masculins et en opprimant les femmes dans un processus d’identification à l’agresseur.
Dans une tentative d’éradication des vestiges du patriarcat, on a anéanti la fonction paternelle par une interprétation erronée. En l’absence de passeurs des commandements de la loi, émergent des grands frères en quête de jouissance.

« Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, C’est à un maître. Vous l’aurez.»
Jacques Lacan aux étudiants de Vincennes, 1968.

Un pulsionnel mortifère à l’œuvre

L’Occident semble travaillé par une pulsion de mort repérable dans un double registre : d’une part, celui de l’endormissement d’un peuple (Hypnos et Thanatos, les jumeaux, personnifiant le sommeil et la mort) et, d’autre part, l’idéologie nihiliste portée par le wokisme, marquée par une inversion des valeurs, une haine de soi et une aversion vis-à-vis de la culture.

Du registre de l’endormissement d’un peuple.

« Il est triste quand on s’endort dans une bergerie de trouver au réveil les moutons changés en loup. »
Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine, 1875.

Selon Bichat, « la vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». La pulsion de mort qui n’est pas synonyme de meurtre, mais qui habite la vie, qui travaille à sa destruction et qui est une trace de l’inorganique dans l’organique, est à repérer dans le déni, le refus d’entendre et de voir le danger de substitution de valeurs, de maintenir le statu quo, d’éviter tout remous, de débattre du sexe des anges, et de fuir sur le mode « ne pas faire le jeu de… ». Daniel Sibony[48] illustre parfaitement la pulsion de mort à l’œuvre, lors du 7 octobre 2023 en Israël. Habitées par un conservatisme, un présent identique par nécessité de vivre et une pulsion de vie suspendue qui serait capable d’encaisser les coups d’altérité et de les remanier avec fécondité, toutes les forces israéliennes ont refoulé le rêve d’une altérité extérieure qui est de vous anéantir.
La course vers l’autodestruction serait également en partie liée à l’impuissance relative des instances politiques, au langage perverti, où deux langues quasiment incompréhensibles s’affrontent : Une expression de l’hypnose similaire à celle du renard et des poules d’Inde de La Fontaine.
Des éléments révélateurs : selon le rapport démographique de 2023 de l’Insee, les taux de natalité sont au plus bas depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec une chute de la fécondité (une baisse de 6,6 % en 2023 par rapport à 2022). Déjà, Auguste Comte nous enseignait que « la démographie c’est le destin », pour souligner la dynamique démographique difficile à renverser à court terme d’une croissance faible majoritairement portée par le solde migratoire. Ne devrions-nous pas « avoir raison avec Raymond Aron », qui avait mis en garde les nations occidentales contre le risque d’un « suicide par dénatalité » ? Cette baisse de la sexualité constatée pourrait être attribuée à une permissivité excessive, à l’absence de contraintes qui annihilent le manque et, par conséquent, le désir. Le nombre d’interruptions volontaires de grossesseenregistré en 2022[49] a atteint un sommet inédit depuis 1990, affichant un taux de 30,7 pour 1000 dans les départements et régions d’outre-mer. Rappelons que, dans le cadre du projet de loi sur la bioéthique, un amendement autorise une interruption médicale de grossesse jusqu’à neuf mois en cas de « détresse psychosociale ». Le pouvoir apparait plus préoccupé par les questions d’euthanasie et de ses dérives possibles que par celles concernant les naissances chez les populations allochtones. « La Voix du Vatican » évoque une « culture du déchet » qui tend à exclure quiconque ne répond pas aux critères déterminés de santé, de beauté et de valeur. Une nouvelle version du « traité de Tordesillas » qui répartissait les territoires (à l’est, la langue portugaise, et à l’ouest, la langue espagnole) pourrait planer sur nos têtes en raison d’une crise identitaire dans l’hémisphère nord, dans l’indifférence et le nihilisme de l’État…On peut également noter la baisse du niveau scolaireen France, avec le classement Pisa[50], ainsi que l’affaissement du champ lexical, essentiel à la réflexion (les résultats des élèves de 15 ans révèlent une chute historique de 21 points, les plaçant en dessous de la moyenne de l’OCDE dans les domaines fondamentaux des mathématiques et de la compréhension écrite), ainsi que l’effondrement de la transmission,réduite aujourd’huiau patrimoine dans une vision anthropologique matérialiste, déjà dénoncée par Bernanos dans son ouvrage La France contre les robots publié en 1947, où il dépeignait une société focalisée uniquement sur « l’efficience et le rendement ». L’affaiblissement des lois du langage et de la transmission symbolique, initié par certains théoriciens de Mai 68 avec leur slogan « cours camarade, le vieux monde est derrière toi », combiné à l’éclipse des grands récits d’émancipation, ouvrirait des failles propices à des conflits civils, via l’horizontalité des réseaux sociaux et certaines formes de radicalisation. La phrase de Voltaire bien appropriée : « ils se sont fait dévots de peur de n’être rien » fait écho aux propos de Lacan lorsqu’il aborde dans son séminaire sur l’Éthique de la psychanalyse (1960) les trois modalités d’appréhension du vide : par la religion qui tente de le combler, par la science qui choisit de l’ignorer, et par l’art qui « compose avec » sur un mode sublimatoire
Julia Kristeva nous invite à penser la perte du langage et de la mémoire dans son ouvrage Les nouvelles maladies de l’âme : « Quand le langage transmis s’effondre, l’être devient exilé même de lui-même. » La perversion du langage conduit à une babélisation des langues, une incapacité à dialectiser, à freiner toute forme d’échange et à s’exprimer dans une bêtise abyssale : selon Pierre-André Taguieff [51] : « La bêtise woke se reconnaît notamment à son lexico-centrisme paranoïaque, inquisiteur et purificateur. » Ses représentants s’évertuent à accomplir quotidiennement de micro-révolutions langagières qui consistent à éliminer et à remplacer des mots pour purifier la langue. Notre histoire, qui se joue à l’entrecroisement d’une civilisation en déclin et d’une autre en émergence, expose sa signature dans l’inauguration des Jeux olympiques, où le spectacle de la parade substitue le rituel par l’image, le réel par le virtuel, le tragique par le ludique et l’histoire par la fiction. De plus, dans le cadre de cette « société du spectacle », Il a été donné à voir, d’une part, l’expression d’un temps archaïque à travers la fusion troublante des tableaux dépourvus de transcendance, telles que la cène laïque et inclusive ainsi que les bacchanales transgressives, témoignant d’une dissolution des identités flottantes et d’un effondrement des structures, et d’autre part, est le symptôme d’une société en proie à la pulsion de mort, traversée par une crise du lien social, dû à l’exaltation de la jouissance immédiate de l’ère postmoderne. Dans ce cadre, le pulsionnel sert un surmoi tyrannique incapable de soutenir le manque et le désir, dans une célébration sans Loi qui ne relie plus. Cette manifestation festive dispendieuse et étrange dans un pays endetté n’évoque- t-elle pas les sociétés en déclin à l’orée de leur chute, telles que la République de Venise ou l’Empire Romain ?
La libération sexuelle a autorisé, via la contraception, de vivre une sexualité sans procréation. Nous assistons à une inversion, celle d’engendrer des enfants sans avoir à se rapporter à la sexualité masculine anatomique. Obtenir le produit de l’accouplement sans avoir recours au coït signerait une appréhension ou une aversion envers l’organe masculin et traduirait un fantasme d’abstraction de l’autre sexe.
L’Occident semble être encore travaillé par la pulsion de mort, dans l’explosion incontrôlée des techniques biomédicales : cryogénisation d’embryons, surplus d’embryons par une transposition des pratiques de l’élevage intensif, insémination post-mortem… Cette biotechnique autorise à se dispenser de la sexualité. On assiste à l’accomplissement des fantasmes infantiles de toute-puissance : l’illusion d’un auto-engendrement, la négation de la différence des sexes et des générations qui structurent tout individu. En une génération, nous avons échangé le modèle du cadavre chaud pour celui de l’embryon congelé, évoluant de « la mort de l’après-vie » vers « l’avant-vie de la mort », dans une fascination qui résonne comme un état hypnotique.
Il s’avère que, d’une part, les questions adressées à la science ne sont plus de l’ordre de la pulsion épistémophilique mais de la jouissance, et d’autre part, la biomédecine a pour vocation de soulager la souffrance, non de nous guérir de la condition humaine. Enfin, face à la pandémie de COVID-19, au nom d’une politique sanitaire, une rupture anthropologique a été imposée aux familles, les privant des derniers instants auprès de leurs aînés dans les établissements médicalisés, ainsi que des traditions funéraires habituelles. Ces personnes sont décédées moins de la COVID que de l’isolement affectif continu : un travail de déliaison entre Éros, Hypnos et Thanatos. Comme l’exprime Vladimir Jankélévitch[52] : « Si la mort n’est pensable ni avant, ni pendant, ni après, quand pourrons-nous la penser ? »
Cette pulsion de mort est revendiquée par Lee Edelman[53], un des fondateurs de la théorie queer. L’auteur conteste la dimension futuriste du « croissez et multipliez » au motif de l’injonction oppressive pour l’humanité à se reproduire, en opposition aux attentes de procréation dans une société qui n’avait pas encore cédé à l’individualisme. Ce mouvement se rapproche des écologistes qui désirent préserver la planète et non la terre habitée, parfois au prix de l’acceptation de l’extinction de l’espèce humaine dans une logique sacrificielle absurde. En écho, le mouvement No kids représente le choix conscient de ne pas avoir d’enfants. Cette aspiration peut être lue, dans sa dimension sociale, comme un symptôme contemporain dominé par un individualisme triomphant et qui pourrait s’exprimer par le refus d’entrer dans l’ordre symbolique de la transmission et de ne pas « laisser trace » ou encore se soustraire à la mort symbolique du moi tout-puissant incarné par l’enfant qui introduit une altérité radicale. Une fois encore, la seule position de la psychanalyse dans ce secteur pourrait se résumer ainsi :  » Qu’est-ce que cela dit de votre désir ? « 
Il est à souligner que seuls les pays en voie de développement connaissent des poussées démographiques, tandis que l’Occident ouvre la voie à Thanatos, en travaillant aux formes d’euthanasie à mettre en œuvre. Notons que, dans une certaine duperie, la décision ne portera pas tant sur la mort elle-même que sur un état de sommeil sans réveil.
Enfin, la question des frontières se pose. « Au commencement était la peau : frontière, limite et liens », pourrait-on soutenir. Le vivant émerge de la soupe primitive par l’élaboration d’une membrane, d’une première ébauche d’enveloppe physique, qui délimite l’intérieur de l’extérieur.  En effaçant les formes diverses ainsi que toutes les frontières, les différences entre les sexes, entre l’homme et l’animal, entre le privé et le public, notre contemporain tend vers un retour à un état indifférencié mortifère. L’archétype de ce mouvement est incarné par Martine Rothblatt transgenre et transhumaniste qui écrit que le mouvement transgenre est la première étape d’une nouvelle révolution, celle de la liberté « de forme ». Refuser ces distinctions pave la voie à un monde qui exclut l’altérité et provoque l’effondrement de la culture. Selon Régis Debray[54] : « L’indécence de l’époque ne provient pas d’un excès, mais d’un déficit de frontières. » Il n’y a plus de limites à parce qu’il n’y a plus de limites entre. « Entre le citoyen et l’individu, le nous et le moi-je. »

Du registre de l’idéologie nihiliste.

« Avec le nihilisme, pas de discussion possible ; car le nihilisme logique doute que son interlocuteur existe, et il n’est pas bien sûr d’exister lui-même. »
Victor Hugo, Les Misérables, 1862.

On peut repérer un déchaînement de la pulsion de mort dans cette passion pathologique narcissique, purement imaginaire, qui se revendique sans Autre, dans l’auto-détermination et l’auto-engendrement, qui anéantissent toute forme d’altérité.
Selon Freud, la pulsion de vie impose d’en passer par l’autre. Lacan avait pressenti et repéré dès 1936 dans Les complexes familiaux, en lien avec « l’évaporation du nom du père » comme manifestation de la transmission symbolique, une forme d’autisme ou de solipsisme chez le sujet n’ayant d’autre réalité que la sienne.
Julien Rochedy[55]souligne qu’un certain nombre des promoteurs de cette idéologie étaient habités par la mort et qu’une position nietzschéenne ne dissocierait pas les hommes de la construction de leur œuvre : Gilles Deleuze, auteur de L’île déserte et autres textes, se suicidera en se défenestrant ; Maurice Blanchot, dans L’écriture du désastre, louera le cancer ; Louis Althusser, qui articulait marxisme et déconstruction, décèdera dans un hôpital psychiatrique après avoir assassiné sa femme lors d’un de ses sérieux épisodes maniaques ; Roland Barthes sera hanté par la mort notamment dans Journal de deuil ; Michel Foucault, fasciné par la souffrance et la mort, tentera à plusieurs reprises de se suicider ; Enfin, Jacques Derrida confiera « son envie de se tuer » dans Circonfession.
Autant de suicidaires nihilistes instigateurs des principes de la déconstruction.
Ce nihilisme contemporain pourrait également s’enraciner dans le ressentiment lié à La condition de l’homme moderne telle que présentée par Hannah Arendt : « Le premier accès de l’homme à la maturité est que l’homme a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence, à en vouloir au fait même qu’il n’est pas son propre créateur ni celui de l’univers ».
On pourrait noter que toutes ces inversions de valeurs ainsi que des comportements tels que les insultes, l’hypocrisie, l’exclusion et le pouvoir de la rue sont des manifestations d’une idéologie révolutionnaire déjà théorisée par Hippolyte Taine, qui s’interrogeait sur le déclin de la France dans son œuvre majeure, entreprise au lendemain de la débâcle de 1870 : Les Origines de la France contemporaine.
Laissons résonner la voix de Freud, dont les mots dans L’Avenir d’une illusion, tels des échos lointains, viendront sceller nos propos : « Inutile de dire qu’une civilisation qui laisse insatisfaits un aussi grand nombre de ses participants et les conduit à la rébellion n’a aucune perspective de se maintenir de façon durable et ne le mérite pas. »

III Limite et paradoxe de l’intersectionnalité

« L’homme n’est pas seulement ce qu’il subit, il est aussi ce qu’il fait de ce qu’il subit. »
Sigmund Freud.

De quelques troubles au sein de l’intersectionnalité.

Ce projet d’intersectionnalité qui se veut une convergence des luttes, une unité des « minorités », une combinaison d’identités victimaires et une sacralisation de la diversité, dans une radicalité politique qui fait cause commune avec l’islam politique, s’avère progressivement un lieu de fragmentation, de section, voire de haine et de dissension.
Cette tentative de fusion des luttes politiques s’exprime dans l’iconographie de la marche des fiertés 2025 où se côtoient des symboles politiques : personnages aux couleurs de l’arc-en-ciel représentant la diversité sexuelle, réduits à leur appartenance (une personne en sari, barrée d’une écharpe trans ; une femme arborant un pin’s palestinien ; une autre femme voilée défilant pour les droits LGBT) jumelés devant un homme en noir et blanc, étendu au sol et inanimé, orné d’une croix celtique au cou, un signe de ralliement des mouvances nationalistes, tenu en laisse à l’aide de sa cravate par un manifestant au sourire goguenard.
Cet agglomérat « nous », les membres de la communauté queer, contre « eux », les réactionnaires, traduit une projection de la haine et du manichéisme du clivage kleinien d’un moi avec le « bon objet » minoritaire queer et le « mauvais objet » ennemi réactionnaire blanc. Cette inversion de la marche des fiertés, faite hier d’éclats festifs, évoque le retournement fantasmatique « actif-passif », décrit par Freud dans Les 3 essais sur la théorie sexuelle, où le sujet anciennement victime rejoue le scénario de l’agression en changeant les rôles.
L’affiche qui arbore, entre autres, les logos de la ville de Paris et de la région Île-de-France, s’inscrit dans une filiation communiste : « Contre l’internationale réactionnaire, queers de tous les pays unissons-nous. » Cette affiche a suscité des critiques, notamment celles de l’association Fiertés citoyennes qui se revendique « non partisane« . Selon eux, » le message contradictoire qui en résulte, traversé par un biais idéologique manifeste, finit par flouter les revendications autour des personnes LGBT+ au point de les rendre absurdes ».
Deux autres événements récents illustrent l’illusion et le paradoxe de cette convergence.
Le journal Marianne[56] rapporte une nouvelle fois l’avis de « Fiertés citoyennes », sur certains groupes LGBT+ animés par une « idéologie indigéniste et coloniale ». Selon cette association, il y a une indignité et une incohérence à soutenir des slogans comme « Queers for Palestine » ou « LGBT+ avec les Palestiniens », dans un pays où l’on exécute avec atrocité des personnes pour le simple fait d’être homosexuelles.
Pour certains commentateurs, ces slogans qui circulent sur les campus occidentaux pourraient résonner avec « Turkeys for Christmas ». Dans cette cohorte d’identitaires antagonistes, face à la question « comment pouvez-vous vous retrouver dans le Hamas ? », certains queers peuvent répondre « je sais bien, mais quand même » … Cette conviction « quand même » formulée par Octave Mannoni et qui persiste en dépit des perceptions, signe l’énoncé paradigmatique dans sa dimension sociale du déni de réalité.
Cette attitude, repérée par Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi, répond à un délire psychotique collectif visant à faire partie d’un tout, d’une identité totale, protectrice et réparatrice, dans le registre narcissique, qui vient combler un vide identitaire. L’antisémitisme reste emblématique du monde pulsionnel sans limites, sans contradiction, de la psychose collective qui peut s’exprimer par des accusations portant sur les juifs, les qualifiant à la fois de bolcheviques et de capitalistes, inventeurs d’un Dieu unique et meurtriers de ce même Dieu.
Figaro vox[57] relate une situation « imprévue » dans la ville de Hamtramck, aux États-Unis.
L’arrivée de musulmans dans cette localité a reçu le soutien de la communauté LGBT locale, qui déplore désormais la « menace » pesant sur « ses » droits, dont l’interdiction des drapeaux LGBT dans les lieux publics, et se sent trahie par le conseil municipal, majoritairement musulman.
Les « nouveaux damnés de la terre » vivent cette situation inconcevable avec un sentiment de « trahison ». Nous pourrions encore évoquer la tristesse et la colère de la communauté homosexuelle à la suite de l’assassinat du premier imam au monde ayant affirmé son homosexualité dans un pays comme l’Afrique du Sud, souvent présenté comme le prototype en matière de droits LGBTQI+ : nouvelle expression violente de dissensions entre les minorités sexuelles présentes dans certaines religions.
En réponse à la question d’une journaliste, sur le point commun positif entre un musulman salafiste, une personne dite « transgenre » et un Noir qui vit en Occident, Pierre-Valentin auteur de Comprendre la révolution woke, explique que leur seule unité potentielle réside dans une critique : le système blanc serait considéré comme « islamophobe », « transphobe » et « systématiquement raciste ». Illustration si besoin était, d’une prétendue « intersectionnalité » qui brouille les distinctions entre inclusion et diversité, identitarisme et essentialisation des citoyens, ainsi que la désignation et l’extermination d’un bouc émissaire dont la fonction est de rassembler la société des frères. Cela pourrait être considéré comme un meurtre, qu’il soit externe ou interne, dans le cadre d’une lutte fratricide. Cet aspect du wokisme qui fait rapprocher par identification victimaire des minorités éventuellement opprimées et qui s’allient à l’islamisme exprime un masochisme chez certains groupes et révèle une véritable tyrannie délirante maccarthyste. Le concept de « narcissisme des petites différences » pourrait demeurer opérant pour appréhender cette impasse ainsi que la fragmentation des minorités. Ces « oppressions » croisées génèrent une politique du traumatisme et une posture de victimes permanentes incriminant les systèmes de domination sociale, tout en occultant les dimensions intrapsychiques ambivalentes de la souffrance généralement liée au sexuel. Cette approche intersectionnelle, en prétendant cerner le sujet dans la totalité de ses déterminations, occulte la faille constitutive de son être façonné par le langage, jamais totalisable, toujours pris dans un maillage de signifiants qui le dépasse et alimente l’illusion de la réparation d’une société empreinte d’inégalités et de conflits. Cette position conduit à des impasses telles que le rejet de la contradiction, la surinterprétation des intentions et un militantisme puritain.

IV Vers une idéologie transhumaniste

« Nous vivons un temps particulièrement curieux, nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie ».
Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste.

L’idéologie trans qui refuse le donné biologique, la mort et toute forme d’héritage entretient des liens étroits avec celle du transhumanisme. Repérons quelques domaines :

 Récusation du biologique
Orlan, une artiste trans féministe et activiste, se montre fascinée par le transhumanisme, qui conteste le « déterminisme naturel, social, politique et toute forme de domination ». En s’appropriant le slogan féministe « mon corps m’appartient », l’artiste, dans un mouvement paroxystique, fait de son corps un support d’inscription de tous les désirs, un matériau modulable en implantant des cornes sur le front et des bribes de mâchoire de bœuf, à des fins de création d’un « nouveau masque » opposé à celui de « l’inné ».
La quatrième clause de la déclaration transhumaniste de 2012 introduit l’idée d’une amélioration radicale, en affirmant le droit à la liberté de transformation morphologique,[58] tout en refusant tout donné biologique et toute forme de passivité des corps. Le transhumanisme transcende les frontières de la réalité biologique, à l’instar du transgenrisme qui vise au changement de sexe et qui permettrait aux hommes d’enfanter.
Ray Kurzweil, dans son ouvrage Humanité 2.0, la Bible du changement [59], dépasse aujourd’hui les théoriciens du genre en prônant une libération des bases de la génétique. Après l’homme augmenté H+ du transhumanisme, défini par deux signes, nous pourrions déceler dans le titre de l’ouvrage une substitution du nom du Père par un chiffre, en équivalence peut-être au déchiffrage du génome humain, dans une quête désespérée de quelques messages codés de nos pères, résumés en quatre lettres. Ne rechercherions-nous pas la Loi par manque de repères symboliques, mais à travers l’instrumentalisation de l’Homme ?

Désaffection pour un corps altérable.
Les théoriciens des études de genre pourraient se référer au gnosticisme, un courant chrétien accusé d’hérétique, qui soutenait que l’âme humaine était prisonnière d’un corps et d’un monde matériel mauvais, dont il fallait se libérer après la mort grâce à la « connaissance ». Ray Kurzweil déclare que « au début des années 2030, il n’y aura plus de distinction claire entre l’humain et la machine, entre la réalité virtuelle et la réalité réelle ». Le mot « vie » disparaît de cette vision. Il devient aussi nécessaire de se défaire de ce que certains transhumanistes appellent « viande » pour échapper à la dégradation. On assiste à une haine du corps comme lieu de la jouissance et du symptôme due à une objectivation de ce corps et une négation de sa dimension symbolique et inconsciente.

Éviction de l’altérité.
Cette volonté d’éviction, déjà repérée dans le transgenrisme, se manifeste également dans le transhumanisme qui aspire à réaliser le rêve, qui serait un véritable cauchemar, d’avoir une existence infinie et d’abolir la mort, c’est-à-dire de se libérer de toute forme d’altérité, une ambition exprimée dans la Gnose. Il s’agit du mythe de l’homme nouveau, affranchi des formes de l’altérité, en opposition avec la tradition gréco-judéo-chrétienne, qui impliquait une altérité nécessitant une quête de croissance.
Un fantasme de toute-puissance s’exprime dans cette vision d’un corps immortel et sans faille. Pure illusion, dans la mesure où le sujet humain est marqué par la castration et ne se constitue que dans et par la perte.

Désir d’une société fluide et d’abolition des formes.
Ces deux idéologies partagent un idéal de fluidité, sans frontières, une demande toujours croissante auprès d’une technoscience délirante, ainsi qu’une abolition des identités nationales. Martine Rothblatt[60], femme transgenre militante, férue d’intelligence artificielle et adepte du courant transhumaniste, développe une variante transgenre de ce dernier.
Sa revendication historique est de désindexer le biologique du genre par le biais de la technique en devenant un « cyborg ». Dans son ouvrage, elle soutient que le mouvement transgenre est la première phase d’une révolution, d’une « liberté de forme », et précise que « notre corps disparaîtra, mais il n’y a pas de raison logique que cela soit vrai pour notre personnalité, que l’on pourra préserver sous forme digitale ». L’idée d’implants numériques chez l’homme, couplée à d’autres pièces mécaniques, pourraient correspondre à la définition du rire bergsonien : « de la mécanique plaquée sur du vivant ».
Cette position n’est pas sans évoquer une variante du « syndrome de Cotard », où le sujet perçoit son corps comme illimité, immortel et dépourvu d’organes. Il s’agit d’une pathologie mélancolique d’un univers chaotique sans séparation. Pour Paul-Laurent Assoun[61], la limite tient au réel de l’empêchement, à l’imaginaire par le corps propre et au symbolique par l’interdit.
À l’exception de quelques psychotiques incapables d’être dupes, toutes les relations humaines obligent à du « semblant », mais ces deux idéologies semblent faire du « semblant » l’alpha et l’oméga dans les deux registres de la prothèse-fétiche et de l’artifice, qui est, par définition, construit de toutes pièces.
Si la psychanalyse fut subversive, en déchiffrant, à l’instar de Champollion, un autre sujet en soi, l’inconscient, la prétendue révolution actuelle de cette communauté cherche à évincer toute division du sujet par une idéologie machinale, passant du sujet castré à l’homme augmenté…

Transgression des limites.
Ce projet posthumaniste s’adosse à la réflexion postcartésienne de l’homme « comme maître et possesseur de la nature » ainsi qu’à l’idée heideggérienne selon laquelle « le projet de la technique est d’arraisonner le monde ». Il désire mettre l’homme en « trans » en transgressant les limites. Le symbole étant l’homme H+. En évacuant le symbolique et en tentant d’éradiquer la castration, le corps, la sexualité et la mort, en réduisant l’homme à ses organes, il s’autorise toutes les transgressions. Deux fantasmes délirants, mégalomaniaques, émergent de cette pensée magique maquillée en science : l’immortalité, qui n’ambitionne rien de moins que d’éradiquer la mort par la technoscience, « tuer la mort », et concevoir un homme parfait en dissociant procréation et sexualité. « Dans l’inconscient, chacun de nous est convaincu de son immortalité » écrivait, Freud en 1915…
Le « transgenrisme », proche du courant transhumaniste déshumanisant, s’avère plus fascinant que tout travail psychique d’exploration d’un désarroi, d’un rapport à l’identification, en soulignant la nécessité d’une figure paternelle pour qu’un homme puisse s’affirmer en tant qu’homme. Rappelons par ailleurs que la vocation de la biomédecine est de soulager la souffrance et non de nous guérir de la condition humaine.

V Sur la position du psychanalyste à l’épreuve du contemporain

                                                                     « Le psychanalyste ne se recrute pas parmi ceux qui se livrent tout entier aux fluctuations de la mode en matière psychosexuelle. »
Jacques Lacan, 1956.

La psychanalyse n’est pas indifférente à la mutation de ces discours, que l’on peut appréhender comme l’expression d’un malaise dans la culture et qui s’exprime dans le registre des symptômes du sujet, tout en distinguant la souffrance du trans de l’idéologie contemporaine trans qui s’étaye sur un puissant discours propagandiste.
Si Lacan invitait le psychanalyste à « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque[62] », il ne préconisait certainement pas une attention particulière au militantisme communautaire, ni une adaptation aux valeurs du moment ou à l’esprit du temps (Zeitgeist), qui inclinerait à s’orienter vers des psychanalyses spécifiques en fonction des identités. Il vise la singularité du sujet qui ne se réduit pas à son genre, à son identité sexuelle ou à son statut de victime.
Au-delà des prises de position sur le transgenrisme et de la visée subversive de la psychanalyse, qui introduit un vide dans les discours totalisants, celui du manque et du désir, le praticien doit avant tout demeurer un clinicien.  Sa vocation demeure, quelle qu’en soit l’issue, l’accompagnement dans leurs sinuosités des sujets en souffrance dans leur corps et leur psychisme. En d’autres termes, il doit se tenir au service d’un sujet dans son rapport à son désir. Le praticien, doit entendre ce qui se joue dans la réalité psychique du patient sur la scène de l’inconscient, accueillir et soutenir sa souffrance ainsi que sa parole singulière dans son histoire, son rapport aux autres, ses idéaux, ses angoisses. De plus, il doit également être habité par l’éthique analytique comme un acte de résistance à ces dérives de purification symbolique du langage, du sexe, du genre, qui ratent l’inconscient et génèrent des « naufragés de la subjectivité ».
Enfin, si le psychanalyste doit rester un clinicien dans son cabinet, il ne peut pas ne pas s’ouvrir au social à l’instar de Freud pour qui « le sexe était l’indécent… qui ne se laisserait pas définir facilement » et repérer que cette question d’identité de genre est un symptôme social actuel, spécifique aux démocraties occidentales. La dynamique psychique singulière du sujet restera donc en ligne de mire, en modérant les repères identitaires et en privilégiant le jeu fluctuant des identifications, pour promouvoir une autonomie accrue dans la relation à soi-même et aux autres.
Les discours sociopolitiques d’un gauchisme progressiste, porteur d’un idéal de réparation d’une faille subjective, en écho au discours capitaliste défini par Lacan, favorisent l’émergence magistrale de « l’objet petit a » et confinent le « petit autre » dans sa jouissance immédiate et illimitée. Tous ces discours conduisent au déni de la différence des sexes et des générations, de l’altérité et de l’autorité, entravant une certaine institutionnalisation du sujet, qui nécessite un étayage symbolique par la présence du « grand Autre » qui chute aujourd’hui et d’une articulation soutenante des deux cariatides que sont la langue et le droit. Érasme nous rappelle qu’« on ne naît pas homme, on le devient ».

Quand Antigone se lèvera-t-elle pour résister aux apôtres de cette déferlante idéologique délirante et aux petits hommes gris pusillanimes qui altèrent la psychanalyse ? Antigone, la flamboyante insurgée refusant la soumission et la tyrannie qui s’arroge un droit sur les corps jusqu’à leur mort, Antigone assoiffée de liberté et sans compromission, refusant une existence médiocre, Antigone, enfin, dont Lacan fera le paradigme d’une résistance face à l’arbitraire, Antigone qui ne cédera pas sur son désir.

Guy Decroix – Institut Français de Psychanalyse©

Précédemment :
1ère partie
2ème partie


[1] Guy Decroix, Institut Français de Psychanalyse, Le wokisme, une déraison mortifère, 2023. En ligne : site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/wokisme-et-cancel-culture-une-deraison-mortifere-i/

[2] Bernard Guyot, Front populaire, 16 novembre 2021. En ligne, https://frontpopulaire.fr/politique/contents/jean-luc-melenchon-veut-inscrire-la-liberte-du-choix-du-genre-dans-la-const_co697937

[3] David Doucet, Terra Nova : il y a 10 ans, la note qui fracturait la gauche et pavait la voie à Macron, maudite note, Marianne, 9 mai 2021.

[4] EELV reprend le slogan de McDonald’s, « Venez comme vous êtes », JDD, 9 février 2024.

[5] Natacha Polony, Changez la vie. L’Observatoire, 2017.

[6] Mediapart, Malgré des efforts à gauche, l’assemblée reste blanche, bourgeoise et éloignée de la société mobilisée. 10 juillet 2024.

[7] Jacques-Alain Miller, métis et hermaphrodite, qui dit mieux ? interview journal « Le Monde » 12 avril 2001.

[8] Myriam Revault d’Allonnes, L’Homme compassionnel, Seuil, 2008.

[9] Élisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi, Seuil, 2021.

[10] Dora Moutot et Marguerite Stern, Transmania, enquête sur les dérives de l’idéologie transgenre, Magnus, 2024.

[11] Said Mahrane, Annie Ernaux, l’autre syndrome de Stockholm, Le Point, 13 décembre 2022, En ligne, 

[12] Richard Millet, Langue fantôme, Essai sur la paupérisation de la littérature, Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2012.

[13] Les univers du livre, Actualités, 24 juin 2024.

[14] Loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 introduisant dans le Code de l’éducation la notion d’école inclusive.

[15]Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 24 janvier 1962.

[16] Mathieu Bock-Coté, Le totalitarisme sans le goulag, La Cité, 2023.

[17]Jean-Pierre Chevènement, Res Publica, Éditions Plon, 2024. En ligne,

[18] Jean-Pierre Obin, Les profs ont peur, L’observatoire, 2023.

[19] Gérard Rabinovich, Terrorisme et résistance, d’une confusion lexicale à l’époque des sociétés de masse, Le Bord de l’eau, 2014.

[20]Emily Joshu, How dare you say woman ! New woke bible for midwives urges termes like ‘gestational parent’, Mail Online 17 octobre 2024, En ligne,  https://www.dailymail.co.uk/health/article-13736637/midwife-woke-dictionary-gender-neutral-language.html

[21] Harold Searles, « L’effort pour rendre l’autre fou », Gallimard, 2001.

[22] Natacha Polony, « Sylviane Agacinski censurée : le nouveau visage du fascisme universitaire », Marianne, 27 décembre 2019.

[23] Daniel Lindenberg, « Le Rappel à l’ordre, Enquête sur les nouveaux réactionnaires », Seuil, 2016.

[24] Jean Degert, « Il vaut mieux être gay ou lesbienne en Israël qu’en Palestine ». Causeur, 18 décembre 2022.

[25] Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1972.

[26] Nathalie Heinich, « Sublimer le sentiment ». Elias, « Les 5 voies vers une autre sociologie », in 

  Consommer, donner, s’adonner. 2014/2 n° 44.

[27] Pascal Bruckner, Je souffre, donc je suis. Grasset, 2024.

[28] Marcel Gauchet, Le Nœud démocratique, Gallimard, 2024.

[29] « L’action publique contre la maltraitance des enfants », dossier d’étude numéro 65, p. 61, février 2005.

[30] Alain Policar, « Le racisme antiblanc n’existe pas », Libération, 23 octobre 2018.

[31] Florent Poupart, « La psychologie clinique à l’ère de la morale totale », dans Emmanuelle Henin, Xavier-Laurent Salvador, Pierre Vermeren, « Face à l’obscurantisme woke », PUF, 2025.

[32] Pascal Bruckner, La Tyrannie de la pénitence, Grasset, 2006.

[33]Daniel Sibony, Génocide à Gaza ?En ligne, https://www.youtube.com/watch?v=RH0wm une limitation de la jouissanceKVaeOY

[34] Philip Roth, J’ai épousé un communiste, Gallimard, 1998.

[35] Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Point, 1998.

[36] Nicolas Journet, Pour ou contre la zoophilie ? Sciences humaines n° 273.

[37] François Jacquet, « Le pire des maux : éthique et ontologie du spécisme », Elliott, 2024.

[38] Bérénice Levet, L’écologie ou l’ivresse de la table rase, L’Observatoire 2022.

[39] Régis Debray, Le Siècle vert, un changement de civilisation, Gallimard, 2020.

[40] Camille-Froidevaux-Mettrie, On peut être misandre et vouloir impliquer les hommes dans les luttes féminines. Propos recueillis par Celia Laborie. Le Monde, 25 mai 2025. En ligne, https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2025/05/25/camille-froidevaux-metterie-on-peut-etre-misandre-et-vouloir-impliquer-les-hommes-dans-les-luttes-feministes_6608328_4497916.html

[41] Alain Bentolila, La grammaire n’est pas une injustice sociale ! Revue Causeur, 5 février 2025.

[42] Charles Melman, L’Homme sans gravité, Denoël, 2003.

[43] Eric Marty, Le sexe des modernes. Pensée du neutre et théorie du genre. Seuil, 2021, p.11.

[44] Un diplôme de « magie et de sciences de culte » lancé par une université britannique, Le Parisien, 6 octobre 2023, En ligne : https://www.leparisien.fr/societe/un-diplome-de-magie-et-science-occulte-lance-par-une-universite-britannique-06-10-2023-U63AJKHELFEIDOV4FUMSHF2DOI.php

[45] Mikhaïl Kostylev, Viking femme ou non-binaire ? Quand la « science » woke s’entredéchire, En ligne :  https://decolonialisme.fr/vikings-femme-ou-non-binaire-qu

[46] Lettre de Sigmund Freud à Albert Einstein, « Pourquoi la guerre », 1932.

[47] Alain Finkielkraut, entretien dans le journal Le Figaro du 4 janvier 2024.

[48] Daniel Sibony, Les non-dits d’un conflit, Le Proche-Orient après le 7 octobre, Éditions Intervalles, 2024.

[49] DRESS, Études et résultats, N° 1281, du 27 octobre 2023.

[50] Public Senat, classement Pisa, chute historique du score de la France, En ligne, www.publicsenat.fr – Actualité-éducation-classement Pisa, 5 décembre 2023.

[51] Pierre André Taguieff, le wokisme une bêtise enrubannée ou la folie dissimulée ?

Préface du livre de Nadocculia Geets, Woke ! La tyrannie victimaire, Édition F. Deville, Bruxelles, 2024.

[52] Vladimir Jankélévitch, La mort, Éditions Flammarion, 2017.

[53] Lee Edelman, Merde au futur, théorie queer et pulsion de mort. EPEL 2016.

[54] Régis Debray, Éloge des frontières, Gallimard, 2010.

[55] Julien Rochedy, Philosophie de droite, Hétairie, 2022.

[56] Journal Marianne, LGBT pro Hamas : Autant dire que les dindes votent pour Noël, Tribune collective 20 novembre 2023.

[57]Anne-Elen Chompret, Pour le jeune occidental urbain, l’islam ne peut être coupable de rien et certainement pas d’homophobie, Figarovox, 1 mars 2021.

[58] Steve Fuller, Morphological Freedom and the question of Responsibility and representation in Transhumanism, Confero, vol. 4, n°2, 2016.

[59] Ray Kurzweil, Humanité 2.0 : la Bible du changement, M21 Éd., 2021.

[60] Martine Rothblatt, Le transhumanisme, une anthologie, Hermann, 2020.

[61] Paul-Laurent Assoun, Interdit et limites, Press, 2020.

[62] Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, Écrits, Seuil, Paris,1966.

Liaison-Déliaison

Nicolas Koreicho – Juin 2025

Sommaire

Antonio CANOVA (1757-1822), Psyché ranimée par le baiser de l’Amour, 1787-1793, Le Louvre
  • Préambule
  • Actualité des pulsions de vie
  • Actualité des pulsions de destruction
  • Origine du concept double en psychanalyse
  • Pulsions fondamentales
  • Traitement des corps
  • Civilisation de la raison
  • Sublimation, principe de liaison
  • L’art et la liaison

Préambule

Notre démonstration débutera par une référence relative à la deuxième théorie des pulsions, laquelle propose un point d’entrée satisfaisant pour introduire ce que représente le concept double Liaison-Déliaison applicable à toutes les topiques.
Les années 1915 ont permis à Freud de développer la manière dont un premier dualisme, l’opposition pulsions sexuelles – pulsions d’autoconservation ou pulsions du Moi constitue un processus dynamique de compréhension des énergies psychiques[1].
Les années 1920 ont offert, à l’occasion de la description par Freud d’un second dualisme, la plus fructueuse théorie psychanalytique concernant la conflictualité qui construit à la fois psychopathologies et organisation de l’inconscient, en l’espèce l’opposition pulsions de destruction – pulsions de vie[2].

Actualité des pulsions de vie

Les pulsions de vie nous amèneront ipso facto à la considération du concept de Liaison dans la mesure où elles permettent de constituer des unités toujours plus grandes, à les maintenir et à proposer des processus de construction-assimilation-transformation, depuis Empédocle jusqu’à Freud[3], vers la possibilité d’agencement et de compréhension qui fait tendre vers l’équilibre de la personne.
Cet équilibre trouve sa meilleure expansion dans la manière dont le corps est représenté, selon une expression non refoulée de la sexualité, ainsi qu’il en est dans l’élation artistique de la civilisation, tableaux, sculptures, images montrant des corps d’êtres humains, naturels, maquillés, vêtus, nus, groupés, suggérés, dans l’érotisme, l’allégorie, l’action, la pensée, tous éléments signifiant l’appel de la vie à elle-même, sous les multiples formes et écoles développées dans la civilisation occidentale. Laisser les femmes et les hommes se montrer dans tous les miroitements de leur beauté, de leur singularité, de leur visage et de leur corps, donne à la pulsion de vie sa plus forte démonstration.

Actualité des pulsions de destruction

Dans la mesure où les pulsions de mort qualifient des processus de destruction-désassimilation-fixation, nous observerons la dimension réactionnelle provenant du manque de discernement des mouvements qui traversent nos sociétés en tant que l’on peut les considérer sur un même plan que les pulsions du Ça, mortifères en leur origine[4].
Ainsi, le point commun des idéologies déconstuctionnistes se ramène, dans la réalité effective des humains et du monde, à un désir mortifère répondant à la pulsion de destruction : transgenrisme (interventions chirurgicales de changement de sexe, hormono-transplantations, bloqueurs de puberté – avec, au passage, une perte de 7 à 15 points de QI –), multiplication des drogues (avec décompensations psychotiques, désorientation, hallucinations, états paranoïdes, crises de panique, angoisses profondes parfois irréversibles, baisse de motivation, déficit de la mémoire, déficit de l’attention, risque d’infarctus x 5, risque d’AVC x 5, accidentologie décuplée[5]), dysorthographie et effondrement syntaxique (écriture inclusive et ses conséquences dyslexiques et dysorthographiques chez les élèves), négligence civilisationnelle (dégradation d’œuvres d’art, violence contre les services publics et les représentants de la loi, incendie des édifices religieux chrétiens particulièrement, tenues discriminantes en faveur de l’inégalité homme-femme, promotion politique de l’islamisme).
À partir d’une évidente régression intellectuelle et morale, se déterminent l’abolition des différences (des sexes, des générations, des places), l’inculture et la réduction ad minimorum de l’enseignement, du soin, de la justice, du commerce, conséquence des déplacements de population, de l’usage des drogues, de la délinquance, et s’impose, comme dans les trois psychopathologies princeps – psychoses, psychopathies, perversions – le primat de la pulsion de destruction éminente dans les pathologies limites.
Ceci correspond, en droite ligne de la précarité intellectuelle et culturelle du mondialisme, au refoulé de la sexualité, de l’autorité, de l’art, de la littérature, au déclin de la sublimation, conséquence de la primauté des questions wokistes sociologistes, l’absence de représentation des corps et de la compréhension de leurs affects, à la correspondance de la négligence pour les corps[6], humains et animaux, et ce qui en découle, viols, violences, crimes et délits.

Origine du concept double en psychanalyse

En psychanalyse, les deux termes liaison-déliaison désignent des états, des processus, des mouvements énergétiques, associatifs, directs et indirects, issus de l’observation de la circulation et de la fixation de l’énergie psychique selon des forces qui expriment les dynamiques internes des pulsions, des affects et des représentations mentales, le plus souvent inconscients.
Liaison et déliaison, si elles impliquent, pour l’une, organisation, intégration et compréhension, et pour l’autre, désintégration, dissociation et incohérence, font référence à des mouvements interprétables dans la réalité de l’être au monde des personnes au travers de leurs actions.
Ainsi, la liaison s’applique aux pulsions dans la mesure où elles sont liées à des représentations de mots ou de choses et que, dès lors, elles correspondent à des idées, des périodes, des situations qui peuvent aisément se concrétiser selon les valeurs du sujet, en accord avec un environnement moral reconnu comme tel.
La liaison peut également s’appliquer aux affects à la condition qu’ils puissent être distanciés et intentionnellement reliés à des rêves, des souvenirs, des fantasmes eux-mêmes devant pouvoir s’appuyer sur des situations, des domaines, des périodes spécifiées par le sujet apte à établir verbalement l’organisation d’une logique entre ces rêves, ces souvenirs, ces fantasmes et le réel de sa biographie et de ses environnements.
Par suite, la liaison peut amener le sujet à organiser des déroulements structurés en discours, de manière qu’il puisse développer un sens aux différents mouvements et expériences qu’il a traversés, autrement dit de façon que le sujet puisse faire quelque chose – récit, expérience, changement – de ce qui lui est arrivé.
La déliaison, quant à elle, est impliquée dans l’absence de logique, de rationalité, de langage cohérent, elle est éloignée d’une profondeur de sincérité et de correspondance avec l’équilibre entre le principe de plaisir et le principe de réalité. Elle peut s’appuyer sur l’abstraction de la pensée articulée – le lexique en particulier – et détacher les mouvements naturels pulsionnels de la prise en compte et du respect de l’autre. Elle peut également faire se dissocier les émotions, les éprouvés, les ressentis, de l’origine des périodes, des épreuves, des traumas. Enfin, les images qui, normalement, devraient renvoyer à des récits constitués, peuvent se trouver fragmentées, morcelées, détachées d’une logique à tout le moins esthétique ou, à tout le moins, cohérente.
Le concept double est prépondérant dans toute tentative de compréhension non seulement des pulsions, mais encore dans l’effort de maintien d’un équilibre en le sujet, particulièrement subordonné à la conflictualité qui règne, quoiqu’on fasse, dans la vie psychique de chacun.
C’est probablement une des missions principales de toute psychothérapie digne de ce nom (psychothérapie, psychanalyse, psychologie, psychiatrie[7]) que d’accompagner le Moi du sujet en difficulté à rétablir la liaison entre des éléments mortifères, si détachés, morcelés ou incohérents, rétifs aux processus de sublimation.
De manière plus générale, la liaison se déploie, dans la thérapie analytique vers l’idée de faire se conjoindre équilibre psychique, adaptation au monde, à l’autre, à soi, et développement mélioratif des facultés du sujet.

En guise de synthèse sur la place du concept double en psychanalyse, nous pouvons dire que la liaison est susceptible de caractériser, dans sa mise en œuvre, un investissement régulier, stable, d’ensembles de représentations profondément logiques et articulées concernant des relations d’objet, internes et externes, appropriées – correspondant à la fois à son propre désir et à la prise en compte de l’altérité –, le maintien d’un ensemble psychique cohérent et non mortifère (non immédiatement pulsionnel) qu’on souhaitera au moins en développement, la prétérition d’un ensemble psychique de cohésion (le Moi), l’élaboration soutenue du processus secondaire (pensée rationnelle, langage, logique).
La déliaison, quant à elle, va représenter des séries de discontinuités dans les régimes d’investissement obligés (angoisse annihilante, conséquences des traumas, passages à l’acte psychotiques et psychopathiques, perversion), précarité des états-limites, au travers de la dérégulation du processus primaire (visualisation, symbolisation, déplacement – métaphore –, condensation – métonymie –).
Ainsi la déliaison autorisera la circulation libre, mais chaotique, de l’énergie psychique dans le but d’une satisfaction immédiate des pulsions (comme dans les rêves, dans les impulsions et les compulsions). Ce processus peut être bénéfique dans certaines situations non élaborées, comme à l’adolescence, où il permet de défaire ce qui a été lié précédemment pour intégrer de nouvelles expériences, d’apprendre dans le dessein que puissent s’établir de nouvelles liaisons.
Notons la place particulière occupée par les états limites par rapport à cette dialectique liaison-déliaison dans la mesure où, tel Sisyphe, le sujet lutte alternativement et, c’est peut-être là le drame de ces pathologies, conjointement, dans la construction immédiate, instinctive, de réponses à des motions trop peu explicitées, donc peu énonciatives, dans le sens non pas d’un approfondissement mais d’une consolidation de processus contradictoires.

Pulsions fondamentales

Du côté de chez Sigmund, et selon la suite donnée par lui aux travaux de Gustav Theodor Fechner (1801- 1887), Freud pose[8] bien solidement les formations psychiques comme dynamiques énergétiques et processus associatifs répondant à sa 1ère topique (1900 : Ics, Pcs, Cs), puisque l’hypothèse freudienne implique qu’un état lié de l’énergie associée au Moi assure la cohésion des éléments constitutifs du processus secondaire (pensée rationnelle, langage, logique), processus à dynamique lente, cependant qu’à l’inverse, les phénomènes constitutifs des associations et représentations pulsionnelles (visualisation, symbolisation, condensation, déplacement) constitutives du processus primaire, lequel processus opère sous énergie libre à dynamique rapide pouvant créer, par exemple, rêves, hallucinations, fantasmes non médiés, et qui participe à la formation des symptômes, des actes manqués, des mots d’esprit, des lapsus.
Pour illustrer l’opposition entre processus de liaison, du côté duquel œuvrent les pulsions de vie, et de déliaison, vers quoi travaillent les pulsions de destruction, Freud, en 1920[9], indique que les névroses traumatiques sont la preuve de l’échec des processus de liaison menaçant la cohésion et l’intégrité du Moi, la tendance de la pulsion de mort étant de se diriger vers des états, certes, en fin de processus, stables, mais à énergie nulle, ainsi qu’il en est du nirvaña[10].
Plus précisément, un système dynamique, la compulsion de répétition, laquelle réactualise indéfiniment les motifs d’une « expérience », décrite dans Au-delà du principe de plaisir[11], viendra compléter et réactualiser soit la liaison, soit la déliaison, selon que cette compulsion se manifestera, pour la liaison, en vertu de motions pulsionnelles appartenant à la pulsion de vie, et pour la déliaison, en fonction de retours relatifs à la pulsion de destruction[12]. C’est, indirectement, l’occasion pour lui de décrire de manière empirico-déductive une forme polysémique de conflit obligé, si l’antagonisme relevé apparait comme prépondérant, Freud observe néanmoins que les deux pulsions et les deux mouvements de lutte au sein de chacun des phénomènes de liaison et de déliaison peuvent s’établir dans « l’action conjuguée » des deux pulsions originaires et offrir une intrication propice à la régulation des processus vitaux. Notons l’intérêt dans la pensée freudienne pour « […] la théorie de Ewald Hering, (physiologiste prussien) dans l’opposition qu’il formule entre les processus de construction-assimilation (pulsion de vie) et les processus de destruction-désassimilation (pulsion de mort)[13]. »
Par ailleurs, les systèmes d’opposition des motions observées sont nettement illustrés dans leurs grandes tendances, conflictuelles, dans les processus de liaison et de déliaison en cohésion avec les pulsions de mort et les pulsions de vie : « Ces deux pulsions, incompréhensibles selon un abord direct, ne nous sont connues que par leurs représentants psychiques. Freud isole alors quatre représentations de la pulsion de mort : la destructivité, la déliaison, la compulsion de répétition dans son acception « démoniaque » et le principe de nirvâna. Parallèlement, il distingue quatre figurations de la pulsion de vie : l’autoconservation et la sexualité, la liaison, la compulsion de répétition dans son versant adaptatif et le principe de plaisir[14]. »

Traitement des corps

Pour ce qui est du corps et de son traitement[15], lorsque l’on intègre à notre réflexion la question des pulsions et leur place « entre le psychique et le somatique », en tant que « représentant psychique des excitations », nous ne pouvons qu’acquiescer à l’assertion freudienne qui concerne les trois principes qui conditionnent le destin des pulsions et, en particulier, le principe de constance selon lequel « […] la quantité de sollicitations somatiques et psychiques oblige le sujet au maintien de l’appareil psychique à un minimum d’« excitations » régulées par les « décharges » pour éviter un trop plein de déplaisir, le principe de plaisir, qui vise à la décharge immédiate, grâce à la satisfaction, réelle ou fantasmatique, le principe de réalité, qui contribue à ajourner la satisfaction et à poser les limites nécessaires à l’équilibre, avec soi-même et avec l’Autre, lesquels déterminent les principes de liaison et de déliaison[16] ».
Selon André Beetschen dans son article sur la déliaison et la destructivité[17], la déliaison en tant que motion « […] démoniaque, indomptée, fondamentalement hostile au Moi […]» est présente au cœur même de la sexualité, et qui aurait son origine dans la sexualité infantile. En cela il prend la suite de Jean Laplanche pour qui la déliaison est en lien avec la pulsion sexuelle de mort, laquelle provient du Ça, instance par définition non liée. Nous pouvons compléter par l’idée, en écho avec la proposition de Laplanche, que la déliaison, dès lors qu’elle se transpose en acte, trouve son énergie et sa dimension mortifère dans l’absence d’intégration du refoulement en situant, dans ces conditions, la caractérisation perverse de l’acte du côté de l’« inconciliable », comme il en est dans les mouvements sociaux sexuels et politiques radicaux, entre la pulsion et sa mise en acte fondées sur l’incompréhension de l’objet total – et donc du sujet – à l’avantage, malheureusement, de l’objet partiel et, par définition, incompris dans son intégrité.
À ce moment de notre développement, en fonction des invariants fondamentaux de la découverte freudienne – l’inconscient, la pulsion, le refoulement –, Éros, pulsion de vie, apparait comme la force de liaison par excellence, totalisante et qui absorbe « l’indompté » du sexuel dans l’amour pour le Moi et pour l’objet, cependant, à l’inverse, qu’il s’agit pour Thanatos, pulsion de destruction, d’une force de déliaison démoniaque, « inconciliable » et se complaisant dans « l’indompté » du sexuel en tant qu’hostile à l’autre et au Moi, issue de la pulsion sexuelle infantile refusant de transiger avec les notions plus subtiles du refoulement apprivoisé, de la distanciation acceptée et de la différenciation temporelle.
Enfin, et pour opposer le traitement des corps par les humains et celui qui est appliqué par les animaux, nous prendrons l’exemple du loup, une sorte de monstre d’humanité telle qu’il n’existe pas chez les hommes, qui, lui, ne mange jamais de cadavres, contrairement aux hommes, ni d’animaux, ni d’humains, qui passe toute sa vie en couple avec une seule compagne, dans une perfection monogame – si sa partenaire meurt, il reste seul jusqu’à la fin de sa vie –, qui ne commet pas l’inceste, tel que l’accouplement avec ses parents ou sa fratrie, qui protège ses petits jusqu’à leur vie d’adulte, qui aide ses parents, même infirmes, même malades, en leur apportant leur pitance, qui organise les déplacements de sa meute d’une manière extrêmement rationnelle et « humaine » en y plaçant chacun de ses membres en fonction de leur âge, de leur état de santé, de leur vigueur.

Civilisation de la raison

Nous prendrons comme métaphore du rôle de la liaison pour le rétablissement et le développement des personnes, en patientèle aussi bien, l’idée de « l’impératif catégorique[18] », concept de la philosophie morale d’Emmanuel Kant selon lequel la raison – qui s’oppose aux pulsions brutes, pulsion de mort –permet au sujet de se représenter une loi morale selon laquelle il faut agir – comportement, Loi symbolique – de telle manière que la maxime de notre action – principes de vie, sujet-objet, pulsion de vie – puisse être élevée au rang de maxime universelle. Ainsi, l’impératif est dit catégorique dans la mesure où l’agent – de liaison – moral doit agir par devoir, lequel est régulateur de l’action, digne et intègre, en tant qu’être rationnel, capable de délibération morale, capable de douter, de se remettre en question et d’évoluer, puisqu’il est apte à examiner la maxime (le principe subjectif) de son action afin de s’assurer de la dimension morale de celle-ci.
Considérons la dite maxime comme emprunte de l’idée de normalité au sens où cette idée – idéal – de normalité en psychanalyse n’est pas l’absence de symptômes mais la capacité pour le sujet de se dégager de la répétition et d’accroître ses capacités développementales pour accéder à un compromis satisfaisant entre soi et le monde, entre soi et l’autre, entre soi et soi, c’est-à-dire, en définitive, entre ses exigences pulsionnelles et les contraintes de la réalité et de soi et de l’autre. Cela ne signifie pas qu’il faille au sujet se conformer à la réalité et au monde, mais il lui faudra à coup sûr se dégager de la conformité ancienne, archaïque, aux périodes et aux moments traumatiques qui ont empêché son Moi d’élaborer un établissement et/ou un rétablissement, à partir d’une capacité de penser les nouvelles donnes, souvent à venir encore, de sa vie et, dès lors, de développer des solutions satisfaisantes – non perverses, non psychotiques, non psychopathiques, dans la prise en compte des limites – pour réajuster ses propres instances pulsionnelles bien distinctes de celles de l’enfant.
Cette ambition est simplement la norme de l’adulte qui, par-delà transfert et névrose de transfert et dans la délivrance de la satisfaction du masochisme primaire, de la culpabilité primaire et des pulsions de destruction régulièrement trouvées dans la résistance à l’ « aller mieux », se met à vouloir acquérir des éléments d’une connaissance nouvelle qui relègue les motions pulsionnelles et libidinales de l’enfant à l’arrière-plan du désir de vie dans l’idée de redessiner des relations de qualité à soi et aux autres.

Si, au XIXe, l’idée d’une disjonction entre facultés mentales et mouvements affectifs (facultés morales à l’époque) se fait jour et vient préserver ce qui peut être maintenu d’un reste de raison, le XVIIIe annonce l’altération, pour les « aliénés », des « facultés morales ». D’un point de vue subjectif, sujet affectif et sujet raisonnant sont séparés – ce qui nous renvoie directement au concept double liaison-déliaison -, et il ne tient qu’à l’histoire – mais surtout à ce que le sujet fait de son histoire – de les relier ou de les délier.
Le lien entre la folie et la passion nous amène à considérer la pertinence du concept de liaison-déliaison. Sans doute, entre autres, parce que la folie – dont les « passions tristes » : haine, jalousie, ressentiment –fait basculer immanquablement du côté de la pulsion de mort et que, du côté de la pulsion de vie, c’est la passion – dont les « passions joyeuses » : amour, puissance, satisfaction – qui tient le haut du pavé, en ce qu’elle peut se tourner vers la sublimation.

Sublimation, principe de liaison

La liaison est la condition même de la sublimation et, par conséquent, de la civilisation.
La déliaison, réalisation sous une forme ou sous une autre de la pulsion de destruction ou pulsion de mort, marque l’échec de la sublimation[19], qui se développe dans les œuvres de transformation à composante artistique, sociale (affective, spirituelle), et intellectuelle, dans leurs déclinaisons scientifique, littéraire, analytique.
Jean Laplanche et André Green ont développé, chacun à leur façon, l’idée d’une pulsion sexuelle de mort, fondamentalement hostile au Moi (Laplanche) et dont il a noté la dimension « inconciliable » avec le développement du Moi[20], fonction d’un dualisme au sein même de la pulsion sexuelle. Ainsi en est-il du basculement de la pulsion sexuelle de vie vers la pulsion de destruction – pulsion de mort – lorsqu’elle ne prend pas le chemin de la sublimation, et qu’elle empreinte la décharge complexe de la perversion, qui, dans le meilleur des cas, est un crime inabouti. La déliaison se tient là dans la mesure où le sujet lâche toute idée de responsabilité du Moi vis-à-vis de l’objet et, pire peut-être, vis-à-vis de lui-même, et que la pulsion l’emporte sur une régulation possiblement névrotique.
André Green, quant à lui, développe dans ses extensions du concept de narcissisme, les narcissismes de vie et de mort[21] qui peuvent selon lui rendre compte « […] des ensembles dans lesquels s’insèrent hystérie et cas limite, les différences qui les séparent ainsi que le cadre conceptuel qui peut les réunir […], dans la mesure où le corps hystérique rejoint dans la déliaison la catégorisation limite des pathologies perverse, psychotique, psychopathique. L’auteur proposera le terme de « chiasme[22] » pour rendre compte de « […] la zone d’intersection [– déliaison –] entre hystérie et états limites […].
Dès lors, la déliaison « réalise » sous une forme concrète et agie de l’interdiction d’exposition et de représentation des corps, la pulsion de destruction – pulsion de mort – et marque l’échec de la sublimation.
À l’inverse de cette situation inconciliable se situe, de manière triviale (introduction du tiers conceptuel), la liaison et sa possibilité de choix vers le libre arbitre et la responsabilité du sujet, ouvrant la voie vers la sublimation[23], qui elle, se développe dans les œuvres de transformation à composante artistique, sociale (affective, spirituelle, philosophique), et intellectuelle dans ses déclinaisons scientifique, littéraire, analytique, là où l’Éros, au sens le plus large du principe de vie et de son expansion vers lui-même, l’emporte. Ce mouvement vers la sublimation rend possible la Civilisation.

L’art et la liaison

La liaison implique une appréhension directe de la civilisation, par le biais de la sublimation, vers la possibilité de compréhension, artistique et civilisationnelle, des corps, reléguant la déliaison, c’est-à-dire le refoulement de la sexualité, du plaisir, du désir, de l’intellection, de l’éthique et de l’esthétique de l’expansion et, finalement, de la vie même, en déniant les composantes mortifères de la délinquance politique et/ou religieuse, de l’obscurantisme sectaire et de l’amoralité universitaire wokiste, dans lesquels, comme en miroir saturé de refoulement et de croyance paresseuse, la représentation et la relation des corps ordinaires n’existe pas ou doit être dénaturée ou discréditée.
En effet, l’épanouissement artistique civilisationnel s’exprime d’abord par le regard – et les autres sens –  vers la condition humaine et, ipso facto, vers les corps, montrés et assumés au quotidien et/ou messagers sublimés dans les multiples Écoles artistiques et philosophiques des pays occidentaux au premier chef à travers, au commencement d’un développement artistique élaboré principalement par la civilisation gréco-latine – antiquité grecque, période hellénistique, antiquité romaine, période paléochrétienne, art roman, art gothique, renaissance, les grands siècles[24] –, outre les déclinaisons des beaux-arts que sont l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la littérature, le théâtre, le cinéma.
La liaison, du regard et des sens vers les corps et ses représentations, rend en effet légitime cette « unique matinée de printemps » alors rendue possible.

Nicolas Koreicho – Juin 2025 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Sigmund Freud, Pulsion et destin des pulsions, 1915

[2] Sigmund Freud, Au-delà du principe du plaisir, 1920

[3] Nicolas Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions, 2020, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/

[4] « La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle prend source dans la récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateur de stimulus, récusation émanant du Moi narcissique. En tant que manifestation de la réaction de déplaisir suscitée par ces objets, elle demeure toujours en relation intime avec les pulsions de conservation du Moi, de sorte que pulsions du Moi et pulsions sexuelles peuvent facilement en venir à une opposition qui répète celle de haïr et aimer. » Sigmund Freud, 1915, op. cit.

[5] De manière générale, les addictions représentent 30% des hospitalisations, la moitié des cancers, 10 ans d’espérance de vie en moins.

[6] Question de la sublimation.
« D’abord in absentia. Représentation des corps : inexistence, dans certaines aires et dans une culture de plus en plus absente de la formation des étudiants, de tableaux, sculptures, images représentant des corps d’êtres humains, naturels ou suggestifs, d’érotisme, d’actions, de scènes, de pensées, d’allégories, du quotidien, réalistes ou figuratifs – liste infinie dans les multiples écoles occidentales…-, et, par voie de conséquence, émergence de monstres chez les adeptes de la frustration, à partir du refoulé, suscitant meurtres, viols, terrorisme, violence et barbarie, les passages à l’acte reproduisant ce qui pourrait exister dans l’art, dans la littérature, à travers les systèmes de représentation qui permettraient de médier le réel. » Cf. Nicolas Koreicho, La Sublimation, 2022, En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/
Sublimation : transformation de la partie nocive – destructrice – de la sexualité

[7] Rien d’autre. Foin de ces multiples soi-disant « thérapies »et « psychanalyses » – ceci fait pour, plus ou moins, échapper à la loi de 2004-2012 https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/activites/travail-analytique-et-psychoterapique/le-titre-de-psychoterapeute/ tels les psychothérapies et psychanalyses du soi (Winnicott), interpersonnelle (Sullivan), humaniste, intégrative, relationnelle, appliquée,dasein-analyse, analytique (Jung), individuelle (Adler), kleinienne, schizo-analyse ( !), écopsychothérapie,
psychosomatoanalyse, actuelle, féministe, contemporaine, symbolique, trans-générationnelle, queer-analyse (!), psychorésonante, systémique, stratégique, systématicienne, interculturelle, animiste, existentielle, psycho-organique, psychosomatoanalytique… Les (soi-disant) thérapeutes, psychopraticiens, experts en santé mentale, e-spécialistes, etc. étant à l’avenant.

[8] Sigmund Freud, Naissance de la psychanalyse, 1895.

[9] Op. cit., Sigmund Freud, 1920.

[10] Le principe de nirvaña est un concept créé par Barbara Low, après Schopenhauer, puis utilisé par Freud qui le rapproche de son concept de pulsion de mort, pour désigner la tendance du psychisme à ramener vers zéro, vers le néant, toute excitation, toute quantité d’énergie ou tension, interne ou externe.

[11] Op. cit., Sigmund Freud, 1920.

[12] Nicolas Koreicho, « Psychopathologie historique : Éros et Thanatos – Les convulsionnaires », Site de l’IFP, Janvier 2021, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/psychopathologie-historique-eros-et-thanatos-les-convulsionnaires/

[13] Idem, Nicolas Koreicho, Janvier 2021.

[14] Ibid., Nicolas Koreicho, Janvier 2021.

[15] Cf. notre article écrit à la suite de la manière dont les corps des femmes, filles, fillettes ont été traités le 7 octobre 2023 in Nicolas Koreicho, « Le traitement des corps. Actualité, psychopathologie, civilisation », Site de l’IFP, Avril 2024, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/le-traitement-des-corps-actualite-psychopathologie-civilisation/

[16] Nicolas Koreicho, « Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – les deux théories des pulsions », En ligne, site de l’IFP, Octobre 2020, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/

[17] André Beetschen, (2015), « L’inconciliable : déliaison et destructivité », Annuel de l’APF, 2015(1). https://doi.org/10.3917/apf.151.0217.

[18] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.

[19] Nicolas Koreicho, « la Sublimation », Site de l’IFP, 2022, en ligne, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation

[20] Jean Laplanche, « La pulsion de mort dans la théorie de la pulsion sexuelle », La Révolution copernicienne inachevée, 1984.

[21] André Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, 1983.

[22] Chiasme : inverser deux groupes de mots (« bonnet blanc et blanc bonnet » ; « apprendre pour enseigner et enseigner pour apprendre »).

[23] Nicolas Koreicho, la Sublimation, 2022. En ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[24] Écoles de peinture en particulier avec les catégories génériques les plus importantes, XVIe-XVIIIe : maniérisme, classicisme, baroque ; XVIIIe : rococo, néo-classicisme ;  XIXe : photographie, cinéma, romantisme, réalisme, impressionnisme ; XIXe-XXe : art nouveau ; XXe : expressionnisme, fauvisme, cubisme, surréalisme, dadaïsme, futurisme.

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L’émergence du phénomène transgenre II

Guy Decroix – Mai 2025

« Dans un monde toujours changeant et incompréhensible, les masses avaient atteint le point où elles croyaient simultanément tout et rien, où elles pensaient que tout était possible et que rien n’est vrai. » Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme

2ème partie

Relief dit de l’Athéna contemplative, vers 460 av. J.-C., Musée de l’Acropole, Athènes

Introduction :
Une époque marquée par l’absence de limites et de liens dans une société fluide
I. L’idéologie de l’autodétermination :
La transitivité comme un fait avéré
L’absence d’humanité neutre
Un déni de réalité
La déconstruction et les lois de l’énonciation
II. La toute-puissance infantile et la conviction intime
III. Une indifférenciation sexuelle

« Un peuple, c’est une population, des contours, des conteurs. »
Régis Debray, Éloge des frontières

Introduction
Dans l’Antiquité grecque, la modération était considérée comme un idéal. Sur un bas-relief du 5ᵉ siècle avant notre ère, Athéna, déesse de la sagesse, se tenait majestueusement accompagnée de sa chouette, symbole de clairvoyance et d’une vision d’au-delà des apparences. Elle nous indiquait les limites à respecter et nous inclinait à une méditation sur la finitude de l’homme. À l’opposé de cette tempérance et de cette raison, l’hubris évoquait des comportements excessifs et transgressifs.
La pensée de Mai 68[1], marquée par une forme d’hubris destructrice, se caractérise par une radicalité véhémente dans ses slogans tels que « il est interdit d’interdire », « jouir sans entrave » ou encore « soyez réalistes, demandez l’impossible ». Ces mots d’ordre faisaient de l’outrance une vertu révolutionnaire, cherchaient à satisfaire et à promouvoir toutes les jouissances singulières, tout en confondant jouissance et désir. Cette dynamique a ouvert, entre autres, une voie vers la transidentité et des forces mortifères. Après avoir examiné des causes possibles de la demande exponentielle de « changement de sexe », nous nous proposons d’explorer quelques sous-jacents idéologiques, sociopolitiques et familiaux de cette nébuleuse trans dans le social contemporain.  

Eugénie Bastié[2] repère qu’après un moment « Icare », caractérisé par un progressisme débridé, par une technologie aveugle et une « plasticité et malléabilité infinie de l’homme », émerge désormais le moment « Ulysse ». À l’instar d’un retour du refoulé, les limites que nous avons éludées ressurgissent sous forme de crises écologiques avec les enjeux énergétiques, économiques et civilisationnels relatifs aux questions d’immigration et de frontières. Selon une perspective freudienne, à une phase prométhéenne pourrait succéder une phase œdipienne autorisant le passage à l’acte de fantasmes inconscients infantiles où la jouissance prédomine. L’homme apparemment ne se retient pas : dès qu’il sait ce qu’il peut accomplir, il le fera les yeux fermés. Bien que les comités d’éthique, instances surmoïques, tentent d’imposer une limite avec un « pas plus loin ! », la face sadienne du surmoi inconscient, que Jacques Lacan qualifie de « gourmandise du surmoi » dans son œuvre sur Kant avec Sade, impose un impératif de jouissance sans restriction : « Tu dois jouir ! ». Cette injonction entraîne une confusion entre le désir et la pulsion.
À l’exception de Camus, qui dans L’Homme révolté prône l’importance de la mesure, la modernité semble avoir perdu de vue le sens des limites. Alain Finkielkraut[3] avance que l’hubris de notre époque nous conduit désormais à nous penser à partir de deux figures emblématiques de l’hypermodernité, à l’apogée de la démocratie : le migrant et le transgenre. Le migrant, sans véritable identité, symbolise l’effacement des frontières entre autochtones et étrangers. Il incarne une forme d’identité totale et une humanité qui se veut en opposition à toute singularité. Le transgenre, de son côté, personnifie l’émancipation absolue. Il se définit comme cause de lui-même et s’inscrit dans un modèle avec lequel chacun peut se reconnaître dans l’une des soixante-douze identités actuelles revendiquées ! La question des limites paraît absente du discours du transgenrisme qui soutient que la distinction entre les sexes est une construction sociale inscrite sur un continuum d’un sexe à l’autre. Ainsi, l’appartenance à un genre résulterait d’une maturation personnelle qui n’est pas tributaire du sexe « assigné » à la naissance. Cet effacement des limites et des contraintes imposées par la loi paternelle qui limitait les désirs de l’enfant ouvre la voie à l’autodétermination, comme l’a décrit Marcel Gauchet[4] dans son ouvrage La gauche au défi de la société des individus. Le droit, jadis au service de la collectivité, sert désormais le privé, l’autonomie et le libre choix, notamment en ce qui concerne le nom et le prénom, en résonance avec les principes du libéralisme.

L’idéologie de l’autodétermination 

Dans les années 1980, Jean-Pierre Le Goff observait l’émergence d’une « barbarie douce » au sein des rapports sociaux, résultant de la nécessité de s’adapter aux « mutations du monde contemporain ». L’autonomie, l’un des thèmes centraux de son analyse, devenait une source de déstabilisation tant pour les individus que pour la collectivité tout en générant une profonde angoisse. Dans ce contexte, diverses « thérapies » agissaient comme une sorte « d’infirmerie sociale ». Les réalités se dissolvaient dans une pensée fluide, prônant un discours où se mêlaient « tout et son contraire ». Les individus se trouvaient contraints d’aspirer à l’autonomie sans cesse renouvelée. Chacun était sur le chemin de devenir le poète de sa propre existence au sens étymologique du terme. Jacques Alain-Miller[5] met en lumière cet extrémisme de l’individualisme contemporain par l’écriture « Un-dividualisme » qui souligne la revendication de l’Un, remplaçant le préfixe privatif « in » par l’article indéfini « un », versus auto-détermination et auto-engendrement, tout en évinçant la figure du grand Autre.
« Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombes qui dirigent le monde », nous avertissait Zarathoustra. Dans son ouvrage Une folle solitude, Olivier Rey[6] repère dans un fantasme de l’homme auto-construit un micro-événement passé inaperçu, mais riche de sens : Jusqu’aux années 1970, les jeunes enfants faisaient face à leurs parents dans leur poussette, favorisant ainsi un soutien par le regard. Puis, un retournement s’est opéré : les enfants ont commencé à être orientés vers l’avant ! Le sujet devait désormais délaisser son passé, se tourner vers l’avenir et se bâtir lui-même. Cette utopie de l’auto-fondation s’est infiltrée dans certaines approches pédagogiques, prônant l’idée d’un enfant émancipé de l’autorité des adultes, capable de construire ses savoirs (terminologie exacte des instructions officielles de l’Éducation nationale) et de forger son identité personnelle.
La loi d’orientation sur l’éducation (loi 89-486 du 10 juillet 1989, dite « loi Jospin ») stipule dans ses annexes, sous l’intitulé « l’élève au centre du système éducatif », que « l’école doit permettre à l’élève d’acquérir un savoir et de construire sa personnalité par sa propre activité ». Dans un document de formation du G.F.E.N[7] (Groupe Français d’Éducation Nouvelle), on peut lire cette déclaration de principe que « le savoir ne se transmet pas, il se construit » pour le « sujet apprenant », sans doute à l’instar de Blaise Pascal qui, dès l’âge de 11 ans seulement, rédigeait son premier ouvrage scientifique et démontrait la proposition d’Euclide sur la somme des angles d’un triangle…
Récemment, une partie du corps enseignant a rejeté la proposition du « choc des savoirs », présentée par un ancien Premier ministre. La finalité visait à « rehausser le niveau d’exigence et d’ambition pour tous les élèves », en plaçant au centre de l’apprentissage à l’école primaire les savoirs fondamentaux et leur autorité, dans un contexte qui valorise chaque opinion et conteste occasionnellement la science.
Dans ce cadre, émergeront les questions d’identité sexuelle. Ainsi, Chat GPT, une des formes de l’intelligence artificielle, peu intelligente faute de pouvoir lire entre les lignes et peu artificielle étant une production humaine, se « mêle à la conversation », en rendant compte de cette auto-identification dans une des définitions d’une femme : « personne qui s’identifie comme femme ». Cependant, cette définition circulaire omet des éléments cruciaux tels que la présence de chromosomes XX ou d’un utérus, qui sont essentiels à la définition d’une femme.

 L’idéologie contemporaine de l’autonomie, selon laquelle on peut s’affirmer autonome, va également se déployer dans le domaine de la sexualité. La question trans peut illustrer cette auto-détermination et cette auto-nomination par l’assertion « je suis ce que je dis », dans une affirmation de l’instant et dans une synchronicité, tout en niant l’importance de l’histoire personnelle et ses traces traumatiques qui la jalonnent. Pourtant, la construction identitaire s’opère toujours à l’intersection du synchronique et du diachronique. Le sujet ne peut naître de lui-même dans une identité imaginaire qui resterait instable. Il ne peut se constituer une assise symbolique qu’à la condition d’être nommé par l’Autre social et enserré dans le discours de l’Autre qui agit à notre insu, « moi, fils de… ». Comme le souligne l’aphorisme de Lacan : « Le désir est le désir de l’Autre », et de préciser, « Dans la vie, on connaît ses désirs, on peut désirer toute sorte d’objets, mais son Désir, celui qui vous constitue, qui oriente tous vos actes, tout ce que vous serez, celui-là, c’est à la fois le sujet et ce n’est pas lui. Cela conduit à un rapport d’altérité à soi-même, de division, d’étrangeté. C’est comme cela que l’on constate souvent que le sujet se sent forcé par un désir qui le dépasse et qui pourtant est le sien.[8] »
Cette autodétermination de soi, qui pourrait être perçue comme une expression individuelle de l’ego (l’égaux ?), s’oppose à la conception lacanienne du sujet, qui n’est qu’une représentation, un signifiant pour un autre signifiant inscrit dans la chaîne symbolique. Cette position est à l’antithèse de toute institution qui matérialise l’empreinte du collectif dans les existences individuelles. Dans une quête d’autonomie sexuelle, certains jeunes revendiquent « le droit » de choisir son sexe, de se passer de l’autre, pulvérisant ainsi les frontières entre le masculin et le féminin, ainsi que celles séparant l’hétérosexualité et l’homosexualité.
Ajoutons que cette expression « je suis ce que je dis » étayée sur des affects et ressentis impose une adhésion non critiquable et exprime une revendication narcissique des petites différences, accompagnée d’une victimisation systématique où toute remise en question engendre une suspicion de phobies. Peut-on entrevoir cette auto-détermination qui évince l’altérité, dans le remplacement du mot « amoureux » par celui de « copain » ? L’expression « compagnon de pain » fait référence à la similarité, à l’homogénéité, qui renvoie à l’idée de « mêmeté » formulée par Paul Ricœur. Considérer l’autre comme un semblable plutôt que comme un prochain réduit les possibilités d’échange.
Cette auto-détermination, qui trouve son origine dans la théorie de Judith Butler, au sein de l’idéologie du self-making, serait empruntée à Theodor W. Adorno, selon Éric Marty[9], dans « La psychanalyse revisitée, Die revidierte Psychoanalyse ». Dans son ouvrage de 1946, il illustre comment les psychanalystes américains ont substitué les processus psychiques et symboliques par des facteurs socioculturels afin de construire une psychosociologie adaptative. Selon cette perspective, « le sexe n’existe pas, il n’y a que le genre », et le genre est performatif et donc totalement libre. Cette déclaration génère ce qu’elle désigne. L’affirmation « je suis un homme » apparaît incontestable, échappant à toute dialectique et niant les facteurs génétiques et anatomiques.

Quelques critiques concernant l’autodétermination :

  • La transitivité comme un fait avéré

« La transidentité est un fait qui concerne l’institution scolaire.[10] » Cette déclaration ministérielle n’est soutenue que par son assertion. L’affirmation « J’aimerais être une fille » serait à entendre comme une manifestation de souffrance psychique. Paul Denis[11]interprète même cette « conviction » comme l’expression d’une « plainte sur un mode mythomaniaque », liée à des mères « qui soutiennent la demande de leur enfant dans une des formes de syndrome de Münchhausen par procuration », c’est-à-dire d’un trouble factice simulé par un tiers chez l’enfant, destiné à le mener chez le médecin à des fins de traitement inutile.

  • L’absence d’humanité neutre.

Il n’existe pas de notion d’humanité neutre. À la naissance, on n’entre pas dans ce monde avec un état détaché de tout sexe, offrant la liberté de choisir son identité. La sexuation est une imposition, le sexe anatomique et génétique n’est pas modifiable. On se développe dans une structure génétique de sexe mâle (XY) ou de sexe femelle (XX) ; il n’y a pas de troisième sexe. Freud affirmait que « l’anatomie est le destin », tout en reconnaissant la bisexualité psychique qui habite chaque sujet, avec quelques contingences à assumer. Il mentionnait également que « le moi n’est pas maître en la demeure » en raison de sa division interne. Cette dualité engendrera la troisième blessure narcissique insupportable et rejetée, ce qui peut se manifester par des déclarations telles que « je ne sais pas ce que je dis » et, dans ce cadre, par l’assertion « je l’affirme » ! Cette différence anatomique est incontournable. Le sexe n’est pas « assigné » à la naissance par un médecin, mais relève d’un constat objectif. Le terme « assignation » est spécifiquement réservé aux états intersexués (1,7 %) constatés à la naissance. Nous observons une confusion manifeste entre l’identité sexuée pro-objectale et l’identité sexuelle avec choix d’objet hétérosexuel ou homosexuel. Quant à l’identité de genre envisagée comme un continuum entre les hommes et les femmes et représentée par toutes les nuances de l’arc-en-ciel du drapeau LGBT+ constitue une hérésie scientifique. Être né du sexe masculin ou féminin est un statut juridique intrinsèquement « indisponible.[12]» Par conséquent, nul ne peut s’en prévaloir ou s’en affranchir au motif d’une prétendue assignation.
L’enfant se trouve alors confronté à la nécessité d’engager un travail psychique à partir de cette donnée initiale. Il est susceptible de traverser de manière temporaire une période imaginaire et interrogative se demandant « si j’étais né de l’autre ». Cette représentation le conduit ultérieurement à s’identifier aux parents du même sexe, processus qui contribue à la formation de son identité sexuelle dans un cadre complexe. Le choix de l’objet d’identification relève peu de l’ordre d’un choix au sens conventionnel. Une position parentale possible pourrait être : « Tu as peut-être envisagé cette option, mais ce n’est pas la réalité. » Ce propos incite l’enfant à un travail de deuil inévitable. Il apparaît que toute autorité, entendue comme un accompagnement dans son développement, ne pourra s’imposer sans prendre le risque d’exprimer une vérité, au péril d’un désamour potentiel. Certains enfants peuvent également développer la conviction qu’ils seraient probablement mieux aimés s’ils appartenaient à l’autre sexe, d’où l’émergence du discours du transgenre. Cette réflexion soulève néanmoins une question cruciale : qu’est-ce qui motive le désir de modifier une anatomie qui, par nature, est indépendante du genre ?
Lacan s’éloigne de l’aphorisme freudien en introduisant le néologisme de « sexuation » dans son séminaire « Encore ». Ce concept peut être envisagé comme un processus subjectif singulier, au cours duquel le « parlêtre » sexué ne se définit que par la jouissance résultant de sa rencontre avec le langage. Ainsi, chacun se donne la possibilité de se positionner selon un mode masculin, féminin ou autre. Ce cheminement fait trace tant sur le corps que dans le langage.

  • Déni de réalité

« Je suis l’esprit qui toujours nie, et c’est avec justice
Car tout ce qui existe est digne d’être détruit.
Il serait donc mieux que rien n’existât. »
Méphistophélès                             

Le déni occupe une place centrale dans les manifestations contemporaines de l’économie psychique. Aujourd’hui, il est devenu légitime, dans un processus d’auto-reconnaissance, de définir son genre indépendamment de son anatomie. Ce phénomène engage une forme de négation de la réalité biologique et amène certains à revendiquer un changement de sexe en affirmant : « Au nom de ma conviction et de mon ressenti, j’ai le droit d’attendre de la société qu’elle reconnaisse mon identité ». Cette position, qui fait fi de la réalité anatomique, exprime une manifestation d’une toute-puissance infantile. Elle s’apparente également à un comportement de nature perverse qui dénie la castration symbolique, voire évoque une logique psychotique, où le sujet, dépourvu d’une référence au grand Autre, ne dispose pour autorité que de « son dire ». Accepter une telle demande, sans écoute du malaise sous-jacent, en la considérant comme un fait avéré, conduit à légitimer l’insertion apodictique de l’enfant, qui se trouve alors dans un déni de réalité. Cette dynamique s’inscrit dans un rapport incertain à la différence des sexes, engendrant un processus long et chaotique que nous désignons sous le terme d’identification. Il convient de rappeler que le déni se manifeste toujours dans un contexte relationnel bipartite, à travers une dialectique perverse qui mène l’autre à une incapacité à s’exprimer. Dans le milieu des relations entre les parents, les médecins et l’enfant, Paul Denis évoque une « communauté du déni ». L’éviction de l’instance paternelle, corrélée à une transformation sociétale où un seul signifiant, celui de « parent », peut désigner à la fois le père et la mère, participe d’un véritable retournement. Cette conception de l’auto-détermination possible constitue non seulement un déni de la réalité, dans la mesure où l’enfant est toujours investi dans le désir de l’autre, mais aussi un mensonge, en laissant entendre qu’il pourrait se soustraire aux déterminants de son sexe biologique.

Le Journal de Montréal[13] présente une situation sans précédent. Dans certaines écoles du Royaume-Uni, des élèves s’identifient comme chats et miaulent en classe. Ce phénomène, associé à la mode des furries proche d’un véritable délire, soulève plusieurs réflexions. Tout d’abord, la question de l’identité apparait au premier plan. Au-delà des soixante-douze identités déjà mentionnées, il est légitime de se demander si les enseignants sont tenus d’utiliser le « prénom choisi » par les élèves qui s’identifient de cette manière. Cette problématique s’entrelace avec les enjeux liés aux relations de zoophilie que nous aborderons dans le cadre de l’antispécisme. Ensuite, la question de la métaphore qui tend à s’effacer en ces temps actuels est interpellée. En tant qu’être « parlant », tous nos liens sont déterminés par le langage. Il est possible que le corps enseignant et les parents concernés ne parviennent pas à saisir la portée métaphorique, le déplacement symbolique, la poésie ainsi que l’éventuel désir de ces enfants d’être aimés, à l’instar du chat domestique qui bénéficie de soins particuliers et d’affection au sein du foyer. Enfin, ces jeunes pourraient être en quête d’éprouver l’autorité de leurs enseignants dans un jeu pervers, conduisant à l’impuissance de l’expression de la part de l’enseignant. Ce dernier se trouve alors contraint de respecter « l’identité de genre » de ses élèves, tout en intégrant des questions de diversité, d’inclusion et de non-discrimination.

  • La déconstruction et les lois de l’énonciation

Si l’on considère que le genre constitue une construction sociale pure, à l’instar d’un performatif, contrairement au sexe biologique, il serait théoriquement envisageable de le déconstruire, de le déprogrammer. 
Cependant, cette perspective apparaît en réalité inapplicable à l’ensemble des constructions sociales. La religion, définie comme un ensemble spécifique de croyances et de dogmes établissant un lien entre l’humanité et le sacré, représente également une construction sociale. Quelles que soient les spécificités de cette religion, que Lacan qualifie « d’increvable », elle ne saurait être sujette à déconstruction. Le langage, inhérent à l’homme en tant qu’être capable d’interprétation, est une construction sociale qui a émergé simultanément à l’évolution de l’humanité. Aucun individu ne s’exprime spontanément ; il doit nécessairement s’inscrire dans une langue qui l’a précédé. Celle-ci fonctionne comme un système de contraintes, d’arbitraires régissant le choix des mots et des signes, ainsi que l’enchaînement des signifiants. Cet ordre intangible s’impose à tous afin de pouvoir parler. Ainsi, une tentative de déconstruction, telle que « aime je te » au lieu de « je t’aime », donnerait lieu dans l’ordre discursif à quelque chose relevant soit d’un autisme, soit d’un langage délirant. En effet, l’absence de ce rapport de contrainte partagé entre l’auditeur et le locuteur, rendrait tout échange impossible. La condition humaine demeure déterminée et contrainte par l’usage du symbolique, du fait même que nous sommes des êtres parlants. Cet ordre symbolique constitue une structure qui définit ce qui est impossible, ce qui est hors langage : tout ne peut pas se dire, il n’est pas possible de « dire comme on le souhaite », ni de choisir unilatéralement tel ou tel mot pour nommer ou désigner une chose précise. Encore une fois, la langue nous précède avec ses contraintes. Cet ordre impose une autorité à tous, en se soutenant de quelque chose qui transcende chacun d’entre nous et ne se prête pas à la négociation. Cet ordre détermine des positions en fonction des relations qu’elles entretiennent entre elles (je, tu, père, mère, enfant) indépendamment des individus singuliers. Le psychotique s’exprime dans un langage hors-la-loi symbolique, sans respect de la syntaxe, où la parole ne fait pas acte. En d’autres termes, si tout est construit, tout devient possible. Or, notre capacité à parler est structurée autour du consentement à ne pas être entièrement dans la jouissance. C’est ce consentement à la perte de jouissance qui ouvre la voie à l’élaboration d’un savoir et à l’expérimentation avec la langue. Le désir et la loi reposent sur un fondement commun : c’est parce que les lois de la parole délimitent un interdit que quelque chose du désir peut se manifester. Lorsque tout devient permis, le désir s’efface et le pulsionnel se libère.
Daniel Sibony[14] identifie trois générations en lien avec la liberté de changer de genre. La première génération de personnes transgenres exprimerait une « croyance » inébranlable en la binarité de la différence sexuelle, nécessitant une transition par le biais de réparations chirurgicales du sexe anatomique afin de passer du féminin au masculin ou inversement.
La seconde génération aspirait à naviguer entre l’identité masculine et l’identité féminine, dans une indétermination régulée par la prise périodique d’hormones. Paul Preciado, figure emblématique de cette position, décrit sa transition dans un entretien avec Laure Adler[15], qu’il considère comme « un acte de décolonisation, un acte somato-politique ». Il avance que son « assignation de genre à la naissance, cette inscription dans la réalité sociale par le biais de normes, n’est qu’une fiction politique ». Ces normes ont été instaurées par « l’ordre hétéro-patriarco-colonial » pour consolider son pouvoir et opprimer les minorités. Ainsi, les pronoms « il » et « elle » deviennent interchangeables. Toute désignation à son endroit en utilisant le prénom « il » entraîne immédiatement une rectification pour le non-usage de « elle » et vice-versa. La phrase « c’est mon choix » pourrait être interprétée comme la devise de ce dispositif pervers. L’expression d’un délire narcissique de toute-puissance est manifeste, car parler implique une perte ainsi que l’assurance de la reconnaissance du statut et du genre de l’autre. Cette dynamique entraîne un traitement avec mépris des lois qui régissent la parole, aboutissant à l’occupation de toutes les positions disponibles. Chaque individu, à l’instar du signifiant, n’occupe qu’une place partielle. Cette situation génère de l’innommable ainsi qu’un message paradoxal dans l’échange, ouvrant la voie à la psychose. Selon Paul-Claude Racamier[16], « toute schizophrénie évoque la mise à mort de la psyché. » Par ailleurs, le genre opère comme un piège, englobant toutes les « minorités marginalisées » en opposition à l’homme blanc hétérosexuel. La troisième génération s’éloigne du terrain chirurgical et hormonal pour performer son identité et son genre à travers le langage. Dans cette logique, chacun construit sa propre vérité par le biais de la performance dans un discours qui postule que la différence sexuelle n’est qu’un effet linguistique, une expression des rapports de pouvoir, tout en occultant la réalité biologique de l’anatomie.
Dans l’émission « Arrêt sur image » animée par Daniel Schneidermann, dédiée à « la marche des fiertés » du 29 juin 2018, l’animateur s’adresse à l’un des individus barbus qui lui répond : « Je ne suis pas un homme, monsieur, je ne sais pas ce qui vous fait dire que je suis un homme […] Je suis non binaire, ni masculin ni féminin, je refuse qu’on me genre comme un homme. » L’animateur s’excusera de son « offense », justifiant selon cet individu qu’il a été « aliéné » au sexe et non à la construction sociale qui est le genre. Ce dialogue pervers et sans issue témoigne d’une occupation tyrannique de la position du maître des mots. Cette position, dans laquelle repose la décision concernant le sens des signifiants, opère au détriment de l’autre qui est sidéré et objectivé. Ce défaut de limites personnelles chez « l’interlocuteur » évoque l’effort pour rendre l’autre fou, où Harold Searles, dans sa préface, affirmait : « Il est une parole qui ne prend pas, qui ne peut et n’est tenue par personne, c’est de cette parole qu’on devient fou. » Cette situation apparait comme la résultante d’une théorie censée favoriser l’autonomie ! Dans cette optique, Daniel Sibony[17] propose une dynamique d’entre-deux sexuel, qui se situe entre le biologique et le langage, ces deux éléments s’influençant mutuellement. Le sujet, dont la structure est dérivée de l’inconscient, est « assujetti » aux lois de la parole. Nous parlons du lieu d’un Autre, d’une parole qui nous « place hors de nous ». Cependant, ces contraintes langagières, qui dictent les normes constitutives du sujet et garantissent le lien social en se transmettant de génération en génération par le biais du discours collectif, semblent aujourd’hui s’effriter. Cette situation engendre un sentiment de désarroi, dans la mesure où chacun doit désormais naviguer seul avec les contraintes langagières. Cela ouvre la voie à l’arbitraire et à des violences qui se manifestent chez des individus se percevant comme tout-puissants. Cette violence, nourrie par un narcissisme collectif et un sentiment de supériorité qui rejette toute forme d’altérité, trouve actuellement son expression dans une forme de censure culturelle qui vise à imposer une police de la pensée. Elle se traduit par l’interdiction d’expositions et de présentations d’ouvrages comme Transmania [18], et des menaces de mort exprimées à travers des propos tels que « une TERF, une balle » ou encore « nous allons leur éclater la tête ». De surcroît, ces interdictions sont relayées par certaines personnalités politiques, qui interdisent la diffusion de publicités sur des panneaux de la ville de Paris

« Les mots qu’on connaît bien prennent dans ce pays un sens cauchemardesque. La liberté, la démocratie, le patriotisme, le gouvernement, tous ont un parfum de folie et de meurtre. »
Joseph Conrad, Nostromo

 II. La toute-puissance infantile et la conviction intime

Tout nourrisson prématuré néoténique se vit comme étant le centre de l’univers, en raison de la satisfaction immédiate de tous ses besoins. Selon Sigmund Freud, la toute-puissance du bébé s’origine dans la figure maternelle, dans la mesure où il incarne les désirs chimériques inassouvis de ses parents : « […] maladie, mort, renonciation de jouissance, restriction à sa propre volonté ne vaudront pas pour l’enfant. Les lois de la nature, comme celles de la société, s’arrêteront devant lui, il sera réellement à nouveau le centre et le cœur de la création, His Majesty Baby, comme on s’imaginait l’être jadis. » (Freud, 1914). Donald Winnicott évoquera l’état de « folie passagère » de la mère pour décrire ce qu’il qualifie de « préoccupation maternelle primaire ». Le sevrage relationnel progressif et douloureux conduira l’enfant à découvrir le principe de réalité, à savoir que sa mère se préoccupe d’autres personnes en plus de lui. En l’absence d’un positionnement clair de la famille et des enjeux sociopolitiques, l’omnipotence de l’enfant lui autorise toutes les revendications individuelles. Celles-ci ne font que nourrir son narcissisme et le plongent dans l’angoisse ainsi que dans l’incapacité de faire avec l’ambivalence. L’enfant parviendra dans ces conditions à établir une base qui légitimera sa « conviction intime » concernant son genre. Ainsi, un impératif imaginaire et performatif se manifeste dans trois registres : d’abord, le registre symbolique de la nomination, où l’enfant exige des autres de modifier la façon dont il est désigné, notamment dans le cadre scolaire ; ensuite le registre imaginaire correspondant au désir de transformer son image ; enfin le registre du réel qui implique des interventions chirurgicales et des traitements hormonaux. Ce désir d’éradiquer les traces de l’anatomie de naissance pourrait signer pour partie une chute de la fonction paternelle.  

Jean-Pierre Lebrun aborde, dans plusieurs de ses ouvrages, des évolutions au sein des structures familiales et sociétales. Concernant la famille, il décrit le modèle d’antan où, selon son expression, la mère aimait son enfant « sans condition », tandis que le père l’aimait « avec des conditions », l’encourageant à grandir, à renoncer à l’immédiateté et à accepter les places différentes. Dans ce cadre, la figure paternelle introduisait une certaine dose de négativité et d’autorité. Bruno Bettelheim, en opposition au courant positiviste, a affirmé, à travers le titre de l’un de ses ouvrages, que l’amour ne suffit pas, soulignant que tout lien affectif est intrinsèquement ambivalent. Il n’existe pas d’amour sans une part de haine envers l’enfant, une dualité que la mère doit être en mesure d’accepter. En ce qui concerne le rôle maternel et l’idée du « tout amour », nous observons, d’une part, qu’avec l’individualisme moderne, chacun peut créer sa propre famille, qu’elle soit biparentale, monoparentale ou homoparentale. D’autre part, un nouvel idéal a émergé : celui d’un amour inconditionnel pour l’enfant, le déchargeant d’un travail psychologique de séparation du maternel et de sublimation du pulsionnel à effectuer. Aujourd’hui, la famille s’est transformée en un cocon protecteur, en place d’une première institution. Le sujet freudien, défini comme un sujet de désir, façonné et frustré par la réalité, se trouve désormais livré à une jouissance presque illimitée, qui entrave son processus d’humanisation par collage à la mère. Il n’est plus poussé à grandir et, ce faisant, il peut « choisir » son identité de genre, qui se « construira » indépendamment de son sexe biologique. Ainsi, la relation entre la mère et l’enfant devient symétrique, illustrant la séduction narcissique que Paul-Claude Racamier a décrite en 1983 : « Le but de la séduction narcissique est de maintenir dans la sphère narcissique une relation susceptible de déboucher sur une relation d’objet désirante ou de l’y ramener. » Ce positionnement rappelle les pratiques éducatives dites « positives » qui évitent toute forme de séparation et engendrent une pulsion d’emprise, plaçant l’enfant dans une dynamique relationnelle où les limites et les interdits sont absents. Ces conditions révèlent la complexité et la difficulté d’obtenir un véritable travail de symbolisation, de différenciation entre soi et l’objet et d’ouverture à un tiers séparateur. L’autorité paternelle, qui restreignait les jouissances en encadrant les pulsions destructrices de l’enfant à travers ce que Françoise Dolto qualifie de « castrations symboligènes », est devenue obsolète en raison d’une confusion avec le patriarcat. Lacan, dans son expression « Le Nom du Père, on peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir », suggère que sa fonction est essentiellement symbolique, c’est-à-dire de séparation et garantit la continuité de la lignée pour un fils. La condition d’être parlant impose un deuil de l’objet entièrement satisfaisant et contraint chacun au partage du champ symbolique. Comme le soulignait encore Françoise Dolto : « L’important, c’est qu’un enfant puisse toujours dire ce dont il a envie, mais pas toujours le faire ». Ignorer le principe paternel conduit à une abrasion du temps, nous enfermant dans une existence figée dans le présent et ouvrant ainsi la voie à un espace maternel incestuel.

L’évolution actuelle du domaine socio-politique renforce également cette absence de limitations. Dans une campagne de sensibilisation contre les « LGBT+phobies », le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye, importateur des Black Studies en France et se présentant comme « un produit de l’école républicaine française et de l’affirmative action américaine », a lancé le slogan « Ici on peut être soi ». Cette idéologie délétère, émanant de l’institution, fait écho au slogan « Venez comme vous êtes » du McDonald’s. D’autre part, la figure maternelle semble progressivement prendre le pas sur celle du père dans l’espace public, favorisant ainsi une certaine désexualisation des relations humaines. L’humour juif du comédien américain Groucho Marx, mis en avant dans le film L’homme est une femme comme les autres, illustre cette tendance à estomper les différences entre les hommes et les femmes, ainsi qu’une désaffection croissante envers le sexe chez les jeunes générations. Le Festival de Cannes 2018 a décerné la palme d’or au film Girl qui aborde la transition de Laura, une adolescente de 15 ans, née garçon et qui aspire à devenir danseuse, avec le soutien inconditionnel et la tendresse de son père lors de ses diverses démarches. Selon le journal Libération[19], « Laura est presque une enfant gâtée sur le chemin de la transition de genre : un père exemplaire en tous points, enveloppant sans surjouer la décontraction ». D’après Serge Hefez[20], « en Belgique, où elle vit, elle avance, avec l’aide de médecins et le soutien indéfectible d’un père aimant, dans sa transformation. » Dans ce film, nous sommes confrontés à une mère absente et un père qui endosse le rôle maternel sans négativité, abolissant ainsi sa fonction paternelle. Cette transition, formulée sous le mode conditionnel « je serais », ne s’inscrit-elle pas dans le registre de l’imaginaire ? Michel Schneider illustre dans son ouvrage Big Mother [21]combien le pouvoir, à l’image de notre société, a abandonné sa dimension paternelle, celle qui impose l’obéissance, pour revêtir une approche plus maternante, celle qui aspire à être aimée. « Vous n’avez pas le monopole du cœur », affirmait Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand lors d’un débat télévisé durant l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle française de 1974. Nous paraissons traverser une ère winnicottienne du besoin, caractérisée par le désir d’un état bienveillant capable de satisfaire les désirs de chacun. Cette évolution semble s’inscrire dans une forme de disneylandisation du monde, où, quel que soit l’âge, nous avançons vers le nouveau millénaire en trottinette, en culotte courte ou en patins à roulettes, usant d’un langage enfantin tel que « jouer dans la cour des grands », « la cerise sur le gâteau » ou « mouiller sa chemise ». L’État s’érige en pourvoyeur de soins, de nourriture, de sommeil et de tous les services de proximité à quiconque. Dans le registre de la biotechnologie, la possibilité de concevoir un enfant sans relation sexuelle confère à la procréation une dimension exclusivement maternelle. Ainsi, la fonction du care, du soin, paraît remplacer la fonction paternelle, aujourd’hui évanescente. L’expression « prenez soin de vous » est devenue particulièrement prégnante dans notre langage quotidien. Pour cet auteur, nous assistons à la transformation d’une « psychopathologie collective », où aux maladies liées à la figure paternelle (névrose obsessionnelle, hystérie, paranoïa) succèdent celles liées à la figure maternelle (état limite, schizophrénie, dépression). D’un point de vue individuel, la clinique du négatif d’André Green[22] se situe au cœur du malaise contemporain caractérisé par des souffrances psychiques au-delà de la névrose, à l’image des états limites, des carences de la subjectivité, des défauts d’intériorité. Dans ce contexte, certains sujets tentent, vainement, de pallier ces carences en recourant à des objets extérieurs tels que les substances toxiques et des atteintes au corps.
Rappelons que le mot « sexe » dérive du latin « sexus », separatio, ce qui est coupé, ce qui implique un renoncement à l’autre sexe, à interpréter comme une castration. Ainsi, porter son sexe équivaut à porter un renoncement. Dans son ouvrage La morale sexuelle, publié en 1908, Freud aborde la question du conflit entre les pulsions sexuelles et les normes sociales. Il souligne que, pour ne pas être considéré comme un hors-la-loi, l’homme doit renoncer à sa toute-puissance pulsionnelle en abandonnant une part de lui-même pour ce qui est sacré et laïc, une démarche essentielle à la cohésion sociale et à l’établissement d’une communauté. Le désir de récupérer cette part abandonnée ne s’exprime-t-il pas dans les diverses revendications et formes de victimisation actuelles, observées dans le néoféminisme ou à travers les différentes orientations sexuelles ? Un des objectifs inconscients de la transition apparaîtrait alors comme un gain de jouissance. La notion de genre vise à élider l’angoisse de castration dans l’opération de dérivation de la sexuation, laquelle ouvre la voie à la différence sexuelle. Selon Clotilde Leguil[23], le défaut de castration entraine une pollution actuelle étouffante. La dimension toxique, au sens métaphorique, du surmoi contemporain s’acquittant du désir, génère une jouissance empoisonnante. La question de la castration chez l’homme peut résonner étrangement dans certains contextes. Daniel Sibony[24] s’interroge, par exemple, sur l’agression de femmes trans par des individus issus de culture phallique. La simple représentation d’une castration réelle chez l’homme, insupportable dans son horreur, génère une haine primaire, car elle ravive l’angoisse de castration chez le garçon, d’autant plus que celui-ci a déjà vécu une circoncision dans sa prime enfance.
Cette absence de renoncement qui nous affranchit de l’instance paternelle ouvre la voie à une économie de la jouissance permanente, abrasant les limites et les interdits, et à une éviction du sexuel. C’est ainsi que nous constatons qu’un certain nombre de jeunes adultes choisissent l’abstinence sexuelle, adoptant le nouveau signifiant, celui d’« évitant ». Ces individus préfèrent s’abstenir de toutes implications corporelles tout en partageant la jouissance de la consommation de drogue et de musique. Selon Charles Melman[25], le moteur de la nouvelle économie psychique n’est plus le désir, mais la jouissance. Certains adolescents pourraient profiter de la légitimité sociale accordée au changement de genre pour contester l’autorité parentale, en utilisant un discours convenu sur l’autodétermination. Respecter l’enfant serait d’accueillir sa parole, tout en suscitant une réflexion par le biais de questions dont il ne pourra se saisir que plus tard.

III. Une indifférenciation sexuelle

« Si j’avais pétri mon limon, peut-être me fussé-je créé femme, en passion d’elles… »
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

Ce moment trans s’inscrit dans une dynamique plus vaste d’indifférenciation, touchant à des aspects institutionnels et politiques. Le « mariage pour tous », qui choisit de contourner le terme « sexe » toujours encombrant, désigne en réalité le mariage entre personnes de même sexe et marque un renversement majeur : loin d’être institué sur la différence des sexes, il repose sur une indifférence face à la question de la sexuation. Cette absence de distinction, où un garçon peut « en même temps » être une fille, résonne avec un phénomène politique contemporain dans lequel les oppositions s’évanouissent au gré des cohabitations. Nous assistons à une confusion des langues entre le monde imaginaire et le monde réel. Le registre de l’imaginaire autorise toutes les créations possibles, qu’il s’agisse de figures comme Frankenstein ou des succubes, donnant libre cours à tous les fantasmes d’indifférenciation sexuelle. La mythologie est riche d’exemples de procréation masculine, comme Dionysos, ou d’hermaphrodites, à l’image de Cybèle qui est castrée par les dieux pour devenir femme, tandis que ses adorateurs, se castrant eux-mêmes, revêtent des habits féminins. À l’inverse, le registre du réel nous ancre dans une humanité fondée sur la différence des sexes et non sur une combinaison des genres. Aucun homme ne peut accoucher, faute d’utérus et l’hermaphrodite humain reste ultra-minoritaire. Cette perspective quelque peu délirante ouvrirait la porte à une forme de transmission dans laquelle de nouvelles familles adviendraient à partir d’un homme enceint, maître de sa paternité ! Affirmer que l’on pourrait naître « dans un mauvais corps » ou prétendre que l’on pourrait changer de sexe tout en ignorant la détermination chromosomique constitue une négation de la réalité biologique. L’idée qu’une âme féminine puisse être conférée par le grand Autre, devant s’exprimer dans un corps masculin, ou inversement, relève davantage du domaine théologique. En réalité, le désir et la subjectivité ne se construisent pas à partir de l’âme, mais émergent du langage. Sans norme, nous devenons tous des exceptions, plongées dans un magma informe, sans identité et sujettes à la manipulation, dans un univers d’indifférenciation. Cela évoque le tohu-bohu de la Genèse avant qu’un Autre divin symbolique n’opère la séparation donnant forme et place à chacun. Lacan, dans son séminaire « Encore », évoque ce glissement entre le Dieu-le dieur-et le dire, en affirmant que « pour un rien, ça fait Dieu. » En d’autres termes, le récit biblique met en scène l’intervention d’un Dieu-langage, le Di-eur initiateur d’un dire, œuvrant au retournement de la haine en amour.
Certains jeunes, qui ne manifestent aucun désir pour le travail, la parentalité ou la relation amoureuse, semblent rejeter cette altérité, cette subjectivité et cette division toujours embarrassante. Faute de cette division, les individus demeurent ils encore des sujets ? Dans notre ère postmoderne, tant la différence des sexes qui constitue le paradigme de l’altérité que la force du désir tendent à s’estomper. Alors que l’on n’a jamais autant parlé de sexe, Michel Schneider[26], dans son ouvrage La confusion des sexes, note que « l’on observe une tendance à en finir avec la sexualité, son trouble, sa passion, sa part de souffrance et son lien avec la mort ». Les grands mythes fondateurs tels que les métamorphoses d’Ovide ou la Genèse s’ouvrent sur la distinction et la désignation homme-femme. Le renoncement à cette différenciation constitue une régression mortifère sur le plan anthropologique. Le déni de cette différence sexuelle, de cette scission originelle, nourrit une obsession pour l’hybridation, une passion pour le mélange, menant à un désordre que Lacan décrit comme une « salade », tandis que Charles Melman parle de « monstres » dans ce projet de créer un corps constitué de fragments hétérogènes, tant sur le plan de l’image que du réel anatomique ou du symbolique.

Guy Decroix – Mai 2025 – Institut Français de Psychanalyse©

Précédemment :
1ère partie

À suivre :
3ème partie


[1] Jacques Tarmero, Mai 68, la révolution fiction, Les Essentiels, Milan, 2008.

[2] Eugénie Bastié, La dictature des ressentis, Plon, 2023.

[3] Alain Finkielkraut, La modernité à contre-courant, Bouquin, 2024.

[4] Marcel Gauchet, La gauche au défi de la société des individus, Fondation Jean Jaurès, Paris, 2016.

[5] Jacques-Alain Miller, Ou pire, 4e de couverture du séminaire 19, Jacques Lacan.

[6] Olivier Rey, Une folle solitude, Seuil, 2006.

[7] GFEN, La demande d’auto-socioconstruction du savoir à l’école et en formation, 22 mai 2021.

[8] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/jacques-lacan-et-la-destinee-du-desir-2413900

[9]  Éric Marty, Jacques Alain Miller, Entretien sur le sexe des modernes, Question, 21 mars 2021.

[10] Extrait du bulletin officiel de l’Éducation nationale,30 septembre 2021.

[11] Paul Denis, Transidentité : rapport au réel et limite de l’autodétermination, le carnet psy, N° 248, 2021.

[12] Jean-Louis Renchon, Jean-Pierre Lebrun, Où va la famille ? Ères ? 2024.

[13] https://www.journaldemontreal.com/2023/06/20/chat-cheval-dinosaures-des-eleves-sidentifient-comme-des-animaux-au-royaume-uni

[14] Daniel Sibony, Genre, Judith Butler, L’argument est faux, YouTube.

[15] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-bleue/l-heure-bleue-du-lundi-07-novembre-2022-4497616

[16] Paul-Claude Racamier, Les schizophrènes, Petite bibliothèque Payot, 1990.

[17]  Daniel Sibony, L’Entre deux sexuel, Odile Jacob, 2024.

[18]  Dora Moutot, Marguerite Stern, Transmania, Enquête sur les dérives trans, Magnus, 2024.

[19] « Girl », Réussite d’un nouveau genre, Libération, 9 octobre 2018.

[20]  Serge Hefez, Transitions, Réinventer le genre, Le livre de poche, 2022, page 41.

[21] Michel Schneider, Big Mother, Odile Jacob, 2002.

[22] André Green, La clinique du négatif, Éditions Ithaque, 2022.

[23] Clotilde Leguil, L’ère du toxique, PUF, 2022.

[24] https://www.youtube.com/watch?v=3tJxaUa2BAM

[25] Charles Melman, La nouvelle économie psychique, Erés, 2009.

[26] Michel Schneider, La confusion des sexes, Flammarion, 2013.

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L’émergence du phénomène transgenre I

Guy Decroix – Mars 2025

« Ce que dit Freud en mille, deux mille endroits de ses écrits, que le moi est la somme des identifications du sujet, avec tout ce que cela peut comporter de radicalement contingent. »
Jacques Lacan[1]

1ère partie

Introduction
Des causes de demande exponentielle quasi virale de changement de sexe

Relief d’Ulysse consultant Tirésias. IVe quart du 1er siècle apr. J.-C. Marbre. Musée du Louvre.
  1.  Influence anglo-saxonne
  2.  Un mouvement de délégitimation des parents :
    . Un mouvement sociétal
    . Un discours politique
  3. L’affaiblissement des grands récits
  4. Triomphe de la science et de la médecine

Introduction

Par une désaffiliation des individus et une désinstitutionalisation progressive de nos sociétés, (entendons sommairement par institution ce qui fonde, ce qui forme, ce qui maintient), articulées à une « société des individus » définie par Marcel Gauchet, les sujets s’insinuent aujourd’hui dans ce qui fait symptôme l’autodétermination, la violence, les liens forts mortifères corrélés à la désymbolisation, la défaillance de la subjectivation, le ratage de l’intériorisation des limites, voire l’errance pour certains qui risquent de s’agglutiner dans une « co-errance » communautaire. Ne pourrait-on pas entendre « j’errer » dans l’usage particulièrement fréquent du signifiant gérer ses enfants, sa vie, son travail ?
Une des pathologies du contemporain aura conduit à s’éloigner d’un certain enracinement cher à Simone Weil pour qui le lieu fait lien, du sens des limites protectrices, des rites et formes, ouvrant à une humanité que Zygmunt Bauman[2] aura nommé « La vie liquide », dans laquelle excellera la fluidité de genre et l’absence de tout point de fixation.
Outre la question de l’autodétermination qui sera notre préoccupation, le relâchement du lien symbolique, entendu comme chaîne signifiante prise dans le désir de l’autre et qui m’institue comme sujet, s’exprime par de nouveaux liens totaux mortifères : toxicomanies, fanatismes, sectes…
Cette fragilisation du lien s’exprime par ailleurs par l’accroissement de ce syntagme aberrant de « développement personnel », comme si le petit humain pouvait se développer hors tout lien affectif à l’autre.

La réapparition dans le Réel de la forclusion du symbolique s’exprime dans le corps. Tatouages et piercing peuvent être pensés comme régression du symbolique qui s’inscrit désormais sur la peau, les scarifications comme tentatives de prise d’autonomie et de contrôle de la douleur. Le « toxicomane » qui cherche à être « accro » reste en quête d’un objet de jouissance, illusion d’un comblement face à l’insupportable angoisse de castration. Expression d’un lien mortifère au produit, car comme l’énonce Daniel Sibony[3], ce qui rend nos liens vivants, « c’est que l’essentiel nous échappe… la part de l’Autre, et autres forces inconscientes où notre être se renouvelle ». Dans ce processus, « le toxicomane » participe à la destruction du lien social.
Nous pourrions repérer d’autres liens mortifères, dans le fanatisme et les sectes.
Toute forme de fanatisme pourrait se repérer dans l’impuissance à supporter une certaine distance à son Dieu, et où l’individu tente de réparer cette carence, à l’aide d’un lien fanatique en « disposant » du fanum, le temple en soi, dans un fantasme de disposition intégrale de son identité, de son origine, de ce qui fonde. « La condition humaine » d’André Malraux nous rappelle que le lien nécessite des conditions créant un bord et que toute inscription dans un groupe humain demeure toujours conditionnelle, à la différence du militant qui peut être conduit à occulter les limites.
Enfin, la secte permettra de rassurer les membres sur leur « identité », et de proposer un lieu de reconnaissance et d’inscription. Ce type de rassemblement aura quelques échos avec notre domaine exploré. Souvent administrée par un obsessionnel, celui qui dit « je sais », le sujet supposé savoir, prend le pouvoir sur l’autre. Étrangement, le planning familial actuel à l’instar d’une société savante énonce sur l’une de ses affiches « Au planning, on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ».
Notre propos sera de mettre l’accent sur l’autodétermination sexuelle et la question du genre. Nous interrogerons dans un premier temps certaines causes de demandes exponentielles de « changement de sexe », avant de surplomber des éléments de contexte idéologique favorables à l’accueil de ce « moment trans ». Remarquons en avant-propos, cette énigme d’individus qui viennent à se penser comme autosuffisants dans un moment historique « matriarcal » où l’individu n’a jamais été aussi dépendant de l’État dans toutes les modalités de sa vie.

Notre époque contemporaine est traversée par de nouveaux phénomènes, liés aux changements sociopolitiques et aux vacillements des structures familiales. De nouveaux tableaux cliniques émergent, en particulier celui de la transidentité, qui apparaît comme un des paradigmes psychopathologiques de nos sociétés immergées dans un nouvel imaginaire de la postmodernité. Une clinique de l’auto-référence déclinée sous différentes formes : autodétermination, autonomisation… Cette transidentité, qui pourrait apparaître comme un « malaise dans l’identification » ne laisse pas indifférent, en tant qu’elle percute des représentations millénaires, mais essentiellement parce qu’elle révèle un point d’angoisse à toute identification sexuelle chez l’autre, en donnant à voir dans le réel ce qui est de l’ordre généralement du fantasme. Par ailleurs, la société et le politique progressistes vivant le progrès comme obligatoirement positif, s’emparent de la question, faisant du trans la figure de l’une des minorités à défendre au non d’un égalitarisme, véritable religion de l’égalité. Dans l’expression d’une américanisation wokiste des esprits, un député aura envisagé de faire inscrire le droit de choisir son genre dans la constitution. La psychanalyse est interpellée, dans la mesure où dans ce mouvement, la division subjective est particulièrement fragilisée.
Notre propos n’interrogera pas la question trans, versus souffrance, déjà travaillée par certains auteurs. Ces derniers ont pointé l’aide médicale scandaleuse et irresponsable à transitionner chez les enfants. D’autres, ont repéré la « détransition » de sujets qui reviennent à leur identité sexuée initiale, pour qui le malaise avait été diagnostiqué « dysphorie de genre » par le DSM, et qui après un long traitement hormonal, réalisent leur erreur de parcours.
D’après ces auteurs, près de 85% qui « dé-transitionnent » expriment leur malaise sous l’expression « je n’arrive pas à soutenir ce que l’on attend de moi » et désirent faire table rase de leur erreur d’orientation. Rappelons qu’en deçà du genre, il (garçon) ou elle (fille), existe un imaginaire des parents et la tentative pour l’enfant de se conformer à cette attente. Comment appréhender aujourd’hui cette difficulté à soutenir cette attente ?   
Enfin, dans une étude récente, le professeur Sallie Baxendale[4], professeur de psychophysiologie clinique à l’University College London, dénonce les bloqueurs de puberté comme étant responsables d’une baisse très importante du quotient intellectuel chez des adolescents « traités » par ces composés chimiques.
Nous souhaitons plutôt nous interroger sur les causes exponentielles de ces demandes de transition en lien avec des mutations familiales, sociétales, civilisationnelles, demandes toujours accrues d’autonomie dans un processus « d’autonomisme » à l’instar du progressisme comme ferveur du progrès. Ce phénomène s’est accompagné d’un affaissement des grands interdits structuraux nécessaires pour accéder à l’humanité et construire le sens de la Loi symbolique et des lois sociales.
Faute de ces étayages vitaux (containing de Bion et holding de Winnicott) relayés par la culture pour conduire à une autonomie dans l’interdépendance, certains jeunes rechercheront d’autres limites en créant de nouveaux liens totaux mortifères, d’autres s’engageront dans ce phénomène de transition.

Nous tenterons dans une seconde partie de circonscrire des éléments de contexte idéologique actuel favorables à l’accueil de cette nébuleuse trans et de son idéologie.
Nous reprendrons occasionnellement quelques extraits de notre article précédent « Wokisme et cancel culture : une déraison mortifère[5] » où nous avions évoqué « la théorie du genre ».
Rappelons notre position :  tout majeur autonome peut vouloir « changer de sexe » sans qu’une autorité de quelque nature puisse interférer dans cette option. Le psychanalyste pourrait en répondant à la demande du candidat au transgenrisme, conduire ce dernier à être sujet de son discours à l’instar du geste freudien devant l’hystérique.  En revanche, le scandale porte sur le risque sanitaire et physiologique de mineurs vulnérables, aux corps sains, en raison de leur profond mal-être, de devenir patients à vie, voire stériles à cause des traitements hormonaux. L’idée d’interdire ces traitements ouvre à la liberté de choix des jeunes adulte.

« Celui qui promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. »
Sigmund Freud, 1914.

Michel Foucault, dans un geste militant, illustrera le passage d’une société de la loi symbolique constitutive du sujet, loi marquée d’une transcendance, d’une négativité, à une société des normes productives, immanentes rendant possible la « disjonction du sexe et du genre[6] », ainsi que l’émergence de la pensée du genre présentée comme une construction sociale à déconstruire.
Dans un fantasme de toute-puissance d’engendrement infantile, une visée de la transidentité sera de congédier toute finitude, la différence des sexes, toute référence à l’origine, le système social construit dit « oppresseur », et de reconstruire un monde nouveau avec ses codes culturels, sa langue (« iel », « cisgenre » …), son écriture inclusive, ses rapports sociaux dans une civilisation occidentale où les marges, la « fluidité de genre » et l’indifférencié deviendront les nouvelles normes. Notons cette étrange volonté de vouloir réintroduire le sexe, dans l’écriture inclusive, là où les néo féministes et transgenres n’ont de cesse de vouloir l’occulter. Cette idéologie du signe « e » dans l’écriture inclusive, comme s’il représentait la femme, relève d’une pensée pseudo anthropomorphique, d’une imposture narcissique et assigne à résidence sans levée d’écrou possible, « l’auteur(e) » « réduit(e) » à la femme sans espace de jeu.

Des causes de demande exponentielle quasi virale de changement de sexe

Quelques chiffres : depuis une dizaine d’années, dans l’ensemble des pays occidentaux, les jeunes générations sont de plus en plus nombreuses à s’identifier « trans », et à solliciter des traitements hormonaux et chirurgicaux, à des fins d’adéquation entre leur sexe reconnu à la naissance et leur ressenti de genre.
Dans leur ouvrage La fabrique de l’enfant transgenre[7], Caroline Eliacheff et Céline Masson alertent sur les dérives de ce « transgenrisme » beaucoup plus massif chez les jeunes filles (plus du double), que chez les garçons. L’assertion « je ne veux pas être une femme » relèverait de préférence du registre de l’anorexique, sinon du refus d’un modèle femme présentée aujourd’hui comme victime, potentiellement violable par des hommes prédateurs. Notons que ces jeunes filles s’expriment sur un mode négatif par le « je ne veux pas être une femme » plutôt que « je veux être un garçon ».
A l’inverse, cette figure de victime érigée en héros de notre temps, donne à certains jeunes le sentiment d’exister et autorise en tant que minorité à une demande de droits.
Dans un article, sur le procès actuel concernant les viols dans le village de Mazan, Camille Kouchner[8] pointe ces violeurs présumés : « Ce sont simplement des hommes ». Un sophisme possible où « Tous les hommes sont ordinaires, donc tous les hommes sont des violeurs en puissance », illustrerait ainsi « la culture du viol », la domination masculine et la femme victime.  Or, tous les hommes rencontrant l’annonce écrite du mari n’ont évidemment pas répondu. En faisant un pas de côté, ne pourrions-nous pas avancer l’hypothèse avec Daniel Sibony[9], de quelques hommes captivés par le fantasme infantile incestueux et précoce du fils couchant avec sa mère en présence du père, réalisé dans un montage pervers ?
Pour Nicole Athéa[10], ce phénomène correspondrait à des « dysphories pubertaires », ce qui permettrait de mieux cerner leur problématique identitaire et ouvrirait ainsi un champ clinique nouveau.
Selon les pays, sur une période de 10 à 15 ans, le diagnostic de « dysphorie de genre » qui traduit le sentiment d’inadéquation entre le sexe de naissance et le ressenti a augmenté de 1000 à 4000%[11] et passé d’environ 10 demandes par an il y a 10 ans, à 10 demandes par mois en 2020.
La population américaine s’identifiant comme transgenre a doublé en 5 ans soit 1,4% en 2016[12]. Rappelons que le diagnostic clinique de dysphorie de genre se manifeste dans l’ensemble des sociétés entre 2 et 4 ans, et que son apparition plus tardive pourrait être en relation avec les pressions sociétales.
Selon un sondage IFOP de novembre 2020, sous le titre « Fractures sociétales, enquêtes auprès des 18-30 ans », pour le journal Marianne[13], plus d’un jeune adulte sur cinq (de 18 à 30 ans) déclare ne pas se reconnaître en tant qu’homme ou femme.
Comment identifier ce phénomène trans ? Mode passagère destinée à disparaître, épidémie sociale en nombre et visibilité par un effet d’imprégnation, amplifiée par les réseaux sociaux chez les enfants et adolescents ou « fait social total » selon l’expression de Marcel Mauss, dans la mesure où ce fait affecte un grand nombre d’institutions : politique, éducation, santé, économie ? Dans ce phénomène, certains jeunes sont vécus comme des héros, défiant l’institution scolaire. Pour appréhender ces regroupements, à l’allure sectaire (rupture avec l’entourage, désignation d’un extérieur hostile, intimidation à l’égard des éventuels fugitifs, discours « prêt-à-porter » désubjectivisé et identique pour chacun), Jean-Pierre Winter[14], empreinte à Freud la notion « d’identification par sympathie ». Il s’agirait d’une « prétention étiologique identique », d’une « appartenance communautaire nouvelle », d’une identification par le symptôme partagé d’être « nés dans le mauvais corps ».
Historiquement, des phénomènes de contagion semblables ont déjà émergé, sans l’amplification des réseaux sociaux, avec les religieuses possédées de Loudun au 17e siècle et l’hystérie au 19e siècle. Notons que le transsexuel actuel pourrait apparaître selon une nouvelle forme de l’hystérie, en tant qu’il pose la question inconsciente et fantasmée de l’identité sexuée, du « qui suis-je ? », « Homme ou femme ? ». Enfin, l’anorexie au 20e siècle pourrait s’assimiler à ce phénomène de contagion.
Dans ce cadre, on pourrait s’interroger sur l’usage fréquent de la forme adverbiale du terme « genre », synonyme de « sorte » ou « type », dans les échanges chez les jeunes générations. Faut-il y repérer un défaut de vocabulaire, une indigence réflexive, une difficulté de clarification ou l’emprunt au champ sémantique de la transidentité, au motif de l’omniprésence de cette nouvelle doxa 

Influence anglo-saxonne

Christian Flavigny[15] fait remarquer à juste titre que nous assistons à l’incursion d’une conception américaine avançant l’idée d’une erreur de la nature. Le préfixe « dys- » dans dysphorie signerait alors une anomalie, un déficit à rééduquer au regard de la norme d’un enfant normal.
Le puritanisme normatif anglo-saxon aura conduit à emprisonner Oscar Wilde pour homosexualité, à condamner Bill Clinton pour une fellation reçue, au titre d’un comportement inapproprié et à remplacer le mot homosexuel par celui de gay moins troublant. Enfin, le signifiant « sexe » dans « transsexuel » sera recouvert par celui de « genre » dans « transgenre » plus facile à manier et moins gênant. Le genre, apparaît comme une forme de résistance à la sexualité toujours énigmatique, en devenant littéralement un « cache-sexe ».
Cette approche anglo-saxonne rudimentaire, sans véritable culture psychanalytique fondamentale, est plus apte à accueillir le caractère superficiel de la « théorie du genre ». Elle ne vise pas la genèse de la détresse affective à écouter, mais fonde le sujet à demander réparation à la société, via la médecine dans une visée adaptative. Cette demande de réparation, qui comme toute demande en cache une autre, pourrait signer un refus de la division subjective et de ses avatars ainsi qu’une volonté impossible à réaliser, la séparation du corps et du parlant.
Cette conception, où la sexuation est inféodée au cerveau qui domine le corps, conduit au narratif « mon anatomie doit correspondre à mon genre ». La dimension du ratage, qui est le propre de chaque sujet, est prise au pied de la lettre pour être corrigée et pousse à une intervention dans le réel au lieu d’être entendue.
Une certaine jeunesse, qui n’est pas insensible aux mouvements américains et encline à adopter facettes et notions du wokisme, accueille à son tour cette tendance trans, comme une contestation « prête à penser » ou à panser magiquement et artificiellement son malaise, écornant la légitimité des parents. Il est remarquable en effet d’écouter les discours convenus de l’autodétermination au cours des consultations.
Notons que, contrairement à la France à ce jour, les médecins des pays nordiques s’autolimitent dans leurs interventions médicamenteuses et chirurgicales à l’instar de certaines lois interdictrices aux États-Unis.

Un mouvement de délégitimation des figures parentales

Jean-Pierre Lebrun illustre parfaitement l’appréhension du phénomène trans en trois moments historiques :
– Psychose délirante jusqu’aux années 1970. Pour Lacan, la psychose « pousse-à-la-femme » en tant que modalité que peut prendre l’effet de la forclusion pour un sujet psychotique. Réévoquons la déclaration du président Schreber[16] « Que ce doit être une chose singulièrement belle d’être une femme en train de subir l’accouplement. »
– Second moment : « L’enfant modèle de la science » au cours duquel les prouesses médicales rendaient possibles les demandes du sociétal, de transformation du corps en conformité avec les aspirations et convictions de chacun.
– Enfin, « L’enfant modèle de la société des individus » où s’opère cette inversion radicale du « nous précédant le je » en un « je faisant le nous » devenant « le-nous du nous », dans une sorte de « nounou » communautaire qui noue au lieu de délier.
De quelle nature serait-ce un phénomène d’inversion ?
Hier, l’adolescent dont une partie de l’étymologie -croître- qui implique un processus de maturation psychique et physique, de deuils, de renoncements aux potentialités fantasmatiques bisexuelles (il s’agit de n’être plus que d’un sexe) devait traverser un moment conflictuel dans sa trajectoire de la sexuation et d’individualisation, en ébranlant momentanément les structures familiales, pour trouver sa propre voie. Aujourd’hui, ces structures familiales sont délégitimées par le discours sociétal et politique, qui lui offrent, voire soutiennent la possibilité de revendiquer d’être d’un autre sexe et de réaliser son « intime conviction » devenant alors sa réalité. Certaines associations aux États-Unis proposent même le terme de « dysphorie parentale », pour illustrer le renoncement des parents devant la pression sociale à prendre en compte la « vraie » nature de leur enfant !
On pourrait avancer l’hypothèse que certains jeunes « renoncent » à l’angoisse de castration par un attachement au corps d’enfant non sexué.

Un discours sociétal

Ce discours manifeste dans l’espace public se repère dans des mouvements ou organisations identificatoires pour les jeunes.
Une affiche réalisée par le planning familial, dans le cadre d’une campagne nationale de promotion et de sensibilisation à la diversité de la communauté LGBT+, représentant un couple au sein duquel un homme noir trans, « enceint-e » de huit mois, près d’une femme à barbe, est assortie de la légende : « Au planning on sait que les hommes aussi peuvent être enceints ».
Un autre texte précise : « C’est quoi [sic] cette idée, de lier le fait d’avoir des règles avec le fait d’être une femme ? » et « un pénis est un pénis, pas un organe sexuel mâle ». Dans le lexique du planning familial, on peut lire « le sexe est un construit social » et « un homme gay peut avoir une vulve » La femme définie par « personne qui menstrue » est déshumanisée, scotomisée, réduite à des fonctions organiques. Expression d’une manipulation langagière orwellienne. Cette performativité idéologique du langage récuse l’existence de la réalité et de la vérité, en remplaçant la bisexualité psychique de chacun par la bisexualité anatomique. Nous assistons à une inversion du rapport au réel, où les mots se détachent de la réalité et deviennent objet de manipulation.
On sait que des éléments de langage déterminent partiellement la représentation du monde : « Faites-leur avaler le mot, ils avaleront la chose » disait Lénine. Ce « Plan Stratégique du Planning Familial » (2023-2025) rédigé en écriture inclusive confond le genre grammatical conventionnel avec l’identification sexuelle. Il est remarquable que sous le motif de liquider le privilège du masculin et de visibiliser le féminin, les tenants de la « fluidité de genre » proposent une langue illisible et « imparlable » par la destruction de sa musicalité et de sa fluidité ! C’est une illustration de ce désir de destruction, à des fins de recréer une langue, une écriture, une identité sexuelle dans un fantasme de maîtrise de l’humain, face à l’arbitraire d’une langue, du roc dur de la biologie. Cette écriture dite inclusive s’avère en réalité excluante et discriminante pour des élèves en difficulté d’apprentissage de lecture.
Notre temps semble vouloir satisfaire et promouvoir toutes les jouissances singulières, ouvrant à une nouvelle économie psychique. Hier, le planning familial des années 70 militait au droit à l’avortement pour tous, à la contraception, à la prévention. Aujourd’hui, dans une dérive idéologique radicale, tout opposant se voit psychiatrisé dans le registre de soi-disant « phobies ».
L’Eurovision de la chanson apparait comme une tribune pour les talents queer (« bizarre » en français) et des revendications minoritaires. Quelques lauréats de ces dernières années :  2014, la diva barbue Conchita Wurst, au nom signifiant « ça m’est égal », incarnait l’alliance du transgenrisme et du kitsch ; 2019, Bilal Hassani, égérie queer aura représenté la France en chantant « je suis free, oui, j’invente ma vie… quand je rêve je suis un roi » ; 2024, deux artistes dits non binaires, dont l’un exhibant le drapeau non binaire, s’autonome « Nemo », ne hemo « Qui n’est pas un homme » ou encore « personne » en latin… « Mes parents pensaient que si je n’étais personne je pourrais être n’importe quoi », avait-il expliqué en 2018 au magazine suisse Schweizer illustrierte. Par leurs déclarations, ces chanteurs prototypiques trans apparaissent comme des héros et modèles de liberté pour certains jeunes.
Les auteurs de « Le sermon d’Hippocrate[17] » illustrent par ailleurs l’influence des médias : « Nous n’avions pas non plus réalisé à quel point les médias de service public et une partie de la presse écrite et télévisuelle se prêtaient à la diffusion des discours trans affirmatif, notamment en direction des enfants. »

Le moment inaugural des Jeux olympiques 2024, aura été traversé dans son expression festive, par le wokisme, promouvant les identités LGBT+, offrant drag queen, femme à barbe obèse (expression de l’antivalidisme), transformisme, danseuse pervertissant l’ordre apollinien de la garde républicaine sur fond d’Académie française et bacchanales dionysiaques. Dans un entretien au Monde[18], le chef d’orchestre de la cérémonie présenté par le journal comme « un metteur en scène qui aime franchir les limites », assume ses tableaux en précisant que « notre culture est faite de cette fluidité de genres ». Esprit d’une époque, expression du kitch Desigual qui aurait pu être pointée par Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être, comme exhibition d’un Occident perçu décadent par certains pays autoritaires, et offrant l’opportunité d’un exercice de haine contre l’homme blanc quinquagénaire, hétérosexuel et judéo-chrétien. A l’inverse, un vote surprise du gouvernement bulgare attisé par les Jeux olympiques de Paris aura conduit à interdire la propagande en faveur des LGBT+ à l’école[19].

La drag queen introduite dans les écoles, pour des lectures de contes, représente la version ludique militante de la théorie du genre, une des figures hypersexualisées de l’homme devenant femme ou réciproquement, exposées à de jeunes enfants, incarnant la post-modernité de l’homme délivré de toute détermination.
Un atelier de drag-queens aura été proposé aux enfants d’une MJC près de Bordeaux : occasion de découvrir le « monde des drag-queen », de créer leur « personnage », de participer à un « moment de réflexion sur le genre », de jouer avec « les stéréotypes ».Étrangement, ces tenants de la déconstruction invitent les jeunes enfants, à s’affubler des attributs vestimentaires féminins : talons aiguilles, maquillage…
Un atelier du même profil, dans une médiathèque de Toulouse, fut heureusement réorienté sous différentes pressions, afin de « n’accueillir qu’un public majeur ». Notons à ce jour que si en France il est encore possible de faire réorienter un atelier de ce type, en Ontario[20] une sanction financière à hauteur de 2500$ peut être appliquée pour toute critique de cette idéologie trans radicale, qui mettrait en œuvre des représentations au sein des écoles. Dans une dernière avancée woke de Disney pour répondre à l’inclusion et à la diversité, sont recrutés des acteurs transgenres dans le nouveau spectacle « la petite sirène » ainsi qu’un personnage transgenre dans Star Wars et une femme baptisée Sister à l’armure aux couleurs LGBT+ pour assumer son identité de genre. Enfin, répondant à l’air du temps, la nouvelle production Les brigands d’Offenbach, à l’opéra Garnier de Paris, nous immerge dans un univers queer.
Dans ces situations, le problème n’est pas celui du travestissement qui a toujours existé, mais le fait que la drag queen appartient au monde des adultes, souvent une des figures du cabaret et ne peut être le colporteur de l’idéologie trans. Notons que dans cette figure, où la pulsion scopique est à l’œuvre, le trans se soutient du regard de l’autre qui le valide, se faisant passer non pour un autre mais par un autre. Enfin, la sexualisation des enfants ne saurait être une des missions de l’école. La visée n’apparaît-elle de nature à déstabiliser l’enfant en bas âge, qui a besoin d’une part de rencontrer des limites dans la construction de son identité, d’autre part d’une certaine accalmie, sans incursion du sexuel dans sa période de latence, d’autant plus que celle-ci apparait aujourd’hui plutôt écrasée. Cette irruption de la sexualité de l’adulte auprès de jeunes élèves, participe de « la confusion de langue entre les adultes et l’enfant » de Sándor Ferenczi et ne peut être que source d’angoisse et de sidération pour l’enfant.

Le film Toutes pour une, adaptation du roman d’Alexandre Dumas est revisité dans une version féminine woke. Les trois mousquetaires, femmes avec postiches, fausses barbes et poitrines bandées, illustre cette volonté de visibiliser les femmes par une déconstruction des hommes, sans doute à l’instar de l’écriture inclusive. Il s’agit de « se transformer pour être libre, se transformer pour être soi » promet le site du distributeur UGC.
Conclave (2024) film adapté du roman éponyme de Robert Harris nous invite au cœur de l’élection papale. Le pape se dévoile intersexué auprès du doyen de la Curie. Cette spécificité célébrée comme un signe d’ouverture devient une vertu cardinale de son pontificat.
Le film Emilia Pérez du réalisateur Jacques Audiard, remporte sept Césars avec son « film transgenre » illustré par un narcotrafiquant mexicain qui devient femme.
L’histoire de Souleymane film réalisé par Boris Lojkine sera primé au Festival de Cannes 2024 et aux César 2025. Après un parcours chaotique de sans-papiers et visé par une OQTF (obligation de quitter le territoire français), l’acteur Abou Sangare reçoit le prix d’interprétation masculine.
Ces dernières productions cinématographiques illustrent les deux figures hypermodernes, le migrant et le trans, à l’apogée de la démocratie, pointées par Alain Finkielkraut, et que nous développerons dans notre second chapitre.
Cette idéologie de la transidentité et de la « fluidité de genre » est généralement soutenue par des influenceurs trans et des centres de « consultation transidentité ».
Ces influenceursportés par des lobbies internationaux, confinent à un enfermement par les informations réitérées d’un discours unique, à la faveur des algorithmes des réseaux sociaux. Ils offrent un champ lexical destiné à répondre à tous détracteurs, à toutes interrogations, et proposent des diagnostics pouvant conduire à la recherche de médecins bienveillants. Ce récit militant invite à réparer « l’injustice » faite à des minorités dites opprimées. Beaucoup de jeunes, fréquentant assidûment ces réseaux sociaux se retrouvent dans des groupes trans et rencontrent dans un premier temps un sentiment d’appartenance et d’existence face à une désaffiliation ambiante.
Autant ces activistes ont toute liberté d’expression sous couvert d’une argumentation étayée, autant dans certains domaines elles ne peuvent s’opposer à la tenue de conférences proposant d’autres positions.
Les centres de consultation transidentité tel le CIAPA (Centre Intersectoriel d’Accueil pour Adolescents), reçoivent et accompagnent des personnes qui souhaitent entamer un processus de « changement de sexe ». Ces services dits spécialisés « trans affirmatifs » suivent les préconisations des États-Unis dont le credo est d’accompagner systématiquement. Certains centres proposent des « protocoles hormonaux » de transition vers le sexe désiré et peuvent évincer comme dans le film Petite fille, documentaire prosélyte et étendard de la cause trans, la psychiatrie à orientation psychodynamique, en se dispensant de la considération du lien de cette demande avec le désir de la mère, de la relation au père. Il s’agit d’écouter la singularité de cette sollicitation, avant toute proposition prête-à-porter de transition sociale ou d’autodétermination. L’énoncé « je suis une fille » signe une performativité articulée à une itération de messages gramophones inscrits dans le discours du champ social. Cette proposition peut être validée en tant qu’elle exprimerait un désir de souveraineté du sujet.
L’accompagnement psychologique pour comorbidité, montre que sur 25% des enfants reçus à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris, pour motif de « dysphorie de genre », 25 % sont en décrochage scolaire, 42% victimes de harcèlement, 60% ont traversé un épisode dépressif, 20% ont fait une tentative de suicide[21] !
Il apparaît que certains jeunes qui ignorent leur « mode de jouir » durant leur enfance, traversent ce questionnement du profil « ne serais-je pas trans ? » avant de découvrir que leur « mode de jouir » s’avère homosexuel. Il est loisible de penser que la déclaration de trans pourrait être plus facile à assumer dans un premier temps. On peut s’interroger sur ces centres « spécialisés » qui inévitablement restent sous influence du moment et pris dans une certaine urgence à « faire ». S’avèrent-ils les mieux appropriés pour aborder ces profils psychopathologiques ? Remarquons que cette formulation « trans », acquiert le « statut de passeport » selon l’expression de Daniel Roy[22] pour la transidentité et peut par cette nomination apporter l’illusion temporaire d’un mieux-être à cet étrange malaise de l’enfant. Freud avait repéré dans la sexualité infantile d’une part, la pulsion épistémophilique de l’enfant, ses interrogations sur la sexualité (d’où viennent les enfants ? pourquoi suis-je garçon plutôt que fille ?) et d’autre part, la solitude de l’enfant face aux incapacités de réponse des parents. Dans cette crise, l’enfant doit s’engager avec son corps et ses mots sur le chemin incertain de l’accès à sa propre sexuation.
Ce discours « trans » « prêt-à-porter » offre un recours immédiat, une proposition d’identification extérieure, mais surtout impose une dépendance implacable qui inhibe l’élaboration d’un espace de séparation nécessaire. Un tel discours, prescrit en quelque sorte des façons de faire et de dire de nouvelles normes sociales et pervertit la condition de l’enfant moderne.

Ce discours sociétal se veut aujourd’hui au service de l’individu. Comment une société pourrait-elle ne fonctionner qu’avec des individus, sans référence au commun qui est de nature à limiter cette « conviction intime » et autres revendications ? Comment la famille délégitimisée pourra, voire osera aujourd’hui contrecarrer ce tout pulsionnel de l’enfant ?
Enfin, comme aime répéter sans détour Jean-Pierre Lebrun, il n’y a pas de conviction intime chez l’enfant sauf à la percevoir comme l’expression de la toute-puissance infantile et narcissique et pour la différencier de l’homosexuel, il emprunte la chanson de Brassens «la bandaison papa ça n’se commande pas ». Version nouvelle de Martial, dans ses Épigrammes « crois-moi, on ne commande pas à cet organe comme à son doigt ». L’homosexuel bande pour un autre homme et pas pour une femme ! Alors que l’homosexualité est un mode de jouissance, la dysphorie de genre est fondée sur un refus de la réalité du sexe anatomique.

Un discours politique

                        « Il est parfois nécessaire de changer certaines lois mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il ne faut y toucher que d’une main tremblante. »
Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748.

Un certain nombre d’orientations politiques sont moins déterminées par le discours politique lui-même que par les lobbies LGBT+ qui imposent leurs revendications sociales. Les modèles proposés aux jeunes générations s’avèrent plus de nature individualiste, narcissique, voire exhibitionniste et consumériste que structurés sur le bien commun.
Certains de ces discours politiques, qui s’expriment sous forme de circulaires ministérielles de l’Éducation Nationale, soutiennent ce discours radical « trans » dans le cadre d’une scolarisation dite « inclusive », et autorise le jeune à se revendiquer d’un autre sexe en cas de « conviction intime ». Le Conseil d’État ouvre à la transition sociale en validant la circulaire Blanquer qui autorise les élèves transgenres à utiliser le prénom de leur choix, avec « l’accord des deux parents de l’élève mineur ». Il s’agit de « veiller à ce que le prénom choisi soit utilisé par l’ensemble des membres de la communauté éducative ». Cette circulaire s’inscrit dans la volonté d’une scolarisation « inclusive » afin de garantir à ces élèves « l’intégrité » et le « bien-être », en comprenant les « besoins exprimés par les jeunes concernés ». Cette circulaire, sous couvert d’inclusivité, réglemente les modalités d’accueil des « enfants transgenres » à l’école et ouvre à une idéologie militante qui normalise et banalise une disposition à risque pour les enfants. Par ailleurs, le changement de prénom peut se traduire chez le parent, par une incroyance dans l’efficacité d’une parole qui nomme, car tel est le statut du prénom à la déclaration de naissance de l’enfant.

Alors qu’un principe de précaution concernant l’environnement est inscrit dans la constitution, alors que des mesures de prudence et de rétractation sont à présent adoptées dans certains pays européens concernant la transition de genre, la Haute Autorité de Santé composée d’« experts » sur-représentés en activistes trans qui ne présentent pas leur méthodologie des catégorisations de preuves A B C, propose dans un projet de recommandations sur les personnes trans, une forme de service public de la transition de genre. Dès 16 ans, sur le ressenti de l’adolescent, une prise en charge gratuite pourrait être effectuée rapidement sans évaluation psychologique.  Une déchéance de parentalité est envisagée en cas de désaccord avec les parents, preuve d’une nouvelle attaque déstructurante de l’autorité des figures parentales.
Une brochure informative belge, (véritable vade-mecum) rédigée en écriture inclusive indique « Changer de prénom et modifier l’enregistrement du sexe à l’état civil » émanant du Ministère de la justice, du Secrétariat d’État à l’égalité des genres et à la diversité, associée à la « coopération intense » d’associations trans précise que « se retrouver confronté-e [sic] chaque jour à un prénom et ou un enregistrement du genre ou du sexe qui ne correspond pas aux convictions intimes ce n’est pas rien ». La loi du 25 juin 2017 prévoit « la possibilité de faire adapter votre prénom et/ou enregistrement du sexe de manière très accessible […]  supprime toutes les exigences médicales[…]  seule votre conviction importe, une déclaration sur l’honneur suffit […]». Ainsi, dès 12 ans l’enfant peut changer de prénom et modifier l’enregistrement du sexe dès 16 ans « sans être confronté à de lourdes exigences ».

Ces décisions politiques appellent plusieurs remarques. Le prénom, attribué à la naissance par les parents signe leur désir et l’entrée symbolique irrévocable dans l’histoire familiale. Notons que les tenants du transgenrisme radical parlent d’assignation et non de reconnaissance du sexe à la naissance, comme pour pointer l’empreinte de l’« hétéro-patriarcat », inhibant toute future autodétermination. Autant les parents doivent accueillir cette parole de l’enfant, autant nous semble-il, l’enfant a besoin de savoir que pour l’adulte, son enfant né garçon est un garçon, porteur d’un prénom masculin c’est-à-dire qu’il n’échappe pas à « l’anatomie du destin[23]».  La tolérance à l’égard de l’acceptation du changement de prénom à l’école est de l’ordre d’une démission parentale, dans la mesure où une grande majorité des enfants catalogués « trans », seront homosexuels après leur adolescence. C’est au prix d’un travail psychique que l’enfant dont la psyché est construite dans celle des parents, qu’il pourra s’individuer, s’abstraire du « corps à corps » et accéder au « mots à mots » selon l’expression de Jean-Pierre Lebrun.

Tout parent doit savoir que l’enfant puis l’adolescent traverse dans son développement psychosexuel des troubles, des remaniements, des imaginaires, des désirs d’éprouver l’autre type de jouissance, avant de s’engager dans la périlleuse aventure de la transition. La question « si j’étais de l’autre sexe » est l’interrogation banale de tout enfant ou adolescent, dans sa construction et développement psychosexuel, qui s’atténue par identifications progressives au même sexe. Dès lors que la part imaginative de sa vie s’avère différente de la réalité, l’enfant est entré dans la loi qui distingue ces deux registres avec des mots pour symboliser cette différence.
Comment, dans le cadre de telles circulaires, l’enfant pourrait-il se repérer dans cette alternance, prénom du privé et prénom du civil, dans ce « en même temps » garçon et fille qui abolit toute distinction. À noter, que ce « en même temps » entre en résonance avec une tendance politique actuelle abolissant également toute opposition et dialectique. C’est ignorer la différence entre le sujet de Droit qui sait ce qu’il veut et le sujet de l’inconscient divisé qui ignore ce qu’il dit, ce qu’il est, et qui alterne entre cette double formulation : ne pas désirer ce qu’il veut et ne pas vouloir ce qu’il désire. Il n’appartient pas à l’école de construire un homme nouveau au travers d’une idéologie, en faisant douter l’enfant dans un premier temps sur son identité, ni de répondre à une mission thérapeutique en tentant de traiter un certain malaise. Le code de l’éducation assigne comme premier objectif la transmission des connaissances et entre autres, le genre mais grammatical ! On est en droit d’attendre plus de vigilance de la part de l’institution et des parents pour limiter ces changements de prénom, dans la mesure où une immense majorité des enfants classés « dysphoriques » changeront de position après l’adolescence, en reconnaissant leur homosexualité et en acceptant l’une des manières d’être un garçon.

Ce malaise, expression de la frustration chez l’adolescent ou carence de préparation à supporter le fait que dans la vie nous ne disposions pas toujours de ce que l’on souhaite, signerait un problème d’orientation dans cette difficulté à assumer les changements psychophysiologiques et non d’identité. Les thérapies de conversion visant à modifier l’orientation sexuelle pour les homosexuels et l’identité de genre d’une personne, ont été explicitement interdites par la loi du 31 janvier 2022. Autant cette décision nous apparaît fondamentale en faveur des homosexuels qui subissaient des thérapies cruelles et inutiles, autant l’application de cette loi est de nature à contrecarrer toute investigation thérapeutique en direction de l’enfant et de l’adolescent. Il s’agit pour la psychanalyse de réintroduire la question du sujet et de son inconscient, de ce qui se joue sur l’autre scène dans cette difficulté et d’ouvrir un questionnement vers ce qui fait symptôme pour l’enfant et ses parents. L’enfant doit pouvoir témoigner de son réel, à des fins de produire un « bout de savoir » sur ce qui lui arrive.

À l’heure d’un brouillage des repères, ces discours sociétaux et politiques viennent délégitimer encore un peu plus le rôle et l’autorité des parents déjà vacillants depuis quelques dizaines d’années et implicitement leur imposent une certaine obligation de tolérance, qui devra néanmoins rencontrer à un certain moment les limites anthropologiques, telles que les interdits de tuer ou d’inceste. Cette « bienveillance » apparait d’autant plus à l’œuvre que beaucoup de parents n’ont pas intégré la notion et le bien-fondé de l’autorité, de la loi qui permet de dire non et n’osent pas contredire leur progéniture par crainte de perdre leur amour, confondant désaccord et désamour. L’institution du sujet capable de dire non nécessite l’étayage articulé de la langue et du droit (et non des droits) qui borne et soutient.
Faute d’autorité, et en présence de géniteurs inconsistants, les jeunes non contenus risquent de se sentir abandonnés. Ils peuvent alors s’agglutiner en orphelins terrorisés par leur sexuation et se réfugier dans des communautés, des gangs, voire des sectes qui leur offrent une réassurance, un réconfort dans leur orientation sexuelle face à une désaffiliation ambiante. La communauté demeure une spécificité de l’adolescence, mais la substitution du vocable de communauté éducative à celle d’institution par le sociopolitique s’avère antinomique avec l’autorité qui exige asymétrie pour grandir.
Cette tolérance généralisée apparaît comme la vertu spécifique de la modernité dans nos sociétés démocratiques. Celles-ci ne peuvent introduire de la négativité et se comportent en « Big Mother » dans une ambiance nihiliste de nature à conduire à de nombreuses dérives et positions radicales. Pour Michel Schneider[24], « écoute, proximité, caresse, urgence, amour, nomination par les prénoms, les politiques jouent à la mère. Dirigeants n’osant plus diriger, citoyens infantilisés attendant tout de l’état : La France est malade de sa politique comme certains enfants le sont de leurs mères ».

L’affadissement des grands récits

Dès 1974, Jean François Léotard énonçait « la disparition des grands récits » dont le récit religieux dans l’avènement de la postmodernité. La religion catholique aura perdu de son influence. Ces préceptes sont désormais peu suivis, les injonctions papales souvent ignorées à propos de la sexualité ou de l’avortement. Le christianisme, qui fonctionnait comme modalité de lien social en fournissant des cadres axiologiques et qui soutenait le processus de civilisation, ne permet plus d’œuvrer comme organisateur des conduites et de la morale sexuelle. Cet affadissement ouvrait le champ à une sexualité plus récréative que procréative et tolérait le processus de transition.
Cette religion affaiblie n’aura pas manqué d’être caricaturée par des drag Queens dans une représentation de la cène lors de l’ouverture des Jeux Olympiques en France. 
L’Occident demeurait jusqu’alors une civilisation animée par la passion de l’universel adressée au monde, et par la mission de l’évangélisation. Faute de ce régulateur catholique divin limitant la toute-puissance des petits « autres », faute d’un narcissisme mobilisé au niveau du grand « Autre », le besoin de sacré de l’homme conduit à un double mouvement : sacraliser et idéaliser une part de l’humanité, les « victimes » d’injustice (femmes, homosexuels) et de façon concomitante, accuser, voire déshumaniser les « dominateurs ». Un moment paranoïaque risque d’émerger en lien avec le nombre de sujets se déclarant objets de préjudices. Yann Carrière[25] fait remarquer que le 20e siècle s’illustre dans ces deux idéologies meurtrières athées, par l’amour d’allemands pour le nazisme et la haine des juifs, l’amour de prolétaires communistes et la haine des bourgeois et oppresseurs. Par ailleurs, la notion de péché originel était de nature à freiner ce clivage dans la mesure où chacun était porteur du « mal ».
Cette déchristianisation résulte du processus d’autonomisation de l’individu, qui débute avec les Lumières, qui refuse l’appartenance religieuse et qui se traduit par un abandon de la croyance collective pour devenir individuelle.
On pourrait repérer quelques symptômes actuels, dans la crémation, comme signe de désacralisation et de désaffiliation et dans la volonté de proposer un droit pécuniaire d’entrée à Notre-Dame de Paris. Outre l’illégalité de la taxation de la prière au regard de la loi de 1908, laissons s’exprimer Malraux sur cette question : « La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion. Notre civilisation est incapable de construire un temple ou un tombeau. Elle sera contrainte de trouver sa valeur fondamentale ou elle se décomposera[26]. »
Avec l’affaiblissement de ces grands récits, émergent de nouveaux sacrés : l’argent, la sécurité dans une demande de protection de tous les aléas de la vie et de la pollution, la santé avec une sollicitation toujours plus grande de la médecine, et en l’occurrence de la chirurgie et de l’endocrinologie pour les personnes entrant dans les processus de transition. L’américanisation quant à elle percole dans les interstices, le chrysanthème de la Toussaint cède la place à la citrouille d’Halloween.
Pour Éric Marty, faute de grand récit, « le genre est le dernier grand message idéologique de l’occident adressé au reste du monde[27] ». Ce puissant message implique de nombreux domaines de la vie, la différence sexuelle, la transmission, etc.

Triomphe de la science et de la médecine

« Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots ! »
Arthur Rimbaud, Le bateau ivre.

Winnicott comparait la traversée de l’adolescence au franchissement du « pot au noir », terme de navigation désignant une zone de convergence intertropicale angoissante, faute de maîtrise du vent. Et cette traversée juvénile nécessitait un « temps » fécond, pour qu’advienne une parole, le conduisant à son devenir sexué.
Ce « temps » est aujourd’hui contrecarré par une modernité empressée de fournir diagnostics et médications (hormones -psychotropes – chirurgies), dans laquelle les rites d’initiation se sont évanouis, et où les réseaux sociaux invitent à des réponses automatisées aux questionnements des adolescents.
Nos sociétés contemporaines, installées dans un modèle néolibéraliste, abandonnent l’individu à ses intérêts individuels et transforment les citoyens en consommateurs permanents, dans un marché où la technique au sens heideggérien promeut la disponibilité de toutes choses, dont la location d’utérus.
Le dernier ouvrage « Le sermon d’Hippocrate » de Caroline Eliacheff et Céline Masson témoigne d’une médecine sous emprise des idéologies identitaires trans-affirmatives. Cette médecine est mise en œuvre au « détriment des jeunes en prétendant être du côté du bien ». Dans leur ouvrage les deux psychanalystes évoquent la situation d’une jeune fille de treize ans qui exprime son malaise, son souhait d’être un garçon, et qui trouve le diagnostic « je suis trans » sur les réseaux sociaux. Elles notent l’attitude exceptionnelle du père qui après un moment de sidération doit résister non seulement à sa fille mais aux médecins. Les auteurs précisent par ailleurs qu’à ce jour, les traitements ne tiennent pas leurs promesses relatives à une meilleure santé mentale et une diminution de suicides. En lien à cette médecine, on assiste à une explosion incontrôlée et triomphale de la technoscience fascinante dans l’univers de la procréation sous la demande sociétale. Baudelaire dans Recueillement pourrait illustrer le plaisir de la consommation « Sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci ». Le discours de la science n’est-il pas aujourd’hui « ce bourreau sans merci » ?

La notion de santé étendue aujourd’hui à la notion de bien-être associée aux prouesses médico-chirurgicales permettent de répondre à cette demande de transformation du corps en conformité avec les aspirations de chacun.
Cette demande tend à entériner l’éventuel « discours du maître » de la médecine et à installer le médecin chirurgien en place de thaumaturge, animé d’un fantasme de toute-puissance infantile, voire de perversion, en effectuant un « changement de sexe » par mutilation sur des corps sains, pour répondre à une souffrance psychique. Pratique qui pourrait être interpellée par l’un des textes fondateurs de l’éthique médicale : « Primum non nocere », d’abord ne pas nuire.
Ne pourrait-on pas repérer une certaine rivalité avec les capacités de la femme enfantant garçon ou fille ? Françoise Héritier nous a invité à méditer sur les conséquences de cette asymétrie anthropologique fondamentale où seules les femmes présentent ce pouvoir exorbitant de porter et d’accoucher de garçons et de filles.

Notre condition sexuée imposait jusqu’alors le passage par un autre pour procréer. La technoscience aura autorisé la procréation sans sexualité, ressuscitant le dogme de l’Immaculée Conception et provoqué une mutation inédite de la filiation anéantissant quasiment la binarité du sexe. Demain, ce sera la sélection des gamètes déterminant le sexe anatomique de l’enfant. Ces pratiques génèrent un saisissement de l’humanité qui n’a peut-être pas encore été métabolisé à ce jour. Déjà, Lacan prévoyait en 1970, que dans une époque privée du sens de la tragédie, le Nom du Père réduit à une fiole de sperme ne deviendrait qu’un objet partiel.
Juxtaposer « le tout possible » de la technoscience au « rien n’est vrai » d’une certaine classe politique progressiste colorée de postmodernité, conduirait non seulement pour Hanna Arendt dans son ouvrage Le totalitarisme, à la crise du « vivre ensemble » mais au « tout est permis ».
Ce « progrès » inducteur du passage du « rien n’est impossible » au « tout est permis » ne réside-t-il pas dans une aspiration du psychisme à parvenir à un rapport hyper satisfaisant à l’objet ?
Dans ce cadre, Mustapha Safouan[28] nous invite à repenser certains de nos fondements civilisationnels qui durèrent des siècles, mais, depuis quarante ans, s’ouvrirait une humanité qu’il n’hésite pas à qualifier de « post-œdipienne ».
Nous serions passés du surmoi de la deuxième topique de Freud, limitateur de pulsions, à un impératif de jouissance du surmoi sur le mode « je jouis comme je veux », évoqué par Lacan dans « Télévision » sous le vocable de « Gourmandise du surmoi ». Les discours demeurent porteurs d’injonction à la consommation entre autres médico chirurgicales et à l’autodétermination. 
Jacques-Alain Miller a proposé la notion de « corps-parlant » unissant le corps au « parlêtre ». Or la subjectivité de l’époque ne répond-elle pas à ce désir de couper le corps du parlant dans les demandes d’intervention chirurgicale ?
Il n’est pas certain, que la transformation chirurgicale du corps pour tendre vers le genre souhaité ne dispense pas du besoin de parler de cette souffrance du lien social. Une des perspectives de la psychanalyse demeurerait alors le maintien de ce lien corps-parlant.

Guy Decroix – Mars 2025 – Institut Français de Psychanalyse©

À suivre :
2ème partie


[1] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II, Le Seuil,1978.

[2] Zygmunt Bauman, La vie liquide, Pluriel, 2013.

[3] Daniel Sibony, Du vécu et de l’invivable, psychopathologie du quotidien, Albin Michel, 1992, p 81.

[4] Sallie Baxendale, « Les bloqueurs de puberté administrés aux enfants risquent d’abaisser leur quotient intellectuel », Pour une école libre au Québec, 20 Janvier 2024.

[5] Guy Decroix, Institut Français de Psychanalyse, Le wokisme, une déraison mortifère, 2023.   https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/wokisme-et-cancel-culture-une-deraison-mortifere-i/

[6] Eric Marty, Le sexe des modernes, Seuil, Fiction et Cie, 2021.

[7] Caroline Eliacheff, Cécile Masson, La fabrique de l’enfant transgenre, L’Observatoire, 2022.

[8] Camille Kouchner, Ce sont simplement des hommes, Libération, 14 septembre 2024.

[9] Daniel Sibony, L’homme qui faisait violer sa femme, YouTube, 2024, https://www.youtube.com/watch?v=q0dMaUuKb4k

[10] Nicole Athéa, Changer de sexe un nouveau désir ?, Hermann, 2022.

[11] Caroline Eliacheff, Celine Masson, La fabrique de l’enfant-transgenre, L’observatoire, 2022.

[12] Patricia Gherovici, Transgenre. Lacan et la différence des sexes, Paris, Stylus, coll « Résonnances », 2021.

[13]  Enquête Ifop, « Fractures sociétales, enquêtes auprès des 18-30 ans »  sondage Ifop pour Marianne, Novembre 2020.

[14] Jean-Pierre Winter, Le sexe des narcisses. Théorie du genre, du militantisme au sectarisme, Revue Causeur, 11/10/2023.

[15] Christian Flavigny, Aider les enfants « transgenres » : contre l’américanisation des soins, Pierre Tequi, Avril 2021.

[16] Daniel Paul Schreber, Mémoire d’un Névropathe, Le seuil, Points, 1975.

[17] Caroline Eliacheff, Céline Masson, Le serment d’Hippocrate, L’Observatoire Eds, 2025.

[18] Joelle Gayot, interview Thomas Joly, directeur artistique de Paris 2024, Le Monde, 12 septembre 2024.

[19] « En Bulgarie, la loi interdisant la propagande LGBTplus à l’école provoque l’indignation », Le Monde, 7 août 2024.

[20] « Vers une interdiction de manifester près des drag queens ? » Le journal de Montréal, 4 avril 2023.

[21] Jean Charles Bettan, Idéologie trans, YouTube, 19 mars 2024, https://www.google.com/search?q=Jean+Charles+Bettan%2C+Id%C3%A9ologie+trans%2C+YouTube%2C+19+mars+2024&rlz=1C5CHFA_enFR1151FR1151&oq=Jean+Charles+Bettan%2C+

[22] Daniel Roy, Être né dans le mauvais corps, Daniel Roy, Lacan Web, 28 juin 2021, https://www.youtube.com/watch?v=iT-XTra3its

[23] Guy Decroix, Wokisme et cancel culture, une déraison mortifère, Avril 2023, en ligne, Site de l’IFP, https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/wokisme-et-cancel-culture-une-deraison-mortifere/

[24] Michel Schneider, Big mother. Psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002.

[25] Yann Carrière, La théorie du genre, entretiens, YouTube, https://youtu.be/MWTV0hafRxc/

[26] André Malraux, Note sur l’Islam, 3 juin 1956.

[27] Eric Marty, Le sexe des modernes, Seuil, 2021.

[28] Mustapha Safouan, La civilisation post-œdipienne, Hermann, 2018.

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D’une contre-nature à l’origine du mythe d’autochtonie

Vincent Caplier – Décembre 2024

« Quand tu partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long, riche en péripéties et en expériences. Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni la colère de Neptune. Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes, si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer que par des émotions sans bassesse. Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni le farouche Neptune, si tu ne les portes pas en toi-même, si ton cœur ne les dresse pas devant toi. »
Ithaque, Constantin Cavaly, 1911 (Traduction en prose de Marguerite Yourcenar).

Plan de l’article

Tête de Polyphème, dessin de Johann Heinrich Wilhelm Tischbein (1801) d’après un buste antique du 2e siècle av. J.-C. BnF, département Estampes et photographie.
  1. Prolégomènes
  2. De l’étrange à l‘étranger
  3. Phénoménologie du monstre
  4. Figure(s) du monstre
  5. Le monstre à l’origine
  6. Du monstre surpranaturel au monstre surnaturel
  7. Le monstre, préfiguration du mythe d’autochtonie

Prolégomènes

« Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? » Le questionnement de Paul Veyne est essentiel et pose le problème fondamental de « l’imagination constituante ». Pouvons-nous, à sa suite, aborder la figure du monstre avec philosophie ? Comment inscrire un objet aussi peu rationnel au sein d’une réflexion de vérité ? Inintelligible, échappant à l’entendement, il ne serait recevable qu’en acceptant la pluralité des programmes de vérité. Un principe de vraisemblance que convoquerait « l’expérience la plus historique de toutes ». Il semblerait que le monstre ne puisse être réduit à un simple sentiment, une sensibilité empirique : par la réceptivité des représentations qui nous affectent et le retour d’expérience, l’intuition qui se rapporte à l’objet au travers de cette même sensation. Un problème que nous avions déjà rencontré au sujet des passions et de leurs « objets inexistants[1] ». Problème qui se pose néanmoins différemment. Le monstre appartient à un autre monde, un monde mythique, « trop beau pour être empirique », un monde « noble[2]».

Au-delà de l’imaginaire du monstre, la notion de monstrueux se dote d’une forme de réalité autre que phénoménologique. Cette concrétude de surface, cette tangibilité qu’il incarne en apparence, exclut une définition apophatique, approche qui ouvrirait de surcroît à une logique d’exclusion (le monstre, autre de l’homme). L’approche apophatique procède par négation. Même si « Dieu est Amour, Dieu est Lumière » est une affirmation, les religions du livre insistent plus sur ce que Dieu n’est pas que sur ce que Dieu est. L’énumération des caractéristiques positives est perçue comme limitative dans la mesure où Dieu est illimité. Elle ne tient pas compte de la transcendance divine. À l’inverse, le monstre est cataphatique, affirmation par sa présence ; une présence qu’il nous impose. Dieu n’est pas, il est méconnaissable par nature. Sa forme ne se dégage que par retranchements successifs. Le monstre estpar ses propriétés, ses qualités descriptives. Polymorphe, la figure du monstre est caractérisée par une multitude d’actants[3] qui saturent l’espace : une représentation spatiale symbolisant un espace psychique, matriciel.

Comment, alors, en établir la valence ? Comment en viser l’essence, en établir l’existence, en construire la vérité ? Par la puissance d’attraction (valence positive) ou de répulsion (valence négative) éprouvée à l’égard de l’objet ? Par un retour au mythe, au sein de cette unité de temps et de lieu où convergent les histoires, les petites et les grandes, de la légende à l’historiographie. Le monstre est intimement lié à son récit qui en exprime la réalité et atteste de son être. Pour la bonne et simple raison que « le caractère le plus profond du mythe, c’est le pouvoir qu’il prend sur nous, généralement à notre insu[4] ». On peut alors se demander si la persistance du monstre ne relève pas d’une même construction que celle à l’origine de la pensée grecque. Le mythe a par ailleurs un avantage qui nous intéresse particulièrement ici et qu’exprime Roland Barthes : « Le mythe est une valeur, il n’a pas la vérité pour sanction. » Il ne s’agit pas ici d’étudier le miracle grec mais d’en percevoir les infimes mouvements archaïques à l’origine. L’archéologie d’un savoir qui se mettrait à l’écoute du subtil d’un registre frustre.

De l’étrange à l’étranger

Le monstre relève d’une perception commune de l’étranger, rejeté à la périphérie d’un monde[5] connu u reconnu. Un ethnocentrisme qui définit, pour Levi-Strauss, une caractéristique universelle et primaire des sociétés humaines (Anthropologie structurale, 1958). Chez Aristote, il s’agit d’un topos (vérité générale) qui discrimine la créature sans thémis[6] (loi commune) dont il condamne l’hexis[7] (us et mœurs) : une mythologie de l’habitat et de l’habitus pour laquelle le caractère « étranger » du monstre ne passe pas uniquement par la morphologie mais essentiellement par la transgression des codes sociaux de l’habitation et l’infraction aux tabous alimentaires ou sexuels. C’est un être sans toit, ni murs qui vit hors de la civilisation, de la cité grecque (polis). La vision n’est autre que celle d’un groupe dominant pour qui le nombril du monde est Delphes. Delphes, site légendaire où Apollon tua le serpent Python, où les cultes ouraniens succédèrent aux cultes chthoniens, incorporant de vieux fonds mythiques primitifs. Transposé dans l’imaginaire mythique d’Homère, cet ethnocentrisme est l’attitude ambivalente des Phaéciens, entre hospitalité et isolement. Quant à Polyphème, le cyclope pastoral, troglodyte et anthropophage, il est l’archétype de la créature sans foi ni loi qui se différencie des « mangeurs de pain ». Monstre dévorant, il n’est pas sans relation avec l’ogre de nos contes pour enfants. Dans la Bible, la rédemption s’accomplit « au milieu de la terre » (Psaume 74, 12) où l’Éternel place Jérusalem « au milieu des nations et des pays alentours (Ézéchiel 5,5). L’ethnocentrisme chrétien se traduit en image dans la cartographie médiévale par la localisation explicite des « races monstrueuses » (14 dans le psautier anglais du XIIIe, 24 dans la mappemonde d’Ebstorf). Une tradition qui perdure dans les portulans des premiers navigateurs et les terra incognita des nouveaux mondes.

Le monstre a beau être un étranger (étrange à soi), l’analogie avec celui que l’on « montre du doigt » n’en est pas moins impropre. L’association de monstrum (fait prodigieux) à monstrare (montrer) est incorrect du point de vue lexicographique. Le monstre est ce qui révèle, ce qui signe, ce fait prodigieux comme un message adressé par les dieux. Le monstre n’est pas ce qui se montre, cette monstration, cet acte d’exposer, d’étaler à la vue du public qui indique, dénonce. Le monstre est ce qui fait songer, ce qui inspire, instruit, met en lumière. Les apparences suggéreraient qu’il engagerait plus qu’il n’exhorterait. En grec ancien, le monstre n’est pas une proposition nominale mais une expansion du nom. Décrire le phénomène étonnant (téra-) ou la créature prodigieuse (tératos-), n’est pas nommer. Le préfixe donne naissance au « récit imaginaire » (teratologia). De l’Antiquité au XVIIe siècle, le registre imaginaire du monstre est mis en rapport avec le merveilleux, le rare, l’inhabituel et l’exotique. Il relève à la fois de l’ordre du fabuleux et de la fonction constituante d’un espace culturel (civilisation) voire politique ou de pouvoir. Dans un monde réel qui n’est pas appréhendable dans sa totalité, ce qui fait mystère enchanté et le monstre en devient crédible. Il est la trace d’un reste qui achoppe au savoir. Au-delà des montagnes et des mers, aux confins du monde, en marge de l’humanité, vivent des monstres imaginaires anthropo-zoomorphiques et des humains acéphales, réels ou vraisemblables, comme autant d’expédients au non familier. Le lent glissement de l’Orient vers l’Occident poursuit la tradition antique des merveilles et des monstres comme menace aux frontières.

Les récits d’outre-mondes, littérarisants, mettent l’accent sur l’énonciation même plutôt que sur la proposition de l’énoncé. La connaissance de l’ailleurs et de l’autre passe par la rêverie et l’imaginaire poétique du voyage. La tradition littéraire grecque fait l’objet d’une transmission élitiste et érudite des mythes. Une passation écrite des mystères grecs réduite à un cercle d’initiés. La créativité populaire se fonde, quant à elle, sur la médiation des formes. Les images sont des symboles spontanément déchiffrables qui transcendent les appartenances topiques et historiques. Cette iconographie compose le programme théologique et moral des « bibles de pierre » que sont les cathédrales. Un registre bigarré que nous retrouvons dans les « bibles des pauvres » (Biblia pauperum) : ces petits recueils de la fin du Moyen Âge, destinés à faciliter la préparation des sermons, utilisaient des images édifiantes mettant en relation la bonne parole du Nouveau Testament avec l’imaginaire de l’Ancien Testament. Un rapport à l’imagerie que nous retrouvons dans le tarot des cercles ésotériques. Autant de formes qui témoignent de réalités, de savoirs, pouvant passer pour préexistants aux mythes. « En devenant forme, le sens éloigne sa contigence ; il se vide, s’appauvrit, l’histoire s’évapore, il ne reste plus que la lettre. Il y a ici une permutation paradoxale des opérations de lecture, une régression anormale du sens à la forme, du signe linguistique au signifiant mythique.[8] » Durant la courte période des lumières, le monstre fait l’objet d’un autre appauvrissement et perd sa dimension communicative. Il devient un objet à part entière qui peut faire l’objet d’une description réelle. Un redoublement de l’objet qui redouble la pauvreté de l’imaginaire. La scientificité succède aux cabinets de curiosités. Au XVIIIe, le monstre n’inspire plus, il ne fait plus rêver. Au contraire il est devenu désordre, non conforme à l’ordre de la nature, purement monstrueux. L’imaginaire en est réduit au phénomène de foire, alors que la science fait du monstre un « raté de fabrication ». La tératologie du XIXe siècle est la reprise de l’« erreur de la finalité » d’Aristote.

Phénoménologie du monstre

Adieu hordes merveilleuses et fantastiques, actes monstrueux et inhumains, le monstre a les deux pieds dans le réel. Le monstre phénoménologique est l’autre monstrueux, cette insoutenable difformité du corps qui convoque le malaise aigu de la proximité avec l’humain-autre ou l’autre-humain. La violence de la sidération relève d’une expérience intime d’une rencontre avec un objet monstrueux. Un rapport au « monstre » profondément réducteur : la réduction phénoménologique renvoie un être non-viable, une contre-valeur, une hominité sans humanité. La question n’est plus « qu’est-ce qu’un monstre » mais « qu’est cette chose qui se présente à moi ». Une vision subjective de l’anatomie qui renvoie à La phénoménologie de la perception de Merleau Ponty : une réaction du « corps propre », une action du regard qui se pose sur le corps d’autrui. La tératologie scientifique a pour ambition de saisir une intelligibilité du monstre, qui écarte tout préjugé populaire et toute dimension métaphysique ou théologique. En même temps, elle se fonde sur l’expérience la plus immédiate. La mise en acte (perception) condense toutes les velléités d’un regard déshumanisant. Une perception qui montre, expose, énonce (dénonce ?) une idée du monstre, faute de mieux. Une interaction impossible qui ne parvient pas à déborder l’image, l’esthétique qu’elle draine. Avec « l’ombre du corps », Pierre Ancet tente, dans Phénoménologie des corps monstrueux (2006) de substantiver ce qui est généralement adjectivé comme « horrible, hideux, insupportable ». Il ne parvient pourtant pas à détacher la notion de l’omniprésence de la sidération : « L’excès par rapport au sens, le point où l’interaction recule et se perd, ne laissant plus qu’un spectateur et un objet. La relation devient une exhibition bien involontaire du corps dans sa dimension incarnée, une exhibition des détails monstrueux malgré eux. »

Pour l’auteur, « la figure de la méduse est l’archétype de [cette] ombre monstrueuse ». Celle qui pétrifie, sidère, « fige la conscience », empêchant toute aperception : l’œil qui contemple devient « œil de pierre », aveugle. La présence invisible (présence-absence) rend impossible la mise à distance. L’absence de prise de distance occulte, soustrait le pouvoir de redoublement (perception consciente) dans « le cadre protecteur d’un savoir », d’un ailleurs, « lieu où le sens existe ». L’élément mystifiant, la métis (rapport à l’autre usant de la « ruse de l’intelligence ») de la rencontre de Persée avec Méduse, résiderait dans le miroir conférant son pouvoir de réflexion et brandi comme une arme de connaissance. Le bouclier-miroir, à l’image de l’égide d’Athéna, est une arme offensive autant que défensive qui conjure le sort inéluctable (ananké). Son pouvoir n’est autre que cet « acte propre de la pensée » qu’incarne la phronêsis, ce savoir qui s’acquiert par l’expérience : un mouvement réflexif de la réminiscence, un retour à l’esprit qui épure l’âme (catharsis) de tout ce qui lui est étranger (Phédon, 62-69). S’il n’y a d’intention que inconsciente en psychanalyse[9], l’intention phénoménologique, qui consiste à affronter positivement l’objet irréel, devient un face à face. Pas d’acte manqué ici mais un face à soi, un face au double, un dédoublement-redoublement, un rapport de soi à soi et de soi à l’autre, où sentir l’autre nécessite de ressentir l’autre en soi. Représentant d’une pulsion de mort, le monstre, psychiquement structurant, figure l’impensable là où le Ça serait resté stérile.

Figure(s) du monstre

Freud l’avoue lui-même, il a peu « tenté l’interprétation de figures mythologiques prises individuellement ». À la veille de publier Le Moi et le Ça, il engage quelques considérations au sujet de La tête de méduse (1922) à partir du tableau du Caravage. L’interprétation du petit essai est connue de tous : la tête effroyable hérissée de serpents est la monstration du sexual. La rigidification de l’effroi est un ego sum (« je bande donc je suis ») qui console en ce qu’il contrevient à l’impuissance. « Ce qui, pour soi-même excite l’horreur » n’est autre que le détournement (apotropaion) du complexe de castration. La tête de Méduse est apotropaïque, elle conjure l’horreur de la castration. Lorsque l’anthropologue historien[10] est réservé concernant l’interprétation du psychanalyste, il mésestime la théorie freudienne de la sexualité élargie. Ce qui les sépare est un différend épistémologique, une différence d’épistémè qui fait de chacun un prophète dans sa langue. Pour Jean-Pierre Vernant, Gorgô (Méduse) est un prosôpon, le visage de l’horreur en pure extériorité qui va au-delà du simple masque, de l’expression du visage. « Le sexe fait masque » n’est qu’une dimension que la Gorgô-Baubô, la vieille Gorgone qui ne peut plus enfanter, incarne dans le grotesque. Elle n’est qu’un croque-mitaine qui enseigne. L’auteur précise : « L’exhibition de ce qui doit être caché a déjà valeur de violation d’interdit ». Ce sont les conditions du rituel (et non les conditions du réel) qui en désamorcent l’angoisse, quel que soit l’endroit d’où elle s’origine. La gorgone, générique et archaïque, se caractérise en terme de poïétique[11], par l‘anomie, l’absence de valeur ou de loi. Un caractère anomique que Platon définit comme l‘« éros tyrannique » (érôs turannos), un érôs qui n’est pas tant désir démesuré (hybris) que libido transgressive : un érôs de déliaison, au sein d’une relation de philia (relation de proximité, d’hospitalité) ; une relation en lien d’extranéité, d’hétérogénéité, d’appétence de pouvoir sur l’autre que soi, le corps étranger.

On peut se demander, à ce stade, si la monstration du monstre ne relève pas d’une cruauté, d’une pulsion scopique sadique, un plaisir-désir de regarder et de montrer exempt d’auto-érotisme[12] (Théorie des pulsions). Il conviendrait alors de poursuivre la réflexion sur le mécanisme de défense à l’œuvre. Nous pouvons questionner dans quelle mesure les processus de projection et d’introjection viseraient l’élaboration d’un fantasme propre à satisfaire « une prédisposition perverse polymorphe » qui expose à « tous les outrepassements possibles dans ce qu’ils ont d’universellement humain et originel » alors que s’effondreraient « les digues anémiques » défensives (« pudeur, dégoût et moralité[13] ») face aux débordements (Théorie sexuelle). Freud semble aller en ce sens en 1931. Dans « Sur la prise de possession du feu » il se demande « si l’on peut croire l’activité formatrice de mythe capable de s’essayer – comme par jeu – à présenter de façon déguisée des processus animiques à manifestation corporelle ». L’essence du mythe de Prométhée serait « la réinstauration de désirs libidinaux après leur extinction ». Des désirs indestructibles qui repousseraient à la manière des innombrables têtes de L’hydre de Lerne. En substance, Platon nous dit la même chose (République IX) : pour l’homme « soumis à la tyrannie d’Éros, ce qu’il lui arrivait parfois de devenir en songe, il le sera désormais constamment à l’état de veille, et il ne reculera devant aucun meurtre terrifiant, il ne s’abstiendra d’aucune nourriture, d’aucun forfait. Éros qui vit en lui tyranniquement, dans l’anarchie et le désordre, parce qu’il y règne seul, conduira celui qui l’héberge […] à des excès d’audace, pour se nourrir […] sous l’influence de ces manières d’être qui subsistent en lui et qui se sont libérés. » Le monstre est lâché ! Cette anomie, cette disparition des valeurs communes, mesure une anomalie, l’aspérité du monstrueux, l’anomal du monstre.

Anomie, un terme intéressant qui désigne également en neurologie un trouble du langage. Une incapacité de dénomination d’un stimulus supposé comme correctement perçu. Le sujet peut décrire l’objet mais ne peut lui donner un nom. Le monstre serait donc à considérer comme l’innommable ? Cette aphasie face au monstre résulterait de la stupéfaction devant un inconnu insurmontable. Le pathos, d’une totale froideur, n’a rien d’un ravissement. Philosopher sur le monstre implique de surmonter l’étonnement (thaumazein), d’en apprivoiser l’émerveillement au sein du « naturel philosophe » du Théétète[14]. Platon y souligne la judicieuse généalogie que dresse Hésiode à ce sujet (Théogonie, 265). Le « Merveilleux » (Thaumas) est père de « l’Arc-en-ciel » (Iris), mais également des Harpies les « Ravisseuses » d’enfants et d’âmes. « Bourrasque, Vole-Vite et Obscure », leurs noms évoquent leur nature. Femmes ailées à la belle chevelure ou oiseaux à tête féminine, ce sont des monstres de proie aux serres aiguës. Elles sont à rapprocher d’autres démons féminins séducteurs et prédateurs : les Stryges qui se repaissent du sang et des entrailles de leurs victimes, les lamies, figures archaïques de la Succube et les sirènes, mi-femmes, mi-oiseaux, bien que ce soient des démons marins. Charmeuses ou hideuses, rapaces aux cris stridents ou enjôleurs, ces « oiseaux de nuit » ont le pouvoir comme dénominateur commun. De ces furies que condense la figure de Méduse, Freud suggérait de « suivre la genèse de ce symbole de l’horreur isolé, dans la mythologie des grecs et ses parallèles dans d’autres mythologies ». En direction de la fin de son œuvre, il élargissait la quête « aux confirmations venues d’ailleurs, de la linguistique, du folklore, de la mythologie, du rituel[15] ».

Le monstre à l’origine

Pour le phénoménologue Henri Maldiney, « l’étonnement devant le monde, c’est la révélation même d’un “il y a“. […] Ce n’est pas un étonnement devant une réussite qui offre satisfaction à la curiosité. Il ne faut pas détourner l’étonnement vers des tours de prestidigitation, mais ménager d’abord un espace de réceptivité est la chose la plus importante ». S’exposer au monstre c’est prendre le risque de répondre à l’invitation des sirènes d’Homère, comme autant d’incantations susurrées à un Macbeth : « Allons, viens ici, Ulysse, tant vanté, gloire illustre des Achéens ; arrête ton vaisseau, pour écouter notre voix. Jamais nul encore ne vint par ici sur un vaisseau noir, sans avoir entendu la voix aux doux sons qui sort de nos lèvres ; on s’en va charmé et plus savant […] et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière » (Odyssée, XII, 186-191). La promesse de l’appel est faustienne ! Pour Freud, les investigations de 1932 poursuivent le dépassement du choc esthétique afin de mieux percer le mystère d’une origine, d’un « infracassable noyau de nuit » (Breton). La reprise succincte de la tête de Méduse épouse les traits de l’araignée comme symbole de « la mère phallique dont on a peur ». L’évocation signe plus le retour d’une mémoire archaïque et l’hallucination d’une expérience d’agonie primitive. La suite prend une connotation cosmogonique : en rêve, l’homme est le manteau de la femme comme « manteau du monde et voûte céleste » au sein d’un « cérémonial nuptial ». Le pénis, devient pont, passage, « de l’au-delà (le pas-encore-né, le ventre maternel) à l’en-deçà (la vie). » Sortie « des eaux de la naissance », l’émergence au monde devient dans le chemin inverse un représentant de la mort, le retour à l’eau, « le retour dans le ventre maternel ». Autant de considérations qui nous renvoient naturellement à la Théogonie hésiodique : « En vérité, nous enseigne Hésiode, aux tous premiers temps, naquit Chaos, l’Abîme-Béant […]. De l’Abîme-Béant, ce furent Érèbe l’Obscur et Nyx la Nuit noire qui naquirent et, de la Nuit, à leur tour, Clair-Éclat et Journée, Éther et Hèmérè […] dans son union de bonne entente avec l’Érèbe Obscur. » Le monstre, à l’origine, est l’informe, une création abstraite et éthérée qui contient en puissance toute la progéniture de Nuit : l’odieux Lot-Fatal (Moros), la Mort noire (Kère), le Trépas (Thanatos), le Sommeil (Hypnos) et « la tribu des songes ». Elle est également mère des Moires et des Kères, les douces et cruelles destinées, des « Vengeresses impitoyables » qui dispensent le bien et le mal, pourchassant les transgressions des hommes et des dieux. Enfin, la descendance de Nuit étend la longue liste aux fléaux et aux luttes que contient la jarre de Pandore, sombre héritage légué à la condition humaine.

Cet apeiron, cette indétermination, ce Vide, n’est autre qu’une métastabilité qui porte en elle plus de déterminations qu’elle ne peut en contenir. Un « pré-individué » dont le monstre déterminerait la présence du vide, la force d’engendrement (phusis), l’individuation[16]. À la démultiplication de cette béance en une infinité d’entités, il revient à Gaïa, la matrice, « Terre aux larges flancs assise et sûre, à jamais offerte à tous les vivants », d’en définir les contours, d’en matérialiser les formes. La Théogonie d’Hésiode est l’exposé épique d’une fondation de l’ordre confrontée à l’établissement d’une souveraineté qui se nourrit d’alliances contre nature, d’infanticides et de parricides. Dans l’effort de stabilité du monde, la Mère Primordiale n’enfante plus de simples puissances élémentaires mais de véritables divinités pré-olympiennes. L’équilibre et la stabilisation sont obtenus par les enfantements successifs qui entretiennent la polarité de l’ordre et du désordre. Une dualité qui trouve son apogée dans le combat dantesque qui oppose Zeus à Typhon et préfigure les combats, à échelle humaine, des cycles héroïques. Typhon « le terrible, insolent et sans loi » était un dieu surpuissant : « De ses épaules sortaient cent têtes de serpent, de dragon terrible, dardant des langues de ténèbres ; les yeux que portaient ses têtes prodigieuses, sous leurs sourcils, étincelaient de feu. Jaillissant de toutes ces têtes, le feu flambait à chacun de ses regards. Et toutes ces têtes terribles étaient pleines de voix qui s’élevaient de toutes sortes de façon. » Il est le vent qui souffle le tohu-bohu par la surenchère de ses attributs. Il combine à lui seul le cœur violent des Cyclopes ouraniens, forgerons de Zeus, la vigueur inimaginable des Hécatonchires aux cent bras et aux cinquante têtes chacun et la puissance titanesque de tous ceux qui naquirent de la Terre et du Ciel qui « portaient le fardeau de la haine de leur géniteur depuis le commencement ». Typhon incarne la puissance primitive de confusion et de désordre de Chaos. Nous sommes dans le cadre supra-humain d’une genèse qui tente d’établir « une distance entre ce qui est premier d’un point de vue temporel et ce qui est premier du point de vue du pouvoir, entre le principe qui est chronologiquement à l’origine du monde et le prince qui préside à son ordonnancement[17] ». La Théogonie ne cherche pas à répondre à la question du Timée de Platon : à quelles conditions le monde sensible peut-il devenir connaissable ? Hésiode se contente d’en établir la hiérarchie des puissances qu’il structure par analogie avec la société humaine.

Du monstre surpranaturel au monstre surnaturel

L’acte rituel de Cronos émasculant Ouranos, ouvre l’espace entre Ciel et Terre et rompt avec la confusion des origines. La violence de la castration met fin au processus cosmogonique et instaure l’équilibre des contraires dans la procréation. C’est ainsi que s’établit la proximité surnaturelle du monstre avec l’homme. Si l’en-deçà de Gaïa, le monde souterrain du Tartare, est l’ombilic qui relie avec l’abîme originel, c’est avec un autre abîme que Terre donne naissance à une autre lignée d’êtres monstrueux : Pontos, l’élément marin (une autre absence de forme). Issues d’un système religieux antérieur, des puissances secondaires intègrent par ce biais la généalogie. Des démons déchus, aux formes doubles, qui restent proches des phénomènes de la nature. Typhon réduit à l’impuissance, « l’âge des monstres était révolu. Ceux que connaîtra le monde par la suite seront des descendants quelque peu dégénérés des êtres primordiaux, fils de la Terre[18] ». Perturbateurs et agents de la mise en ordre du monde, les monstres peuplent les légendes et les épopées dont ils sont les gardiens des sanctuaires (lieux sacrés et territoires), des trésors et des savoirs. La confrontation avec le monstre donne naissance au héros et au clan (génos) uni par le culte qu’il voue à son père fondateur. Évincé, relégué à la périphérie du monde des hommes, le monstre en délimite le pourtour, l’utopie (outopos, « en aucun lieu »), l’ailleurs (« ce qui n’est nulle part ») dont il garde les seuils. Le territoire du monstre est un espace en retrait, qui entre en réduction pour dessiner en creux un téménos, un espace sacré (littéralement l’« espace découpé » pour la divinité), l’espace cultuel qui fait culture.

Dans les textes homériques le téménos est une parcelle donnée à un roi ou à un héros qu’il doit à la vertu et au mérite, un tribut qui lui confère estime et respect. Derrière le monstre il y a un en-deçà, un reste dont il s’origine, une phylogénèse en partage : un lieu, une filiation, un imaginaire. Le monstre charrie avec lui un implicite. Il est une proposition, un fait qui contient tout un contenu sans être formellement exprimé, sa part du mythe d’autochtonie qu’il entretient. Le mythe d’autochtonie adjoint au territoire une histoire qui en forge l’identité et en établit la fondation. L’autochtone représente l’étymologie de l’indigène, ce qui réside à l’état sauvage issu de la terre sans culture. Il est l’épicentre d’un mythe archaïque, la version thébaine de l’autochtonie : Cadmos, après avoir tué le dragon de la source d’Arès, dieu de la guerre et de la violence, sème sur les conseils d’Athéna les dents du monstre. Il donne ainsi naissance aux Spartes (« les hommes semés »), guerriers qui s’entretuent, dont seuls cinq survivent et aideront le promu roi à créer la cité de Thèbes. Après avoir expié le meurtre de la bête au service d’Arès, Cadmos en épouse la fille Harmonie. Tout est bien qui finit bien, sauf que le cycle thébain restera, à jamais, entaché de démesure et de fautes irréparables. Ce sera tout l’enseignement de la tragédie à venir : autre époque, autre récit.

À l’émergence spontanée de la Théogonie succèdent Les travaux et les jours de la condition humaine. Une autre fécondité, un auto-engendrement fait de labeur et de reproduction au fil des saisons, au rythme d’une succession de cycles de vie et de mort. Un mythe succédant à un autre, l’anthropogonie vient redoubler le processus de séparation et de distanciation de la cosmogonie. Le monstre « garde l’église au centre du village[19] », ou plutôt le temple au centre de la Cité. Il préserve une limite à équidistance de la vie civile construite autour d’une réalité religieuse et mythique. Il trace la limite d’une totalité au-delà de laquelle réside l’infini et la mort. Il est le contenant qui contient la démesure (hybris) ou le masque qui permet d’en dépasser le visage. Le monstre serait-il la projection d’un Ça en manque de contenance, en désaide d’un Moi en devenir ? Pour Hermann Fränkel, le Moi du sujet grec archaïque est un moi qui n’est pas encore délimité, exposé à des forces multiples, en manque d’introspection, dont l’expérience est orientée vers le dehors. « L’individu se cherche et se trouve dans autrui, dans ces miroirs reflétant son image que sont pour lui chaque alter ego, parents, enfants, amis.[20] » Le monstre appartiendrait-il à la liste de ses doubles ? James Redfield semble confirmer ce « sentiment homérique du Moi » en écrivant à propos du héros épique : « Il n’est à ses propres yeux que le miroir que les autres lui présentent.[21] » Le monstre serait-il le pré-objet, la zone de création d’un Moi en élaboration ? Serait-il l’ouverture à la dialectique qui permettrait de sortir du défaut fondamental de représentation de l’insoutenable ? L’effacement du monstre transiterait alors par la pensée positive qu’engage le sujet philosophique. Le déplacement d’un il au je au sein de l’appréhension de soi du sujet antique qui aboutirait à un anthropocentrisme. L’éradication du monstre nécessite la reconduction du mythe, l’inscription de l’autochtonie dans le discours d’une cité établie, qui ne peut être confondu avec un mythe d’origine de l’humanité.

Le monstre, préfiguration du mythe d’autochtonie

Dans la version athénienne, de Cécrops, le roi hybride proche de la bête, en passant par Erichthonios et jusqu’à Thésée le dernier autochtone, la purification de la généalogie efface peu à peu la souillure à l’origine : la semence du boiteux Héphaïstos qu’essuie l’intouchable Athéna sur sa jambe et qui viendra féconder la terre. Pour Freud, le mythe ne serait autre que « le pas par lequel l’individu sort de la psychologie des masses ». Un progrès rendu possible par la fantaisie du « premier poète épique » qui fait de l’invention du héros celui qui abat « le père qui, dans le mythe, apparaissait encore comme monstre totémique[22] ». D’une légende à l’origine au registre tragique, le redoublement du récit, le travail littéraire, offre la possibilité d’une ouverture du mythe à la philosophie. Une évolution continue où s’efface peu à peu la figure du monstre. La tragédie reléguera le monstre au second plan. Il en deviendra décor, symbole, écriture à la marge. L’inscription du miracle grec relève de cette « invention de la tragédie » (Vernant). Mais la créature reste cette tâche aveugle du mythographe, cette « ombre portée » que Jean-Bertrand Pontalis attribue comme métaphore à l’Inconscient : « cette grande force qui nous anime comme une source de vie ou nous accable comme étant la mort en nous. » Quant à son analyse « engagée sans trop de précautions », elle ne serait « qu’une traversée des ombres ». Et de poursuivre qu’« à commencer par l’infans que nous sommes encore, nous devons traverser bien des ombres pour enfin, peut-être, trouver une identité qui, si vacillante soit-elle, tienne et nous tienne. » Le monstre est, comme Ulysse, polytropos, divers, « aux mille tours », « aux mille expédients », « l’Inventif », cet obscur qui perdure, qu’invoque volontiers l’impasse de la raison.

Au terme de ce parcours, nous pouvons nous demander si nous avons finalement pu répondre à notre problème de départ. En quoi le monstre concerne la philosophie, hormis une certaine éthique convoquée d’emblée ? Peut-être que le rapport relève de la sensibilité à cet existant singulier, de la séduction qu’opère sa persona. Les Lotophages, porte d’entrée dans l’utopie, l’imaginaire merveilleux de l’Odyssée, ne sont-ils pas ces séducteurs mangeurs du lotos, qui fait perdre à ceux qui en goûtent le désir, la mémoire du retour ? Si, pour Pontalis, « l’homme délesté du poids de la mémoire n’est plus qu’un pur regard », pour Fédida, « le langage est l’autochtonie de la mémoire de la parole ». Nous pourrions ajouter que le monstre en serait le premier autochtone. Peut-être sommes-nous parvenus, à ce point, à dégager une aitiologie du fait monstrueux au sein de cette généalogie. De ces « exempla rhétoriques », de cet archétype archaïsant, nous retiendrons une fonction vitale du non-être. Loin d’être innocente, la candeur (euetheia) de ces récits doit nous inviter à considérer cette conscience collective d’un « rationalisme de l’imagination, selon lequel il était impossible que le contenant ne contînt rien et qu’on imaginât à vide » (Veyne). Dans ce palais de mémoire qu’est le mythe, le monstre manœuvre en embuscade, prêt à surgir au coin d’un couloir. Point de jonction entre l’imaginaire et les processus rationnels, il ne s’agissait pas d’en établir une histoire édifiante mais d’en dégager la violence dans ce « qu’il fait appel de façon cathartique à ce qui se nourrit de nous, […] ce qui palpite en nous, nous effraie et nous fascine.[23] » Bien et vérité sont étrangers à cette instance médiatrice dans la mesure où elle n’est qu’incantation d’une justice (Diké). Son discours, sa fonction du langage contient, tout au plus, en germe une dimension politique. Mais il s’agit déjà là d’une lecture postérieure, moderne. Seule la réduction d’une mythographie parvient à une temporalité et une historialité de « faussaire ». « L’imagination constituante […] ne [désigne] pas une faculté de la psychologie individuelle, mais [désigne] le fait que chaque époque pense et agit à l’intérieur de cadres arbitraires et inertes » dont elle méconnaît « la forme biscornue de ces limites » qu’elle prend pour des « frontières naturelles[24] ».

Lévinas dans son « essai sur l’extériorité » semble nous léguer une réécriture de cette allégorie des vérités philosophiques : « L’identification du Même dans le Moi ne se produit pas comme une monotone tautologie : “Moi c’est Moi“. […] Il faut partir de la relation concrète entre un moi et un monde. Celui-ci, étranger et hostile, devrait, en bonne logique, altérer le moi. […] La manière du Moi contre l’“autre“ du monde, consiste à séjourner, à s’identifier en y existant chez soi. Le Moi, dans un monde, de prime abord, autre, est cependant autochtone. Il est le revirement même de cette altération. Il trouve dans le monde un lieu et une maison. […] Le “chez soi“ n’est pas un contenant, mais un lieu où je peux, où, dépendant d’une réalité autre, je suis, malgré cette dépendance, ou grâce à elle, libre. […] Autochtone, c’est-à-dire enraciné dans ce qu’il n’est pas, et cependant, dans cet enracine­ment, indépendant et séparé. Le rapport du moi avec le non-moi se produisant comme bonheur qui promeut le moi, ne consiste ni à assumer, ni à refuser le non-moi. Entre le moi et ce dont il vit, ne s’étend pas la distance absolue qui sépare le Même d’Autrui. […] Autochtone, est à la fois un attribut de souveraineté et de soumission. Elles sont simultanées. Ce qui influe sur la vie, s’infiltre en elle comme un doux poison. Elle s’aliène, mais même dans la souffrance, l’aliénation lui vient de l’intérieur. Cette inversion toujours possible de la vie, ne peut se dire en termes de liberté limitée ou finie. La liberté se présente ici comme l’une des possibilités de l’équivoque originelle qui se joue dans la vie autochtone. L’existence de cette équivoque est le corps. La souveraineté de la jouissance nourrit son indépendance d’une dépendance à l’égard de l’autre. La souveraineté de la jouissance court le risque d’une trahison : l’altérité dont elle vit, déjà l’expulse du paradis.[25] » Sommeil et résurgences du monstre résonnent comme autant de crises de souverainetés. Il y a de la pensée magique active dans ce passage du tabou et de la souillure au malaise dans la culture d’un monde civilisé. Dès lors, c’est dans la succession des crises que se pose la question de plus en plus soutenue de l’avenir de l’illusion. À en croire Nietzsche, « l’individu contient beaucoup plus de personnes qu’il ne croit. « Personne » n’est qu’un accent mis, un résumé de traits et de « qualités » ».[26] Il conviendrait alors d’explorer ce lien à l’autre dans ce qu’il a de plus fondamental et de primordial ; au cœur d’un arrière-pays du devenir humain où « avec l’amour maternel, la vie nous a fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais[27] ».

Vincent Caplier – Décembre 2024 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Les reliques des passions, Vincent Caplier, 2023. [Lire en ligne]

[2] Cette noblesse n’est pas à considérer au sens de vertueuse mais comme porteuse de « valeurs », « de même qu’aux yeux de Proust une duchesse a plus de valeur qu’une bourgeoise » (Paul Veyne, 1983)

[3] À l’étant phénoménologique nous préférons ici l’actant sémiotique de Algirdas Julien Greimas permettant de mieux concilier l’humain et le non-humain au sein d’une « représentation anthropomorphe mais non figurative ». Le monstre performé par des faits se manifeste par sa fonction.

[4] L’amour et l’occident, Denis de Rougemont, 1939

[5] Une représentation du monde qui peut s’entendre à l’échelle d’un sujet, d’une communauté ou d’un universel.

[6] Sans lois ou traditions pour les guider.

[7] La notion d’habitus remonte à l’Antiquité grecque sous le terme « hexis« . Pour Aristote, l’hexis ne se réduit pas à la seule habitude, accoutumance produite par la répétition ; il y rattache la notion de vertu qui n’a pas un caractère entièrement automatique.

[8] Mythologies, Roland Barthes, 1957

[9] Sur la psychopathologie de la vie quotidienne, Sigmund Freud, 1901.

[10] La mort dans les yeux. Réponses à un questionnaire, Jean-Pierre Vernant, 1986.

[11] « œuvre, création, fabrication » qui a pour objet l’étude des possibilités inscrites dans une situation donnée.

[12] Pulsions et destins des pulsions, Sigmund Freud, 1915.

[13] Trois essais sur la théorie sexuelle, Sigmund Freud, 1905.

[14] Théétète (155 d) : « […] au sujet de ta nature […] quelqu’un qui aime à savoir, ce sentiment, s’étonner : il n’y a pas d’autre quête du savoir que celui là […] ».

[15] Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XIXe leçon, Révision de la doctrine des rêves, Sigmund Freud, 1932.

[16] Pour G. Hottois, « Le terme pré-individué souligne la métastabilité que sous-entend le processus d’individuation. La métastabilité désigne le caractère tendu, sursaturé d’un système possédant un équilibre mais tourné vers un devenir. » La contribution de Gilbert Simondon à l’étude de la technique, Élisabeth Gladu, 2000.

[17] Les origines de la pensée grecque, Jean-Pierre Vernant, 1962.

[18] La mythologie grecque, Pierre Grimal, 1953.

[19] La locution verbale semble garder la trace d’une forme de sanctuarisation, faite de convenances, d’ordre et de construction de la vie civile autour d’une réalité spirituelle.

[20] L’individu dans la cité, Jean-Pierre Vernant, 1987.

[21] Le Genre humain, James Redfield, 1985.

[22] Psychologie des masses et analyse du moi, Sigmund Freud, 1921.

[23] Le Minotaure et son mythe, André Siganos,1993.

[24] Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes, Paul Veyne, 1983.

[25] Totalité et infini, Emmanuel Levinas, 1961.

[26] Fragments posthumes, Friedrich Nietzsche, 1888.

[27] La promesse de l’aube, Romain Gary, 1960.

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Marilyn

Nicolas Koreicho – Août 2023

« La nuit dernière, je suis encore restée éveillée toute la nuit. Parfois je me demande à quoi sert le temps de la nuit. Pour moi, il n’existe presque pas, et tout me semble n’être qu’un long et affreux jour sans fin. Enfin, j’ai essayé de profiter de mon insomnie pour être constructive et j’ai commencé à lire la correspondance de Sigmund Freud. En ouvrant le livre pour la première fois, j’ai vu la photographie de Freud et j’ai éclaté en sanglots : il avait l’air très déprimé (cette photo a dû être prise peu de temps avant sa mort), comme s’il était mort en homme désabusé… Mais le Dr Kris m’a dit qu’il souffrait énormément physiquement, ce que j’avais appris dans le livre de Jones. Mais je pense avoir raison aussi, je fais confiance à mon intuition car je sens une triste lassitude sur son doux visage. »
Marilyn Monroe

« Seuls quelques fragments de nous toucheront un jour des fragments d’autrui. La vérité de quelqu’un n’est en réalité que ça, la vérité de quelqu’un. On peut seulement partager le fragment acceptable pour le savoir de l’autre. Ainsi on est presque toujours seuls. »
Marilyn Monroe

« L’amour et le travail sont les deux seules choses vraies qui nous arrivent dans la vie. »
Marilyn Monroe

« Je ne sais pas qui je suis, mais je suis la blonde. »
Marilyn Monroe

Georges Barris, Marilyn Monroe’s final photo shoot, Santa Monica, Juillet 1962. Crédit Georges Barris©

Marilyn Monroe, de son vrai nom Marilyn Mortensen[1], est morte comme serait morte une divinité tragique, à la fois dans la vraie vie[2], selon la conséquence d’un réseau de circonstances jouées par « des hommes manipulateurs et des femmes opportunistes » – une destinée – et morte en scène, mise en lumière par elle, pour le mythe – un destin -, par l’autre et pour l’autre toujours absent, sauf la nuit de sa mort pendant laquelle, subitement, un grand nombre de personnes se sont intéressées à elle.
Jusqu’à sa dernière heure, pourtant, c’est « Marilyn Monroe » dont on s’est préoccupé, pas d’elle.
La particularité du désir, celui qu’elle a suscité sans cesse, est qu’il ne fonctionne que dans l’absence de l’objet désiré. Désirer de de-siderare : l’étoile qui manque. Mais quel était la nature de son désir à elle ? « Être merveilleuse », disait-elle. Contentez-vous de cela.
Elle était trop belle pour les autres, mais ce n’est pas le « trop » que l’on entend aujourd’hui et qui veut dire « vraiment ». Elle était trop belle car son œuvre et son art existaient d’abord de manière manifeste dans et par sa beauté et son sex-appeal et parce que les autres ne voyaient que ceci. Trop, car c’était pour elle une question de survie que de se reconstruire dans et par-delà un narcissisme originel, et que celui-ci, par le biais de son image – dans un premier temps : son image était un refuge, non déceptif –, soit reconnu, puisque ses parents n’ont fait que détruire, avant même qu’il existât, dans un développement ordinaire de l’Œdipe, son Moi, et le cœur de celui-ci, c’est-à-dire son narcissisme originel (rien à voir avec la pathologie du même nom ni avec le vocable ordinaire), l’un des deux socles de la personnalité, avec l’Œdipe (idem), si tôt anéanti.
Père non connu, parti quelque temps après sa naissance, mère partie depuis toujours dans la maltraitance et la folie. Pour Marilyn, ce que l’on appelle les objets primaires n’ont existé que sous leur pire aspect, nullement, donc. Elle vécut au sein de douze familles d’accueil, pour l’abandon compulsif – malgré son sourire, un redoutable bouclier – souvent[3]. Elle : jetée au milieu des flots des projections et des profiteurs.
Elle a été aimée, quelquefois, mais à côté, ce qu’elle savait bien – elle était toujours en retard : savait-elle qu’elle voulait qu’on l’attende, qu’elle aurait voulu être attendue, c’est-à-dire désirée puisque le désir naît de ce que l’on n’a pas ? –, et ce qui était aimé, hélas pour elle, était son image, ou son empathie, rarement son intelligence, cependant qu’elle avait beaucoup plus à apprendre à ces célébrités, artistes, intellectuels, gouvernants qui avaient possédé son corps, sa notoriété, une image à peloter, un trophée dont jouir : « L’autre prend votre corps pour illustrer des fantasmes dont vous n’êtes pas, la tendresse en moins. » disait-elle.
Trop belle également car cette quête d’un Moi idéal devait demeurer inassouvi et la mener en enfer. La façon dont les hommes ont abusé d’elle – treize avortements/fausses couches/GEU/andométriose : elle n’a pu obtenir qu’elle fût mère – et sur quoi les femmes ont fermé les yeux, sans cesse, est à proprement parler infernale puisque, hormis dans son image peaufinée comme un tableau dont on ne voit pas la fin, dans ses lectures, dans ses notes, peut-être en partie dans son analyse[4], ils ne lui ont pas permis qu’elle trouve le bien de sa vie, qu’elle se trouve et se rétablisse.
Elle finira par prendre ce courant de l’abus d’elle-même, à travers les médicaments et les relations à corps perdu, et en mourra, c’est peut-être là que se trouvait, en partie, sa responsabilité, de n’avoir pas su résilier ce que l’on avait fait d’elle. On ne l’y aida point.
Une résilience a pourtant existé pour elle, difficile à réaliser puisque menaçant l’image qu’elle s’était construite. Mais c’est comme si sa quête du bien, et du bien qu’elle était et qu’elle voulait trouver, reconnaître et développer, s’annulait par la violence des hommes et la rivalité (et l’admiration) des femmes qui avaient croisé sa route. Il s’agissait pour eux de jouir, ou de s’approprier un peu, au passage, de cette quête absolue du bien et du beau que Marilyn avait dans sa construction, en une sublimation effective, de l’image étourdissante qu’elle montrait de ce désir, qu’à tort ils croyaient à eux destiné.
En effet, l’attirance sexuelle que Marilyn provoquait et l’envie qu’elle suscitait, qu’elle développait à l’envi dans la manière, unique, qu’elle avait de mettre en valeur et de transformer cette énergie d’Éros en pulsion de vie, n’était pas axée sur le sexe à proprement parler mais en représentait une ouverture, un possible chemin vers une amitié, vers une affection qu’elle attendait éperdument, ne l’ayant jamais eue avec ses parents, c’est-à-dire, nous y insistons, son œuvre cinématographique et photographique en témoigne, une forme particulière de sublimation.
Cependant, disait-elle avec humour, « Je peux vous l’affirmer ici et maintenant. La gloire est capricieuse. Elle a ses avantages, mais aussi ses inconvénients. J’en suis consciente. Je t’ai connue, gloire ! Adieu. »
Cette sublimation, ambivalente, à la fois artistique et spirituelle, qu’elle a développée avec ce talent[5] singulier, s’exprimait – tout le monde s’y est engouffré – dans la puissance esthétique et sensuelle de sa personnalité mais aussi, dimension sombre de la brillante star qu’elle était, dans la sacrificialité de sa personne, porteuse et actrice, était-elle, de la culpabilité des autres, ce qui en fait, en ce sens, une personnalité christique.
Il s’agissait pour elle non seulement de se faire reconnaître, mais, plus encore, de se faire renaître, avec les autres. Co-renaître. Re-co-naître. De mauvaises rencontres en miroir aux alouettes, elle n’y parvint pas.
Une enfance en souffrance répétée (multiple familles de rencontres et de séparations plus ou moins traumatiques qu’il fallait réinvestir à chaque fois ou s’en faire accepter), mariée à 16 ans une première fois, c’est-à-dire pour retrouver un re-père, et/ou un « re-mède », à tout le moins une certaine sécurité.
Malheureusement, et c’est là comme une répétition de l’absence, du vide, auxquels elle aura été toute sa vie confrontée – et dans l’abandon ultérieur répété de la part des hommes – comme au manque essentiel, l’être en souffrance, c’est-à-dire égarée, perdue, en l’absence de parents qui auraient pu l’aimer inconditionnellement : « L’enfance de chacun se rejoue tout le temps » disait-elle. Hélas pour elle.
Cette naissance avec l’autre, elle la répétait[6] compulsivement et d’abord en donnant. En donnant aux hommes quand ils lui demandaient puisqu’elle pensait à chaque fois qu’ils allaient l’aimer, elle, d’une profonde amitié d’abord.
Marilyn – un prénom qui marquera le monde, comme les prénoms qui sont aujourd’hui, littéralement, adorés : Jésus, Marie –, une mère orpheline, une sainte sans sanctuaire, une martyre sans calendrier, quelque chose d’une divinité, maternelle et érotique, Marilyn était patriote.
Le fameux et à peine ambigu « Happy Birthday, Mr. President » du 19 mai 1962 pour l’anniversaire de John F. Kennedy, sa tournée dans les camps de soldats en pleine guerre de Corée lors de ce février 1954, où, sur scène, elle mourait littéralement de froid en lamé moulant, pour redonner de l’énergie aux GIs, de nombreux moments de sa vie sont une ode à l’Amérique, mère patrie non démente celle-ci, pensait-elle. Elle alla, selon certains courageux témoignages, jusqu’à coucher avec les deux frères Kennedy[7], et en même temps (les démocrates : l’éthique ? Les principes ? D’abord profiter ? La mort au tournant), pour ne pas les contrarier, ne pas les blesser, pour ne pas risquer d’affaiblir, par personnalités interposées, le pays. C’est cohérent.
Marilyn aimait les animaux dans le martyre desquels elle se reconnaissait. Son jeu de grande souffrance dans The Misfits[8] est un sacrifice complet de son image de la blonde écervelée et soumise de Bus Stop à l’avantage de sa révolte sincère pour la défense des chevaux sauvages, les mustangs, massacrés à l’époque pour servir de nourriture aux pets, les animaux domestiques des familles américaines.
D’ailleurs, sa démarche, sa présence était animale. Quiconque l’a vue entrer dans une pièce, sur un plateau, dans un jardin, témoigne de ce climat très particulier qui s’instaurait sitôt qu’elle pénétrait dans un espace empli de gens. Un silence, une qualité vibratoire, un chuchotement, un arrêt, imperceptible, sur image. Une autre célébrité faisant le même effet à qui en a été le témoin : Johnny, lorsqu’il entrait sur un plateau, au milieu des loges, dans un couloir, traversant une foule, laissait un sillage de sidération semblablement animal. Un autre point commun entre eux, était que souvent, avant de se produire, ils vomissaient, puis, soulagés et transfigurés, brillaient sur scène, forts et fragiles.
Sa vie était plus que d’une blessure narcissique, puisque de narcissisme, paradoxalement, elle n’avait pas été pourvue, étant littéralement partie de rien ni de personne, car elle ne fut pas aimée tout-à-fait, et elle n’a disposé pour se faire elle-même que de son travail : « Faire en sorte que la routine de mon travail soit plus continue et plus importante que mon désespoir. »
Il s’agît donc d’une construction narcissique singulière – dont elle ne put bénéficier d’emblée – et qu’il s’agissait de créer sans cesse, construction qu’elle ne devra qu’à elle-même, grâce à une grande intelligence, à une grande beauté, à une sincérité et une intégrité qui la condamnaient concomitamment à incarner un être sacrificiel.
Elle disait aussi : « l’enfance dure toute la vie ». L’impossible dépassement pour elle de sa condition affective lui coûta la répétition sans cesse réitérée des gouffres, et de l’angoisse y afférente, de son enfance.
Un père qui ne la reconnaît pas, une mère qui ne l’aime pas. Seule au monde, comme plus tard elle fut au figuré isolée par sa beauté et son intelligence, avec comme enjeu la construction à réaliser d’un monde original, unique. Elle échoua donc pendant toute son enfance et son adolescence dans ces multiples familles ersatiques. C’est dire qu’elle a vécu itérativement un abandon dont la puissance traumatique fut renouvelée durant toute la partie de sa vie qui aurait dû être édificatrice et, au contraire, qui fut par-là déconstructrice. C’est grâce à cette beauté et cette intelligence qu’elle parvint malgré tout à devenir, après Marie, la seconde femme la plus célèbre de tous les temps, mais au prix d’un véritable chemin de croix.
Dans Bus stop[9], elle incarne Cherie, une « inspiration divine », qui rêve de partir du minable cabaret des alentours de Phoenix en Arizona où elle chante pour rejoindre Hollywood et ses promesses de lendemains meilleurs. Jo, primaire et enthousiaste cow-boy, réussit à la convaincre de partir avec lui, ce qu’elle finit par accepter pour l’amour que le personnage lui portait.
Le grand repère fut pour elle d’abord sa propre image qu’elle croyait – et, en une sorte d’hallucination de désir, espérait a minima voir dans les yeux des hommes -, qu’elle devait réinvestir indéfiniment non pas pour plaire à ces hommes sexuellement, dans le regard desquels elle voulait en fait percevoir une amitié, cette affection, cette reconnaissance qui lui avaient tant manquée, quitte à développer une hypersexualité, qui la maintenait, mais aussi pour tenter de s’apercevoir dans ces miroirs aux alouettes que le regard des hommes lui tendait.
De la même manière, du côté du manque maternel cette fois, elle ré-investit compulsivement une génitalité (sexualisation par défaut) non comblée par l’objet primaire (« pri-mère »).
Dans l’absence de ces regards du père et de la mère, la seule issue pour elle fut dans un premier temps de construire sa propre image de manière suffisamment explosive (la beauté et la provocation, toutes deux peaufinées avec une intelligence pragmatique et une grande sensibilité – et comme une candeur d’enfant – afin qu’elle pût masquer une détresse intérieure archaïque provenant de ces deux manques initiaux.
C’est comme si Marilyn avait désinvesti l’intellection (à commencer par le langage articulé : elle ne pouvait prononcer sans une intense émotion et avec difficulté les débuts de phrase, en particulier les M), malgré une vive intelligence qui la fit lire quelques auteurs fameux, parfois difficiles, se rapprocher de bons intellectuels, prendre des cours de théâtre (Actors Studio), pourtant au faîte de sa gloire, entreprendre une analyse, malheureusement pour elle, avec de médiocres analystes, dont le principal, Ralph Greenson, à la fois psychiatre et, se disant tel, psychanalyste – a commis ce qu’on considèrerait aujourd’hui comme une première faute professionnelle : prescrire et analyser en même temps – et se montra mal avisé dans la maîtrise des enjeux de son contre-transfert envers Marilyn qui était, en un moindre mal, consolée dans la famille de son analyste, ce qui compensait partiellement l’absence d’amour simple en sa simple personne et qu’elle retrouvait là mais aussi, d’une certaine façon, ce qui l’enfermait dans une dernière famille d’accueil.
Nous pouvons à présent considérer la mort violente de Marilyn comme conclusive – inéluctable pour ceux que cela arrangeait – de l’état et du contenu de ce qu’il reste du dossier des dernières heures de l’événement, en même temps que l’absence d’assassin direct – et unique – identifié. Cependant, la déflagration causée par sa mort reste, à ce jour, à la lettre, à la fois sacrificielle et déniée. Compte tenu de sa dépressivité et de son usage des toxiques, il fut aisé à l’époque de convaincre le monde entier, la presse en particulier, de son suicide « […] par surdosage, volontaire ou accidentel » (et, dans ce cas, de qui ?), contraire pourtant aux coups de téléphone, aux rendez-vous, aux projets, aux témoignages[10] relatifs aux tout derniers jours de sa vie et à ses toutes dernières heures. Tout était prêt, elle allait être heureuse.
Elle aurait, selon toute vraisemblance, été en quelque sorte effacée[11] de la société d’alors, consécutivement aux menaces qui pesaient sur les frères Kennedy, N°1 et N°2 des États-Unis, que pût être révélé leur comportement, spécialement en lien avec les relations physiques (et sexuelles) qu’ils avaient avec les femmes en général et Marilyn en particulier[12], ainsi que, incidemment, eu égard aux échanges qui se déroulaient en sa présence malgré l’état, sensible, du monde et de l’Amérique d’alors (Essais nucléaires, Missiles, Cuba, Castro), cependant pas comme on l’entend habituellement du seul geste d’un seul responsable.
Selon une dernière et complète enquête (cf. infra : Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes) la responsabilité de sa mort pourrait[13] être « partagée » entre plusieurs personnes : John et Robert Kennedy, président et procureur général des États-Unis[14], dont Marilyn, malgré leurs étroites relations, a reçu du jour au lendemain de la part de Bobby, immédiatement avant sa mort – une très forte dispute s’en est suivie entre elle et lui -, l’interdiction définitive de tout contact avec eux, ce qui l’a « […] blessée, terriblement blessée. » et lui laissa l’impression de n’avoir été « qu’un morceau de viande », John Edgar Hoover, homme lige du FBI, Ralph Greenson, le psychiatre-« psychanalyste », trop intéressé sur trop de plans, Peter Lawford, l’organisateur des parties fines pour les Kennedy, Arthur Jacobs, son public relations, Eunice Murray, au comportement particulièrement duplice, d’autres encore de l’entourage de Marilyn, toutes responsabilités délayées cette nuit-là, en un étrange et opportun commun accord, décelable dans l’inexactitude ou les correctifs des déclarations de ces hommes et de la gouvernante, du chauffeur et des employés d’ambulance, du pilote d’hélicoptère, des agents du FBI, du personnel médico-légal[15].

La nuit de la mort[16] de Marilyn, la participation de différents protagonistes – la chronologie est brouillée, incertaine, laissée volontairement dans le flou, le puzzle de la temporalité événementielle, des allers et retours des visiteurs, sont demeurés incohérents ou tus – est révélée par les silences et/ou les contradictions. La circulation des multiples personnes présentes à un moment ou à un autre, cependant que Marilyn était encore en vie et pendant son agonie[17], reste encore incomplète et imprécise, sans que l’on ait trop cherché, à cette époque de grande influence, à approfondir.
À partir, cependant, pour ce qui est de la densité personnelle de l’héroïne de cette histoire et sans se limiter à ceux-là, d’éléments dissociés (narcissisme exalté et environnement déceptif, quête d’un amour propre et amour d’une sexualité détachée – « Un baiser est une gourmandise qui ne fait pas grossir. » -, image sublimée dans le mythe et image abîmée dans la vie, incertitude et confiance en sa séduction en scène, intelligence brillante et absence de reconnaissance intellectuelle, urgence de montrer ses talents et retards devant les demandes de l’autre), s’organisant malgré tout dans une construction assumée tant bien que mal et sur le point de s’embellir et de se libérer encore, les constituants de sa personnalité n’ont été approchés que par objets (intellectuels, artistes, célébrités, livres, pensées, notes, chants et danses) interposés. Morte en scène[18], nourrie non d’affection mais de barbituriques, de narcotiques, de somnifères et d’alcool, de n’avoir pu être nourrie de l’affect indéfectible d’un père et d’une mère, aimée, comme il devrait toujours se devoir, inconditionnellement.

Nicolas Koreicho – Août 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Ce texte représente, à la lumière des derniers éléments de l’enquête, un approfondissement de notre ébauche d’octobre 2012.

Références :

Marilyn Monroe, Fragments, Seuil, 2010.

France-Culture (Radio), Michel Schneider, Moi Marilyn, Les Grandes Traversées, Juillet et Août 2012 :
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-moi-marilyn?p=2

Netflix (Télé), Emma Cooper, Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes (Le Mystère Marilyn Monroe : Conversations inédites), 2022 :
https://www.netflix.com/fr/title/81216491


[1] De manière révélatrice, on se trompe sur le nom, « Baker », qu’on lui attribue et qui vient du métier du premier mari de la mère de Marilyn, donné rapidement à l’occasion d’un malentendu sur le passeport du géniteur. Dans notre article, nous exceptons le prénom « Norma Jeane » qui l’enferme dans cette enfance.

[2] Dans la nuit du samedi 4 août 1962, à son domicile du 12305 Fifth Helena Drive à Los Angeles, Californie.

[3] Ayant été agressée sexuellement, à l’âge de huit ans, la femme de l’homme responsable de ces gestes ne supporta pas l’accusation et la gifla violemment. Elle bégaya incessamment depuis ce jour.

[4] Tous ses analystes se sont fait piéger, avec cependant moins de zèle que le psychiatre Greenson, tant son image (imago : en biologie désigne le stade imaginal – terminal – de la créature) les éblouissait.

[5] Du vieux français talent « inclination, disposition, volonté, désir » (XIIe siècle), du latin médiéval talenta, pluriel de talentum « inclination, penchant, volonté, désir » (XIe siècle) et du latin classique « balance, poids ; somme d’argent », du grec talanton « une balance, une paire de balances », d’où « poids, poids défini, tout ce qui est pesé ». Dès lors, se rapproche du poids, de l’investissement que l’on met dans les choses.

[6] Hormis sur scène ou lors de ses séances analytiques, Marilyn bégayait depuis l’enfance.

[7] Les frères Kennedy, en toute arrogance, et selon les témoignages de leur entourage, avaient des « mœurs dissolues ». Il est difficile d’imaginer qu’ils ne soient pas impliqués dans la fin tragique de l’actrice. À peu près tous les documents, photos, enregistrements dans lesquels ils apparaissaient avec Marilyn furent saisis et détruits. Son dossier à la CIA fut presque totalement expurgé.

[8] John Huston, The Misfits (Les Désaxés), États-Unis, 1961.

[9] Joshua Logan, Bus stop, L’Arrêt d’autobus, États-Unis, 1956.

[10] Georges Barris, dernier photographe de Marilyn, trois semaines avant sa mort, sur la plage de Santa Monica, révèle le coup de tonnerre qu’a provoqué sur lui l’inimaginable : « Ce fut l’événement le plus effroyable de toute ma vie […] Elle ne voulait pas être enterrée, car elle avait peur des vers de terre. » ‘‘France-Culture, Moi Marilyn, Épisode 11’’, et sur la planète l’annonce de la mort de Marilyn.

[11] Le détail des circonstances de sa mort, la disparition de photos, de notes et journaux intimes, l’identité des personnes présentes, leur rôle précis n’ont pas été, jusqu’à aujourd’hui, élucidés.

[12] Les Kennedy, Robert en particulier, craignaient notamment que Jimmy Hoffa (responsable du tout puissant syndicat des camionneurs co-dirigé officieusement par la mafia) ne révèle les turpitudes des gouvernants démocrates avec l’actrice.

[13] Emma Cooper, Marilyn Monroe Mystery : The unheard tapes (Le Mystère Marilyn Monroe : Conversations inédites), Netflix, 2022.

[14] Le procureur général des États-Unis Robert Kennedy était en ville cette nuit-là et a pris un hélicoptère pour l’aéroport vers 3h.

[15] Sur l’improbable déroulement des faits et leur étrange chronologie : Peter Lawford, à partir de la fin d’après-midi s’inquiète comme jamais de son état physique. Arthur Jacobs, le public relations de Marilyn aurait été prévenu à 22h30 que « quelque chose de grave s’était passé chez Marilyn Monroe » ce dont témoigne sa veuve. Il serait allé chez Marilyn à 23h (témoignage de son assistante). Eunice Murray gouvernante de Marilyn et du Dr Greenson dit s’être aperçue de la mort de Marilyn à 3h. Elle aurait prévenu Ralph Greenson qui serait venu aussitôt. Les secours ont été appelé à 4h25 du matin (archives de la police). Entre 22h30 et 4h25, un grand nombre de personnes sont allées chez Marilyn. De nombreuses anomalies ont depuis lors été relevées (rôle et témoignages des protagonistes, objets, pièces, documents, chronologie, toxicologie, autopsie).
Les éléments concernant la position du corps ne correspondent pas non plus entre les témoins, celui-ci ayant été déplacé un grand nombre de fois.

[16] Officiellement : « suicide par surdose médicamenteuse ». A priori, surdose de barbituriques administrés par lavement. Syndicat des médecins généralistes (en ligne) : https://lesgeneralistes-csmf.fr/2014/03/07/histoire-marilyn-monroe-les-mysteres-de-son-autopsie/. « Bizarrement, dans le cas de Marilyn, nous ne disposons que de résultats d’examens dans le sang et le foie, alors que, d’après le compte rendu de toxicologie, d’autres avaient été demandés. »

[17] Lorsqu’on l’a transportée aux urgences de l’hôpital Saint Johns de Santa Monica, accompagnée de Ralph Greenson, elle était apparemment encore vivante. L’ambulance aurait fait demi-tour « avec le corps ».

[18] Marilyn Monroe est morte dans la nuit du 4 au 5 août 1962, et, sans que l’on pût disposer d’une heure exacte, malgré la quantité des protagonistes présents à un moment ou à un autre de cette nuit-là, entre 22h30 et 3h du matin.

La Passion

La Passion

Religion et psychanalyse

Nicolas Koreicho – Juillet 2023

Michele da Verona, Il commiato di Cristo dalla sua casa, 1390-1430, con San Giovanni Evangelista e la Madonna, Galleria Giorgo Franchetti, Ca’ d’Oro, Venezia.

« Ecce homo »
« Voici l’homme »

Sommaire

  • Préambule
  • La religion pour Freud
  • Dieu et le Père
  • Rituels et névroses
  • La Passion du Christ comme processus limite inaugural de la civilisation. Le Fils
  • Abolition des corps, perversion et sublimation
  • Les Femmes et la Mère et deux trinités
  • Le Fils et l’ambivalence de la Passion. Narcisse et Œdipe

Préambule

Au terme de la passion, parmi les différentes acceptions du mot, demeurera La Passion. C’est elle qui restera dans l’histoire, sans doute comme point de départ, pourtant incompréhensible si l’on s’en tient à un point de vue uniquement intellectuel, de la civilisation.
Sont exposés ici quelques éléments métapsychiques inscrits dans un courant logique fonction des attendus historico-politiques de la Passion, la plus édifiante et la plus mystérieuse des passions, qui ne prendront évidemment pas la forme d’une psychopathologie du message christique ni d’une théologie de son Mystère. Nous tenterons simplement et avec très grande humilité de comprendre à l’aune d’un point de vue psychanalytique quelques idées génériques que sous-tendent les très nombreuses études – croisées et démontrées par les chercheurs reconnus dans à peu près toutes les disciplines scientifiques compétentes : archéologie (écritures, gravures, manuscrits, stèles, imagerie multispectrale), philologie, histoire – réalisées à partir des récits de certains évangiles, singulièrement celui de Jean[1], l’observateur minutieux, spécialement apprécié de Jésus, ceux des historiens, des hommes politiques, des écrivains du début de l’ère civilisationnelle[2], dès lors qu’ils ont été confirmés par des scientifiques reconnus comme tels, identifiés par nom, par discipline, par institution, scientifiques expressément attestés dans la biographie de la vie de Jésus (Jean-Christian Petitfils) la plus rigoureuse qui soit publiée à ce jour[3].
On n’entre pas dans cet épisode de cette dimension de la vie de notre monde facilement. Nous sommes confrontés ici, ce n’est rien de le dire, à une histoire paroxystique de la planète, laquelle histoire nous dépasse infiniment. Il est immodeste de vouloir établir des liens, aussi pertinents et/ou scientifiques soient-ils, avec cette histoire-là. Malgré cela, peut-être parviendrons-nous à poser quelques jalons, théogonie globale, unité trinitaire religion-psychanalyse, liens avec la constitution de la personnalité, pour tenter de comprendre comment, à partir de la Passion, se rejoignent quelques concepts logiquement agencés de la psychanalyse et de la religion.

La religion pour Freud

Sigmund Freud n’était pas à proprement parler empreint de religion. Cependant, l’homme était respectueux de sa culture juive, dans les limites d’un parti pris de non-confessionnalité – sa foi étant d’abord en la science -, tout en procédant au long de sa carrière d’intellectuel à la conception d’une cohérence judéo-chrétienne, d’une part, et à l’inscription de cette dimension dans la civilisation gréco-latino-judéo-chrétienne, d’autre part.
L’ouverture au catholicisme se fait par l’intermédiaire intime de sa nourrice, Nania, très croyante et très pieuse, ainsi que par le biais hautement représentatif du don, transmis par son père, d’une Bible illustrée[4] dont il ne se sépara jamais.
La singularité de la conception freudienne de la religion tient d’abord à une approche conjointe du fait religieux, de sa liturgie, de ses pratiques, objectivement observées et des liens pouvant être établis entre celles-ci et les raisonnements hypothético-déductifs susceptibles d’être déclinés des caractéristiques des névroses, en une conjonction établissant les rapprochements développés entre préhistoire de la horde humaine, établissement religieux et construction civilisationnelle.
Ainsi en est-il, dans Totem et Tabou[5], des premières élaborations censées décrire l’origine de la civilisation et de ses prescriptions à partir des relations entre les hommes et leurs croyances, singulièrement entre la vie psychique des « sauvages » et celle des névrosés dans l’idée de conférer leur juste place aux désirs infantiles.
En effet, Freud développe qu’il existe un rapport d’analogie entre la psychopathologie et la psychologie individuelle des névroses, d’une part, et la phénoménologie religieuse des croyances caractérisant une conception collective des reliances des peuples, d’autre part, arguant d’événements censés donner un sens aux symptômes (Totem et Tabou) par le biais de la relation au meurtre véritable du Père de la horde primitive et de sa quasi vénération en tant que Dieu le Père, représentation sublimée du Surmoi.
Freud semble ce faisant  éluder notablement, d’un côté la place éminente de la Déesse-Mère originelle, celle-ci ne représentant pour lui qu’un apogée de la vie sensorielle, et aussi n’existant en tant que déesse que par le biais de ses multiples agrégats polythéistes, ainsi que, d’un autre côté, celle, pourtant prodigieuse, du Fils, au profit de la position éminemment surmoïque du Dieu (Père) unique de la religion monothéiste, fruit premier d’une perfection toute spirituelle.

Dieu et le Père

Selon la démonstration réalisée dans Totem et Tabou, l’ouvrage princeps de notre auteur sur le sujet, Dieu est le substitut inconscient du père, omnipotent, dont il faut à la fois se débarrasser et qu’il faut honorer, par le truchement de l’imposition des interdits de l’inceste et du parricide, ceci constituant les origines de la culture, de la morale et de la religion.
La horde est originellement organisée à partir de la domination du chef, le père, à l’instar du mâle alpha chez les loups, qui, dans son idéal de toute puissance, en même temps qu’il dispose du pouvoir absolu sur les mâles et la possession des femelles, s’attire la haine des fils. La mise à mort qui s’ensuit du père[6] par les fils institue l’idée d’une culpabilité de ceux qui ne peuvent faire autrement que le considérer dans toute sa puissance originelle ainsi que l’idée d’une alliance afin de ne pas reproduire la tyrannie paternelle qui pourrait naître chez l’un d’eux et, également, de protéger la tribu de l’inceste, compte tenu de l’indéfectible et éminente place des femmes au sein des anciennes socialités. Ainsi, castration symbolique induite de ceux qui s’interdisent de nouveaux meurtres et sublimation socialisante de ceux qui doivent s’entendre pour ne pas commettre l’interdit de l’inceste peuvent conduire, grâce à des répétitions ritualisées – qui préservent de la compulsion de répétition spécifique à l’obsessionalité –, dans la religion chrétienne en particulier, lesquelles représentent le sacrifice du Fils prenant lieu et place du Père, dans l’effectivité de sa puissance incarnée, mais aussi le repas totémique dans sa célébration eucharistique, à œuvre, grâce au monothéisme, de civilisation.

Rituels et névroses

Dans un article de 1907[7], Freud, de l’impertinente hauteur de ses 18 ans, va auparavant opérer un rapprochement entre les rites religieux et la compulsion de répétition observable dans la névrose obsessionnelle. Ainsi, les rites religieux préservent-ils de l’angoisse à l’instar des rituels obsessionnels qui proposent un cadre limitant à l’étreinte problématique, qui prémunit de la propension des humains à céder aux puissances pulsionnelles de leur inconscient.
Dans cette idée, il est nécessaire, comme dans toute bonne analyse, que le dialogisme qui s’instaure entre réel et psychisme ait pour fonction non seulement d’apaiser les affres, et parfois l’inutilité, de l’angoisse et d’en rappeler, en tant que de besoin, la possibilité pour l’analysant d’en saisir les causes.
Par suite, dans L’avenir d’une illusion[8], Freud démontre la prévalence à l’âge adulte de la possibilité pour le croyant de s’adosser à la fidélité envers un Dieu tout-puissant et protecteur afin de pouvoir bénéficier d’une sauvegarde (Espérance) paternelle, fût-elle elle-même appuyée sur l’amour (Charité) si possible partagé, ou la croyance profonde (Foi), à un moment de l’histoire du sujet.
Le pacte inconscient qui réside dans cette alliance-là se fait au prix du respect d’un certain nombre de préceptes, moraux en particulier, cependant que la culture civilisationnelle s’étaye nécessairement à tout le moins d’une dimension religieuse pour se construire dans la transformation et la désexualisation de la pulsion, ainsi qu’il en est dans la sublimation, contraire à l’effectivité de la pulsion sexuelle[9].
Enfin, dans Malaise dans la culture[10], Sigmund souhaite (cf. sa correspondance[11]) convaincre Romain Rolland de la limite de la thèse de celui-ci sur le sentiment océanique[12], selon laquelle le désir d’osmose de l’humain avec le cosmique serait premier, cependant que Freud, lui, défend la primarité des dogmes religieux dans leur rôle de prolongement des désirs infantiles évoqués plus haut.
Nous pouvons à ce point de notre développement proposer l’amorce d’une jonction logique entre la conception rollandienne du religieux, fusion souhaitée entre l’infini cosmique et l’humain avec l’éternel comme résolution, certes connotée religieusement, et celle freudienne, issue d’une phase archaïque du sentiment du Moi dans la confrontation avec une certaine détresse vis-à-vis du père, et qu’on pourrait qualifier de narcissique prototypique, dénotée originellement comme consolatrice à l’angoisse.
Nous tenterons plus loin d’établir, sous l’égide d’une logique triadique, la possibilité d’une structuration conjonctive entre le sentiment religieux incluant le Père et la Mère avec l’Enfant et le développement psychique y afférent et incluant ses aléas.  

La Passion du Christ comme processus limite inaugural de la civilisation. Le Fils.

Rappelons l’étymologie de passion. Elle se fait du latin passio, –onis, formé sur passum, supin du verbe pati (pâtir), « souffrir, supporter, endurer ».
Un deuxième sens (IIe siècle, Apulée) nous intéresse dans la mesure où celui-ci indique « fait de subir, d’éprouver » relatif à une « action de subir de l’extérieur », c’est-à-dire à ce qui advient d’on ne sait où.
Le troisième sens qui nous éclairera concerne son acception d’à partir de la fin du IIIe siècle, passio, qui connaît un emploi au sens de « mouvement, affection, sentiment de l’âme » (Arnobe ; Saint Augustin).
Ceci fait directement référence à la passion en tant que processus transcendantal, à savoir la Passion du Christ.
Enfin, le mot « patience » référé à son étymon, indique que patior signifie souffrir longuement, ainsi qu’il peut en être cependant d’une lettre en souffrance, qui doit être découverte, ouverte et déchiffrée, comme ici partiellement et avec modestie.
La Passion du Christ relate le déroulement des dernières heures de la vie de Jésus et inclut respectivement une crise, l’« agonie psychosomatique », en l’espèce  l’angoisse, violente et intense, proprement humaine, qui submerge[13] Jésus à Gethsémani – le Jardin des oliviers –, espace clos appartenant à Jean, eu égard à l’effroi qu’il éprouve devant l’inéluctabilité des épreuves qui l’attendent : « Mon âme, leur dit-il, est triste à en mourir, demeurez ici et veillez avec moi[14]», cependant que les disciples à qui il s’adresse dans un premier temps (Pierre, Jacques et Jean) dorment[15] lorsqu’il revient les voir après s’être isolé pour pleurer[16] ; son arrestation[17] ; son informel « procès » juif[18], pendant lequel Jésus, mains attachées, tient tête au chef moral de la religion juive[19], en réclamant par exemple un vrai procès, ce qui lui est refusé, et devant ce qui est perçu comme de l’insolence[20], débutent les humiliations physiques et symboliques infligées par les gardes et les exclaves des hiérarques (barbe partiellement arrachée, crachats, vêtements déchirés, gifles, coups) ; son procès romain[21] contre l’agitateur politique menaçant l’ordre public de l’imperium ; la flagellation à la romaine[22] ; le couronnement d’épines[23] ; les sévices[24] ; l’abandon par les disciples – hormis Jean, l’évangéliste lettré –, et quelques femmes, dont sa mère, qui l’accompagneront jusqu’à la mort ; le reniement de Pierre ; le portage du patibulum jusqu’au golgotha[25] ; la crucifixion[26] ; la mort ; la mise au tombeau.
Le négationnisme qui s’attaque encore parfois à l’authenticité du Saint Suaire de Turin[27], quelquefois encore, mais d’un point de vue a-scientifique, à l’existence même de Jésus (cf. la dénégation en psychopathologie, ainsi que, en contradiction avec le réel historique, l’intention délibérée de falsifier ou d’ignorer les faits – « la terre est plate », « les chambres à gaz n’ont pas existé », « l’attentat du 11 septembre a été perpétré par les américains », etc. -, le négationnisme représente, sur un plan général, une « subversion du doute cartésien » qui consiste à « […] profiter, sous l’égide de quelque pulsion inavouée, de l’éloignement temporel des événements pour manipuler et en faire douter […] », André Jacob, En quête d’une philosophie pratique : De la morale à l’éthico-politique, L’Harmattan, 2007) semble bien indiquer la difficile acceptation (une parfaite et clinique résistance, politique et inconsciente) pour le commun de l’entendement humain d’abord (politique) de l’extraordinaire déroulement et de l’accélération inexorable des faits, ensuite (inconsciente) de la transmission assumée de l’enseignement de Jésus jusqu’à sa mort paroxystique.
Selon également le double point de vue historique et psychanalytique, le thème fondateur de l’expérience chrétienne est l’incarnation. Le Christ est d’abord Jésus, c’est-à-dire un homme.

Abolition des corps, perversion et sublimation

L’idée de détruire sauvagement et radicalement et de toutes les façons imaginables le corps – athlétique avant le calvaire (environ : un mètre quatre-vingts, soixante-dix-sept kilos) –, et la conscience d’un homme, de l’humilier et d’exposer à la fois son corps dévasté et son humiliation, suit à la lettre l’idée précédemment évoquée de la dénégation et du geste mental de dénier la réalité – à commencer par celle du corps puis de celle de l’existence même de Jésus) n’a pas d’équivalent dans l’histoire, véritablement insensée, du traitement d’un humain, sauf peut-être dans le sort que des humains (!) réservent aux animaux dans maints contextes, d’élevage, de déportation, de torture, d’abattage, de chasse (« L’enfer n’existe pas pour les animaux, ils y sont déjà. » Victor Hugo, attr.).
C’est une des caractéristiques de la Passion que d’avoir été instituée d’une complétude temporelle, sans un instant de répit pour le supplicié, afin de parfaire l’idée (la pulsion de destruction dans son paroxysme) d’anéantissement, compte tenu de la persévérance obstinée à l’égard de la destruction d’un corps (la sociologie sadienne fait exception pour ce qui est de l’histoire littéraire, mais sans jamais que son œuvre pousse la représentation de la torture ni surtout l’acharnement à ce point de persistance), car c’est bien le Sujet lui-même qu’on a voulu littéralement annihiler au fur et à mesure de son abolition, tant qu’il restait au corps supplicié un tant soit peu de lucidité.
Lié à la dénégation corporelle et historique, le culmen de la culpabilité implicite de la représentation de la Passion semble bien être le moment où Jésus, réduit en une loque poisseuse et ensanglantée, malgré un royal manteau blanc donné à l’accusé par Hérode Antipas (pourquoi ? Toujours dans le dessein de le ridiculiser, par pudeur, par un sentiment refoulé de honte ? Plus probablement, à l’instar du pari de Pascal et du doute : « au cas où Jésus dirait vrai », c’est-à-dire par réel sentiment de culpabilité), remplacé ensuite par la toge pourpre (pour cacher le sang, pour lui conférer l’humiliation supplémentaire de la tenue royale, pour ne pas voir, encore une fois, le corps de l’homme, par acte compulsionnel ?) est conduit par Pilate sur l’estrade du jugement, au terme du procès romain, afin que celui-ci pût s’abstraire de sa responsabilité devant les juifs, le fait asseoir face à eux sur la chaise curule, vêtu de « l’accoutrement royal » et coiffé de la couronne d’épines (un casque d’épines en réalité), en énonçant « Voilà votre roi[28] ».
Malheureusement, Pilate, pris à ses propres mots, et pour éviter la plainte qui n’aurait pas manqué de s’ensuivre de la part des prêtres juifs auprès de Tibère, lequel aurait attribué directement à Pilate la responsabilité d’avoir libéré l’usurpateur galiléen se prétendant Fils de Dieu – autrement dit l’égal d’un Tibère (« le fils d’Auguste divinisé ») brutal et imprévisible –, dont la faute en fût retombée sur ses épaules, n’aura pas le courage de renoncer à laisser Jésus aux soldats romains, soumis et dépassés, comme si à présent la Passion et son incommensurable leçon avait dépassé l’Autre, la Ville et le Monde.
Le chemin de Croix est une succession d’indicibles souffrances, la lourde croix déchirant les chairs déjà réduites à une couverture sanglante. Épuisement, chutes, déshydratation, anémie, œdèmes multiples, plaies, ecchymoses, arrachements dermatologiques témoignèrent de l’invraisemblable calvaire de Jésus, pendant lequel l’homme fût aidé quelques instants par Simon de Cyrène lequel, également dépassé, au prix de sa pureté – et donc de son salut – du moment de la Pâque, reléguera ainsi sa croyance de juif au second plan, et accompagné par des femmes en pleurs, pourtant interdits, jusqu’au Golgotha (« lieu du Crâne »), actuel lieu de la basilique du Saint-Sépulcre.
La crucifixion est, selon les historiens et les responsables politiques de l’époque, le supplice le plus cruel qui soit[29]. Crampes, tétanies, stress cardio-respiratoires, pour ne faire qu’allusion aux modifications organiques, ne constituent qu’un aspect symptomatique de l’ignoble exhibition (méthode d’exécution lente d’origine perse adoptée par la plupart des peuples de l’antiquité), ont été une partie du fond de souffrance de celui dont le culte, qui sera au commencement de la religion chrétienne, fixée définitivement en ce corps par l’enclouage des poignets et des talons regroupés, souffrance aggravée par des douleurs neuropathiques indicibles projetées sur le corps entier de l’homme ligoté par les bras pour que dure le supplice qui ne sera achevé qu’après trois heures d’une terrible agonie abondamment décrite par les exégètes, pendant laquelle sa lucidité restée intacte ne permit pas (non plus qu’une brisure de ses jambes qui ne lui fut pas prodiguée, laquelle aurait accéléré son décès[30]), au milieu d’un « phénomène irréversible d’acidose métabolique et respiratoire, asphyxiant peu à peu les cellules[31] », de soulager ses souffrances qui se conclurent par une ischémie cardiaque terminale de causes multiples.
Le corps souffrant – cf. L’Esclave mourant de Michel-Ange, en arrière-plan de plusieurs portraits photographiques de Freud – est la forme fixée de la pulsion de destruction, à la fois incroyablement humiliée et, après-coup, infiniment glorifiée, dépassant les perversions des hommes, manipulatoire, sadique, d’emprise, de déni, d’intimité forcée, au commencement de la Sublimation spirituelle que l’on sait puis, à travers l’esthétique qui s’en déploiera pour les siècles des siècles, dans une continuité infinie d’innombrables sublimations artistiques de la civilisation : « Dans notre culture, la peinture, la sculpture, la musique sont d’origine catholique.[32]»
Pour la première fois dans l’histoire, bien avant que Freud ne la décline dans la deuxième théorie des pulsions[33], la pulsion de mort trouve son acception exactement employée et décrite par lui en la pulsion de destruction, à propos de l’existence d’ « […] impulsions primitives, sauvages et mauvaises de l’humanité […] » persistant dans l’inconscient « […] et attendent les occasions d’entrer de nouveau en activité.[34]». Les perversions, en tant que rejetons de la pulsion de destruction, représentent soit un arrêt dans l’évolution de la personnalité, et s’exercent alors en tant que telles dans la soumission des corps et leur transformation en objets soumis à la pulsion de mort – elles ont alors « la valeur d’une idéalisation de la pulsion[35] » -, soit au contraire se manifestent dans les développements de la créativité personnelle, et dans ce cas sont dérivées vers des « buts sexuels supérieurs[36] », c’est-à-dire non sexualisés effectivement, mais apparaissant dans les œuvres – de sublimation donc – scientifique, littéraire, intellectuelle, artistique, sociale (affective, politique) et spirituelle [37].
En effet, la pulsion de destruction, pulsion de mort, instinct de mort, tous synonymes dans l’œuvre freudienne, se manifeste, pour ce qui concerne la Passion, principalement et entre autres dans le sadisme : « C’est dans le sadisme, où il [l’instinct de mort] détourne à son profit la pulsion érotique, tout en donnant satisfaction entière au désir sexuel, que nous distinguons le plus clairement son essence et sa relation avec l’Éros.[38]»
Le projet de destructivité des corps vise, et visera encore, également collectivement au gré d’une irresponsable et stupide démographie de la part de certaines peuplades, la destruction (persécution) de personnes en devenir dans ce qu’elles signifient de la lignée d’une continuité civilisatrice – redécouverte, conservation, perpétuation – du passé des hommes et de ses grands mythes perpétuellement questionnables, et, par ce biais, vise une destructivité de la civilisation[39]. Ainsi, il n’est pas innocent que les lieux de la religion chrétienne, qui, de ce monde, en représentent a minima un accomplissement philosophique, aient été, de tous temps, attaqués et incendiés, particulièrement ceux où se trouvent les reliques[40] : « Je suis passionné par l’histoire secrète de l’Église, ses contradictions, et surtout par la haine très étrange, très spéciale, qu’elle déclenche.[41]»
C’est peut-être la raison pourquoi l’église secrète est en partie représentée par la souveraine mythologie mariale, irréductible.

Les Femmes et la Mère et deux trinités.

Les femmes (Marie, la mère de Jésus [42], qui le soutint inconditionnellement et à chaque instant de sa vie dans la réalisation de son destin, Salomé, Marie de Magdala (Marie Madeleine), Marie mère de Jacques et de Joseph) et Jean, présent en toutes circonstances, témoin précis, discret et historien rigoureux, assisteront à la fin de l’Homme. Les nominations proférées alors auront la puissance symbolique de la Loi, outre la demande de Jésus de confier à Jean la sécurité physique de sa mère, moment extrêmement riche d’alliances et de lois futures, retour matriciel d’une sublimation spirituelle primordiale.
La présence constante et compréhensive de la Mère[43], incluse dans la Trinité, ainsi que l’accompagnement des femmes, se conjuguent dans l’adoption d’une forme édificatrice du dénouement œdipien, le fils étant mort dans l’inconditionnel Amour donné et hérité de sa mère ainsi que dans l’indéfectible Pardon du fils, malgré l’abandon et l’incompréhension qui en résulta[44], accordé au Père.
Dès lors, cette dernière équation autorise l’idée conférée à la sainte triade d’assumer la rédemption de la culpabilité des hommes – au-delà des péchés, ne sont-ce pas les perversions, les lâchetés, les compromissions, les ignorances et les passions, ces deux dernières étant les deux plus grandes hypothèques infligées à la liberté humaine, selon l’éthique des Lumières, que la Passion devra subsumer ? –, afin de prendre enfin en compte la Loi symbolique et d’accueillir les deux mythes sans doute fondateurs de la civilisation[45], c’est-à-dire la Trinité et l’Œdipe.
C’est dans cette intégration ultime des femmes et de la mère dans la Passion, à la mesure de l’élaboration civilisationnelle qui s’ensuivra, que nous pouvons avancer l’hypothèse d’une grande théogonie, pouvant se décliner sous la forme d’une évolution religieuse incluant quatre périodes, avec, pour origine fondamentale, un « polythéisme illimité », caractérisé premièrement par l’ascendance matricielle d’idoles féminines, les déesses-mères[46] – éludées par Freud[47], au bénéfice du père de la horde primitive, lequel est pour lui à l’origine de la religion –, à partir desquelles on peut retrouver la généalogie d’une mère originelle mystique (d’origine indienne chez Romain Rolland), puis avec, deuxièmement, en archétype du polythéisme, et vers le monothéisme, la période intermédiaire des dieux-pères, anciennement divinités naturelles desquelles émergera la personnalisation de l’idée du dieu unique, Yahvé, divinité volcanique et orageuse, antérieure au XIVe siècle av. J.-C., puis avec, troisièmement, un monothéisme prototypique patriciel mosaïque, imposé par Akhénaton, à partir du XIVe siècle av. J.-C., roi mystique qui instaura le culte solaire d’un seul dieu, Aton, le dieu unique étant le substitut du père pour Freud, enfin avec, quatrièmement, pour aboutissement, la religion du fils, Jésus, incarnation (kénose) du Saint-Esprit, double instance à la fois moïque et surmoïque sublimée, infiniment dans sa dimension spirituelle, et indéfiniment sur les plans intellectuel et artistique.
Freud a semblé souhaiter établir une analogie, sans parvenir toutefois qu’à un rapport de ressemblance externe, c’est-à-dire sur le plan de l’énonciation symptomatique, entre, tout d’abord, une phylogénèse de la religion en tant que délire partagé (donc échappant à la psychose, par définition) et, ensuite, une ontogénèse de la religion en tant que vérité historique du passage de la magie et de la mystique vers la sublimation et le spirituel.
Il relève également l’influente permanence d’un sentiment de culpabilité primordial (péché originel) dont le sacrifice du Fils serait au centre de l’idée de rédemption (sauver l’humanité) sous l’égide de Marie, toujours bienveillante à l’endroit du projet, de complexes profondeur et envergure, de Jésus.
Dans le 3ème essai de son Moïse, Freud oppose ainsi radicalement, d’une part, le « morceau de vérité oubliée » contenu dans la folie délirante des psychoses, laquelle finit par dénaturer et par falsifier le réel du monde et de la personne, puisque, de « morceau de vérité » elle prend la dimension durablement figée d’une scission psychopathologique et, d’autre part, le dogme religieux, qui est également métaphore de vérité, mais ici issue d’un développement exégétique unifiant la croyance, sans commun rapport avec la biographie du psychotique, pour la raison que la religion, à l’inverse de celui-ci, si l’on se tient à la lettre de l’étymologie de « religion » laquelle relie, relate et relit, partageant en cela le principe de liaison de la psychanalyse, se soustrait à la « malédiction de l’isolement » convaincu de la psychose.
L’opposition freudienne entre psychose et religion fait ainsi un sort définitif à l’idée du religieux comme « délire » particulièrement sophistiqué, ce qui serait une lecture naturellement superficielle, cliniquement inexacte et scientifiquement infondée, des formations signifiantes et des attendus signifiés des deux concepts.
Nous pouvons admettre avec Sigmund, en schématisant et en ôtant les proportions qu’il attribue aux différents domaines isolés et soulignés par nous, d’une théogonie globale, et selon son intuition initiale du phénomène religieux, qu’à l’observation selon laquelle le monothéisme a d’abord succédé à la vénération de la Nature (Mère fructueuse, féconde, féminine) induite dans le mystère des déesses-mères, puis transformé peu à peu le polythéisme judaïque des dieux-pères (Yahvé, Aton) en monothéisme, et s’est prolongé, en majesté, dans l’omnipotence du Dieu chrétien en permettant au Père primitif de reprendre la dimension d’un dieu tout puissant, tout en reconnaissant à la Mère un rôle trinitaire éminent – ce que Freud semble relativiser du point de vue du bon juif fils de famille qu’il était, peut-être en lien transférentiel chez lui avec l’apogée de la religion du Fils, qu’il élude également, dans l’allusion étrange qu’il fait à l’égard d’un « degré de spiritualisation » plus élevé du judaïsme –, conférant ainsi à celle-ci (Mère, Marie, partie éminente de la Trinité chrétienne) une place élevée au même rang que celui du Père.

Le Fils et l’ambivalence de la Passion. Narcisse et Œdipe

La relation d’une mère avec son fils a des conséquences affectives et développementales inouïes sur celui-ci et, par conséquent, sur la descendance du fils devenant homme, savoir les fruits, sociétaux, amicaux, amoureux, de son narcissisme. Il est logique d’en inférer des processus équivalents dans la relation père – fille.
Freud postule que le destin du fils, sa place dans le monde, sa position dans la société, les relations qu’il développera avec les autres, dépendent de l’amour reçu de la part de sa mère à son égard, idéalement indéfectible, parfaitement inconditionnel et, paradoxalement, subtilement équilibré sur le plan de l’Œdipe du fait de la sorte de « good enough mother » (Winnicott, 1953) qu’elle doit être pour lui : « Quand on a été favori incontesté de sa mère, on en garde pour la vie ce sentiment conquérant, cette assurance du succès, dont il n’est pas rare qu’elle entraîne effectivement après soi le succès.[48]»
On peut assurément émettre l’hypothèse et en déduire que l’amour que la mère aura pour sa fille, à la différence de celle du père pour le fils, qui est plus radicale en certain de ses termes (castration), à condition que l’amour de la mère soit, lui, soigneusement tempéré[49], pourra être aussi fécond dans ses conséquences que la rigueur du père à l’endroit du fils, modérée par un amour paternel bienveillant, sera édifiante.
Ainsi, lorsque Freud se verra attribuer une patiente (Anna O.) par Breuer qui ne voulait plus recevoir la violence des projections de celle-ci – elle l’accusait de l’avoir mise enceinte, sans relation sexuelle d’ailleurs –, Sigmund s’inquiéta, à l’instar de la question que pose Faust à Méphistophélès (« Tu m’envoies vers le vide[50] ? »), de ce que du féminin il allait rencontrer[51]. Cet épisode marqua la naissance de la psychanalyse, rien moins, précisément en le passage irréversible de la connaissance de la « psychologie des profondeurs » au savoir, éminemment éthique, de la dimension symptomatique et, ipso facto, thérapeutique de la psychanalyse.
Le « notre père », qui résonne de la dénotation d’une délivrance psychique, développe en quelques mots l’ambivalence de l’un des messages christiques de Jésus en tant qu’enseignant, c’est-à-dire de sa position respectueuse vis-à-vis du Surmoi, de son humilité face à la leçon donnée par la fragilité des affects liés à l’honneur patriarcal et à la nécessité d’investir avec respect une position impérieuse :
« Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous laisse pas entrer en tentation mais délivre-nous du Mal.[52]»
Le père de la loi et de la castration symbolique est ainsi à la fois d’abord – dans une certaine mesure seulement puisque la nourriture matérielle et la nourriture affective sont l’apanage de la mère, même si en certaines circonstances elle doit s’avérer éducatrice et protectrice – l’éducateur et le protecteur de l’enfant jusqu’à l’âge adulte, qui pourra être, ici également, en certaines circonstances, nourricier, père et mère étant mus dans leur fonction respective par le souci d’une compréhension de la descendance, en particulier dans l’attention faite à la souffrance (attente, sensibilité) et au sentiment de culpabilité de l’enfant.
En dernière analyse, la castration, qui est, dans la civilisation, un important facteur de subsidiarité à la grande règle œdipienne, elle-même un des deux piliers, avec le narcissisme, de la psychanalyse, s’impose comme une condition sine qua non de la subjectivité – du devenir sujet – laquelle se rendra apte à une juste appréhension des limites, et par l’accession à la fonction symbolique du complexe, et selon le biais de la transformation ainsi créée, du sujet par lui-même qui peut dès lors mettre l’Œdipe et le narcissisme à distance.
Ainsi il n’est nulle sublimation sans la souffrance de la limite imposée par la castration symbolique (« Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon…[53] »), et par conséquent il ne peut y avoir de création, individuante et subjectivante, en dehors d’au moins une forme de sublimation[54].
Nous pouvons à ce stade avancer la possibilité d’une conclusion à l’axiome hypothético-déductif évoqué en liminaire selon lequel c’est bien en conformité avec la complétude[55] de la Trinité chrétienne, par principe apte à sublimer le narcissisme du sujet pour soi (intra-subjectivité), puis pour l’autre (intersubjectivité) – à la fois en plein accord[56] avec la trinité œdipienne dans la relation à l’autre, puis à soi – qu’une réalisation civilisationnelle faisant se conjoindre la logique de l’Œdipe et le socle de Narcisse, tous deux ensemble mythes fondateurs du sujet de la psychanalyse et de la personne de la civilisation, conformément avec la théogonie explicitée ici en quatre périodes – Mère initiale/déesses-mères, dieux-pères/divinités naturelles, dieu unique/Dieu le père, incarnation théologale/Dieu le fils –, peut permettre une approche coïncidente des deux trinités civilisatrices, narcissique–œdipienne et chrétienne–en gloire car, si l’on se réfère à l’infinité des œuvres d’art, de musique et de littérature issue de la civilisation latino-gréco-judéo-chrétienne de ces deux mille dernières années, cette approche est apte à proposer une adéquation raisonnée et créatrice d’un dogme (Trinité) et d’une psychanalyse (trinité), selon, ceci dit avec humilité, la souveraine majesté d’un homme fait Dieu.

Nicolas Koreicho – Juillet 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Lettré de haut niveau, athée (« Au commencement était le Verbe ») et juif, puis converti à la religion chrétienne, vivant à Jérusalem et proche de la famille du Grand Prêtre, « disciple que Jésus aimait », Jean est le seul apôtre à ne l’avoir pas quitté un seul instant de son arrestation jusqu’à la croix et à la mort. Jésus, juste avant de mourir, lui confia sa mère.

[2] Pour ne citer que les plus anciens : Tacite, gouverneur de la province d’Asie, Pline le Jeune, proconsul de Bithynie, Suétone, chef du bureau des correspondances de l’empereur Hadrien, Flavius Josèphe, écrivain juif romanisé, Celse, philosophe platonicien, Philon d’Alexandrie, etc.

[3] Jean-Christian Petitfils, Jésus, 2011.

[4] Bible de Philipsson. Voir à ce sujet l’intéressante et complète étude de Lydia Flem : https://lydia-flem.com/2019/05/11/s-freud-un-judaisme-des-lumieres/

[5] Sigmund Freud, Totem et Tabou, 1913.

[6] Meurtre du père présent également selon Freud dans le judaïsme. Cf. Sigmund Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, 1939.

[7] Sigmund Freud, « Actions compulsionnelles et exercices religieux » in Névrose, psychose et perversion, 1907.

[8] Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, comme dans toute bonne analyse, 1927.

[9] Cf. notre article « La sublimation », ici : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[10] Sigmund Freud, Malaise dans la culture, 1929.

[11] Sigmund Freud et Romain Rolland, Correspondance 1923-1936.

[12] La conception du « sentiment océanique » est datée d’un courrier du 5 décembre 1927 adressé à Freud.

[13] Luc, médecin, rapporte une hématidrose, une exsudation de sang. Cf. l’expression « suer sang et eau ».

[14] Matthieu 26, 38.

[15] « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation, l’esprit est ardent, mais la chair est faible », Matthieu, 26, 41.

[16] « La peur naît d’une illusion, car elle prescrit à l’activité humaine de s’occuper de la mort, dont l’inéluctable nécessité lui demeure cependant étrangère. La peur nous révolte contre la nécessité. » Jules Vuillemin, Essai sur la signification de la mort, 1949.

[17] L’arrestation de Jésus, dénoncé par Judas, est organisée par les autorités juives, sur ordre du Sanhédrin (assemblée législative et tribunal suprême d’Israël chargés de codifier la loi juive) qui l’accuse de blasphème (Jésus se dit le fils de Dieu) mais qui n’a plus la possibilité de faire exécuter les apostats. À ce moment de la domination de Rome, les condamnations à mort sont perpétrées par les autorités romaines.

[18] Séance expéditive – en cette avant-veille de la Pâque, il faut faire vite et exécuter rapidement le trublion – improvisée sous l’autorité de Hanne, le grand prêtre, et de Caïphe, curieux de rencontrer le célèbre Nazôréen à qui, devant son « insolence », un coup de bâton au visage lui est asséné qui provoque une importante tuméfaction de la joue et lui fracture le nez.

[19] Un des principaux reproches que les autorités juives firent à Jésus est le blasphème, car se disant « le fils de Dieu ». La divinité de Jésus est exprimée aussi bien dans les synoptiques que chez Jean : Jésus se conçoit lui-même comme la Torah, comme la Parole de Dieu en personne. Le prologue de l’Évangile de Jean – « Au commencement était le Verbe, la Parole de Dieu, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » reproduit ce qu’affirme Jésus dans le sermon sur la montagne et dans les Évangiles synoptiques.

[20] « Si j’ai mal parlé, montre ce que j’ai dit de mal. Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? », Jean 18, 20-23.

[21] À l’occasion duquel Jésus est conduit au palais d’Hérode, devant le préfet de Judée, Ponce Pilate, faible et brutal, défenseur maladroit du paganisme romain.

[22] Cent-vingt coups furent donnés provoquant des blessures doubles, creusant le derme jusqu’à cinq millimètres de profondeur, liées à l’instrument utilisé : le flagrum taxilatum, double fouet dont les lanières sont prolongées par des phalères de métal.

[23] Les spécialistes d’anatomie topographique dénombrent à partir des reliques attestées une cinquantaine de blessures profondes dans le cuir chevelu des différentes régions du crâne dues à l’imposition de branches de gundelia tounefortii, arbuste aux épines de 4 à 6 centimètres de long poussant dans la région syro-palestinienne. Le cercle de paille tressée qui a servi à fixer les branches épineuses se trouve aujourd’hui encore, de justesse, à Notre-Dame de Paris.

[24] Petitfils, Jésus, op. cit. : Les études des chirurgiens, médecins, biologistes, physiciens et légistes ont indiqué en détail le résultat du travail des tortionnaires « […] tuméfaction des deux sourcils, arrachement d’une partie de la barbe et de la moustache, déchirure de la paupière droite, ecchymose sous l’œil droit, blessure triangulaire sur la joue droite, tuméfaction de la joue gauche, enflure du côté gauche du menton. Le sadisme des soldats s’explique [selon cet auteur] par leur origine. Recrutés parmi les non-juifs de Palestine, ils détestent les juifs ».

[25] Il a, contrairement à la tradition, dû porter lui-même et traîner une croix d’environ 75 kilos, la crux sublimis, (la croix haute), ainsi qu’en atteste les analyses des différentes reliques, en particulier celle du Pr André Marion, physicien à l’Institut d’optique théorique et appliquée d’Orsay.

[26] C’est l’exécution de la peine : In necem ibis (« À la mort violente tu iras »). Sur la pancarte clouée sur la croix, en trois langues, « Jésus le Nazöréen, le roi des juifs » (INRI) – ultime reconnaissance à sens également ironique et pardoxal –, pour quoi il sera puni le plus sévèrement possible du crime de haute trahison, condamnation politique donc.

[27] Malgré l’enquête non protocolaire scientifiquement « au carbone 14 » de 1988, totalement réfutée en 2019, le Saint Suaire est effectivement le linge qui a enveloppé le corps de Jésus après sa mort.

[28] Petitfils, Jésus, op. cit. « Le chrétien aura compris : Jésus siège en majesté au tribunal suprême. Il est roi et juge et, en même temps, l’agneau pascal offert en holocauste, l’Agneau de Dieu. »

[29] La crucifixion : « scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs ». Le supplice est pour le condamné une marque d’opprobre, d’infamie et de honte.

[30] Petitfils, Jésus, op. cit.

[31] Ibid.

[32] Philippe Sollers, « Pourquoi je suis catholique », Propos recueillis par Aurélie Godefroy et Frédéric Lenoir, in Le Monde des Religions, mai-juin 2006, n°17, site personnel : http://www.philippesollers.net/catholique.html

[33] Nicolas Koreicho, Éros et Thanatos : d’Empédocle à Freud – Les deux théories des pulsions, site de l’IFP, Octobre 2020 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/eros-et-thanatos-dempedocle-a-freud-les-deux-theories-des-pulsions/

[34] Sigmund Freud, Lettre à Frederik Van Eeden du 28 décembre 1914.

[35] Sigmund Freud, « Vom Himmel durch die Welt zur Hölle » (Goethe, Faust, Prélude au théâtre) in Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905.

[36] Sigmund Freud, « Fragments d’une analyse d’hystérie » in Cinq psychanalyses, 1905.

[37] Nicolas Koreicho, La Sublimation, site de l’IFP, Mars 2022 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/la-sublimation/

[38] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930.

[39] Il en est ainsi des déplacements massifs de populations, de la dilution des frontières, de l’arasement des principes civilisationnels, du déconstructionnisme wokiste, qui, en des formes acculturées du totalitarisme de minorités idéologiques, se propose d’ériger les particularités sexuelles, comportementales, raciales, identitaires en rejetons assertifs d’une civilisation devenue indésirable (car originellement supposant un travail, moral, esthétique, redevable) et toujours à revendiquer quitte même, dans la suite des « marges » foucaldiennes ou de la poésie théâtrale lacanienne, à en bricoler les concepts jusqu’à l’absurde.

[40] Nicolas Koreicho, Notre-Dame et Quasimodo, site de l’IFP, Avril 2019 : https://institutfrancaisdepsychanalyse.com/notre-dame-et-quasimodo/

[41] Sollers, op. cit.

[42] « Elle reçoit cette immense charge et dignité d’être la Mère du Fils de Dieu, et par conséquent, la fille de prédilection du Père et le sanctuaire du Saint-Esprit, don d’une grâce exceptionnelle qui la met bien loin au-dessus de toutes les créatures dans le ciel et sur la terre. » (Vatican II, LG 53).

[43] « L’Amour secret de Marie pour la Trinité, pour le Père, le Fils et l’esprit sain avec toutes ses modulations les plus exquises demeurera toujours un mystère caché pour nous. […] L’amour divin, surnaturel de la Vierge a été en même temps le plus humain, le plus tendre, le plus concret qui puisse exister. Il s’est incarné et s’est développé à travers les gestes plus simples, les plus quotidiens. » Fr. Philippe de Jésus-Marie, o.c.d., Le secret du Carmel, le scapulaire et la vie mariale, Éditions du Carmel, Toulouse, 2010.

[44] « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné », Marc 15, 34 et Matthieu 27, 46.

[45] Celle du monde libre au sens où son éthique est garantie par la conscience d’une liberté non hypothéquée ni par l’ignorance, au contraire de la connaissance et de la clarté, ni par les passions, au contraire de l’éducation et de la maîtrise.

[46] Les déesses-mères semblent jouer un rôle religieux à partir du néolithique, de nombreuses statuettes féminines de 5 à 25 cm sculptées en pierre, en or ou en ivoire dont la « Vénus de Lespugue », statuette d’ivoire de 14,7 cm et la « Vénus de Willendorf », figurine de calcaire de 11cm ayant été découvertes dans les sites de la dernière période glaciaire, dans une aire géographique, du sud-ouest de la France jusqu’à Malte et au lac Baïkal en Sibérie, ainsi que du nord de l’Italie jusqu’au Rhin. Il s’agirait d’un phénomène culturel unitaire, nanti d’une signification religieuse.

[47] Deux petites pages sur le sujet des déesses-mères (« Grande est la Diane des Éphésiens », 1911 in Résultats, idées, problèmes) contre deux cents pages sur le père dans Totem et Tabou.

[48] Sigmund Freud, « Un souvenir d’enfance de “Poésie et Vérité” », in L’inquiétante étrangeté, 1917.

[49] À comprendre selon l’organisation instinctive et rigoureusement composée de l’amour ainsi que dans Le Clavier bien tempéré (BWV 846-893), qui désigne deux cycles de 24 fois 2 préludes et fugues, composés par Jean-Sébastien Bach, les deux recueils étant l’une des œuvres les plus importantes de l’histoire de la musique classique.

[50] Johann Wolfgang von Gœthe, « Galerie sombre », in Faust II, 1832.

[51] Ibid. : « […] À contrecœur je te révèle un grand secret. Des déesses, bien loin, trônent en solitude […] Les Mères paraîtront alors à sa clarté, Assises ou debout, marchant en liberté Formes se transformant au gré de leur nature, De l’éternelle cause entretien éternel […] ».

[52] Matthieu 6:9-13, Luc 11:2-4.

[53] Albert Camus, Le Premier homme, posthume, 1994.

[54] Ceci exclut toute tentative de dénaturation de la Loi symbolique et des concepts hiérarchisés de la psychanalyse depuis l’invention freudienne.

[55] « Tout est accompli » Jean, 19, 30.

[56] Freud en avait eu la brève révélation dans un petit écrit de 1928 : Un événement vécu de la vie religieuse, dans lequel il relate une expérience singulière vécue par lui-même, œdipienne et chrétienne.

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Les reliques des passions

Vincent Caplier – Juillet 2023

« Longtemps l’Absent n’a pas de Nom, ni de Visage, ni de Corps. On n’aime personne qu’on sache, mais ce n’est qu’un leurre : on aime quelqu’un dont on ne sait pas tout à fait le Nom, dont on n’entrevoit que rarement le Visage ou le Corps, dans un rêve, au cours du sommeil ou éveillé à travers quelque mirage ou à l’approche de certaines ressemblances aussi éphémères qu’insaisissables. Tout d’un coup, on est alerté : on croit mourir de peur ou de douceur : c’est lui, l’Absent, on peut le nommer, enfin le voir, le saisir dans ses bras. L’Absent est présent, on le croit. Or, il n’a jamais été plus loin qu’au moment où nous sommes sûrs de le toucher. »

Marcel Jouhandeau, Chronique d’une passion, 1949

Louise Bourgeois, Cell XXVI, 2003. Galerie Xavier Hufkens, Bruxelles

À l’entrelacs de l’âme et du corps, le phénomène affectif des passions pourrait bien n’être à considérer que comme le surgissement théâtral des pulsions. À cette représentation nous pourrions ainsi n’attribuer qu’un rôle basal qui ferait montre de la présence d’un refoulement et d’une angoisse qu’il conviendrait de caractériser. C’est donc à un substratum corporel, à une infrastructure somatique de la sexualité, qu’il nous faudrait rattacher ce dérèglement des sens. À partir d’un potentiel de folie érotique de la pulsion de vie, ce pourrait bien être une logique du désespoir qui dirigerait vers la chute du symbolique. Pourtant, cette folie commune apparaît, au sein d’un double fonctionnement, comme le garde-fou qui empêcherait à la pensée de basculer toute entière dans le gouffre du délire aveugle. Plus qu’aux représentations, c’est donc aux dimensions de l’affect qu’il nous faudrait nous attarder. Tenter de résoudre l’énigme de l’expérience de la passion reviendrait-il à interroger une passion irréductible à un objet perdu, assignable, et pourtant constitutive du sujet ?

Phénoménologie de la passion

Évoquer, comme Roland Gori[1], une logique des passions conduit à extraire une rationalité des passions. L’entreprise est étrange face à une folie qui ne serait que dé-raison. Sauf à éventuellement considérer la question à partir d’une logique pure[2]. En retour, elle ne peut se conformer simplement à une science du raisonnement et d’une quête de cohérence. L’étude de la passion en appelle donc à une théorie de la connaissance qui tient compte d’un contenu véritatif, universel par nécessité, mais également d’une dimension subjective qui s’y attache. La passion semble dès lors naturellement se soumettre à une réflexion phénoménologique. La phénoménologie se revendique en effet de deux positions antagonistes que sont la logique pure, qui se doit d’échapper à tout psychologisme ou toute forme d’empirisme, et l’inscription des concepts dans un espace spatio-temporel et subjectif qui lui ôte toute validité absolue. Pourtant, Paul Ricœur n’est pas parvenu en son temps au terme de son projet d’une phénoménologie de l’affectivité passionnelle. À sa phénoménologie de la volonté pure (préambule dédié au sujet purement capable) devait succéder une phénoménologie « ontologique » qu’il concevait comme l’exégèse du moment négatif (analyse du sujet faillible). Il se contenta finalement d’une « herméneutique des passions[3] ». Si la thèse sur « le volontaire et l’involontaire » du premier opus est d’inspiration pleinement husserlienne, il n’a pu expliciter les passions par la méthodologie descriptive pure et idéale de la réduction phénoménologique transcendantale.

Le philosophe considérait les passions indéfectiblement marquées d’une empiricité, d’un « pathétique de la misère » qui les exclut du domaine de la discursivité primordiale du vécu. Une description eidétique[4] est impossible. « L’existence corporelle est un principe de confusion et d’indétermination […] Le projet est confus, le moi informe, parce que je suis embarrassé par l’obscurité de mes raisons, enfoncé dans cette passivité essentielle de l’existence qui procède du corps ; le corps va devant comme “passion de l’âme“ — ce mot étant pris en son sens philosophique radical : la passivité de l’existence reçue. » Cet « obscurcissement de la conscience » qu’est le monde des passions « ne se laisse pas comprendre comme le dialogue intelligible du volontaire et de l’involontaire » mais doit s’appréhender, selon lui, « par une autre méthode que l’approfondissement existentiel d’une eidétique : par la vie quotidienne, le roman, le théâtre, l’épopée[5] ». Les passions relèveraient d’un « mystère » qui, dans le cas de Ricœur, tient de l’existentialisme chrétien. « À partir d’un accident, une description eidétique n’est plus possible, mais seulement une description empirique. » Le problème du mal, « la considération de la faute et de ses ramifications passionnelles », « représente à la fois la plus considérable provocation à penser et l’invitation la plus sournoise à déraisonner ». Confronté à l’égoïté des passions Ricœur vient à mettre en doute l’idée d’un « ego transcendantal », ou ego absolu, comme vie pure de la conscience qui se révèle à soi.  Les passions ne deviendraient intelligibles qu’au travers d’un chemin long d’une « mythique des passions » et d’une « symbolique du mal » qui relèveraient d’une exégèse de certains mythes fondateurs ou particulièrement révélateurs — le péché originel, la chute, l’exil, le chaos…

Si, pour lui, la passion est la volonté même, le corrélat intentionnel relève d’une représentation vide. « La passion est la puissance de la vanité ; d’un côté, toute passion s’organise autour d’un rien intentionnel […]; c’est ce rien spécifique, ce vain, qui habite le soupçon, reproche, injure, grief, et fait de toute passion la poursuite du vent.[6] » Son Objet, sa Chose lui échappe. Seulement, pour Ricœur, le principe d’ordre ne peut venir que de l’objet en raison de l’émiettement psychologique sans fin. Dès lors que l’appréhension des passions reste purement descriptive, elle est menacée de s’éparpiller « dans des figures aberrantes indéfiniment multipliées ; pour faire un monde, un cosmos ».La passion soulève la question de la référence manquante, ou objets inexistants,telle qu’aux origines de la philosophie de la logique et du langage. Pour Bolzano, le rien, dans la mesure où il est une représentation, renvoie à un représentable. « Les mots quelque chose, chose (Ding), objet (Gegenstand) sont équivalents.[7] » Ce qui est représenté n’est autre que le contenu sémantique, la représentation en soi, ou représentation objective. Il n’y a pas là d’objet mais un contenu, un concept objectif. La thèse portant sur l’existence de représentations sans objet est justement au cœur de la pensée d’Husserl et a sans doute influencé, par ailleurs, la pensée de Freud au travers de l’école de Brentano. L’acte de penser (noèse) et l’objet intentionnel de pensée (noème) constituent l’acte intentionnel phénoménologique dans son ensemble (intentionnalité de la conscience). La concordance entre acte de représentation et contenu de sens idéal participe d’une cohérence interne : le monde de l’expérience subjective. C’est au cœur de la subjectivité de l’acte de représentation que réside le contenu objectif, sa signification idéale, quand bien même la référence viendrait à manquer.

L’intentionnalité phénoménologique repose sur « sa capacité à affronter positivement […] le paradoxe si ce n’est des objets inexistants, en tout cas celui, plus large, qu’on pourrait appeler des “objets irréels“[8] ». Bien qu’il s’emploie à surmonter les limites de la pensée réaliste, on peut se demander si ce qui fait fondamentalement défaut à l’idéalisme phénoménologique n’est autre que la possibilité de concevoir le concept de trauma. Sa cohérence est mise à l’épreuve de l’expérience limite que le sujet empirique[9] ne peut constituer. En manque de sens, ce qui ne peut être dé-vécu devient une tâche aveugle, un corps étranger qui ne peut être ni ignoré, ni intégré. De cette portée radicale du trauma, la psychanalyse fait un vécu délié. Un véritable agent pathogène qui pénètre dans le psychisme sans qu’il puisse être arrêté par la liaison de la représentation. Pourtant, quel que soit le modèle théorique, la réintégration à la conscience ne peut se faire qu’au prix d’une transformation radicale du sens total. Si Freud se déclare empiriste[10] c’est en vertu d’une exigence méthodologique. La volonté d’une conception métapsychologique oblige à s’émanciper « de l’importance attribuée au symptôme “fait d’être conscient“[11] ». Sans cela nous n’aboutirions qu’à une représentation du monde (Weltanschauung) en lien avec ses objets : « L’intuition, la divination, si elles existaient vraiment, seraient capables de nous ouvrir de nouveaux horizons, mais nous pouvons, sans hésiter, les ranger dans la catégorie des illusions et parmi les réalisations imaginaires d’un désir.[12] » Dans sa dimension la plus théorique, métapsychologique, ce n’est pas en terme de thérapie que Freud nous recommande la psychanalyse mais « en raison de sa teneur en vérité, en raison de perspectives qu’elle nous offre sur ce qui touche l’homme de plus près, sur son être propre, et en raison des corrélations qu’elle met à découvert entre ses activités les plus diverses.[13] » Son quasi-phénoménalisme, agnostique, repose sur la reconnaissance du caractère de chose en soi des processus psychiques inconscients. Les concepts psychanalytiques n’ont pas de valeur objective — au sens de reproduction fidèle de l’expérience inconsciente — mais la valeur opératoire du travail créateur d’une expérience muette[14].

Approche fondamentale de la passion

On peut se demander dans quelle mesure le sujet passionné pratique cet exercice avec un certain zèle. La mise en pièces à laquelle il s’adonne apparaît comme le dernier rempart à l’avalanche de savoir, d’expérience et d’action. Un travail de dé-détermination qui tenterait vainement de couper court à l’accumulation et de se repérer parmi les valeurs, les intensités, l’ordre comme le chaos. De cette intention il convient donc de dégager la particularité des investissements. Le terme besetzung est d’un usage constant dans l’œuvre de Freud. D’un point de vue théorique, la notion scelle l’hypothèse économique. Dans la première topique, elle est assimilée à l’idée d’une charge positive attribuée à un objet ou une représentation. L’investissement repose sur un principe de conservation : conversion d’une énergie psychique en énergie d’innervation (Études sur l’hystérie) ou, transposé sur le plan d’un appareil psychique, par répartition entre les différents systèmes Ics, Pcs, Cs (L’interprétation du rêve). On peut dire d’une représentation qu’elle est chargée et que son destin dépend de la variation de la charge. Sauf à s’inscrire dans le cadre d’une pensée magique, l’investissement d’un objet réel ne peut avoir le même sens réaliste. Au sein de la deuxième topique, dans le cas de l’investissement d’un objet imaginaire — intra-psychique comme dans l’introversion — l’idée de conservation d’énergie est plus difficile à concevoir. Il y a là un problème topique lié à la mobilité des affects et leur répression[15]. D’un point de vue clinique (expérience du sujet), les objets et les représentations sont affectées de certaines valeurs (charge positive ou négative) qui organisent le champ de la perception et du comportement. Le sens et valeur de l’abréaction des surcroîts de stimulus[16], connotés à une charge mesurable d’énergie libidinale, reposent sur un modèle électif : le choix d’objet qui devrait nous renseigner sur le choix de la névrose.

Freud assigne à la passion amoureuse la place[17] d’une formation narcissique qui se déduit d’une perte. Le plein amour d’objet, selon le type par étayage, présenterait une surestimation sexuelle en lien avec le narcissisme originaire de l’enfant. « Ce qu’il projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance.[18] » Seulement la passion renvoie de manière générale moins à un idéal d’amour qu’à un amour idéal. Lorsque le terme de narcissisme apparaît pour la première fois c’est pour rendre compte du choix d’objet chez les homosexuels qui « se prennent eux-mêmes comme objet sexuel ; ils partent du narcissisme et recherchent des jeunes gens qui leur ressemblent qu’ils puissent aimer comme leur mère les a aimés eux-mêmes[19] ». À partir de là, l’élection du corps propre comme objet d’amour deviendra le stade intermédiaire entre l’auto-érotisme et l’amour d’objet[20]. L’introduction du concept à l’ensemble de la théorie psychanalytique met définitivement en évidence la possibilité pour la libido de réinvestir le moi en désinvestissant l’objet. D’un point de vue énergétique, le phénomène s’assimile à une stase de la libido, « la caractéristique psychosexuelle de la démence précoce [étant] le retour du patient à l’auto-érotisme.[21] » C’est donc au choix d’objet narcissique que la passion semble échoir. « On aime […] selon le type narcissique : ce que l’on est (soi-même); ce que l’on a été; ce que l’on voudrait être; la personne qui a été une partie de la personne propre.[22] » Des rubriques qui recouvrent des phénomènes très différents et mettent en évidence l’hétérogénéité (transnosographique ?) des passions.

Le passionné semble soumis à une régrédience telle que définie par Guy Lavallée :  « la régrédience est centripète et introjective, elle est liée à la position pulsionnelle réceptive passive, elle vise sous la poussée de l’hallucinatoire à l’éveil des processus primaires en accompagnement des processus secondaires. Autrement dit, elle tend à la régression formelle du mot à l’image. Mais elle est aussi liée à la régression temporelle : elle se tourne vers le passé. La régrédience est propice à l’introjection pulsionnelle, elle vise à un apaisant retour au calme après l’acmé de la satisfaction pulsionnelle. Le narcissisme régrédient tend à la plénitude de l’un.[23] » Ce qui ne signifie en rien que le sujet adopte exclusivement une position passive. C’est le patient, celui qui souffre, qui signe la position subjective régrédiente. Sauf à sombrer dans une configuration hystérique ou psychotique, c’est un sujet analysant, progrédient[24], bien intégré socialement qui se présente à nous. Ce qui résonne en lui, c’est une menace d’indignité et de mort psychique. C’est un quantum hallucinatoire négatif[25] déliant qui domine sa vie psychique en quête d’un mouvement de régrédience supportable. Mais le sujet, à trop parler à l’objet ou à lui-même, n’en sait rien et peut-être, plus encore, n’en veut rien savoir[26]. Le passionné serait à l’image du mélancolique ayant une pseudo connaissance de la perte qui occasionne son malheur, « sachant certes qui il a perdu, mais non ce qu’il a perdu dans cette personne[27] ». Si « chez le maniaque, Moi et idéal du Moi ont conflué » et « que la misère du mélancolique est l’expression d’une scission tranchée entre les deux instances du Moi[28] », l’introjection de l’objet est impossible à méconnaître. Dans la passion, l’identification à l’idéal du Moi pourrait bien incarner avant tout un leurre et l’investissement viserait plutôt un Moi idéal[29] : l’idéal narcissique d’un « Moi encore inorganisé, qui se sent uni au Ça, correspond à une condition idéale[30] ». Daniel Lagache reprend la conception et ajoute qu’elle « comporte une identification primaire à un autre être, investi de la toute-puissance, c’est-à-dire à la mère[31] ». Un support d’identification héroïque pour l’homme sans qualité[32] qui souhaiterait tutoyer la légende du héros.

C’est la fonction même de la passion qui pourrait bien ici être mise en évidence. Selon le principe de plaisir, elle jouerait le rôle pare-excitant d’une hystérie sans symbolisation organique. Une structure hystérique sans conversion sauf à prendre le Moi pour objet. Ce que Freud n’exclut pas : « Nous voulons prendre le Moi pour objet [gegestand] de cette investigation, notre moi le plus profond. Mais le peut-on ? Le Moi est pourtant bien ce qui est le plus proprement sujet, comment deviendrait-il objet ? Or il n’y a aucun doute qu’on le peut. Le Moi peut se prendre lui-même pour objet, se traiter comme d’autres objets, s’observer, se critiquer et faire encore Dieu sait quoi avec lui-même.[33] » L’idée d’un Moi-organe[34] devenu douloureux et imprégné d’érogénéité est séduisante d’autant qu’on peut se questionner sur une certaine similitude qu’entretiendrait le discours de la passion avec le langage d’organe : un trait hypocondriaque qui viendrait « s’halluciner dans les mots d’une plainte ressassante » devenue « la seule surface projective possible du somatique[35] ». Une position passive qu’emprunte la passion mais qui ne doit pas nous faire oublier son versant actif. La passion apparaît essentiellement remplir le rôle économique d’un contre-investissement au sein d’un processus dynamique de protection du Moi . C’est dans une attitude contraphobique qu’elle semble de fait s’incarner le mieux, lui conférant un caractère voisin de l’hystérie d’angoisse. Une tentative de maîtrise d’une angoisse infantile toujours opérante, d’une terreur sans nom éprouvée à un âge précoce, qui relève avant tout d’une confrontation active et volontaire du sujet à l’inconnu et l’aléatoire. La prise de risque, conçue comme un risque en soi, devient le théâtre du Je (Ich), lieu de l’imaginaire du vivre et du mourir, épreuve de vérité et ouverture sur un agir potentiellement traumatique.

Pour André Green, la psychanalyse mérite le nom d’analyse des passions par le chiasme qu’elle instaure entre âme et corps. « Elle constate — entre hystérie et obsession — que chacun de ces extrêmes tire la libido de son côté lorsque celle-ci ne peut mettre en œuvre l’action spécifique, celle qui lèverait la tension pulsionnelle par l’expérience de satisfaction. L’hystérique convertit dans le somatique, l’obsessionnel dans la pensée. Et le phobique entre les deux s’angoisse.[36] » Entre emprise et satisfaction, on peut se demander si les deux formants attribués à la pulsion par Paul Denis[37] ne concernent pas plutôt la passion. En 1913, Dans La disposition à la névrose obsessionnelle, Freud liait l’activité à la pulsion d’emprise. Une pulsion qui, sexualisée, anime le sadisme mais, lorsque sublimée, anime également la pulsion de savoir « qui n’est au fond qu’un rejeton sublimé, intellectualisé, de la pulsion d’emprise ». Cependant la notion resta incertaine, ne s’agissant pas à proprement parler d’une composante pulsionnelle, faute de source et de zone érogène propres. La passion viendrait-elle doubler le processus pulsionnel jusqu’à agir aux dépens du sujet ?Dans la théorie à double formant le retournement actif-passif est prévalent et le formant de l’emprise est assimilable à l’action. Le retournement contre la personne propre oblitère ce renversement de la libido. La position réceptive-passive propice à la satisfaction et à l’introjection pulsionnelle semble inopérante. La pensée opératoire est un simple redoublement de l’action. La domination sans partage du formant d’emprise rejette Éros et fait le jeu de Thanatos. Les figurations de la pensée opératoire, arides, a-libidinales, ne proviennent pas de la source pulsionnelle mais du mécanisme de défense.

Une carence est mise au jour : la valeur fonctionnelle du rêve conférée à l’activité fantasmatique[38] fait défaut. La pensée consciente « paraît sans lien organique avec une activité fantasmatique de niveau appréciable » et en vient à doubler et illustrer l’action. L’intentionnalité articule une topique de la subjectivité, d’un entre-je (intersubjectivité), d’un entre-jeu (inter-intentionnalité) au sein d’une « relation blanche » avec l’objet l’autre-sujet[39]. L’illusion de la passion serait de penser qu’elle puisse échapper à la répétition de cette défaillance. Dans son souci de causalité, de logique et de continuité, elle présente les modalités du processus secondaire. Mais l’activité peine à développer une activité analogue à l’élaboration secondaire du rêve et ne vient plus seconder le processus primaire. L’investissement de niveau archaïque suggère une précarité de la connexion avec les mots et s’articule avec les formes initiales de la pulsion. Elle paraît vouloir se ressaisir d’une élaboration phantasmatique antérieure, en deçà des premières élaborations intégratrices, en contact avec le niveau le plus bas, le moins élaboré de l’inconscient. « Un important problème subsiste donc, lequel réside sans doute, pour une part, dans notre impossibilité humaine de concevoir l’inorganisation.[40] » Le couple fixation-régression développé par Pierre Marty, dans une relation équivalente au couple vulnérabilité-défense, semble constituer les bases du narcissisme de la passion. La fixation refléterait l’élément traumatique difficile à retrouver, noyé dans le flot évolutif ultérieur dont la régression retracerait l’aspect défensif. La défense organisée[41] qui vise à geler une situation de carence est à rapprocher d’un point de fixation. « Pour que le progrès soit inversé, il faut que l’individu dispose d’une organisation permettant à la régression de se produire ». Mais face à la crainte de la folie ou de l’effondrement, l’alternative au courage pourrait bien être « la fuite dans la santé, condition qui est comparable à la défense maniaque devant la dépression[42] ».

L’énigme de la passion

Pour Pierre Fédida, la dépression est une figure du corps, devenu envahissant, de l’absence : le corps inerte d’un être immobile, un autre absent, trop présent d’être perdu. Il est le point de fixité et de terreur subjective d’une mort impossible, impensable. Une angoisse de mort qui a partie liée avec l’angoisse de castration et « pose, quant à sa résolution, toute la question d’un reste possible, inaltérable et indestructible, qui se conserve au-delà de toute séparation.[43] » La relique vient combler le vide qu’est l’incapacité de constituer l’espace en un temps de l’absence. À l’endroit même où « Le deuil se doit de remplir une mission psychique définie qui consiste à établir une séparation entre les morts d’un côté, les souvenirs et les espérances des survivants de l’autre.[44] » Elle consigne le tabou dans ce qu’il a de sacré, de consacré, d’inquiétant et d’interdit. La mort, ou le travail du deuil qui conduit à accepter le rigoureux verdict de la réalité, est le contraire du vide. Le vide serait « le prototype ou la forme la plus archaïque de ce qu’on nomme le psychisme ». La dépression en serait l’organisation narcissique, la psyché sa métaphore et le travail de deuil l’économie d’une défense. « La relique — qui n’est pas sans ressemblance ni rapport avec le fétiche — rappellerait que le deuil, avant de se concevoir en un travail, protège l’endeuillé contre sa propre destruction.[45] » La question de la passion pourrait bien rejoindre la grande énigme du deuil au sein des « ces phénomènes qu’on élucide pas eux-mêmes, mais auxquels on ramène d’autres choses obscures[46] ». Le point de convergence serait « la naissance, c’est à dire l’acte dans lequel se trouvent réunies toutes les sensations de peine, toutes les tendances de décharge et toute les sensations corporelles » dont l’ensemble est devenu comme le prototype du fait d’angoisse[47].

À la lecture de L’hypocondrie du rêve de Pierre Fédida (1972), on est frappé par les analogies qui se dessinent. La passion semble emprunter au rêve, à la mélancolie et à l’hypocondrie les modalités structurelles et dynamiques du travail du deuil. Le deuil de soi comme objet d’un narcissisme primitif garantit contre la destruction du moi par l’entremise d’une hallucination négative qui passe par l’entrée dans le sommeil. L’assimilation cannibalique de l’objet élu devient l’allégorie de son propre cadavre psychique (ou moral) pour dissimuler ce qu’il dévore : un cadavre exquis. La régression de l’hypocondrie à un narcissisme primitif engage le deuil de soi au travers du simulacre de l’expérience de sa propre mort. Hypocondrie qui est, pour l’auteur, une mélancolie anatomique, qualifiée également de mélancolie de l’organe. L’identification du Moi avec l’objet abandonné se double de l’événement traumatique (la séparation ou la castration prétendue comme telle) qui engage un processus de projection interne reposant lui-même sur une identification de soi à l’enfant-mort. Un pénis châtré qui, au regard du Moi, participe d’une identification au désir de la mère et, d’un point de vue somatique, est l’organe qui tient lieu d’enfant-pénis douloureux. Plus que la mort, il s’agit d’une douleur associée à la modification de l’organe, un travestissement du corps du désir, une figuration symbolique du corps hébergeant l’objet mauvais ou mauvais esprit. L’hypocondriaque est hanté par son propre cadavre. Le deuil hypocondriaque est assimilable à une sorte de travail de grossesse où le sujet est somatiquement porteur du pénis séparé dont la souffrance se laisse confondre à celle d’une castration. L’identification somatique au maternel est une inversion du mythe du retour paradisiaque au corps de la mère. Le traumatisme de la naissance illustre une fonction de l’enfant-mort, un pénis-relique du père châtré conservé à titre d’organe dans le corps maternel et, par incorporation, dans le somatique lui-même. L’insomnie de l’hypocondriaque est gardienne de l’organe et de sa souffrance. Veiller l’organe revient à veiller l’enfant et la mort, condensation du sublime et du désespoir. Une hallucination de l’organe devenue « le seul lien possible — peut-être pourrait-on dire le seul écran — d’un deuil rituel de l’enfant mort (répétition de la castration du père dans une auto-castration) de telle sorte qu’il y ait deuil mais en même temps satisfaction hallucinatoire et ainsi conservation de l’organe. L’hypocondriaque souffre — et jouit — précisément de ne pas pouvoir évacuer l’organe malade car, s’il en était ainsi, il serait menacé d’être mort par manque (lapsus) d’avoir souffert.[48] »

Ontologiquement, la tentative de guérison passerait par une transformation du Moi. De Moi progrédient il serait devenu Moi régrédient. De contenu (projection de surface) il adviendrait contenant surface de projection, surface écran, écran total d’un processus de condensation inexorable. De Moi-Peau il ne serait plus qu’un Sac de peau, un Moi en archipel, polycéphale et chimérique. Phylogénétiquement, son destin serait celui d’être porteur de ce qui le portait. L’incorporation donne aux formes primitives de l’identification l’évidence d’un contenu corporel. L’appropriation régressive, à l’encontre d’un choix d’objet étayant, exprime la jouissance d’une unité violente, toute limite perdue, d’un Moi-plaisir. Le sujet de la passion serait-il en proie à une anamnèse persistante ? Un manque d’amnésie infantile qui le maintiendrait en contact avec le souvenir d’une perversion ? Une insomnie du corps, une fixation auto-érotique, immobilité psychique d’un être qui aurait succombé aux charmes de l’objet et serait rendu à la construction d’une identité par la compulsion et la chronicité d’une complaisance somatique. Une ipséité ambivalente emprunte d’expériences émotionnelles sous le sceau d’une problématique œdipienne contraire aux fondements de la prohibition de l’inceste. Ce qui dévore le passionné, serait un cannibalisme auto-dévorateur qui assurerait la fonction inconsciente d’un modèle de régulation économique. Le travail de la passion chercherait à cacher et révéler le désir d’annuler ce qui sépare ou distingue, véritable transgression imaginaire d’un manque. Une méconnaissance de l’angoisse qui l’agite et prend figure de désaveu du réel lui-même. Une solution incestueuse du deuil de « l’objet d’amour dont la disparition peut entrer dans le savoir mais — selon la loi d’un clivage — reste résolument hors de portée d’un croire.[49] »

Vincent Caplier – Juillet 2023 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Roland Gori, Logique des passions, 2002.

[2] Edmund Husserl, Recherches logiques, 1 : Prolégomènes à la logique pure, 1900.

[3] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 2. Finitude et culpabilité, 1960.

[4] L’accès à l’essence même de l’acte passionnel hors de tout jugement ou d’interprétation. Le terme « eidos » doit être entendu au sens de l’essence des choses. Il s’agit donc, avec la réduction eidétique, de saisir ce qui nous permet de reconnaître une chose dès lors qu’elle nous apparaît.

[5] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le volontaire et l’involontaire, 1950.

[6] Paul Ricœur, Méthode et tâche d’une phénoménologie de la volonté, 1951.

[7] Bernard Bolzano, Wissenschaftlehre, 1837.

[8] Jocelyn Benoist, Représentations sans objet : Aux origines de la phénoménologie et de la philosophie analytique, 2001.

[9] Le sujet de l’expérience qui relève d’une succession de vécus empiriquement perçus. Cette unité de conscience est, pour Maurice Merleau-Ponty, problématique : « Le moi empirique est une notion bâtarde, un mixte de l’en-soi et du pour-soi, auquel la philosophie réflexive ne pouvait pas donner de statut. En tant qu’il a un contenu concret, il est inséré dans le système de l’expérience, il n’est donc pas sujet, en tant que sujet, il est vide et se ramène au sujet transcendantal » (Phénoménologie de la perception, 1945).

[10] Lettre à Silberstein du 8 novembre 1874

[11] Sigmund Freud, L’inconscient, in Métapsychologie, 1915.

[12] Sigmund Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 1936.

[13] Sigmund Freud, Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XXXIVe leçon, Éclaircissements, applications, orientations, 1932.

[14] Sigmund Freud, Constructions dans l’analyse, 1937.

[15] D’origine libidinale, l’investissement se conçoit comme poussant les représentations investies vers le conscient et la motilité. Pourtant, dans la cohésion propre au système inconscient, son rôle capital dans le refoulement l’amène à attirer les représentations.

[16] Sigmund Freud, Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques, 1893.

[17] Le verbe besetzen à plusieurs sens dont occuper, comme occuper un lieu. L’intentionnalité de la passion serait-elle l’investissement (besetzung), l’occupation de la place.

[18] Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914.

[19] Sigmund Freud, Trois essais sur la sexualité, 1905.

[20] Sigmund Freud, Le cas Schreber, 1911.

[21] Karl Abraham, Les différences psychosexuelles entre l’hystérie et la démence précoce, 1908.

[22] Freud, op. cit. (1914).

[23] Guy Lavallée, Régrédience, progrédience et hallucinatoire de transfert, conférence d’introduction à la psychanalyse de l’adulte, SPP, le 20 janvier 2005.

[24] Le Moi vise l’objet dans une position pulsionnelle projective active. Le narcissisme progrédient vise à l’estime de soi concédée par le surmoi.

[25] Guy Lavallée, L’enveloppe visuelle du moi: perception et hallucinatoire, 1999.

[26] Le « je n’en veux rien savoir », qui objecte au désir de savoir (le Wissentrieb de Freud), comme « manque-à-être sous les trois figures du rien qui fait le fonds de la demande d’amour, de la haine qui va à nier l’être de l’autre et de l’indicible de ce qui s’ignore dans sa requête ». Jacques Lacan, Encore, 1972.

[27] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917.

[28] Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du Moi, 1920.

[29] On ne trouve pas, chez Freud, de distinction conceptuelle entre Idealich (Moi idéal) et Ichideal (idéal du Moi). La différenciation des auteurs à sa suite permet de définir une formation intra psychique comme idéal de toute puissance narcissique.

[30] Herman Nunberg, Principes de psychanalyse, 1932.

[31] Daniel Lagache, La psychanalyse et la structure de la personnalité, 1958.

[32] En littérature, on comptera au titre de ces destins L’homme sans qualités de Robert Musil, Le livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa ou encore Ulysse de James Joyce.

[33] Sigmund Freud, Nouvelle Suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, XXXIe Leçon, La décomposition de la personnalité psychique, 1932.

[34] Un Moi-corps, vicariance du premier Moi archaïque.

[35] Pierre Fédida, l’hypocondrie du rêve, 1972.

[36] André Green, Passions et destins des passions, 1980.

[37] Paul Denis, Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion, 1997.

[38] « … pour peu qu’elle mette en scène, dramatise, symbolise les tensions pulsionnelles. » Pierre Marty et Michel de M’Uzan, La pensée opératoire, 1963.

[39] René Roussillon, Intersubjectivité et inter-intentionnalité, 2014.

[40] Pierre Marty, Les mouvements individuels de la vie et de la mort, 1976.

[41] Ce que Winnicott qualifie de faux self.

[42] Donald Winnicott, Les aspects métapsychologiques de la régression au sein de la situation analytique, 1955.

[43] Pierre Fédida, L’absence, 1978.

[44] Sigmund Freud, Totem et tabou, 1913.

[45] Pierre Fédida, op. cit., 1978.

[46] Sigmund Freud, Passagèreté, 1916.

[47] Sigmund Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, Leçon XXV, L’angoisse, 1923.

[48] Pierre Fédida, op.cit., 1972.

[49] Pierre Fédida, Ibid.

 34RL1H3   Copyright Institut Français de Psychanalyse

La passion : un champ à reconstruire ?

Nicolas Stroz – Juin 2023

Fernand Léger, Constructeurs à cordes, 1950, ©ArtsDot.com

Force est de constater que la passion au sens contemporain est incompréhensible à la philosophie.
Cette affirmation peut surprendre car on s’imagine souvent que la philosophie peut traiter de tous les sujets, mais il s’avère qu’il n’en est rien. Un choix très clair s’est produit dans le champ philosophique qui l’a bloquée dans un paradigme et un vocabulaire qui la laissent incapable de comprendre ce que passion veut dire aujourd’hui. Ce sont bien plutôt la psychologie et la sociologie  qui sont capables d’en parler de nos jours. En outre, le terme semble même progressivement disparaître du vocabulaire courant, ce qui laisserait même penser que le terme est perdu et impensable.          
Après une recension, qui ne saurait se vouloir exhaustive, des acceptions du mot passion en philosophie, afin d’expliquer pourquoi la passion lui est étrangère, nous verrons en quoi le mot même de passion disparaît du vocabulaire courant, excepté quelques usages plus souvent liés à la consommation qu’aux sentiments. Nous nous demanderons enfin s’il n’est pas nécessaire pour la philosophie d’emprunter plus franchement aux disciplines auxquelles elle a donné naissance (sociologie et psychologie) pour s’autoriser à penser la passion, ouvrant ainsi un nouveau champ.


Il faut d’abord parler du choix, qui se produit en quelque sorte dès la naissance de la philosophie. Platon comme Aristote placent la philosophie du côté de la raison, de la maîtrise de l’esprit. Ceci pose d’emblée un problème car la passion est souvent à l’opposé de la raison, perçue comme subir (de par son étymologie également). Mais il faut encore y ajouter la question lexicale.

Si passion vient de patior en latin, souffrir, et l’on peut aussi lui trouver comme origine pathos, l’émotion en grec. Et celle-ci pose des problèmes immédiatement. Platon dans le Phèdre, considère que l’âme est comme un attelage dont le conducteur et les chevaux ne sont pas en harmonie, avec d’un côté l’homme qui cherche la sagesse, de l’autre les chevaux, le cœur d’un côté, siège du courage et (dans ce dialogue du moins) de l’appétence pour le divin (donc la sagesse également), de l’autre l’appétence pour les plaisirs terrestres. Ailleurs, par exemple dans La République ou dans les Lois, Platon suggérera que le bon législateur saura même pour ainsi dire programmer ces mêmes sentiments pour en faire des vertus (justice, amitié, honnêteté) et créer ainsi une cité homogène, tel un corps en bonne santé. Mais, en face, dans le Gorgias, on rencontre Calliclès qui, mû par ses seuls sentiments égoïstes (carriérisme, ambition), représente le cancer de toute société car il est complètement réfractaire à la raison et ne cherche que les plaisirs (Socrate compare la vie qu’il souhaite mener à un tonneau percé). Nous ne trouverons pas donc chez Platon d’outil pour penser les passions.

Aristote, lui, est plus mesuré, et s’il les juge capables de s’opposer à la raison, il n’y est pas hostile, les passions pouvant être justes même si intempérantes (il explique dans l’Ethique à Nicomaque que la colère peut venir du fait qu’on est témoin d’une injustice). Toutefois, Livre VII, il montre bien l’importance de la tempérance, de la maîtrise de soi, de la recherche constante du moyen terme, du milieu équilibré. De même il pense, dans sa Poétique, que la tragédie sert à faire ressentir les sentiments honteux afin de s’en purger. Enfin, Aristote admet, dans sa Rhétorique, que les sentiments peuvent servir à convaincre l’auditoire.

Néanmoins, rien ici n’est pensé pour soi, uniquement comme problème ou moyen en vue d’une fin. En résumé, Aristote lui-même prend le parti de la raison, du calcul médian d’équilibre.

Ne parlons pas des Stoïciens, pour qui les passions sont un ennemi pur et simple, car antinomiques avec l’ataraxie qu’ils recherchent, autrement dit la paix de l’âme, ne devant jamais être perturbée. Les épicuriens sont moins radicaux, et si Épicure lui-même en parle peu (également parce que nous avons perdu l’essentiel de ses écrits), il ne leur est pas hostile et pense qu’il s’agit seulement de savoir en faire le tri. L’essentiel de sa philosophie se partage entre la métaphysique atomiste et l’idée générale que le bonheur vient d’un calcul de confort et d’économie, les sentiments sont simplement un fait, ils n’ont pas de rôle majeur, quand bien même l’épicurisme est un hédonisme, une recherche du bonheur via le plaisir (il convient toutefois de rappeler que sa définition du plaisir est l’absence de douleur, et qu’il n’est jamais question de jouissance).

La philosophie se christianisant, soit les passions seront associées au péché ou à la faiblesse de l’homme, soit aux souffrances du Christ et des martyrs. Dans tous les cas, on ne sort que peu des paradigmes gréco-romains. Saint Thomas en parlera de manière assez aristotélicienne dans sa Somme Théologique (Secunda Pars), en faisant par exemple remarquer que la colère peut être justifiée et bonne quand elle est juste, ou qu’on peut faire du tort sans penser à mal, au contraire en souhaitant le bien.

Dans tous les cas, la raison, le calcul froid, a la prééminence dans la pensée.

Avec la période moderne, on découvre une nouvelle définition des passions grâce Descartes à et son Traité des passions de l’âme. S’il rompt radicalement avec les jugements classiques, sa définition les réduit aux « instincts animaux » qui sont interprétés par le cerveau via la glande pituitaire. Il s’agit donc ici d’impulsions nerveuses et il pose ce faisant par écrit l’intuition reprise bien plus tard par les éthologues et les comportementalistes : le corps est une machine qui réagit à des stimuli. Il propose qu’une passion obsédante puisse être remplacée par une passion plus forte par exemple, préfigurant les TCC pour arrêter de fumer ou les travaux de Pavlov sur le conditionnement.          
En outre, dans sa Lettre à Morus, il nous donne un éclairage supplémentaire sur ce qu’il pense des sensations et sentiments, en expliquant sa position quant au statut des animaux : ils sont dénués de raison car ils sont dépourvus de langage, non pas de parole, car après tout leurs cris relèvent de la voix, mais en ceci qu’ils n’usent pas de leur voix pour exprimer quelque chose relevant de la pure pensée, tels les mathématiques (la grande passion de Descartes). Il ajoute qu’il ne leur nie pas la vie car ceci relève simplement « de la chaleur du cœur », ni les sensations car cela relève simplement du fonctionnement d’un organe.

Nous ne sommes donc guère avancés, la philosophie semblant de bout en bout rejeter complètement le rôle des émotions, a fortiori de la passion, que nous pourrions alors définir comme une émotion intempérante ou non tempérée.

David Hume, de son côté, expose une vision des passions plus proches de notre acception, à savoir des inclinations. Mais il les réduit en fait à des sortes de pulsions : passions calmes, violentes. Il ne s’agit ici que de savoir vers quoi se tournent nos appétences et il va jusqu’à certains extrêmes pour, en vérité, surtout expliquer à quel point le terme de « raison » est en fait vaste et relatif, ainsi en est-il de cette fameuse citation de son Enquête sur l’entendement humain : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt ». Les passions relèvent donc en priorité de l’appétence personnelle vers la survie et la préservation. De fait, il est difficile de penser la passion autrement que comme une catégorie de pulsions parmi lesquelles on rencontrera des inclinations violentes (la peur, le dégoût) ou calmes (l’envie de routine, de statu quo, de confort).

On trouve une idée similaire chez Spinoza, qui différencie entre passions tristes (jalousie, colère, envie) et joyeuses. Les passions tristes relèvent d’une inadéquation entre moi et les autres corps (au sens large du terme), au contraire des passions joyeuses (parmi lesquelles figure aussi le savoir et donc la philosophie). Ces passions font partie des degrés de la connaissance, et les joyeuses me permettent d’augmenter ma puissance d’agir car elles procurent de la satisfaction. Toutefois, comme d’habitude en philosophie, c’est quelque chose de subi ; au demeurant, chez Spinoza on ne possède pas sa puissance d’agir (rappelons que Spinoza est fermement déterministe, à l’instar des Stoïciens. Par conséquent on n’est jamais maître à part entière). A titre d’illustration, dans sa Lettre à Schuller, il explique que la liberté n’est pas une puissance d’agir mais la connaissance des causes et des effets, ainsi Dieu est-il libre, bien que nécessaire et déterminé dans sa nature (il est la nature-même, à comprendre ici comme l’existence en soi, l’être en tant qu’être et premier moteur immobile qui fait que tout le reste existe), car il est et agit conformément à celle-ci sans chercher à la contredire. Au contraire, les choses créées, comme nous ou, dans cette lettre, une pierre qui roule, s’imaginent que leurs actes et être proviennent de leurs efforts directs. C’est là que réside l’illusion de l’acception commune de la liberté : que la pierre se dise « et si je roulais ? Oui au fond, c’est moi qui roule parce que je le veux », au lieu d’admettre qu’elle roule parce qu’elle a été conçue ainsi.

Kant et, à sa suite, Hegel, ne s’en occupent guère non plus.   
Kant est étranger aux sentiments quand il cherche le devoir pur de la loi morale et bien qu’il professe régulièrement un certain optimisme quant au cours de l’histoire (dans Idée d’une histoire universelle, il qualifie sa perspective selon laquelle l’histoire humaine tend vers le progrès comme une « perspective consolante »), il n’ira jamais jusqu’à décrire l’importance de l’enthousiasme et restera sur l’idée générale qu’il faut savoir poser des bornes et donner des directives claires à la conscience. De même quand il parle des émotions provoquées par l’expérience du sublime dans sa Critique de la Faculté de juger : s’il admet qu’on puisse être ému aux larmes par la beauté ou la majesté d’une œuvre, il le voit comme une expression des forces vitales, mais son rationalisme l’empêche de franchir le pas vers l’idée d’un écho avec quelque chose en nous.
Hegel, de son côté, pourrait se rapprocher de l’enthousiasme grec (admiration, contemplation du défilé des dieux), car sa vision de la métaphysique et de l’histoire, entièrement sous le prisme de son système dialectique, conduisent celui qui y souscrit à observer le monde comme un long algorithme logique entièrement qui se révèle au spectateur, qui ne peut qu’expliciter a posteriori ce qui se passe. C’est ainsi qu’il dira avoir vu dans Napoléon défilant triomphalement l’Esprit (le sens et l’énergie de l’histoire humaine) incarné. Néanmoins, au fond, les sentiments n’ont pas réellement leur place dans le grand ordre des choses que le système dialectique pose ; elles sont là mais ce n’est pas son problème.

Nietzsche et Schopenhauer, quant à eux, opèrent une rupture : ils pensent l’irrationnel et l’assument, peut-être sont-ils mêmes les seuls capables de nous aider en l’état des choses. Schopenhauer parce qu’il veut créer une métaphysique irrationnelle (la Volonté, cette énergie vitale totale et infinie qui manifeste chacun de nous sans parvenir à se reconnaître, ce qui provoque la tristesse de l’existence). Nietzsche parce qu’il réfute les discours d’autorité (et qu’il est romantique à son corps défendant).

Pour développer le sujet pour Arthur Schopenhauer, dans Le monde comme volonté et comme représentation, un moment me semble particulièrement important. Non pas en fonction de la fameuse parabole des porcs-épics des Parerga et Paralipomena, où il compare l’humanité à des porcs-épics en hiver cherchant à se tenir chaud mais se faisant ainsi du mal avec leurs aiguilles, bien qu’elle constitue déjà, par son fondement sur la souffrance commune, un fonds philosophique qui donne une réelle valeur aux sentiments, mais plutôt d’une part selon l’idée directrice de son essai Le Fondement de la morale, ainsi que la partie consacrée aux beaux-arts en général et à la musique en particulier dans Le Monde comme volonté et comme représentation. En effet, dans le premier, Schopenhauer propose que la nature de l’homme et le fondement de la morale résident dans une racine profondément affective en nous ; la compassion, ce moment où l’on se reconnaît entièrement dans l’autre, où la Volonté se reconnaît. C’est ceci qui nous permet l’éthique et cette idée est à rapprocher de la pitié chez Rousseau, notre répugnance à voir souffrir notre prochain (et qui nous poussera à entrer en contrat social), comme il la présente dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Dans le cas de la musique (Le Monde comme volonté, chapitre XXXIX), Schopenhauer affirme que, par l’intermédiaire des sons, la musique, détachée de toute matérialité car elle n’a en fait pas besoin d’un unique instrument dédié mais peut passer de l’un à l’autre, est capable de parler le langage de la Volonté elle-même et ce langage, ce sont les sentiments. Ainsi la musique provoque en nous des sensations qui ne relèvent pas du simple plaisir esthétique, mais plus généralement la musique est capable de faire naître en nous des émotions, elle peut nous faire pleurer de plaisir comme de tristesse, nous faire frissonner, alimenter notre colère et ainsi de suite.

Dans le cas de Nietzsche, il est plus difficile de trouver une citation ou une position exacte, tant il aime les aphorismes et semble parfois se contredire d’un paragraphe à l’autre d’une même œuvre. Citons néanmoins quelques références.

Premièrement, dans Naissance de la Tragédie, §7, il fait remarquer que l’art joue un rôle de sauveur, de baume qui transmue notre dégoût de l’horrible et de l’absurde de l’existence en beauté qui rend la vie possible, ceci via le sublime de la tragédie, où l’art dompte et assujettit l’horreur, et par le truchement du comique, qui nous délivre de l’absurde.
Ensuite, dans Ecce Homo, chapitre « Pourquoi je suis si malin », §4, Nietzsche nous parle de Shakespeare et de son admiration pour celui-ci, le considérant comme un homme profond et philosophe. Il en veut pour exemple Hamlet, dont Nietzsche conclut que ce n’est pas le doute qui le rend fou, mais la certitude. Il ajoute qu’il faut avoir un abîme en soi pour le comprendre, alors que nous avons tous peur de la vérité. C’est une idée récurrente chez Nietzsche : nous somme d’abord des êtres de peur et d’absurde, l’art nous permet de ne pas « mourir de la vérité » car il l’enveloppe des formes qui nous la rendent conceptualisable.

Si Schopenhauer nous donne une piste, Nietzsche nous donne plutôt une poignée d’indices, à travers son obsession esthétique et son idée que le théâtre et la poésie contiennent plus de vérité qu’un essai froid et rébarbatif. Dans les deux cas la raison ne saurait avoir la prééminence sur la vérité nue des sensations que nous éprouvons, en vérité nous les filtrons au travers de la raison pour essayer d’avoir une emprise sur elles.

Deleuze reprendra l’idée de Spinoza en parlant d’affects tristes dans ses Dialogues avec Claire Parnet en 1977, faisant remarquer que les pouvoirs dirigeants ont grand intérêt à nous abreuver d’affects tristes, comme les mauvaises nouvelles, les guerres, les crises, afin de nous maintenir dans l’angoisse car la peur court-circuite notre jugement et facilite notre assentiment. On pourrait rapprocher ces remarques de celles qu’Orwell émet dans La ferme des animaux et 1984, où le pouvoir fait régner la peur dans chacun des membres du corps social pour mieux lui faire accepter la propagande.

À part peut-être Michel Henry qui discute de l’érotisme charnel dans Incarnation, la philosophie s’est globalement refusée à parler des passions autrement que comme affects qui perturbent la raison. Ce refus, combiné à un vocabulaire général tourné vers la raison prééminente, constitue donc l’hypostase du problème soulevé : que la philosophie, dans sa grande majorité, ne comprend rien à la passion ni aux passions et qu’elle n’est pas adaptée, en l’état actuel, à en parler, sauf à verser dans une forme d’ésotérisme ou de développement personnel, de fait sortant de la philosophie et allant vers des mysticismes.


En effet, la passion moderne est pensée à partir du romantisme, de l’exaltation du jeune Werther, de l’amour dévorant de Julien Sorel pour Mme de Raynal, des illusions d’Emma Bovary. La passion moderne, dont le cinéma nous a longtemps abreuvés, est l’exaltation d’une inclination puissante, prégnante et irrationnelle, qui est sensée nous transcender et nous donner des ailes. A celle-ci s’ajoutent nos passe-temps favoris et nos collections, dès que l’on se sent absorbé par quelque chose on le dit passionnant. La littérature a aussi inventé le terme de crime passionnel, qui n’a aucune réalité juridique, pour donner souvent un vernis à de sordides histoires de jalousie.

Et pourtant, même ceci tombe, là où il y a encore moins de dix ans même la publicité parlait de passions, elle en a fini. Il reste bien des magazines tels « Passion Rando », mais globalement le terme n’est plus à la page.

Peut-être parce qu’il faut y voir l’évolution de notre société de consommation. Après des années de frénésie de jouissance, l’air du temps est à la mesure, à la frugalité morale. Même les sites de rencontres aujourd’hui semblent dire « Prenez ce que vous trouvez le temps que ça dure, ce n’est pas si mal, mais surtout prenez ce qui correspond à vos critères ». Quand tout est un marché égocentré, il n’y a pas de passion, seulement une adéquation calculée.

Songeons également à un système scolaire et anthropologique dans lequel tout se vaut et qui produit des élèves consommateurs de contenu pédagogique puis producteurs de contenu scriptural en échange d’une note, un monde dans lequel les affects ne sont que des pulsions égoïstes de plaisir, ce qui est quasiment toute l’essence du consommateur, qui n’existe qu’à l’instant T de la transaction et disparaît aussi vite qu’il a fini de payer. Un monde en un sens nihiliste, qui ne croit en rien, ne croit même pas à ça et en est fier, pour paraphraser Péguy dans L’Argent.

En parlant de consommateur, on est en droit de s’interroger sur cette tendance relevée en 2022 : les jeunes veulent un ami-amant et ne croient plus au mariage. Peu importe au fond, en ce qui nous concerne, que le mariage soit une institution normative de reproduction sociale, c’est son aspect « engagement à long terme » qui retient notre attention. Ceci constitue aujourd’hui un rejet en faveur d’un confort d’abord personnel. Si ce rejet n’est pas dénué de raison, après tout, dans de si nombreux cas, pourquoi les mariages ont-ils duré dans l’histoire si ce n’était l’impossibilité de divorcer ou parce qu’il ne s’agissait que de l’union de deux familles en vue de rapprocher les pouvoirs et fortunes ? Toutefois, il faut remarquer qu’il n’y a plus d’envie de passion amoureuse, mais d’une vie ensemble confortable, comme si l’amour était un calcul de confort et non un embrasement des appétences vers une seule et même personne. Songeons encore aux sites de rencontres pour personnes âgées, la manière dont toutes cela devient une marchandise sur catalogue (on objectera que, des entremetteurs de jadis aux agences matrimoniales, c’était déjà le cas, et c’est vrai, mais désormais nous nous réifions nous-mêmes, ce qui marque le franchissement d’une étape). Même les publicités de sex-toys dans le métro semblent juste proposer quelque chose pour se faire plaisir à soi même si on l’offre en couple. Il n’est donc pas contraire à la raison d’imaginer que la passion elle-même est peut-être une fiction, et pourtant, nous l’éprouvons, quelque chose est à repenser ici à l’aune de notre époque désenchantée.

Il est donc possible que ce ne soit pas seulement la philosophie qui ait besoin de reconstruire le champ de la passion, mais bien aussi la sociologie elle-même, à l’aune d’un monde dépassionné, mais envahi de passions tragiques (l’activisme rageur pour n’importe quelle cause, l’incapacité à discuter).

Les psychologues savent explorer l’irrationnel, les sociologues voient ses effets sur les groupes, la philosophie ne devrait pas avoir honte d’emprunter ouvertement à ses filles pour s’aventurer dans un nouveau domaine, sinon elle risque de tourner en rond à faire des explications mécanistes dans ses zones de confort.

Nicolas Stroz – Juin 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

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La Généalogie de la morale – Une généalogie du Moi

Friedrich NietzscheLa Généalogie de la morale, Avant-propos

Préface Nicolas Koreicho

Georg Janny, Spielende Nymphen (Scène sous-marine de nymphes jouant), 1920

Est-ce que nous devons considérer l’absence de connaissance de soi, telle que le philosophe peut vouloir l’affirmer, comme une absence établie et définitive ? Évidemment non. Il ne peut s’agir dans cette ignorance à combler que d’accepter que cette connaissance soit à la fois un processus, certes complexe, et une intention, sans doute aliénée, et un désir, immanquablement insatisfait. Cependant, ainsi que le manifeste Antonin Artaud, il peut y avoir une motivation inconsciente délétère à se considérer comme, dans certain domaine, dissocié, en même temps qu’une distanciation vis-à-vis de notre destinée peut être salutaire :
« J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi[1] ».
Cela peut nous conduire à démontrer, en fonction de lois, de systèmes et de territoires psychiques, où bien souvent « les mots ont peur[2] », qu’il va s’agir de préciser la manière dont nous pouvons reprendre les rênes de notre propre Moi, en tant qu’il doit être fondé sur une certaine cohérence, comporter certaines valeurs, et s’appuyer sur certains principes.
Dans la 2ème topique (Ça, Moi, Surmoi), Freud distingue un principe mortifère, le principe de répétition, différant absolument de reproductibilités fécondes, particulièrement concernant le concept de sublimation, selon que le premier est fondamentalement dépendant du dysfonctionnement de la personnalité, dans la mesure où celui-ci empêche l’évolution et la connaissance de soi et du monde. Il en est ainsi des passions et de l’ignorance, lesquelles, depuis Platon jusqu’aux Lumières, hypothèquent gravement la liberté de l’homme et, donc, en premier lieu, ses possibilités d’accession à la constitution de son Moi.
La condition fondamentale pour établir cette occurrence, unique, de notre histoire et de la manière dont nous pouvons considérer, précisément analysée, la temporalité, réelle et psychique – maîtrisée, différenciée, répartie par soi –, de notre biographie, se trouve dans la coïncidence choisie entre un passé relativisé et un futur non totalement destiné.
De cette manière, nous avons une chance, unique elle aussi, d’apprivoiser en bonne intellection, si possible bien représentée, percepts, affects et concepts, nous concernant, s’agissant de notre place en ce monde.

Nicolas Koreicho – Avril 2023 – Institut Français de Psychanalyse©

Avant-propos[3]

1.

Nous ne nous connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons nous-mêmes : et il y a une bonne raison pour cela. Nous ne nous sommes jamais cherchés — comment donc se pourrait-il que nous nous découvrions un jour ? On a dit justement : « Là où est votre trésor, là aussi est votre cœur » ; et notre trésor est là où bourdonnent les ruches de notre connaissance. C’est vers ces ruches que nous sommes sans cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui butinent le miel de l’esprit, et, en somme, nous n’avons à cœur qu’une seule chose — « rapporter » quelque butin. En dehors de cela, pour ce qui concerne la vie et ce qu’on appelle ces « événements » — qui de nous sérieusement s’en préoccupe ? Qui a le temps de s’en préoccuper ? Pour de telles affaires jamais, je le crains, nous ne sommes vraiment « à notre affaire » ; nous n’y avons pas notre cœur, — ni même notre oreille ! Mais plutôt, de même qu’un homme divinement distrait, absorbé en lui-même, aux oreilles de qui l’horloge vient de sonner, avec rage, ses douze coups de midi, s’éveille en sursaut et s’écrie : « Quelle heure vient-il donc de sonner ? » de même, nous aussi, nous nous frottons parfois les oreilles après coup et nous nous demandons, tout étonnés, tout confus : « Que nous est-il donc arrivé ? » Mieux encore : « Qui donc sommes-nous en dernière analyse ? » Et nous les recomptons ensuite, les douze coups d’horloge, encore frémissants de notre passé, de notre vie, de notre être — hélas ! et nous nous trompons dans notre compte… C’est que fatalement nous nous demeurons étrangers à nous-mêmes, nous ne nous comprenons pas, il faut que nous nous confondions avec d’autres, nous sommes éternellement condamnés à subir cette loi : « Chacun est le plus étranger à soi-même », — à l’égard de nous-mêmes nous ne sommes point de ceux qui « cherchent la connaissance »…

Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, 1887.

Texte intégral, traduction par Henri Albert :
https://fr.wikisource.org/wiki/La_G%C3%A9n%C3%A9alogie_de_la_morale


[1] Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes, 1925. Cité dans La question des limites en psychanalyse, octobre 2021 afin d’instituer le danger qui se trouve dans le défaut de perception des limites.

[2] Paul Verlaine, Parfums, couleurs, systèmes, lois, in Sagesse, 1902.

[3] Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, Avant-propos 1 (sur 8), 1887.

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