Cette page déroule les 10 dernières publications de l’IFP de façon antéchronologique, les plus récentes étant situées en haut de page. Une autre taxinomie est proposée dans Publications.

Desbordes-Valmore – Une inquiétude

Postface Nicolas Koreicho

L’inquiétude

John William Waterhouse, Thisbe, 1909 – Collection privée

Qu’est-ce donc qui me trouble, et qu’est-ce que j’attends ?
Je suis triste à la ville, et m’ennuie au village ;
Les plaisirs de mon âge
Ne peuvent me sauver de la longueur du temps.

Autrefois l’amitié, les charmes de l’étude
Remplissaient sans effort mes paisibles loisirs.
Oh ! quel est donc l’objet de mes vagues désirs ?
Je l’ignore, et le cherche avec inquiétude.
Si pour moi le bonheur n’était pas la gaîté,
Je ne le trouve plus dans ma mélancolie ;
Mais, si je crains les pleurs autant que la folie,
Où trouver la félicité ?

Et vous qui me rendiez heureuse,
Avez-vous résolu de me fuir sans retour ?
Répondez, ma raison ; incertaine et trompeuse,
M’abandonnerez-vous au pouvoir de l’Amour ? …
Hélas ! voilà le nom que je tremblais d’entendre.
Mais l’effroi qu’il inspire est un effroi si doux !
Raison, vous n’avez plus de secret à m’apprendre,
Et ce nom, je le sens, m’en a dit plus que vous.

Marceline Desbordes-Valmore, L’inquiétude – Élégies (1830)


Postface

Qui, mieux que Marceline Desbordes-Valmore, a dépeint les affres de l’inquiétude, celles que l’on appelle aujourd’hui troubles de l’anxiété ? Ni le lieu, ni le temps ne modifient les tourments provenant du passé le plus archaïque. Dans l’inquiétude, quelque chose menace qui finit par revenir (la répétition, phénomène anaphorique des névroses) de loin. Là, les premiers vers clés « Oh ! quel est donc l’objet de mes vagues désirs ? Je l’ignore, et le cherche avec inquiétude » démontrent que le trouble l’emporte sur les plaisirs obsolètes de la nostalgie, dont la signification déterminant l’usage d’alors du terme « mélancolie » est radicalement différente – et, paradoxalement, parente – de l’acception actuelle, qui implique un trouble de l’humeur à dominante mortifère et suicidaire. Encore une preuve, s’il en fallait, que de structure en psychopathologie il n’existe pas. De la nostalgie à la mélancolie, il est bien plutôt question d’une similarité expressive (sémiotique), d’un glissement sémantique, d’un continuum d’affect. La nostalgie (dans le poème « ma mélancolie ») ne constitue plus un refuge par rapport à une problématique de séparation, et « la folie » (mélancolie d’aujourd’hui) est une menace réelle.

C’est alors qu’apparaît l’objet perdu : « Et vous qui me rendiez heureuse, Avez-vous résolu de me fuir sans retour ? ». Ici, les seconds vers clés se précipitent vers la condition sine qua non de la sauvegarde : « ma raison ». Et qu’est-ce que la raison ? C’est ceci qui permet précisément d’acquérir ce que Winnicott appelait la capacité à être seul et à quoi il s’agit d’adjoindre le « pouvoir de l’Amour », lequel, quoi qu’il en soit, ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.

Nicolas Koreicho – Février 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

La Transgression

Nicolas Koreicho – Février 2022

« Nul n’est censé ignorer la loi »

« Nécessité n’a point de loi. »
Dictons populaires

« Amour veut tout sans nombre, amour n’a point de loi »
Pierre de Ronsard

Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou, 1777, Le Louvre

Il existe deux acceptions différentes de la transgression qui, toutes deux, intéressent la psychanalyse.
La première, dysphorique, concerne le cadre du dépassement de certaines lois. Dépassement des lois des hommes, dites positives (écrites : civiles, constitutionnelles, criminelles, religieuses) et de la Loi symbolique (dite naturelle : non écrite).
La seconde, trophique, a trait à la dimension sublimatoire du dépassement.

La première acception de la transgression, défavorable en contexte réel, dans le cas de l’action concrète qui s’y rapporte, consiste à excéder les limites de ce qu’il est possible d’accepter, de réaliser, d’édicter pour un être social, par rapport à une écologie, une société, une communauté. Ceci fait référence à un dépassement, un outrepassement, un excès, dont l’origine est pulsionnelle, mais s’exécutant sans transformation. En ce sens, et dans la mesure où la pulsion brute est une énergie initiale, primaire, non élaborée, la transgression correspond à une régression et produira des passages à l’acte, tolérés ou refusés selon tel ou tel contexte sociétal.
Ici une partie du surmoi, la partie éducationnelle, eu égard à une culture ou à une civilisation, est l’objet d’un conflit frontal, sans développement idéel, dénué par principe d’ambivalence.
L’ambivalence, dans sa possibilité de distanciation des pulsions primaires, y a néanmoins sa place, compte tenu de la possibilité de réponse à la violence physique – pulsion d’autoconservation – ou bien à la réaction – révolution, conservation – par rapport à la possibilité de relativiser, voire de contester, des lois iniques, éventuellement totalitaires, dont la remise en question peut permettre de faire évoluer les structures civiles, sociétales, pénales, religieuses, à l’exception des périodes de terreur ou de la violence fascisante de certaines communautés d’influence[1], parties visibles en l’occurrence de structures par définition répétitives et régressives (c’est-à-dire archaïques et non élaborées).

La deuxième acception de la transgression, favorable cette fois, prise au mot, en particulier dans ses aspects performatifs, à la plume, au pinceau, à l’instrument et ne référant pas explicitement à l’acte transgressif réel, ce qui suggère en cela une transformation de la pulsion, adopte la forme d’une expression sublimée de la pulsion grâce à l’élaboration en discours, au propre ou au figuré. En cela la transformation implique un supplément, un débordement, un dépassement, un point de vue modifiant la nature brute, épaisse de la pulsion qui se réalise là de manière élaborée et modifiée, c’est-à-dire interprétée, secondaire, dénotant le passage du latent au manifeste. Selon cette idée, pour la raison qu’elle consiste en une transformation de la pulsion brute[2], cette expression sublimée de la pulsion apparaîtra sous la forme d’un discours (et d’un énoncé sensiblement modifié, dompté), d’une forme (d’une énonciation par principe élaborée), d’une création, voire d’une œuvre (cf. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique que l’on peut, pour une fois de bon sens, citer « La folie : l’absence d’œuvre »).
La folie étant considérée comme la perte du sens commun c’est-à-dire un sens transmissible, équivalant non seulement à la perte d’un langage articulé compréhensible, mais à une impossible transformation de l’abîme pervers, de l’impasse addictive, du passage à l’acte psychopathique, de la menace limite.
Par-delà ceci, le surmoi peut être intégré qui peut se penser en deux affluents, une partie rétive qui correspond aux résistances du patient bloqué dans une dimension œdipienne hors du commun de la norme d’équilibre et de santé, et une partie conflictuelle fixée pouvant être de quelque manière esquivée dans sa nocivité et transformée, qui alors pourra laisser libre cours à sa dimension intersubjective, élaborable en énoncé échangeable, se substituant à sa dimension agie, brute, pour prendre la forme expressive d’un énoncé scientifique ou, d’une manière ou/et d’une autre, littéraire, mythique, intellectuel, artistique. Telle est la sublimation.

La limite entre la possible évolution de la loi des hommes et des conditions de transformation sublimatoire n’est possible que par l’introjection du respect – le socle sociétal et civilisationnel – de la Loi symbolique qui concerne la proscription, la verbalisation, la prohibition, la prescription.
Proscription : meurtre, inceste[3].
Verbalisation : nomination de la parenté, dès lors, proscription du crime et respect de la différence des générations.
Prohibition : amoralité du vol, du viol, de l’abus de pouvoir.
Prescription : différence des sexes.

Autrement dit c’est l’obligation de retenir, de différer, de différencier, d’énoncer ou, plus exactement l’éthique de la responsabilité ou bien encore le cadre, comme font les grands auteurs et comme disent les psychanalystes, c’est-à-dire les conditions de l’énonciation, qui permettrait à la fois créativité et liberté. Dans ces cas, le principe de plaisir – sublimatoire et transmissible – prend le pas sur le principe mortifère – brut, fermé sur lui-même – de la jouissance (la petite mort).

Pour les psychanalystes, justement, les transgressions permises et même encouragées, sont celles qui s’expriment dans les souvenirs, les rêves, les fantasmes, ainsi que, de manière moins élaborée, schématiques – selon un principe de condensation –, les actes manqués et les lapsus, par l’intermédiaire d’un discours manifeste, le plus souvent d’une énonciation associative, afin de soutenir ces éléments profonds, inconscients, son récit latent, même si, dans certaines circonstances, il faut savoir provoquer le destin.
Logiquement, c’est de ces transgressions, figurées en discours (et pas seulement en énoncé), que naissent les processus créatifs de sublimation.
La limitation de l’interdit et de sa jouissance représente ainsi les conditions – les bornes – nécessaires au développé du discours, en analyse énoncé et énonciation des deux protagonistes répondant à l’exigence d’un soin – Le soin impliquant une désexualisation (neutralisation de l’investissement libidinal ou agressif de l’objet) – particulier, à partir du dialogue patient-psychanalyste sur une seule personne, le patient, et d’une attention particulière – intra-subjective et intersubjective – de la part de l’analyste sur le désir de savoir.
En ce sens, la pulsion épistémophilique, mise en œuvre par le travail des deux protagonistes, est bel et bien une transgression dans son sens étymologique de transgresser « franchir un seuil en abattant des barrières » dans la mesure où ce sont les résistances du patient qui, peu à peu, vont tomber.

A l’inverse, le passage à l’acte sexuel et/ou agressif, la question du consentement – deuxième éthique actuelle après l’éthique de la responsabilité[4] –, se posant de manière ambivalente, ferait éclater l’entre-deux fécond de la relation transféro-contre-transférentielle. Il y a des choses là-dessus à dire au patient à certains moments et sous certaines conditions, s’agissant du cadre par exemple. Cependant les séductions intellectuelle, amicale, affective, instinctuelles, et toutes affinités électives, rentrent dans un cadre trophique, et sont facilitantes. Elles représentent ce que les psychanalystes ont appelé les conditions positives du transfert.

Nicolas Koreicho – Février 2022 – Institut Français de Psychanalyse©


[1] Le wokisme en est actuellement l’exemple, avec les abus idéologiques totalitaires que sont les développements (pseudo théories) sur le genre, la race, l’intersectionnalité, la relecture des sciences selon le manichéisme dominants/dominé, etc.

[2] En physique, la sublimation est le changement d’état d’un corps de l’état solide à l’état gazeux.

[3] L’interdit du cannibalisme a un statut particulier dans la mesure où il est, de tous temps, a minima sur le plan symbolique, ambivalent, facteur pulsionnel de vie, amoureuse en particulier et facteur pulsionnel de destruction (cf. chez Freud in Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905, les questions qui concernent l’oralité et l’identification).

[4] Lois éthiques (morales : la responsabilité, le consentement), lois scientifiques (objectives : le réel).

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« Se cacher est un plaisir, mais ne pas être trouvé est une catastrophe ». (Jeu et réalité)

Enfant et doudou

Olivier Fourquet – Janvier 2022

« Si se cacher est un plaisir, ne pas être trouvé est une catastrophe ». Jeu et réalité[1]

Lorsque l’enfant apparaît, celui-ci arrive au monde démuni, inachevé, sans potentialités instantanées pour différencier l’intérieur d’un extérieur ou, autrement dit, d’un moi d’un non-moi. Rappelons que le moi est un concept de la psychanalyse qui, avec le ça et le surmoi (deuxième topique freudienne), sont trois éléments qui vont construire la personnalité d’un sujet. L’instance du moi va tenter de régir l’influence du monde extérieur sur le ça. Soumis au principe de réalité, il devrait jouer un rôle homéostatique entre régulation et médiation.

Winnicott évoque que la perception interne de l’enfant lui ferait créer, de façon hallucinatoire, un « objet subjectif » qui produirait une satisfaction. L’auteur suit l’hypothèse freudienne d’une satisfaction hallucinatoire primitive, celle d’un épanouissement que représente le principe de plaisir, et qui devra s’infléchir devant l’épreuve de la réalité. Winnicott y adjoint la notion du rôle que joue l’environnement. Il pense qu’une « mère suffisamment bonne [2]» est une mère qui « sent » suffisamment son nouveau-né pour lui présenter l’objet au moment même où celui-ci va le créer sur le mode hallucinatoire. Alors s’installera un espace d’illusion, une zone où l’enfant peut faire preuve d’une omnipotence imaginaire, en créant l’objet alors que celui-ci est apporté par l’entourage.

Nous pouvons penser que ce qui va constituer un sujet dans le sens d’un «  je incarné « , un moi habité, passera par son environnement premier ainsi que par les objets qui l’entourent.

Et des objets qui vont pouvoir entourer l’enfant, Winnicott va penser à la fonction d’objet transitionnel. Celui-ci permettrait au petit d’homme de faire le pont entre sa relation « primitive » au sein maternel, et la réalité extérieure.

Cet objet transitionnel ou « doudou » permettrait d’être saisi pour l’enfant comme une zone auto érotique, un lien culturel qui lui permettrait d’appréhender le monde. Il permettrait pour l’enfant de pouvoir supporter l’absence. Le jeu d’avec l’objet pourrait représenter une forme de dédommagement entre la présence et l’absence de la mère, en exemple le célèbre jeu du « Fort-Da » du petit fils de Freud. Ce jeu du « fort-Da » permettrait à l’enfant de ne pas se laisser envahir par l’angoisse de l’absence maternelle mais l’enjeu pulsionnel du plaisir d’une satisfaction entre maîtrise et « vengeance » ou, autrement dit, entre amour et haine. Autre regard sur le jeu et l’objet, René Roussillon écrit :  » Le jeu devient lui-même l’« objet » du jeu et de la symbolisation » en proposant de reprendre un terme du poète Francis Ponge, et utilisé dans un sens différent par Pierre Fédida : l’objeu. On passe ainsi de l’objet au processus lui-même, à l’utilisation de l’objet, grâce à la représentation avec l’objet de l’« activité représentative »[3].

Si le jeu, l’objet, peut représenter une ressource de développement pour l’enfant, le « doudou » qui serait offert comme réponse à toute situation pourrait perdre de sa fonction. En effet, si celui-ci devient « fétiche » il pourrait nier l’absence et le manque. Et, ainsi, cet objet devenu « fétiche » ne génèrera pas d’espace créatif dans le caractère de l’enfant. Alors, il en deviendrait totalement « dépendant » au risque d’éprouver des difficultés à s’en libérer.

La croissance est un long chemin semé de défis, de moments de séparation ou il va falloir renoncer au connu pour tendre vers l’inconnu.


[1] Donald Winnicott, Jeu et réalité, 1971

[2] Donald Winnicott, La mère suffisamment bonne, petite biblio Payot, 2006

[3] René Roussillon, L’objet « médium malléable » et la conscience de soi, in L’ Autre, 2001/2 (Volume 2), p. 241-254. DOI : 10.3917/lautr.005.0241. URL : https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-l-autre-2001-2-page-241.htm

Vignette

Je reçois dans le cadre d’une association LGBTI, une dyade mère-fille. Je fais partie des bénévoles qui accueillent des personnes avec leurs demandes et leurs diversités. Cette mère arrive en exprimant le fait d’être démunie quand sa fille de onze ans lui a annoncé qu’elle n’était pas bien dans son corps de fille. Installée pour écouter et entendre cet enfant, celle-ci reste intimidée. Cette première rencontre durera environ 25 minutes. Elle ne prend pas ou très peu la parole. Les mots circuleront principalement par la voix de la mère. J’observe que si les « mots » sont accordés à la mère, ce sont les « maux » symptomatiques de la jeune fille qui se mettent sur la scène. De cette oralité, la jouissance des mots semble passer par la mère quand pour sa fille celle-ci lui fait jouer le rôle d’une « ventriloque » … La psyché serait-elle restée dans le ventre de l’objet  ? L’union symbiotique de cette dyade aurait-elle internalisé comme faisant partie de soi la perception d’un seul miroir sans autre altérité ?

J’apprendrai qu’elle a deux frères, un père présent, au dire de la mère. Elle est amoureuse d’une autre petite fille de son lycée. Elle a dans son entourage la connaissance d’une jeune fille de dix-huit ans qui commence une transition. Elle a vu un film Il devenu elle. Sa mère exprimera que depuis deux années, elle a remarqué que sa fille ne porte plus de vêtement « féminin ». D’ailleurs, son image ce jour-là m’apparait plutôt d’une allure unisexe…

La pré adolescente posera la question par l’intermédiaire de sa mère :  »si une fois ses règles arrivées, elle pourrait faire sa transition ? »

Cette jeune fille, par le « fantasme » de vouloir devenir un autre et précisément un corps d’homme, semble pointer toute la difficulté de différenciation entre elle et l’objet « mère ». Empêcher d’être un « je » et de ne pouvoir s’approprier son corps propre la conduirait à se projeter de se transformer en un « autre » avec le fantasme de conserver l’amour pour la mère et ainsi ne pas la décevoir  ?

Panos Aloupis pose la question des paradoxes dans les processus de maturation, notamment le paradoxe de l’objet transitionnel, etc. Ferait-il blocage dans un mouvement de détachement qui amènerait une difficulté et une complexité psychique ? Je cite :  » Elle se produit quand la propriété de l’espace psychique se confond avec celle de l’objet. Il s’agit dans chaque cas d’une reprise de phases isolées de l’histoire de l’évolution du sentiment du moi, d’une régression à des époques où le moi ne s’était pas encore nettement délimité par rapport au monde extérieur et à autrui. »[1]

L’expression « démunie » de la mère peut nous conduire à penser à une forme de culpabilité, celle d’un manque d’armature symbolique qui borne ou contient l’enfant…

Autre réflexion concernant cette jeune fille, celle-ci pose l’hypothèse que ses transformations corporelles ainsi que de devoir abandonner des bras sécurisants maternels pour lui offrir de sortir d’une position infantile pour accéder aux changements et au complexe de castration apparaissent comme compliqués (les règles) … À noter que la période adolescente fait apparaître des possibilités « traumatiques » du fait des potentialités d’actes sexuels génitales ainsi que l’organisation psychique et la pulsionnalité sexuelle accompagnée, contrariée des modifications du corps qu’elle suscite.

Le féminin symbolisé comme son origine archaïque de faire l’expérience d’un corps en creux semblerait être refusé pour toute son exploration. Cette difficulté de ne pouvoir observer une réalité ne pourrait-elle pas être pensée du côté de « la haine de soi, haine de sa pulsionnalité », et ainsi penser le corps de l’homme comme objet idéal ? L’issue de secours d’un moi en survie, celle de « trouver » une façon d’exister en devenant « un autre » ! Un corps objet qui pourrait aussi rentrer dans une norme face à ses amours lesbiens. Et ainsi pouvoir continuer à jouir de l’objet «  mère  » ? La peur de la perte de l’objet durant la phase de transition du passage de l’enfant à l’adulte pourrait émettre l’hypothèse que l’objet serait incorporé au moi. Cette organisation psychique va altérer la construction du narcissisme primaire pour d’autres difficultés de différenciations.

Cette jeune fille nous met devant une complexité psychique, celle de « se convertir », changer d’identité, remplacer sa biologie intérieure par une vitrine extérieure qui serait plus signifiante ? Vouloir être « un autre » lorsque l’on est une pré adolescente nous projette du côté d’une problématique identitaire narcissique (Roussillon). L’adolescente qui met en scène sa survie psychique fantasmée nous montre le fait d’être coupé de sa vie psychique subjective…

Le symptôme de « transition » peut aussi être pensé du côté d’un chaos psychique sociétal ou cette socialisation secondaire et ses réseaux sociaux qui introduisent des interactions avec autrui offre des miroirs où l’individu(e) dans la société aujourd’hui, pourrait décider de son genre et déterminer son corps sexué !

Miroir, ô miroir ! L’outil connecté, très actuel, que représente le « téléphone » est devenu l’objet créateur de selfies magnifiés. Ceux-ci seront souvent agrémentés de filtres qui vont construire et défendre l’illusion d’un « moi », son image idéalisée, likée par d’autres. Une égocratie ou le besoin de réflexivité, d’être trouvé (quand, où, et comme je veux) ou comme jadis l’hallucination d’un sein perçu… Le selfie ou autre vidéo qui fait étalage d’un sujet sur son quotidien et ses apparences ne présente qu’un faux self selon Winnicott. Celui-ci montre l’investissement de son apparence en défendant son Moi caché derrière un paravent social ou l’exposition d’un objet idéalisé adressé à ceux, celles qui voudront bien «  voir  » ou «  ça-voir  » en dépit de la connaissance. Une jouissance narcissique tourné vers soi…

Cet égocentrisme, réfugié dans des images face aux réalités perçues comme imparfaites ne laisserait-il pas le moi inlassablement du côté de l’infantile ? Alors que « je » est un autre selon Rimbaud…

Le complexe d’Œdipe peut être pensé comme un ‘organisateur mutatif’ qui permettrait d’être du côté de l’acceptation du manque et autre castration et ainsi offrirait l’émergence d’un moi, (la position dépressive). Le cas présent de cette jeune fille qui souhaite mettre en scène une autre réalité, celle d’un moi, non-moi ou l’écoute d’un sujet qui serait «  hors sol  » nous amène à la réflexion du « hors limite » et d’un moi-peau indéfiniment distendu ? Symptôme en lien avec la toute-puissance phallique, celui de  » décider  » de sa biologie.


[1] Aloupis, P. (2004). Le sexuel dans l’altérité. Libres cahiers pour la psychanalyse, 10, 101-110. https://doi.org/10.3917/lcpp.010.0101

Olivier Fourquet – Janvier 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

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Des conceptions de la conception ou quelques représentations historiques du développement fœtal – 2

Guy Decroix – Janvier 2022

Léonard de Vinci – Etude sur l’embryon – 1510-1512, Royal Collection, Château de Windsor, Windsor (Berkshire), Royaume-Uni

Du fœtus, on connaissait la morphologie, c’est-à-dire les résultats des observations post-mortem, la physiologie était ignorée et le domaine relationnel impensable. Alexandre Minkoswski évoquait « l’ignorance du fœtus et du nouveau-né jusqu’au milieu du 20e siècle ».
Les progrès des domaines biomédicaux (biochimie des hormones, immunologie, imageries médicales, explorations intra-utérines) ont contribué au développement d’une discipline, la fœtologie. Cette orientation a pris chez certains psychanalystes tel Bernard This une importance telle, à travers les perceptions somato-sensorielles et psycho-sensorielles du fœtus pendant l’accouchement haptonomique (science du toucher et de l’affectivité, pratiquée par Frans Veldman) qu’elle est devenue une véritable « fête au logis ».
Mais que savait-on avant cette révolution sur le développement fœtal dans l’espèce humaine ? Quels en furent les grands schémas représentatifs ?
Minkowski repère, sans les expliciter, trois phases dans l’histoire de la connaissance du fœtus et du nouveau-né, et précise que deux ont pu exister.
– Une phase mystérieuse où le fœtus n’a d’existence qu’imaginaire, voire magique. C’est la conception qui aurait prévalue tout au long de l’antiquité.
– Une phase artistique, religieuse et mystique au cours de laquelle fœtus et nouveau nés sont « représentés » mais non inclus dans une observation médicale. Ces représentations seront idéalisées durant le Moyen-âge et la Renaissance.
La peinture chrétienne au Moyen Âge figure des vierges enceintes avec un « bébé Jésus » à genoux dans le ventre de sa mère, en prière, paré de son auréole et d’habits somptueux !
La nativité du 14e siècle peinte par Giotto présente un nouveau-né emmailloté telle une momie dans des bandelettes, à fin de rectification des membres et de lutte contre l’animalité, et qui tient sa tête en souriant. Chacun sait que l’hypotonie musculaire ne permettrait pas une telle position de la tête.
– Enfin une phase récente amorcée à la fin du 19e siècle et qui sera le théâtre en quelques années d’une véritable explosion scientifique.
En 1964 seulement, au congrès d’obstétrique de Monaco, Philippe Edelman présente les premières images d’un fœtus dans l’utérus. Cette échotomographie venait heurter nos représentations. Au bébé « auréolé » d’hier succédait un bébé suçant son pouce in utero lorsque la mère est fatiguée.

Mais revenons sur quelques représentations historiques, quelques modèles, idées forces, aphorismes, préjugés relatifs à la formation du fœtus et à son comportement.

1. L’origine et la formation du fœtus

Pour Hippocrate, le fœtus se forme à partir du sperme transformé en sang blanc coagulé au sang menstruel de la femme. L’embryon se nourrira de sang au cours de la grossesse expliquant l’absence de règles pendant cette période.
Pendant plus de vingt siècles, la conception du fœtus aura reposé sur deux systèmes de pensée fonctionnant en parallèle : le système épigéniste et le système préformiste.
Dans le système épigéniste, à chaque génération les deux parents participent à la fabrication du fœtus par apport et mélange de chaque semence particulière dans la matrice. Ce système de la double semence dite séminisme sera de type égalitaire chez Empédocle et Hippocrate et phallocentrique chez Aristote et Galien. Ainsi chez Aristote, la semence paternelle apporte l’idée, le principe efficient qui engendre la forme, tandis que la mère par le sang menstruel fournit la matière à l’embryon. Pour Galien, la semence femelle produite par les « testicules féminins », moins chaude et plus humide que la semence male jouera un moindre rôle dans la fabrication du fœtus. 
Cette représentation conduira dans un mythe binaire à situer la mère et par extension la femme sur le versant liquide et extérieur (mer et mère ont le même signifiant) et l’homme sur le versant sec et extérieur. Opportunité d’offrir un soubassement aux valeurs traditionnelles dévolues aux femmes sous la règle des trois K : Kinder, Kuche, Kirche (enfant, cuisine, église) selon Schopenhauer (Bernard This, neuf mois dans la vie d’un homme). Une répartition des pathologies pourrait s’inspirer de ce mythe, situant la femme du coté de la souffrance et du masochisme et l’homme s’illustrant dans le sadisme.
Le système préformiste émerge à la fin du 17e avec les découvertes de De Graaf et Leeuwenhoek. Un seul parent désormais va fournir le principe essentiel de la génération.
Le fœtus préexiste soit dans l’ovule (École des ovistes) fœtus unique s’il est mâle, fœtus contenant tous ses descendants emboités les uns dans les autres, s’il est femelle, soit dans le spermatozoïde (École des spermatistes ou animalculistes). Cette dernière École est elle même partagée pour expliquer la provenance d’un embryon préformé sur un mode emboité (emboitementalistes) à la manière des poupées russes remontant jusqu’à Adam ou sur un mode disséminé (disséminationnistes).
La palme de l’imagination revient à Hartsoecker qui en 1694 dans son Essai de Dioptrique présente un petit homme accroupi, entièrement formé, les membres repliés en position fœtale, au crâne démesuré où figure en bonne place la fontanelle bregmatique !
Leeuwenhoek distinguera des « animalcules mâles » et des « animalcules femelles » !
Une remarquable convergence peut s’établir entre ces représentations de scientifiques du 17ème siècle et les productions d’enfants de l’école primaire qui dessinent des spermatozoïdes sous forme de têtard à apparence humaine contenant le futur bébé. Sorte d’ontogenèse récapitulant la phylogenèse historique…
Woody Allen dans Tout ce que vous avez voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander (1972) reprendra sous une forme humoristique ce type de représentations, de projections de type animiste dans les gamètes personnalisées.
L’hypothèse de Françoise Héritier rappelée au fil de ses travaux (Masculin, féminin) entre en écho avec le système préformiste des spermatistes. L’anthropologue repère que partout le masculin est considéré comme supérieur au féminin et qu’en matière de fécondation les hommes sont au principe de la vie et mettent les enfants dans le ventre des femmes réduites à leur utérus Cette « logique » universelle s’impose du constat que seules les femmes peuvent engendrer et de surcroit des deux sexes mais que toute grossesse nécessite un coït signifiant que la fécondation vient du mâle.
L’expression « l’ovule est fécondée par le spermatozoïde » renforce l’idée scientifiquement erronée de la passivité de l’ovule.

2. La détermination du sexe

Découverte seulement à la naissance, cette détermination énigmatique aura intrigué de tout temps et généré bien des explications à caractère déterministe.
La théorie du mélange des semences (séminisme) soutient chez Hippocrate que « la semence la plus vertueuse (celle du mâle) et la plus copieuse donnera le sexe à l’enfant ».
La température intra-utérine génère des mâles chez Empédocle si celle-ci est plus élevée.
Enfin les écoles hippocratiques et galéniques complètent leur système par une localisation des mâles et des femelles dans la procréation : « Les garçons à droite, les filles à gauche » !  Ainsi, la semence émise par le testicule droit engendre les garçons et celle émise par le gauche, les filles. Les fœtus mâles se développent généralement dans la matrice droite qui est plus chaude que la gauche (sinistre)…
De nombreuses pratiques médicales s’appuieront sur cette « théorie de la « répartition anatomique binaire » pour proposer l’engendrement des garçons, chez la femme en s’allongeant sur le flanc droit pendant l’acte sexuel pour attirer la semence, chez l’homme par ligature ou ablation du testicule gauche. Enfin un type de régime alimentaire (testicules de boucs rôtis…) prescrit médicalement pour procréer des mâles sévira au moins jusqu’au 19e siècle. Une certaine presse actuelle fait ressurgir ce type de préoccupations.

3. L’image et le comportement du fœtus

Comment se comporte le fœtus dans cette « antique terre natale du petit homme », ce lieu « où chacun a séjourné une fois et d’abord » écrivait Freud ?
Une fois encore, faute d’investigations scientifiques les représentations les plus fantastiques verront le jour.
Les ouvrages médicaux exposent deux types de représentations du fœtus, dormant ou en apesanteur ayant pour point commun d’être un enfant achevé à terme.

Le fœtus en apesanteur
Dans les représentations iconographiques du 11e au 16e siècle dont le modèle est celui de Rösslin dans son manuel d’obstétrique, le fœtus est un petit homme achevé au corps d’adulte, parfaitement constitué, flottant en apesanteur dans une matrice volumineuse, visiblement trop vaste pour lui, en forme de poire, de goulot renversé et s’essayant à diverses positions gymniques et autres exercices acrobatiques. Cette représentation ne semble pas avoir évoluée depuis Soranus d’Éphèse.
Des travaux rapportés par Danielle Rapoport (Corps de mère, corps d’enfants) sur des dessins de corps d’enfants imaginés pendant la grossesse chez des femmes enceintes de quelques mois, rendent compte d’une incapacité à représenter le fœtus tel qu’il existe réellement, mais tel qu’il sera le jour de sa naissance. Quel que soit son âge fœtal et quel que soit la formation éventuellement médicale de la femme, il est pourvu d’un sexe, de phanères et de divers signes d’investissement affectif… C’est l’enfant du rêve et ajoutons avec Lagache que « La relation mère-enfant n’attend pas l’accouchement pour exister ». Là encore peut-on avancer que ces projections individuelles et actuelles, « une certaine ontogenèse » récapitulerait une série de représentations médicales et historiques ?
Curieusement le tableau de Joan Miro « Trois bleus » illustrerait cette chambre utérine sans haut sans bas où flottent des formes embryonnaires en état d’apesanteur (« Ce sont mes œuvres qui sont à l’état d’embryon répulsives et incompréhensif comme des fœtus »).

Le fœtus dormant
La pensée populaire et la tradition médicale depuis Hippocrate semblent imaginer le fœtus de la même manière : à l’abri, bien au chaud, recevant du sein maternel « gite et couvert », recroquevillé, pelotonné, assis tout au fond de son trou, dans l’obscurité et l’attente, dans un profond sommeil. Dans l’obscurité de la « nuit utérine » il attend sa maturation soit à l’image d’un fruit, métaphore de l’arbre et du fruit, soit à l’image d’une pate à pain, métaphore du four et du pain où le ventre maternel assure la cuisson de l’enfant. Le prématuré était alors un « fœtus pas cuit ». F. Héritier rapporte que les enfants albinos Samos de haute Volta sont considérés comme des enfants trop cuits.
La question de l’enfant endormi est une croyance raged qui persiste pour l’Islam et en particulier au Maghreb quand une femme stérile évoque le sommeil de son enfant imaginaire pour échapper à la répudiation. Selon cette croyance, la croissance du fœtus est arrêtée par magie et peut reprendre dans les cinq ans ! Le film L’enfant endormi de Yasmine Kassari illustre parfaitement cette croyance.
A noter que dans la bible les femmes qui présentent la plus longue infécondité (Sarah femme d’Abraham et mère d’Isaac, Rebecca femme d’Isaac enfantera les jumeaux Ésaü et Jacob, Rachel femme de Jacob et mère de Josef.) produisent les hommes les plus illustres des générations, comme si cet « objet » devait maturer…
Pour Jacques Lacan, l’enfant sort du ventre maternel en tant qu’objet inconscient, objet du désir incestueux de la mère d’avoir un enfant du père, enfant interdit. La femme doit faire vœu d’enfant pour avoir cet enfant et quand il ne vient pas, ce vœu, ce désir ne serait pas formulé au bon lieu. Attendre un enfant serait attendre le surgissement de son objet dans le réel qu’elle pourra couver.
« C’est moi qui ai fait ça » peut dire la jeune mère primipare comme si elle ne croyait pas que l’objet de son désir soit réalisable. Cet enfant est en quelque sorte toujours inespéré. Le Christianisme exploitera cette dimension avec l’Enfant divin.

4. Des obstacles à la recherche scientifique

De nombreux obstacles ont pu freiner l’investigation scientifique et les recherches embryologiques, pré et post natales :
– La grande mortalité infantile d’autrefois générera une résistance certaine.
Comment accorder un intérêt scientifique dans ce contexte de viabilité aussi précaire à des enfants qui meurent presque aussi vite qu’ils naissent quels que soient l’époque et le lieu ?
– Les représentations historiques du petit de l’homme dans la société s’expriment toutes par une insuffisance, un manque par rapport à l’adulte, une faiblesse créatrice d’images négatives à l’origine des statuts d’enfant essentiellement « tube digestif ». Le vocabulaire en usage pour désigner le premier âge rend compte de ce statut : « nourrisson » qui explicite la relation unique à l’aliment, « poupard » référant à la poupe (mamelle), infans privé de langage.
E. Badinter repère la seconde moitié du 18e siècle comme période de modification de l’image sociale du nourrisson, perçu désormais comme un être unique, qui accèdera au statut de personne pour Martino s’inspirant des travaux de Spitz, de Bowlby et de Lebovici. Dans cette perspective, certains s’interrogeront sur le fœtus en tant que personne.
– Une absence de technologie performante (Échotomographie) a pu freiner certaines investigations scientifiques. Cependant, l’histoire des sciences nous persuaderait qu’observation et technique ne suffissent pas aux découvertes et que l’acceptation d’un idée nouvelle révolutionnaire se heurte à une résistance. Il aura fallu près d’un siècle pour que le microscope contribue à un progrès scientifique dans la découverte scientifique.
La pratique de l’échographie poserait une série de questions à explorer :
– Versant échographiste, comment comprendre le ravissement du médecin s’appesantissant sur les images, sur l’exploration du ventre de sa patiente tel un scaphandrier dans le corps de la mère (de sa propre mère ? de la mer intérieure ?) en proie plus ou moins fascinante à la vision de la scène primitive ?
– Versant mère, dans quelle mesure l’échographie ne provoque-t-elle pas pour partie une IVF – Interruption Volontaire de Fantasmes – (Corps de mères, corps d’enfants) par infractions de ces nouvelles informations objectives à métaboliser psychiquement ?
Tous ces obstacles mériteraient un long développement, mais nous nous attarderons à deux obstacles psychiques plus ou moins pérennes : les représentations du contenant, le ventre et l’utérus, et du contenu proprement dit, l’enfant comme bourgeon de la mère.

a. Le contenant du fœtus : le ventre et l’utérus
Freud en son temps avait déjà repéré que la consonance sexuelle de la représentation de cette première demeure matricielle et archaïque allait conduire à un interdit.
Mais revisitons quelques étapes historiques.
Dans l’ancienne médecine l’organisme humain est conçu comme un emboitement de cavités ou ventres : Trois ventres cardinaux, le crâne-ventre supérieur d’où l’expression « Savoir ce qu’il a dans le ventre », le thorax-ventre moyen exprimant l’idée « d’avoir du cœur au ventre », l’abdomen (ventre inférieur) contenant de nombreux petits ventres (ventricules du cerveau, du cœur, de l’estomac) et d’alvéoles (de la dent, des poumons).
Dans la vision métaphysique de Platon (Le Timée) chacun des trois ventres est occupé par une âme : l’âme de la pensée dans la tête, l’âme guerrière du thorax, le thumos, l’âme des instincts et de la nourriture dans l’abdomen, « une bête fauve enragée ».
Le ventre (de venter : cavité ou encore de venturus : ce qui est à venir) de la femme enceinte ou non n’est pas un territoire anatomiquement neutre car il est conçu comme une représentation en creux, en intériorité et infériorisé du système génital masculin présenté comme l’archétype.
Cette image de la femme « homme manqué » dotée de « testicules féminins » aura occulté jusqu’au 17e siècle le regard des savants sur ce corps. Ce corps fait peur car il exprime à la fois le secret et la sécrétion.
La dissection, source de connaissances sur le corps et le contenu du ventre étaient d’autant moins possible que contrairement aux hommes, les femmes condamnées pour hérésie étaient brulées en qualité de sorcières. Dans ces conditions, le ventre des femmes aura été l’objet de mystères, de fantasmes démesurés, d’inquiétantes étrangetés à l’articulation du pur et de l’impur, de la vie de la mort, de l’éprouvé du plein et du vide, autant d’éléments de nature à leur tour à rejeter tout type d’investigation.
Cette horreur du sexe féminin s’exprime chez Freud dans le rêve (L’injection faite à Irma).  Freud en relation épistolaire avec Fliess et ses recherches sur « le sexe de la femme et les cornets du nez » observe le fond de la gorge de sa patiente Irma et aperçoit le gouffre du sexe féminin dans une vision d’horreur !
Historiquement ce ventre peut apparaître sous différents aspects : magique, démoniaque, fantasmatique faisant de la femme une figure inquiétante par sa capacité d’enfanter de surcroit des enfants des deux sexes, et par sa spélonque génitale lieu de monstres castrateurs.
La dangerosité et la culpabilité de la femme pour l’homme prennent origine dans le mythe de Pandore puis sera relayé par les figures de Lilith et d’Ève dans la religion judéo-chrétienne :
– C’est un territoire magique ou véritable laboratoire alchimique par la transformation des aliments d’une part et la formation et le façonnage des bébés engendrés par quelques gouttes de sperme d’autre part. Platon (Le Timée) distinguera deux appartements dans la matrice : un « ventre appartement » à droite et chaud pour les garçons, à gauche et froid pour les filles.
Les médecins du moyen-âge dichotomisent toujours les deux fonctions du ventre valorisés de manière opposée : Le « bon ventre » de la gestation (paradis perdu) et le « mauvais ventre » de la digestion (l’enfer, lieu de la perte d’identité car de la dissolution et des vapeurs). Ces deux fonctions apparaissent en miroir avec une prévalence pour la digestion (stade oral ?)
Le ventre par excellence est le ventre féminin qui est soumis à l’alternance de la cavité (ventre vide) et du plein (ventre repu) et dont la destinée est l’expulsion de son contenu (aliments ou fœtus).
La médecine traditionnelle présente un « ventre-four » (lieu de la coction) où la graine mise dans cette cavité gonfle comme dans un four et engendre au bout de neuf mois, l’enfant suffisamment cuit qui force la porte du four. L’enfant dans cette conception est à l’origine de sa propre naissance et l’image idéale qui se dégage est celle d’un enfant joufflu, rose c’est-à-dire cuit à point (Jacques Gélis). Le placenta est alors le résidu du four ou « gâteau » de « plaçous » pour les praticiens et de « tarte, galette, secondines » pour les matrones et l’opinion publique. Ce ventre peut être encore un « crapaud » en relation avec le monde chtonien à l’inépuisable fécondité, un « verger » d’où tombera le fruit mûr sous les gesticulations ordonnées par les matrones, enfin un « vivier » où l’enfant est vécu comme un poisson baignant dans un liquide.
La perte de sang évoquant une blessure fait de la femme le lieu du secret, de la sécrétion, et de la crainte, pour tous les hommes (Bruno Bettelheim). Ces menstruations vécues comme impures l’excluront de certains lieux (le saloir où la viande risque de tourner).
Enfin lieu du plaisir questionnant et démesuré pour l’homme d’où la demande de réponse de Tirésias dans le diffèrent Zeus-Héra.
A noter que ce lieu énigmatique, originel (d’où je viens) interpelle l’enfant qui s’exprime pour les petites filles essentiellement par l’exploration des sacs de leur mère en vidant puis restituant les contenus : expression de l’alternance pour l’objet creux du vidage et du remplissage.
– C’est un territoire démoniaque d’où tout peut sortir : crustacés, loir, fille à tête de moule… (Ambroise Paré) mais aussi où tout peut entrer par la béance du corps de la femme. C’est ainsi que l’eau et l’air peuvent être des vecteurs de fécondation spontanée en référence à la théorie antique de la panspermie. La fumigation, prescription médicale couramment et longuement pratiquée, s’inscrit dans cette conception et renforce cette croyance.
A remarquer que dans les représentations enfantines le bébé peut sortir par l’anus illustrant les Transpositions pulsionnelles en particulier dans l’érotisme anal (Freud 1917). Ainsi, les objets pulsionnels : anal, cadeau, argent, phallus, enfant sont des équivalents symboliques.
Tous ces objets qui se détachent du corps, des fèces à l’enfant apparaissent précieux et plus ou moins angoissants par peur de la perte. La femme doit donc expulser de son ventre, un objet partiel phallique, un objet anal d’un éclat phallique particulier (l’ »agalma » pour Jacques Lacan).
Mélanie Klein pointera que pour l’enfant le ventre maternel est supposé contenir du lait, le pénis du père et des enfants conçus sous forme d’excréments.
– Enfin c’est un territoire fantastique :fantastique par son pouvoir de destruction, ventre « gaster » siège de la dissolution, de l’enfer, par opposition au ventre gestation paradisiaque, par son pouvoir de captation tentaculaire de la semence masculine, par cette matrice représentée velue intérieurement, à l’image de l’utérus de truie disséquée et présentant de nombreuses villosités (Histoire de femme, Duby et Clapisch-Zuber).

Nombre de mythes et de théories s’enracineront dans ce « continent noir » de la sexualité de Freud :
– Le Mythe du vagin denté :
« De conin qui signifiait lapin en vieux français mais désignait également le sexe féminin ne demeure que le con. On a remplacé lapin par chatte. Le sexe est devenu carnivore » (Roland Topor).
Au-delà de cet humour, Vagina dentata demeure un mythe quasi universel où le vagin (qui possède déjà des lèvres) de certaines femmes serait pourvu de dents destinées à freiner les ardeurs du partenaire sexuel.
Toutes ces représentations fantasmatiques et terrifiantes trouveront leur expression dans la poésie de Rimbaud, La venus Anadyomène, de Baudelaire, Les métamorphoses du vampire ou encore dans la nouvelle Bérénice d’Edgar Poe où le narrateur est obsédé par les dents de sa cousine qui seront extraites à la fin de la nouvelle (symbole de castration pour le narrateur). Élisabeth Badinter rapporte dans X Y de l’identité masculine cette hantise de la dévoration du pénis dans certaines légendes d’Inde entre autres « Les hommes avaient tellement peur de d’effleurer les femmes qu’ils l’offraient, pour la première nuit à un autre, de peur de se faire mordre. Un sexe de femme, des crocs de bêtes ».
Freud aura fait de la méduse la représentation symbolique du sexe de la femme jetant l’effroi de la castration du fascinus romain (phallos grec), de la pétrification devant l’angoisse insoutenable et Jacques Lacan établira une corrélation entre le vagin denté et la femme castratrice.
– Théorie de la migration utérine :
Cet utérus matrice de la vie est conçu par Hippocrate comme un organe autonome, voyageur dans le corps de la femme, véritable animal dans un autre animal« quaerens quem devoret », doué d’une avidité de semence mâle. Il aura servi de parangon explicatif de la névrose hystérique exclusivement féminine (utérus, « hystéro ») jusqu’à Freud et Breuer.
Étrangement cette « migration » fantasmatique d’un placenta, organe avide d’enfant entre en résonance aujourd’hui avec les attentes du gynécologue sous observation échographique d’un « déplacement de l’utérus » vers une position haute évitant une césarienne.
Cet utérus invisible comme tous les organes génitaux internes de la femme participe d’un corps féminin mystérieux et inachevé en référence au corps masculin jusqu’au 18e siècle.
C’est une véritable rupture épistémologique qu’opère Freud en abandonnant la référence anatomique de l’utérus comme organe assujettissant la femme à son corps pour repérer dans les symptômes organiques l’expression de la trace d’un traumatisme inconscient et d’une parole tue. Il écrit cette thèse en français en 1893 dans Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques : « J’affirme que la lésion des paralysies hystériques doit être tout à fait indépendante de l’anatomie du système nerveux puisque l’hystérie se comporte dans les paralysies et autres manifestations comme si l’anatomie n’existait pas ou comme si elle en avait nulle connaissance ».
La cause s’avère psychique dans cette conversion hystérique. Le corps interpellé n’est plus le corps organique de la médecine mais un corps pulsionnel, libidinal, de jouissance. On assiste alors à une « décorporéification » de l’hystérie, à un nouveau statut du corps en mettant au jour une anatomie imaginaire, un corps subjectif, intériorisé, représenté. L’expérience de division, de dédoublement change radicalement de registre. C’est entre le visible et l’invisible, le soi subjectif et le soi objectif, le corps et la conscience, la nature et la personne que passait l’expérience de division. Désormais, c’est au sein de l’invisible, du subjectif, de la conscience, du sujet que s’opère cette division.
La psychanalyse permettra d’accéder à cette part refoulée d’un traumatisme lié à la sexualité qui œuvre comme destin tant que le sujet ne parvient pas à l’interpréter.
Jusqu’au 18e siècle la doxa voulait que toute femme violée qui tombait enceinte avait été consentante, désirante et jouissante. En d’autres termes étaient articulées procréation et jouissance.
Quel rapport existerait-il aujourd’hui encore entre hystérie et utérus ? L’expression de « fureurs utérines » fut utilisée jusqu’au 19e siècle et en cette période pour contrecarrer ce sexe incontrôlable et pour limiter le plaisir de la femme on pratiquera l’excision en France et en Europe ! Pour Freud qui va conceptualiser le travail de Breuer, l’hystérique est un être qui souffre non pas de perte de mémoire mais de réminiscences, c’est-à-dire de souvenirs inconscients auquel le sujet n’a pas accès mais qui restent inscrits dans le corps. La référence au corps et à l’utérus demeurent dans certains milieux.
Ainsi, on attribuera à Anna O (mythe fondateur de la psychanalyse dans Études sur l’Hystérie) l’invention de la psychanalyse par talking cure, cure par la parole, et chimney sweeping, ramonage de cheminée ou cure cathartique. Anna O souffre de troubles corporels, de la vision, du langage. Ses symptômes disparaitront après réminiscences et évocation de souvenirs sous hypnose ; ses troubles étaient sans cause organique, sans relation avec la sexualité mais des symboles d’événements traumatiques. Ainsi avoir vu sous hypnose « Sa dame de compagnie anglaise qu’elle n’aimait pas (…) faire boire son petit chien, une sale bête, dans un verre » fit disparaitre l’hydrophobie à son réveil, de même que les troubles visuels disparaitront en nommant un évènement ancien : Au chevet de son père mourant, Anna O tente mais en vain de retenir ses larmes pour épargner son père. Sa vision devient floue. Ce symptôme disparaitra par nomination de cet événement.
– Théorie du ventre comme siège de l’inconscient :
« Je suis obligé d’affirmer que vous êtes un superbe analyste qui a saisi l’essence de la chose sans plus pouvoir la perdre » (Écrit de Freud à Groddeck, 1917).
Pour Didier Anzieu l’utérus maternel, contenant anatomique du fœtus, offre l’esquisse d’un contenant psychique et le ventre de la mère est à usage de pare-excitation, d’où le désir de retour dans ce territoire paradisiaque.
Georg Groddeck, psychanalyste auteur du livre du ça et fondateur de sa célèbre clinique de Baden-Baden qu’il baptisait son « satanarium » ressuscite et réhabilite 24 siècles après Platon l’âme de ce ventre matrice pour en faire un héros positif (Du ventre humain et de son âme).
Pour Groddeck le ventre est le lieu de l’inconscient. Il interroge l’influence sur le corps de cette âme dans le ventre. Est-ce que les instincts franchiront le diaphragme organe de la respiration pour accéder à la tête ?
Il note que les enfants ne dessinent jamais le diaphragme comme si aucune frontière n’existait entre le conscient rationnel et l’inconscient irrationnel, entre le propre et le sale.
Des études récentes viennent en écho aux expressions populaires « avoir le ventre noué… se faire de la bile » et aux hypothèses de Groddeck en repérant les interactions intestin (nommé deuxième cerveau) – cerveau. Des macrobiotes intestinaux participent à la communication intestin-cerveau et influenceraient le fonctionnement cérébral.
Pour Groddeck, le langage du ventre apparait entre autres dans la constipation, expression d’une angoisse (dans une partie de son étymologie « resserrement ») où le sujet ne peut se délester des secrets de son intimité et des rides, expression des soucis du ventre à l’instar des rides frontales.
Pour Groddeck le corps ne « parle pas ». Le symptôme somatique seul est moyen d’expression. Le ça s’exprime par images et non par signifiants. Un calcul rénal ne s’interprète pas comme un mauvais calcul stratégique mais signale par son évacuation le désir du ça de connaitre les sensations de l’accouchement.
« Le ça ignore tout de la logique linguistique » (G. Groddeck, L’arc 78, 1980).
Enfin l’auteur souligne dans le livre du ça que les hommes également présentent des troubles somatiques, en rapport avec des préoccupations inconscientes concernant une grossesse souhaitée, redoutée, imaginée. La psychopathologie nous rappelle les effets de la grossesse dans la sphère digestive de l’époux d’une femme enceinte : prise de poids, constipation, vomissements, problèmes dentaires, orgelet dit « compère loriot ».
Ces manifestations illustrent que l’hystérique, homme ou femme, pose la même question concernant la procréation : Qui suis-je ?
Jacques Lacan aura quant à lui cette formule : « L’hystérique est une esclave qui cherche un maître sur qui régner ».

b. Le contenu : Le fœtus et ses annexes
Après le ventre et l’utérus, un second obstacle psychologique à l’investigation scientifique se porte sur le contenu, à savoir le fœtus comme bourgeon de la mère et le placenta évacué car trop lié à la mort.
Quelques éléments physiologiques et regard psychanalytique :
– L’unité fœto-placentaire se différencie progressivement en embryon (futur fœtus) et en trophoblaste (futur placenta et annexes embryonnaires).
– L’accouchement (« mise sur la couche ») est l’acte d’excorporation de l’enfant par viviparité.  La mère doit se séparer non de son enfant mais de cette unité-œuf fait de l’enfant et de son contenant, les secondines (qui arrivent en second : placenta, liquide amniotique, membranes et cordon ombilical).
– La naissance est cet acte de séparation de l’enfant avec le contenant, cette partie de lui-même. L’enfant n’est pas séparé de sa mère mais de son placenta.  Ainsi, l’embryon est destiné à vivre au prix d’une perte fondatrice, celle de son placenta (compagnon des profondeurs pour Bernard This), son double pour l’Afrique et de ses membranes constituant un espace non seulement physiologique mais psychique contenant les premiers éprouvés sensoriels.
Cette « décontenance » à la naissance serait la source de l’angoisse originelle pour Lacan, une part de moi-même, de cet objet perdu à jamais sans retour possible s’impose pour que je vive. Une distinction s’opère entre la vie et la mort qui n’est pas à la fin mais au début de la vie.
L’angoisse de séparation (coupure entre l’extérieur et l’intérieur) de l’enfant ne porte pas sur la mère mais sur les annexes embryonnaires dont le placenta prototype de « l’objet a ».
Cette théorie Lacanienne s’oppose à Freud (Inhibition, symptôme et angoisse, 1926) pour qui l’angoisse de la naissance est de nature phylogénétique. Plus précisément cet « objet a » serait source d’angoisse pas tant par sa capacité à être perdu comme les objets partiels catégorisés par Freud (sein, phallus, enfant) que par sa possibilité à être partagé.
Ainsi le placenta est occulté d’autant plus que non vu par la mère en position horizontale lors de l’accouchement, voire refoulé à la naissance.
Pour Jacques Lacan, devenir humain nécessite de passer par l’« hommelette » (« on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ») c’est-à-dire par la perte du placenta, premier objet primordial perdu, première séparation.
De cette première béance naitra le désir, le premier signifiant prélude des suivants, la naissance du sujet parlant qui porte le stigmate de son origine, le nombril.
Pour Bernard This, auteur de Naitre et sourire, l’embryon pour beaucoup de mères est vécu comme un prolongement du corps maternel où il se développe à partir de celui-ci, dans un fantasme unitaire. Cette conception où la mère « fait » un enfant, l’objet de sa production est validé par la souffrance engendrée au cours de l’accouchement et de l’amputation de cette chair de ma chair.
Ce fantasme unaire tiendrait au refus d’une considération du placenta vécu comme une barrière entre la mère et l’enfant et sans doute trop lié à cette mort nécessaire dès le début de la vie. Tant que ce placenta ne sera pas restitué à sa place de premier objet perdu de l’enfant, cette livre de chair dont la disparition assure la vie, la mère continuera à penser, à dire, à vivre la naissance comme une amputation d’elle-même, en dépit de toute réalité physiologique et perdurera « l’illusion fusion-confusion originelle dans une complémentarité parfaite ».
Sur des dessins de corps d’enfants imaginés pendant la grossesse (Corps de mère, corps d’enfant) le placenta est peu figuré, sinon comme un coussin fessier, voire inexistant même pour des femmes médecins enceintes et beaucoup de femmes sont étonnées de cet élément de la délivrance.
Denys Ribas, psychanalyste qui a écrit sur des enfants autistes, assimile avec une certaine pertinence dans l’émission Sans oser le demander sur France culture du 20/12/21, lie le placenta à l’objet transitionnel qui permettrait l’échange mère-enfant. Cet objet abandonné à la naissance sera repris dans d’autres registres éventuellement culturels.
Il semblerait que contrairement à d’autres civilisations pour qui le placenta est l’objet de rites, notre société actuelle n’enseigne pas le rôle cet objet fondamental, « ce reste qui doit disparaitre ».

« J’ai été accoucheur… l’orgasme est peu intéressant… tout le battage des géants de plume et de cinéma n’ont jamais pu mettre en valeur que deux ou trois petites secousses de croupions… le sperme fait son travail bien trop en douce, bien trop intime, tout nous échappe… l’accouchement, voilà qui vaut la peine d’être vu !… épié… au milli… » (Louis-Ferdinand Céline, Rigodon)

Guy Decroix – Janvier 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

Sources :

  • Élisabeth Badinter, L’amour en plus, Flammarion, 1980
  • Élisabeth Badinter, XY de l’identité masculine, Flammarion, 1992
  • John Bowlby, L’attachement, PUF, 1978
  • Diane Ducret, La chair interdite, Albin Michel, 2014
  • Jacques Gelis, L’arbre et le fruit, Fayard, 1984
  • Georg Groddeck, Du ventre et de son âme, Nouvelle revue de psychanalyse, 1911
  • Françoise Héritier, Masculin, féminin : La pensée de la différence, Odile Jacob 1996
  • Christiane Klapisch-Zuber, Histoires de femmes en occident, le Moyen Age, Plon, 1992
  • Serge Lebovici, Le nourrisson, la mère et le psychanalyste, Le Centurion, 1983
  • Éliane Lecarme-Tabone, Simone de Beauvoir et Héléne Deutsch, L’Harmattan, 2011
  • Les cahiers du nouveau-né, Corps de mères-corps d’enfants, Stock, 1983
  • Bernard Martino, Le bébé est une personne, Balland, 1985
  • Alexandre Minkoswski, L’art de naître, Odile Jacob, 1987
  • Bernard This, L’aube des sens, Stock, 1982
  • René Spitz, de la parole à la naissance, PUF, 1968
  •  René Spitz, Naitre et sourire, Flammarion, 1983
  •  René Spitz, Neuf mois dans la vie d’un homme, InterEdition, 1994

Quelques réflexions psychanalytiques sur les représentations historico-mythologiques de la naissance et de la conception 1
Des conceptions de la conception ou quelques représentations historiques du développement fœtal 2
La question des limites actuelles dans les bio-technosciences 3

34RL1H3 Copyright Institut Français de Psychanalyse

Petits arrangements entre faux-semblants

Vincent Caplier – Janvier 2022

Logiques et paradoxes du transfert

Dans le chant de ma colère il y a un œuf, 
Et dans cet œuf il y a ma mère, mon père et mes enfants, 
Et dans ce tout il y a joie et tristesse mêlées, et vie.
Grosses tempêtes qui m’avez secouru,
Beau soleil qui m’as contrecarré,
Il y a haine en moi, forte et de date ancienne,
Et pour la beauté on verra plus tard.
Je ne suis, en effet, devenu dur que par lamelles ;
S’il l’on savait comme je suis restée moelleux au fond.
Je suis gong, et ouate et chant neigeux, 
Je le dis et j’en suis sûr.
Henri Michaux, Je suis Gong,
Mes Propriétés,
Œuvres complètes

Paul Cézanne, Les Joueurs de cartes, entre 1890 et 1895, huile sur toile, Musée d’Orsay

En français, le terme transfert implique un déplacement de valeurs, de droits, d’entités plus qu’un transfert matériel d’objets. La notion a pris une extension plus large jusqu’à désigner l’ensemble des phénomènes qui constituent la relation du patient au psychanalyste, aux autres. S’il désigne le processus par lequel les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets par un certain type de relation établi avec eux, il n’est pas propre à l’espace analytique (on le trouve lié aux rêves, actes manqués et autres manifestations de l’inconscient dans la vie ordinaire de l’individu normal). Éminemment lié au cadre de la relation analytique, il est le terrain où se joue la problématique d’une cure : son installation, ses modalités, son interprétation et sa résolution. S’agissant d’une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marqué, il n’est pas sans dégager une forme d’inquiétante étrangeté. Quel appui peut-on trouver dans une notion aussi problématique de déréel et de réalité de la situation analytique pour apprécier le caractère adapté ou non d’une manifestation apparue en son sein ?

De la technique psychanalytique

Freud en souligne le caractère étrange. Obligé de satisfaire tout à la fois les exigences de la réalité et satisfaire son autonomie, le patient, habité de ce conflit interne, sollicite un savoir, une aide du psychanalyste. Libre disposition de son auto-perception contre l’expérience dans l’interprétation du matériel soumis à l’influence de l’inconscient, ainsi se résume le contrat. Pacte en apparence simple si le patient ne voyait dans l’analyste, sous le jour de la réalité, qu’un conseiller, un soutien, un guide. « Non, l’analysé voit en son analyste le retour, la réincarnation d’un personnage important de son enfance, de son passé, et c’est pourquoi il transfère sur lui des sentiments et des réactions certainement désirés du modèle primitif » (Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, 1938).

Le transfert est ambivalent, oscillant entre attitudes tendres, positives, hostiles et négatives à l’égard de l’analyste. Positif, il rend les plus grands services et devient la véritable force motrice de la participation du patient au travail analytique par amour pour celui dont il souhaite obtenir l’approbation. L’analyste rectifie certaines erreurs dont les parents furent responsables et opère une post-éducation en faveur d’un nouveau surmoi. Mais le modèle, l’idéal, faillirait à sa tâche s’il remplaçait l’ancienne sujétion par une autre, façonnant le patient à son image par le pouvoir que lui offre la situation de transfert.

Le transfert en réactualisant une situation amène à faire se dérouler nettement un fragment de l’histoire là où il n’y aurait que des renseignements insuffisants en son absence. En remettant en scène, il remet en selle. Seulement, le danger de ces états de transfert tient au fait que le patient en méconnaît la nature véritable. « Comme le transfert reproduit l’attitude qu’avait eu le patient à l‘égard de ses parents, il lui emprunte également son ambivalence » (ibid.). Les satisfactions les plus délicates et intimes prennent le risque de voir la relation glisser vers une passion indésirable si un besoin érotique puissant se fait jour derrière le transfert positif. À l’inverse, le sujet peut se sentir offensé ou délaissé et le transfert instaurer un rejet. Cas extrêmes où la poursuite du travail en commun est compromise.

L’analyste doit arracher le patient à ses dangereuses illusions et lui montrer que la réalité nouvelle n’est qu’un reflet du passé ce qui n’est pas sans engendrer une certaine frustration. Pis, « ce que le patient a vécu sous la forme d’un transfert jamais il ne l’oublie et il y attache une conviction plus forte qu’à tout ce qu’il a acquis par d’autres moyens » (ibid.). Aussi est-il préférable que tout agissement ou réaction anormale ne se manifeste que dans le cadre du traitement et nullement souhaitable en dehors du transfert (acting-out au cours d’un transfert latéral)[1]. Bien curieux pharmakon que nous voyons là se dessiner.

De la dynamique du transfert

Il nous faut alors distinguer à ce stade les éléments de transfert et la dynamique de transfert. D’un point de vue théorique, le transfert n’est à l’origine pour Freud qu’un cas particulier de déplacement de l’affect d’une représentation à une autre. Des Études sur l’hystérie à L’interprétation du rêve, la notion de déplacement éclaire l’indépendance relative de l’affect et de la représentation faisant l’hypothèse économique d’une énergie d’investissement susceptible de se détacher des représentations et de glisser le long des voies associatives, pouvant « être augmentée, diminuée, déplacée, déchargée » (Sigmund Freud, Les psychonévroses de défense, 1894), indice le plus sûr d’un processus primaire. Dans le processus secondaire, on retrouve le déplacement mais limité dans son parcours et portant sur des petites quantités d’énergie : rêves, associations libres, actes manqués… « des réimpressions, des copies des motions et des fantasmes qui doivent être éveillés et rendus conscients à mesure des progrès de l’analyse » (Sigmund Freud, Fragments d’une analyse d’hystérie, 1905), travail préliminaire auquel le patient est invité à participer.

Le transfert n’est pas, dans un premier temps, désigné par Freud comme faisant partie de la relation thérapeutique mais chaque transfert (on notera la pluralité) traité comme tout autre symptôme de manière à maintenir ou restaurer une relation thérapeutique fondée sur une confiance coopérative. L’ensemble de la cure, dans sa structure et sa dynamique, n’est pas assimilée à une relation de transfert. Ferenczi avance alors l’idée que le mécanisme psychique, caractéristique de la névrose en générale, est un « déplacement de l’énergie affective des complexes de représentations inconscientes sur les idées actuelles, exagérant leur intensité affective » et qui « sous-tend la plupart des manifestations morbides » (Sándor Ferenczi, Transfert et introjection, 1909). L’intégration progressive de la découverte du complexe d’Œdipe retentit, au même titre, sur la conception du transfert.

Freud découvre comment c’est la relation du sujet aux prototypes, aux imagos du père, de la mère, du frère… qui est revécue dans le transfert, avec notamment l’ambivalence pulsionnelle qui la caractérise, et comment « le médecin sera inséré dans l’une des “séries“ psychiques que le patient a déjà formées » (Sigmund Freud, Sur la dynamique du transfert, 1912). Il augure alors « que le thème du transfert est difficilement épuisable » face à « celui dont le besoin d’amour n’est pas satisfait par la réalité sans reste » et « dans l’obligation de se tourner, avec des représentations d’attente libidinales, vers toute personne nouvelle qui entre en scène » (Ibid.). Si l’intensité du transfert en analyse est imputable à la névrose elle-même, nous sommes confrontés, avec lui, à la plus forte résistance contre le traitement (dans la mesure où il est un transfert négatif ou un transfert positif de motions érotiques refoulées) alors qu’il est condition de succès favorable et porteur d’action curative en dehors de l’analyse.

On ne s’introduit pas impunément dans l’inconscient et, en cherchant à la trace la libido qui a échappé au conscient, c’est l’ambivalence des orientations de sentiment qui se fait jour. « Tout comme dans le rêve, le malade attribue aux résultats de l’éveil de ses motions inconscientes existence au présent et réalité. Il veut alors agir ses passions, sans tenir compte de la réalité » (Ibid.). L’analyste cherche, quant à lui, à faire intégrer ces motions de sentiment dans son histoire de vie, au service de la réalité (libido capable de conscience) et les faire reconnaître en fonction de leur valeur psychique. Transfert négatif et transfert tendre se côtoient, dirigés simultanément sur la même personne qui soumet en retour à contrainte les phénomènes de transfert. Ainsi s’instaure le duel entre intellect et vie pulsionnelle, savoir et vouloir-agir.

Entrer en analyse

Une analyse trace un parcours qui va du dehors au dedans de la situation analytique. Elle est contenant, d’abord vierge, vide éphémère, où se déversent deux inconscients. Un champ clos, la rencontre de deux personnes qui suscite une angoisse, un espace agi, ou devrions-nous dire, inter-agi par ses coordonnées. Le patient y découvre progressivement les identifications successives qui furent les siennes à partir de scènes revécues, répétées. C’est à la faveur d’une névrose de transfert qu’il entrera alors dans l’analyse au profit de remaniements structuraux.

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. La dynamique de transfert semble adhérer à un principe entropique. Cette mise au dedans, enveloppe après enveloppe, reconstitue, à la manière d’une poupée russe inversée, les différentes couches d’un étayage, d’un refoulé le plus accessible au plus profond. Une introjection à laquelle l’analyste, accompagnant, participe en prenant lui-même part au parcours en faisant face à l’angoisse et au désir à part égale. C’est de ce cheminement que le sens paraîtra et non dans le décryptage savant.

Bien que perçu très tôt, le transfert a longtemps été maintenu à l’arrière-plan des préoccupations, considéré comme plus embarrassant qu’utile, « une véritable croix » (Lettre de Freud au pasteur Pfister du 5 juin 1910), résistance dont l’analyste se serait bien passé. Si le père de la psychanalyse y voit « un phénomène universel de l’esprit humain », Serge Viderman s’attaque au dogme de sa spontanéité : « Le transfert existe […] mais après que la théorie l’eut conçu et qu’une situation analytique, achevée pour l’essentielle de ses caractères spécifiques, l’eût fait exister – mais pas avant » (Serge Viderman, Construction de l’espace analytique, 1970).

Œuf dans l’œuf, il est nécessaire de créer un espace pour qu’advienne ce phénomène spécifique de la cure qu’est la névrose de transfert. Une situation conçue sur le modèle des sciences expérimentales « où l’inconscient du patient pourrait s’exprimer avec le plus d’évidence et avec le moins de déformations imaginables » (Serge Viderman, le céleste et le sublunaire, 1977). Une invention du transfert permettant de reprendre à un niveau conceptuel un phénomène brut et faire glisser la relation passionnelle (humaine) vers une relation thérapeute-patient. Une quête de pureté et d’innocence du rapport qui se retourne contre les intentions proclamées.

Déconstruction de l’espace analytique

D’une disparité énorme entre les deux partenaires de la cure, d’une règle fondamentale, surmoïque, l’analyste se voit conférer un pouvoir ramenant le patient à une situation infantile, soumis aux représentations des exigences parentales. Situation à nulle autre dans la vie où l’objet se dérobe en tant que personnage réel pour mieux s’offrir comme cible des projections. Inexorablement, la marche de la cure évolue vers « l’assemblage le plus redoutable de toutes les résistances organisées en ce noyau dur qu’on appelle la névrose de transfert » (Ibid., 1977). On en déplorait que l’analyste existe, les phénomènes contre-transférentiels échappant tout autant aux motivations purement rationnelles. Bien qu’altérant la transparence du milieu, le transfert reste néanmoins un levier positif et essentiel qu’il faut intégrer à la technique.

De la rencontre de deux inconscients, de cette co-construction et des phénomènes émotionnels qui en découlent, s’établit une compréhension profonde au sein d’une expérience affective. La névrose de transfert ne doit son existence qu’à un espace saturé d’affects, un lieu de déformations et de résistances qui font que quelque chose y devient perceptible. Maître du jeu, le psychanalyste joue le rôle de celui qui refuse de jouer un rôle et partage « avec le patient la même croyance magique au pouvoir des mots » et « les aménagements rationnels du cadre analytique échappent à la rationalité qui les a institués pour se charger d’une nécessité inconsciente qui se soucie peu de la raison » (Ibid., 1970).

Le fantasme et l’imaginaire prennent une place-pivot centrale au sein de cette reconstruction où l’histoire cède le pas au mythe et la réalité des événements historiques à la projection pulsionnelle. Le transfert est à la fois acting-out défensif et seule voie d’accès aux pulsions les plus archaïques, encloses dans le noyau primaire. Par le contre-transfert, l’analyste n’est pas plus une ombre. Focalisé sur la place qu’il tient, il risque d’occuper une place qui le situerait dans l’acte (interdit fait au patient) au détriment de la parole. Si le corps érogène est à la source des fantasmes, la parole de l’analyste (vibration vocale et accordée) fait naître un corps imaginaire.

Égalité inégale de deux libertés, la situation analytique a un caractère traumatique par l’accroissement de la poussée des dérivés pulsionnelles et la réduction à néant de toute possibilité de décharge en acte. La parole est autant faire que dire et le silence de l’analyste devient espace de libération des décharges libidinales par le moyen de projections fantasmatiques. Que le déplacement d’énergie de cette « économie pulsionnelle du sens » (Serge Viderman) change d’orientation, déliant le sens de la force, le véhicule dérape et le transfert vécu comme une réalité immédiate. La prégénitalité ne peut s’interpréter explicitement que par une régression vraie (temporelle, narcissique, topique et formelle)[2] au risque sinon de renforcer massivement les résistances voire de lâcher la bête.

Remémorer, répéter, élaborer

Si l’objectif de la cure est de combler les lacunes de la mémoire et de surmonter les résistances du refoulement, les indications de Freud sur les conditions de possibilité et une théorie des processus à l’œuvre sont des plus minces. Pourtant, notant que la résistance est le fait de la compulsion de répétition et qu’elle se manifeste dans l’agir, il en conclut que le meilleur moyen de dompter la situation réside dans le maniement du transfert, l’offrant au patient comme « champ de ses ébats, où il lui sera permis de se déployer dans une liberté quasi totale et imposé de nous représenter tout ce qui des pulsions pathogène s’est dissimulé dans la vie psychique de l’analysé » (Sigmund Freud, Remémorer, répéter élaborer, 1914).

L’appareil de l’âme, l’autre scène, la régression et la problématique de la mémoire sont autant de questions déjà traitées dans L’interprétation du rêve. Mais là où le rêve et les manifestations de la névrose ordinaire se présentent comme des souvenirs appartenant à un passé révolu et rapportés dans la séance, la névrose de transfert, liée au dispositif de la séance, est une névrose artificielle, « un “agir au lieu de se souvenir“ qui se constitue dans l’actualité de la situation artificielle » (Conrad Stein, Rêve et névrose de transfert d’après Freud, in Cliniques méditerranéennes n°82, 2010).

Si la censure est le gardien du rêve, dans la situation analytique, l’analyste, le gardien en présence, en vient nécessairement à faire défaut, ne pouvant se montrer secourable en tout temps puisqu’il y a un dedans et un dehors de la séance. Des deux volontés en présence on se demande laquelle est la plus à plaindre. Celle pouvant craindre la folie, priée de s’adonner à un délire hallucinatoire, ou celle confrontée, on le serait pour moins, à la résistance au regard de sa volonté (son désir) ? Volonté contre volonté, si le métier de psychanalyste est un métier impossible on peut tout autant interroger la motivation d’un patient maintenant sa présence, de son plein gré, au sein d’une situation limite.

La cure enferme le patient dans une alternative entre prise de plaisir et mise en souffrance. L’expansion narcissique permet d’accéder à la béatitude le temps d’une séance mais devant l’éphémère le patient semble persévérer à y rechercher le déplaisir sans pour autant être précisément masochiste. Le masochisme est le corollaire du transfert, une conséquence, un soutien de cette chimère, ce sac de peau construit de toute pièce, cette unité du grand Ça parlant et écoutant. Le psychanalyste n’existe que par et pour le patient et n’a de pouvoir que celui que l’analysé lui confère. C’est par sa présence, sa représentation, l’éventualité de son intervention et l’attente qui en découle que s’introduit l’hétérogénéité, la césure. Plus que par le contenu de son action, c’est l’obstacle qu’il représente qui fait de lui un principe de réalité opposé au principe de plaisir. C’est là où l’ambiguïté foncière perdure, au lieu supposé du pouvoir. « Se présentant comme le bouffon le patient fait du psychanalyste son roi » (Conrad Stein, Transfert et contre-transfert ou le masochisme dans l’économie de la situation analytique in Revue Française de Psychanalyse, 1962).

Paradoxe du transfert et transfert paradoxal

Trompeurs, trompés, chacun est à sa place ou presque, où il se croit, où l’autre l’assigne ou croit le trouver. L’un souffre pour le plaisir de l’autre d’une attente réciproque dans l’alternance des cycles, entretenant indéfiniment la frustration dans le simple but de l’accomplissement narcissique. « Le patient qui, dans sa double existence, poursuit son progrès hors de la cure, se livre à une conquête ailleurs, à une conquête du monde. Cette conquête a pour condition une autre conquête, imaginaire celle-là, et fondée sur la souffrance de la séance : la conquête de son psychanalyste » (Ibid.). En cela, le masochisme répond à « une visée essentiellement conservatrice » impliquant « un équilibre économique stable » et « l’adoption [d’un] statu quo dans l’incertitude infinie ». Crainte de perdre ou l’envie d’avoir que nous « voyons retournée dans le transfert en la position de l’être pour le psychanalyste – être son plaisir ou être sa croix – qui est celle du masochisme » (Ibid.).

Que le psychanalyste fasse plus l’objet d’une intention pragmatique que du maintien d’une relation de type sémantique n’est pas sans rappeler le transfert paradoxal développé par Didier Anzieu. L’incertitude interminable relèverait alors d’un raisonnement circulaire sans fin propre au paradoxe logique[3]. Le transfert de l’extrême serait l’illustration probante de l’existence de la pulsion de mort au sein des transferts négatifs. Les pulsions de mort ne seraient pas toujours silencieuses, muettes, comme l’avançait Freud mais pourraient infiltrer la pensée verbale. La distinction entre la notion de masochisme moral et de masochisme sexuel demanderait alors à être complétée par la notion d’un masochisme logique, perversion portant sur le raisonnement et la communication.

Là où Mélanie Klein avance l’existence chez tout individu d’un noyau psychotique, Didier Anzieu « propose de voir dans la situation infantile un des éléments essentiels de ce qu’on pourrait appeler le noyau narcissique de la pensée et de la névrose » (Créer – Détruire, 1996). Une structure paradoxale du narcissisme, et méandres de tout un chacun, qui serait à la source de ces destins, de l’œdipe mal fagoté à l’antœdipe[4], en mal avec leurs racines. Le problème n’est donc pas tant la quantité d’affects en jeu mais leur qualité. Le paradoxe du transfert est le paradoxe du sexuel et « la clinique conduit à ne pas situer la pathogénéité du paradoxe dans une sorte de mécanisme, mais à l’envisager dans l’ensemble structural qui le lie à son contexte historique et synchronique » (Jean-Luc Donnet, préface de Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, René Roussillon, édition Quadrige, 2013). Si le paradoxe ne permet pas d’avancer, il offre l’avantage de reculer jusqu’aux positions les plus difficiles à approcher et à analyser. Il faut donc bien s’y frotter et s’y piquer. Si l’analyste prévient la chute, il n’en pousse pas moins le patient au bord du précipice pour mieux le familiariser avec le vertige, son vertige. C’est à ce prix que l’on sort sa majesté hors de sa tanière.

Les phénomènes transitionnels et l’illusion établissent des liens de confiance et des correspondances entre la réalité intérieure et la réalité extérieure. La relation paradoxale favorise la défiance et la coupure, subvertit le sens de la réalité et l’être du sujet (Didier Anzieu la définit comme l’illusion négative). Le contre-transfert est fonction de la nature du transfert et en épouse naturellement la forme. C’est donc ce contre-transfert que l’analyste doit d’abord analyser au risque de s’adonner, sinon, à une analyse sauvage. Les reconstructions à partir de ses éprouvés permettent un intertransfert là où le retour d’interprétation le lie peut-être par trop au dispositif et aux modèles qu’il implique.

Nigrum nigrius nigro

C’est en pleine conscience que l’analyste s’efforce d’avancer sur ce terrain où se défont et se refont les formes individuées posant un regard extérieur seul apte à juxtaposer deux temps prêts à s’inverser et s’entrecroiser. Son savoir est celui d’une expérience, il connaît la souffrance de l’enfant du feu, Dionysos, l’ancien feu divin, dieu de la contradiction tragique. « On entre pas dans la vérité sans avoir passé à travers son propre anéantissement ; sans avoir séjourné longtemps dans un état d’extrême et totale humiliation » (Simone Weil, Écrits de Londres, 1957). L’iconographie de l’alchimie regorge de ces représentations du sombre travail de mort. C’est par des ressorts dramatiques et sacrificiels que s’accomplit la mise à mort symbolique de la matière.

« Dans le fauteuil c’est l’épreuve de vérité, pas de biais possible. Il faut que le psychanalyste ne cesse de perpétrer le meurtre de l’enfant, de reconnaître qu’il ne peut l’accomplir, de compter avec la toute-puissance de l’infans. La pratique de la psychanalyse se fonde d’une mise en évidence du travail constant d’une force de mort : celle qui consiste à tuer l’enfant merveilleux (ou terrifiant) qui, de génération en génération, témoigne des rêves et désirs des parents ; il n’est de vie qu’au prix du meurtre de l’image première, étrange, dans laquelle s’inscrit la naissance de chacun. Meurtre irréalisable, mais nécessaire, car il n’est point de vie possible, vie de désir, de création, si on cesse de tuer “l’enfant merveilleux“ toujours renaissant » (Serge Leclaire, On tue un enfant, 1975).

Il faut donc composer avec les limites, faire avec cette noirceur, cette nigredo, ce climat de violence qui désigne et cache l’état de latence, retourner à l’état de massa confusa et par l’entremise d’un pacte faustien permettre la rencontre de l’esprit et du corps ouvrant à la négociation de tous les passages. Il faut aborder frontalement la sexualité au risque de s’y réchauffer, d’exalter ses actes. C’est ainsi que Freud lance cette invite au pasteur Pfister dans une lettre du 5 juin 1910 : « Il faut devenir mauvais, dépasser les bornes, se sacrifier, trahir et se comporter à la manière d’un artiste qui s’achète des couleurs avec l’argent du ménage, ou qui brûle le mobilier afin de chauffer l’atelier pour son modèle. Sans de pareils délits, rien de bon ne pourrait s’accomplir ».

Vincent Caplier – Janvier 2022 – Institut Français de Psychanalyse©

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Bibliographie

Sándor Ferenczi, Transfert et introjection, 1909

Sigmund Freud, Sur la dynamique du transfert, 1912

Sigmund Freud, Remémorer, répéter élaborer, 1914

Conrad Stein, Transfert et contre-transfert ou le masochisme dans l’économie de la situation analytique, conférence prononcée le 20 octobre 1964 devant la Société psychanalytique de Paris, publiée dans la Revue Française de Psychanalyse, 3/1966

Serge Viderman, Construction de l’espace analytique, 1970

Serge Viderman, Le céleste et le sublunaire, 1977

Didier Anzieu, Le transfert paradoxal, de la communication paradoxale à la réaction thérapeutique négative, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 12/1975 in Créer-Détruire, 1996

Didier Anzieu, Transfert paradoxal, contre-transfert paradoxal, Revue Gruppo, 1993 in Le travail de l’inconscient, 2009


[1] Le sens originel, purement spatial, ne doit pas laisser entendre un acte uniquement accompli hors de la séance analytique mais toute manifestation impulsive, dans une situation nouvelle, d’un comportement intentionnel approprié à une situation plus ancienne.

[2] Régression temporelle aux objets primaires, régression narcissique du moi visant à affaiblir ses activités défensives, régression topique interdisant l’acte au profit de projections et régression formelle favorisant la différenciation des fantasmes et des souvenirs.

[3] La psychanalyse est familière des conflits psychiques avec une prédominance de la logique contradictoire. Il s’agit d’une logique d’ambivalence et de formation de compromis. Le paradoxe est un phénomène sans fin, une logique de l’ambiguïté, il n’y a plus de place pour une formation de compromis.

[4] L’antœdipe nous intéresse à double titre puisqu’il renvoie, pour Racamier, à la fois à une relation d’objet restant duelle et non triangulée et à ce qui fait obstacle à l’intégration de la Loi et des interdits.

Montesquiou – L’éphémère et le transitoire

Postface Nicolas Koreicho

« Je suis impatient des choses vagues. C’est là une sorte de mal, une irritation particulière, qui se dirige enfin contre la vie, car la vie serait impossible sans à-peu-près. »
Paul Valéry – Regards sur le monde actuel ?

« L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait »
Jean-Paul Sartre

Préludes

Giovanni Boldini - Portrait du Comte Robert de Montesquiou, 1897, Musée d'Orsay, Paris
Giovanni Boldini – Portrait du Comte Robert de Montesquiou, 1897, Musée d’Orsay, Paris

MAËSTRO

Je suis le souverain des choses transitoires,
Étant le courtisan du Rare et du Ténu ;
L’Infinitésimal, en mon terme, a tenu,
Et, des mutations, je dirai les histoires.

J’immobiliserai ce qui vibre un instant :
L’arc-en-ciel qui s’efface aussitôt qu’il se bande ;
Et cette poudroyante et blonde sarabande
De l’atome léger dans le rayon sautant.

Je suis le sténographe acéré des nuances ;
Je représente, au vol, la vite impression ;
Mon vers a fait son nid, ainsi qu’un alcyon
Sur les flots de la mer des douces influences.

Comme au flanc frissonnant d’un papillon piqué,
On y verra longtemps palpiter des paillettes ;
On en respirera l’arôme alambiqué
Comme un vivant bouquet de vieilles violettes.

Il conserve, surpris, ce qui n’est qu’un moment ;
Non la rose qui dure un siècle de douze heures ;
L’éphémère qui vit le temps de voir cent leurres,
Ou le rêve qui dort perpétuellement.

Mais, dans son compliqué méandre, si l’on erre,
On aura des couleurs et des parfums figés,
Des rayons assoupis, des mirages rangés,
La versatilité faite stationnaire ;

Emprisonnant le sol de mousse bossué,
Le reflet des rameaux et leurs résilles sombres ;
Car je veux que l’on dise, en parcourant ces nombres
Où s’éteint le miracle ardent de Josué,
Qu’il fait bon dans mon vers où j’arrête les ombres !

Robert de MontesquiouMaëstro in Les Chauves-souris – 1892

Œuvres : https://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Robert_de_Montesquiou

Postface

Quelle posture, quel rêve, quelle aubaine ! Qui n’a pas souhaité déambuler dans les chemins, de traîner dans les villes, de s’égarer dans les bois, sans autre projet que de se laisser porter, vivre, aimer…

Et pourtant, loin de cette réputation d’aujourd’hui de dandy éclairé et désinvolte, Robert de Montesquiou a tant marqué la fin du siècle que Huysmans s’en est inspiré pour son des Esseintes, Jean Lorrain pour son Monsieur de Phocas, Proust pour son Baron de Charlus.

Contrairement à ce que suggère sa réputation de superficialité, faite dit-on à l’envi de jaloux fascinés par son éthique échafaudée sur le socle d’un sens esthétique achevé et courageux autant que par son talent de critique, son écriture est d’une grande subtilité et d’une excellente facture formelle et sémantique.
Il faut rétablir son engagement d’homme d’honneur lui qui a bataillé pour faire attribuer une pension à Verlaine par exemple, pour plaider la cause d’écrivains négligés comme Marceline Desbordes-Valmore, pour inspirer la créativité de Marcel Proust qui l’appelait « Professeur de beauté » et dont la correspondance entre les deux hommes est très précise sur l’art, l’écriture, les gens, l’époque, et enfin pour se battre en duel contre Henri de Régnier qui l’avait diffamé sur sa soi-disant présence violente et égoïste lors de l’incendie du Bazar de la Charité. Il n’était pas présent dans ces lieux lors de ce tragique événement. Un ennemi pour ses contemporains, car trop parfait, sans doute, comme représentant du Moi idéal, inatteignable, et de l’Idéal du Moi, inaccessible.

Il a, semble-t-il, été, d’une certaine manière, châtié d’avoir voulu être celui qu’il disait et qu’il se faisait. Il a osé. La psychanalyse ne s’imposait pas encore sur le bien-fondé du chemin de la conjonction heureuse entre l’homme, ses paroles et ses actes, en une école de l’intégrité et de la relation.
En réalité, l’homme est ce qu’il se fait, s’il en a le courage, et est ce qu’il est, s’il en a l’exigence…

Nicolas Koreicho – Décembre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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À quoi sert la psychothérapie ?

Alice Tibi – Décembre 2021

Nécropole de Monterozzi, Tombe des Léopards, Entre -480 et -450 av. J.C., Latium (près de Viterbe), Italie.

Sommaire
1. La souffrance psychique
2. La réalité psychique

Même si le soulagement de la souffrance incombe à tout thérapeute, le fruit véritable de l’expérience psychanalytique est le dévoilement de la réalité psychique.

  1. La souffrance psychique

Notre esprit est dolent. Il laisse apparaître non seulement un « mal de vivre » — la difficulté d’être selon Jean Cocteau –, mais souvent de nombreux troubles tout au long du développement, pendant les près de vingt ans que dure notre maturation. La psychologie, la psychiatrie ont connu des transformations considérables depuis le XVIIIème siècle : mais ce n’est qu’à la fin de l’ère des révolutions qu’un pas déterminant fut accompli, par le dévoilement d’un double niveau de l’esprit. Outre la Conscience, on devait impliquer une instance inconnue de nous, traversant la précédente avec sa propre logique, l’Inconscient, le rêve en étant la voie royale.

Lorsqu’il publia son article L’intérêt de la psychanalyse en 1913, Sigmund Freud désirait présenter sa « jeune science » à toutes les autres, afin de montrer qu’aucune d’elles ne serait jamais plus comme avant sans elle, et qu’elles devraient lui réserver une place centrale.

  Pour quel motif l’affirmait-il aussi sûrement ? En raison du dévoilement de l’Inconscient par la psychanalyse, et de son activité constante par-delà nos certitudes et nos victoires. Là se trouvait le sens de tant de troubles inexpliqués, de souffrances entravant nos projets vitaux.

« Thérapie » prenait un sens : on pourrait soigner, soulager, non en pratiquant une chirurgie matérielle, en ôtant des éléments à l’esprit selon une technique médicale, mais en découvrant les chemins par lesquels l’Inconscient venait se manifester à la Conscience, à notre insu. Une négation pouvait signifier une acceptation, un déni une volonté sans nuances. Ici, la psychanalyse se démarquait de la médecine : au lieu de supprimer un tissu malade, on l’intégrait à sa juste place.

Ainsi, ce que Proust appela un rayon spécial — lui qui s’était soumis à la psychothérapie avec un disciple de Janet, le docteur Paul Sollier, quelques mois entre 1905 et 1906 –, l’Inconscient rebattait les notions de pathologique et de non-pathologique et traçait les contours d’un esprit d’un seul tenant, formé de diverses circonvolutions entrelacées et solidaires.

2. La réalité psychique

La notion d’Inconscient, de ce qui n’est pas conscient et traverse le territoire conscient en grande partie (S. Freud), indique l’inconnu en nous, son infiltration dans la raison, la pensée, l’imagination créatrice. Notre part de liberté est inconsciente : par le biais du cadre analytique, le patient laisse les instances profondes de son esprit lui apparaître. En se soumettant à ce cadre, le patient fait connaissance avec l’autre scène de l’esprit (S. Freud), dans un état second de conscience.

La réserve « bienveillante » de l’analyste engendre chez lui une expression hors de la conversation ordinaire,
– distincte d’une supposée « parole thérapeutique »,
– loin du déroulé d’une «  histoire d’amour ».

En effet, l’échange entre thérapeute et patient s’abreuve à deux sources différentes, la parole ne soigne pas en soi, et l’amour présent dans la cure est un lien, projectif pour le patient, empathique pour le thérapeute : marquons ici les différences originales entre la parole dans la cure et la parole dans la vie.

Quant au thérapeute, il accompagne, guide et protège jusqu’à son terme un processus qu’il connaît pour l’avoir vécu. Il doit alors éviter le risque de l’excès de théorie, de technique, le dogme en général, soit la distanciation excessive vis-à-vis d’une expérience qui lui a coûté tout en le régénérant.

Le discours du patient ressortit à un processus naturel, comparable au rêve ou au déroulement de la méditation transcendantale. On dit qu’il régresse, la régression étant une propriété naturelle de l’homme, observable dans diverses circonstances comme l’hypnose ou la conduite par exemple, lorsque l’homme est livré à lui-même.

 Il a ainsi la chance de découvrir son « autre niveau de conscience », l’autre logique et les autres représentations de son esprit, ouvrant la voie à la créativité. S’il ne rejoint pas forcément les artistes, il devient parent de ces derniers. Le thérapeute est l’atelier, le patient est le tableau en train de se peindre.

Par cette expérience, les fresques étrusques du Vème siècle ci-contre, parvenues à leur apogée, deviennent un langage commun. Pourquoi les Étrusques de la Grande époque ont-ils atteint ce niveau artistique unique ? Bien que tâchant de revivifier des figures défuntes dans la nécropole de Monterozzi (Latium, Italie), ils peignent avec un tel sens du détail des scènes de genre, danseurs, musiciens, vêtements, bijoux, instruments de musique, qu’ils les rendent vivantes. Leur technique des fresques, inconnue des Égyptiens et héritée des Grecs, devient la leur : elle survivra à toutes les autres jusqu’aujourd’hui. Quant au style, il leur devient propre, nous les fait connaître comme civilisation et surmonte les précédentes influences. Par la force de leur élan artistique créatif, Les Étrusques ont survécu jusqu’à nous. Ils ont transcendé la mort, livré les secrets de leurs influences originelles et fait revivre leurs propres contemporains en nous rejoignant.

                ~ La force de la réalité psychique ~

Par cette expérience, non seulement le patient en psychanalyse peut revivre et réparer les phases anciennes de son développement restées actuelles, mais il rejoint le fleuve continu des œuvres artistiques ayant accompagné l’humanité,  les splendeurs de l’ancienne Égypte comme les fresques étrusques ou les peintures de Turner : les temples aux fleurs exactes papyriformes de Louxor, la tombe des Léopards de Tarquinia  – non présents dans le Latium d’alors – et Le dernier voyage du HMS Téméraire de l’impressionniste Turner.

 Comme le géant du temps proustien, si visionnaire dans la dernière paperole du Temps retrouvé, il les appréhende et il conjugue, pour le temps de sa vie, la promesse d’intemporalité de la vie de l’esprit.

Alice Tibi – Décembre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

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« Résultats, idées, problèmes » : I limites et extensions de la théorie

Vincent Caplier – Décembre 2021

« Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. »
Nicolas Boileau, L’Art poétique (1669-1674)

John William Waterhouse – Penelope and the Suitors (Pénélope et les prétendants) (1912), Aberdeen Art Gallery & Museums, Royaume Uni.jpeg

De l’idée de limite il n’en est pas vraiment question dans l’œuvre de Freud, encore moins du concept d’état ou de sujet limite. La problématique de Freud s’inscrit plus dans la notion de limitation. Nous pourrions aborder le sujet au travers de l’abandon de la neurotica et des difficultés que rencontre Freud au cours de son auto-analyse, des résistances et de l’émergence du transfert, de l’interprétabilité du rêve et son ombilic, de l’introduction du narcissisme et de la zone de recouvrement qui démarque les deux topiques. L’approche aurait un intérêt chronologique mais ne serait qu’une revue de détails.

Ce serait battre des sentiers déjà fortement battus, faire également comme si nous ne connaissions pas l’œuvre de Freud dans son ensemble et ses extensions. Sélectionner, rapprocher des propositions théoriques, parfois séparées de plusieurs dizaines d’années est plus engageant et sans doute également plus fructueux par la découverte de rapports inattendus. Une prise de distance et une tentative de synthèse que nous devons assumer en tant que « modernes ». Un facteur temps semble d’ores et déjà se dessiner.

Le temps et l’Autre

La synchronie n’a de place, en psychanalyse, que dans l’association libre et l’attention flottante : dans l’instant de la séance, le présent, l’instantané de la cure, en présence. Aussitôt dit, aussitôt oublié. Ce qui succède, qui fait corps, rend l’épaisseur du récit, en constitue la diachronie : un après coup instaurant un avant et un advenire.

Tenter d’insinuer ce qui fut silencieusement à l’œuvre est une entreprise différente, une évocation concrète, encore que sans facilité, attestant de ce qui advint. De l’instantané  surgit le sens qui tente de dénouer l’histoire, signale la réalité du temps de la pensée, du discours et évacue l’illusion du passé.

La fiction affleure et se dissipe autour de fragments, de raccourcis, d’hypothèses, de retraits, de prolongements, de fuites, comme autant de subdivisions prismatiques de l’idée, l’instant de paraître et que dure leur concours, près ou loin du fil conducteur latent. Du silence alentour, les blancs assument l’importance, chaque fois qu’une image cesse ou manque, acceptant la succession d’autres.

De cette expérience, un homme en fera doublement la traversée. De ce vécu unique, ce tsimtsoum inaugural, Freud isolera le moyeu par la découverte de la vérité de l’inconscient dans la propre exploration qu’il faisait du sien. L’obsessionnelle production du littérateur n’est pas étrangère à la con-fusion de l’inventeur et son œuvre où « La fureur de l’écrivain participe d’un dialogue général avec le monde. Détourné de lui-même, ramené dans le monde, il entretient l’image du dialogue impossible avec son livre. » (Pierre Rottenberg, Je suis un homme et j’écris, 1997).

De la naissance d’une invention

Inventeur parce que découvreur, innovateur, par le saut épistémologique qui fait de lui un autre homme, un scientifique orienté par un nouvel objet. De sa formation universitaire, de son passage en psychiatrie où il se confronte aux psychoses, Freud passe d’une recherche d’un traitement biologique à la pratique empirique d’une action thérapeutique par la parole. Plus qu’une rupture, il opère une mutation épistémique majeure consacrant l’avènement d’un nouvel ordre, psychique, de la réalité, qui débordera le champ restreint de la psychologie.

De cet acte primaire, de cet auto-engendrement, émerge une aporie, ultime, au sein de lieux et de formes où l’analyse achoppe, lorsque sujet et objet se confondent. Le processus de résistance participe de la naissance de la psychanalyse au point d’y être directement associé. De cette scène première, une scientificité procède de l’universalisme d’une autre scène, originelle et indicible, dont la compréhension passe par l’interprétation et la représentation. Mais plus qu’une reconnaissance scientifique Freud est en quête d’une légitimité qui fera autorité.

Plus qu’un homme de science, il se voyait comme un conquistador « avec la curiosité, l’audace et la ténacité de ce genre d’homme » (Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1er février 1900). Il refuse de définir l’inconscient pour se contenter de mettre en évidence les phénomènes qui postulent son existence. Reléguant la philosophie à une introspection (on doit sans doute y entendre une métaphysique), sa révolution copernicienne opère un décentrage où l’inconscient s’extériorise comme une saillie incongrue dans le discours conscient qui en est à la fois l’éclaireur et l’expression.

De l’analyse appliquée à elle-même au roman familial de son investigateur se pose dès lors la question de quoi la psychanalyse serait le symptôme. La naissance de la psychanalyse s’inscrit dans son temps, de celui qui nous précède, un monde d’hier que le moderne se doit de prendre en considération au risque de ne l’observer qu’avec trop de distance. Stephan Zweig s’en fait le témoin :

« On tenait, dans les familles riches, à avoir des fils « cultivés », et cela tout d’abord dans l’intérêt des relations sociales. […] Seule la formation dite « académique », laquelle nous ouvrait les portes de l’université, conférait toute sa valeur à un jeune homme en ces temps de libéralisme « éclairé ». C’est pourquoi toutes les bonnes familles mettaient leur ambition à voir un de leurs fils au moins affublé du titre de docteur » (Stéphan Zweig, Le monde d’hier, 1944)

Freud le reconnaît lui-même « On reste toujours l’enfant de son siècle, même pour ce que l’on considère comme son bien le plus personnel. » (Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 5 novembre 1897) et le polymorphisme culturel dont il fait preuve (mis en relief par Didier Anzieu) tente de concilier l’inconciliable de deux mondes, celui d’une culture d’appartenance (juive et allemande, philosophique et artistique) d’une part et d’une culture de référence (anthropologique et scientifique) d’autre part. Entreprise non dénuée d’embûches en regard d’une science impérieuse et d’une rationalité de l’entendement accusées de faire preuve d’une seule et même résistance.

D’une difficulté de la psychanalyse

Lorsque l’on scrute la bibliographie de Freud, un article de 1917 semble porteur d’une réponse sur la question de la limite de la psychanalyse au sens d’« une difficulté de la psychanalyse ». Les premières lignes sont conformes à l’attendu. Freud oppose à une difficulté intellectuelle, qui rendrait la psychanalyse inaccessible à la compréhension du récepteur, une difficulté affective qui la rendrait étrangère aux sentiments du récepteur. Deux possibilités aboutissant au même constat : « Celui qui ne peut mobiliser suffisamment de sympathie pour une chose ne la comprendra pas non plus aisément ».

Reconnaissant à Schopenhauer l’antériorité de « la significativité psychique de la sexualité » et de « l’inconsciencialité de la vie d’âme », il concède à la psychanalyse comme seul et unique avantage de ne pas affirmer abstraitement les deux thèses, mais, ce faisant, de les démontrer sur un matériel qui concerne chaque individu personnellement et le contraint à prendre position sur ces problèmes. Et de conclure que l’aversion et les résistances qui en découlent relèvent d’une vexation narcissique.

Nouvelle promesse d’un titre en 1925 avec « Résistances à la psychanalyse », Freud revient sur la sérieuse humiliation infligée à l’amour-propre humain, mais également aux savants, que constitue l’interprétation psychanalytique des rapports du moi conscient à l’inconscient tout puissant. Relevant que « l’homme se comporte, à l’égard de la psychanalyse, exactement comme le névrosé en traitement », il en incombe la responsabilité à un malaise de la culture : La société est supportée par des esclaves enchaînés, aux instincts domestiqués. « Qu’on leur ôte leurs chaînes, et le trône est renversé, la souveraine foulée aux pieds ».

Subissant la pression constante des exigences de la civilisation, l’individu, contraint de vivre psychologiquement au-dessus de ses moyens, est poussé à trouver un moyen de compenser ses besoins instinctifs non satisfaits afin de conserver son équilibre psychique. Ainsi « la psychanalyse révèle les faiblesses de ce système et en recommande l’abandon. Elle tient qu’il faut ôter de sa rigueur au refoulement de l’instinct et donner, pour cela, plus de véracité à la vérité ».

Un idéal de liberté semble se dessiner et, contre toute attente, répondre aux buts de l’anarchisme positif de Proudhon même si certains, comme le souligne François Roustang, en profitent pour « marcher sur les pieds de leur voisin au nom de leur désir ». Pourtant pour Paul-Laurent Assoun,« la couleur anarchisante de la position politique de Freud n’est pas qu’un leurre : à force de mettre l’accent sur l’irréductibilité de la pulsion à la sociabilisation, il en vient à définir une position d’apparence apolitique qui contient une critique du point de vue de la domination et de l’État » (Freud et la politique, in la revue Pouvoirs n°11, 1983).

À rebours

Freud le concède, « il n’est pas facile de se faire une opinion indépendante en matière d’analyse quand on en a pas fait l‘épreuve par soi-même ou encore sur d’autres » (Résistances à la psychanalyse, 1925) et « la meilleure façon de comprendre la psychanalyse est encore de s’attacher à sa genèse et son développement » (Psychanalyse et théorie de la libido, 1923). Deux injonctions qui font de la psychanalyse personnelle (et pour méthode complémentaire les cures contrôlées) la pierre angulaire de la formation psychanalytique. Mais ce faisant, il anticipe le paradoxe soulevé par Jean Laplanche :

« Le savoir serait ce qui est déposé, constitué, systématisé ; ce que, justement, le sujet doit dépasser, par exemple dans sa psychanalyse, vers sa propre vérité, au-delà de ce soi-disant savoir en lui-même. De même que le sujet dans son analyse, de même la psychanalyse elle-même, dans son mouvement, devrait pouvoir dépasser sa doctrine constituée. […] répéter la vérité de Freud, est-ce encore répéter la vérité ? » (Jean Laplanche, Problématiques I, 1980).

Ainsi nous faut-il rebrousser chemin, effectuer un retour non pas « à Freud » (Lacan) mais « sur Freud » (Laplanche), lui emboîter le pas, refaire l’expérience douloureuse d’une « infidèle fidélité » et répondre à l’exigence d’un inconscient « à la fois irrécusable et impossible à jamais appréhender complètement ». Il nous faut aborder singulièrement la psychanalyse dans ce qu’elle a à nous dire, nous montrer et nous faire entendre de l’impossible avec pour fondement l’expérience psychanalytique. Mais « l’expérience psychanalytique n’est pas qu’expérience de la cure, et on est en droit de regrouper les lieux, et les objets, de l’expérience psychanalytique sous quatre chefs : la clinique, la psychanalyse exportée, la théorie, et l’histoire » (Jean Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, 1987).

Ainsi s’insère l‘espace sublimatoire de la psychologie des profondeurs entre inferno dantesque et spirale vertueuse. Si pour Charcot « la théorie c’est bon mais ça n’empêche pas d’exister », Freud pose ouvertement la question du rapport de la technique avec la théorie analytique au congrès de Berlin de 1922 : « Doit être examiné dans quelle mesure la technique a influencé la théorie et jusqu’à quel point à l’heure actuelle l’une ou l’autre se favorisent ou se gênent mutuellement » (Sigmund Freud, Mise au concours d’un Prix, 1922). Personne ne répondra à l’appel mais Ferenczi et Rank publieront la même année leur travail sur la question, initié auparavant. Non soumise au Comité, la publication fera réagir négativement Freud et la persistance des disciples à reprocher au maître de négliger l’aspect technico-thérapeutique sera à l’origine de la réponse qu’est « L’analyse finie et l’analyse infinie » quinze années plus tard !

Totalité et Infini

Freud a renouvelé sa théorie, tracé la carte de sa nouvelle topique et s’intéresse nettement plus aux phénomènes sociaux et groupaux. Focalisant son attention sur la dimension économique de la pulsion, en l’absence d’abréaction, seule la sorcière métapsychologique permet, pour lui, de liquider durablement un conflit pulsionnel. Autrement dit, la spéculation métapsychologique est le seul moyen mis à la disposition du moi pour parvenir à dompter les pulsions. Processus non spontané mais créé par le travail analytique, l’originalité du traitement étant de procurer au patient la capacité de se rendre maître du renforcement des pulsions. Ainsi, « il est indubitablement souhaitable de raccourcir la durée d’une cure analytique, mais la voie pour parvenir à notre objectif thérapeutique ne fait que passer par l’accroissement de la force d’appoint analytique que nous voulons apporter au moi » (Sigmund Freud, L’analyse finie et l’analyse infinie, 1937). L’épreuve peut prendre du temps.

L’expérience se limite à cela, au présent, à la synchronicité du moment. Parler au patient de l’éventualité d’autres conflits pulsionnels et tenter de les activer pour l’en prémunir sera sans effet. Et c’est ainsi que Freud définit la limite de la cure psychanalytique : « On a accru son savoir, mais par ailleurs on a rien changé en lui. Le cas est à peu près le même que pour la lecture d’écrits psychanalytiques. Le lecteur n’est “excité“ que par les passages où il se sent atteint, ceux donc qui concernent les conflits actuellement à l’œuvre en lui » (ibid.).

Affect et représentation

La possibilité de prendre conscience d’une production de l’inconscient tient en partie à la force des résistances que l’individu oppose mais également à sa capacité d’accéder au sens symbolique de son discours ou de ses actes symptomatiques. La question de l’analysabilité poserait alors le problème de l’accessibilité au travail d’interprétation, et qui plus est, à l’interprétation de la relation transférentielle. La limite de la psychanalyse serait-elle une limitation au champ restreint des organisations névrotiques ? Elle ne serait alors qu’archéologie, analyse de traces mnésiques, une pratique limitée aux processus préconscients, un ferment catalytique, un éros chimique qui condense et aboutit à un précipité, le plus condensé possible, théorique, une psychothérapie de soutien du moi.

Vision bien pessimiste n’ayant qu’une mobilisation partielle des piliers de la théorie analytique : « L’acceptation de processus psychiques inconscient, la reconnaissance de la doctrine de la résistance et du refoulement, la prise en considération de la sexualité et du complexe d’Œdipe sont les contenus principaux de la psychanalyse et les fondements de la théorie, et qui n’est pas en mesure de souscrire à tous ne devrait pas compter parmi les psychanalystes » (Sigmund Freud, Psychanalyse et théorie de la libido, 1923). Nous pourrions insister et renforcer le trait en affirmant qu’il faut s’y référer pleinement et que ces éléments doivent être envisagés en tant que facteurs organisateurs de la psyché et non comme simples étapes de développement.

Freud n’est pas sans ouvrir la voie en affirmant que sans spéculer, voire fantasmer métapsychologiquement, on n’avance pas d’un pas et que nous avons un point de repère inestimable dans l’opposition entre processus primaire et secondaire (L’analyse finie et l’analyse infinie, 1937). La spéculation en psychanalyse n’a pas uniquement à voir avec l’abstraction mais a des liens plus étroits avec l’activité fantasmatique qui a la consistance du rêve. « Là où était le ça, du moi doit advenir » (Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1932). Plus que la représentabilité, l’inintelligible exige la figurabilité d’un contenu représentationnel, porteur d’un « vécu sans comprendre » (Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939) du passé de l’analysant.

C’est le processus de transformation que décrit Freud dans L’interprétation des rêves en 1900 : « Nous ne pouvons pas décrire la marche du rêve hallucinatoire autrement qu’en disant : l’excitation suit une voie rétrograde. Au lieu de se transmettre vers l’extrémité motrice de l’appareil, elle se transmet vers l’extrémité sensorielle et arrive finalement au système des perceptions. Si nous appelons “ progrédiente “ la direction dans laquelle se propage le processus psychologique au sortir de l’inconscient dans l’état de veille, nous sommes en droit de dire du rêve qu’il a un caractère régrédient. […] [Cette] régression est certainement une des particularités du rêve ; mais il ne nous faut pas oublier qu’elle n’est pas l’apanage du rêve […] ».

Régrédience et figuration

De cette régrédience, de cette excitation au sein de la cure « le patient attribue à ce qui résulte de ses émois inconscients réveillés un caractère d’actualité et de réalité… » (Sigmund Freud, La dynamique du transfert, 1912). Le matériau, perlaboré, devenu proche du théorique, devient questionnant et questionnable. De cette dynamique primordiale, de cette compulsion à relier, l’éros tisserand fait son métier à tisser de l’appareil psychique et « ne recule pas devant l’effort nécessaire pour faire d’abord passer les pensées toutes sèches dans une autre forme verbale… pourvu qu’elle facilite la figurabilité… Mais cette façon de verser le contenu de pensée dans une autre forme peut aussi servir le travail de condensation et créer des liens qui sinon n’existeraient pas, avec d’autres idées » (L’interprétation des rêves, 1900).

Ainsi d’impasses cliniques en nouvelles perspectives, de retours en ré-élaborations, la question des buts, des voies et des moyens de la psychanalyse est une science vivante, en mouvement perpétuel, extensible. Un ouvroir où l’on s’active, travaille collectivement, à différents ouvrages et dont les acteurs « construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir » pour paraphraser Raymond Queneau ( Abrégé de littérature potentielle, 2002). En donnant pour titre « Résultats, idées, problèmes » à ses dernières notes éparses, Freud nous offre une formulation de cette spirale. Le résultat est ce qui arrive, ce qui est produit par une cause, un produit, une activité consciente dirigée vers une fin, cette fin. L’idée est une représentation intellectuelle abstraite ou générale, élaborée par la pensée correspondant à un mot ou une phrase, qu’il existe ou non un objet qui lui corresponde. Reste la question qui prête à discussion, le problème, une difficulté qu’il faudra résoudre pour obtenir… un résultat. Situation instable qui exige une décision et c’est là où se situe, peut-être, la limite de l’exercice :

« Intéressant que des premières expériences, contrairement à ce qui se passe plus tard, les diverses réactions se conservent toutes, les réactions contraires naturellement aussi. Au lieu de la décision, qui serait plus tard l’issue. Explication : faiblesse de la synthèse, conservation du caractère des processus primaires. » (Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes, 16.VI., 1938)

Vincent Caplier – Décembre 2021 – Institut Français de Psychanalyse©

Résultats, idées, problèmes : I Limites et extensions de la théorie
Résultats, idées, problèmes : II Au-delà du principe de la névrose

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Le Diable au corps – Radiguet

Préface Nicolas Koreicho

The Kiss – 1964 – Roy Lichtenstein – Guggenheim Museum – NYC

Raymond Radiguet meurt le 12 décembre 1923 à tout juste vingt ans. Il avait sans doute l’intuition de sa fin précoce lorsqu’il écrivait dans les dernières pages du Diable au corps : « Un homme désordonné et qui va mourir et ne s’en doute pas met souvent de l’ordre autour de lui. Sa vie change. Il classe ses papiers. Il se lève tôt, il se couche de bonne heure. Il renonce à ses vices. Ainsi sa mort brutale semble-t-elle d’autant plus injuste. Il allait vivre heureux. »

Dans la préface du Bal du Comte d’Orgel, publié en 1924, Jean Cocteau évoque ainsi la mort de son jeune ami :
« Voici ses dernières paroles :
« Ecoutez, me dit-il le 9 décembre, écoutez une chose terrible. Dans trois jours je vais être fusillé par les soldats de Dieu ». Comme j’étouffais de larmes, que j’inventais des renseignements contradictoires : « Vos renseignements, continua-t-il, sont moins bons que les miens. L’ordre est donné. J’ai entendu l’ordre. »
Plus tard, il dit encore : « Il y a une couleur qui se promène et des gens cachés dans cette couleur. »
Je lui demandai s’il fallait les chasser. Il répondit : « Vous ne pouvez pas les chasser, puisque vous ne voyez pas la couleur. »
Ensuite, il sombra.
Il remuait la bouche, il nous nommait, il posait ses regards avec surprise sur sa mère, sur son père, sur ses mains. »*

Ce roman, un chef d’œuvre précisent d’aucuns, tant les beautés de toute nature se succèdent dans le texte, raconte le destin d’un tout jeune garçon pendant les années de guerre : de douze ans à seize ans, il découvre, oscillant de tragédies en « polissonneries », l’inattendue, puissante et contradictoire guerre initiatique de l’amour.
Aux limites de la paix et de la guerre, mais aussi limites d’un enfant et d’un homme, limites de l’amour et de la mort, limites de la folie et du quotidien, limites de la trahison et de la tolérance, limites de la sexualité et de l’interdit, limites de la ville et de la campagne, l’action se déroule dans les petites villes de la banlieue, paisibles en ces temps-là, et Paris.
Et, comme d’habitude chez les intellectuels intelligents, c’est-à-dire qui ont du style, c’est l’extrême qualité de l’écriture qui autorise le déploiement des pensées les plus subtiles et les plus profondes : respect de la logique de l’intrigue, de la préciosité simple des tournures, de l’impromptu ou de la fulgurance de l’idée, de la parfaite syntaxe, de la concordance des temps, de l’exactitude des termes. C’est d’ailleurs peut-être d’une parfaite écriture de cette sorte que peut advenir la franchise associative – pensons à Proust – propre à l’analysant.
La première scène, édifiante pour le roman, mêle la tragédie à la trivialité en la métaphore, outrée – atténuée par le récit d’un amour, empreint comme chacun sait d’une certaine gravité –, d’un corps féminin en proie à la déraison et à l’ostentation. C’est de cela que le narrateur devra se départir dans la lutte qu’il mène pour vivre son histoire d’amour : comment raison garder dans la passion amoureuse sans exhiber l’excès – où l’on croit jouer sa vie (et où on la risque quelquefois) – des signes de ses propres affects ? La fin du récit en propose une réponse, implacable. Car en effet, tout dans cet immense petit roman est signe de quelque chose d’autre où toujours, ainsi qu’il en est dans le symptôme, quelque chose se montre et quelque chose échappe.

Nicolas Koreicho

[…] « Il est rare qu’un cataclysme se produise sans phénomènes avant-coureurs. L’attentat autrichien, l’orage du procès Caillaux répandaient une atmosphère irrespirable, propice à l’extravagance. Aussi, mon vrai souvenir de guerre précède la guerre.

Voici comment.

Nous nous moquions, mes frères et moi, d’un de nos voisins, bonhomme grotesque, nain à barbiche blanche et à capuchon, conseiller municipal, nommé Maréchaud. Tout le monde l’appelait le père Maréchaud. Bien que porte à porte, nous nous défendions de le saluer, ce dont il enrageait si fort qu’un jour, n’y tenant plus, il nous aborda sur la route et nous dit : « Eh bien ! on ne salue pas un conseiller municipal ! » Nous nous sauvâmes. À partir de cette impertinence, les hostilités furent déclarées. Mais que pouvait contre nous un conseiller municipal ? En revenant de l’école, et en y allant, mes frères tiraient sa sonnette, avec d’autant plus d’audace que le chien, qui pouvait avoir mon âge, n’était pas à craindre.

La veille du 14 juillet 1914, en allant à la rencontre de mes frères, quelle ne fut pas ma surprise de voir un attroupement devant la grille des Maréchaud. Quelques tilleuls élagués cachaient mal leur villa au fond du jardin. Depuis deux heures de l’après-midi, leur jeune bonne étant devenue folle se réfugiait sur le toit et refusait de descendre. Déjà les Maréchaud, épouvantés par le scandale, avaient clos leurs volets, si bien que le tragique de cette folle sur un toit s’augmentait de ce que la maison parût abandonnée. Des gens criaient, s’indignaient que ses maîtres ne fissent rien pour sauver cette malheureuse. Elle titubait sur les tuiles, sans, d’ailleurs, avoir l’air d’une ivrogne. J’eusse voulu pouvoir rester là toujours, mais notre bonne envoyée par ma mère vint nous rappeler au travail. Sans cela je serais privé de fête. Je partis la mort dans l’âme, et priant Dieu que la bonne fût encore sur le toit, lorsque j’irais chercher mon père à la gare.

Elle était à son poste, mais les rares passants revenaient de Paris, se dépêchaient pour rentrer dîner, et ne pas manquer le bal. Ils ne lui accordaient qu’une minute distraite.

Du reste, jusqu’ici, pour la bonne, il ne s’agissait encore que de répétition plus ou moins publique. Elle devait débuter le soir, selon l’usage, les girandoles lumineuses lui formant une véritable rampe. Il y avait à la fois celle de l’avenue et celles du jardin, car les Maréchaud, malgré leur absence feinte, n’avaient osé se dispenser d’illuminer, comme notables. Au fantastique de cette maison du crime, sur le toit de laquelle se promenait, comme sur un pont de navire pavoisé, une femme aux cheveux flottants, contribuait beaucoup la voix de cette femme : inhumaine, gutturale, d’une douceur qui donnait la chair de poule.

Les pompiers d’une petite commune étant des « volontaires », ils s’occupent tout le jour d’autre chose que de pompes. C’est le laitier, le pâtissier, le serrurier, qui, leur travail fini, viendront éteindre l’incendie, s’il ne s’est pas éteint de lui-même. Dès la mobilisation, nos pompiers formèrent en outre une sorte de milice mystérieuse faisant des patrouilles, des manœuvres, et des rondes de nuit. Ces braves arrivèrent enfin et fendirent la foule.

Une femme s’avança. C’était l’épouse d’un conseiller municipal, adversaire de Maréchaud, et qui depuis quelques minutes, s’apitoyait bruyamment sur la folle. Elle fit des recommandations au capitaine. « Essayez de la prendre par la douceur : elle en est tellement privée, la pauvre petite, dans cette maison, où on la bat. Surtout, si c’est la crainte d’être renvoyée, de se trouver sans place, qui la fait agir, dites-lui que je la prendrai chez moi. Je lui doublerai ses gages. »

Cette charité bruyante produisit un effet médiocre sur la foule. La dame l’ennuyait. On ne pensait qu’à la capture. Les pompiers, au nombre de six, escaladèrent la grille, cernèrent la maison, grimpant de tous les côtés. Mais à peine l’un d’eux apparut-il sur le toit, que la foule, comme les enfants à Guignol, se mit à vociférer, à prévenir la victime.

— Taisez-vous donc ! criait la dame, ce qui excitait les « En voilà un ! En voilà un ! » du public. À ces cris, la folle, s’armant de tuiles, en envoya une sur le casque du pompier parvenu au faîte. Les cinq autres redescendirent aussitôt.

Tandis que les tirs, les manèges, les baraques, place de la Mairie, se lamentaient de voir si peu de clientèle, une nuit où la recette devait être fructueuse, les plus hardis voyous escaladaient les murs et se pressaient sur la pelouse pour suivre la chasse. La folle disait des choses que j’ai oubliées, avec cette profonde mélancolie résignée que donne aux voix la certitude qu’on a raison, que tout le monde se trompe. Les voyous, qui préféraient ce spectacle à la foire, voulaient cependant combiner les plaisirs. Aussi, tremblants que la folle fût prise en leur absence, couraient-ils faire vite un tour de chevaux de bois. D’autres, plus sages, installés sur les branches des tilleuls, comme pour la revue de Vincennes, se contentaient d’allumer des feux de Bengale, des pétards.

On imagine l’angoisse du couple Maréchaud chez soi, enfermé au milieu de ce bruit et de ces lueurs.

Le conseiller municipal, époux de la dame charitable, grimpé sur le petit mur de la grille, improvisait un discours sur la couardise des propriétaires. On l’applaudit.

Croyant que c’était elle qu’on applaudissait, la folle saluait, un paquet de tuiles sous chaque bras, car elle en jetait une chaque fois que miroitait un casque. De sa voix inhumaine, elle remerciait qu’on l’eût enfin comprise. Je pensai à quelque fille, capitaine corsaire, restant seule sur son bateau qui sombre.

La foule se dispersait, un peu lasse. J’avais voulu rester avec mon père, tandis que ma mère, pour assouvir ce besoin de mal de cœur qu’ont les enfants, conduisait les siens de manège en montagnes russes. Certes, j’éprouvais cet étrange besoin plus vivement que mes frères. J’aimais que mon cœur batte vite et irrégulièrement. Ce spectacle, d’une poésie profonde, me satisfaisait davantage. « Comme tu es pâle », avait dit ma mère. Je trouvai le prétexte des feux de Bengale. Ils me donnaient, dis-je, une couleur verte.

— Je crains tout de même que cela l’impressionne trop, dit-elle à mon père.

— Oh, répondit-il, personne n’est plus insensible. Il peut regarder n’importe quoi, sauf un lapin qu’on écorche.

Mon père disait cela pour que je restasse. Mais il savait que ce spectacle me bouleversait. Je sentais qu’il le bouleversait aussi. Je lui demandai de me prendre sur ses épaules pour mieux voir. En réalité, j’allais m’évanouir, mes jambes ne me portaient plus.

Maintenant on ne comptait qu’une vingtaine de personnes. Nous entendîmes les clairons. C’était la retraite aux flambeaux.

Cent torches éclairaient soudain la folle, comme, après la lumière douce des rampes, le magnésium éclate pour photographier une nouvelle étoile. Alors, agitant ses mains en signe d’adieu, et croyant à la fin du monde, ou simplement, qu’on allait la prendre, elle se jeta du toit, brisa la marquise dans sa chute, avec un fracas épouvantable, pour venir s’aplatir sur les marches de pierre. Jusqu’ici j’avais essayé de supporter tout, bien que mes oreilles tintassent et que le cœur me manquât. Mais quand j’entendis des gens crier : « Elle vit encore », je tombai, sans connaissance, des épaules de mon père.

Revenu à moi, il m’entraîna au bord de la Marne. Nous y restâmes très tard, en silence, allongés dans l’herbe.

Au retour, je crus voir derrière la grille une silhouette blanche, le fantôme de la bonne ! C’était le père Maréchaud en bonnet de coton, contemplant les dégâts, sa marquise, ses tuiles, ses pelouses, ses massifs, ses marches couvertes de sang, son prestige détruit.

Si j’insiste sur un tel épisode, c’est qu’il fait comprendre mieux que tout autre l’étrange période de la guerre, et combien, plus que le pittoresque, me frappait la poésie des choses. » […]

Raymond Radiguet, Le Diable au corps

*sur des propos tenus par Radiguet trois jours avant sa mort et rapportés par Cocteau, car ni Cocteau, ni son père, ni sa mère, ni sa fiancée n’étaient présents à 5 heures du matin, à l’hôpital, le jour de sa mort.
Aucun doute malgré tout à avoir sur la relation (mais de quelle nature ?) de Cocteau avec Radiguet. Cependant, le très précoce Raymond avait la réputation bien établie d’un jeune homme à femmes, dandy d’intelligence et de singularité.

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La transmutation des sentiments – Le Temps retrouvé

Le Temps retrouvé – Marcel Proust (extrait)

Préface Nicolas Koreicho

« La transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenait intelligible, se montrait évident »
Marcel Proust

Albert Lynch – La Belle époque, 1890

Proust a, entre autres qualités littéraires, celle de nous proposer une manière, qui lui est toute personnelle, de transmutation (une transmutation est le fait qu’un corps change de substance, passant d’une « nature vile » à une « nature noble » – or, esprit, par exemple -, ceci grâce à des opérations techniques – alchimiques – et/ou spirituelles – initiatiques –, Riffard, Ésotérisme, 1983). Cette transmutation prend la forme dans le délié du texte proustien de la transformation, grâce à la précision et à la subtilité de son écriture – propre d’ailleurs à la poésie – d’une sensation, d’un sentiment ou d’un affect, d’apparence triviale (mais les neurologues savent à quel point l’olfaction demeure, par exemple, et peut-être à jamais, au fond de la mémoire) en élaboration intellectuelle. La plus célèbre en est certainement l’épisode de « la petite madeleine ».
Il en est ainsi de certains personnages et de ce que ces personnages et leurs actions font éprouver au narrateur.
Il est une autre forme de transmutation, cette fois propre à la sensibilité de l’artiste Marcel Proust, qui fait que c’est jusqu’au plomb de l’abjection, de la médiocrité ou de la malhonnêteté de certaines personnes ou bien la nature immédiate, qui peuvent, par le truchement de la correspondance qu’établit l’artiste, être transformées en l’or puissant d’une observation conséquente, provînt-elle d’un vil sujet, en une élégante équation, vérité, loi ou généralité utile.
Ceci ne pourrait représenter qu’un fin exercice intellectuel. Cependant, chez l’écrivain, cela prend la forme très aboutie d’une auto-analyse didactique et d’un exercice de distanciation, c’est-à-dire d’un point de vue sur une œuvre, fût-elle la sienne. Pour cela, l’auteur, j’allais dire l’analyste, est susceptible de se placer au-dessus des méandres de son écriture pour apercevoir et en comprendre l’idée générale, celle qui dessinera une logique de vérité. A cet égard, Proust a sans doute dessiné plus que tout autre une écriture de la conséquence, qu’avec une certaine modestie il appelle simplement une œuvre d’art.

Nicolas Koreicho

 » Il n’est pas certain que, pour créer une œuvre littéraire, l’imagination et la sensibilité ne soient pas des qualités interchangeables et que la seconde ne puisse pas sans grand inconvénient être substituée à la première, comme des gens dont l’estomac est incapable de digérer chargent de cette fonction leur intestin. Un homme né sensible et qui n’aurait pas d’imagination pourrait malgré cela écrire des romans admirables. La souffrance que les autres lui causeraient, ses efforts pour la prévenir, les conflits qu’elle et la seconde personne cruelle créeraient, tout cela, interprété par l’intelligence, pourrait faire la matière d’un livre non seulement aussi beau que s’il était imaginé, inventé, mais encore aussi extérieur à la rêverie de l’auteur s’il avait été livré à lui-même et heureux, aussi surprenant pour lui-même, aussi accidentel qu’un caprice fortuit de l’imagination.
Les êtres les plus bêtes, par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. À cause de ce genre d’observations le vulgaire croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l’artiste voit une belle généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne observée que le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez fréquent de la circulation ; aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il n’est méchant : quand il s’agit de ses propres passions, tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu’elles causent. Sans doute, quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux aimé qu’il nous louât, et surtout quand une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerions-nous pas pour qu’il en fût autrement ! Mais le ressentiment de l’affront, les douleurs de l’abandon auraient alors été les terres que nous n’aurions jamais connues, et dont la découverte, si pénible qu’elle soit à l’homme, devient précieuse pour l’artiste. Aussi les méchants et les ingrats, malgré lui, malgré eux, figurent dans son œuvre. Le pamphlétaire associe involontairement à sa gloire la canaille qu’il a flétrie. On peut reconnaître dans toute œuvre d’art ceux que l’artiste a le plus haïs et, hélas, même celles qu’il a le plus aimées. Elles-mêmes n’ont fait que poser pour l’écrivain dans le moment même où bien contre son gré elles le faisaient le plus souffrir. Quand j’aimais Albertine, je m’étais bien rendu compte qu’elle ne m’aimait pas, et j’avais été obligé de me résigner à ce qu’elle me fit seulement connaître ce que c’est qu’éprouver de la souffrance, de l’amour, et même, au commencement, du bonheur.
Et quand nous cherchons à extraire la généralité de notre chagrin, à en écrire, nous sommes un peu consolés peut-être par une autre raison encore que toutes celles que je donne ici, et qui est que penser d’une façon générale, qu’écrire, est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont l’accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l’exercice, la sueur, le bain. À vrai dire, contre cela je me révoltais un peu. J’avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l’art, j’avais beau, d’autre part, n’être pas plus capable de l’effort de souvenir qu’il m’eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand-mère, je me demandais si tout de même une œuvre d’art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand-mère que j’avais, avec tant d’indifférence, vue agoniser et mourir près de moi ! Ô puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures, abandonné de tous, avant de mourir ! D’ailleurs, j’avais une pitié infinie même d’êtres moins chers, même d’indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules. Tous ces êtres qui m’avaient révélé des vérités et qui n’étaient plus, m’apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n’avait profité qu’à moi, et comme s’ils étaient morts pour moi. Il était triste pour moi de penser que mon amour auquel j’avais tant tenu, serait, dans mon livre, si dégagé d’un être que des lecteurs divers l’appliqueraient exactement à ce qu’ils avaient éprouvé pour d’autres femmes. Mais devais-je me scandaliser de cette infidélité posthume et que tel ou tel pût donner comme objet à mes sentiments des femmes inconnues, quand cette infidélité, cette division de l’amour entre plusieurs êtres, avait commencé de mon vivant et avant même que j’écrivisse ? J’avais bien souffert successivement pour Gilberte, pour Mme de Guermantes, pour Albertine. Successivement aussi je les avais oubliées, et seul mon amour dédié à des êtres différents avait été durable. La profanation d’un de mes souvenirs par des lecteurs inconnus, je l’avais consommée avant eux. Je n’étais pas loin de me faire horreur, comme se le ferait peut-être à lui-même quelque parti nationaliste au nom duquel des hostilités se seraient poursuivies, et à qui seul aurait servi une guerre où tant de nobles victimes auraient souffert et succombé, sans même savoir (ce qui pour ma grand-mère du moins eût été une telle récompense) l’issue de la lutte. Et ma seule consolation qu’elle ne sût pas que je me mettais enfin à l’œuvre était que (tel est le lot des morts) si elle ne pouvait jouir de mon progrès, elle avait cessé depuis longtemps d’avoir conscience de mon inaction, de ma vie manquée, qui avaient été une telle souffrance pour elle. Et certes il n’y aurait pas que ma grand-mère, pas qu’Albertine, mais bien d’autres encore dont j’avais pu assimiler une parole, un regard, mais qu’en tant que créatures individuelles je ne me rappelais plus ; un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés. Parfois au contraire on se souvient très bien du nom, mais sans savoir si quelque chose de l’être qui le porta survit dans ces pages. Cette jeune fille aux prunelles profondément enfoncées, à la voix traînante, est-elle ici ? Et si elle y repose en effet, dans quelle partie, on ne sait plus, et comment trouver sous les fleurs ? Mais puisque nous vivons loin des êtres individuels, puisque nos sentiments les plus forts, comme avait été mon amour pour ma grand-mère, pour Albertine, au bout de quelques années nous ne les connaissons plus, puisqu’ils ne sont plus pour nous qu’un mot incompris, puisque nous pouvons parler de ces morts avec les gens du monde chez qui nous avons encore plaisir à nous trouver quand tout ce que nous aimions pourtant est mort, alors s’il est un moyen pour nous d’apprendre à comprendre ces mots oubliés, ce moyen ne devons-nous pas l’employer, fallût-il pour cela les transcrire d’abord en un langage universel mais qui du moins sera permanent, qui ferait de ceux qui ne sont plus, en leur essence la plus vraie, une acquisition perpétuelle pour toutes les âmes ? Même cette loi du changement qui nous a rendu ces mots inintelligibles, si nous parvenons à l’expliquer, notre infirmité ne devient-elle pas une force nouvelle ?
D’ailleurs, l’œuvre à laquelle nos chagrins ont collaboré peut être interprétée pour notre avenir à la fois comme un signe néfaste de souffrance et comme un signe heureux de consolation. En effet si on dit que les amours, les chagrins du poète lui ont servi, l’ont aidé à construire son œuvre, si les inconnues qui s’en doutaient le moins, l’une par une méchanceté, l’autre par une raillerie, ont apporté chacune leur pierre pour l’édification du monument qu’elles ne verront pas, on ne songe pas assez que la vie de l’écrivain n’est pas terminée avec cette œuvre, que la même nature qui lui a fait avoir telles souffrances, lesquelles sont entrées dans son œuvre, cette nature continuera de vivre après l’œuvre terminée, lui fera aimer d’autres femmes dans des conditions qui seraient pareilles, si ne les faisait légèrement dévier tout ce que le temps modifie dans les circonstances, dans le sujet lui-même, dans son appétit d’amour et dans sa résistance à la douleur. À ce premier point de vue l’œuvre doit être considérée seulement comme un amour malheureux qui en présage fatalement d’autres et qui fera que la vie ressemblera à l’œuvre, que le poète n’aura presque plus besoin d’écrire, tant il pourra trouver dans ce qu’il a écrit la figure anticipée de ce qui arrivera. Ainsi mon amour pour Albertine, tant qu’il en différât, était déjà inscrit dans mon amour pour Gilberte, au milieu des jours heureux duquel j’avais entendu pour la première fois prononcer le nom et faire le portrait d’Albertine par sa tante, sans me douter que ce germe insignifiant se développerait et s’étendrait un jour sur toute ma vie.
Mais à un autre point de vue, l’œuvre est signe de bonheur, parce qu’elle nous apprend que dans tout amour le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence. En effet, comme je devais l’expérimenter par la suite, même au moment où l’on aime et où on souffre, si la vocation s’est enfin réalisée dans les heures où on travaille on sent si bien l’être qu’on aime se dissoudre dans une réalité plus vaste qu’on arrive à l’oublier par instants et qu’on ne souffre plus de son amour en travaillant que comme de quelque mal purement physique où l’être aimé n’est pour rien, comme d’une sorte de maladie de cœur. Il est vrai que c’est une question d’instant et que l’effet semble être le contraire, si le travail vient un peu plus tard. Car les êtres qui, par leur méchanceté, leur nullité, étaient arrivés malgré nous à détruire nos illusions, s’étaient réduits eux-mêmes à rien et séparés de la chimère amoureuse que nous nous étions forgée, si alors nous nous mettons à travailler, notre âme les élève de nouveau, les identifie, pour les besoins de notre analyse de nous-même, à des êtres qui nous auraient aimé, et dans ce cas la littérature, recommençant le travail défait de l’illusion amoureuse, donne une sorte de survie à des sentiments qui n’existaient plus. Certes nous sommes obligé de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. Mais en même temps il nous faut la penser sous une forme générale qui nous fait dans une certaine mesure échapper à son étreinte, qui fait de tous les copartageants de notre peine, et qui n’est même pas exempte d’une certaine joie. Là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue, car s’il n’est pas de remède à un amour non partagé, on sort de la constatation d’une souffrance, ne fût-ce qu’en en tirant les conséquences qu’elle comporte. L’intelligence ne connaît pas ces situations fermées de la vie sans issue.
Aussi fallait-il me résigner, puisque rien ne peut durer qu’en devenant général et si l’esprit meurt à soi-même, à l’idée que même les êtres qui furent le plus chers à l’écrivain n’ont fait en fin de compte que poser pour lui comme chez les peintres.
Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l’état d’ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l’étoffer. Pour ces grands chagrins utiles on ne peut pas encore trop se plaindre, car ils ne manquent pas, ils ne se font pas attendre bien longtemps*. Tout de même il faut se dépêcher de profiter d’eux, car ils ne durent pas très longtemps : c’est qu’on se console, ou bien, quand ils sont trop forts, si le cœur n’est plus très solide, on meurt. Car le bonheur seul est salutaire pour le corps ; mais c’est le chagrin qui développe les forces de l’esprit. D’ailleurs, ne nous découvrît-il pas à chaque fois une loi, qu’il n’en serait pas moins indispensable pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les mauvaises herbes de l’habitude, du scepticisme, de la légèreté, de l’indifférence. Il est vrai que cette vérité, qui n’est pas compatible avec le bonheur, avec la santé, ne l’est pas toujours avec la vie. Le chagrin finit par tuer. À chaque nouvelle peine trop forte, nous sentons une veine de plus qui saillit, développe sa sinuosité mortelle au long de notre tempe, sous nos yeux. Et c’est ainsi que peu à peu se font ces terribles figures ravagées du vieux Rembrandt, du vieux Beethoven, de qui tout le monde se moquait. Et ce ne serait rien que les poches des yeux et les rides du front s’il n’y avait la souffrance du cœur. Mais puisque les forces peuvent se changer en d’autres forces, puisque l’ardeur qui dure devient lumière et que l’électricité de la foudre peut photographier, puisque notre sourde douleur au cœur peut élever au-dessus d’elle, comme un pavillon, la permanence visible d’une image à chaque nouveau chagrin, acceptons le mal physique qu’il nous donne pour la connaissance spirituelle qu’il nous apporte ; laissons se désagréger notre corps, puisque chaque nouvelle parcelle qui s’en détache vient, cette fois lumineuse et lisible, pour la compléter au prix de souffrances dont d’autres plus doués n’ont pas besoin, pour la rendre plus solide au fur et à mesure que les émotions effritent notre vie, s’ajouter à notre œuvre. Les idées sont des succédanés des chagrins ; au moment où ceux-ci se changent en idées, ils perdent une partie de leur action nocive sur notre cœur, et même, au premier instant, la transformation elle-même dégage subitement de la joie. Succédanés dans l’ordre du temps seulement, d’ailleurs, car il semble que l’élément premier ce soit l’idée, et le chagrin, seulement le mode selon lequel certaines idées entrent d’abord en nous. Mais il y a plusieurs familles dans le groupe des idées, certaines sont tout de suite des joies.
Ces réflexions me faisaient trouver un sens plus fort et plus exact à la vérité que j’ai souvent pressentie, notamment quand Mme de Cambremer se demandait comment je pouvais délaisser pour Albertine un homme remarquable comme Elstir. Même au point de vue intellectuel je sentais qu’elle avait tort, mais je ne savais pas ce qu’elle méconnaissait : c’était les leçons avec lesquelles on fait son apprentissage d’homme de lettres. La valeur objective des arts est peu de chose en cela ; ce qu’il s’agit de faire sortir, d’amener à la lumière, ce sont nos sentiments, nos passions, c’est-à-dire les passions, les sentiments de tous. Une femme dont nous avons besoin, qui nous fait souffrir, tire de nous des séries de sentiments autrement profonds, autrement vitaux qu’un homme supérieur qui nous intéresse. Il reste à savoir, selon le plan où nous vivons, si nous trouvons que telle trahison par laquelle nous a fait souffrir une femme est peu de chose auprès des vérités que cette trahison nous a découvertes et que la femme heureuse d’avoir fait souffrir n’aurait guère pu comprendre. En tout cas ces trahisons ne manquent pas. Un écrivain peut se mettre sans crainte à un long travail. Que l’intelligence commence son ouvrage, en cours de route surviendront bien assez de chagrins qui se chargeront de le finir. Quant au bonheur, il n’a presque qu’une seule utilité, rendre le malheur possible. Il faut que dans le bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d’attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s’appelle le malheur. Si l’on n’avait pas été heureux, ne fût-ce que par l’espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit.
Et plus qu’au peintre, à l’écrivain, pour obtenir du volume et de la consistance, de la généralité, de la réalité littéraire, comme il lui faut beaucoup d’églises vues pour en peindre une seule, il lui faut aussi beaucoup d’êtres pour un seul sentiment. Car si l’art est long et la vie courte, on peut dire en revanche que, si l’inspiration est courte, les sentiments qu’elle doit peindre ne sont pas beaucoup plus longs**. Quand elle renaît, quand nous pouvons reprendre le travail, la femme qui posait devant nous pour un sentiment ne nous le fait déjà plus éprouver. Il faut continuer à le peindre d’après une autre, et si c’est une trahison pour l’être, littérairement, grâce à la similitude de nos sentiments, qui fait qu’une œuvre est à la fois le souvenir de nos amours passées et la prophétie de nos amours nouvelles, il n’y a pas grand inconvénient à ces substitutions. C’est une des causes de la vanité des études où on essaye de deviner de qui parle un auteur. Car une œuvre, même de confession directe, est pour le moins intercalée entre plusieurs épisodes de la vie de l’auteur, ceux antérieurs qui l’ont inspirée, ceux postérieurs, qui ne lui ressemblent pas moins, les amours suivantes, leurs particularités étant calquées sur les précédentes. Car à l’être que nous avons le plus aimé nous ne sommes pas si fidèle qu’à nous-même, et nous l’oublions tôt ou tard pour pouvoir – puisque c’est un des traits de nous-même – recommencer d’aimer. Tout au plus à cet amour celle que nous avons tant aimée a-t-elle ajouté une forme particulière, qui nous fera lui être fidèle même dans l’infidélité. Nous aurons besoin avec la femme suivante des mêmes promenades du matin ou de la reconduire de même le soir, ou de lui donner cent fois trop d’argent. (Une chose curieuse que cette circulation de l’argent que nous donnons à des femmes, qui à cause de cela nous rendent malheureux, c’est-à-dire nous permettent d’écrire des livres – on peut presque dire que les œuvres, comme dans les puits artésiens, montent d’autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur.) Ces substitutions ajoutent à l’œuvre quelque chose de désintéressé, de plus général, qui est aussi une leçon austère que ce n’est pas aux êtres que nous devons nous attacher, que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont par conséquent susceptibles d’expression, mais les idées. Encore faut-il se hâter et ne pas perdre de temps pendant qu’on a à sa disposition ces modèles ; car ceux qui posent pour le bonheur n’ont généralement pas beaucoup de séances à donner, ni hélas, puisqu’elle aussi, elle passe si vite, ceux qui posent la douleur. D’ailleurs, même quand elle ne fournit pas en nous la découvrant la matière de notre œuvre, elle nous est utile en nous y incitant. L’imagination, la pensée peuvent être des machines admirables en soi, mais elles peuvent être inertes. La souffrance alors les met en marche. Et les êtres qui posent pour nous la douleur nous accordent des séances si fréquentes, dans cet atelier où nous n’allons que dans ces périodes-là et qui est à l’intérieur de nous-même ! Ces périodes-là sont comme une image de notre vie avec ses diverses douleurs. Car elles aussi en contiennent de différentes, et au moment où on croyait que c’était calmé, une nouvelle. Une nouvelle dans tous les sens du mot : peut-être parce que ces situations imprévues nous forcent à entrer plus profondément en contact avec nous-même, ces dilemmes douloureux que l’amour nous pose à tout instant, nous instruisent, nous découvrent successivement la matière dont nous sommes fait. Aussi quand Françoise, voyant Albertine entrer par toutes les portes ouvertes chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j’avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : « Ah ! si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur ! » j’avais peut-être tort de trouver qu’elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine m’avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu’un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais tout de même, quand un être est si mal conformé (et peut-être dans la nature cet être est-il l’homme) qu’il ne puisse aimer sans souffrir, et qu’il faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie d’un tel être finit par être bien lassante. Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. L’idée de la souffrance préalable s’associe à l’idée du travail, on a peur de chaque nouvelle oeuvre en pensant aux douleurs qu’il faudra supporter d’abord pour l’imaginer. Et comme on comprend que la souffrance est la meilleure chose que l’on puisse rencontrer dans la vie, on pense sans effroi, presque comme à une délivrance, à la mort.
Pourtant si cela me révoltait un peu, encore fallait-il prendre garde que bien souvent nous n’avons pas joué avec la vie, profité des êtres pour les livres mais tout le contraire. Le cas de Werther, si noble, n’était pas, hélas, le mien. Sans croire un instant à l’amour d’Albertine, j’avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m’étais ruiné, j’avais détruit ma santé pour elle. Quand il s’agit d’écrire on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n’est pas vérité. Mais tant qu’il ne s’agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges. Il est vrai que c’est de la gangue de ces mensonges-là que (si l’âge est passé d’être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité. Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches qu’elles doivent être l’une de l’autre, l’heure de la vérité a sonné avant l’heure de la mort !
De ma vie passée je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner la leçon d’idéalisme dont j’allais profiter aujourd’hui. Mes rencontres avec M. de Charlus, par exemple, ne m’avaient-elles pas, même avant que sa germanophilie me donnât la même leçon, permis, mieux encore que mon amour pour Mme de Guermantes ou pour Albertine, que l’amour de Saint-Loup pour Rachel, de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée ; vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que celui, déjà si instructif, de l’amour. Celui-ci nous montre la beauté fuyant la femme que nous n’aimons plus et venant résider dans le visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même aurait pu, pourra un jour déplaire ; mais il est encore plus frappant de la voir, obtenant tous les hommages d’un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette d’un contrôleur d’omnibus. Mon étonnement, à chaque fois que j’avais revu aux Champs-Élysées, dans la rue, sur la plage, le visage de Gilberte, de Mme de Guermantes, d’Albertine, ne prouvait-il pas combien un souvenir ne se prolonge que dans une direction divergente de l’impression avec laquelle il a coïncidé d’abord et de laquelle il s’éloigne de plus en plus ?
L’écrivain ne doit pas s’offenser que l’inverti donne à ses héroïnes un visage masculin. Cette particularité un peu aberrante permet seule à l’inverti de donner ensuite à ce qu’il lit toute sa généralité. Racine avait été obligé, pour lui donner ensuite toute sa valeur universelle, de faire un instant de la Phèdre antique une janséniste ; de même, si M. de Charlus n’avait pas donné à l’« infidèle » sur qui Musset pleure dans La Nuit d’octobre ou dans Le Souvenir le visage de Morel, il n’aurait ni pleuré, ni compris, puisque c’était par cette seule voie, étroite et détournée, qu’il avait accès aux vérités de l’amour. L’écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : « mon lecteur ». En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur. De plus, le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf, et ne lui présenter ainsi qu’un verre trouble avec lequel il ne pourra pas lire. Mais d’autres particularités (comme l’inversion) peuvent faire que le lecteur a besoin de lire d’une certaine façon pour bien lire ; l’auteur n’a pas à s’en offenser, mais au contraire à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : « Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre. »

* En amour, notre rival heureux, autant dire notre ennemi, est notre bienfaiteur. À un être qui n’excitait en nous qu’un insignifiant désir physique il ajoute aussitôt une valeur immense, étrangère, mais que nous confondons avec lui. Si nous n’avions pas de rivaux, le plaisir ne se transformerait pas en amour. Si nous n’en avions pas, ou si nous ne croyions pas en avoir. Car il n’est pas nécessaire qu’ils existent réellement. Suffisante pour notre bien est cette vie illusoire que donnent à des rivaux inexistants notre soupçon, notre jalousie.

** Ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d’intervalle qui les écrit.

Marcel ProustA la recherche du temps perdu – Le Temps retrouvé

Le Temps retrouvé : https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Temps_retrouv%C3%A9

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